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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX    MONDES 


LXVni<=    ANNÉE.    —    QUATRIÈME   PERIODE 


TOME    CXLVIII.    —    1"   .lUILLKT    1898. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


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LXVIII"   ANNÉE.   —    QUATRIÈME    PERIODE 


TOME  CENT  QUARANTE-HUITIÈME 


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PARIS 

BUREAU   DE   LA   REVUE  DES   DEUX  MONDES 

RUE    DE    l'université,     15 

1898 


L 


AP. 

0.0 


DANS   LES   ROSES 


PREMIERE    PARTIE 


I 

Juin  commençait,  et  les  jardins  de  Firmin  Gharmois,  le  cé- 
lèbre rosiériste  de  Saint-Saviol,  étaient  en  pleine  floraison.  Cares- 
sées de  soleil,  les  roses  épanouies  le  matin  même  foisonnaient 
sur  toute  l'étendue  du  vaste  enclos  de  la  Châtaigneraie.  Les  ro- 
siers, rangés  en  multiples  lignes,  peuplaient  le  milieu  des  carrés 
et  le  pourtour  des  plates-bandes  ;  dans  les  angles,  ils  s'étalaient 
en  buissons  ou  en  corbeilles  ;  ils  se  voûtaient  en  arceaux  au-dessus 
des  allées,  grimpaient  aux  arbres,  tapissaient  les  façades,  répan- 
dant partout  comme  une  gloire  la  profusion  de  leurs  fleurs  mul- 
ticolores :  —  roses  capucines  aux  teintes  aurorales,  roses  Niel 
d'un  safran  pâli,  Chromatelles  pareilles  à  d'épais  boutons  d'or, 
Souvenirs  de  la  Malmaison  d'un  blanc  de  chair,  Paul  Neyron  et 
roses  Jacqueminot  aux  rougeurs  éclatantes,  Einpereurs  du  Maroc 
aux  tons  de  pourpre  noire.  —  De  ces  milliers  de  corolles  au  cœur 
entr'ouvert,  une  exquise  odeur  d'été  s'exhalait  et  imprégnait 
voluptueusement  l'air  matinal  déjà  réjoui  par  les  sonneries  des 
cloches  du  dimanche.  Tombant  d'un  ciel  bleu,  marbré  de  nuages 
épars,  des  alternances  de  lumière  et  d'ombre  veloutaient  les 
blancheurs  d'ivoire,  les  tons  carnés  et  les  rougeurs  empourprées 
de  cette  généreuse  floraison.  A  droite  et  à  gaucho,  parallèlement 
aux  murs,  deux  grandes  serres  s'allongeaient,  et  des  flambées  de 
soleil  allumaient  de  vifs  éclairs  sur  leur  vitrage.  En  cette  triom- 


6  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

t 

phante  matinée  de  juin,  parmi  cette  fête  de  clartés  et  de  cou- 
leurs, Firmin  Charmois,  triomphant,  lui  aussi,  dégustait  le  par- 
fum de  ses  roses. 

Il  frisait  la  soixantaine.  De  taille  moyenne,  de  complexion 
sanguine,  il  trottinait  agilement  au  milieu  des  allées.  Sa  physio- 
nomie mobile  pétillait  d'intelligence.  Il  avait  le  teint  coloré,  la 
bouche  charnue  et  bonne,  le  nez  fin  aux  ailes  dilatées.  Ses  yeux 
noirs  luisaient  sous  des  paupières  plissées  ;  une  forêt  de  cheveux 
blancs,  crépus,  moutonnans,  surmontait  son  front  carré  et  vo- 
lontaire. Il  allait  et  venait,  les  mains  enfoncées  dans  les  poches 
de  son  veston  ;  de  temps  en  temps,  son  regard  s'abaissait  complai- 
samment  sur  sa  boutonnière,  tout  récemment  décorée  du  ruban 
rouge,  puis  se  relevait  pour  contempler  le  luxuriant  paysage 
épandu  devant  lui. 

Des  jardins  de  la  Châtaigneraie,  on  dominait  Saint-Saviol,un 
bourg  de  1  800  âmes,  situé  à  égale  distance  de  Verrières,  de  (^hà- 
tenay  et  d'Antony.  Charmois  voyait, au  delàdes  haies  de  l'enclos, 
les  maisons  étagées  à  mi-côte,  sur  un  versant  très  accidenté  qui 
-dévale  par  soubresauts  jusqu'à  la  route  d'Orléans.  En  arrière, 
verdoyaient  les  lisières  du  bois  où  chantaient  les  derniers  rossi- 
gnols, et  d'où  sortait  un  ruisselet,  —  la  Vive,  —  qui  coupe  Saint- 
Saviol  par  le  milieu  et  s'en  va,  tout  frétillant,  se  jeter  dans  la 
Bièvre.  A  droite,  fermant  l'horizon,  Verrières  se  montrait  au  mi- 
lieu des  feuillées,  et  l'on  distinguait  son  clocher  pointant  parmi 
les  massifs  d'arbres.  A  gauche,  on  apercevait  la  quadruple  rangée 
des  ormes  qui  bordent  royalement  la  route  de  Versailles  et,  un 
peu  plus  bas,  un  second  clocher,  celui  d'Antony,  apparaissait  au- 
dessus  des  grands  parcs  qui  masquent  la  vue  des  maisons.  Tout 
au  fond,  par  delà  les  berges  de  la  Bièvre  et  les  prairies  semées  de 
peupliers,  le  terrain  se  relevait,  se  mamelonnait,  offrant  aux 
yeux  amusés  par  la  variété  des  verts  d'onduleux  champs  de  blé, 
des  carrés  de  luzernes,  et  des  bouquets  de  bois  bleuissant  au  loin- 
tain. Cette  partie  de  la  banlieue  sud  de  Paris  a  ceci  de  caracté- 
ristique qu'à  sept  kilomètres  des  fortifications,  on  s'y  trouve  en 
pleine  campagne,  et  quelle  campagne!...  rieuse,  plantureuse, 
abondante  en  fruits  et  en  fleurs.  Il  y  faut  venir  en  juin  pour  en 
goûter  toute  la  savoureuse  beauté.  Sur  le  revers  du  coteau  qui  va 
de  Verrières  à  Châtenay  et  à  Aulnay,  des  clos  de  fraisiers,  de 
cassis  et  de  framboisiers  sont  entrecoupés  de  champs  de  trèfle 
incarnat,   semblables  à  des  bandes  de  velours  cramoisi.  Des  ro- 


DANS    LES    ROSES. 


seraies  longent  les  sentiers  ;  l'herbe  frissonne  dans  les  fossés  où 
des  touffes  de  coquelicots  font  des  taches  écarlates.  Au  long  des 
jardins,  d'énormes  pivoines  balancent  leurs  têtes  rubicondes,  et, 
parmi  les  vergers,  les  cerises  commencent  à  mûrir.  Ces  notes 
rouges  éparses  dans  la  verdure  chantent  délicieusement  et  ré- 
jouissent les  yeux.  Au  milieu  de  cette  végétation  exubérante,  on 
se  plonge  avec  allégresse  dans  un  bain  de  nature  :  on  jouit  à 
plein  cœur  de  la  grâce  des  fleurs  et  de  la  maturité  des  fruits. 

De  tous  les  villages  qui  se  pressent  sur  le  versant  de  ce  fertile 
coteau,  Saint-Saviol  est  le  plus  foncièrement  rural.  On  s'y  li\Te 
uniquement  à  la  production  des  primeurs  et  des  roses.  Pendant 
de  longues  années,  le  bourg  a  été  presque  exclusivement  habité 
par  de  gros  cultivateurs,  des  pépiniéristes,  et  des  ouvriers  jardi- 
niers. Toutefois,  depuis  que  les  trains  allant  vers  Limours  sont 
devenus  plus  fréquens  et  qu'un  omnibus  conduit  en  dix  minutes 
les  gens  de  Saint-Saviol  à  la  station  d'Antony,  des  familles  de 
négocians  et  de  petits  employés  sont  venues  de  Paris  s'y  installer 
pour  des  raisons  d'économie  et  d'hygiène.  On  a  bâti,  le  long  de 
la  Vive,  des  pavillons  entourés  de  jardinets,  dont  le  loyer  mo- 
deste a  séduit  les  Parisiens  qui  cherchent  à  satisfaire  des  goûts 
campagnards,  sans  déranger  l'équilibre  de  leurs  minces  budgets. 
Ainsi,  peu  à  peu,  de  lentes  infiltrations  ont  modifié  le  caractère 
de  cette  population  arriérée,  casanière  et  laborieuse.  Aujourd'hui, 
Saint-Saviol  se  teinte  de  parisianisme,  et  deux  sociétés  s'y  trouvent 
juxtaposées:  —  celle  des  indigènes,  attachés  au  sol,  méiians  et 
instinctivement  retardataires;  et  celle  des  immigrés,  plus  aven- 
tureuse, plus  remuante,  plus  exigeante  aussi  en  matière  de  con- 
fortable et  d'innovations. 

Naturellement,  Firmin  Charmois,  enfant  du  pays  et  propriétaire 
terrien,  ligurait  en  tête  des  notables  de  la  société  indigène  et  en 
partageait  les  opinions  prudemment  conservatrices.  Toute  sa  vie 
s'était  passée  en  communication  intime  avec  le  sol  natal.  Au  sortir 
de  l'école  primaire,  il  avait  été  attaché  comme  aide-jardinier  chez 
le  pépiniériste  Lantelme,  père  de  son  rival  actuel,  le  rosiériste 
Grégoire  Lantelme.  Là,  dès  l'adolescence,  il  se  faisait  remarquer 
par  sa  ténacité  au  travail,  l'amour  de  son  métier,  son  goût  pour 
les  plantes  et  son  intuition  des  conditions  favorables  à  leur  liar- 
monicuxdéveloppement.  Au  bout  de  quatre  ans,  le  père  Lantelme, 
étonné  de  la  précoce  intelligence  du  garçon,  lui  confiait  la  direc- 
tion et  la  surveillance  de  ses  pépinières.  Mais  Charmois  ne  gardait 


8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  longtemps  cet  emploi.  Ayant  amassé  quelques  économies,  il 
louait  deux  hectares  de  terrain  aux  environs  de  Saint-Saviol 
et  y  entreprenait  la  culture  des  rosiers.  Une  entente  sagace 
des  semis  et  des  greffes  lui  permettait,  dès  la  seconde  année, 
d'obtenir  des  produits  supérieurs  à  ceux  de  ses  concurrens.  A 
vingt-quatre  ans,  il  épousait  la  fille  d'un  cultivateur  d'Aulnay, 
Reine  Boncorps,et  achetait  les  champs  de  la  Châtaigneraie, où  il 
se  livrait  plus  hardiment  à  son  industrie.  Alors  commençait  une 
vie  de  privations  et  de  labeur.  Reine  le  secondait  de  toutes  ses 
forces.  Rude  travailleuse  et  ménagère  économe,  elle  admirait 
respectueusement  l'ingénieuse  habileté  de  son  mari  et  s'associait 
à  ses  efforts,  en  trimant  comme  un  manœuvre. 

Levée  avant  le  jour,  deux  fois  la  semaine,  elle  s'en  allait  par 
tous  les  temps  vendre  des  rosiers  et  des  fleurs  coupées  au  marché 
du  Palais  de  Justice.  Dure  à  elle-même  et  aux  autres,  rien  ne 
l'arrêtait  dans  l'accomplissement  de  sa  tâche  quotidienne,  ni  ses 
grossesses  successives,  ni  l'élevage  des  enfans  qu'elle  nourrissait 
elle-même.  Quinze  jours  après  ses  couches,  on  la  voyait  emporter 
le  nouveau-né  dans  le  carré  de  jardin  où  elle  travaillait.  Elle 
couchait  le  marmot  dans  sa  barcelonnette,  à  l'ombre  d'un  massif 
de  framboisiers,  et  ne  s'interrompait  que  pour  Tallai ter.  Malgré  la 
naissance  de  trois  enfans,  on  arrivait  ainsi  non  seulement  à  joindre 
les  deux  bouts,  mais  à  mettre  de  côté  des  sommes  assez  rondes 
qui  facilitaient  la  construction  de  deux  grandes  serres,  destinées  à 
la  culture  des  plantes  forcées  et  à  la  production  des  raisins  ou  des 
pêches  de  primeur.  Grâce  à  cette  communauté  d'efforts,  au  génie 
inventif  de  l'un  et  à  la  vaillante  activité  de  l'autre,  plus  les  années 
se  succédaient  et  plus  l'établissement  de  la  Châtaigneraie  gran- 
dissait en  prospérité  et  en  renommée.  La  perfection  des  pro- 
duits de  la  maison  Firmin  Charmois  était  appréciée  de  tous  les 
amateurs  de  roses  ;  les  belles  créations  de  l'horticulteur,  ses  succès 
dans  les  expositions,  portaient  son  nom  dans  tous  les  coins  de 
l'Europe  ;  les  commandes  affluaient,  et  les  récompenses  également. 
À  l'heure  actuelle,  cette  prospérité  atteignait  son  apogée.  A  la 
dernière  exposition  d'horticulture  des  Tuileries,  les  magnifiques 
collections  du  rosiériste  avaient  été  jugées  hors  de  pair;  on  se 
coudoyait  pour  admirer  la  Gloire  de  Firmin  Charmois  et  la  su- 
perbe rose-thé  qu'il  avait  baptisée  du  nom  de  Reine  Charmois. 
Le  jury,  d'une  voix  unanime,  lui  avait  décerné  la  médaille  d'hon- 
neur, et  le  gouvernement  venait  de  le  décorer. 


DA^S    LES    ROSES. 


Néanmoins,  pendant  cette  lutte  de  trente-cinq  années  pour 
assurer  à  ses  productions  la  suprématie  sur  celles  de  ses  concur- 
rens,  Firmin  Charmois  avait  gagné  plus  de  notoriété  que  de  for- 
tune. La  culture  des  roses  développait  en  lui  l'amour  du  Beau 
et  ses  goûts  d'artiste  nuisaient  à  son  métier  de  commerçant. 
Plein  d'orgueil  pour  sa  profession,  il  s'absorbait  trop  dans  la 
création  de  types  parfaits  pour  tirer  de  son  industrie  de  gros  bé- 
néfices. Il  jouissait  donc  à  soixante  ans  d'une  honnête  aisance, 
mais  il  ne  s'était  point  enrichi  et  comptait  plus  d'honneurs  que  de 
profits.  D'ailleurs,  père  de  deux  filles  et  d'un  fils,  il  avait  dépensé 
largement  pour  leur  éducation  et,  sur  ce  point,  ses  espérances 
avaient  été  trompées  en  partie. 

Il  eût  désiré  marier  ses  deux  aînées,  Florence  et  Léontine,  à 
des  horticulteurs  comme  lui,  qu'il  aurait  associés  à  sa  maison. 
Mais  il  arrive  souvent  que  l'ardeur  apportée  à  la  réalisation  de 
nos  plus  chers  désirs  tourne  au  rebours  de  nos  intentions.  Élevées 
dans  un  couvent  de  Paris,  avec  des  filles  de  bourgeois  et  de 
fonctionnaires,  Florence  et  Léontine  y  avaient  pris  eu  aversion  la 
simplicité  et  la  rusticité  de  la  vie  qu'on  menait  à  la  Châtaigneraie. 
Quand  elles  furent  en  âge  de  s'établir,  elles  jetèrent  les  hauts  cris 
à  l'idée  d'être  des  femmes  d'horticulteurs.  Elles  voulaient  toutes 
deux  pour  maris  des  «  messieurs  »  ;  de  sorte  qu'en  dépit  des  con- 
seils de  Firmin  et  des  répugnances  de  Reine  Charmois,  Florence 
épousa  Prosper  Vigneron,  sous-chef  aux  Travaux  publics,  et 
Léontine,  un  professeur  du  lycée  Buffon,  Marins  Lavaur.  Tout  ce 
que  Charmois  put  obtenir,  ce  fut  que  les  deux  ménages  vien- 
draient s'installera  Sainl-Saviol,  d'où  les  maris  se  rendraient  fa- 
cilement, l'un  à  son  ministère  et  l'autre  à  son  lycée. 

Si,  au  point  de  vue  de  l'établissement  de  ses  filles,  Firmin 
avait  éprouvé  quelque  désenchantement,  du  moins  son  dernier 
enfant  le  dédommageait  amplement  de  ses  premiers  déboires. 
Désiré  Charmois  avait  paternisé.  Né  au  milieu  des  roses,  il  avait 
sucé  avec  le  lait  maternel  l'amour  des  fleurs  et  le  goût  de  la  vie 
campagnarde.  Tout  en  se  montrant  un  écolier  laborieux  et  dis- 
tingué, il  avait  gardé  pour  la  terre  et  pour  le  plein  air  de  la  cam- 
pagne ses  secrètes  préférences.  Il  étoufïail  dans  les  murs  de  son 
lycée,  et  c'était  avec  joie  qu'il  rentrait  à  la  Châtaigneraie  pour  y 
passer  les  jours  de  congé  et  les  mois  de  vacances.  La  botanique 
devenait  son  étude  do  prédilection  et  dès  l'adolescence  il  s'initiait 
aux  mystères  des  greffes  et  des  semis.  Quand  approcha  l'époque 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  il  devait  subir  l'épreuve  du  baccalauréat,  il  déclara  tout 
net  à  son  père  qu'il  ne  se  souciait  nullement  d'être  un  avocat 
ou  un  fonctionnaire  et  qu'il  voulait  borner  son  ambition  à  de- 
venir son  élève  et  son  collaborateur.  Cette  déclaration  flattait 
trop  l'orgueil  professionnel  du  vieux  rosiériste  pour  qu'il  ne 
s'empressât  point  d'accueillir  la  requête  de  ce  garçon,  en  qui  il  se 
sentait  revivre.  A  dix-huit  ans,  Désiré  commença  donc  son  ap- 
prentissage dans  les  jardins  de  son  père.  Il  était  servi  par  une 
intelligence  très  éveillée.  Aussi  devenait-il  bientôt  pour  Charmois 
un  auxiliaire  précieux.  Gomme  son  père,  il  avait  le  don  de  l'in- 
vention; comme  lui  également,  il  possédait  l'art  de  faire  éclore 
presque  sous  ses  doigts  des  formes  de  fleurs  plus  parfaites,  des 
nuances  plus  rares  et  plus  merveilleusement  fondues. 

Le  cœur  de  Firmin  se  gonflait  d'aise  à  la  vue  de  ce  fils  qui 
saurait  soutenir  et  étendre  encore  le  renom  de  la  maison  Char- 
mois.  La  certitude  d'avoir  un  successeur  digne  de  lui  le  consolait 
de  ses  anciens  mécomptes.  Il  oubliait  les  petites  misères  passées 
pour  ne  voir  que  les  clairs  sourires  du  présent.  Par  cette  radieuse 
matinée,  où  le  soleil  de  juin  illuminait  la  profusion  des  roses 
épanouies,  où  les  sonneries  du  dimanche  égayaient  Tair  de  leurs 
voix  chantantes,  il  ne  voulait  plus  songer  qu'aux  beautés  de  la 
vie,  aux  bonheurs  qu'elle  lui  tenait  encore  en  réserve  :  —  le 
succès  avait  dépassé  ses  espérances;  sa  maison  grandissait, 
tout  Saint-Saviol  se  glorifiait  de  compter  au  nombre  de  ses 
édiles  un  chevalier  de  la  Légion  d'honneur  et  on  parlait  déjà, 
pour  le  prochain  renouvellement  du  Conseil,  de  le  nommer  maire 
en  remplacement  du  titulaire  actuel  qui  vieillissait;  tout  à 
l'heure,  sa  famille  réunie  allait  fêter  son  ruban  rouge  et  sa  mé- 
daille; enfin  le  ciel  lui  avait  donné  un  fils  qui  le  comprenait  et 
promettait  de  marcher  sur  ses  traces. 

A  ce  même  moment,  le  garçon  dont  Charmois  s'enorgueillis- 
sait venait  de  quitter  l'une  des  serres  et  apparaissait  au  détour 
d'un  buisson  de  roses.  —  Désiré  Charmois  entrait  dans  sa  vingt- 
quatrième  année;  il  était  plus  grand  que  son  père,  svelte  et  agile 
comme  lui,  avec  une  forêt  de  cheveux  châtains  naturellement 
bouclés.  Il  avait  les  yeux  bleu  foncé  de  sa  mère,  le  front  volon- 
taire, la  physionomie  ouverte  et  le  nez  fin  de  Firmin  Charmois, 
avec  quelque  chose  de  plus  calme  et  de  plus  pondéré  dans  l'en- 
semble des  traits.  Sous  une  barbe  brunissante,  on  entrevovait  le 
modelé  ferme  et  pur  de  deux  lèvres  légèrement  souriantes,  qui 


DANS    LES    ROSES.  11 

en  s'entr'ouvrant  montraient  de  petites  dents  de  loup,  bien  rangées 
et  très  blanches. 

—  Bonjour,  père!  s'écria-t-il  quand  il  fut  à  portée. 

—  Bonjour,  garçon!...  Comment,  te  voilà  encore  en  costume 
de  travail,  un  jour  comme  celui-ci,  quand  tes  sœurs  et  leurs  maris 
vont  nous  arriver  en  grand  tralala!... 

—  C'est  ma  foi  vrai!  dit  Désiré  en  riant,  j'étais  si  affaire  là- 
bas  au  milieu  de  mes  rosiers  que  j'oubliais  l'heure...  Bah!  j'ai 
encore  le  temps  de  me  changer,  et  auparavant  je  veux  t'appren- 
dre  ime  nouvelle... 

—  Bonne  ou  mauvaise? 

—  Bonne...  Tu  sais,  ce  rosier  qu'un  voyageur  anglais  a  décou- 
vert en  Chine,  le  long  d'un  vieux  mur,  dans  le  palais  d'un  man- 
darin, et  qu'il  a  rapporté  à  Londres?... 

—  Le  rosier  Captain  Fertune? ...  une  belle  plante  à  roses 
abricot  pâle...  Nous  ne  l'avons  pas  chez  nous,  malheureusement. 

—  Nous  l'avons  maintenant!  s'exclama  Désiré  d'un  ton  triom- 
phant... L'an  dernier,  je  m'étais  procuré  quelques  boutures;  je 
les  ai  greffées  en  serre  forcée  sur  des  églantiers  quatre  saisons. 
Tout  n'a  pas  réussi  ;  mais  une  dernière  greffe  s'est  développée  à 
souhait';  lin  mai,  mon  sujet  a  poussé  des  rameaux  vigoureux, 
puis  des  boutons  ont  commencé  à  pointer  et,  ce  matin,  j'ai  vu 
enfin  s'épanouir  une  rose  assez  large,  très  pleine,  d'une  belle 
nuance  abricotine,  avec  le  cœur  vert  pâle  et  un  rien  de  carmin 
au  bord  des  pétales,  bref  une  variété  bien  caractérisée  de  l'espèce 
primitive. 

Firmin  Charmois  prenait  feu  : 


—  Bigre!...  Tu  vas  me  montrer  ça  tout  de  suite 


—  Non,  c'est  une  surprise  que  je  te  réserve  au  dessert,  quand 
nous  serons  tous  réunis  pour  fêter  ton  ruban  rouge... 

—  Tu  es  un  brave  garçon,  toi  !  interrompit  le  père  très  ému 
en  lui  posant  la  main  sur  l'épaule;  mais,  puisqu'il  s'agit  d'une  va- 
riété inédite,  nous  avons  le  droit  de  la  baptiser...  Il  faut  lui  trou- 
ver un  nom... 

—  Il  est  tout  trouvé,  repartit  Désiré  en  rougissant;  avec  ta 
permission,  je  l'appellerai  «  la  Belle  Sabine  »... 

—  Sabine?  répéta  Firmin;  n'est-ce  pas  le  petit  nom  de  la 
nièce  à  Touchebœuf?  Ah  !  mon  gaillard,  c'est  donc  sérieux,  et  tu 
en  tiens  toujours  pour  cette  petite?... 

—  Mon  Dieu,  oui,  j'aime  Sabine,  je  crois  que  je  lui  plais  aussi. 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  je  serais  content  de  l'épouser...  si  tu  y  consentais,  cela  va 
sans  dire... 

—  Tout  de  même,  c'est  un  gentil  brin  de  fille.  Elle  héritera 
de  son  oncle  Touchebœuf. ..  ;  elle  a  été  élevée  à  travailler  au  mé- 
nage et  ne  craindra  pas  de  se  gâter  les  mains  à  la  besogne...  Et 
puis,  Touchebœuf  et  moi,  nous  sommes  de  vieux  camarades; 
encore  que  je  ne  partage  pas  toutes  ses  idées...  Je  le  trouve  trop 
serré  et  trop  dur  au  pauvre  monde...  Néanmoins,  il  y  aurait 
moyen  de  s'entendre...  et,  si  nous  étions  d'accord,  à  nous  deux, 
nous  pourrions  beaucoup  pour  le  bien  de  la  commune... 

Firmin  Charmois  pensait  tout  haut  selon  son  habitude,  et 
Désiré  l'écoutait  avec  une  attention  religieuse.  A  ce  moment,  des 
voix  féminines  résonnèrent  à  l'entrée  du  jardin  et  le  rosiériste 
releva  vivement  la  tête  : 

—  Bon,  murmura-t-il,  voilà  tes  sœurs  qui  arrivent...  Je  re- 
connais la  voix  flûtée  de  Florence...  Motus  devant  elles,  mon 
garçon!  car  elles  sont  bavardes  et  malignes  comme  des  pies...  Va 
te  changer...  Nous  reparlerons  de  ton  projet,  quand  nous  serons 
seuls  avec  ta  mère... 

II 

Tandis  que  Désiré  s'esquivait  par  un  sentier  latéral,  un  frou- 
frou de  jupes  de  soie  bruissait  au  long  des  rosiers  de  la  grande 
allée  et  Charmois  voyait  savancer  lentement  vers  lui  Florence, 
sa  fille  aînée,  suivie  à  quelque  distance  par  son  mari  Prosper 
Vigneron  et  par  son  beau-frère  Marius  Lavaur. 

—  Bonjour,  papa!  s'écria  la  jeune  femme  en  se  précipitant 
vers  le  rosiériste  et  en  l'embrassant  bruyamment. 

Firmin  répondit  à  l'embrassade  par  deux  gros  baisers  sur  les 
joues.  Tout  en  déplorant  la  façon  dont  ses  deux  filles  s'étaient 
mariées,  il  ne  leur  tenait  pas  rigueur  et  avait  pour  elles  une  opi- 
niâtre tendresse.  Il  contempla  son  aînée  avec  une  paternelle 
admiration  et  s'exclama,  en  gardant  les  mains  de  la  jeune  femme 
dans  les  siennes  : 

—  Mazette  !...  comme  te  voilà  belle  et  joliment  pomponnée! 
Florence  Vigneron  s'était,  en  effet,  mise  en  frais.  Elle  portait 

une  robe  de  soie  vert  myrte,  au  corsage  couvert  de  guipure 
blanche,  et  cette  toilette  mettait  en  valeur  son  éclatante  carnation 
de  rousse.  Sous  un  chapeau  surchargé  de  plumes,  ses  magnifiques 


DANS    LES    ROSES.  13 

cheveux  fauves  se  retroussaient  en  un  épais  chignon,  et  décou- 
vraient une  nuque  blanche,  grasse,  savoureuse.  Les  bords  du 
chapeau  ombraient  légèrement  ses  larges  yeux  aux  prunelles 
vertes,  éclaboussées  de  points  orange,  son  nez  aux  ailes  dilatées,  sa 
bouche  grande,  charnue  et  provocante.  Dodue  et  bien  proportion- 
née, elle  se  serrait  encore  pour  exagérer  lo  finesse  de  sa  taille.  Elle 
avait  aux  oreilles  de  petits  boutons  de  diamant,  et  sur  sa  poitrine 
rebondie  s'étalait  une  chaîne  d'or  terminée  par  une  face-à-main 
fixée  à  la  ceinture.  Dans  le  plein  épanouissement  de  la  vingt- 
huitième  année,  sa  beauté  un  peu  vulgaire  et  tirant  l'œil  était  cé- 
lèbre à  Saint-Saviol.  Il  y  avait  dans  l'ensemble  de  sa  personne  un 
mélange  de  coquetterie  et  de  sensualité  qui  aguichait  les  jeunes 
gens  aussi  bien  que  les  hommes  mûrs. 

—  Je  me  suis  faite  belle  en  ton  honneur,  papa  !  dit  Florence, 
en  décrivant  un  demi-tour  devant  le  rosiériste,  afin  de  se  montrer 
sous  toutes  ses  faces. 

—  Et  un  peu  aussi  pour  ton  mari,  je  suppose!  ajouta  complai- 
samment  Charmois,  qui  cligna  de  l'œil  vers  son  gendre  Vigneron. 

—  Oh  !  observa  aigrement  ce  dernier,  les  maris  n'entrent 
guère  en  compte...  Ils  n'ont  voix  au  chapitre  que  lorsqu'il  s'agit 
de  régler  les  notes  des  couturières. 

Prosper  Vigneron,  sous-chef  aux  Travaux  publics,  était  un 
homme  entre  deux  âges,  long,  maigre,  bilieux,  à  l'échiné  souple 
et  à  la  démarche  oblique.  Il  avait  des  cheveux  plats  et  rares,  la 
lèvre  et  le  menton  rasés,  et  des  favoris  de  magistrat.  Un  pince- 
nez  aux  verres  bleus  masquait  ses  yeux  clignotans.  Ses  lèvres 
minces,  en  s'entr'ouvrant,  laissaient  voir  des  dents  jaunes  et  mal 
rangées.  Vôtu  de  noir,  il  tenait  à  la  fois  du  pion  et  du  marguil- 
lier.  C'était  le  type  du  bureaucrate  méticuleux,  grincheux  et 
pusillanime.  A  Saint-Saviol,  de  mauvais  plaisans  jouant  sur  son 
nom  de  Vigneron  l'avaient  baptisé  du  sobriquet  de  P/ujlloxera, 
à  cause  de  son  caractère  hargneux. 

—  Ah  çà  !  reprit  Charmois  sans  relever  la  désobligeante 
boutade  du  mari,  où  est  donc  Léontine? 

—  Ma  femme,  répliqua  le  professeur  Lavaur,  est  restée  en 
conférence  avec  sa  mère. 

Marins  Lavaur  parlait  avec  un  accent  méridional  très  prononcé. 
Trente-quatre  ans,  petit,  bas  sur  ses  jambes  et  boulot,  il  gardait, 
malgré  cette  obésité  naissante,  la  tournure  alerte  et  le  geste  ex- 
cessif des  gens  du  Midi.  Il  se  coi  liait  à  la(-apoul,  et  ses  vètemens 


14  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  coupe  élégante,  mais  pelucheux  et  fripés,  lui  donnaient  l'air 
de  s'être  couché  tout  habillé.  Sa  grosse  tête  était  mafllue  comme 
celle  d'un  bull-terrier.  Ses  yeux  bruns  saillans  aux  paupières 
ridées,  son  teint  blafard,  ses  traits  tirés  avaient  cette  expression 
de  fatigue  qu'on  remarque  chez  les  joueurs  qui  passent  une  partie 
de  leur  nuit  à  veiller.  Sous  sa  moustache  effilée  et  cirée,  ses 
lèvres  fréquemment  crispées  par  une  sorte  de  tic  trahissaient  une 
nervosité  fébrile. 

—  Gomme  Léontine  n'en  finissait  pas,  ajouta  Florence,  je  l'ai 
lâchée...  Je  voulais  être  la  première  à  te  donner  l'accolade, 
monsieur  le  chevalier!...  Sais-tu  que  ça  fait  joliment  bien  sur 
ton  veston  bleu,  ce  bout  de  ruban  rouge?...  Et  penser  que  ce  sont 
des  roses  qui  t'ont  valu  la  croix  1... 

Prosper  Vigneron  eut  un  ricanement  discrètement  incrédule 
et  pareil  à  un  bêlement  de  chèvre  : 

—  Les  roses...  et  aussi  un  peu  les  protections...  Avouez,  beau- 
père,  que  votre  conseiller  général  n'y  a  pas  nui  ! 

—  Vous  vous  trompez.  Vigneron!  repartit  Firmin,très  piqué, 
je  n'ai  rien  demandé  à  personne...  C'est  le  ministre  qui  m'a  pro- 
posé spontanément,  après  avoir  vu  ma  collection  de  roses  remon- 
tantes. 

—  Sous  Napoléon  P"",  observa  sentencieusement  Vigneron, 
on  ne  prodiguait  pas  les  croix  aux  civils...  On  les  gardait  pour  les 
militaires  qui  les  payaient  de  leur  sang. 

—  Il  est  vrai  que  ceux-là  n'étaient  pas  sur  des  roses!,.,  dit 
Lavaur  enchanté  de  sa  plaisanterie. 

Firmin  tourna  brusquement  le  dos.  Florence  lui  prit  câline- 
ment  le  bras  et,  se  frôlant  contre  lui  avec  des  mines  cajoleuses, 
l'entraîna  loin  de  ses  deux  gendres. 

—  Qu'a  donc  ton  mari?  demanda  Charmois,  il  est  acide, 
comme  verjus,  ce  matin! 

—  Ne  fais  pas  attention,  petit  père;  il  est  de  mauvaise  hu- 
meur parce  que  je  lui  ai  apporté  une  note  de  mon  bijoutier... 
Figure-toi  que  j'avais  envie  d'un  bracelet...  et  comme  j'étais  sûre 
d'avance  qu'il  me  le  refuserait,  je  l'ai  acheté  sans  le  consulter... 
Quand  il  a  vu  la  facture,  il  a  crié  comme  un  paon  et  m'a  fait  une 
scène... 

—  Dame!  gronda  doucement  Charmois,  il  n'avait  pas  tort... 
C'est  toujours  ennuyeux  de  payer  une  note  sur  laquelle  on  ne 
comptait  pas... 


i 


DANS    LES    ROSES.  lo 

—  Lui  !  il  n'a  rien  voulu  payer  du  tout  et  il  est  parti  en  cla- 
quant la  porte. 

—  Diable!...  Il  faut  convenir  aussi  que  tu  as  agi  bien  lé- 
gèrement, ma  pauvre  fille...  Comment  A^as-tu  t'en  tirer  mainte- 
nant? 

■ —  Ce  ne'  sera  pas  commode...  Je  tâcherai  de  grappiller  sur 
l'argent  du  ménage...  A  moins  que...  Sais-tu,  pépère,  tu  serais 
bien  gentil  de  m'avancer  la  somme  et  je  te  la  rembourserais  petit 
à  petit... 

En  même  temps,  elle  serrait  plus  tendrement  le  bras  de  son 
père  et  le  regardait  avec  ses  yeux  enjôleurs. 

—  Petit  à  petit!  murmura  Firmin  incrédule,  oui,  la  semaine 
des  quatre  jeudis!...  Il  ajouta,  en  essayant  de  biaiser  :  —  C'est 
que  je  ne  suis  guère  en  fonds...  Combien  dois-tu? 

—  Oh!  une  misère...  trois  cents  francs. 

—  Trois  cents  francs!...  Tu  appelles  ça  une  misère,  toi?...  On 
voit  que  tu  ne  sais  pas  combien  l'argent  est  dur  à  gagner...  Si 
c'était  la  première  fois  encore,  mais  tes  demandes  se  renouvellent 
souvent  et  ma  bourse  n'est  pas  inépuisable. . .  Tu  es  trop  dépensière, 
ma  chère  enfant!... 

—  Quoi,  tu  vas  me  gronder,  toi  aussi?...  J'avoue  que  j'ai  eu 
tort;  ce  sera  une  leçon  pour  l'avenir,  je  te  le  promets...  Mais  un 
jour  pareil,  un  jour  où  l'on  fête  ta  décoration,  tu  seras  un  bon 
papa  chéri  et  tu  ne  laisseras  pas  ta  fille  dans  l'embarras... 

Elle  le  voyait  hésitant,  mais  déjà  attendri  ;  elle  redoubla  de 
caresses  et  lui  planta  un  baiser  sur  la  joue. 

—  Est-ce  que  tu  as  la  facture  sur  toi?  dit-il  après  un  moment 
de  silence. 

—  Oui,  se  hâta-t-elle  de  répondre,  en  fouillant  dans  la  poche 
de  sa  jupe,  la  voici... 

—  Donne,  reprit-il  avec  un  soupir  résigné,  je  la  réglerai 
moi-même.  —  Mais  n'y  reviens  plus  et  sois  moins  dépensière... 
On  ne  doit  acheter  que  ce  qu'on  peut  payer  comptant... 

Ils  étaient  arrivés  devant  la  façade  de  la  maison  tapissée  de 
roses  grimpantes,  et  ils  entrèrent  ensemble  dans  la  pièce  qui  ser- 
vait à  la  fois  de  bureau  et  de  salon  de  réception.  Le  meuble  de 
reps  grenat  était  déjà  vieux  et  fané  ;  les  murs  étaient  décorés  d'a- 
quarelles représentant  des  roses  créées  par  la  maison  Charmois 
et  primées  dans  les  concours.  De  chaque  côté  de  la  cheminée, 
s'étalaient  encadrés  les  diplômes  des  médailles  décernées  aux  di- 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

verses  expositions.  Ils  trouvèrent  là  M""*  Gharmois  en  tête  à  tête 
avec  Léontine.  La  conversation  avait  dû  rouler  sur  des  sujets 
pénibles  ;  M"^  Gharmois  semblait  très  irritée,  sa  fille  avait  les  lèvres 
pincées  et  les  yeux  rouges.  En  voyant  entrer  Firmin  et  Florence, 
elles  se  turent  brusquement. 

Reine  Gharmois,  menue  et  maigre,  était  vêtue  très  simplement 
d'une  robe  de  laine  prune  ;  elle  s'obstinait  à  porter  le  petit  bonnet 
blanc  tuyauté  dont  se  coiffaient  jadis  les  paysannes  des  environs  de 
Paris.  Sous  ce  modeste  bonnet  de  linge,  que  dépassaient  deux  ban- 
deaux de  cheveux  gris  plaqués  de  chaque  côté  d'un  front  étroit,  son 
visage  rigide  et  fermé  lui  donnait  Tair  d'une  nonne  :  elle  avait  des 
yeux  d'un  bleu  de  glacier,  perçans  et  scrutateurs,  tenez  pointu,  les 
lèvres  serrées  et  prudentes.  Sa  parole  était  sobre  comme  sa  toi- 
lette; elle  s'exprimait  en  peu  de  mois,  nets,  incisifs,  assaisonnés 
de  courts  proverbes  populaires.  —  Léontine  lui  ressemblait  au 
physique  :  maigre,  la  poitrine  et  le  dos  plats,  elle  portait  ses  ban- 
deaux châtains  collés  sur  les  tempes;  elle  avait  d'assez  beaux 
yeux  au  regard  futé,  un  teint  bis,  une  bouche  chagrine  et  volon- 
tiers boudeuse.  Sa  toilette  était  cossue,  mais  sévère,  sans  une  fan- 
freluche et  sans  un  bijou  :  sa  robe  de  soie  noire  au  corsage  bouf- 
fant tombait  à  plis  droits  sur  ses  hanches  à  peine  saillantes.  Bien 
qu'elle  fût  la  cadette,  elle  paraissait  plus  âgée  que  Florence.  Rien 
qu'à  voir  son  teint  brouillé,  ses  malins  yeux  gris,  ses  lèvres  à 
peine  effleurées  par  un  sourire  acide,  on  devinait  une  nature 
égoïste,  sèche  et  facilement  envieuse. 

Elle  jeta  un  regard  méfiant  sur  Gharmois  et  Florence,  qui  en- 
traient bras  dessus  bras  dessous,  puis  vint  poser  rapidement  ses 
lèvres  minces  sur  le  front  de  son  père. 

—  Bonjour,  papa,  dit-elle  d'un  ton  acerbe,  je  ne  savais  pas 
que  Florence  était  allée  au-devant  de  toi,  sans  quoi  je  l'aurais 
accompagnée... 

—  Je  croyais  que  tu  me  suivais,  répliqua  Florence  indulgem- 
ment. 

Rassurée  maintenant  sur  le  règlement  de  la  facture  du  bijou- 
tier, elle  était  d'une  humeur  charmante. 

—  Voici  l'angelus  de  midi  et  mon  déjeuner  est  prêt...  Ces 
messieurs  sont  en  retard!  remarqua  la  ponctuelle  AP'  Gharmois. 

—  Désiré  est  allé  faire  un  brin  de  toilette,  répondit  Gharmois, 
Vigneron  et  Lavaur  viennent  derrière  nous  ;  on  peut  servir. 

Pendant   que  les  deux  gendres  apparaissaient  sur  le    seuil, 


DANS    LES    ROSES,  17 

Désiré  sortait   d'une  pièce   voisine;    il    embrassa  ses  sœurs  et 
échangea  des  poignées  de  main  avec  ses  beaux-frères. 

—  Messieurs,  à  table!  cria  Reine  Charmois. 

On  passa  dans  la  salle  à  manger,  une  pièce  dont  les  fenêtres 
ouvraient  sur  les  jardins,  et  où  les  rayons  de  soleil  tamisés  par 
les  stores  répandaient  une  lumière  égale  et  douce  sur  les  murs 
tendus  d'un  papier  imitant  le  vieux  chêne,  sur  le  buffet  en  bois  de 
thuya  et  sur  la  nappe  blanche,  fleurie  de  bouquets  de  roses.  Firmin 
Charmois  s'assit  entre  ses  deux  filles;  Désiré  se  plaça  à  l^une  des 
extrémités,  et  Reine,  accostée  de  ses  deux  gendres,  se  mit  en  de- 
voir de  découper  un  jambon  froid,  cuit  dans  sa  gelée.  Une  bonne 
à  tout  faire  servait  à  mesure  chacun  des  assistans,  et  le  rosiériste 
versait  du  vin  à  la  ronde.  Un  muet  recueillement  régna  d'abord, 
pendant  que  les  convives  donnaient  le  premier  coup  de  dent.  Puis 
le  silence  fut  rompu  par  Marins  Lavaur,  qui  était  gros  mangeur 
et  avait  rapidement  dépêché  sa  part  : 

—  Ce  jambon  est  exquis!,,.  Il  a  un  goût  de  revenez-y, 
déclara-t-il  en  tendant  vers  M""'  Charmois  son  assiette  vide. 

—  Le  jambon  à  la  gelée  est  un  des  triomphes  de  la  bour- 
geoise, dit  Firmin...  Reine  est  un  véritable  cordon-bleu. 

—  Elle  devrait  bien  donner  sa  recette  à  Florence,  insinua  ma- 
lignement Vigneron,  car  sous  le  rapport  de  la  cuisine,  je  ne  suis 
pas  gâté,  à  la  maison. 

—  C'est  que,  répliqua  M""*  Charmois  en  lançant  un  regard 
aigu  dans  la  direction  de  ses  deux  filles,  il  ne  suffit  pas  d'avoir 
une  bonne  recette.  Il  faut  surveiller  la  marmite  et  mettre  soi- 
même  la  main  à  la  pâte.  Mais  les  femmes  d'à  présent  veulent 
faire  les  dames,  et  on  les  voit  plus  souvent  dans  les  boutiques  que 
dans  leur  cuisine...  Filles  trop  en  rues,  filles  tôt  perdues... 

—  Tout  ça  dépend  de  la  position  qu'on  occupe,  repartit  aigre- 
ment Léontine  ;  nous  autres,  femmes  de  fonctionnaires,  nous 
avons  des  devoirs  de  société  à  remplir... 

—  D'ailleurs,  ajouta  Florence,  on  ne  peut  pas  vivre  comme  des 
hiboux,  il  faut  voir  du  monde  et  prendre  quelques  distractions. 

—  Des  distractions!... — M'""  Charmois  haussa  les  épaules  :  — 
Nous  n'en  prenions  guère,  votre  père  et  moi,  nous  n'avions  même 
pas  le  temps  d'y  penser;  on  trimait  toute  la  journée  et,  des  fois, 
on  ne  dormait  que  d'un  œil.  Souvent,  au  printemps,  Firmin  se 
relevait  en  sursaut  pour  ouvrir  la  fenêtre  et  regarder  le  temps... 
«   Femme,  qu'il  me  criait,   il    va  geler!  »  et  nous  partions,   en 

TOME    C\LVIII.    —    1898.  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pet-en-l'air,  pour  étendre  des  paillassons  sur  nos  rosiers  et  nos 
pêchers...  Des  distractions!...  En  trente  ans,  nous  n'avons  pas 
été  trois  fois  au  spectacle... 

—  Tu  nous  l'as  déjà  dit,  reprit  irrévérencieusement  Florence  ;  ma 
pauvre  maman,  ça  se  passait  ainsi  autrefois...  Mais  autres  temps, 
autres  mœurs;  aujourd'hui  qu'on  va  à  Paris  en  une  demi-heure, 
on  ne  peut  pas  vivoter  comme  un  colimaçon  dans  sa  coquille. 

—  Oui,  aujourd'hui,  ajouta  le  rosiériste,  nos  enfans  se  la 
coulent  douce...  Mais  quoi  !...  Il  ne  faut  pas  leur  en  vouloir,  c'est 
le  progrès... 

—  Il  est  joli,  le  progrès!  grommela  Reine,  et  il  donne  de 
beaux  fruits  !... 

On  avait  apporté  le  second  service,  et  la  conversation  prit  un 
autre  tour.  Le  menu  était  solide,  simple,  sans  luxe  et  sans  raffine- 
ment, comme  l'ameublement  des  Charmois  :  un  gigot,  une  salade, 
un  plat  des  dernières  asperges  de  la  saison,  et  une  tarte  aux 
cerises,  confectionnée  par  Reine.  Tandis  que  cette  dernière  assai- 
sonnait la  salade.  Marins  Lavaur,  qui  avait  pour  vis-à-vis  Flo- 
rence Vigneron,  cligna  de  l'œil  et  s'écria  d'un  ton  gouailleur  : 

—  Mâtin  !  madame  Vigneron,  vous  avez  aux  oreilles  des  brillans 
qui  jettent  de  tels  feux  qu'on  en  est  littéralement  ébloui...  Ça 
doit  coûter  bon,  ces  cailloux-là  ! 

—  Je  les  ai  eus  d'occasion,  répondit  Florence;  je  vous  don- 
nerai l'adresse  du  bijoutier  et,  si  vous  le  désirez,  vous  pourrez 
en  payer  de  pareils  à  votre  femme... 

—  Merci,  ma  chère,  interrompit  Léontine,  en  pinçant  les 
lèvres,  je  n'ai  pas  l'habitude  de  demander  à  mon  mari  des  choses 
que  sa  position  ne  lui  permet  pas  de  m'ofîrir. 

—  Vous  avez  raison,  madame,  approuva  Prosper  Vigneron, 
les  maris  ont  déjà  assez  de  peine  à  nouer  les  deux  bouts;  tout  ce 
qui  reluit  n'est  pas  or. 

—  Bah  !  ricana  Florence,  en  enveloppant  d'un  regard  hostile 
sa  sœur  et  son  beau-frère,  mieux  vaut  faire  envie  que  pitié. 

—  Ce  n'est  pas  mon  avis,  riposta  âprement  M™^  Charmois; 
mieux  vaut  aller  chez  le  boulanger  que  chez  le  bijoutier,  et  mieux 
vaut  surtout  ne  rien  devoir  à  personne.  J'aime  mieux  donner 
vingt  sous  qu'emprunter  vingt  francs,  voilà  ma  devise,  à  moi,  et, 
si  chacun  se  réglait  là-dessus,  ça  épargnerait  dans  les  ménages 
bien  des  bisbilles  et  des  mécomptes. 

En  entendant  ces  derniers  mots.  Lavaur  tourna  la  tête  du  côté 


DANS  LES  ROSES. 


19 


de  Léontine  et  lui  lança  une  œillade  interrogativc.  La  réponse 
muette  qu'il  obtint  n'était  probablement  pas  satisfaisante,  car  la 
figure  du  professeur  se  rembrunit;  son  front  devint  soucieux. 

—  Si  nous  parlions  d'autre  chose  !  s'exclama  Firmin  Char- 
mois,  en  se  levant  pour  prendre  sur  le  bullet  une  bouteille  de 
Champagne  ;  nous  ne  sommes  pas  ici  pour  nous  quereller  ! 

Il  détortilla  avec  une  pince  le  fil  de  fer  qu'entourait  le  papier 
doré  ;  le  bouchon  sauta  et  le  brave  homme  remplit  les  verres  à  la 
ronde. 

—  Mes  enfans,  dit-il,  en  levant  sa  flûte  où  le  vin  doré  pétillait, 
je  vous  ai  réunis  aujourd'hui  autour  de  moi  pour  arroser  ma 
médaille  et  aussi  ce  petit  ruban  rouge  qui  en  est  la  conséquence... 
La  croix  m'est  arrivée  sans  que  je  l'aie  sollicitée,  et  en  décorant 
pour  la  première  fois  un  rosiériste,  le  gouvernement  a  voulu 
sans  doute  donner  en  ma  personne  une  marque  de  sa  haute  solli- 
citude pour  l'industrie  des  roses... 

Tout  en  débitant  naïvement  son  petit  discours,  Firmin  Char- 
mois  ne  se  doutait  pas  que  chacune  de  ses  paroles  infligeait  de 
cruelles  blessures  d'amour-propre  à  ses  deux  gendres.  Prosper 
Vigneron,  sous-chef  depuis  dix  ans,  ne  pardonnait  pas  à  son 
beau-père  d'être  décoré  avant  lui,  et  Marins  Lavaur,  qui  intriguait 
vainement  pour  obtenir  les  palmes  académiques,  s'irritait  d'en- 
tendre le  rosiériste  se  vanter  d'avoir  reçu  la  Légion  d'honneur 
sans  avoir  rien  demandé.  Aussi  le  toast  fut-il  d'abord  accueilli 
avec  une  froideur  qui  déconcerta  Firmin.  Néanmoins,  il  fallait 
répondre,  au  moins  par  convenance,  et  Yigneron  se  leva  lente- 
ment, comme  contraint  et  forcé  : 

—  Monsieur  Charniois,  commença-t-il  d'une  voix  mielleuse, 
vous  êtes  un  homme  heureux...  Tandis  que,  nous  autres  fonction- 
naires, nous  piochons  obscurément  pendant  de  longues  années, 
sans  que  le  gouvernement  daigne  encourager  d'un  sourire  nos 
labeurs  mal  rétribués,  vous,  vous  amassez  de  beaux  bénéfices  en 
cultivant  des  roses  et  vous  obtenez  encore  par  surcroît  ce  ruban 
que  l'État  refuse  si  souvent  à  ses  agens  les  plus  zélés...  Vous 
voilà  décoré;  dans  (juelques  mois,  vous  serez  maire... 

—  Oh  1  protesta  Reine  Charniois  en  hochant  la  tète,  nous  ne 
le  souhaitons  pas,  et  ça  n'est  pas  encore  fait... 

—  Ça  se  fera  !  insista  amèrement  Vigneron,  les  gens  de  Saiiil- 
Saviol  iront  à  votre  décoration,  comme  les  grenouilles  sautent 
après  un   chiflon  rouge  ;  ils  seront  enchantés  d'avoir  un  maire 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chevalier  de  la  Légion  d'honneur...  Je  le  répète  donc,  monsieur 
Charmois,  vous  êtes  un  homme  heureux,  et  je  bois  à  votre  chance  ! 

Les  verres  se  choquèrent,  mais  sans  entrain,  et  les  fronts  ne 
se  déridèrent  pas.  En  somme,  la  réunion  de  famille  dont  Fir- 
min  se  réjouissait  d'avance  comme  d'une  fête  laissait  presque 
tous  les  convives  mécontens.  Reine  Charmois  songeait  aux  ennuis, 
aux  responsabilités,  et  aux  coûteux  honneurs  de  cette  mairie 
qu'ambitionnait  son  mari  ;  les  deux  gendres  se  sentaient  amoin- 
dris et  humiliés  par  les  succès  de  leur  beau-père,  et  les  deux 
sœurs,  préoccupées  de  soucis  d'argent,  aigries  par  leur  mutuelle 
Jalousie,  échangeaient  en  dessous  des  regards  hostiles. 

Désiré,  qui  sétait  esquive  un  moment,  reparut  juste  à  temps 
pour  rompre  la  glace.  Il  tenait  à  la  main  un  verre  d'eau  dans 
lequel  trempait  une  rose  double,  dont  les  teintes  carnées  allaient 
du  carmin  vif  aux  plus  tendres  nuances  orangées. 

—  Mon  cher  père,  dit-il,  pour  célébrer  ta  décoration,  je  veux 
choquer,  contre  ton  verre,  ce  verre  plein  d'eau  pure,  mais  qui 
contient  un  des  plus  précieux  cadeaux  que  je  puisse  offrir  à  un 
horticulteur  tel  que  toi...  Cest  un  gain  que  j'ai  obtenu  hier,  une 
rose  qui  est  née  dans  les  serres  de  ta  maison. 

Il  trinqua  avec  son  père,  puis  déposa  lentement  sur  la  nappe 
le  verre  où  s'épanouissait  la  rose  nouvelle. 

—  Mon  garçon,  s'écria  Firmin  ému,  en  jetant  sa  serviette  et 
en  serrant  son  fils  contre  sa  poitrine,  tu  ne  pouvais  moffrir  un 
bouquet  de  fête  qui  m'apportât  plus  de  véritable  joie. 

—  Quel  est-ce  brimborion  de  fleur?  demanda  dédaigneu- 
sement le  sous-chef. 

—  Ce  brimborion,  monsieur  Vigneron,  répliqua  Charmois  père 
en  se  redressant,  c'est  une  variété  de  la  rose  Fertuiie,  qui  n'est  pas 
encore  cataloguée  en  France;  c'est  une  espèce  qu'un  amateur 
paierait  à  prix  d'or  et  que  mon  fils  Désiré  a  créée...  Voilà  ce 
qu'est  ce  brimborion;  saluez-le!...  Dans  toute  votre  vie  d'em- 
ployé, vous  n'inventerez  jamais  rien  de  pareil!... 

—  Elle  est  très  jolie,  ta  rose,  dit  à  Désiré  Florence,  en  minau- 
dant, tu  devrais  me  la  dédier. 

—  Pourquoi  à  toi  plutôt  qu'à  moi  ?  s  exclama  Léontine,  furi- 
bonde. 

—  Vous  voyez,  répendit  en  riant  Désiré,  je  ne  puis  vous  la 
dédier  à  toutes  deux,  et  comme  je  ne  veux  pas  faire  de  jalouse, 
vous  ne  lui  servirez  de  marraine  ni  Tune  ni  l'autre. 


I 


DANS    LES    ROSES.  21 

—  Et  comment  lappelleras-tu  ? 

—  Ceci  est  mon  secret,  repartit-il  en  attirant  à  lui  le  verre, 
afin  de  soustraire  sa  rose  aux  convoitises  des  deux  sœurs. 

—  Oh  !  dit  de  sa  voix  vinaigrée  Léontine  Lavaur,  c'est  le 
secret  de  la  comédie  !..,  Tu  lui  donneras  le  nom  de  «  Sabine  »... 
Tout  le  monde  sait  que  la  nièce  de  Touchebœuf  est  ta  bonne 
amie. 

—  Cette  petite  au  menton  de  galoche  ?...  Singulier  goût  !  ajouta 
dédaigneusement  Florence. 

On  s'était  levé  pour  prendre  le  café  au  jardin. 
Le  professeur  Lavaur  se  rapprocha  de  sa  femme  et  lui  chu- 
chota dans  l'oreille  : 

—  Eh  bien  ? 

—  Pas  un  sou!...  Maman  a  refusé  net... 

—  Je  m'en  doutais...  Fichus,  alors? 

—  Non...  Calme-toi...  Je  vais  essayer  près  de  papa... 
Tandis  que  la  salle  à  manger  se  vidait,  Léontine  manœuvra 

de  façon  à  retenir  Firmin  Charmois  dans  le  vestibule. 

—  Je  voudrais  causer  un  moment  avec  toi,  murmura-t-elle 
d'une  voix  morne. 

Le  rosiériste  regarda  sa  cadette  et  fut  frappé  de  l'altération 
de  ses  traits  : 

—  Qu'as-tu,  Titine  ?  interrogea-t-il  ;  pendant  le  dîner,  tu 
paraissais  mécontente  et  tracassée...  Tu  as  la  figure  à  l'envers... 

—  J'ai,  répondit-elle,  une  grâce  à  te  demander...  Si  tu  me  la 
refuses,  toi  aussi,  comme  ma  mère,  je  n'aurai  plus  qu'à  me  cogner 
la  tête  au  mur. 

—  Enfin,  quoi?...  Qu'y  a-t-il?  dit  Charmois  alarmé. 

—  Marins  a  souscrit  un  billet...  L'échéance  arrive  demain,  et 
nous  n'avons  pas  le  premier  sou  pour  payer. 

—  Comment!  vous...  vous  en  êtes  là?  balbutia  Firmin  ahuri. 

—  Mon  Dieu  oui...  La  caisse  est  vide,  et  mon  mari  ne  peut 
toucher  ses  appointemens  que  le  30...  Veux-tu  nous  avancer  les 
fonds  jusque-là? 

—  Sacrédienne  !...  Mais,  moi  aussi,  j'ai  des  échéances,  et  j'ai 
besoin  de  mes  fonds...  Combien  te  faudrait-il? 

—  Vingt  louis. 

—  Quatre  cents  francs!...  Ah  çà  !  tu  crois  donc  que  je  n'ai 
qu'à  me  baisser  pour  ramasser  de  l'argent?...  Non,  ma  fille,  je 
suis  désolé,  mais  c'est  impossible. 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Tant  pis  alors,  nous  nous  laisserons  protester. 

—  Un  protêt!...  Malheureuse,  ce  serait  d'un  efîet  déplorable 
dans  le  pays  ! . . . 

—  Je  le  sais  bien,  mais  c'est  forcé,  puisque  ni  maman  ni  toi 
ne  pouvez  nous  venir  en  aide...  Il  n'y  a  qu'à  vous  que  nous  puis- 
sions nous  adresser,  n'est-ce  pas?  J'avais  pensé  qu'à  l'occasion  de 
ta  décoration,  tu  serais  peut-être  disposé  ànous  rendre  ce  service... 
C'est  impossible...  n'en  parlons  plus  ! 

—  Que  le  diable  vous  emporte  ! . . .  Vous  avez  des  façons  de 
me  mettre  le  couteau  sur  la  gorge  !...  Enfin,  je  ne  veux  pas  vous 
laisser  dans  un  pareil  pétrin...  Quand  les  autres  seront  partis, 
monte  dans  ma  chambre,  et  nous  chercherons  ensemble  quelque 
biais  pour  te  tirer  d'embarras...  Mais  surtout  que  ta  mère  ne  se 
doute  de  rien  ! . . . 

—  Merci,  petit  père  !...  Sois  tranquille,  et  à  tantôt  ! 

Elle  descendit  rapidement  les  degrés  du  perron.  Pendant  ce 
temps,  Charmois,  soucieux,  louchait  sur  son  ruban  rouge  et  com- 
mençait à  le  trouver  moins  décoratif. 

—  Mâtin,  songeait-il,  voilà  une  croix  qui  me  coûte  cher  !... 

m 

Désiré,  après  avoir  mis  en  lieu  sûr  la  rose  convoitée  par  ses 
sœurs,  était  descendu  au  jardin,  ou  Reine  versait  le  café.  Mais  il 
ne  s'attarda  pas  longtemps  autour  de  la  cave  à  liqueurs,  dont 
Firmin  Charmois  faisait  les  honneurs  à  la  ronde.  Il  vida  hâtive- 
ment sa  demi-tasse,  regagna  sa  chambre,  et  ayant  enveloppé  déli- 
catement dans  un  cornet  de  papier  blanc  la  rose  nouvelle,  il  se 
glissa  lestement  hors  de  la  maison. 

Il  descendit  la  rue  des  Bois,  dont  le  petit  ruisseau  de  la  Vive 
arrosait  l'un  des  fossés.  A  droite  de  cette  voie  encore  peu  habitée, 
des  jardinets  clos  de  haies  verdoyaient  au  long  du  ru,  et  des 
pavillons,  récemment  construits  par  un  spéculateur,  montraient 
çàetlà,  parmi  les  lilas  et  les  fusains,  leurs  façades  blanches  et 
leurs  toitures  de  tuiles  rouges,  presque  toutes  semblables.  Au 
bout  de  la  rue,  Désiré  tourna  à  gauche  et  déboucha  dans  le  cœur 
du  village,  sur  la  place  des  Quinconces,  dont  la  mairie  et  les 
écoles  bordaient  l'un  des  côtés.  Sur  les  trois  autres,  s'alignaient 
des  bâtisses  déjà  anciennes,  dont  les  rez-de-chaussée  étaient  pour 
la  plupart  occupés  par  des  boutiques.  Tout  le  commerce  du  pays  : 


DANS    LES    ROSES,  23 

l'officine  du  pharmacien,  deux  cafés,  deux  auberges,  des  magasins 
de  rouonnerie  et  d'épicerie,  les  bouchers  et  les  boulangers,  s'étaient 
rassemblés  dans  ce  quartier  central.  A  l'un  des  angles  et  en  retour 
sur  la  rue  de  l'Église,  se  dressait  la  maison  des  Touchebœuf. 

Bâtie  en  pierres  de  taille,  séparée  en  deux  corps  de  logis  par 
une  porte,  cochère  et  un  passage  voûté,  rlle  avait  l'aspect  cossu 
d'une  demeure  bourgeoise.  Les  fenêtres  du  rez-de-chaussée  étaient 
protégées  par  des  barreaux;  celles  du  premier  étage,  closes  par 
des  persiennes  grises.  Au-dessus  régnaient  de  vastes  greniers 
percés  de  lucarnes  rondes.  Au  milieu  de  l'attique  et  perpendicu- 
lairement à  la  porte  cochère,  la  toiture  d'ardoises  était  coupée 
par  une  sorte  de  gerbière  en  auvent,  aux  chevrons  de  laquelle 
surplombait  une  poulie  destinée  à  hisser  au  grenier  les  bottes  de 
foin  ou  de  paille,  à  l'époque  des  récoltes.  Eloi  Touchebœuf  avait 
fait  construire  lui-même  ce  confortable  logis,  à  l'époque  de  son 
mariage.  Il  en  habitait,  avec  sa  nièce,  la  majeure  partie,  et  louait 
le  surplus  au  professeur  Marins  Lavaur. 

Cet  Éloi  Touchebœuf  était,  avec  Charmois,  le  notable  le  plus 
important  et  le  plus  influent  de  Saint-Saviol.  Son  père,  Guil- 
laume Touchebœuf,  originaire  de  Normandie,  avait  amassé  une 
honnête  aisance,  qu'Eloi  avait  transformée  en  une  grosse  fortune 
gagnée  dans  le  commerce  des  grains  et  fourrages.  Il  passait  pour 
le  plus  riche  propriétaire  du  pays,  possédait  des  immeubles  un 
peu  partout,  non  seulement  sur  le  territoire  de  Saint-Saviol,  mais 
encore  sur  les  finages  voisins.  Il  était  féru  de  l'amour  de  la  terre 
et  ne  pouvait  voir  un  champ  vacant  sans  être  démangé  ^u  désir  de 
l'acheter  pour  s'arrondir.  En  revanche,  il  avait  horreur  de  vendre 
et  se  serait  plutôt  laissé  couper  un  morceau  de  sa  chair  que  de  se 
dessaisir  d'une  parcelle  de  pré  ou  de  jardin.  Ses  concitoyens  le 
surnommaient  le  Marquis  de  Carabas  et  racontaient  volontiers 
qu'il  s'était  marié  avec  sa  défunte  femme,  Catherine  Nivard, 
uniquement  pour  devenir  possesseur  de  deux  arpensde  pépinière, 
qui  jouxtaient  sa  propriété.  Il  avait,  disait-on,  épousé  les  terrains, 
et  Catherine  par-dessus  le  marché.  Celle-ci  montait  déjà  en  graine, 
lorsque  Touchebœuf  avait  jeté  sur  elle  son  dévolu.  Fille  d'un 
pépiniériste  malheureux  en  affaires  et  chargé  d'enfans,  elle  était 
l'aînée  de  trois  sœurs;  la  seconde,  Adeline  Nivard,  avait  mal 
tourné;  la  troisième,  Zélie,  veuve  d'un  sieur  Panvert,  était  morte, 
laissant  une  fille  unique.  M'""  Touchebanif,  elle,  n'avait  jamais 
donné  d'héritiers  à  son  mari,  et,  au  moment  de  doubler  le  cap 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  cinquantaine,  elle  avait  été  enlevée  à  son  tour  par  une 
fluxion  de  poitrine.  Alors  Touchebœuf,  se  sentant  par  trop  esseulé 
dans  sa  grande  maison,  s'était  décidé  à  prendre  avec  lui  sa  nièce 
par  alliance,  Sabine  Panvert,  devenue  orpheline. 

En  se  chargeant  de  l'enfant,  le  rusé  bonhomme  estimait  avoir 
fait  coup  double:  —  d'un  côté,  cette  adoption  lui  donnait  dans 
le  pays  une  réputation  de  générosité  et  de  bonté  qui  lui  avait 
jusque-là  été  refusée;  d'autre  part,  il  s'assurait  ainsi,  pensait-il, 
le  dévouement  d'une  fille  qui  serait  à  la  fois  pour  lui  une  ména- 
gère et  une  demoiselle  de  compagnie. 

En  efl'et,  dès  que  Sabine  touchait  à  la  seizième  année,  il  la 
retirait  de  l'école  des  sœurs  et  la  mettait  à  la  tète  du  ménage.  Elle 
tenait  ses  livres,  comptait  avec  la  servante  du  logis  et  souvent 
partageait  sa  besogne.  Touchebœuf  s'arrangeait  pour  ne  la  laisser 
jamais  désœuvrée.  En  hiver,  elle  s'occupait  des  lessives  et  repri- 
sait le  linge.  Pendant  la  belle  saison,  elle  travaillait  au  jardin  ou 
allait  surveiller  les  ouvriers  qui  binaient  dans  les  pépinières  ou 
dans  les  champs  de  fraisiers.  Le  soir,  elle  lisait  le  journal  à  son 
oncle.  Quand  elle  s'était  consciencieusement  acquittée  de  ces 
tâches  multiples,  Touchebœuf  se  montrait  bon  prince  et  lui  lais- 
sait volontiers  la  bride  sur  le  cou.  Elle  sortait  seule,  disposait  de 
ses  dimanches  à  son  gré,  et,  lorsque  venait  la  fête  patronale,  Eloi 
l'accompagnait  sous  la  tente  Collet  et  lui  octroyait  la  permission 
de  danser  tout  son  saoul,  pourvu  qu'elle  fût  la  première  levée  dès 
le  lendemain  matin,  et  qu'elle  dépêchât  sa  besogne  comme  de 
coutume. 

C'était  dans  une  de  ces  sauteries  de  la  fête  annuelle  que  Désiré 
et  Sabine  avaient  commencé  à  nouer  plus  intimement  connais- 
sance. Enfans,  ils  avaient  joué  ensemble,  puis,  après  la  première 
communion,  la  fillette,  devenue  pensionnaire  chez  les  sœurs,  et 
le  garçon  faisant  son  internat  au  lycée,  ils  s'étaient  perdus  de  vue  ; 
mais  plus  tard,  en  revoyant  la  jeune  fille  au  bal  et  en  dansant 
avec  elle,  Désiré  avait  senti  renaître  les  préférences  d'autrefois. 
Une  secrète  sympathie  les  attirait  l'un  vers  l'autre.  Comme  Char- 
mois  et  Touchebœuf  se  tutoyaient  et  entretenaient  des  rapports 
de  bonne  camaraderie,  un  commerce  de  visites  s'établissait  peu 
à  peu  entre  les  deux  familles.  En  revenant  des  champs,  Sabine 
entrait  de  temps  en  temps  à  la  Châtaigneraie  ;  Désiré  saisissait 
les  moindres  prétextes  pour  fréquenter  chez  les  Touchebœuf,  sur- 
tout quand  il  espérait  s'y  trouver  seul  à  seule  avec  la  nièce  du 


DANS    LES    ROSES.  25 

marchand  de  grains.  Ainsi,  insensiblement,  la  sympathie  d'au- 
trefois se  changeait  en. une  discrète  tendresse,  et  l'amour  se  met- 
tait de  la  partie.  Touchebœuf  était  trop  fin  pour  ne  pas  s'aperce- 
voir de  ce  qui  se  passait;  mais,  comme  l'éventualité  d'un  mariage 
entre  sa  nièce  et  le  fils  du  grand  rosiériste  de  Saint-Saviol  n'était 
pas  pour  lui  déplaire,  il  fermait  sournoisement  les  yeux  et  laissait 
l'eau  couler. 

Naturellement,  par  ce  clair  dimanche  de  juin,  le  jeune  Char- 
mois  se  dirigeait  vers  le  logis  de  Sabine,  et  c'était  pour  elle  qu'il 
avait  précieusement  enveloppé  dans  un  cornet  de  papier  la  nou- 
velle rose  épanouie  du  matin.  Quand  il  fut  en  facr  de  la  maison 
Touchebœuf,  il  s'arrêta  un  moment  pour  contempler  du  trottoir 
le  porche  entr'ouvert,  au  fond  duquel  on  apercevait  la  verte  per- 
spective du  jardin.  La  rue  était  solitaire  et  paisible;  au  loin,  dans 
l'église,  dont  le  massif  clocher  roman  s'élevait  au-dessus  des  toi- 
tures, on  entendait,  comme  un  bourdonnement,  la  chantante  psal- 
modie des  vêpres.  Le  village  s'endormait  aux  sons  de  cette  mu- 
sique berceuse.  Les  logis  clos  semblaient  déserts;  les  femmes 
étaient  au  salut  et  les  hommes,  à  l'auberge.  Touchebœuf  lui- 
même  devait  faire  sa  partie  de  manille  au  café  des  Quinconces.  Le 
moment  paraissait  donc  opportun  pour  causer  tranquillement  avec 
Sabine,  sans  crainte  d'être  dérangé  par  des  fâcheux,  et  il  fallait  se 
hâter  d'en  profiter.  Le  jeune  homme  se  glissa  sous  le  porche  et 
tira  discrètement  le  cordon  de  sonnette  pendu  à  la  porte  intérieure 
du  rez-de-chaussée.  Ce  fut  Sabine  elle-même  qui  vint  ouvrir. 

Elle  ne  parut  nullement  surprise  à  la  vue  du  visiteur.  Avec 
un  sourire  narquois  au  fond  des  yeux  et  sur  les  lèvres,  elle  de- 
meurait dans  l'entre-bâillement  de  la  porte,  une  main  appuyée  au 
chambranle  et  l'autre  posée  sur  la  serrure,  comme  pour  barrer 
le  passage. 

—  Bonjour,  mademoiselle  Sabine,  dit  Désiré,  et  il  ajouta  dis- 
crètement :  —  M.  Touchebœuf  est-il  chez  lui? 

—  Non,  monsieur  Désiré...  Depuis  le  temps,  vous  devriez 
bien  savoir  qu'à  cette  heure,  il  est  en  train  de  jouer  aux  cartes 
chez  Munerel...  Il  regrettera  d'avoir  perdu  votre  visite. 

Elle  disait  cela  d'un  ton  mi-sérieux  et  mi-plaisanl  et  en  môme 
temps,  avec  une  railleuse  espièglerie,  faisait  mine  de  refermer  la 
porte. 

—  Laissez-moi  entrer  tout  de  même!  supplia  comiquemont 
Désiré... 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Alors,  tout  en  s  effaçant  pour  lui  donner  accès,  la  malicieuse 
fille  répliqua  : 

—  Puisque  c'était  censément  pour  mon  oncle  que  vous  veniez, 
je  devrais  vous  renvoyer,  afin  de  vous  punir  de  votre  sournoi- 
serie... Mais  j'ai  pitié  de  vous...  Allons,  entrez! 

Elle  l'introduisit  dans  un  bureau  où  elle  se  tenait  et  qui  s'éclai- 
rait sur  le  jardin.  Par  la  fenêtre  ouverte  et  les  persiennes  mi- 
closes,  on  distinguait  au  dehors,  dans  une  flambée  de  soleil,  des 
buissons  de  chèvrefeuilles,  des  massifs  de  géraniums  rouges, 
puis  des  planches  de  légumes  encadrées  de  plates-bandes  fleuries. 
Une  lumière  diffuse,  assourdie,  enveloppait  l'ameublement  mo- 
deste et  vieillot  de  ce  cabinet  de  travail  :  le  bureau  d'acajou  en- 
combré de  factures,  surmonté  d'un  casier  où  s'alignaient  les  re- 
gistres et  les  livres  de  comptes  ;  le  fauteuil  de  moleskine  râpée  ; 
la  cheminée  décorée  d'une  pendule  d'albâtre  qui  ne  marchait 
plus  et  d'une  série  de  bocaux  remplis  d'échantillons  de  grai- 
nes; les  chaises  aux  sièges  de  crin  noir  et  luisant,^  et  une  table 
ronde  à  dessus  de  marbre  où  Sabine  avait  posé  le  cahier  de 
feuilletons  qu'elle  était  en  train  de  lire.  —  La  jeune  fille  res- 
tait debout,  adossée  à  la  tablette  de  la  cheminée,  et  un  rais  de 
soleil  glissant  par  les  interstices  des  persiennes  effleurait  sa  figure 
rieuse. 

Sabine  avait  vingt  ans.  Ni  trop  petite,  ni  trop  grande,  elle  était 
harmonieusement  équilibrée.  Une  robe  très  simple  de  crépon 
bleu  marine  moulait  étroitement  ses  rondes  épaules,  sa  taille 
svelte  et  sa  poitrine  doucement  gonflée.  Son  cou  très  blanc  sup- 
portait une  tête  bien  construite,  dont  les  cheveux  châtains,  re- 
levés en  une  seule  masse  et  noués  en  un  épais  chignon,  déga- 
geaient élégamment  la  nuque.  Elle  avait  un  teint  clair,  de  fins 
sourcils  foncés,  de  grands  yeux  bruns  baignés  de  lumière  et  de 
tendresse.  Ses  traits  étaient  réguliers,  à  l'exception  pourtant  du 
menton  un  peu  trop  proéminent  et  de  la  bouche  un  peu  trop 
grande  ;  mais  ce  menton  à  fossette  était  si  amoureusement  mo- 
delé, les  lèvres  pulpeuses  découvraient  de  si  jolies  dents,  que  ces 
légères  imperfections  donnaient  un  attrait  de  plus  à  l'ensemble. 
Il  y  avait  dans  ce  corps  élastique  et  souple  un  rayonnement  de 
belle  gaieté,  une  saveur  voluptueuse  d'exubérante  jeunesse,  une 
santé,  qui  réjouissaient  le  cœur  et  les  yeux. 

Cambrée  et  souriante,  elle  dévisageait  Désiré,  debout  de  l'autre 
côté  de  la  table,  les  mains  nouées  derrière  le  dos  pour  dissimuler 


DANS    LES    ROSES.  27 

la  rose  qu'il  maintenait  délicatement  dans  son  cornet  de  papier 
blani'. 

—  Pourquoi  cette  mine  mystérieuse  et  que  cachez-vous  dans 
ce  papier?  demanda  Sabine. 

—  C'est  une  nouvelle  rose  que  j'ai  obtenue  dans  nos  serres; 
elle  s'est  épanouie  ce  matin,  et  j'ai  voulu  vous  l'offrir  pour  que 
vous  m'autorisiez  à  lui  donner  votre  nom. 

Vivement,  il  lui  présentait  le  cornet,  que  Sabine  détortillait 
avec  précaution.  A  la  vue  de  la  rose  aux  pétales  carminés  et 
orangés,  elle  poussa  une  exclamation  : 

—  Ça,  c'est  gentil!,..  Comme  elle  est  mignonne  et  qu'elle  sent 
bon! 

Ses  narines  se  gonflèrent  pour  respirer  la  rose  double  qu'elle 
approchait  de  ses  lèvres;  elle  la  posa  ensuite  dans  un  verre  sur  la 
table. 

—  C'est  la  première  et  la  seule  qui  existe  en  France,  con- 
tinua Désiré,  et  si  vous  le  voulez  bien,  elle  s'appellera  la  «  Belle 
Sabine  ». 

—  Comment,  si  je  le  veux?...  J'en  suis  très  fière  et  je  vous 
remercie  tout  plein!... 

Elle  s'était  avancée  et  lui  tendait  ses  deux  mains.  Désiré  les 
prit  et  les  garda  un  bon  moment  serrées  dans  les  siennes.  Il  ne  se 
décidait  plus  à  les  quitter.  Une  chaleur  monta  aux  joues  de  la 
jeune  fille  et  les  colora  d'une  nuance  pareille  au  carmin  de  la 
ileur  dont  elle  était  devenue  la  marraine.  Ses  yeux  bruns  s'illumi- 
nèrent, puis,  lentement,  elle  dégagea  ses  mains  et  murmura  : 

—  Asseyez-vous  dans  le  fauteuil  et  contez-moi  l'histoire  de 
votre  rose. 

Il  lui  obéit  et,  l'un  en  face  de  l'autre,  les  genoux  se  touchant 
presque,  ils  demeurèrent  un  moment  silencieux,  pour  se  remettre 
de  la  sourde  émotion  causée  par  cette  étreinte  délicieusement 
prolongée.  Puis  Désiré,  d'une  voix  légèrement  altérée,  commença 
le  récit  de  ses  tentatives  heureuses  pour  acclimater  cette  rose  ori- 
ginaire de  la  Chine. 

—  Savcz-vous,  s'écria  la  jeune  lille,  que  c'est  un  grand  hon- 
neur pour  moi  de  donner  mon  nom  à  une  Heur  qui  va  figurer  sur 
les  catalogues  que  vous  envoyez  dans  le  monde  entier?...  Est-ce 
que  vos  sœurs  n'en  seront  pas  jalouses? 

—  Elles  le  sont  déjà,  répondit  Désiré  en  riant,  mais  je  m'en 
moque  un  peu  ! 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Moi  pas...  J'ai  en  idée  qu'elles  ne  m'aiment  guère,  et  elles 
vont  me  détester  bien  plus  encore  maintenant...  Pour  ce  qui  est 
de  M"*  Vigneron,  ça  ne  m'inquiète  pas  ;  elle  est  trop  en  l'air  pour 
avoir  le  temps  de  s'occuper  de  son  prochain  ;  mais  M""®  Léontine 
est  méchante...  Quand  nous  nous  rencontrons  dans  l'escalier, 
c'est  à  peine  si  elle  me  regarde,  et  elle  marcherait  volontiers  sur 
moi...  Elle  est  capable  de  me  desservir  auprès  de  votre  père... 

—  Ne  craignez  donc  rien...  Si  elle  s'en  avisait,  je  la  remet- 
trais vite  à  sa  place...  Quand  elle  a  voulu  épouser  son  professeur, 
elle  n'a  demandé  le  conseil  de  personne;  je  me  passerai  aussi  de 
sa  permission,  quand  viendra  mon  tour  de  me  marier... 

En  même  temps,  il  coulait  vers  Sabine  un  regard  plein  d'élo- 
quente tendresse.  La  jeune  fille  reprit  avec  une  moue  souriante  : 

—  Vous  êtes  donc  toujours  dans  les  mêmes  intentions? 

—  Plus  que  jamais...  Je  vous  aime,  Sabine,  je  vous  veux, 
déclara  résolument  le  jeune  homme,  et  le  plus  tôt  sera  le  mieux! 

—  Pourquoi  tant  de  hâte?  murmura- t-elle  en  rougissant  de 
nouveau;  ne  sommes-nous  pas  heureux  ainsi?  Pourquoi  ne  pas 
goûter  tranquillement  le  bonheur  d'être  ensemble,  sans  préci- 
piter les  choses?... 

—  Il  faudra  pourtant  bien  sortir  de  l'incertitude  et  nous  expli- 
quer un  jour  nettement,  vous  avec  votre  oncle  et  moi  avec  mes 
parens... 

—  Sans  doute,  mais  quand  je  songe  à  ce  jour-là,  j'ai  peur. 

—  Peur  de  quoi? 

—  Je  ne  sais...  Peur  de  l'imprévu,  peur  d'une  mauvaise 
chance  qui  gâte  tout  et  nous  sépare... 

—  Raison  de  plus  pour  nous  hâter...  Quoi  qu'il  arrive,  Sabine, 
soyez  sûre  que  rien  ne  pourra  me  séparer  de  vous...  Je  vous  aime 
trop  et  nous  n'aurons  pas  à  craindre  de  malchance,  si  vous 
m'aimez  un  peu,  vous  aussi. 

—  Est-ce  que  vous  en  douteriez,  par  hasard?  répliqua-t-elle 
en  riant. 

Elle  lui  avait  rendu  ses  deux  mains  et  il  les  serrait  silen- 
cieusement. Les  paumes  qui  se  touchaient  faisaient  passer  une 
langueur  brûlante  dans  leurs  veines,  et  leur  poitrine  se  gonflait. 
Ils  restaient  muets,  les  regards  fondus  l'un  dans  Tautre,  écou- 
tant comme  en  un  rêve  le  sourd  bourdonnement  des  insectes  dans 
les  chèvrefeuilles  du  jardin.  Le  bruit  d'une  clef  tournant  dans  la 
serrure  de  la  porte  d'entrée  les  réveilla  en  sursaut.  Leurs  mains 


DANS    LES    ROSES.  29 

se  quillèrent  brusquement.  C'était  l'oncle  qui  revenait  du  caf6  et 
dont  le  pas  iourd  résonnait  sur  le  dallage  du  couloir. 

Une  minute  après,  il  ouvrait  toute  grande  la  porte  du  bureau  : 

—  Ha!  ha!  dit-il  avec  un  malin  sourire  et  une  œillade  jetée 
obliquement  sur  les  deux  jeunes  gens,  on  n'a  pas  l'air  de  s'en- 
nuyer ici!...  Quand  le  chat  est  parti,  les  souris  dansent  sur  la 
table... 

—  J'étais  venu  pour  vous  donner  le  bonjour,  monsieur  Tou- 
chebœuf,  murmura  le  jeune  homme  en  se  levant. 

—  Et  au  lieu  de  moi,  tu  n'as  pas  été  fâché  de  trouver  Sabine? 
interrompit  le  marchand  de  fourrages,  avec  un  gros  rire  finaud. 

Grand,  robuste,  le  dos  large  et  les  épaules  solides,  Eloi  Tou- 
chebœuf,  bien  que  touchant  à  sa  soixante-cinquième  année, 
paraissait  encore  dans  la  force  de  l'âge.  Membre  et  taillé  comme 
un  chêne,  il  dressait  sur  un  cou  hàlé  sa  tête  dure  et  carrée  de 
paysan  normand.  Sa  face  rasée  au  teint  clair  avait  un  caractère 
singulier  de  rusticité  et  de  cautèle  goguenarde.  Les  lèvres  étaient 
minces,  prudentes  et  ironiques.  Sous  des  sourcils  broussailleux, 
les  yeux  se  voilaient  d'ordinaire  d'une  bonhomie  rusée  qui  trom- 
pait les  naïfs;  mais,  à  la  moindre  contradiction,  de  menaçans 
éclairs  traversaient  les  prunelles  grises  et  trahissaient  un  esprit 
despotique  et  vindicatif.  Il  affectait  dans  sa  tenue  une  simplicité 
qui  allait  jusqu'à  la  négligence;  le  dimanche,  à  la  vérité,  pour  se 
montrer  à  la  grand'messe,  il  endossait  une  redingote  noire  et  se 
coiffait  d'un  petit  chapeau  de  paille,  qui  lui  donnaient  l'air  d'un 
bourgeois  en  villégiature;  en  revanche,  pendant  la  semaine,  il 
circulait  par  les  rues,  vêtu  d'une  blouse  bleue  flottante  qui  le  fai- 
sait ressemblera  un  maquignon.  En  toutes  choses,  il  préférait  le 
fond  à  l'apparence.  Conscient  de  sa  force  et  de  son  influence,  peu 
lui  importait  qu'on  le  prît  pour  ce  qu'il  n'était  pas.  Simple  con- 
seiller municipal,  il  menait  en  dessous  main  les  affaires  de  la 
commune.  Plus  d'une  fois  on  lui  avait  offert  la  mairie  ;  mais  il 
ne  se  souciait  point  de  fonctions  honorifiques  où  il  fallait  trop 
souvent  desserrer  les  cordons  de  sa  bourse  et  engager  sa  respon- 
sabilité. Il  aimait  mieux  se  servir  du  vieux  maire  Delor)',  vieil- 
lard sans  initiative  et  sans  volonté,  qu'il  pétrissait  et  maniait  à 
son  gré. 

Tandis  qu'il  interpellait  Désiré  de  son  ton  gouailleur,  Touche- 
bœuf  jetait  sournoisement  un  regard  circulaire,  et  rien  n'échappait 
à  sa  clairvoyance  :  ni  les  deux  sièges  très  rapprochés,  ni  la  rose 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étalée  dans  un  verre.  Il  se  pencha  vers  la  fleur  et  la  prit  csirieu- 
sement  entre  ses  gros  doigts  aux  phalanges  poilues  : 

—  Hé  !  hé  !  Voilà  un  joli  brin  de  rose  qui  ne  vient  pas  de  notre 
jardin!... 

—  Non,  répondit  Sabine,  c'est  un  cadeau  de  M.  Désiré...  une 
nouvelle  espèce  qu'il  a  obtenue  et  à  laquelle  il  a  l'amabilité  de 
donner  mon  nom. 

—  C'est  gentil  à  toi,  mon  garçon'  d'avoir  pensé  à  ma  nièce... 
Mais,  sapristi!  ce  n'est  pas  dans  un  verre,  c'est  au  corsage  de 
Sabine  qu'il  fallait  placer  cette  fleur  qui  portera  son  nom  à  la  pro- 
chaine exposition...  Allons,  ajouta-t-il  en  remettant  hi  tige  verte 
dans  la  main  de  Désiré,  attache-l'y  toi-même,  nigaud,  et  em- 
brasse la  fillette,  je  t'y  autorise... 

Désiré  ne  se  le  fit  pas  répéter,  il  posa  deux  baisers  sur  les 
joues  de  Sabine,  puis  se  mit  en  devoir  de  fixer  la  rose  entre  les 
boutons  du  corsage;  mais  il  s'y  prenait  si  gauchement  que  la 
jeune  fille  fut  obligée  de  lui  venir  en  aide,  et  leurs  doigts  se 
frôlèrent  un  moment,  tandis  que  Touchebœuf  les  contemplait 
avec  un  sourire  matois. 

—  On  voit,  disait-il,  que  tu  n'as  pas  l'habitude!...  Sabine,  va 
dans  la  salle  quérir  la  bouteille  de  brou  de  noix  et  trois  verres... 
Nous  boirons  à  ta  santé. 

Quand  Sabine  fut  rentrée  avec  la  liqueur  et  que  les  verres 
furent  remplis,  Touchebœuf  reprit,  en  reluquant  le  corsage  fleuri 
de  sa  nièce  : 

—  Mes  complimens,  mon  petit,  ta  rose  est  réussie  comme 
forme  et  comme  couleur...  Hé!  hé!...  cette  fleur-là  va  rapporter 
gros  à  la  maison  Charmois...  Maintenant  que  ton  père  est  décoré, 
il  vendra  ses  rosiers  deux  fois  plus  cher...  A  ta  santé!...  U  aura, 
ma  foi!  raison,  et  ce  n'est  pas  moi  qui  le  chicanerai  là-dessus... 
Devant  les  industriels  qui  gagnent  honnêtement  et  habilement 
leur  argent,  j'ôte  mon  chapeau  et  je  salue...  Mais  les  propres  à 
rien  qui  se  pavanent  dans  la  rue  en  faisant  sonner  des  écus  ramas- 
sés dans  la  boue  du  ruisseau...  ceux-là,  je  leur  crache  dessus!... 
Sais-tu,  poursuivit-il  en  se  tournant  vers  Sabine,  sais-tu  à  propos 
de  quoi  je  dis  ça?...  C'est  que  je  viens  de  rencontrer  sur  les  Quin- 
conces ta  tante  Nivard,  parée  comme  une  châsse  et  insolente 
comme  une  poissarde... 

Cet  homme  fort,  auquel  tout  réussissait  et  qui  se  flattait  de 
tenir  la  commune  dans  sa  main,  souffrait  pourtant  d'une  blessure 


DANS    LES    ROSES.  31 

d'amour-propre  que  chaque  jour  irritait  et  envenimait.  Trois  ans 
auparavant,  la  seconde  sœur  de  sa  défunte  femme,  cette  Adeline 
Nivard  qui  avait  mal  tourné  était  revenue  s'établir  à  Saint-Saviol. 
Après  une  jeunesse  très  agitée,  la  dame  était  devenue  la  gouver- 
nante et  la  maîtresse  d'un  vieux  médecin  des  environs  de  Long- 
jumeau,  et  celui-ci,  autant  pour  la  récompenser  de  ses  «  ser- 
vices »  de  toute  nature  que  pour  jouer  un  tour  à  de  lointains 
héritiers,  avait,  en  mourant,  légué  par  testament  en  due  forme  tous 
ses  biens  à  son  équivoque  dame  de  compagnie.  Aussitôt  après 
l'entrée  en  possession  de  cette  fortune,  évaluée  au  bas  mot  à  trois 
cent  mille  francs,  Adeline  Nivard  s'était  empressée  d'acheter  à 
Saint-Saviol  une  maison,  avec  le  clos  attenant,  et  de  s'y  établir,  afin 
d'éblouir  de  sa  prospérité  les  gens  qui  l'avaient  connue  jadis 
besogneuse  et  fort  mal  en  point.  Cette  intrusion  contre  laquelle  il 
ne  pouvait  rien,  ce  fâcheux  voisinage  d'une  fille  dont  la  vie  scan- 
daleuse était  connue  de  tous,  suppliciaient  chaque  jour  davantage 
Touchebœuf,  exposé  aux  quotidiennes  avanies  de  cette  créature 
dont  rougissait  la  famille.  Adeline  Nivard  se  rendait  parfaitement 
compte  de  l'irritation  que  sa  présence  causait  à  son  beau-frère  et, 
comme  elle  avait  des  raisons  particulières  de  le  haïr,  elle  saisissait 
impitoyablement  toutes  les  occasions  de  retourner  le  dard  dans  la 
blessure. 

—  Oui,  s'écria  Touchebœuf,  en  frottant  son  large  dos  contre 
sa  chaise,  avec  le  mouvement  d'un  taureau  qui  cherche  à  se  débar- 
rasser des  banderilles  enfoncées  dans  sa  chair,  croirais-tu  que  cette 
donzelle,  en  revenant  des  vêpres...  car  ça  va  à  l'église!...  a  eu  le 
toupet  d'entrer  au  café  Munerel  où  j'achevais  ma  partie  de  ma- 
nille... Elle  a  traversé  la  salle  en  me  narguant  et  en  me  balayant 
de  ses  jupes.  Naturellement,  les  copains  buvaient  du  lait  en  me 
voyant  vexé...  Ma  parole,  je  me  tenais  à  quatre  pour  ne  pas  admi- 
nistrer une  volée  à  la  drôlesse! 

—  Ne  vous  faites  donc  pas  de  bile,  mon  oncle,  Adeline 
n'en  vaut  pas  la  peine,  et  vous  la  vexerez  bien  plus  en  affectant 
de  ne  pas  la  remarquer...  Du  reste,  à  cette  heure,  il  paraît 
qu'elle  s'est  rangée;  elle  se  tient  mieux  et  ne  fait  plus  parler 
d'elle. 

—  Parbleu!...  A  cinquante  ans,  elle  est  bien  obligée  de  dé- 
teler... N'empêche  que  ça  me  fiche  malheur  de  la  rencontrer  h 
chaque  instant,  traînant  ses  toilettes  par  les  rues,  et  d'entendre 
chuchoter  derrière  moi  :  «  Vous  voyez  bien,  cette  vieille  poupée?... 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  la  belle-sœur  à  Touchebœuf.  »  Alors  j'ai  envie  de  l'em- 
poigner à  bras-le-corps...  et  de... 

Désiré  n'avait  pu  retenir  un  sourire.  Touchebœuf  lui  lança 
un  regard  acerbe  et  grommela  malignement  : 

—  Enfin,  quoi?  dans  toutes  les  familles,  on  a  ses  brebis  ga- 
leuses... 

Le  jeune  homme,  moins  amusé  que  gêné  par  ces  récrimi- 
nations d'un  ordre  intime,  se  levait  pour  prendre  congé. 

—  Tu  t'en  vas  déjà!  protesta  Touchebœuf,  gouailleur;  est-ce 
que  tu  rentres  à  la  Châtaigneraie?  —  Et,  sur  la  réponse  affir- 
mative de  Désiré,  il  ajouta  : 

—  Eh  bien  !  aie  l'obligeance  de  dire  à  ton  père  que  je  voudrais 
l'entretenir  d'une  affaire  «  conséquente  »...  Pas  la  peine  qu'il  se 
dérange...  Demain  matin,  j  irai  voir  mes  fraisiers  de  la  sente  des 
Saussaies...  C'est  à  deux  pas  de  chez  vous...  Si  Charmois  peut 
venir  m'y  trouver  vers  les  dix  heures,  nous  aurons  à  causer  sé- 
rieusement. 

Désiré  rougit  en  pensant  que,  dans  cet  entretien,  il  serait  sans 
doute  question  de  son  amour  pour  Sabine,  et  celle-ci  eut  proba- 
blement la  même  idée,  car  la  poignée  de  main  qu'elle  donna  au 
jeune  Charmois  fut  plus  nerveuse  et  plus  démonstrative  que 
d'habitude. 

—  Demain,  dix  heures,  n'oublie  pas!  répéta  Touchebœuf,  en 
l'accompagnant  jusqu'au  porche  de  la  rue. 

—  Il  n'y  a  pas  de  danger,  monsieur  Touchebœuf,  votre  com- 
mission sera  faite. 

IV 

Désiré  se  trompait  dans  ses  suppositions.  Les  questions  d'ordre 
sentimental  ne  pesaient  pas  plus  sur  les  déterminations  d'Eloi 
Touchebœuf  qu'un  papillon  sur  la  maîtresse  branche  d'un  chêne. 
Il  ne  niait  pas  le  sentiment,  mais  il  le  traitait  de  quantité  négli- 
geable, bonne  tout  au  plus  à  être  jetée  dans  la  balance  quand  on 
n'avait  besoin  que  d'un  fétu  pour  la  faire  trébucher;  il  s'en  servait 
parfois  pour  convaincre  les  naïfs,  mais  jamais  il  ne  lui  accordait 
d'influence  sur  ses  propres  résolutions. 

L'affaire  importante  dont  il  voulait  entretenir  Firmin  Char- 
mois était  de  nature  prosaïque  et  d'un  intérêt  tout  à  fait  pra- 
tique. Elle  se  rattachait  au  tracé  d'une  route  vicinale  que  les  in- 


DANS    LES    KOSES.  33 

génieiirs  de  la  Seine  voulaient  faire  passer  sur  l'emplacement  d'un 
chemin  rural  nommé  la  Sente  des  Saussaies.  Les  quelques  habi- 
tans  des  maisons  situées  en  bordure  de  cette  sente  mal  frayée, 
s'étaient  lassés  de  patauger  dans  la  boue  pendant  six  mois  de 
l'année;  par  une  pétition  adressée  au  mairr,  ils  insistaient  pour 
que  le  nouveau  projet  lut  adopté,  et  cela,  disaient-ils,  avec  d'au- 
tant plus  de  raison  que  ce  tracé  raccourcissait  le  trajet  du  village 
à  la  station  d'Antony.  Ce  n'était  pas  l'opinion  de  Touchebœuf. 
Propriétaire  de  champs  de  fraisiers  dans  la  contrée  des  Saus- 
saies, la  pensée  de  céder  une  parcelle  de  sa  terre  lui  déchirait 
le  cœur.  Il  se  souciait  médio  crement  des  lamentations  des  pos- 
sesseurs de  propriétés  bâties,  mais  il  ne  se  résignait  pas  à  se  sé- 
parer du  moindre  bout  de  champ,  et  il  se  proposait  de  deman- 
der au  département  un  si  gros  prix  que  ses  prétentions  exagérées 
rebuteraient  les  ingéni  eurs.  Toutefois,  pour  donner  plus  de  force 
à  sa  résistance,  il  lui  falla  it  se  ménager  un  allié,  et  il  avait  jeté 
les  yeux  sur  le  rosiériste  ,  qui  possédait,  lui  aussi,  des  pépinières 
dans  les  Saussaies.  C'est  pourquoi  il  lui  avait  assigné  un  ren- 
dez-vous sur  le  terrain  même,  afin  d'y  trouver  un  argument  ir- 
résistible pour  amener  Gharmois  à  lui  prêter  main-forte. 

Le  lendemain,  dès  avant  neuf  heures,  il  arpentait  son  champ, 
très  affairé  en  apparence  à  examiner  ses  fraises  mûrissantes,  mais 
en  réalité  uniquement  occupé  à  ruminer  les  raisonnemens  qui 
agiraient  le  plus  efficacement  sur  son  collègue  du  Conseil  muni- 
cipal. L'heure  approchant,  il  était  allé  s'adosser  à  la  cloison  de  la 
logette  couverte  de  chaume  où,  pendant  la  saison  des  fraises,  les 
propriétaires  passent  parfois  la  nuit,  afin  de  dépister  les  marau- 
deurs. De  là,  il  voyait  en  contre-bas  la  sente  glaiseuse  serpenter 
entre  les  pépinières,  les  fraisières  et  les  maisons  semées  çà 
et  là. 

Au  moment  où  l'horloge  de  Saint-Saviol  sonnait  dix  heures, 
il  aperçut  enfin  un  chapeau  de  paille  surgir  au-dessus  des  haies, 
et  reconnut  Firmin  Charmois  qui  arrivait  ponctuellement  au 
rendez-vous.  Alors  il  feignit  de  nouveau  d'être  absorbé  par  l'in- 
spection de  ses  fraisiers  et  demeura,  le  dos  courbé,  jusqu'au  mo- 
ment où  Charmois  lui  tapa  familièrement  sur  l'épaule.  Il  se  re- 
tourna, comme  surpris  à  l'improviste  : 

—  Ah!  te  voilà,  Firmin!  dit-il  d'un  ton  bourru...  Je  suis  en 
train  de  constater  les  dégâts  des  maraudeurs,  et  je  suis  furieux.. 
C'est  bien  la  peine  que  la  commune  paie  un  garde  champêtre  ! 

TOJIE  CXLVIll.   —   1898.  3 


34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  moule  de  Grimblot  dort  sur  ses  deux  oreilles  pendant  qu'on 
nous  vole  nos  récoltes...  Il  faudra  que  je  vienne  m'embusquer  ici, 
une  nuit,  avec  ma  carabine,  et  si  je  pince  un  rôdeur,  je  lui  salerai 
les  jambes... 

—  Tu  es  féroce,  mon  vieux,  repartit  Gharmois  en  riant... 
Dans  ta  position,  ce  n'est  pas  un  ou  deux  paniers  de  fraises  qui 
t'appauvriront,  et  il  n'y  a  pas  là  de  quoi  fusiller  les  gens... 

—  On  doit  défendre  son  bien...  Moi,  je  suis  pour  le  respect 
de  la  propriété;  si  nous  n'y  mettons  pas  bon  ordre,  on  nous 
tondra  bientôt  la  laine  sur  le  dos...  D'ailleurs  un  sou  est  un 
sou;  rw^ema;*;  vaut  cinquante  centimes  le  kilo  aux  Halles,  et  je 
ne  me  soucie  pas  d'en  faire  cadeau  aux  vagabonds  de  la  banlieue... 

—  Je  suppose,  interrompit  ironiquement  Gharmois,  que  ce 
n'est  pas  pour  me  parler  de  tes  fraises  que  tu  m'as  donné  rendez- 
vous  ce  matin? 

—  Farceur!  dit  Touchebœuf  en  appliquant  une  bourrade  au 
rosiériste.  —  Il  était  redevenu  soudain  de  bonne  humeur  et  avait 
pris  amicalement  le  bras  de  son  compère. 

Il  continua,  en  l'entraînant  vers  le  hangar  : 

—  Viens  nous  asseoir  dans  la  logette,  nous  y  causerons  plus 
tranquillement...  On  se  porte  bien  chez  toi?... 

—  Mais  oui,  tout  à  la  douce...  Les  affaires  marchent  assez. 

—  Pardine!  l'eau  va  toujours  à  la  rivière...  Te  voilà  médaillé, 
décoré...  tous  mes  complimens...  Tu  es  un  homme  heureux  ! 

—  Tu  parles  comme  mon  gendre  Vigneron  !  répliqua  Firmin 
avec  une  légère  amertume...  Il  avait  encore  sur  le  cœur  les  bou- 
tades acrimonieuses  du  sous-chef  et  les  sept  cents  francs  soutirés 
par  ses  deux  filles;  il  ajouta  en  soupirant  : 

—  Toutes  les  médailles  ont  leur  revers... 

—  Ta  ta  ta!...  Ne  te  plains  donc  pas  de  ce  que  la  mariée  est 
trop  belle...  Tu  es  un  homme  heureux,  je  le  répète...  Le  ruban 
rouge  a  doublé  ton  crédit  dans  la  commune  et  tu  seras  maire  quand 
tu  le  voudras... 

—  A  moins  qu'on  ne  te  donne  l'écharpe  aux  prochaines  élec- 
tions, répliqua  Charmois  en  regardant  fixement  son  interlocuteur. 

—  Oh!  moi,  repartit  ce  dernier  d'un  air  détaché,  tu  sais  ma 
façon  de  penser  ;  je  déteste  de  me  mettre  en  avant,  et  la  mairie  ne 
me  tente  guère...  Je  ne  te  barrerai  donc  pas  le  chemin,  et  tu  peux 
au  contraire  compter  sur  moi  pour  te  donner  au  besoin  un  coup 
d'épaule...  Le  vieux  Delory  va  démissionner;  tu  seras  à  la  tète  de 


DANS    LES    ROSES.  35 

la  municipalité  après  les  élections  d'avril;  et  c'est  précisément  à 
propos  des  affaires  communales  que  je  désire  causer  avec  toi,  ce 
matin... 

Ils  s'étaient  assis  sur  le  banc  de  la  logette  et  apercevaient 
devant  eux,  par  la  porte  béante,  la  campagne  plantureuse  et  verte, 
sur  laquelle  couraient  de  brusques  coups  de  soleil  :  les  seigles 
mouvans,les  champs  de  groseilliers,  les  clos  fleuris  et  les  vergers 
oîi  chantaient  les  loriots  mans^eurs  de  cerises . 

—  L'affaire  du  chemin  des  Saussaies  va  revenir  à  la  prochaine 
session  du  Conseil,  reprit  Touchebœuf,  et  la  Préfecture  va  nous 
demander  si  nous  approuvons  définitivement  le  nouveau  tracé... 
Quel  est  ton  avis  là-dessus?... 

—  Dame,  je  pense  qu'il  sera  difficile  de  ne  pas  tenir  compte 
de  la  réclamation  des  habitans...  La  sente  devient  impraticable  en 
hiver,  et  les  enfans  risquent  de  choir  dans  la  bouo  quand  ils  se 
rendent  à  l'école, 

—  Moi,  la  bouc  ne  m'a  jamais  gêné,  riposta  férocement  Tou- 
chebœuf; aussi  n'ai-je  pas  signé  la  pétition,  et  cependant  j'ai, 
comme  toi,  deux  cents  mètres  en  bordure  sur  le  chemin...  Est-ce 
que  la  boue  t'a  jamais  empêché  de  visiter  tes  pépinières? 

—  Nous  deux,  c'est  différent...  Nous  n'habitons  pas  les  Saus- 
saies et  nous  ne  sommes  pas  forcés  d'y  passer  à  toute  heure  du 
jour...  Si  tu  y  avais  une  maison,  tu  chanterais  sur  un  autre  air... 

—  Possible...  Je  n'ai  pas  à  raisonner  sur  des  suppositions;  je 
prends  les  choses  dans  l'état  où  elles  sont  et  je  ne  me  soucie  pas  de 
céder,  de  mon  plein  gré,  deux  cents  mètres  carrés  de  bonne  terre 
au  département...  Si  on  m'y  force,  je  mettrai  les  pouces,  naturel- 
lement, mais  je  demanderai  qu'on  me  paie  en  conséquence...  Et 
voilà  où  je  voulais  en  venir...  Tu  es  propriétaire  aux  Saussaies 
dans  les  mêmes  conditions  que  moi  ;  on  te  prendra  à  peu  près 
autant  de  terrain  qu'à  moi  ;  par  conséquent,  nous  sommes  tous 
deux  les  maîtres  de  la  situation  et  rien  ne  nous  oblige  à  faire  des 
largesses  au  département...  Est-ce  clair? 

—  Parfaitement  clair...  Seulement,  si  nous  tenons  la  dragée 
trop  haute,  la  Préfecture  nous  enverra  promener  et  les  riverains 
continueront  à  patauger  dans  un  marécage... 

—  Eh  bien!  après?...  Le  beau  malheur,  si  les  ingénieurs 
renonçaient  à  leur  tracé!...  Mais  je  n'en  crois  rien...  Ils  sont 
tenaces  et  entêtés  comme  des  mules;  je  les  connais,  ils  n'en  vou- 
dront point  démordre,  et  la  dépense  ne  les  arrêtera  pas.  Ça  leur  est 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

égal,  à  eux;  ils  ne  prennent  pas  l'argent  dans  leur  poche,  mais 
dans  celle  des  contribuables!...  Par  conséquent,  il  est  juste  que 
nous  en  profitions  pour  tirer  un  gros  prix  de  nos  terrains. 

Charmois  demeurait  pensif  et  paraissait  très  affairé  à  fouiller 
de  sa  canne  le  sol  sablonneux  de  la  cabane.  Il  reconnaissait  la 
solidité  des  raisonnemens  de  son  copain,  et  cependant,  instincti- 
vement, il  se  méfiait  : 

—  Oh!  dit-il  en  relevant  la  tête,  un  gros  prix!...  Combien 
penses-tu  donc  qu'ils  nous  donneront  du  mètre? 

—  Dame,  au  jour  d'aujourd'hui,  dans  les  champs  en  plein 
rapport,  comme  les  nôtres,  la  terre  vaut  dix  francs  le  mètre  carré, 
au  bas  mot;  mais  le  département  devra,  en  outre,  nous  indem- 
niser du  dommage  qu'il  nous  cause  en  coupant  nos  propriétés  par 
le  milieu...  Nous  ne  serions  que  raisonnables  en  demandant  vingt 
francs  du  mètre...  Ce  qui  nous  rapporterait,  à  raison  de  deux  cents 
mètres  carrés,  à  chacun  quatre  beaux  billets  de  mille  francs. 

Le  rosiériste  dressait  les  oreilles.  Quatre  mille  francs,  c'était 
un  joli  denier;  et  cela  viendrait  à  point  pour  boucher  bien  des 
trous...  D'abord,  il  rentrerait  dans  les  sept  cents  francs  dont  sa 
caisse  s'était  allégée  en  faveur  de  Florence  et  de  Léontine...  Et 
puis,  il  pourrait  renouveler  largement  ses  approvisionnemens 
d'églantiers... 

—  Quatre  mille  francs!  répéta-t-il  tout  haut,  ne  te  monte 
donc  pas  le  coup,  Touchebœuf,  les  ingénieurs  nous  riront  au  nez! 

—  Oui,  si  nous  agissons  séparément;  non,  si  nous  savons 
nous  entendre  et  montrer  do  la  fermeté. 

—  Hum!  il  y  a  du  pour  et  du  contre... 

Firmin  retombait  dans  ses  réflexions.  La  proposition  était 
tentante,  et  cependant,  avec  son  sens  droit  et  sa  loyauté  native,  il 
soupçonnait  là-dessous  je  ne  sais  quoi  de  louche,  et  cherchait  un 
biais  pour  se  dispenser  de  répondre  carrément.  Pendant  une 
demi-minute,  ils  restèrent  silencieux,  regardant  machinalement 
la  plaine  ensoleillée.  Une  exquise  odeur  d'œillets  s'exhalait  des 
jardins  fleuristes  du  voisinage,  et  les  loriots  continuaient  à  jeter 
leurs  grasses  notes  flûtées  dans  les  cerisiers. 

—  Une  belle  matinée  !  murmura  Charmois,  qui  n'était  point 
insensible  aux  impressions  de  nature,  et  qui  désirait  d'ailleurs 
changer  de  conversation;  si  le  beau  temps  se  maintient,  nous 
aurons  une  riche  année  en  fleurs  et  en  fruits. 

—  Ne  parle  donc  pas  pour  ne  rien  dire  !  répliqua  dédaigneu- 


DANS    LES    ROSES.  37 

sèment  Touchebœuf...  Pour  l'instant,  la  question  n'est  pas  de 
savoir  si  nos  champs  seront  riches  en  fraises  ou  en  Heurs,  mais 
si  nous  tirerons  profit  de  notre  terrain...  Voyons,  faisons  un  ac- 
cord ;  promets-moi  de  ne  pas  offrir  à  la  Préfecture  un  prix  infé- 
rieur au  mien  ! 

Mis  au  pied  du  mur,  Firmin  se  grattait  la  tête  et  devenait  de 
plus  en  plus  perplexe. 

—  Nos  situations  ne  sont  pas  les  mêmes,  répondit-il  avec 
embarras,  j'ai  des  ménagemens  à  garder  vis-à-vis  de  la  Préfec- 
ture... Et  puis,  je  dois  aussi  des  égards  au  gouvernement  qui 
vient  de  me  décorer... 

Sa  décoration!...  Touchebœuf  commençait  à  trouver  qu'il  en 
abusait;  le  ruban  rouge  donnait  à  Charmois,  aux  yeux  des  gens 
de  Sainl-Saviol,  une  supériorité  qui  était  insiipportable  à  son 
ancien  copain.  Cette  distinction  l'humiliait  et  lui  mettait  au  cœur 
une  sourde  rancune. 

—  Alors  tu  refuses?  demanda-t-il  aigrement. 

—  Non  pas...  Mais  je  veux  auparavant  consulter  ma  bour- 
geoise. 

—  Ouais!  grommela  le  marchand  de  fourrages  en  haussant 
les  épaules,  tu  racontes  donc  tes  affaires  à  ta  femme  ? 

—  Oui,  et  je  m'en  suis  toujours  bien  trouvé...  Reine  est  de 
bon  conseil. 

—  A  ton  aise,  mon  camarade,  à  ton  aise!...  Pendant  que  tu 
y  seras,  consulte  aussi  Désiré...  Je  parierais  qu'il  partagera  mon 
avis...  Et  à  propos  de  ton  garçon,  ajouta  insidieusement  Touche- 
bœuf, si  je  ne  t'ai  pas  demandé  de  ses  nouvelles,  c'est  que  je  l'ai 
vu  hier  chez  nous...  Il  a  apporté  à  Sabine  une  rose  très  curieuse... 
Il  est  gentil  tout  plein,  ce  gars-là,  et  je  crois  que  ma  nièce  en  est 
toquée... 

Cette  insinuation,  jetée  comme  au  hasard,  sembla  dérider  le 
visage  soucieux  de  Charmois. 

—  Elle  est  bien  gentille  aussi,  ta  nièce,  et  on  l'aime  beau- 
coup à  la  maison...  Je  répéterai  à  Désiré  ce  que  tu  viens  de  me 
dire,  et  il  en  sera  enchanté...  Bonjour,  mon  vieux! 

Il  s'était  levé  et  Touchebœuf  le  suivait.  Quand  on  fut  sur  le 
seuil  de  la  cabane,  le  marchand  de  grains  abattit  sa  rude  poigne 
sur  l'épaule  de  son  collègue  : 

—  Allons,  Firmin,  repartit-il  avec  une  conciliante  bonhomie, 
ne  nous  quittons  pas  sans  nous  être  accord«;s...  Promets-moi  au 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moins  de  ne  rien  terminer  avec  les  gens  de  la  Préfecture,  sans 
m'avoir  avisé  de  tes  intentions  ! 

—  Quant  à  ça,  ne  crains  rien,  tu  seras  le  premier  averti. 

—  C'est  bien  entendu? 

—  Chose  promise,  chose  due. 

—  En  ce  cas,  continua  l'autre  [en  tendant  sa  large  paume 
rougeaude,  tope!...  Vilain  qui  se  dédit î 

Ils  se  tapèrent  dans  la  main  et  se  séparèrent  à  la  lisière  du 
champ.  Une  fois  hors  de  la  fraisière,  Charmois,  au  lieu  de  s'en 
retourner  directement  chez  lui,  continua  de  descendre  la  sente 
des  Saussaies.  Les  raisonnemens  captieux  de  Touchebœuf  lui 
avaient  brouillé  les  idées,  et  il  éprouvait  le  besoin  de  les  ruminer 
en  plein  air  avant  de  rentrer  à  la  Châtaigneraie.  A  mesure  qu'il 
marchait  dans  la  campagne,  il  se  sentait  comme  délivré  de  l'in- 
fluence troublante  de  son  collègue  et  reprenait  sa  liberté  d'esprit. 
L'aspect  réconfortant  de  la  plaine  féconde  en  fleurs  et  en  fruits, 
des  cerisiers  baignés  de  soleil,  des  maisons  blanches  éparses 
parmi  les  vergers,  modifiait  sa  façon  d'envisager  les  choses.  La 
brise  matinale,  qui  lui  rafraîchissait  le  front,  faisait  éclore  dans 
son  cerveau  des  réflexions  plus  saines  et  moins  égoïstes.  Il  s'ar- 
rêta un  moment  à  contempler  la  sente  au  sol  glaiseux  et  sillonné 
de  profondes  ornières  ;  il  la  voyait  en  imagination  détrempée  par 
la  pluie,  transformée  eu  cloaque,  et  il  trouvait  que  les  habitans  de 
cette  portion  sacrifiée  de  la  commune  n'avaient  pas  tort,  en  défini- 
tive, de  réclamer  un  bon  chemin  élargi,  bien  empierré  et  prati- 
cable en  toute  saison.  Ces  gens-là  payaient  des  contributions 
comme  les  autres  et  il  était  équitable,  après  tout,  qu'on  ne  les 
traitât  pas  plus  défavorablement  que  les  propriétaires  des  quar- 
tiers centraux  du  village. 

—  J'ai  idée  que  ce  diable  de  Touchebœuf  veut  me  rouler, 
songeait  Firmin.  Il  me  croit  plus  bête  que  je  ne  le  suis  et  il  me 
tend  un  traquenard.  Je  connais  le  pèlerin;  il  est  à  double  et  à 
triple  fond  comme  un  meuble  à  secret.  Les  élections  munici- 
pales doivent  avoir  lieu  au  printemps  prochain  ;  j'ignore  au 
juste  s'il  a  envie  de  la  mairie  ou  s'il  veut  y  faire  arriver  un  homme 
de  paille,  qui  sera  à  sa  discrétion  ;  mais  je  mettrais  ma  main  au 
feu  qu'il  ne  se  soucie  pas  de  me  voir  ceint  de  l'écharpe.  En  me 
poussant  à  comploter  avec  lui  pour  embêter  les  ingénieurs  et 
entraver  l'exécution  du  chemin,  il  n'a  en  vue  que  son  intérêt  et 
non  le  mien.  A  ce  jeu-là,  je  gagnerai  peut-être  quelques  billets 


DANS    LES    ROSES.  39 

de  mille  francs,  mais,  je  perdrai  sûrement  ma  popularité.  Cette 
manœuvre  médiocrement  honnête  m'aliénera  les  bureaux  de  la 
Préfecture  et  m'enlèvera  au  bas  mot  une  trentaine  de  voix.  Je 
serais  un  sot  de  donner  dans  le  panneau...  Au  contraire,  si  j'ap- 
puie la  demande  des  pétitionnaires  et  si  je  me  montre  coulant 
sur  le  prix  de  mon  terrain,  je  servirai  la  cause  de  l'équité,  je  prou- 
verai mon  désintéressement  et  j'aurai  tout  le  monde  pour  moi... 
Je  crois  même  que  j'agirais  plus  habilement  encore  en  abandon- 
nant gratuitement  la  portion  de  mes  pépinières  nécessaire  à 
l'élargissement  de  la  route.  Plaie  d'argent  n'est  pas  mortelle,  et 
je  serai  remboursé  au  centuple...  Seulement,  voilà!  je  me  suis 
engagé  à  ne  rien  faire  sans  avertir  Touchebœuf  et,  le  jour  où  il 
saura  que  je  l'ai  lâché,  il  sera  capable  de  manigancer  quelque 
avanie  pour  se  venger...  Bah!  à  trompeur,  trompeur  et  demi.  Le 
compère  a  essayé  de  me  rouler,  je  serais  bien  simple  d'être  scru- 
puleux avec  un  gaillard  qui  a  passé  toute  sa  vie  à  mettre  dedans 
les  camarades...  En  ce  bas  monde,  il  faut  être  politique  !... 

En  ratiocinant  de  la  sorte,  Firmin  Charmois,  qui  avait  dépassé 
les  dernières  maisons  des  Saussaies,  se  trouva  sur  le  territoire 
d'Antony  dont  il  aperçut  le  clocher  surgissant  d'un  massif  de 
tilleuls.  Il  ne  voulait  point  revenir  sur  ses  pas,  de  peur  de  rencon- 
trer de  nouveau  Touchebœuf  dans  sa  fraisière.  Il  prit  donc  le 
plus  long  pour  regagner  son  domicile.  La  marche  à  travers  les 
cultures  variées  qui  bordent  la  route  de  Verrières  acheva  de 
pousser  son  esprit  dans  une  direction  diamétralement  opposée  à 
celle  que  l'oncle  de  Sabine  eût  désiré  lui  faire  prendre,  et  quand 
il  rentra  à  la  Châtaigneraie,  il  était  fermement  décidé  à  céder 
gratuitement  son  terrain  pour  l'établissement  du  chemin  des 
Saussaies . 


Deuxmois  passèrent.  On  arriva  à  l'époque  de  la  fêle  patronale. 
Saint  Saviol  étant  un  de  ces  saints  tout  à  fait  locaux  dont  le  nom 
ne  figure  pas  sur  le  calendrier,  on  célébrait  sa  fête  le  15  août, 
jour  de  Notre-Dame,  et  elle  durait  trois  semaines,  pendant  les- 
quelles la  physionomie  de  la  place  des  Quinconces  se  transformait 
notablement.  Au  long  des  rangées  de  tilleuls,  les  forains  instal- 
laient leurs  boutiques  et  leurs  baraques.  Les  divertissemens 
offerts    à   la  population   étaient    d'une   simplicité  élémentaire  : 


I 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelques  e'choppes  de  marchands  de  pain  d'épices,  deux  manèges 
de  chevaux  de  bois,  deux  tirs  et  trois  loteries,  un  jeu  de  massacre 
et  un  jeu  de  balançoire  suffisaient  à  occuper  toute  la  place.  Les 
Parisiens,  nouveaux  venus  à  Saint-Saviol,  jetaient  à  peine  un  re- 
gard de  pitié  sur  ces  misérables  préparatifs  et  s'en  désintéressaient 
dédaigneusement  ;  mais  les  indigènes,  habitués  à  se  contenter  de 
peu,  trouvaient  généralement  la  fête  très  réussie  et  s'y  amusaient 
à  plein  co^ur,  démontrant  ainsi  une  fois  de  plus  que  le  plaisir 
gît    surtout  dans    l'imagination    et   la  bonne    humeur   de  ceux 
qui  le  goûtent,  et  qu'il  ne  dépend  ni  du   luxe  des  décors  ni  des 
raffmemens  de  la  civilisation.  Tous  les  soirs,  petits  et  grands, 
filles  et  garçons,  assiégeaient  les  chevaux  de  bois  et  s'y  grisaient 
d'une  musique  de  danse,  à  laquelle  le  tournoiement  enragé  du 
manège  ajoutait  une  indéfinissable  volupté.  Les  détonations  des 
tirs,  les  appels  des  entrepreneurs  de  loteries,  les  sons  nasillards 
des  orgues,  l'aigre  va-et-vient  des  balançoires  projetant  en  l'air 
de  vagues  formes  de  femmes  ou  d'enfans,  versaient  sous  les  til- 
leuls une  joie   capiteuse  que  dégustait  avec  délectation  la  foule 
badaude  des  campagnards.  Mais  c'était  surtout  le  dimanche  que 
le  brouhaha  et  la  bousculade  faisaient  rage.  Les  gens  de  Saint- 
Saviol,  à  l'occasion  de  la  fêle,  hébergeaient  ce  jour-là  leurs  pa- 
rens  et  amis  du  voisinage  et  ce  renfort  d'étrangers  apportait  sur 
la  place  une  animation  exceptionnelle.  Des  camelots  accroupis 
au  pied  des  arbres  vendaient  des  sacs  de  confetti,  et  le  champ  de 
fêle  se  transformait  en  champ  de  bataille  ;  les  piétons  mitrail- 
laient les  cavaliers  perchés  sur  les  chevaux  de  bois  et,  dans  le  vol 
circulaire  du  manège,    des  poignées    de  rondelles  multicolores 
s'éparpilhiient,   saupoudraient  les  cheveux  et    les   vêtemens  de 
leur  poussière  irisée  ;  de  sonores  éclats  de  rire,  des  cris  féminins 
effarouchés  montaient  dans  l'air  au  milieu  d'une  nuée  de  minus- 
cules flocons  de  papier.  Puis,  tout  à  coup,  à  dix  heures,  des  bombes 
éclataient  dans  la  nuit,  annonçant  l'ouverture  du  bal.  Alors,  à  la 
lueur  des  feux  de  Bengale  verts  et  roses,  la  tente  Collet  apparais- 
sait à  l'entrée  de  la  rue  de  l'Eglise,  entre  deux  mâts  aux  oriflam- 
mes tricolores,  enguirlandés  de  verres  de  couleur,  elles  danseurs 
se  précipitaient  vers  le  porche  tendu  d'andrinople  rouge  et  sur- 
monté d'une  rampe  étincelante,  où  le  mot  BAL  se  détachait  en 
jets  de  gaz  qui  vacillaient  au  vent. 

Le  second  dimanche  de  la  fête,  vers  on/e  heures,  la  tente 
spacieuse,  décorée  de  drapeaux  et  de  faisceaux  de  verdure,  avait 


DANS    LES    ROSES.  41 

peme  à  contenir  la  foule  des  cliens.  Sur  les  bancs  du  pourtour, 
les  mamans  et  les  personnages  mûrs,  venus  là  en  spectateurs,  se 
tassaient  difficilement.  L'estrade  de  l'orchestre,  aux  cuivres  ron- 
flans,  occupait  le  milieu  de  la  salle.  Tout  autour,  les  couples 
circulaient,  bras  dessus  bras  dessous,  en  attendant  le  signal  des 
pistons.  Les  polkas,  les  quadrilles,  les  valses  et  les  mazurkas  se 
succédaient  presque  sans  interruption.  Comme  on  payait  chaque 
danse,  les  entrepreneurs  avaient  intérêt  à  les  multiplier  et  ils  n'y 
manquaient  pas.  Dès  qu'une  valse  était  terminée,  on  entendait  la 
voix  du  patron  crier  :  «  En  place  pour  la  polka  !  »  ou  bien  :  «  Allons, 
les  Lanciers!  »  Il  ne  laissait  pas  aux  danseurs  le  temps  de  souffler. 
Les  couples  se  reformaient  et  repartaient,  tandis  qu'au-dessus,  dans 
la  clarté  des  lampes,  la  poussière  soulevée  flottait  en  nimbes  lu- 
mineux. Les  jeunes  femmes  et  les  jeunes  filles,  presque  toutes 
nu-tête,  habillées  de  robes  claires,  légèrement  échancrées  dans  le 
dos  et  sur  la  gorge,  portaient  des  fleurs  au  corsage.  Pour  beau- 
coup, la  fête  patronale  était  Tunique  occasion  de  contenter  leur 
désir  de  plaire  et  de  se  parer.  Aussi  y  étrennaient-elles  leurs  toi- 
lettes neuves.  Quelques-unes  étaient  fort  jolies  et  coquettement 
atournées.  Parmi  ces  dernières,  on  distinguait  surtout  Sabine 
Panvert.  Non  pas  qu'elle  eût  une  mise  recherchée,  Eloi  Touche- 
bœuf  ne  lui  accordant  qu'un  budget  très  modeste  pour  sa  toi- 
lette ;  mais  parce  qu'étant  bien  faite  et  sachant  se  vêtir  avec  goût, 
elle  faisait  valoir  les  robes  les  plus  simples.  Un  peigne  d'argent, 
fixé  au  sommet  de  sa  tête,  maintenait  la  masse  de  ses  cheveux 
châtains;  son  cou  largement  dégagé  sortait,  svelte  et  flexible,  des 
plis  d'un  corsage  de  surah  blanc,  assorti  à  une  jupe  de  soie  bleu 
clair  à  mille  raies.  Elle  n'avait  pas  un  bijou,  mais  à  sa  ceinture 
s'épanouissait  un  gros  bouquet  de  roses  safranées,  un  cadeau  de 
Désiré  Gharmois. 

Celui-ci,  bien  cambré  dans  une  jaquette  noire,  ne  quittait  pas 
son  amie  des  yeux  et  dansait  constamment  avec  elle.  L'orchestre 
venait  de  jouer  le  prélude  d'une  valse.  Il  lui  prit  la  main,  passa  son 
bras  autour  de  la  taille  souple  de  Sabine,  et  ils  partirent  ensemble 
avec  un  léger  balancement ,  pareils  à  deux  oiseaux  qui  ont  encore  les 
pieds  à  terre,  mais  déjà  soulèvent  leurs  ailes  pour  s'envoler.  Ils 
étaient  bons  valseurs  et  si  bien  appariés  que  leurs  deux  corps  sem- 
blaient n'en  faire  qu'un.  Sabine,  inconsciemment  sensuelle, goûtait 
dans  les  caresses  de  la  musique  et  le  bercement  du  rythme  une  vo- 
lupté qui  transparaissait  en  toute  sa  personne.  Une  langueur  tendre 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

noyait  ses  yeux  bruns,  sa  taille  s'abandonnait,  sa  tête  s'inclinait 
sur  l'épaule  de  son  cavalier,  ses  lèvres  entr'ou\^rtes  par  un 
vague  sourire  laissaient  voir  ses  dents  blanches  et  mouillées. 

—  Si  vous  saviez  comme  vous  êtes  jolie!  déclara  Désiré  en 
resserrant  son  étreinte. 

Elle  s'arrêta  à  demi  étourdie  : 

—  Ne  me  le  dites  pas  si  fort,  murmura-t-elle,  et  surtout  ob- 
servez-vous davantage...  Je  vois  d'ici  M""*  Vigneron  qui  nous  suit 
des  yeux,  et  votre  sœur  Léontine  est  furieuse  de  ce  que  je  danse 
avec  vous  tandis  qu'elle  fait  tapisserie...  Vous  devriez  tout  à 
l'heure  aller  l'inviter. 

—  Non,  je  ne  vous  quitterai  que  lorsque  vous  en  aurez  assez 
de  moi. 

—  Alors  ce  ne  sera  pas  pour  ce  soir!  s'écria-t-elle  en  riant. 
Elle  lui  mit  doucement  la  main  sur  l'épaule  et  ils  recommen- 
cèrent à  valser. 

Pendant  ce  temps,  Eloi  Touchebœuf,  au  sortir  du  café  Mu- 
nerel,  pénétrait  sous  la  tente  en  compagnie  de  deux  ou  trois  de 
ses  cliens.  Son  premier  soin  fut  d'arpenter  la  salle  afin  de  s'as- 
surer où  était  placée  sa  nièce.  Il  l'aperçut  au  bras  de  Désiré  et, 
tout  en  frôlant  le  jeune  couple,  il  dit  en  clignant  ses  yeux  futés  : 

—  Bonsoir,  les  enfans!...  désirez-vous  vous  rafraîchir? 

—  Merci,  répondit  gaiement  Sabine,  nous  préférons  danser. 

—  A  votre  aise,  amusez-vous  bien!... 

Alors,  de  son  pas  de  chanoine,  il  rétrograda  vers  la  buvette  où 
s'étaient  attablés  ses  compagnons  de  la  partie  de  manille,  il  demanda 
un  bock  et  trinqua  avec  eux.  Aumême  moment,  Prosper  Vigneron, 
après  avoir  quitté  Florence,  se  dirigea  vers  le  groupe  des  buveurs. 
Contre  son  habitude,  le  sous-chef  avait  l'air  quasi  guilleret.  Ses 
yeux  de  myope  s'éclairaient  d'une  lueur  et  ses  lèvres  pincées 
ébauchaient  un  fuyant  sourire. 

—  Tiens,  remarqua  le  pharmacien  Blouet,  voici  le  Phylloxéra 
qui  s'avance...  On  dirait  qu'il  a  fait  la  fête;  il  a  le  chapeau  sur 
l'oreille  et  la  mine  égrillarde...  Bonsoir,  Vigneron,  voulez-vous 
prendre  un  bock  ? 

—  Merci,  monsieur,  je  ne  bois  jamais  rien  entre  mes  repas, 
répondit  Prosper  très  digne. 

Néanmoins,  il  s'assit  près  de  Touchebœuf,  assujettit  son  pince- 
nez  devant  ses  yeux  clignotans  et  jeta  un  regard  oblique  du  côté 
du  marchand  de  grains. 


DANS    LES    ROSES.  43 

—  Eli  bien  !  monsieur  Vigneron,  demanda  ce  dernier  en 
goguenardant,  vous  paraissez  tout  gaillard,  ce  soir?...  Que  se 
passe-t-il  donc  au  ministère?  Avcz-vous  eu  de  l'avancement,  ou 
seriez-vous  décoré  comme  votre  beau-père  ? 

—  Non,  monsieur,  répliqua  Vigneron,  il  n'est  point  question 
de  cela...  Mais,  puisque  les  choses  du  ministère  vous  intéressent... 
je  puis  vous  apprendre  qu'on  s'y  occupe  de  la  sente  des  Saussaies. 

—  Ah!  bah!  dit  Touchebœuf  en  dressant  l'oreille,  quoi  de 
nouveau?...  Les  ingénieurs  ont-ils  renoncé  à  leur  chemin? 

—  Je  ne  crois  pas,  repartit  le  sous-chef  avec  son  rire  en 
bêlement  de  chèvre;  jai  des  raisons  de  penser,  au  contraire,  que 
J'afFaire  est  en  bonne  voie. 

—  En  ce  cas,  déclara  péremptoirement  son  interlocuteur,  le 
département  n'a  qu'à  s'apprêter  à  dénouer  les  cordons  de  sa 
bourse...  Ce  projet  biscornu  lui  coûtera  bon,  car  les  riverains 
sont  décidés  à  vendre  leurs  champs  au  poids  de  l'or. 

—  Mais  non,  mais  non...  pas  tous!...  Pour  ma  part,  je  connais 
un  propriétaire,  —  et  non  des  moindres,  —  qui  ofïre  de  céder 
gratis  son  terrain. 

—  Je  serais  curieux,  ricana  Touchebœuf,  de  savoir  quel  est 
ce  merle  blanc  ! 

—  Mon  Dieu,  répondit  avec  douceur  Prosper  Vigneron,  c'est 
mon  beau-père,  tout  simplement...  et  il  n'est  pas  le  seul. 

—  Firmin  Charmois  !...  Allons  donc,  si  c'est  lui  qui  vous  a 
conté  ça,  il  s'est  carrément  moqué  de  vous,  mon  brave  homme! 

—  Il  ne  m'en  a  pas  soufflé  mot,  monsieur...  Néanmoins,  je  le 
sais  pertinemment. 

Touchebœuf  commençait  à  s'émouvoir,  il  se  mordait  les  lèvres 
et  des  scintillemens  d'éclair  s'allumaient  dans  ses  yeux  gris. 

—  Pertinemment?  balbutia-t-il,  qu'en  tendez- vous  par  là?... 

—  J'entends  par  là  que  j'ai  eu  les  pièces  en  main;  j'ai  lu,  lu 
de  mes  yeux  la  lettre  par  laquelle  M.  Charmois  s'engage  à  aban- 
donner son  terrain  gratuitement,  à  la  condition  que  les  travaux 
commenceront  avant  le  printemps  prochain;  et  c'est  moi  qui  ai 
été  chargé  de  préparer  le  rapport  au  ministre...  Ainsi,  il  n'y  a  pas 
d'erreur,  monsieur;  avant  un  an,  les  gens  des  Saussaies  auront 
leur  chemin... 

—  Tonnerre  de  Dieu  !  s'exclama  Touchebœuf,  on  cognant  sur 
la  table  avec  son  poing. 

11  s'était  levé,  tout  blême.  Une  colère  blanche  le  secouait  inlé- 


44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rieurement.  Il  fouilla  d'un  œil  menaçant  les  profondeurs  du  bal 
et  aperçut,  au  bras  de  Désiré,  Sabine,  qui  prenait  place  pour  un 
Lancier...  kn  bruit  du  coup  de  poing  asséné  si  formidablement 
que  les  verres  en  tremblaient  encore,  le  garçon  effaré  accourut. 
Éloi  tira  de  son  gousset  une  pièce  blanche  et  la  jeta  sur  la 
table  : 

—  Paye-toi,  grogna-t-il,  et  garde  le  reste  !... 

Puis,  coiffant  rageusement  son  chapeau  de  paille  et  laissant 
ses  compagnons  ébaubis,  il  se  dirigea  vers  l'endroit  où  dansait  sa 
nièce. 

Il  arriva  juste  à  ce  moment  de  la  figure  où  la  jeune  fille,  après 
avoir  fait  la  révérence  à  son  vis-à-vis,  revenait  à  sa  place  pour 
exécuter  un  balancé  avec  son  cavalier.  En  se  retournant,  Sabine 
se  trouva  face  à  face  avec  son  oncle  et  fut  terrifiée  par  l'altéra- 
tion de  ses  traits. 

—  Où  est  ton  manteau?  demanda-t-il  brusquement. 

—  Sur  la  banquette,  derrière  vous...  Mais  qu'y  a-t-il  donc,  mon 
oncle?... 

Sans  rien  tépondre,  il  alla  prendre  le  manteau,  le  jeta  sur  les 
épaules  de  sa  nièce  et  ajouta  impérativement  : 

—  Maintenant  filons,  et  plus  vite  que  ça  !... 

—  Mais,  mon  oncle... 

—  Pas  de  mais...  partons! 

—  Qu'avez-vous  ?  murmura  Sabine  inquiète,  êtes-vous  ma- 
lade? 

—  Non...  Je  t'emmène,  voilà  tout. 

Pendant  ce  colloque,  les  couples  qui  formaient  le  quadrille, 
demeuraient  en  suspens,  ne  comprenaient  rien  à  l'insistance  de 
Touchebœuf  et  commençaient  à  murmurer  contre  ce  fâcheux  qui 
les  privait  d'une  partie  de  leur  danse...  Désiré,  à  son  tour,  crut 
devoir  intervenir  : 

—  Monsieur  Touchebœuf,  dit-il,  notre  vis-à-vis  s'impatiente... 
Laissez-nous  au  moins  achever  le  quadrille...  ' 

—  Fiche-moi  la  paix!...  Sabine  a  assez  dansé,  surtout  avec 
toi! 

—  Alors,  bégaya  le  jeune  homme  décontenancé,  c'est  un 
affront  que  vous  me  faites...  Pourquoi? 

—  Pourquoi  ?  repartit  le  marchand  de  grains,  en  lui  lançant 
un  méchant  regard,  demande-le  à  ton  père...  Il  te  l'expliquera  !... 
Allons,  allons,  assez  causé  ! 


DANS    LES    ROSES.  45 

Il  lui  tourna  le  dos,  empoigna  le  bras  de  Sabine  suffoquée,  et 
l'entraîna  vivement  du  côté  de  la  sortie, 

La  tente  Collet  longeait  la  façade  du  logis  Touchebœuf,  et  ils 
étaient  à  deux  pas  de  chez  eux. 

Sans  desserrer  les  dents,  Eloi  enfonça  son  passe-partout  dans 
la  serrure  de  la  porte  cochère  et  la  referma  violemment  sur  sa 
nièce  et  sur  lui.  Il  alluma  un  bougeoir  posé  sur  la  marche  de 
l'escalier,  ouvrit  la  porte  du  rez-de-chaussée,  fit  signe  à  Sabine 
de  passer  la  première,  et,  après  avoir  verrouillé  l'huis,  pénétra 
avec  elle  dans  la  salle  à  manger. 

La  maison  dormait.  La  servante,  après  avoir  rangé  sa  vaisselle, 
n'avait  pas  attendu  ses  maîtres  et  était  montée  dans  sa  chambre, 
Touchebœuf,  toujours  silencieux,  enleva  le  verre  de  la  lampe  à 
pétrole,  frotta  une  allumette,  puis,  ayant  minutieusement  réglé 
le  tirage  et  rajusté  l'abat-jour,  tendit  le  bougeoir  à  sa  nièce  : 

—  Va  te  coucher  !  ordonna-t-il. 

Mais  Sabine,  après  s'être  débarrassée  de  son  manteau,  releva 
intrépidement  la  tête  et,  regardant  Touchebœuf  droit  dans  les 
yeux,  répliqua  d'un  ton  ferme  : 

—  Non,  mon  oncle,  pas  avant  que  vous  me  disiez  pour  quelle 
raison  vous  m'avez  fait  cette  scène  en  plein  bal. 

—  Ah!  tu  veux  des  raisons!...  Eh  bien,  je  t'ai  emmenée 
parce  que  je  ne  veux  pas  que  tu  t'affiches  davantage  avec  le  fils 
Charmois!  parce  que  tu  as  assez  et  trop  dansé  avec  lui,  com- 
prends-tu ? 

—  Non,  répondit-elle  nettement,  je  ne  comprends  pas...  Ce 
tantôt,  vous  avez  autorisé  Désiré  à  être  mon  cavalier;  tout  à 
l'heure  encore,  en  passant,  vous  nous  avez  crié  de  bien  nous 
amuser,  et  puis,  au  bout  de  vingt  minutes  à  peine,  vous  tombez 
sur  nous  comme  une  bombe,  vous  nous  interrompez  en  pleine 
danse,  vous  mettez  mon  danseur  en  affront  et  vous  prétendez  que 
je  m'affiche  avec  lui...  Vous  n'êtes  pas  homme  à  tourner  à  tous 
les  vents,  comme  une  girouette;  je  suppose  donc  qu'il  y  a  un 
mystère  là-dessous  et  je  vous  prie  de  me  l'expliquer. 

—  Eh  bien,  la  voici,  l'explication  I  Le  père  Charmois  ma 
trompé  ignoblement,  et  je  ne  veux  pas  que  tu  continues  des 
relations  avec  le  fils  d'un  homme  qui  s'est  conduit  avec  moi  comme 
un  sauteur  !.., 

Tandis  (jue  Sabine  demeurait  interdite,  incertaine  encore, 
mais  devinant  néanmoins  qu'il  venait  de  se  passer  quelque  chose 


46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  grave  et  de  fatalement  irrémédiable  entre  son  oncle  et  le  père 
de  son  bon  ami,  Touchebœuf,  les  poings  serrés,  la  tète  en  avant 
comme  un  taureau  qui  va  foncer  sur  son  ennemi,  piétinait 
rageusement  à  travers  la  pièce  et  exhalait  sa  colère  en  excla- 
mations indignées  : 

—  Oui,  grommelait-il,  ce  cafard  de  Charmois  s'est  conduit 
comme  un  malfaiteur,  comme  le  dernier  des  scélérats  !...  Ça 
s'appelle  un  honnête  homme,  ça  pose  pour  le  désintéressement  et 
la  loyauté,  et  ça  ne  craint  pas  de  manquer  à  la  parole  jurée!... 
Je  me  fiais  à  lui,  et,  pendant  ce  temps-là,  il  manœuvrait  en  des- 
sous terre,  comme  une  taupe,  pour  ruiner  mes  projets...  Mais  il 
me  le  paiera,  il  lui  en  cuira...  On  ne  s'attaque  pas  impunément 
à  Éloi  Touchebœuf!...  Ce  marchand  de  fleurs  a  eu  jusqu'ici  la 
vie  trop  douce;  je  lui  montrerai  que  les  roses  ont  des  épines  et  je 
les  lui  enfoncerai  en  pleine  chair... 

Il  revint  brusquement  sur  sa  nièce  et,  lui  saisissant  le  poignet  : 

—  Et  d'abord,  s'écria-t-il,  c'est  fini  de  rire  et  de  roucouler... 
Je  te  défends  de  parler  à  Désiré,  de  le  voir  ici  ou  ailleurs...  Il  y 
a  un  fossé  entre  les  Charmois  et  nous,  un  fossé  large  comme 
une  rivière  et  où  je  noierai  le  rosiériste,  un  de  ces  jours... 

Il  entraîna  violemment  Sabine  vers  la  glace  qui  occupait  un 
des  panneaux  de  la  salle,  et  où  la  jeune  fille  vit  se  refléter  sa 
figure  plus  blanche  que  le  corsage  de  sa  robe  : 

—  Regarde-toi  là  dedans,  continua  Touchebœuf,  aussi  vrai 
que  voilà  ton  image  dans  ce  miroir,  je  jure  que  tu  seras  cruelle- 
ment punie,  si  tu  me  désobéis...  Ne  t'avise  pas  de  te  mettre  entre 
moi  et  ma  vengeance,  sinon,  ma  fille,  gare  à  toi  I 

Il  reprit  le  bougeoir  et  le  tendit  à  sa  nièce  : 

—  Tu  es  renseignée,  ajouta-t-il;  maintenant,  va  te  coucher! 

André  Theuriet. 
{La  deuxième  partie  au  prochain  miméro.) 


GLADSTONE 


Un  mois  à  peine  s'est  écoulé  depuis  que  Gladstone  a  rendu  le 
dernier  soupir,  sous  les  yeux  d'un  peuple  entier  veillant  à  son 
chevet.  Le  temps  n'est  point  encore  venu  de  porter  le  jugement 
de  l'histoire  sur  cette  grande  figure,  sur  cette  grande  carrière. 
La  génération  qui  a  pris  part  ou  qui  a  assisté  aux  luttes  dont 
il  fut  le  héros  n'a  pas  le  recul  suffisant  pour  envisager,  avec 
l'impartialité  sereine  de  la  postérité,  ce  passé  encore  tout  présont. 
Malgré  tant  de  publications  entassées,  dont  quelques-unes,  en 
dépit  d'une  improvisation  hâtive  et  du  manque  de  perspective 
historique,  nous  ont  apporté  d'utiles  élémens  de  connaissance  et 
d'appréciation,  nous  n'avons  point  en  mains  les  documens  dé- 
cisifs,—  mémoires,  lettres,  journaux  intimes,  —  qui  viendront 
compléter  les  documens  officiels  et  qui  nous  permettront  tout 
ensemble  de  rattacher  cette  biographie  à  l'histoire  générale  et  de 
vivifier  par  des  détails  vraiment  personnels  ce  sec  et  insipide  al- 
manach  de  la  veille,  qui  est  trop  souvent  la  chronique  dune 
existence  à  peine  close.  Il  y  a  près  de  vingt  ans  que  Beaconsfield 
est  mort.  Ses  papiers  ont  été  remis,  dès  le  lendemnin,  à  son  secré- 
taire intime,  à  son  coniîdent,  lord  Howton,  qui  devait  rédiger,  on 
s'en  aidant,  cette  biographie  autorisée,  si  impatiemment  attendue. 
Ce  n'est  que  d'hier,  s'il  en  faut  croire  la  rumeur  pubh'que,  que 
cette  tâche  a  été  confiée,  par  un  choix  assez  imprévu,  à  une  femme 
auteur,  qui  a  certes,  sous  son  nom  de  plume  de  John-Oliver 
Hobbes,  fait  preuve  d'un  talent  et  d'un  tour  d'esprit  assez  ana- 
logues, par  le  mélange  piquant  d'une  ironie  tempc-rée  de  senti- 
ment et  d'un  idéalisme  coupé  de  moiidanitc',  au  genre  de  Henjamin 
Disraeli,  mais  qui  ne  semblait  poini  désignée  pour  écrire  un  i^rand 
morceau  d'histoire  politique.  Quand  Gladstone  trouvera-t-il  un 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

biographe  digne  de  lui?  Je  n'ai  garde  de  méconnaître  les  ser- 
vices déjà  rendus  par  les  deux  volumes  où  M.  Barnett  Smith  a 
accumulé  des  matériaux  mal  dégrossis,  ou  par  le  petit  livre  où 
M.  G.  W.  Russell  a  résumé  avec  une  concision  savoureuse  la  car- 
rière du  grand  libéral,  ou  par  tant  d'autres  ouvrages  dont  j'ai 
fait  mon  profit.  A  cette  heure  il  me  paraît  toutefois  que  l'on  ne 
peut  guère  tenter  qu'une  esquisse  rapide  de  cette  spacieuse  car- 
rière, un  modeste  crayon  de  cette  physionomie.  On  voudra  bien 
ne  chercher  que  cela  dans  ces  quelques  pages  où  j'ai  surtout 
essayé  de  rendre  un  suprême  hommage  au  plus  illustre  des  fils 
de  l'Angleterre  politique  en  ce  siècle. 

I 

William-Ewart  Gladstone  naquit  à  Liverpool  le  29  décembre 
1809,  le  troisième  fils  d'un  grand  négociant.  Ce  fut  à  l'ombre  du 
grand  nom  de  Canning  que  Gladstone  vécut  ses  premières  an- 
nées ;  c'est  des  lèvres  éloquentes  de  cet  homme  d'Etat  qu'il  prit 
ses  premières  leçons  de  politique  et  qu'il  reçut  ces  principes  d'un 
torysme  idéalisé  qui  devaient  faciliter  son  émancipation  finale 
en  le  préparant  à  la  conception  du  progrès  et  à  l'intelligence 
des  réformes,  mais  aussi  en  retarder  l'achèvement  complet  en 
fournissant  à  son  intellect  subtil  et  à  sa  casuistique  déliée  mille 
prétextes  spécieux  pour  demeurer  dans  le  parti  conservateur  li- 
béral. Après  un  bref  séjour  chez  un  ecclésiastique,  qui  prépa- 
rait aux  grandes  écoles  et  chez  lequel  il  trouva  Stanley,  le  futur 
doyen  de  Westminster,  tout  de  suite  subjugué  par  la  haute  in- 
telligence de  son  nouveau  camarade,  Gladstone  entra  à  Eton.  On 
sait  ce  qu'étaient  ces  grands  collèges,  celui-là  surtout,  où  l'élite 
de  la  jeunesse  aristocratique  de  l'Angleterre  se  délassait  de  ses 
exercices  athlétiques  presque  continus  en  consacrant  parfois  quel- 
ques heures  à  l'étude  des  classiques  anciens. 

Gladstone  n'était  point  un  athlète.  Il  s'adonna  au  travail,  sans 
autre  distraction  que  le  canotage.  Jamais  il  ne  devint  un  scholar, 
au  sens  technique  du  mot  en  Angleterre,  c'est-à-dire  un  homme 
capable  d'écrire  avec  quelque  facilité  en  grec  ou  en  latin,  de 
composer  des  odes  dans  le  goût  de  celles  de  Sapho  ou  des  imita- 
tions d'Aristophane  et  de  traduire  en  vers  iambiques  ou  tro- 
chaïques  quelque  fragment  de  poème  moderne.  Ce  qu'il  apprit,  ce 
fut  à  se  délecter  des  grandes  œuvres  de  cette  incomparable  litté- 


GLADSTONE.  49 

rature,  à  chérir  les  poètes  et  les  orateurs  d'Athènes,  à  nouer  avec 
Homère  ce  commerce  assidu  qui  ne  devait  cesser  qu'avec  sa  vie. 
Il  se  pénétra  de  l'arôme  classique.  Ce  n'était  point  un  reclus.  Il 
vivait  avec  une  cohorte  d'amis,  parmi  lesquels  le  plus  intime  était 
Arthur  Hallam,  le  fils  de  l'historien,  celui  dont  Tennyson  immor- 
talisa le  nom  par  son  In  memoriam.  Avec  eux,  Gladstone  prenait 
part  aux  débats  de  la  ^parlote  où  il  fit  ses  débuts,  le  29  octobre 
1825,  et  il  rédigeait  le  journal  d'Eton.  Aussi  quand,  après  une 
courte  retraite  préparatoire,  il  arriva  à  Oxford,  il  y  avait  été  pré- 
cédé d'une  enviable  réputation.  C'était  en  octobre  1828.  On  sait 
quelle  influence  immense  Oxford  a  exercée  sur  son  esprit.  Il  ne 
sut  ou  ne  voulut  jamais  se  soustraire  au  charme  subtil  et  fort  de 
cette  cité  de  l'esprit,  à  la  fois  forteresse  de  l'anglicanisme,  asile 
des  spéculations  les  plus  hardies  et  temple  de  la  tradition  clas- 
sique. Jusqu'à  son  dernier  soupir,  Oxford  fut  l'objet  de  sa  révé- 
rence et  de  son  amour,  et  l'un  des  suprêmes  et  des  plus  touchans 
messages  qu'il  envoya  de  son  lit  de  mort  fut  à  l'Université  qu'il 
avait  tant  chérie  et  si  bien  servie. 

Pour  bien  saisir  la  nature  exacte  de  l'influence  de  cette  Aima 
mater,  il  importe  de  noter  le  moment  précis  de  son  séjour  à 
Oxford,  Déjà,  sans  doute,  dans  un  coin  obscur  du  collège  d'Oriel, 
quelques  jeunes  gens,  parmi  lesquels  l'un,  Newman,  avait  été 
touché  au  front  du  rayon  du  génie,  préludaient  à  ce  mouvement 
anglo-catholique  qui  devait  si  puissamment  modifier  la  vie  reli- 
gieuse de  l'Église  anglicane  en  la  ramenant,  par  delà  la  Réforma- 
tion, aux  dogmes  et  aux  pratiques  du  catholicisme  primitif  et  qui 
devait  aussi  rejeter  malgré  eux  dans  le  sein  de  l'Eglise  catholique 
—  la  vraie,  celle  de  Home  —  quelques-uns  de  ses  initiateurs. 
Toutefois  l'étendard  n'était  pas  levé  encore  :  il  ne  le  fut  que 
quatre  ans  plus  tard,  au  jour  de  ce  fameux  Ser?non  des  assises, 
prononcé  par  Keble,  que  Newman  considéra  toujours  comme  le 
premier  coup  de  clairon  de  la  campagne.  Etant  donnés  le  tempé- 
rament de  Gladstone,  la  susceptibilité  avec  laquelle  il  recevait  à 
cette  date  les  impressions,  la  persévérance  avec  laquelle  il  les 
conservait,  il  est  à  croire  .que  sil  avait  été  plongé  au  milieu  de 
la  crise  tractarienne,  si  surtout  il  avait  subi  directement  l'in- 
fluence personnelle  de  Newman,  il  aurait  été  l'un  des  plus  ardeus 
et  des  plus  fidèles  disciples  de  la  cause,  et  il  aurait  suivi,  en  1816 
ou  en  18o2,  le  i)remier  ou  le  second  b;iii  de  ceux  qui  passaient  au 
catholicisme.  Dans  le  fait,  Gladstone,  jusqu'alors  élevé  dans  les 

TOME  CXLVIli.   —    1898.  4 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

traditions  austères  de  YÉvangélicisme  calviniste  que  professait 
sa  mère,  trouva  à  Oxford  la  Haute  Eglise  en  possession  du  ter- 
rain; il  s'ouvrit  à  une  conception  nouvelle,  beaucoup  plus  stric- 
tement ecclésiastique,  beaucoup  moins  individualiste  et  pro- 
testante, beaucoup  plus  dogmatique  et  plus  rapprochée  du 
catholicisme,  mais  aussi  éloignée  de,  Rome  que  de  Genève  et 
sans  le  moindre  alliage  de  ces  principes  dont  les  Tractariens 
allaient  faire  un  si  grand  usage.  Dans  l'Oxford  de  1828  à  1831, 
il  prit  le  pli  anglican,  le  tour  d'esprit  ecclésiologique,  le  goût  de 
la  méthode  d'autorité,  la  haine  et  la  terreur  de  l'individualisme 
protestant,  la  doctrine  des  établissemens  religieux  d'Etat.  Chacun 
de  ces  concepts  euL  son  rôle  à  son  heure  dans  sa  vie  intellectuelle 
et  morale  ;  mais  pas  un  d'eux  ne  fit  dévier  vers  le  catholicisme  sa 
raison  et  sa  conscience. 

A  l'Université  d'ailleurs,  Gladstone  ne  s'adonna  pas  seulement 
à  ces  spéculations  théologico-ecclésiastiques.  Il  conquit  sa  firsl- 
class,  avec  aisance.  Il  prit  une  part  très  active  aux  débats  de 
YUiiion,  qui  est  comme  la  conférence  Molé-Tocqueville  d'Oxford. 
Ces  années  lui  laissèrent  un  radieux  souvenir.  L'étude,  l'amitié, 
les  délicieux  essais  d'une  force  qui  commence  à  prendre  con- 
science d'elle-même,  les  remplirent,  sans  qu'aucun  excès  vînt  en 
troubler  le  cours  paisible.  En  fait  de  mœurs  Gladstone  était  un 
puritain  et  il  n'admettait  pas  le  contraste,  cher  à  un  certain  dilet- 
tantisme, «  entre  la  contemplation  de  l'idéal  ou  de  la  vertu  et  la 
pratique  du  vice.  »  Sa  vocation  n'était  point  encore  dessinée  net- 
tement. Il  songea  à  entrer  dans  les  ordres.  C'était  le  temps  où 
Manning  rêvait  d'une  carrière  parlementaire.  L'imagination 
s'amuse  à  évoquer  le  tableau  du  destin  de  ces  deux  hommes,  de 
la  fortune  du  pays  et  de  celle  des  deux  églises  rivales,  si  les  cir- 
constances ne  s'étaient  pas  opposées  à  ces  vœux.  Sir  John  Glads- 
tone n'entendait  pas  raillerie.  Son  fils  dut  entrer  au  Parlement, 
—  le  premier  représentant  du  peuple,  peut-être,  qui  le  soit  de- 
venu en  petit  garçon,  par  obéissance  filiale.  Il  alla  passer  quelques 
mois  en  Italie,  et  revint  se  faire  élire  à  Newark,  bourg  de  poche 
du  duc  de  Newcastle. 

A  vingt-deux  ans,  il  entrait  dans  la  vie  publique.  Il  prit  place 
dans  la  première  Chambre  des  Communes  élue  sous  l'empire  de 
la  nouvelle  loi  électorale.  Pour  la  première  fois,  le  nouveau  suf- 
frage avait  fonctionné.  C'était  une  révolution.  Beaucoup  de  bons 
esprits  estimaient  que  c'en  était  fait  de  la  vieille  Angleterre;  que 


GLADSTONE.  51 

sa  constitution,  machine  délicate  et  compliquée,  ne  survivrait  pas 
à  de  si  brutales  manipulations;  que  la  bourgeoisie,  spectre  alors 
aussi  redoutable  que  le  fut  plus  tard  la  démocratie,  allait,  moitié 
par  ignorance  ou  maladresse,  moitié  par  perversité  révolution- 
naire, tout  mettre  sens  dessus  dessou-.  Ceux-là  mêmes  qui  ne 
partageaient  pas  les  appréhensions  un  peu  séniles  des  conserva- 
teurs ne  se  dissimulaient  par  la  gravité  de  la  situation.  Un  puis- 
sant élan  avait  été  donné  aux  aspirations  populaires.  Les  forces 
de  résistance  étaient  paralysées.  Il  y  avait  comme  un  vertige 
d'innovation.  Par-dessous  les  classes  moyennes  satisfaites,  on 
entendait  gronder  les  classes  ouvrières,  d'autant  plus  âpres  dans 
leurs  revendications  égalitaires  qu'une  brèche  avait  été  faite  au 
privilège.  Le  ministère  était  divisé,  sans  crédit  auprès  du  roi. 
Dans  le  cabinet,  beaucoup  de  membres,  et  des  plus  importans, 
au  lieu  de  comprendre  qu'une  première  réforme  est  le  gage  et 
l'aiguillon  d'un  nombre  indéfini  d'autres  réformes,  professaient 
hautement  que  l'heure  avait  sonné  pour  le  peuple  de  se  reposer 
et  d'être  reconnaissant  [to  rest  and  be  thank fui),  langage  peu  fait 
pour  gagner  la  confiance  du  parti  du  progrès.  La  brigade  irlan- 
daise, sous  O'Connell,  contemplait  d'un  œil  ravi  cette  scène  de 
trouble  et  se  préparait  à  mettre  ses  services  aux  enchères.  Dans 
ces  conjonctures,  le  rôle  de  l'opposition  était  moins  pénible  que 
celui  du  gouvernement.  Elle  avait  infiniment  moins  de  responsa- 
bilité. Sa  faiblesse  faisait  sa  force.  Minorité  infime,  elle  pouvait 
pousser  l'attaque  à  fond  sans  risquer  d'être  prise  au  piège  de  sa 
propre  victoire.  Trop  politique  pour  ne  pas  sentir  nettement  qu'il 
n'y  avait  pas  à  remettre  en  question  la  Réforme  et  qu'il  fallait 
prendre  pied  sur  le  nouveau  terrain  légal,  assez  avisé  pour  deviner 
que  les  classes  moyennes  recelaient  des  trésors  de  conservatisme 
et  qu'elles  ne  tarderaient  pas  à  passer  dans  le  camp  des  satisfaits  et 
à  déserter  le  libéralisme,  Peel  était  forcé,  pour  ménager  ses  amis, 
de  se  livrer  à  une  opposition  stérile  autant  qu'intransigeante. 

Le  jeune  Gladstone  se  jeta  dans  la  mêlée.  On  avait  fondé  sur 
lui,  dans  le  parti  tory,  de  grandes  espérances.  Quehju'uu  qui  en- 
tendit son  maiden  speech  prédit,  a\  ec  l'infaillibilité  ordinaire  des 
prophètes,  qu'il  ne  dr-passcrait  jamais  le  second  rang;  qu'il  serait 
tout  au  plus  une  médiocrité  utile;  que  le  génie  lui  ferait  toujours 
défaut,  avec  la  passion  et  l'enthousiasme  moral,  et  qu'il  ne  saurait 
jamais  entrer  en  communication  avec  un  auditoire  populaire. 
Toutes  prévisions  d'autant  plus  curieuses  à  enregistrer  qu'elles 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ont  plus  fréquemment  été  réitérées  par  de  bons  juges  et  mieux 
démenties  par  la  tardive  splendeur  de  son  automne.  Ses  débuts 
ne  pouvaient  faire  augurer  un  tel  couronnement  de  sa  carrière.  Il 
parlait  bien  :  avec  modestie,  mais  sans  timidité;  en  sachant  évo- 
quer une  foule  d'idées,  mais  sans  fatiguer  son  auditoire  de  préten- 
tieuses et  obscures  généralités  ;  avec  un  flot  limpide  et  intarissable 
de  paroles  précises  et  justes,  que  ne  troublait  aucune  phraséologie 
bizarre,  ni  aucune  métaphore  ambitieuse;  d'une  voix  harmo- 
nieuse, qu'accompagnait  un  geste  sobre  et  discret.  La  Chambre 
l'apprécia  du  premier  coup.  Un  tel  homme  était  désigné  pour  les 
emplois.  Sir  Robert  Peel  le  nomma  l'un  des  lords  de  la  trésorerie, 
puis  sous-secrétaire  d'État  aux  colonies  dans  son  court  ministère 
de  1834-35.  Cette  brève  initiation  aux  afîaires  le  mit  hors  de  page 
et  hors  de  pair.  Désormais,  il  faisait  partie  de  l'état-major  de 
l'armée.  Les  libéraux  avaient  repris  le  pouvoir  avec  lord  Mel- 
bourne; ils  le  gardèrent  cinq  ans,  pendant  lesquels  les  conserva- 
teurs, menés  avec  une  prudence  consommée,  achevèrent  de  re- 
conquérir l'opinion.  Gladstone  ne  fut  pas  l'un  des  lieutenans 
les  moins  zélés  de  Robert  Peel  pendant  cette  campagne.  Il  vit  sa 
réputation  parlementaire  grandira  chaque  session.  La  politique 
ne  l'absorbait  pourtant  pas  tout  entier.  Il  méditait  une  œuvre  de 
doctrine. 

Son  livre  parut  en  1838  sous  le  titre  de  «  l'État  dans  ses  rela- 
tions avec  l'Église  ».  C'était  un  essai  de  systématisation  philoso- 
phique de  la  théorie  des  théologiens  de  l'anglicanisme  sur  les 
établissemens  religieux.  Il  y  avait  là  un  effort  viril,  un  louable 
labeur,  une  bonne  foi  transparente,  et  Macaulay,  bien  qu'il  ne 
pensât  comme  Gladstone  ni  en  politique  ni  en  religion,  rendit  un 
hommage  sincère  à  la  «  jeunesse  vénérable  »  de  son  adversaire. 
Ce  livre  était  le  manifeste  d'une  sorte  de  cléricalisme  anglican.  Il 
établissait,  avec  une  naïveté  et  un  sérieux  que  n'embarrassait  pas 
le  scandale  des  conséquences  pratiques  de  la  thèse  en  Irlande,  le 
droit  et  le  devoir  de  l'Etat  de  professer  la  vérité  dans  l'ordre  reli- 
gieux et,  à  cet  effet,  d'instituer  une  Église,  de  solder  un  clergé 
ou  de  légaliser  les  dîmes,  d'ordonner  des  privilèges  et  des  iné- 
galités. Ce  n'était  point  dans  l'intérêt  de  la  sécurité  publique,  à 
titre  de  mesure  de  police,  et  comme  pour  faire  du  clergé  une  gen- 
darmerie morale  qui  vînt  en  aide  à  la  gendarmerie  proprement 
militaire  qu'il  demandait  une  religion  d'État.  Ce  n'était  pas  non 
plus  par  je  ne  sais  quelle  lâche  défiance  des  forces  de  la  vérité. 


(iLADSTOiNE.  53     I 

en  vortu  de  je  ne  sais  quelle  foi  matérialiste  dans  l'appui  du  pou- 
voir qu'il  réclamait  l'entretien  de  l'Eglise  par  l'État.  Au  contraire , 
à  ses  yeux,  c'est  parce  que  la  vérité  est  grande  et  forte,  —  magna 
est,  et  jyrœvalcbit,  —  qu'il  sommait  l'Etat  de  lui  rendre  hommage 
et  de  s'incliner  devant  elle.  Est-il  besoin  de  faire  remarquer  qu'une 
telle  doctrine  s'accommode  tout  aussi  bien,  mieux  même  peut-être , 
de  l'indépendance  réciproque  des  deux  puissances,  et  qu'il  devait 
suffire  d'une  simple  démonstration  expérimentale  des  vices  de 
leur  union  en  Irlande  et  des  atteintes  portées  à  la  cause  de  la  vé- 
rité en  ce  pays  par  l'établissement  anglican  pour  mener  l'auteur 
à  des  conclusions  directement  contraires? 

Cependant  une  redoutable  épreuve  attendait  le  jeune  théori- 
cien. Il  allait  être  appelé  au  pouvoir.  Le  ministère  Melbourne^ 
après  s'être  rattaché  désespérément  à  la  faveur  de  la  jeune  Reine, 
à  la  suite  de  l'intrigue  de  cour  dite  des  Femmes  de  chambre,  se  mou- 
rait de  langueur.  Une  dissolution  et  un  appel  au  pays  eurent  pour 
résultat  l'élection  d'une  majorité  conservatrice  imposante.  C'était, 
à  ce  que  pensaient  quelques  ultras,  la  revanche  de  1832  :  en  réa- 
lité, comme  le  jugeait  fort  bien  Peel,  la  restauration  de  l'équi- 
libre, la  démonstration  par  les  faits  de  la  solidité  de  l'ordre  poli- 
tique et  social,  même  sous  la  suprématie  des  nouvelles  couches. 
Si  ces  vues  étaient  trop  hautes  pour  être  agréées  du  gros  d'un  parti 
qui  voyait  la  fortune  lui  sourire  pour  la  première  fois  depuis  dix 
ans,  Gladstone  était  digne  de  s'y  associer.  Il  avait  d(''jà  commencé  ' 
par  la  seule  force  de  sa  raison,  grâce  au  sérieux  de  son  esprit  et  à 
sa  bonne  foi,  à  se  dégoûter  des  ultras,  de  leur  politique  de  casse- 
cou  et  de  leurs  stériles  manifestations.  Quand  Peel  l'appela  à  ses 
côtés,  il  éilait  mûr  pour  collaborer  à  son  œuvre,  mais  aussi  pour 
en  ressentir  le  contre-coup  et  soumettre  ses  principes  à  une  revi- 
sion consciencieuse.  Sir  Uobert  Peel  le  nomma  vice-président  du 
Boai\l  of  Trade,  c'est-à-dire  sous-secrélairc  d'Etat  au  Commerce 
et  membre  du  Conseil  privé.  Ces  hautes  fonctions  n'entraînèrent 
pas  tout  d'abord  à  leur  suite  une  place  dans  le  cabinet.  Ce  n'est 
qu'en  1843  que  Gladstone  fit  ce  pas  décisif  dans  la  carrière  d'un 
homme  public,  eu  même  temps  (ju'il  succédait  à  lord  Uipou, 
comme  président  du  liuard.  l>éjà  il  avait  pris  en  mains,  sous  les 
auspices  immédiats  du  premier  lord  de  la  Trésorerie,  le  grand 
œuvre  qui  devait  occuper  près  de  cinq  ans  do  sa  vie  et  préparer 
graduellenu'ut  une  révolution  6conoini(iue.  Peel  avait  comju  le 
dessein,  pour  résister  à  la  Ligue  contre  la  loi  sur  les  céréales,  de 


54  REVUE  DKS  DEUX  MONDES. 

lui  emprunter  un  article  de  son  programme.  Il  méditait,  sans  tou- 
cher aux  droits  sur  les  céréales,  envisagés  comme  la  sauvegarde  de 
l'agriculture,  des  rentes  foncières,  des  dîmes  de  l'aristocratie  ter- 
rienne et  du  clergé  et,  par  conséquent,  de  la  constitution  de  l'Église 
et  de  l'État,  d'écheniller  le  tarif,  de  supprimer  les  innombrables 
droits  frappant  l'importation  de  marchandises  sans  similaires  en 
Angleterre,  et  de  diminuer  ainsi  le  prix  de  l'existence  et  les  frais 
de  production,  de  façon  à  donner  une  satisfaction  partielle  à  l'in- 
dustrie. L'idée  était  ingénieuse;  elle  était  faite  pour  séduire  une 
intelligence  comme  celle  de  Peel,  à  la  fois  très  ouverte  à  la  per- 
ception des  faits  et  très  fermée  à  l'intuition  des  principes  ou  à  la 
prévision  de  leurs  consécfuences  logiques.  Il  avait  la  ferme 
confiance  qu'il  allait  battre  la  Ligue  avec  ses  propres  armes.  Il 
ne  se  doutait  pas  qu'il  adoptait  ses  prémisses  ;  qu'une  fois  le  pre- 
mier pas  fait  dans  cette  voie,  il  n'y  avait  pas  moyen  de  s'y  arrêter 
à  mi-chemin,  et  qu'il  suffirait  d'un  accident  quelconque,  venant 
mettre  en  lumière  les  effets  du  renchérissement  artificiel  du  pain, 
pour  rendre  inévitable  la  capitulation  d'une  citadelle  dont  tous  les 
avant-postes  auraient  été  démantelés.  Gladstone,  pas  plus  que  son 
chef,  n'entrevoyait  cette  logique  implacable. 

Il  fut  le  principal  ouvrier  de  cet  immense  travail.  Un  scrupule 
de  conscience  vint  interrompre  cette  carrière  en  1845.  Peel  s  était 
décidé  à  demander,  —  sur  le  pied  du  Regium  donum  attribué 
depuis  longtemps  aux  dissidens  protestans  d'Irlande,  —  une 
subvention  annuelle  pour  le  séminaire  catholique  de  Maynooth. 
Politiquement,  Gladstone  était  favorable  au  projet;  il  n'y  avait 
personnellement,  grâce  au  développement  qui  s'était  fait  dans  son 
esprit  depuis  la  rédaction  de  son  livre,  pas  de  répugnance.  Il 
n'en  crut  pas  moins  devoir  se  retirer  du  ministère,  malgré  les 
instances  de  son  chef.  Le  public  ne  comprit  pas  cette  démission. 
Du  coup,  il  classa  Gladstone  parmi  ces  puritains  qui  ne  sauraient 
vivre  sur  cette  terre  de  péché  et  de  compromis.  Rien  ne  nuit  plus 
à  un  homme  d'Etat  qu'une  trop  grande  réputation  de  délicatesse 
et  d'intransigeance  morale.  Gladstone  mille  comble  au  scandale 
des  hommes  pratiques  en  ne  profitant  pas  du  hasard  heureux  qui 
l'avait  fait  quitter  le  ministère  à  temps  pour  esquiver  toute  respon- 
sabilité dans  la  grande  trahison  de  sir  Robert  Peel.  Une  famine  en 
Irlande  venait  de  faire  apercevoir  à  ce  ministre  les  conséquences 
néfastes  des  droits  sur  les  céréales.  Il  essaya  en  vain  de  quelques 
expédiens  :  il  se  vit  forcé  d'opérer  lui-même  la   révolution  éco- 


GLADSTONE,  55 

nomique  qu'il  avait  si  longtemps  dénoncée  et  combattue.  Doulou- 
reuse fatalité  d'une  vie  politique ,  condamnée  pour  la  seconde  fois 
par  sentiment  du  devoir  à  une  apparente  trahison  !  La  saison 
n'était  plus  aux  scrupules  exagérés.  Lord  Stanley  résignait  le 
pouvoir;  Gladstone  le  remplaça  au  département  des  colonies. 
Désormais  son  sort  était  indissolublement  lié  à  celui  de  son  chef. 
Il  ne  put  lui  prêter  son  aide  dans  les  débats  où  lord  George  Ben- 
tinck  et  Benjamin  Disraeli  criblaient  le  grand  transfuge  des  traits 
de  leur  indignation  et  de  leur  ironie.  Il  avait  dû,  en  effet,  aban- 
donner le  siège  de  Newark,  que  le  duc  de  Newcastle  entendait 
réserver  à  un  protectionniste  orthodoxe.  Ce  ne  fut  qu'en  1847 
qu'il  rentra  à  la  Chambre  :  cette  fois  avec  l'éminente  dignité  de 
représentant  de  l'Université  d'Oxford.  Le  corps  électoral  acadé- 
mique, pour  conservateur  qu'il  fût  et  protectionniste  d'instinct, 
avait  fait  grâce  à  l'hérésie  économique  de  Gladstone  en  faveur  de 
son  orthodoxie  religieuse  et  de  son  impeccable  anglicanisme.  A 
trente-huit  ans,  après  quinze  ans  de  vie  parlementaire,  le  nouveau 
député  d'Oxford  devait  commencer  une  carrière  toute  nouvelle. 
Le  parti  tory  venait  de  se  couper  en  deux.  Une  haine  implacable 
animait  les  protectionnistes,  noyau  du  futur  parti  conservateur, 
contre  Peel  et  ses  amis.  Ce  grand  homme  d'État  avait  brisé  lui- 
même  l'instrument  qu'il  avait  créé.  Une  fois  de  plus  s'était  vé- 
rifiée cette  loi,  dont  nous  avons  naguère  vu  la  réalisation  dans  la 
décomposition  du  parti  libéral  sous  l'action  du  homerule.  La  pe- 
tite bande  des  Peelistes,  état-major  sans  soldats,  n'avait  plus  de 
place  bien  marquée  dans  l'organisme  constitutionnel.  Pendant 
plus  de  dix  ans,  le  jeu  régulier  du  régime  parlementaire  allait 
être  gêné  par  cet  élément  perturbateur.  Peel  vivant  était  une  sorte 
d'arbitre,  de  juge  du  camp,  d'autant  plus  puissant  qu'il  était  hors 
concours  et  qu'exclu  des  rivalités  d'ambition,  il  incarnait  aux 
yeux  du  pays  le  bon  sens  impartial  et  l'équité  désintéressée.  Lui 
mort,  le  lien  qui  avait  tenu  groupés  ses  amis  se  relâcha  et  finit 
par  se  rompre.  Chacun  inclina  du  côté  où  l'attiraient  ses  secrètes 
préférences. 

Cl'  ne  fut  point,  toutefois,  l'œuvre  d'un  jour.  Les  rancunes, 
les  hésitations,  les  appréhensions  furent  lentes  à  vaincre.  Si  force 
était  bien  de  faire  une  place  aux  plus  distingués  de  ces  officiers 
sans  troupes  dans  des  gouvernemeiis  de  coalition,  produit  naturel 
de  cette  ère  de  déséquilibre,  on  répugnait  à  les  faire  rentrer  dans 
les  cadres.  Gladstone,  lui,  se  croyait  toujours  conservateur.  Les 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

anglo-catholiques,  qui  faisaient  grand  fond  sur  lui,  contri- 
buaient à  le  retenir  dans  la  communion  tout  au  moins  laïque 
du  torysme.  Représentant  d'Oxford,  il  ne  concevait  pas  à  cette 
époque  qu'il  pût  traîner  ce  titre  sacro-saint  dans  les  mauvais  lieux 
du  libéralisme.  Il  réservait  sa  collaboration  pour  l'organe  officiel 
du  torysme,  la  Quarterlij  Review.  L'opinion  générale  était  qu'il 
ne  tarderait  pas  à  rentrer  dans  les  rangs  conservateurs  et  qu'il  y 
obtiendrait,  facile  princeps.  le  premier  rang.  Cette  prévision  ne 
tenait  un  compte  suffisant,  ni  de  certaines  particularités  du  ca- 
ractère et  de  l'esprit  de  Gladstone,  ni  de  certaines  circonstances  dé- 
cisives. Grâce  aux  premières,  l'ébranlement  imprimé  à  ses  convic- 
tions par  le  contact  des  réalités  administratives  ne  pouvait  plus 
s'arrêter.  Autant  l'esprit  de  Gladstone  était  incapable  de  créer  de 
toutes  pièces  un  grand  système  politique,  de  poser  quelque  prin- 
cipe universel  et  d'en  tirer,  par  une  déduction  théorique,  les 
dernières  conséquences,  autant  il  devait  subir  peu  à  peu  l'in- 
fluence des  faits,  laisser  se  dérouler  lentement  cette  dialectique 
expérimentale  et  positive,  si  puissante  sur  les  entendemens  pra- 
tiques, et  arriver  en  quelque  sorte  de  biais,  pas  à  pas,  par  des 
chemins  de  traverse,  mais  par  une  marche  continue,  à  la  vérité. 
Le  germe  déposé  dans  sa  raison  dès  1842  ne  devait  cesser  de 
grandir  et  de  se  développer;  la  doctrine  du  libre-échange  com- 
mercial devait  fermenter  comme  un  levain  dans  son  intelligence. 
En  tout  cas,  il  était  hors  d'état  de  se  prêter  aux  avances  d'un  parti 
dont  tout  l'actif  consistait  alors  dans  la  profession  obstinée  des 
principes  protectionnistes. 

Un  autre  obstacle  s'opposait  à  sa  rentrée.  Disraeli  avait  profilé 
avec  adresse  de  la  crise  de  1846.  Brusquement  abandonnés,  — ils 
disaient  :  trahis  par  leur  chef  et  la  plupart  de  ses  lieutenans,  — 
les  tories  éprouvaient  le  double  besoin  de  se  venger  et  de  se 
procurer  des  officiers.  Il  leur  restait  bien  lord  Derby,  définiti- 
vement passé  au  parti  de  la  résistance  et  du  privilège  :  mais  il 
siégeait  à  la  Chambre  des  Lords.  Aux  Communes,  les  gentilshommes 
campagnards  qui  formaient  le  gros  de  l'armée,  grands  chasseurs 
devant  l'Éternel,  ne  possédaient  guère  le  don  de  la  parole  arti- 
culée. A  tout  prix;  il  leur  fallait  un  condottiere  parlementaire 
sans  scrupules,  pour  manier  le  stylet  et  frapper  les  traîtres. 
Disraeli  vit  sa  chance;  il  la  saisit.  Lord  George  Bentinck,  grand 
seigneur  qui  faisait  de  la  politique  comme  du  sport,  l'engagea 
comme  il  aurait  fait  d'un  entraîneur  ou  d'un  jockey.  L'élégant  un 


GLADSTONE.  37 

peu  suspect,  le  viveur, aux  abois,  l'homme  du  monde  chargé  de 
prises  de  corps,  de  protêts  et  de  saisies,  l'orateur  qui  avait  débuté 
au  milieu  des  éclats  de  rire  d'une  Chambre  dédaigneuse,  se  trouva 
un  polémiste  de  premier  ordre.  Il  harcela  Robert  Peel.  Il  donna 
aux  agrariens,  affligés  de  mutisme,  la  joie  de  voir  exprimer  leurs 
préjugés,  ou  servir   leurs  rancunes  dans  un  style    alerte,   spi- 
rituel, et  de  voir  leur  égoïsme  et  leur  ignorance  prendre  un  air 
de  raison  et  de  désintéressement.  Disraeli  sentit  vite  ses  avan- 
tages :  si  l'on  avait  cru   l'engager  comme  un  simple  officier  de 
fortune  pour  le  casser  aux  gages  à  la  première  occasion,  il  ne 
l'entendait  point  ainsi.  Les  conservateurs,  en  prenant  ce  merce- 
naire, s'étaient  donné  un  maître  et  rien  ne  les  pouvait  plus  affran- 
chir du  joug  de  cet  habile  homme.  Le  premier  rang,  seulement, 
d'abord  à  la  Chambre  des  Communes,  puis  à  la  tète  du  gouver- 
nement, pouvait  satisfaire  cet  ambitieux  de  haut  vol.  Il  n'était  pas 
homme  à  souffrir  qu'un  Gladstone,  en  rentrant  dans  le  parti,  de- 
vînt son  rival  et  lui  jouât  le  tour  d'offrir  aux  tories,  un  peu  ébahis 
de  leur  aventure,  le  choix  entre  lui  et  un  chef,  né  gentleman  et 
chrétien,  doué  de  talens  éclatans  et  d'une  réputation  sans  tache. 
Le   dé  en  était  jeté.   Gladstone  ne  pouvait  plus  s'établir  au 
foyer  où  déjà   s'était  assis  Disraeli.  Le  destin  avait  irrévocable- 
ment décidé  que   le  plus  grand  conservateur  du  siècle  devien- 
drait le  héros  et  le  chef  du  radicalisme,  tandis  qu'un  petit  juif, 
sceptique  et  révolutionnaire  jusqu'à  la  moelle  des  os,  devien- 
drait le  chef  et  le  héros  du  conserv^atisme  en  Angleterre.   Les 
étapes   de   ce    long  voyage   n'avaient  pourtant  point  encore  été 
franchies.  Gladstone  demeura  douze  ans  en  marge  des  partis.  Ce 
n'est  point  à  dire  que  pendant  tout  ce  laps  de  temps  il  fut  exclu 
du  pouvoir.  En  décembre  1852,  le  comte  d'Aberdeen  lui  offrit  la 
succession  de  Disraeli  comme  chancelier  de  l'Echiquier.  Il  venait 
de  prendre  pari  avec  éclat,  contre  lord  Palmerston,  au  fameux 
débat  sur  Do)i  Paci/îco.  Alors  que  le  vieux  Pafu,  tout  ministre 
des   affaires  étrangères  qu'il  était,  avait  lancé  au  monde  entier 
le  défi  de   son   Civis  ronvoius  sum,  Gladstone  avait  noblement 
j)rotesté  contre  cette  première  explosion  du  chauvinisme  impéria- 
liste eijin(/(/.  Il  no  se  distingua  pas  moins  par  la  courageuse  indé- 
pendance de  son  altitude  dans  l'affaire  de  la  création  par  l*ie  IX 
de  la  hiérarchie  catholique  avec  titres  territoriaux  en  Angleterre. 
Les  passions  anlij)apistes   s'étaient  embrasées.   Lord   .lobn  Riis- 
soll  avait  cru  devoir  les  flatter  en  présentant  fiô  iralo  un  bill  d'expé- 


58 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


dient,  que  Gladstone  combattit,  sans  craindre  de  provoquer  les  fu- 
reurs de  l'ultra-protestantisme. 

Le  même  temps  venait  de  le  voir  passer  par  une  crise  reli- 
gieuse des  plus  douloureuses.  A  la  suite  du  jugement  latitu- 
dinaire  du  Conseil  privé  dans  l'affaire  Gorham,  le  parti  anglo- 
catholique,  ou  ce  qui  en  restait  depuis  la  conversion  de  Newman, 
fut  saisi  d'émoi.  Il  ne  s'agissait  plus  à  cette  heure  de  savoir  si 
l'établissement  anglican  pouvait  acclimater  dans  son  sein  les  pri- 
vilèges et  les  grâces  surérogatoires  du  catholicisme,  mais  bien 
s'il  avait  encore  les  notes  nécessaires  dune  église.  On  protesta,  on 
pétitionna,  on  s'agita.  Manning  et  Hope-Scott,  ces  deux  amis  de 
Gladstone,  sur  lesquels  comme  sur  celui-ci  l'évoque  Wilberforce 
comptait  pour  le  salut  de  léglise,  passèrent  au  catholicisme. 
Gladstone  demeura,  quoique  alarmé  et  indigné  des  progrès  du 
désordre,  profondément  troublé  et  chagrin  de  la  défection  de 
ses  compagnons,  sans  un  doute  sur  son  devoir.  Il  n'en  avait  pas  eu 
davantage,  quelques  mois  auparavant,  au  sujet  d'une  démarche 
retentissante,  qui  devait  rendre  son  nom  cher  aux  amis  de  Ihuma- 
manité  et  surtout  aux  patriotes  d'Italie.  Au  cours  d'un  voyage  à 
Naples,  il  avait  vu  de  ses  yeux  les  effroyables  stigmates  de  la 
réaction,  l'atroce  et  lâche  vilenie  des  vengeances  exercées  par  le 
roi  Bomba,  l'infamie  d'un  régime  qui  mettait  Poerio  au  bagne. 
Dans  une  lettre  éloquente  à  lord  Aberdeen,  le  député  tory  d'Oxford 
dénonça  le  scandale  européen  de  ce  gouvernement  qui  équiva- 
lait à  la  négation  de  Dieu.  Rarement  pamphlétaire  de  profession 
égala,  jamais  il  ne  surpassa  la  véhémence  de  ce  réquisitoire  qui 
prenait,  sur  les  lèvres  d'un  conservateur,  d'un  chrétien,  d'un 
royaliste,  la  valeur  un  d'arrêt  sans  appel. 

Toutefois,  la  partie  incontestable  et  incontestée  de  la  carrière 
de  Gladstone  devait  être  l'activité  du  réformateur  fiscal.  Ses  ex- 
posés budgétaires  furent  des  chefs-d'œuvre  de  lucidité,  de  science, 
d'agrément  aussi.  Gladstone  s'était  donné  pour  tâche  de  trans- 
former le  système  fiscal  de  l'Angleterre.  A  l'aide  de  Vincome  tax 
rétabli  par  Peel,  il  voulait  libérer  d'impôts  les  objets  de  consom- 
mation universelle;  réduire  la  proportion  exagérée  des  contribu- 
tions indirectes;  affranchir  de  taxes  les  instrumens  du  travail  et 
ceux  du  progrès;  réaliser  l'idéal  de  «  la  table  du  déjeuner  de  l'ou- 
vrier, libre  de  tout  impôt  »  ithe  free  break-fast  table).  En  même 
temps,  il  prenait  énergiquement  en  main  la  réduction  de  la  dette 
publique,  il  plaçait  l'amortissement  sur  une  base  immuable,  et  il 


GLADSTONE. 


59 


rendait  aux  finances  nationales  une  saine  élasticité.  En  matière 
de  finances,  Gladstone  appartenait,  cœur  et  âme,  à  cette  école 
qui  voit  dans  tout  impôt  une  atteinte  à  la  liberté  individuelle,  et 
qui  envisage  l'économie  comme  le  premier  et  le  plus  sacré  des 
devoirs  d'un  administrateur  des  deniers  de  la  nation.  Il  avait 
trouvé  le  moyen,  dans  son  esprit  comme  dans  ses  budgets,  de  ré- 
concilier les  intérêts  spirituels  et  les  intérêts  matériels  de  l'Etat, 
d'investir  les  chiffres  d'une  sorte  d'idéalisme  et  de  faire  non  seu- 
lement de  la  bonne  politique,  mais  de  la  haute  morale,  en  faisant 
de  bonnes  finances. 

Une  telle  gestion  aurait  rapidement  produit  des  fruits  incom- 
parables, si  un  accident  n  était  venu  déranger  tous  les  calculs.  On 
sait  comment  lord  Aberdeen,  en  voulant  la  paix,  glissa  peu  à  peu 
à  la  guerre.  Pour  la  première  fois  depuis  quarante  ans,  l'Angle- 
terre allait,  en  Crimée,  tirer  l'cpée  du  fourreau,  de  concert  avec 
la  France,  et  pour  la  Turquie.  Cet  épisode  de  sa  vie  politique  a 
été  fort  reproché  à  Gladstone.  Vingt  ans  plus  tard,  quand  il  eut 
dénoncé  les  atrocités  bulgares  et  demandé  l'expulsion  d'Europe 
du  Turc,  avec  armes  et  bagages,  on  releva  la  contradiction.  Il  ne 
disconvint  pas  que  le  temps  et  les  événemens  avaient  changé  du 
tout  au  tout  son  opinion  sur  l'empire  ottoman  et  son  droit  de 
vivre.  Il  ne  répudia  pas  davantage  la  responsabilité  de  ses  actes. 
Suivant  lui,  il  avait  été  du  devoir  des  puissances  occidentales, 
avant  de  prononcer  l'arrêt  de  mort  contre  la  Turquie,  de  tenter  de 
lui  inoculer  le  germe  d'une  civilisation  supérieure.  S'il  était  juste 
de  se  livrer  à  cette  expérience,  il  fallait  donc  protéger  la  Turquie 
contre  une  agression,  dictée  d'ailleurs  au  tsar  Nicolas  beaucoup 
plus  par  des  motifs  d'ambition  que  par  le  souci  du  progrès  et  de 
l'humanité.  Le  ministère  Aberdeen  ne  tarda  pas  à  tomber.  Lord 
Palmerston  prit  le  pouvoir,  et  conserva  d'abord  dans  son  cabinel 
Gladstone  et  les  autres  Peclistes.  Il  y  avait,  à  cette  heure,  incom- 
patibilité d'humeur  entre  ces  doctrinaires  et  le  grand  opportu- 
niste, et  les  premiers  donnèrent  bien  vite  leur  démission,  l'endant 
quatre  ans,  Gladstone  fut  de  nouveau  hors  cadre.  Ses  loisirs  furent 
employés  à  compléter  le  grand  ouvrage  sur  Homère  (juil  médi- 
tiiit  depuis  si  longtemps.  Juventiis  miindi  n'est  pas  précisément 
un  livre  d'érudit,  bien  qu'il  s'y  trouve  beaucoup  d'érudition  et 
que  l'auteur  connaisse  Homère  comme  pas  un  savant  allemand. 
C'est  un  curieux  essai  où  les  opinions  llu'ologiques  et  religieuses 
de  l'élève  d'Oxford  ne  laissent  pas  de  fausser  un  jumi  les  conclu- 


60 


HEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


sions  du  critique.  Ni  Grote,  ni  l'évêque  Thirhvall,  n'auraient  sous- 
crit à  la  thèse  fondamentale,  qui  fait  de  la  poésie  homérique  une 
sorte  de  branche  parallèle  de  la  révélation  hébraïque;  mais  ils 
surent  rendre  hommage  aux  mérites  de  cet  ouvrage,  composé 
dans  l'intervalle  des  labeurs  d'un  homme  d'Etat.  Ce  fut  du  côté 
de  la  (jrèce  qu'une  autre  diversion  tourna  les  pas  de  Gladstone. 
Il  fut  nommé  haut  commissaire  aux  îles  Ioniennes.  Sa  mission 
prépara  le  retour  ultérieur  de  cette  portion  intégrante  de  rilelladc 
au  royaume  de  Grèce. 

L'heure  était  venue  pour  lui  de  faire  définitivement  son  choix. 
A  cinquante  ans,  entre  des  partis  de  nouveau  raffermis  et  con- 
solidés, il  ne  pouvait  demeurer  un  irrégulier.  Les  tories  lui 
avaient  fait  des  offres.  Il  sentit  qu'il  ne  pouvait  se  contenter  de 
les  décliner,  qu'il  fallait  compléter  ce  refus  par  un  acte  positif. 
Son  parti  était  pris.  Sans  que  son  idéal  se  fût  modifié,  sans  qu'il 
eût  cessé  d'être  le  loyal  serviteur  de  rp]glise,  de  la  Couronne,  de 
l'Etat,  il  avait  vu  se  rompre  un  à  un  les  liens  qui  l'unissaient 
aux  hommes  et  aux  choses  du  conservatisme.  Sa  conviction  posi- 
tive était  désormais  que  l'ordre  n'avait  pas  de  fondement  plus 
sûr  que  le  progrès;  que  la  liberté  était,  non  seulement  le  droit  de 
l'individu,  mais  la  garantie  de  la  société;  que  la  démocratie  était, 
dans  le  plan  divin,  le  terme  nécessaire  et  légitime  et  bienfaisant 
de  l'évolution  politique  en  ce  siècle.  Sa  place  était  dans  les  rangs 
des  libéraux.  Il  fut  vivement  touché  de  Taccueil  empressé  qui  lui 
fut  fait.  Comme  il  le  dit  éloquemment,  quelques  années  plus 
tard  :  «  Je  suis  venu  à  vous,  proscrit  par  ceux  à  qui  j'avais  été 
associé;  chassé  de  leurs  rangs,  non,  je  l'avoue,  par  un  acte  arbi- 
traire, mais  par  la  lente  et  irrésistible  force  de  mes  convictions. 
Je  suis  venu  à  vous,  pour  me  servir  d'une  phrase  légale,  in  forma 
pauperis.  Je  n'avais  rien  à  vous  offrir  que  mes  humbles  et 
fidèles  services.  Vous  m'avez  reçu  comme  Didon  reçut  le  nau- 
fragé Enée  : 

Ejer.tum  littore,  egejitem, 
Accepi. 

J'aime  à  croire  que  vous  n'aurez  pas  plus   tard  à  achever  à 
mon  égard  la  citation  : 

Et  regni,  démens,  in  parte  locavi.  » 

Ce  fut  tout  d'abord  dans  le  ministère  Palmerston  qu'il  entra 
comme  chancelier  de  l'Échiquier.  Le  premier  ministre  était  fort 


GLADSTONE.  Gl 

âgé.  Il  aspirait  au  repos.  Il  jouissait  d'une  popularité  sans  égale. 
L'Angleterre  consentait  à  faire  halte  sous  la  houlette  d'un  berger 
octogénaire,  chef  conservateur  d'un  cabinet  de  radicaux.  Disraeli 
comparait  spirituellement  le  banc  des  ministres  à  une  rangée 
de  volcans  éteints.  11  était  entendu  que  les  éruptions  ne  repren- 
draient qu'après  que  Palmerston  ne  serait  plus  là.  Tous  les  vol- 
cans, toutefois,  n'étaient  pas  éteints.  Gladstone  trouva  le  moyen, 
tout  en  servant  loyalement  son  chef,  de  faire  de  grandes  ré- 
formes. Avec  Gobden,  il  prit  l'initiative  de  cette  politique  des 
traités  de  commerce  qui,  tout  en  constituant  une  légère  déro- 
gation à  l'orthodoxie  économique  rigoureuse,  donna  au  libre- 
échange  la  garantie  d'un  contrat  bilatéral.  Seul,  il  entreprit,  en 
abolissant  le  timbre  et  l'impôt  sur  le  papier,  d'affranchir  les 
instrumens  de  l'éducation  populaire,  si  nécessaires  aune  démo- 
cratie. Sur  son  chemin,  il  trouva  la  Chambre  des  Lords.  11  ne 
plaisanta  pas  avec  cette  obstruction.  Le  grand  principe  constitu- 
tionnel qui  réserve  aux  représentans  élus  du  peuple,  et  à  eux  seuls, 
le  vote  des  taxes,  fut  invoqué.  Un  conflit  semblait  imminent.  La 
Chambre  des  Lords  dut  céder.  Quand  Palmerston  eut  rendu  le 
dernier  soupir,  les  droits  de  l'ancienneté  firent  appeler  à  la  tête 
du  gouvernement  un  vétéran,  lord  Russell,  jadis  plusieurs  fois 
déjà  premier  ministre.  Ce  n'était  qu'un  intermède  de  haute  con- 
venance. La  question  de  la  réforme  électorale,  autour  de  laquelle 
les  partis  avaient  longtemps  manœuvré,  venait  de  se  poser  dans 
toute  sa  gravité.  Un  peuple  d'ouvriers  frappait  à  la  porte  de  la  cité 
politique.  Russeli  n'était  plus  de  force  à  accomplir  pacifiquement 
cette  révolution  légale.  Il  avait  présidé  trente-cinq  ans  plus  tôt  à 
l'avènement  de  la  bourgeoisie  :  il  ne  devait  pas  lui  être  donné  de 
compléter  —  ou  de  détruire  —  son  œuvre  en  inaugurant  l'ère  de 
la  démocratie.  Il  entreprit  bien  la  réforme,  mais  à  contre-cœur.  Il 
ne  tarda  pas  à  succomber  devant  une  défection  des  whigs.  Lord 
Derby  fut  appelé  aux  affaires. 

Disraeli,  dont  il  était  le  prête-nom  et  qui  ne  tarda  pas  à  lui 
succéder,  avait  conçu  le  dessein  audacieux  de  damer  Ir  /)io?i  aux 
whigs  et  de  faire  faire,  par  les  conservateurs,  la  réforme  électorale. 
A  cette  lin,  il  était  indispensable  de  commencer  par  faire  /'éduca- 
tion des  tories  eux-mêmes,  un  peu  surpris,  malgré  les  précédons 
de  l'émancipation  catholique  et  du  Free  Trade,  d'avoir  sur  leurs 
vieux  jours  à  se  faire  révolutionnaires,  mémo  pour  le  bon  motif. 
Disraeli  leur  donna  sa  parole  qu'en  fait  il  s'agissait  d'un  coup  de 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

partie  dans  l'intérêt  tory  et  il  fit  surgir  de  toutes  pièces  la  figure 
rassurante  de  l'ouvrier  conservateur.  11  improvisa  une  théorie  sur 
le  tempérament  fatalement  révolutionnaire  de  la  bourgeoisie,  sur 
le  caractère  naturellement  conservateur,  quelque  chose  comme 
V animanaturaliter  christiana ,  de  la  démocratie.  Gomme  ces  futurs 
gardiens  de  l'ordre  se  faisaient  la  main  en  arrachant  les  grilles 
de  Hyde  Park,  les  tories  se  laissèrent  embéguiner  par  leur  presti- 
gieux chef.  Gomme  les  libéraux  n'osaient  pas,  par  pur  intérêt  de 
parti,  entraver  une  réforme  inscrite  dans  leur  programme,  la 
nouvelle  loi  électorale  fut  adoptée.  C'était  le  suffrage  universel 
dans  les  villes.  La  Chambre  des  Lords,  fidèle  à  la  discipline,  con- 
sentit, sous  la  pression  de  lord  Derby,  à  faire,  la  mort  dans  Fàme, 
le  saut  dans  les  ténèbres.  Si  Disraeli  avait  compté  garder  le  pou- 
voir, il  s'était  fait  illusion.  Toujours  les  grandes  réformes  dé- 
vorent ceux  qui  les  ont  faites,  même  quand  ils  les  ont  faites  sanfe 
conviction.  Gladstone  fut  porté  au  gouvernement  par  un  mouve- 
ment irrésistible.  L'instrument  du  progrès  était  forgé.  On  mit  lépée 
dans  la  main  de  Siegfried.  A  soixante  ans,  enfin  premier  ministre, 
Gladstone  se  trouvait  maître  du  pouvoir  à  l'heure  où  sa  pensée 
avait  atteint  le  terme  de  son  évolution.  Plus  d'obstacles  au  de- 
hors, plus  de  combats  au  dedans.  11  allait  porter  les  rivalités  par- 
lementaires dans  une  région  plus  haute,  s'inspirer  des  principes, 
faire  de  la  politique  de  conscience. 

Son  programme  était  vaste.  Le  premier  article  en  était  la  sépa- 
ration de  l'Eglise  et  de  l'État  en  Irlande.  Le  scandale  était  grand 
de  cet  établissement  entretenu  au  profit  d'une  infinie  minorité 
aux  frais  de  la  majorité.  D'aucuns  préconisaient  le  régime  de  la 
dotation  simultanée  et  l'inscription  de  l'Eglise  catholique  d'Ir- 
lande, avec  ses  millions  de  fidèles,  au  budget  de  l'Etat;  mesure 
d'autant  plus  politique  à  leur  gré  que,  tout  en  respectant  les  préju- 
gés anglicans,  elle  aurait  domestiqué  un  clergé  où  le  nationalisme 
irlandais  avait  toujours  trouvé  son  meilleur  appui.  Crladstone 
épousa  l'autre  parti,  celui  de  la  séparation.  L'annonce  de  ce  projet 
lui  coûta  le  mandat  de  l'Université  d'Oxford  :  sacrifice  le  plus  dou- 
loureux, peut-être,  de  tous  ceux  qu'il  eut  jamais  à  faire.  Le  pays  ré- 
pondit à  son  appel  par  une  belle  majorité.  Il  se  mit  à  l'œuvre  sans 
tarder.  Ce  fut  lui  qui  mena  tout  le  débat  avec  une  splendeur  ora- 
toire, une  vigueur  et  une  souplesse  dialectique  incomparables  et 
aussi  avec  une  infatigable  puissance  de  travail,  une  connaissance 
sans  rivale  des  détails  les  plus  techniques  qui  éblouirent  jusqu'à  ses 


GLADSTONE.  63 

adversaires.  Gladstone  n'avait  nullement  envie  de  laisser  prendre 
haleine  à  l'opinion  haletante.  Bûcheron  inlassable,  il  avait  résolu 
de  porter  la  hache  dans  le  tronc  de  l'arbre  maudit  qui  empoi- 
sonnait l'atmosphère  de  l'Irlande.  Après  l'église,  la  propriété 
foncière.  Il  aborda  de  front  ce  terrible  problème  agraire.  Tout  le 
mal  venait  de  l'application  à  l'Irlande  du  système  anglais.  Autant 
celui-ci  était  à  sa  place  en  Angleterre  où  la  société,  le  sol,  le 
climat,  l'histoire,  les  lois,  les  mœurs  s'unissaient  pour  justifier 
ce  partage  des  droits  et  des  profits  entre  le  propriétaire,  le  tenan- 
cier et  le  laboureur,  autant  il  était  contraire  à  la  justice  et  au  bien 
public  en  Irlande.  C'était  la  rapine  légalisée.  Dans  l'Ulster,  où  une 
race  de  fermiers  protestans  et  anglo-saxons  avait  pu  lutter,  un 
régime  d'exception  s'était  établi  qui  assurait  au  tenancier  la  iixité 
de  son  bail,  qui  limitait  le  taux  des  fermages  et  qui  permettait  la 
cession  à  prix  d'argent  du  contrat  de  location.  Gladstone  comprit 
que  la  question  agraire  était  à  la  racine  des  souffrances  de  l'Irlande. 
Il  crut  qu'il  suffirait  de  guérir  cette  plaie  pour  mettre  fin  aux 
chimères  séparatistes  et  pour  cimenter  l'union.  Il  se  proposa 
d'étendre  autant  que  possible  à  toute  l'Irlande  la  coutume  qui  en 
Ulster  avait  produit  de  si  heureux  résultats.  Cette  première  ten- 
tative ne  réussit  pas.  Elle  ne  le  pouvait  point.  Elle  n'en  fut  pas 
moins  le  point  de  départ  d'une  évolution  législative  à  laquelle  les 
conservateurs  eux-mêmes  ont  aidé  et  qui  aura  peut-être  pour  der- 
nier terme  la  pacification  agraire. 

D'autres  soins  occupaient  le  ministère  libéral.  Pour  la  pre- 
mière fois,  l'Etat  prit  en  main  l'enseignement  primaire.  C'était  la 
conséquence  de  l'avènement  de  la  démocratie  :  il  fallait  bien 
instruire  les  nouveaux  maîtres  de  l'État.  M.  Forster  fut,  dans 
cette  œuvre,  l'éminent  auxiliaire  de  Gladstone.  Il  posa  les  bases 
de  l'admirable  système  qui,  parallèlement  aux  écoles  confession- 
nelles où  plus  doB  deux  tiers  des  enfans  font  encore  leurs  classes, 
a  créé  les  écoles  publiques,  a  institué,  pour  les  gérer,  les  conseils 
locaux  électifs  (avec  admission  des  femmes),  a  réglé  l'application 
du  principe  de  l'obligation  et  a  préparé  l'établissement  de  la 
gratuité.  Ce  qu'il  y  eut  de  plus  remarquable  dans  l'œuvre  de 
Forster,  ce  fut  le  souci  de  la  liberté  do  conscience.  11  mit  celle  des 
écoliers  .sous  la  sauvegarde  de  la  loi.  Il  respecta  celle  des  parens 
en  les  laissant  libres  de  placer  leurs  enfans  où  bon  leur  semblerait. 
Ceful  poiniunt  la  (juestion  religieuse,  confessionnelle,  qui  suscita 
le  plus  d'embarras.  Quelques  partisans  extrêmes  de  la  neutralité 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'État  blâmèrent  vivement  le  compromis  conclu  avec  l'Eglise. 
Une  ligue  se  forma  pour  réclamer  la  laïcité  absolue  dans  l'en- 
seignement des  écoles  publiques  et  la  substitution  immédiate, 
obligatoire,  aux  écoles  confessionnelles,  de  ces  écoles  dont  la  loi 
rendait  la  création  facultative.  Birmingham  fut  le  centre  de  ce 
mouvement.  Il  n'eut  pas  de  champion  plus  ardent  que  M.  Joseph 
Chamberlain,  qui  débutait  dans  la  vie  publique  en  affichant  une 
haine  sectaire  pour  l'église  anglicane. 

Le  pays  toutefois  donnait  des  signes  de  lassitude.  Il  trouvait 
qu'on  allait  trop  vite,  qu'on  embrassait  trop  d'entreprises  à  la  fois, 
qu'on  présentait  trop  de  solutions  radicales.  Les  politiciens  de  pro- 
fession redoutaient  l'idéalisme  gladstonien.  C'était,  à  leur  sens, 
une  politique  de  principe  imbécile.  Au  lieu  d'entendre  ces  con- 
seils de  prudence,  Gladstone  s'emporta  jusqu'à  imposer  par  une 
sorte  de  coup  d'État  une  réforme  odieuse  à  toute  laristocratic.  La 
Chambre  des  Lords  avait  rejeté  l'abolition  de  l'achat  des  grades 
dans  larméc  :  il  recourut  à  une  prérogative  de  la  Couronne  tombée 
en  désuétude  et  supprima  par  voie  d'ordonnance  cet  abus.  Ses 
adversaires,  le  sentant  atteint,  avaient  repris  courage.  Un  grave 
accident  vint  révéler  la  faiblesse  de  ce  ministère  jadis  invincible. 
Le  projet  de  loi  sur  la  création  d'une  université  catholique  en 
Irlande  fut  repoussé,  grâce  à  l'intransigeance  et  à  l'ingratitude 
des  prélats  irlandais.  Gladstone  offrit  sa  démission  :  il  ne  voulait 
pas  traîner  une  agonie  sans  honneur.  Disraeli  était  un  trop  fin 
matois  pour  le  tirer  ainsi  d'embarras.  Ce  qu'il  attendait,  c'était 
la  grande  réaction  conservatrice  s'attéstant  par  une  majorité 
écrasante  aux  élections  générales.  Le  calcul  était  juste.  En  1874, 
le  pays,  consulté  par  Gladstone  sur  un  programme  où  figurait  au 
premier  rang  l'abolition  de  Vincome  tax^  nomma  une  Chambre  où 
les  tories  avaient  près  de  cinquante  voix  de  majorité.  Greenwich, 
qui  s'était  honoré  en  nommant  spontanément  Gladstone  rejeté 
par  le  Lancashire,  lui  préféra  un  distillateur  obscur.  C'était  le 
désastre. 

Si  je  n'ai  jusqu'ici  rien  dit  de  la  politique  étrangère  de  Glad- 
stone, ce  n'est  point,  on  me  fera  l'honneur  de  le  croire,  par  em- 
barras ou  parti  pris  d'idolâtrie.  La  vérité  est  que  la  grande  lacune 
de  Gladstone  comme  homme  d'État  et  premier  ministre,  c'était 
l'insuffisance  de  l'attention  qu'il  accordait  aux  affaires  extérieures, 
subordonnées  dans  son  esprit  aux  grandes  questions  organiques 
du  dedans.  Réaction  naturelle,  mais  excessive,  contre  la  méthode 


GLADSTONE. 


«5 


palmerstonienne,  laquelle  consistait  à  détourner  le  pays  des  ré- 
formes par  de  constantes  diversions  diplomatiques.  En  1870, 
l'Angleterre,  comme  le  reste  de  l'Europe,  s'enferma  dans  une  neu- 
tralité absolue  pendant  la  guerre  franco-allemande.  Il  est  impos- 
sible de  se  dissimuler  qu'à  la  cour,  —  tout  allemande,  —  et  dans 
le  monde  politique,  les  sympathies  étaient  toutes  pour  nos  enne- 
mis. Le  peuple  hésita;  puis,  après  nos  malheurs,  finit  par  se  ran- 
ger de  notre  côté.  A  ce  mauvais  vouloir  des  dirigeans  il  y  avait 
bien  des  raisons.  La  politique  du  second  Empire  avait  créé  une 
incurable  défiance  dans  toute  l'Europe.  On  a  fait  à  Gladstone  un 
crime  personnel  de  l'abstention  de  son  gouvernement.  Il  est  cer- 
tain, néanmoins,  qu'il  n'aurait  pu  à  lui  tout  seul  provoquer  une 
intervention.  Et  pourquoi  le  rendre  responsable  individuellement 
d'un  état  d'âme  général?  Autant,  d'ailleurs,  à  mon  avis,  il  est 
juste  de  blâmer,  au  nom  de  l'Europe  et  de  ses  intérêts,  l'indiffé- 
rence avec  laquelle  gouvernemens  et  peuples  virent  s'accomplir 
le  crime  d'une  annexion  qui  reculait  d'un  siècle  le  droit  des 
gens  et  qui  faussait  peut-être  pour  un  siècle  aussi  la  politique 
occidentale,  autant  il  serait  injuste  de  reprocher  au  ministre  d'une 
puissance  étrangère  de  ne  s'être  pas  uniquement  placé  en  cette 
crise  au  point  de  vue  des  intérêts  et  des  vœux  de  la  France.  Que 
l'on  condamne  ceux  qui  n'ont  pas  su  être  Européens,  rien  de 
mieux;  mais  peut-on  faire  à  un  Anglais  un  grief  de  n'avoir  point 
été  Français? 

Disraeli  s'installant  au  pouvoir,  Gladstone  renonçait  à  la  lutte. 
Il  notifia  sa  retraite  à  son  parti.  Les  raisons  qu'il  invoquait,  c'était 
son  âge  :  à  soixante-cinq  ans,  il  souhaitait  mettre  un  intervalle  de 
méditation  entre  la  vie  et  la  mort;  le  manque  d'accord  entre  ses 
vues  et  celles  de  la  majorité;  la  nécessité  d'un  rajeunissement  du 
commandement.  Achille  rentrait  sous  sa  tente,  blessé  de  l'ingra- 
titude du  pays.  On  lui  donna  pour  successeur  le  marquis  de 
Hartington,  une  honnête  médiocrité  porphyrogénète.  Gladstone 
reprit  avec  délices  le  ceste  théologique.  Il  avait  livré  au  nom  de 
la  liberté  et  de  l'anglo-catholicisme,  h  Disraeli,  champion  édifiant 
du  protestantisme,  un  combat  mémorable  à  projios  du  projet  des 
deux  archevêques  de  Canlorbery  et  d'York,  tendant  à  réprimer 
judiciairement  les  infractions  du  clergé  ritualisti^  â  la  disciplim^ 
ecclésiastique.  Il  prit  les  armes  contre  les  ultramontains,  lança 
son  pamphlet  contre  le  vaticaHismn  et  l'infaillibilité  et  en  vint  aux 
mains  avec  son  ancien  ami  Manning,  devenu  cardinal-archevêque 

TOME  CXLVIII.  —   1898.  5 


66  REVUE  DKS  DEUX  MONDES. 

de  Westminster.  La  thèse  de  Gladstone  était  d'une  manifeste  exa- 
gération :  il  soutenait  que  les  fidèles  du  pontife  infaillible  ne 
peuvent  professer  une  loyale  obéissance  à  la  souveraineté  de  la 
Reine.  Dœllinger,  à  cette  aube  du  brutal  Kulturkampf  allemand, 
avait  un  peu  trop  déteint  en  cette  occasion  sur  son  ami  Gladstone. 
Les  protestans  en  Angleterre  furent  étonnés  et  ravis. 

Aussi  bien  en  eut-il  moins  de  peine  à  reconquérir  sa  popula- 
rité. Les  affaires  d'Orient  vinrent  le  rejeter  dans  le  tourbillon.  Il 
ne  fallut  rien  de  moins  que  les  massacres  de  Bulgarie  pour  le  tirer 
de  sa  retraite.  La  voix  de  ces  victimes  retentit  d'autant  plus  puis- 
samment à  ses  oreilles  qu'il  se  sentait,  personnellement,  respon- 
sable en  partie,  comme  l'un  des  auteurs  de  la  guerre  de  Crimée, 
de  la  survivance  de  la  Turquie  et  des  crimes  de  «  l'ineffable  Turc  ». 
Homme  de  conscience  et  d'émotion,  il  abjura  du  coup  le  dogme  de 
l'intégrité  et  de  l'indépendance  de  l'empire  ottoman.  Aujourd'hui 
que   l'Angleterre  tout  entière,  le  cabinet  conservateur  en  tète, 
professe  la  plus  vive  hostilité  contre  le  Sultan  et  ses  œuvres,  on  à 
peine  à  se  rendre  compte  du  scandale  produit  par  la  brochure 
des  Atrocités  bulgares.  S'il  était  un  principe  traditionnel  de  poli- 
tique nationale,  c'était  la  préservation  de  la  Turquie.  Les  masses 
ne  s'émurent  point  pour  une  pareille  abstraction;  au  contraire,  les 
dénonciations  passionnées  de  Gladstone  éveillèrent  un  écho  dans 
l'âme  populaire.  A  près  de  soixante-dix  ans,  il  se  lança  à  corps  perdu 
dans  la  carrière  d'agitateur.   En   d'immenses  meetings,  jusque 
sur  les  landes  d'une  vaste  plaine,  il  souleva  les  multitudes.  D'un 
bout  à  l'autre  de  l'Angleterre,  il  provoqua  une  insurrection  de  la 
conscience  nationale.  Ce  fut  un  sublime  élan.  Il  gêna  prodigieuse- 
ment les  politiques:  je  dis  ceux-là  mêmes  qui,  libéraux  de  nom,  me- 
naient contre  le  gouvernement  une  opposition  de  commande.  Har- 
tington,  Forster,  les  sages  froncèrent  le  sourcil,  hochèrent  la  tète. 
Si  l'opposition  officielle  ne  suivit  que  de  loin  les  impétueuses 
charges  de  Gladstone,  le  ministère  n'en  vit  pas  moins  sa  politique 
déjouée,  son  sort  compromis.  Disraeli,  devenu  Beaconsfield,  aurait 
voulu  lier  une  grande  partie  avec  la  Turquie.  Il  avait  obtenu  le 
concours  de  lord  Salisbury,  qui  n'avait  pas  su  résister  à  ses  sé- 
ductions. Et  voilà  qu'il  trouvait   devant  lui,  pour  lui  barrer  le 
passage,  ce  rival  vaincu!  Toute  l'histoire  de  ces  années  est  dans 
cette  lutte,  dans  l'effort  sans  cesse  renouvelé  par  un  politique  sans 
scrupules  pour  tourner  l'obstacle  et  réaliser  ses  téméraires  des- 
seins. Les  divers  actes  de  cette  tragi-comédie  se  sont  appelés  la 


GLADSTONE. 


67 


conférence  de  Constantinople,  le  protocole  de  Londres,  la  circu- 
laire Salisbury,  le  mémorandum  Schouvalof,  le  congrès  de  Berlin, 
la  convention  de  Chypre.  Quand,  tous  deux  chevaliers  de  la  Jarre- 
tière, Beaconsficld  et  Salisbury  revinrent  de  Berlin  aux  acclama- 
tions d'une  foule  enivrée  et  jetèrent  aux  tjuatre  vents  des  cieux 
la  formule  triomphante  :  Peace  witk  honour,  la  farce  était  jouée. 
Il  ne  restait  plus  qu'à  faire  toucher  du  doigt  le  mensonge,  en 
même  temps  que  le  péril,  d'une  politique  qui  venait  encore  de 
coûter  au  pays  la  guerre  de  l'Afghanistan. 

Les  élections  de  1880  furent  la  revanche  de  celles  de  1874. 
Gladstone  avait  mené  avec  un  éclat  incomparable  la  campagne 
dans  le  comté  écossais  du  Midlolhian.  Il  était  le  vrai,  l'unique 
vainqueur  de  la  bataille.  Une  intrigue  de  cour  et  de  coulisse  n'en 
tenta  pas  moins  de  l'exclure  du  bénéfice  de  la  victoire.  Titulai- 
remeut,  lord  Hartington  était  toujours  le  leader  des  libéraux.  La 
Reine  se  prêta  à  la  mauvaise  plaisanterie  de  lui  offrir  le  mandat 
de  former  un  cabinet  et  de  le  présider.  Le  marquis  eut  le  mérite 
de  refuser  cette  proposition  :  il  eut  le  tort  d'hésiter  un  instant. 
Gladstone  forma  rapidement  un  ministère  où  il  fit  entrer  M.  Cham- 
berlain, arrivé  en  six  ans  au  premier  rang  comme  champion  in- 
flexible de  l'ultra-radicalisme  et  sir  Charles  Dilke,  fort  assagi  de- 
puis ses  orageux  débuts.  L'histoire  du  second  ministère  Gladstone 
peut  se  résumer  en  ces  termes  :  un  gouvernement  de  réformes 
intérieures,  détourné  de  sa  voie  par  une  crise  révolutionnaire  en 
Irlande  et  par  un  accident  international  en  Egypte.  A  l'Irlande 
revient  l'honneur  d'avoir,  non  seulement  entravé  la  marche  du 
gouvernement  durant  ces  cinq  années,  mais  encore  imprimé  à 
l'esprit  sans  cesse  en  mouvement  de  Gladstone  l'impulsion  finale. 
L'Irlande,  ce  fut  Parnell.  Cet  homme  mystérieux  était  pétri  de 
contrastes.  Il  était  Anglo-Saxon,  protestant  et  aristocrate  de  nais- 
sance :  il  se  fit  le  serviteur  passionné  de  l'Irlande  celte,  de  son 
église  et  de  sa  démocratie.  Capable  de  faire  vibrer  les  cordes 
les  plus  profondes  de  l'âme  ])opulaire,  il  s'enveloppait  d'une 
réserve  glaciale.  Le  plus  réaliste  des  hommes  d'État,  il  se  voua 
à  la  défense  d'un  idcial  proscrit.  Le  plus  calculateur  des  stra- 
tégistes  politiques,  il  finit  par  échouer  sur  l'écueil  banal  d'un 
adultère  bourgeois.  C'est  lui  qui  fit  du  /lom/-  nilr  le  pôle  de  la 
politique  anglaise  pendant  (juinze  ans.  Plutôt  révolutionnaire  et 
frniaii  de  tempérament  et  d'instinct,  il  se  consacra  à  la  lutte 
légale  et  constitutionnelle.  Son  génie  fui  de  ^'emparer  des  fai- 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blesses  mêmes  de  l'Irlande  pour  en  faire  des  armes  irrésistibles. 
L'émigration,  après  la  famine,  avait  diminué  de  plusieurs  mil- 
lions la  population  d'Erin  et  soutiré  au  parti  de  l'indépendance  le 
meilleur  de  ses  forces  :  il  prit  pour  point  d'appui  l'Irlande  d'outre- 
mer; il  la  fit  contribuer  aux  fonds  de  la  croisade  nationaliste;  il 
enrôla  au  service  de  la  cause  l'influence  morale  qu'elle  avait 
conquise  dans  de  nouvelles  patries,  —  Australie  ou  Etats-Unis;  — 
il  en  fit  la  réserve  inépuisable  de  l'armée  de  première  ligne.  La 
question  agraire  absorbait  l'attention  et  le  zèle  du  paysan  :  il  la 
prit  à  son  compte  ;  il  associa  indissolublement  l'agitation  na- 
tionaliste et  la  guerre  terrienne;  il  fit  de  l'intérêt  matériel  des 
ruraux  le  levier  de  la  conquête  du  home  ride.  La  brigade  irlan- 
daise aux  Communes  n'avait  jamais  su  ni  préserver  son  indépen- 
dance avec  fruit,  ni  contracter  des  alliances  avec  dignité  :  il  se 
proposa,  en  la  rendant  parfaitement  autonome,  de  la  faire  si  dan- 
gereuse aux  deux  grands  partis  liistoriques  qu'ils  fussent  forcés 
d'acheter  aux  enchères  son  concours.  Il  inaugura  et  porta  à  un 
rare  degré  de  perfection  l'obstruction  parlementaire.  Il  fonda  et 
dirigea  la  Ligue  agraire  et  la  Ligue  nationale. 

Gladstone  avait  cru  qu'il  lui  suffirait  de  reprendre  son  pro- 
gramme de  jadis  et  de  donner  satisfaction  à  tous  les  griefs  de 
l'Irlande  en  lui  accordant  tout  ce  qu'elle  demandait,  sauf  sa 
demande  principale,  le  droit  de  se  gouverner  elle-même.  La  con- 
tradiction radicale  qui  faisait  le  vice  de  cette  politique  éclata 
bientôt  à  ses  yeux.  Elle  affaiblissait  le  parti  de  la  résistance  lé- 
gale et  de  l'union,  —  la  garnison  de  l'Ile-sœur,  —  en  ce  qu'elle 
lésait  les  intérêts  et  provoquait  l'inimitié  des  landlords.  Elle  for- 
tifiait le  parti  nationaliste  en  lui  accordant  beaucoup  d'avantages, 
mais  elle  l'exaspérait  en  lui  refusant  l'objet  premier  de  ses  aspi- 
rations. Chaque  jour,  à  chaque  concession  nouvelle,  elle  augmentait 
les  désirs  et  les  espérances  de  l'Irlande,  qu'elle  irritait  à  chaque 
nouveau  refus.  Aussi  bien  le  gouvernement  était-il  accusé  d'inco- 
hérence. Si  la  loi  agraire  lui  coûtait  la  défection  d'un  premier 
contingent  de  "svhigs,  le  duc  d'Argyll  en  tête,  l'arrestation  et 
la  poursuite  de  Parnell  troublaient  profondément  l'Irlande.  A 
peine  le  cabinet,  éclairé  par  ces  événemens,  avait-il  négocié  avec 
le  prisonnier  de  Kilmainham  un  pacte  secret  qui  provoqua  le 
schisme  de  Forster,  que  l'assassinat  de  Phœnix-Park  précipitait 
un  retour  à  l'état  de  siège  et  aux  lois  d'exception.  Ainsi,  jusqu'au 
bout,  la  bonne  volonté  de  Gladstone  se  trouva  paralysée  par  des 


GLADSTONE.  69 

circonstances  plus  fortes  :  l'expérience  lui  démontrait,  jour  après 
jour,  la  folie  de  prétendre  gouverner  l'Irlande  en  dehors  de  l'alter- 
native de  la  dictature  ou  de  l'autonomie. 

D'autres  questions  appelaient  son  attention.  La  réforme  élec- 
torale do  1884  achevait  l'œuvre  de  1832  et  Je  1867  en  en  étendant 
le  bénéfice  aux  comtés.  C'était  l'affranchissement  des  populations 
rurales.  La  Chambre  des  Lords  discerna  si  bien  la  portée  de  cette 
révolution  qu'il  fallut  la  menace  d'une  fournée  de  pairs  ou  d'un 
appel  au  pays  pour  vaincre  ses  résistances.  C'était  là  un  dernier 
triomphe,  l'accomplissement  final  du  mandat  qui  avait  été  la  rai- 
son d'être  du  parti  libéral.  On  allait  voir  se  produire  un  nouveau 
classement  des  forces  sociales  et  le  passage  en  masse  au  parti  de  la 
résistance  des  intérêts  satisfaits  ou  menacés.  Une  oreille  exercée 
aurait  déjà  pu  entendre  le  glas  du  parti  libéral.  La  politique 
étrangère  devait  hâter  l'heure  de  cette  crise.  Entre  les  mains  un 
peu  faibles  et  molles  de  lord  Granville  ou  de  lord  Derby,  le 
Foreign  office  ne  jouait  dans  le  monde  qu'un  rôle  efTacé.  L'Eu- 
rope achevait  de  se  remettre  des  secousses  de  la  période  révolu- 
tionnaire et  guerroyante,  qui  va  de  1859  à.  1877,  de  Magenta  à 
San  Stefano  par  Sadowa  et  Sedan,  et  qui  se  peut  appeler  l'ère 
des  nationalités.  De  grandes  alliances  tendaient  à  se  former  pour 
garantir  Viiti  jjossidetis  à  leurs  membres,  et  à  l'Europe  le  statu 
quo.  Déjà  se  montraient  les  symptômes  précurseurs  de  l'ère  nou- 
velle qu'allait  caractériser  la  concurrence  coloniale.  L'Afrique 
allait  devenir  le  théâtre  des  grandes  parties  internationales  avant 
que  l'Extrême-Orient  y  fût  englobé.  Ce  fut  en  Egypte  que  se  livra 
la  première  bataille.  Ce  pays  était  placé  sous  la  suzeraineté  nomi- 
nale du  Sultan  et  sous  le  condominium  effectif  de  la  France  et  de 
l'Angleterre.  A  la  suite  de  l'insurrection  d'Arabi,  les  intérêts 
financiers  exigèrent  une  intervention.  La  France  commit  la  faute 
inexpiable  du  gran  rifiuto.  L'Angleterre  alla  seule  bombarder 
Alexandrie.  Elle  vainquit  sans  peine  et  sans  gloire  avec  lord 
Wolseley  à  Tel-cl-Kebir.  Ses  ministres  avaient  prodigué  les  assu- 
rances les  plus  solennelles  de  leur  intention  de  rétablir  l'ordre  et 
d'évacuer  l'Egypte.  Qu'ils  fussent  sincères,  tout  l'indique  :  quand  on 
leur  demandait  de  fixer  un  terme  approximatif  à  l'occupation,  six 
mois  leur  semblaient  bien  longs.  On  sait  par  quel  concours  de  cir- 
constances malheureuses,  au  premier  rang  desquelles  il  faut  pla- 
cer,—  avec  quelques  nouvelles  fautes  de  la  France,  comme  le  re- 
jet de  la  convention  Drummond  Wolff, — le  développement  inouï 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  chauvinisme  et  de  la  rapacité  annexionniste  en  Angleterre, 
l'armée  anglaise  est  encore  en  Egypte  après  quinze  ans.  Lord 
Cromer  est  toujours  le  vrai  maître  d'un  pays  où  les  fonction- 
naires indigènes  de  tout  ordre  sont  doublés  et  régis  par  des  em- 
ployés britanniques.  Il  n'y  eut  pas  jusqu'à  la  conquête  du  Soudan 
par  le  Mahdi  qui  ne  contribuât  à  ce  résultat.  Gordon,  tué  à 
Khartoum,  donnait  à  la  revanche  le  caractère  d'une  obligation 
sacrée.  C'est  ainsi  qu'il  a  été  réservé  à  Gladstone  d'ajouter 
l'Egypte  au  poids  déjà  intolérable  de  l'empire  britannique  et 
de  jeter  les  germes  d'une  brouille  avec  la  France.  Avec  la  Russie, 
son  sort  fut  le  même.  Les  disputes  de  frontière  en  Afghanistan 
faillirent  précipiter  un  conflit.  L'ami  de  M"^  de  Novikof  se  vit  à 
la  veille  de  rompre  avec  le  Tsar.  Il  eut  peur  de  ces  hasards.  Il 
choisit  son  terrain  pour  tomber.  Les  conservateurs  auxquels  il 
passait  la  main  n'étaient  plus  ceux  de  1880.  Beaconsfield  était 
mort,  Salisbury  commandait.  Le  quatrième  parti  —  ce  petit 
groupe  où  siégeaient,  avec  M.  Arthur  Balfour,  qui  le  quitta  assez 
vite,  lord  Randolph  Churchill,  sir  John  Gorst  et  sir  Henri  Drum- 
mond  Wolff"  —  avait  acquis,  par  la  vivacité  de  ses  attaques,  le 
sans-façon  de  ses  allures,  son  sans-gêne  à  l'égard  des  vieilles 
barbes  et  la  valeur  de  ses  membres,  une  importance  énorme.  Son 
chef  eut  d'emblée  un  grand  poste  dans  le  cabinet.  Celui-ci  devait 
présider  aux  élections  générales.  Il  s'agissait  de  savoir  si  l'entrée 
en  scène  de  l'Angleterre  rurale  assurerait  la  victoire  des  libéraux. 
Les  comtés  leur  donnèrent  bien  un  beau  contingent  de  sufl'rages  : 
mais  les  bourgs  leur  faussèrent  compagnie  en  masse,  et  Londres 
—  oui,  Londres —  passa  presque  totalement  dans  le  camp  conser- 
vateur. 

D'autre  part,  M,  Chamberlain,  après  avoir  joué  dans  le  cabinet 
de  1880  un  rôle  double  et  suspect,  venait  de  lancer  à  grand  fracas 
son  programme  non  autorisé.  Il  s'y  posait  en  ultra -radical,  en 
homme  de  la  paix  à  tout  prix;  il  demandait  la  séparation  de 
l'Église  et  de  l'Etat,  la  suppression  du  sufl'rage  multiple,  l'aboli- 
tion du  régime  de  l'hégémonie  anglo-saxonne  en  Irlande,  la  rançon 
de  la  propriété.  En  même  temps,  les  nationalistes  irlandais  enle- 
vaient près  des  cinq  sixièmes  des  cent  trois  mandats  de  l'île-sœur. 
Fait  capital.  Convaincu  depuis  quelque  temps  de  la  légitimité  du 
home  rule,  Gladstone  s'était  promis  d'attendre  que  la  possibilité 
lui  en  tut  démontrée.  Après  une  telle  déclaration  de  la  volonté 
nationale,  à  moins  d'employer  à  l'égard  de  l'Irlande  des  moyens 


GLADSTONE.  71 

de  coercition  en  désaccord  absolu  avec  l'esprit  de  la  constitution 
et  avec  le  programme  libéral,  à  moins  d'ajourner  des  réformes 
d'autant  plus  urgentes  qu'on  maintiendrait  davantage  le  statu 
cjuo,  et  de  compromettre  jusqu'aux  libertés  anglaises,  il  n'y  avait 
plus  qu'à  céder  en  stipulant  les  meilleures  conditions.  Il  lui  pa- 
raissait seulement  qu'une  telle  entreprise  ne  pouvait  ni  ne  devait 
se  ravaler  au  niveau  des  compétitions  de  parti.  Son  rêve  était  d'éta- 
blir une  entente  préalable.  Même,  il  eût  souhaité  que  le  parti  conser- 
vateur,—  parce  que  conservateur, —  eût  le  mérite  et  le  profit  de 
cette  opération.  Rien  ne  s'y  opposait.  Bien  des  précédens  eussent 
justifié  ce  renversement  de  l'ordre  normal.  Tout  récemment,  l'en- 
trevue secrète  de  lord  Carnarvon,  vice-roi  d'Irlande,  et  de  Parnell, 
lesménagemensde  lord  Randolph  Churchill  pour  les  nationalistes 
extrêmes  dans  le  débat  sur  le  crime  de  Maatransma,  avaient  semblé 
amorcer  une  évolution  de  ce  genre.  Gladstone  sonda  les  tories. 
Il  leur  fit  des  propositions  positives.  Elles  furent  repoussées.  Il 
ne  lui  restait  plus  qu'à  assumer  lui-même  la  responsabilité  d'une 
révolution  qu'il  croyait  dangereux  d'ajourner.  Son  parti  était  pris  : 
il  brûla  ses  vaisseaux. 

Le  ministère  était  en  minorité  :  on  le  renversa.  Un  troisième 
cabinetGladstone  fut  formé.  On  savait  vaguement  qu'il  se  brassait 
quelque  chose  de  formidable.  Le  tort  de  Gladstone  fut  d'observer 
un  secret  trop  rigoureux.  On  l'accusa  de  précipitation,  ne  sachant 
pas  depuis  combien  de  temps  il  roulait  son  projet  dans  son 
esprit.  On  lui  reprocha  des  cachotteries,  des  allures  dictatoriales, 
la  prétention  excessive  d'entraîner  à  son  gré  son  parti  aux 
audaces  les  plus  folles.  Le  pis  fut  qu'il  blessa  doublement 
M.  Chamberlain,  en  ne  le  mettant  pas  dans  la  confidence  d'une 
mesure  ù  laquelle  il  le  croyait  acquis  d'avance, et  en  le  reléguant 
dans  un  poste  secondaire  du  cabinet,  alors  que  M.  John  Morley  était 
secrétaire  pour  l'Irlande.  Le  projet  fut  déposé.  C'était  un  sincère 
et  gigantesque  elTort  pour  résoudre  un  problème  complexe  et 
pour  donner  des  garanties  solides  aux  intérêts  divers  eu  jeu.  A 
la  mesure  du  Itomc  riilc,  comme  si  elle  ne  soulevait  pas  assez  de 
difficultés,  était  joint  un  projet  de  rachat  des  terres,  dans  lequel 
Gladstone  avait  évidemment  vu  un  moyen  de  désintéresser  les 
landlords.  L'opposition  se  rua  avec  fureur  sur  cette  proposition 
et  sur  l'article  qui  excluait  les  députés  irlandais  do  la  Chambre 
des  Communes.  L'unité  de  l'empire  était  détruite  du  coup,  llar- 
lington  rompit  sans  retour  avec  un  ministère  révolutionnaire 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'était  le  terme  naturel  de  l'évolution  des  whigs.  La  défection 
de  M.  Chamberlain  fut  plus  surprenante.  A  l'entendre  dénoncer 
les  témérités  de  son  chef,  on  se  sentait  tenté  de  répéter  en  se 
frottant  les  yeux  : 

Quis  tulerit  Gracchos  de  seditione  querentes? 

Tout  un  ensemble  de  raisons  égoïstes  et  d'ordre  personnel  le 
décidèrent.  Il  commença  par  professer  hautement  qu'il  demeu- 
rait fidèle  à  ses  principes  et  ne  se  séparait  que  sur  une  ques- 
tion de  détail,  celle  de  l'exclusion  des  Irlandais.  Ses  anciens  amis 
lui  jouèrent  le  tour  de  le  prendre  au  mot.  Ils  engagèrent  avec 
lui  des  négociations  restées  célèbres  sous  le  nom  de  Cojiférences 
de  la  Table  ronde.  Celles-ci  n'eurent  d'autre  fruit  que  de  ramener 
sir  George  Trevelyan.  M.  Chamberlain  s'enfonça  résolument 
dans  Savoie  nouvelle,  tournant  le  dos  à  son  passé,  infligeant  un 
démenti  à  chacun  de  ses  actes,  à  chacune  de  ses  paroles,  et 
finissant  par  devenir  membre  d'un  ministère  tory  et  par  s'y  poser 
en  candidat  à  la  succession  de  lord  Salisbury. 

C'en  était  fait  du  projet  de  home  ride.  Gladstone  tomba.  Aux 
yeux  de  beaucoup,  lamentable  fin  d'une  grande  carrière.  Un  ca- 
price de  vieillard  avait  détruit  son  autorité,  compromis  sa  renom- 
mée, brisé  l'instrument  du  progrès,  sans  d'ailleurs  faire  faire  un 
pas  à  la  question  d'Irlande;  au  contraire.  Il  semblait  bien  que  ce 
fût  la  banqueroute  irréparable.  Ce  que  l'on  ne  pardonnait  surtout 
pas  à  Gladstone,  c'était  la  désagrégation  du  parti  libéral.  Incontes- 
tablement Gladstone  a  hâté  cette  dissociation.  L'a-t-il  seul  causée? 
Je  ne  le  crois  pas.  Je  pense  qu'il  y  avait  là  une  tendance  irrésis- 
tible, une  évolution  fatale  et  que,  si  les  fautes  ou  les  erreurs  d'un 
homme  ont  pu  en  précipiter  le  cours,  des  causes  plus  profondes 
ont  agi.  Elles  ont  déjà  été  indiquées.  C'est  la  destinée  du  parti  libé- 
ral de  s'ensevelir  dans  son  œuvre.  Il  ne  peut  faire  que  des  ingrats, 
puisqu'en  satisfaisant  ses  cliens,  il  fait  d'eux  des  conservateurs. 
Toujours  il  aura  contre  lui  les  intérêts  qu'il  lèse,  et  les  intérêts  qu'il 
a  trop  bien  servis  pour  qu'ils  ne  passent  pas  au  camp  de  l'ennemi. 
La  coalition  de  la  grande  propriété  foncière  et  du  capital  mobi- 
lier, de  la  terre  et  de  l'industrie,  de  l'aristocratie  et  de  la  bour- 
geoisie, était  fatale,  inévitable.  En  accomplissant  le  sacrifice  que 
toute  grande  réforme  exige,  Gladstone  n'a  fait  que  rendre  sa  raison 
d'être  au  parti  libéral,  qui  paraissait  l'avoir  perdue,  La  défection 
d'un  Chamberlain,  même  suivi  de  sa  famille  et  de  sa  clientèle,  ne 


GLADSTONE.  73 

trouble  qu'un  instant  le  cours  des  choses  et  ne  réussit  même  pas 
à  retarder  sensiblement  l'heure  des  revanches  idéalistes.  Avec 
une  admirable  sérénité,  un  courage,  une  énergie  juvéniles,  Glad- 
stone à  peine  vaincu,  se  remit  à  préparer  la  victoire.  Ces  six  an- 
nées pendant  lesquelles,  avec  une  activité  incomparable, il  pour- 
suivit sa  propagande,  remplissant  sa  fonction  de  médiateur  de  la 
réconciliation  et  prêchant  l'union  des  cœurs,  sont  dans  la  mé- 
moire de  tous. 

Le  pays  ému,  rempli  d'admiration  pour  ce  zèle  ardent,  un  peu 
agité  aussi  par  la  véhémence  de  cet  apôtre,  lui  donna  en  1892  une 
majorité  presque  personnelle.  Il  semblait  qu'il  fût  au  terme  de  ses 
labeurs.  Le  pouvoir  allait  lui  échapper  une  fois  encore.  Une  majo- 
rité de  quarante  voix  aurait  peut-être  suffi,  si  la  division  ne  s'était 
pas  irrémédiablement  mise  dans  les  rangs  des  Irlandais.  Parnell 
avait  été  convaincu  d'adultère.  Gladstone,  au  nom  de  sa  conscience 
et  de  celle  de  la  religieuse  Angleterre,  signifia  qu'il  ne  pouvait 
collaborer  avec  ce  repris  de  justice.  Parnell  se  rebiffa.  Il  fut 
abandonné  par  la  grande  majorité  de  son  pays  et  de  ses  collègues. 
Il  eut  le  temps,  avant  de  mourir,  de  faire  un  mal  irréparable  à  sa 
propre  cause  en  déchaînant  les  élémens  qu'il  avait  jadis  dis- 
ciplinés. Quand  Gladstone  développa  devant  la  Chambre  des 
Communes  son  nouveau  projet  qu'il  avait  allégé  des  clauses 
financières  et  de  l'exclusion  des  Irlandais,  il  eut  beau  déployer 
dans  la  discussion  une  verve,  une  compétence,  une  éloquence, 
une  ardeur  que  les  plus  jeunes  enviaient  ;  il  eut  beau  enlever  le 
vote  de  son  bill,  la  Chambre  des  Lords  lui  opposa  un  iv'/o  absolu. 
Le  pays  demeura  froid.  Il  était  soulagé  au  fond  de  n'avoir  pas  à 
subir  les  conséquences  de  son  acte  de  déférence,  il  savait  gré  aux 
lords  de  lui  avoir  épargné  ce  souci.  Les  collègues  du  premier 
ministre  repoussèrent  le  plan  de  campagne  où,  à  (juatre-vingt- 
«[uatre  ans  révolus,  il  voulait  s'engager  contre  la  Chambre  des 
privilèges  héréditaires.  Il  comprit  à  demi-mot  et,  prenant  pré- 
texte de  la  croissance  de  certaines  infirmités  qui  ne  l'avaient 
pas  empêché  de  remplir  ses  fonctions,  il  se  démit.    , 

C'était  la  retraite  (h'finitive.  Il  ne  se  laissa  point  assombrir  par 
la  conscience  de  la  défaite.  Sa  foi  lui  permettait  de  tout  re- 
porter  à  la  Providence.  11  se  replongea  dans  l'étude.  La  paix 
s'était  faite  autour  de  lui  comme  en  lui.  Il  ne  montait  plus  jus- 
qu'à lui  (ju'un  murmure  de  vénération  et  d'alîection.  Entouré  de 
ses  enl'ans  et  petits-enfans,  en  compagnie  de  sa  femme  à  laquelle 


74  REVL'E  DES  DEUX  MONDES. 

l'attachait  depuis  soixante  ans  une  union  sans  nuages,  il  menait 
dans  son  beau  château  de  Hawarden  la  vie  d'un  lettré  et  d'un  sage. 
Il  avait  déposé  la  hache  du  bûcheron  au  propre  comme  au  figuré. 
La  théologie,  Homère,  le  Dante,  Butler  occupaient  ses  loisirs.  Il 
ne  sortit  de  sa  retraite  que  pour  rendre  un  dernier  service  à  l'hu- 
manité. En  septembre  189G,  il  prononça  à  Liverpool  devant  un 
auditoire  de  plusieurs  milliers  de  personnes  un  grand  discours 
en  faveur  de  l'Arménie.  Il  plaida  plus  tard  encore  la  cause  de  la 
Grèce,  consacrant  jusqu'au  bout  à  sa  clientèle  de  peuples  les 
restes  d'une  voix  qui  commençait  à  tomber  et  d'une  ardeur  qui 
ne  séteignit  jamais.  Chacun  espérait  qu'il  prolongerait  douce- 
ment ses  jours.  Tout  à  coup,  un  mal  cruel  et  qui  ne  pardonne  pas, 
vint  le  frapper.  Il  sut  soulTrir.  11  fut  doux  et  tranquille  en  face 
de  la  mort.  La  résignation  supérieure  avec  laquelle  il  obéit  au 
premier  signe  et  se  prépara  à  quitter  le  monde  ennoblit  ses  der- 
nières semaines.  Il  mourut  lentement.  Le  chrétien  apparut  tout 
entier  sur  les  ruines  de  l'homme  mortel.  Quand  tout  fut  fini,  Thu- 
manité  se  sentit  appauvrie  et  il  sembla  que  la  disparition  de  ce 
nonagénaire  fût  une  surprise  et  un  scandale.  L'Angleterre  lui  a 
fait  des  funérailles  dignes  de  lui,  dignes  d'elle.  Le  Parlement  à 
l'unanimité  lui  a  voté  la  simple  et  grande  formule  de  deuil  qui  fut 
accordée  à  Chatham  en  1778,  à  William  Pitt  en  1806.  Il  s'en  est 
allé  dormir  son  dernier  sommeil  à  l'abbaye  de  Westminster,  dans 
ce  Panthéon  où  l'on  prie,  dans  ce  temple  des  gloires  britanniques 
où  la  religion  associe  ses  rites  consolans  aux  pompes  civiles,  au 
milieu  de  ses  pairs,  au  pied  de  cet  autel  d'où  rayonna  toujours 
pour  lui  la  seule  lumière  qui  ne  trompe  pas. 

III 

Voilà  l'histoire  de  l'homme.  C'est  celle  d'un  pays  et  d'un 
siècle.  Mieux  que  personne  parmi  ses  contemporains,  Gladstone  a 
incarné  l'Angleterre  de  son  temps.  L'unité  de  cette  vie  apparaît 
au-dessus  de  toutes  ses  variations.  Gladstone  a  été  un  grand  libéral, 
un  radical,  l'homme  du  progrès  et  du  peuple,  parce  qu'il  est  resté 
un  conservateur  au  sens  profond  et  vital  du  mot.  C'est  parce  qu'il 
a  cru  de  toute  son  âme  à  la  solidité  des  institutions  sociales  et 
politiques  de  l'Angleterre  qu'il  a  osé  combattre  les  abus  et  éri- 
ger un  splendide  édifice  de  réformes  audacieuses.  C'est  parce 
qu'il  avait  foi  dans  le  peuple  et  dans  le  trône,  dans  les  masses  et 


GLADSTONE.  75 

dans  les  classes,  qu'il  a  semblé  parfois  ébranler  les  bases  mêmes 
de  l'État.  C'est  parce  qu'il  savait  que  le  libéralisme  est  immortel 
et  que  rien  ne  peut  détruire  cette  force  bienfaisante  qu'il  n'a  pas 
hésité  à  briser  le  vieux  parti  libéral,  à  le  jeter  dans  la  chaudière 
d'Eson  pour  qu'il  en  sortît  rajeuni  et  vivifié.  J'ose  dire  encore 
que  ce  qui  a  fait  à  Gladstone  une  figure  si  haute  et  si  pure,  ce 
qui  met  sa  grandeur  au-dessus  de  toutes  les  rivalités,  ce  qui  re- 
jette dans  l'ombre  certaines  de  ses  faiblesses,  c'est,  avant  tout 
et  par-dessus  tout,  cette  religion  sincère,  cette  noble  foi  en  ce 
Dieu  qui  a  fait  jaillir  et  qui  a  entretenu  sa  foi  généreuse  dans 
l'humanité. 

Et  maintenant  que  restera-t-il  de  son  œuvre?  Au  point  de  vue 
politique,  il  semble  qu'il  laisse  le  parti  libéral  en  mauvais  point 
et  toutes  les  causes  qu'il  avait  servies  compromises.  Législative- 
ment,on  sait  que  l'homme  politique  travaille  rarement  pour  l'éter- 
nité ou  même  pour  la  durée.  Comme  écrivain,  Gladstone  n'a  rien 
donné  qui  puisse  braver  le  temps.  L^éloquence  est  ce  qu'il  y  a  de 
plus  éphémère  au  monde.  Sa  voix  ne  retentira  plus,  harmo- 
nieuse et  sonore.  Elle  ne  déroulera  plus  les  périodes  magistrales, 
enflammées,  de  ses  discours.  Il  n'enchaînera  plus  l'attention  d'une 
assemblée  ou  d'un  peuple  à  ses  paroles  frémissantes.  D'autres 
viendront  qui  seront  les  favoris  du  moment.  Même  il  se  peut  que  la 
forme  particulière  de  sa  religion,  —  encore  qu'il  eût  cru  l'asseoir 
sur  le  roc  éternel, —  subisse  elle-même  l'atteinte  de  cette  loi  uni- 
verselle qui  veut  que  les  choses  humaines  se  transforment  sans 
cesse,  naissent,  grandissent  et  déclinent.  Réflexions  désolantes, 
semble-t-il,  et  bien  faites  pour  décourager  les  plus  vaillans. 

Et  pouriant  il  restera  de  cette  longue  vie  d'homme  quelque 
chose  de  précieux  et  qui  jamais  ne  se  perdra.  Gladstone  nous  a 
li'gué  un  Krr|[j.a  s;  àti,  uu  bicn  qui  ne  périra  pas.  Il  a  laissé  le  genre 
humain  plus  riche  qu'il  ne  l'a  trouvé.  Ce  n'est  pas  seulement, 
bien  que  je  sois  loin  de  le  dédaigner,  l'exemple  d'une  existence 
toute  d'honneur  et  de  pureté.  C'est  avant  tout  une  letton  de  la  plus 
haute  utilité  pour  notre  temps.  Gladstone  était  né  un  opportu- 
niste, mais  un  opportuniste  avec  une  conscience.  Le  monde  a  vu 
des  stoïciens,  des  ascètes,  des  saints.  Il  les  respecte,  il  les  vénère. 
Un  homme  s'est  rencontré  qui  a  connu  les  hauls  et  les  bas  de  la 
vie  i)ratique;  qui  a  été  un  réaliste;  qui  avait  l'esprit  subtil;  (|ui 
cultivait  la  casuistique;  qui  ne  craignait  pas  les  distinguo;  qui  ne 
savait  tendre  sa  voile  au  vent  d'une  doctrine  que  quand  il  souf- 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fiait  avec  force;  qui  avait  le  don  de  faire  coïncider  ses  changemens 
d'opinions  avec  les  variations  des  courans  populaires;  qui  avait 
besoin  pour  avouer  une  conversion  d'être  à  la  veille  d'agir  et  qui 
n'agissait  pas  sans  un  concours  de  circonstances  favorables  :  un 
tel  homme  eût  pu  être  le  plus  dangereux  des  politiciens.  Mais  il  a 
gravité  autour  d'un  idéal.  Il  s'est  constamment  élevé  :  il  n'a  cessé 
de  monter  vers  les  horizons  plus  larges  et  plus  hauts.  Il  a,  sui- 
vant le  conseil  d'Emerson,  attelé  sa  charrue  à  une  étoile.  Il  a 
montré  toute  la  quantité  de  conscience  qu'il  peut  y  avoir  dans  un 
homme  d'Etat.  Leçon  capitale  à  une  époque  où  l'opportunisme  a 
envahi  jusqu'à  l'intransigeance  et  oii  trop  de  gens  ne  font  que 
trop  souvent  servir  l'hypocrisie  de  l'absolu  à  mieux  exploiter  le 
relatif.  Aussi,  par  un  juste  privilège,  il  a  été  donné  à  Gladstone 
de  renverser  en  quelque  sorte  l'ordre  naturel  des  choses  hu- 
maines; de  connaître,  au  lieu  des  glaces  de  l'âge  et  de  ce  resser- 
rement de  tout  l'être  qu'est  souvent  la  vieillesse,  un  continuel 
élargissement,  une  chaleur  d'âme  croissante,  et  de  faire  contraster 
le  fécond  épanouissement  de  son  arrière-saison  avec  la  richesse 
banale  de  tant  de  printemps  et  d'étés  sans  lendemain. 

Francis  de  Pressensé. 


LOUIS  XVIII  ET  LE  DUC  DECAZES 

D'APRÈS    DES   DOCUMENS   INÉDITS 


LE  CABINET  DESSOLES-DEC AZES  (1819) 


Contrairement  aux  rumeurs  calomnieuses  qui  coururent  alors, 
c'est  à  regret  que  Decazes  s'était  séparé  de  Richelieu.  En  consen- 
tant à  rester  ministre  sans  lui,  il  n'avait  fait  qu'obéir  aux  ordres  for- 
mels du  Roi.  Richelieu  en  doutait  encore  au  lendemain  de  sa 
retraite.  Il  inclinait  à  croire  qu'elle  était  due  aux  conseils  du  fa- 
vori de  Louis  XVIII.  Mais  il  revenait  bientôt  à  des  idées  plus 
justes.  L'amitié  qui  naguère  unissait  ces  deux  hommes  d'État  se 
renouait  telle  qu'elle  existait  avant  les  incidens  qui  les  avaient  sé- 
parés. Decazes,  lui,  n'avait  pas  attendu  cette  réconciliation  pour 
comprendre  qu'en  perdant  Richelieu  le  gouvernement  a  perdu 
une  lumière  et  une  force,  et  kii-mùme  le  plus  précieux  des  colla- 
borateurs. 

Ce  qui  le  lui  fait  surtout  comprendre,  ce  sont  les  dissentimens 
qui,  le  ministère  Dessoles  à  peine  formé,  éclatent  dans  son  sein 
et  y  créent  deux  influences  rivales,  celle  de  Decazes  d'un  côté,  colle 

(I)  Voyez  la  lîcvuc  du  l.">  juin. 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  comte  de  Serre  de  l'autre.  Decazes,  en  consentant  à  reprendre 
le  pouvoir,  s'est  souvenu  de  ces  paroles  de  Louis  X  V^III  :  «  Marchons 
entre  la  droite  et  la  gauche  en  leur  tendant  la  main  et  en  nous  disant 
que  quiconque  n'est  pas  contre  nous  est  avec  nous.  »  Il  entend  de- 
meurer fidèle  à  ce  programme,  le  seul,  selon  lui,  qui  permettra 
d'atteindre  le  but  qu'il  a  en  vue  :  nationaliser  la  Royauté  et  roya- 
liser  la  France.  Le  but  que  poursuit  de  Serre  est  le  même.  Mais, 
c'est  par  d'autres  voies  et  d'autres  procédés  qu'il  y  veut  arriver. 
De  Serre  est  sous  l'influence  des  doctrinaires  :  Royer-CoUard, 
Guizot,  Barante,  Camille  Jordan.  Ils  l'ont  convaincu,  en  dépit  de 
ses  vieux  préjugés  d'ancien  émigré,  de  la  nécessité  de  gouverner 
avec  l'appui  du  centre  gauche,  qui  devient  chaque  jour  plus  puis- 
sant. Dans  les  lois  qu'il  prépare,  dans  les  nominations  qu'il  pro- 
pose au  Roi,  on  le  voit  moins  préoccupé  do  plaire  au  centre  droit 
que  de  ne  pas  déplaire  au  parti  libéral.  Il  consacre  à  sa  tâche 
les  ressources  d'une  parole  ardente,  communicative,  entraînante, 
qui  fait  de  lui  un  orateur  incomparable. 

Ainsi,  par  un  efl"et  assez  ironique  des  circonstances  qui  ont 
précédé  et  suivi  la  chute  du  cabinet  Richelieu,  Docazes.qui  en 
formait  l'aile  gauche, est  devenu  l'aile  droite  dans  le  cabinet  Des- 
soles, et  c'est  le  rôle  qu'avait  tenu  Richelieu  contre  lui  qu'il  va 
jouer  à  son  tour.  Pour  l'assister,  il  peut  compter  sur  deux  de  ses 
collègues  :  à  titre  éventuel,  sur  le  maréchal  Gouvion-Saint-Cyr,  que 
la  reconnaissance  plus  que  la  conviction  retient  à  son  côté;  et  à 
titre  définitif,  sur  le  baron  Portai, son  ami,  dont  les  opinions  sont 
en  tout  conformes  aux  siennes.  Mais  les  trois  alliés  en  trouvent 
devant  eux  trois  autres  :  Dessoles,  de  Serre,  le  baron  Louis,  unis 
eux  aussi  de  conduite  et  de  pensée.  Vingt  jours  après  la  for- 
mation du  ministère,  on  peut  constater  qu'il  est  divisé  en  deux 
camps  de  force  égale,  qui  ne  sont  d'accord  qu'en  apparence  quant 
à  la  marche  à  suivre,  et  dont  l'un,  celui  de  Decazes,  peut  à  tout 
instant  être  mis  en  minorité,  si  le  Maréchal,  qu'y  rattachent  en- 
core de  récens  souvenirs  et  des  sentimens  de  gratitude,  les  sacrifie 
à  ses  convictions  qui  l'ont  toujours  rapproché  des  libéraux  et  lui 
ont  valu  la  haine  des  ultra-royalistes. 

Decazes  conçoit  alors  l'idée  de  décider  le  Roi  à  nommer  un 
septième  ministre,  qui,  en  votant  dans  le  Conseil  avec  lui  et  ses 
amis,  fixera  de  son  côté  la  majorité.  En  constituant  le  cabinet,  on 
a  négligé  de  rétablir  le  ministère  de  la  maison  du  Roi,  précédem- 
ment supprimé.  Il  faut  le  rétablir  et  y  appeler  Pasquier.  Mais, 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  T9 

toujours   disposé  à  obtempérer  aux  désirs  du  ministre  favori, 
le  Roi,  cette  fois,  refuse  d'y  accéder, 

«  Je  t'ai  dit  trop  souvent,  mon  cher  fils,  écrit-il  le  20  janvier, 
les  motifs  qui  m'éloignent  de  la  nomination  d'un  ministère  de 
la  Maison  pour  avoir  besoin  de  te  les  répéter.  Mais  je  veux  bien 
me  supposer  personnellement  désintéressé  dans  la  question  et  ne 
l'envisager  que  dans  ses  rapports  avec  l'état  actuel  des  choses. 
Comment  se  fera  la  nomination?  Je  vais  proprio  molu  ou  sur  la 
demande  du  Conseil.  Dans  le  premier  cas,  ces  messieurs  seront  un 
peu  étonnés  d'apprendre   un  beau  jour,  fût-ce  par  moi-même, 
que  je  vais  avoir  un  ministre  de  plus.  Dans  Ir»  second,  il  est 
probable  qu'ils  voudront,  du  moins  Dessoles,  influer  sur  le  choix. 
Mais,  je  vais  plus  loin  et  je  suppose  qu'ils  se  contentent  de  me 
représenter  que  le  nombre  impair  est  nécessaire  pour  former  vme 
majorité,  que  je  réponde  qu'en  ce  cas  je  vais  nommer  un  mi- 
nistre de  la  Maison,  et  qu'ils  attendent  mon  choix.  Yoilà  Pasquier 
nommé.  Crois-tu  qu'ils  se  méprennent  à  l'intention,  et  qu'ils  n'en 
prennent  pas  quatre  fois  plus  d'humeur  contre  la  main  dont  est 
parti  le  coup?  Sans  doute,  cela  nous  donnerait  la  majorité.  Mais, 
serait-elle  bien  sûre?  Actuellement  que  la  division  est  égale,  tu 
crains  que  cette  majorité  ne  passe  de  l'autre  côté.  Il  faudrait  pour 
cela  qu'un  des  nôtres  se  démanchât.  Eh  bien,  à  sept,  la  même 
chose  pourrait  arriver  parce  que  cet  un  ajouté  à  trois  ferait  quatre, 
ce  qui  nous  mettrait  en  minorité. 

K  Tu  crains  aussi  qu'on  ne  t'accuse  de  me  travailler  contre 
la  majorité.  C'est  ma  volonté  qui  doit  tout  faire.  Les  ministres 
responsables  disent  au  Roi  :  «  Voilà  notre  opinion.  «Le  Roi  ré- 
pond :  «  Voilà  ma  volonté.  »  Si  les  ministres,  après  y  avoir  ré- 
fléchi, croient  ne  pas  trop  risquer  en  suivant  cette  opinion,  ils  la 
suivent.  Sinon,  ils  déclarent  qu'ils  no  le  peuvent.  Alors,  le  Roi  cède, 
s'il  croit  ne  pouvoir  se  passer  de  ses  ministres.  Dans  le  cas  con- 
traire, il  en  prend  d'autres.  Voilà  ce  que  je  prévois  qui  nous  arri- 
vera. Si  au  bout  de  trois  semaines,  la  division  est  si  marquée,  que 
sera-ce  plus  tard?  Crois-moi,  une  majorité  escamotée,  loin  de 
prévenir  la  scission,  la  iiàterail  d'autant  plus  qu'elle  irriterait  ceux 
contre  lesquels  elle  se  trouverait  en  minorité,  surtout  le  plus 
entier,  le  plus  cassant  des  hommes  ;  tu  sais  bien  qui  je  veux  dire  [\). 
Mais,  disons-nous  bien  une  chose,  c'est  que  cette  scission  ne  tar- 

(1)  Le  baron  Louis,  ministre  des  Finances. 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dera  pas.  Trois  d'un  côté,  trois  de  l'autre,  il  en  faudra  référer  à 
moi,  et  les  vaincus  s'en  iront.  Alors,  Pasquier  reviendra  à  ma 
gauche,  mon  Élie  à  ma  droite;  le  Maréchal  et  Portai  resteront  à 
leur  place,  d'Argout  à  la  droite  du  Maréchal  et,  j'espère,  Roy  vis- 
à-vis  de  lui.  Ces  messieurs  pousseront  des  hurlemens.  Mais  les 
gens  sages  diront  :  Decazes  seul  eut  raison.  Il  n'a  voulu  se  laisser 
entraîner  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre,  et  surtout  rester  ferme  sur 
sa  ligne.  » 

Après  avoir  reçu  cette  lettre,  Decazes  renonce,  quoique  à 
regret,  à  son  projet  primitif.  Il  se  laisse  emporter  par  le  courant 
libéral  qu'a  déchaîné,  dans  le  pays  et  dans  les  Chambres,  la  for- 
mation du  nouveau  ministère.  Comme  l'effort  qu'il  vient  de  faire 
pour  modérer  ce  grand  mouvement  demeure  ignoré,  c'est  à  lui 
qu'est  attribué  en  partie  le  mérite  de  la  politique  nouvelle  qui 
semble  prévaloir,  et  qui  consiste  à  chercher  la  majorité  du  côté 
gauche.  Sa  popularité  augmente  et  du  môme  coup  celle  du  Roi. 
En  revanche,  l'extrême  droite,  et  avec  elle  le  Comte  d'Artois,  la 
Duchesse  d'Angoulême,  le  Duc  et  la  Duchesse  de  Berry  redoublent 
de  violence  contre  le  favori  qu'ils  accusent  d'entraîner  ses  col- 
lègues, tandis  que  ce  sont  ses  collègues  qui  l'entraînent.  Dans  le 
ministère  nouveau,  Decazes,  depuis  longtemps  bouc  émissaire  de 
tous  les  vieux  griefs  des  ultra-royalistes  contre  le  ministère  Riche- 
lieu, —  la  dissolution  de  la  Chambre  Introuvable,  la  loi  électorale, 
la  loi  de  recrutement,  —  devient  responsable  des  griefs  nouveaux 
qu'ils  accumulent  contre  le  ministère  Dessoles. 

Cette  politique  de  gauche  dont  à  chaque  conseil  il  entend 
vanter  les  mérites  sourit  médiocrement  à  Louis  XVIII.  Il  voudrait 
bien  être  un  souverain  libéral,  mais  avec  les  centres,  et  non  avec 
la  gauche,  dont  il  redoute  les  exigences.  Cependant,  loin  de  se 
refuser  à  l'essai  qu'on  va  tenter,  il  le  veut  sincère  et  complet, 
convaincu  d'ailleurs  qu'il  ne  réussira  pas  et  non  moins  résolu  à 
ne  pas  encourir  le  reproche  de  l'avoir  fait  échouer.  Decazes  est  le 
confident  de  ses  inquiétudes  et  de  son  antipathie  contre  les  doc- 
trinaires. L'un  d'eux  étant  venu  aux  Tuileries,  le  Roi  rend 
compte  de  cette  visite  : 

«  Je  suis  plus  fort  que  toi,  mon  cher  fils,  et  cependant  peu 
s'en  est  fallu  que  l'ergotage  de  Camille  Jordan  ne  m'ait  rendu  ma- 
lade. Tu  te  souviens  que,  l'an  dernier,  il  parla  comme  un  cocher 
dans  une  affaire  bien  intéressante  puisqu'il  s'agissait  de  toi.  On 
dit  alors  qu'il  était  malade.  Je  le  crus  dans  le  moment;  je  n'en 


^ 

V 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  81 


crois  plus  rien.  Il  parle  facilement,  beaucoup  trop  facilement 
môme,  mais  sans  éloquence  et  dillus.  Et  puis,  il  dissèque  un  che- 
veu avec  une  «  pratique  »  dans  la  bouche  : 

«  Pardon;  mais,  en  vérité, 
Mon  Apollon  révolté 
Me  devait  ce  téinoignagj 
Pour  l'ennui  que  m'a  coûté 
Son  odieux  bavardage.  » 

Louis  XVIII  n*a  pas  plus  de  goût  pour  Royer-Collard,  dont 
le  cabinet  s'est  assuré  le  concours  en  le  nommant  président  du 
Conseil  supérieur  de  l'Instruction  publique  et  qui  veut  bientôt 
donner  sa  démission.  Il  envisage  sans  crainte  cette  perspective  : 
«  C'est  sûrement  dans  un  moment  d'humeur  qu'il  aura  dit  ce  que 
Corbière  rapporte  do  lui.  S'il  exécutait  sa  menace,  serait-ce  donc 
un  si  grand  malheur?  »  Et  le  même  jour,  2  mars,  appréciant  des 
rumeurs  de  démissions  ministérielles,  qu'il  a  recueillies,  il 
ajoute  :  «  Je  vais  probablement  voir  de  Serre  et  pousser  le  temps 
avec  l'épaule.  Je  suis  bien  loin  de  croire  qu'il  exécute  ce  qu'il  a 
dit.  Mais,  enfin,  il  faut  tout  prévoir  et  songer  à  pourvoir  sur-le- 
champ  au  déficit  qui  serait  probablement  de  trois.  »  En  ce  cas, 
Pasquier,  d'Argout,  Roy  remplaceront  Dessoles,  de  Serre  et 
Louis. 

Dans  cette  modification  du  cabinet,  il  trouverait  encore  un 
autre  avantage,  celui  de  calmer  les  appréhensions  du  Duc  d'An- 
goulême,  toujours  si  dévoué,  si  modéré,  si  raisonnable,  mais  qui 
est  venu  protester  auprès  de  lui  contre  cette  politique  de  gauche 
et  dont  la  protestation,  si  elle  devenait  publique,  encouragerait 
les  intrigues  du  pavillon  de  Marsan. 

«  Plus  j'y  songe,  plus  je  vois  la  grandeur  du  danger.  La 
conduite  du  Duc  d'Angoulôme,  sa  résistance  à  tant  d'attaques  de 
tout  genre  sont  un  phénomène  qui  ne  peut  guère  s'expliquer  que 
parce  que,  satisfait  sur  tous  les  points,  il  n'était  vulilérable  sur 
aucun.  Tel  Patrocle  revêtu  des  armes  d'Achille  bravait  tous  les 
coups  des  Troyens.  Mais,  quand  les  dieux  lui  eurent  arraché  cette 
arnmre  divine,  ce  ne  fut  plus  qu'un  homme  et  sa  première  bles- 
sure fui  promptoment  suivie  de  sa  mort.  Craignons  qu'il  n'en  soit 
de  môme  aujourd'hui.  Le  Duc  d'Angoulôme,  peu  satisfait  chi  baron 
Louis,  irrit(';  contre  (louvion-Saint-Cyr,  offre  deux  endroils  vulné- 
rables, surtout  le  dernier,  et  l'on  en  prolilera  autour  de  lui.  » 

Les  griefs  de  son  neveu  contre  le  Maréchal  lui  paraissent,  au 

TOME   CXLVIll      —    1898.  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

surplus,  légitimes  et  il  les  partage.  «  J'ai  une  humeur  de  dogue 
contre  ton  Maréchal.  J'ai  enfin  vu,  ce  matin,  sa  fameuse  lettre  aux 
ducs  d'Havre  et  de  Gramont.  Je  ne  crois  pas  que  jamais  absurdité 
pareille  ait  sali  du  papier.  Vous  avez  tous  entendu  ce  que  je  lui 
ai  dit,  il  y  a  eu  hier  huit  jours  :  que  j'entendais  que  mes  grands 
officiers,  étant  censés  être  mes  aides  de  camp,  continuassent  à  être 
portés  sur  létat-major  général.  Je  n"ai  nommé,  il  est  vrai,  que  le 
duc  d'Aumont,  parce  que  c'était  lui  que  j'avais  le  plus  en  vue. 
Mais  je  m'étais  servi  de  l'expression  générique  de  grands  offi- 
ciers; jamais  je  ne  me  serais  avisé  de  parler  des  capitaines  des 
gardes,  parce  qu'il  va  sans  dire  que  le  commandant  actuel  d'un 
corps  est  par  cela  même  en  activité.  Point  du  tout!  M.  le  Maré- 
chal distingue  une  activité  de  l'autre.  Il  les  met  dehors  d'une 
façon,  dedans  d'une  autre,  et,  suivant  sa  pointe,  il  mande  à  leurs 
aides  de  camp  d'aller  chercher  fortune... 

«  Écoute,  je  t'ai  déjà  dit  avant-hier  que  cela  me  déplaisait;  je 
te  le  répète  un  peu  plus  fort  aujourd'hui  et  j'ajoute  que  j'entends 
que  cela  soit  changé.  Rends  au  Maréchal  le  service  de  l'engager  à 
le  changer  de  bonne  grâce.  Sans  cela,  il  faudra  que  je  le  lui  dise. 
Ce  sera  sûrement  avec  des  formes  polies.  Mais  je  ne  réponds  pas 
que  le  ton  de  ma  voix  ne  se  ressente  un  peu  de  la  disposition  de 
mon  àme...  Je  n'ai  pas  besoin  do  mettre  par  écrit  de  plus  longues 
réflexions...  Mais  je  te  déclare  que  je  n'entends  pas  être  le  roi 
de  carreau.  » 

Entre  temps,  sa  correspondance  quotidienne  s'alimente  de 
menus  faits  dont  il  est  occupé  et  préoccupé  non  moins  que  de 
certains  autres  plus  importans.  Les  Mémoires  de  Lauzun  viennent 
de  paraître  et  menacent  la  cour  d'un  scandale.  «  Je  ne  sais  ce 
qu'il  y  a  à  faire.  Mais,  si  nous  pouvons  les  anéantir,  il  faut  le 
faire,  surtout  à  cause  de  la  Reine.  Il  sied  bien  à  cet  homme  de  se 
vanter  de  ses  bonnes  fortunes.  Il  était  impossible  d'être  plus  amu- 
sant qu'il  l'était.  Moi  qui  te  parle,  je  serais  resté  vingt-quatre 
heures  à  l'écouter.  Mais,  sous  un  autre  rapport,  sa  réputation 
était  entièrement  nulle.  » 

Un  autre  jour,  il  est  question  d'élever  à  Jarnac  un  monument 
à  la  mémoire  de  Louis  de  Bourbon,  premier  Prince  de  Condé. 
«  Pourquoi  rappeler  ces  temps  affreux?  s'écrie  le  Roi.  Tout  me 
déplaît,  le  monument  en  lui-même,  la  personne  à  laquelle  il  est 
consacré  et  l'inscription  qui  doit  en  faire  l'éloge.  Louis  de  Bour- 
bon avait  certainement  du  mérite.  Mais  quel  usage  en  fit-il?  Il  fut 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  83 

impliqué  dans  la  conjuration  d'xVmboiso.  Je  veux  bien  croire  que 
sa  condamnation  fut  une  aflaire  de  parti.  Mais  je  suis  loin  de  le 
croire  innocent.  Rappelons-nous  la  bataille  de  Dreux;  la  tentative 
de  Meaux  où,  sans  la  valeur  des  Suisses,  il  enlevait  le  Roi  lui- 
môme  ;  la  bataille  de  Saint-Denis;  enfin,  celle  de  Jarnac  où  il  périt 
par  un  lâche  assassinat,  qui  rend  la  mémoire  de  son  meurtrier 
odieuse,  sans  justifier  la  sienne  d'avoir  dans  toutes  ces  occasions 
porté  les  armes  contre  le  Roi...  Je  ne  veux  point  que  le  monu- 
ment soit  érigé,  et  si  la  chose  est  faite,  ce  qui  me  ferait  beaucoup 
de  peine,  je  ne  veux  pas  qu'on  y  inscrive  autre  chose  que  ceci  : 
Ici,  Louis,  premier  Prince  de  Condé,  fut  assassiné  en  l.jtj9.  » 

Puis,  c'est  un  incident  d'un  autre  ordre.  L'Académie  française 
vient  d'élire  Lemontey,  l'historien  de  la  Régence,  en  remplace- 
ment de  l'abbé  Morellet.  Le  Roi  se  rappelle  que  l'abbé  de  Saint- 
Pierre  fut  jadis  chassé  de  l'Académie  pour  avoir  manqué  beau- 
coup moins  que  Lemontey  à  la  mémoire  de  Louis  XIV;  et  l'envie 
lui  prend  d'user  de  son  droit  de  veto;  Decazes,  effrayé  des  suites 
probables  d'une  telle  défense,  en  parle  à  ses  collègues,  et  tous 
ensemble  demandent  au  Roi  d'approuver  l'élection. 

C'est  à  lui  que  le  Roi  répond  : 

«  Je  suis  fâché,  mon  cher  fils,  que  tu  tiennes  tant  à  ce  que  je 
confirme  le  choix  de  l'Académie,  et  je  ne  suis,  à  ne  te  rien  cacher, 
pas  trop  content  que  tu  en  aies  parlé  à  tes  collègues.  Tu  le  sais, 
mon  cher  fils,  j'ai  du  bonheur  à  m'ouvrir  à  toi  sur  tout,  je  te  con- 
sulte sur  tout  avec  confiance,  mais  c'est  parce  que  je  t'aime  de 
tout  mon  cœur,  c'est  parce  que  je  te  connais  une  excellente  judi- 
ciaire et  non  autrement,  car  tu  sais  bien  aussi  combien  je  suis 
jaloux  de  conserver  et  de  transmettre  à  mes  successeurs  un  libre 
vouloir  sur  quehjuos  points.  L'Académie  est  de  ce  nombre.  Elle 
annonce  directement  ses  choix  au  Roi,  qui  les  confirme  ou  or- 
donne de  procéder  à  de  nouveaux,  sans  que  la  responsabilité  de 
personne  y  soit  intéressée;  et  m'ouvrir  à  cet  égard  à  mon  ami,  ce 
n'est  pas  en  parler  à  mon  ministre,  bien  moins  à  tous. 

«  Après  m'ètre  ainsi  soulagé,  je  reviens  à  M,  Lemontey. 
Posons  d'abord  les  faits.  M"'"  de  Genlis  avait  recueilli  dans 
l'énorme  fatras  des  Mémoires  de  Dangean  tout  ce  qui  pouvait 
faire  paraître  Louis  XIV  sous  le  jour  le  plus  avantageux.  JM.  Le- 
moiitey  a  clioisi  dans  le  même  recueil  tout  ce  qui  pouvait  servir 
à  le  ravaler.  Rein;n(iue,  en  passant,  que  je  ne  parle  pas  ici  (1(> 
linlention  générale  do  son  ouvrage,  Mais,  dira-t-on,  il  a  très  bien 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parlé  de  Louis  XIV.  Connaissez-vous  dans  les  écrits  des  défen- 
seurs de  la  religion  rien  de  plus  admirable  que  la  première 
partie  de  la  confession  du  Vicaire  savoyard  dans  Emile?  Tournez 
la  page  et  vous  verrez  ce  qu'en  pense  l'auteur.  Je  ne  te  cacherai 
pas  cependant  que  les  motifs  que  tu  allègues,  sans  diminuer  ma 
répugnance,  ébranlent  ma  résolution.  Nous  en  reparlerons  ce 
soir.  » 

Le  soir  venu,  Decazes  plaide  la  cause  de  l'élu  de  TAcadëmie 
et  fait  connaître  au  Roi  l'engagement  qu'a  pris  Lemontey  de 
réparer  dans  son  discours  de  réception  ses  torts  d'historien. 
L'exclusion  n'est  pas  prononcée;  le  Uoi  attend  le  discours.  Il  le 
reçoit  le  27  juin  et  sa  bile  s'épanche  : 

«  J'ai  eu  bon  nez,  mon  cher  fils,  de  ne  pas  vouloir  lire  le  dis- 
cours de  M.  Lemontey  avant  de  le  recevoir.  Au  moyen  de  cela, 
j'ai  pu,  sans  mentir  à  ma  conscience,  dire  que  je  me  promettais  du 
plaisir  à  cette  lecture.  Je  me  fiais  à  la  parole  que  tu  m'avais 
donnée  qu'un  bel  éloge,  et  assurément  ce  n'était  pas  bien  difficile, 
réparerait  le  libelle  publié  contre  la  mémoire  de  Louis  le  Grand. 
Au  lieu  de  ce  que  j'attendais,  qu  ai-je  trouvé?  que  l'Académie 
française  fut  le  fruit  de  la  haute  politique  de  Richelieu  et  de  la 
magnificence  éclairée  de  Louis  XIV.  Voilà  bien  assurément  de 
quoi  satisfaire  un  fils  qui  demande  réparation  pour  les  mânes  de 
son  père  ! 

«  Quant  au  fond  du  discours,  je  conviens  qu'il  était  très  difficile 
d'être  très  religieux,  en  faisant  l'éloge  d'un  homme  aussi  impie 
que  l'abbé  Morellet.  Mais  pourquoi  le  louer  d'avoir  coopéré  à 
V Encyclopédie?  Il  était  si  aisé,  après  l'avoir  peint  d'une  ma- 
nière large  comme  l'ami  des  gens  de  lettres  les  plus  célèbres  de 
son  temps,  d'arriver  promptement  à  ce  qui  lui  fait  vraiment  hon- 
neur, au  courage  avec  lequel  il  défendit  les  victimes  de  la  Révo- 
lution et  là,  de  lui  donner  les  louanges  qu'il  mérite,  et  de  faire 
d'autant  plus  ressortir  cette  belle  partie  de  sa  vie  que  le  reste  eût 
été  dans  le  dernier  jour.  Mais  j'ai  un  reproche  plus  grave  à  lui 
faire,  c'est  d'avoir  calomnié  le  Parlement  et  la  Sorbonne. 

«  Sans  doute,  quand  l'inoculation  parut,  beaucoup  d'àmes 
pieuses,  mes  parens  étaient  du  nombre,  l'envisagèrent  comme  un 
péché,  parce  que  c'était  exposer  sa  vie  à  un  danger  présent  pour 
en  éviter  un  qui  pouvait  ne  jamais  arriver.  Mais  qu'on  me  cite 
l'arrêt  du  Parlement  qui  défend  cette  méthode  ou  le  jugement 
de  la  Sorbonne  qui  la  condamne.  Quelques  magistrats  propose- 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  85 

rent  en  effet  de  rendre  un  arrêt.  La  Cour  consulta  la  Sorbonne, 
qui  répondit  que  l'expérience  seule  pouvait  apprendre  si  c'était 
un  bien  ou  un  mal;  et  le  Parlement  se  contenta,  ce  qui  était  une 
fort  sage  mesure  de  haute  police,  de  défendre  qu'on  inoculât 
dans  l'enceinte  des  villes.  Mais, quand  on  est  d'un  certain  parti,  il 
faut  déchirer  et  tout  ce  qui  tient  à  la  religion  et  tout  ce  qu'a  fait 
cette  magistrature  si  regrettable  pour  ceux  qui  ne  sont  pas  de  la 
clique. 

«  Le  discours  finit  par  un  compliment  pour  moi,  qui  pourrait 
me  flatter,  si  ce  qui  précède  ne  m'indignait  pas  tant  et  par  ce 
qui  s'y  trouve  et  par  ce  qui  y  manque.  M.  Campenon,  dans  sa 
réponse,  a  donné  maints  coups  de  patte  au  récipiendaire.  Mais 
cela  ne  diminue  en  rien  mon  juste  mécontentement  de  celui-ci. 
Le  tien,  cher  fils,  doit  être  bien  plus  grand  encore.  Ce  n'est  pas 
à  moi,  c'est  à  toi  qu'il  avait  promis  de  réparer  par  son  discours 
la  faute  qui  aurait  dû  lui  mériter  l'exclusion  et,  loin  de  tenir  sa 
promesse,  il  a  aggravé  sa  faute.  » 

Voici  maintenant,  dans  un  billet  du  matin,  le  récit  d'une  de 
ces  piquantes  scènes  de  famille  qui  se  renouvelaient  fréquem- 
ment aux  Tuileries.  Il  s'agit  d'un  voyage  que  la  Duchesse  d'An- 
goulème  voudrait  faire  à  Bordeaux  et  que  le  Roi  ne  veut  pas 
autoriser  : 

«  Ton  pauvre  père  a  bien  du  chagrin,  mon  enfant.  Hier,  le 
Duc  d'Angoulême  m'a  demandé  une  réponse  définitive  sur  le 
voyage  de  Bordeaux.  J'ai  répondu  par  une  négative  fondée  sur 
les  circonstances  et  la  cherté.  Ce  matin,  sa  femme  m'en  a  parlé. 
J'ai  répondu  de  même.  Elle  ne  m'a  pas  caché  que  cela  lui  faisait 
beaucoup  de  peine.  Alors  je  lui  ai  dit  : 

«  —  J'ai  été  parfaitement  content  de  la  conduite  de  votre  mari 
dans  son  voyage.  Me  répondez-vous  de  tenir  absolument  la 
même  ! 

«  Un  silence  trop  expressif  a  été  sa  première  réponse.  Puis  elle 
a  ajouté  : 

«  —  J'espère  que  le  Roi  n'aura  jamais  à  se  plaindre  de  ma  con- 
duite ni  de  mon  attachement  pour  lui. 

(( —  Olil  ai-je  dit,  je  suis  bien  sur  de  votre  amitié,  autant 
que  de  la  mienne.  Mais  je  crois  que  ce  voyage  ferait  plus  de  mal 
que  de  bien.  Et  puis,  les  raisons  que  j'ai  déjà  données  sont 
bonnes. 

«  L'entretien,  qui  a  duré  en  tout  trois  minutes,  car  c'était  im- 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

médiatement  avant  le  déjeuner,  s'est  terminé  là.  Je  ne  crois  pas 
avoir  mal  répondu.  Mais  les  larmes  que  j'ai  vu  répandre  pèsent 
sur  mon  cœur.  » 

Toutes  les  lettres  du  Roi  ne  sont  pas  aussi  mélancoliques.  En 
voici  une  qui  respire  la  bonne  humeur,  voire  la  gaîté  : 

«  Ma  marche,  de  ma  toilette  ici,  ce  matin,  a  été  faiblotte,ce  qui 
m'a  fait  renoncer  au  projet  de  recevoir  les  ambassadeurs  debout,, 
ne  voulant  pas 

«  Montrer  aux  nations  Mithridate  détruit; 

et  je  l'ai  annoncé  à  tout  le  monde.  Mais,  après  le  déjeuner,  j'ai- 
cru  me  sentir  plus  de  force.  J'en  ai  fait  une  petite  expérience  qui 
m'a  réussi;  cela  m'a  encouragé.  Après  la  messe,  je  me  suis  fait 
rouler  jusqu'à  la  porte  de  la  salle  du  Irône;  là,  je  me  suis  levé  et 
j'ai  été  à  pied  gagner  mon  fauteuil  où  j'ai  attendu  ces  messieurs, 
et  quand  ils  ont  eu  fini  leurs  révérences,  que  je  n'ai  pas  voulu  re- 
cevoir debout,  ce  qui  eût  été  trop  fatigant,  je  me  suis  de  nou- 
veau remis  sur  mes  jambes,  j'ai  fait  mon  tour  d'Europe;  puis,  j'ai 
salué  et  je  m'en   suis   allé  reprendre  ma  voiture   où  je  l'avais 

laissée,  » 

Une  goutte  chronique,  compliquée  d'une  obésité  douloureuse, 
entrave  constamment  ses  projets.  C'est  ainsi  qu'en  cette  même  an- 
née 1819,  ayant  voulu  enfin  se  faire  sacrer  et  fixer  la  date  de  cette 
cérémonie  sans  cesse  ajournée,  il  en  est  à  trois  reprises  empêché 
«  par  l'état  de  ses  jambes  qui  lui  jouent  de  biens  vilains  tours  ». 
Il  est  réduit  à  passer  de  longues  heures  dans  son  cabinet,  assis 
devant  la  table  de  bois  blanc  qu'il  a  rapportée  d'Hartwell.  Pour 
tromper  la  longueur  des  heures,  il  lit  et  écrit  sans  cesse,  ce  qui 
explique  son  abondance  épistolaire.  Elle  ne  suffit  pas  toujours  à 
son  activité  et  c'est  à  son  favori  qu'il  réclame  des  occupations  : 

c(  Tu  m'as  dit  hier  soir,  mon  cher  fils,  qu'il  te  venait  mille 
idées  pour  ton  futur  discours  pour  les  journaux,  mais  que  ce  se- 
rait le  diable  de  les  mettre  en  ordre.  Cela  m'en  a  fait  venir  une. 

«  Mots  les  tiennes  par  écrit,  sans  ordre,  sans  liaison,  cela  n'en 
vaudra  que  mieux  pour  mon  projet,  et  puis  donne-moi  lécheveau. 
Je  me  charge  de  le  dévider;  je  te  ferai  un  mauvais  peloton.  Mais, 
comme  il  ne  sera  pas  ton  ouvrage,  tu  auras  moins  de  peine  à  le 
mettre  en  ordre.  Ne  plains  pas  la  mienne.  Travailler  pour  toi  est 
un  tant  doux  plaisir  !  » 

La  vivacité  de  l'affection  paternelle  que  Louis  XVIII  a  conçue 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  87 

pour  Decazes  se  manifeste  en  des  exclamations  pareilles,  à  toutes 
les  pages  de  leur  volumineuse  correspondance.  La  santé  de  son 
fils,  les  nuits  de  son  fils,  les  souffrances  de  sa  fille,  souvent  malade, 
les  inquiétudes  que  lui  cause  la  grossesse  de  la  jeune  femme,  tout 
cela  donne  lieu  chaque  jour  à  des  commentaires  dont  la  longueur 
n"est  égalée  que  par  celle  des  réflexions  que  lui  arrache  son  propre 
état.  Il  ne  sait  comment  exprimer  sa  tendresse;  il  en  prodigue 
les  témoignages;  plusieurs  semaines  avant  l'accouchement  de  la 
comtesse  Decazes,  il  écrit  au  mari  : 

«  J'ai  dit  ce  matin  au  Duc  d'Angoulême  que  j'allais  lui  parler 
comme  à  confesse,  qu'Égédie  étant  décidément  grosse,  tu  désirais 
que  je  fusse  le  parrain  de  l'enfant;  que  j'en  mourais  d'envie,  mais 
qu'il  me  fallait  une  commère;  qu'à  la  Aérité,  j'étais  bien  sûr  que 
ma  nièce  ne  me  refuserait  pas,  mais  que  cela  ne  me  suffirait  point, 
si  je  n'avais  la  certitude  qu'elle  ne  serait  pas  sèche  comme  un 
cent  de  clous,  ni  avec  toi,  quand  tu  irais  la  remercier,  ni  au 
baptême,  que  je  comptais  bien  faire  en  personne;  que  je  le  priais 
de  sonder  le  terrain  et  que  de  sa  réponse  dépendrait  que  tu  me 
fisses  ou  non  la  demande  officielle. 

«  Il  m'a  très  bien  compris  et  il  m'a  demandé  si  c'était  la  pure 
vérité  que  je  demandais. 

«  —  Sans  doute,  lui  ai-je  répond-u;  tant  dure  puisse-t-elle 
être,  je  préfère  la  peine  qu'elle  me  causera  au  chagrin  de  causer 
un  désagrément  à  celui  que  j'aime  tant. 

«  Alors,  il  m'a  demandé  quelques  jours  pour  remplir  sa  mis- 
sion. » 

La  mission  échoue.  Au  commencement  de  juin,  quelques  jours 
après  la  naissance  de  Icnfant,  le  Roi  l'apprend  à  Decazes.  N'écou- 
tant que  le  ressentiment  qu'elle  nourrit  comme  les  autres  membres 
de  la  famille  royale,  son  mari  excepté,  contre  le  favori  de  son 
oncle,  la  Duchesse  d'Angoulême  répond  à  la  première  ouverture 
qui  lui  est  faite  «  qu'elle  est  toujours  aux  ordres  du  Roi  ».  et  rien 
de  plus. 

<(  Tu  peux  juger  de  la  peine  que  je  ressens;  elle  est  bien  ac- 
crue par  la  tienne...  Ne  pas  être  le  parrain  de  ton  enfant  serait 
pour  moi  une  peine  cuisante.  Je  crains  d'èlre  taxé  de  faiblesse  par 
les  uns  et  que  les  autres  n'aient  l'audace  de  dire  que  j'ai  essuyé 
un  refus.  D'autre  part,  l'exposer,  le  jour  du  baplènic,  ;\  un  désa- 
grément public  est  un  tourment  auquel  je  ne  puis  penser  sans 
frémir.  » 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Voilà  qui  donne  une  singulière  idée  de  l'état  de  la  cour  de 
France  dans  les  premières  années  de  la  Restauration  et  des  rap- 
ports déplaisans  qui  existent  entre  le  Roi  et  ses  parens.  On  lui 
obéit  parce  qu'il  est  le  roi,  mais  on  murmure,  on  se  plaint,  on  le 
boude  ;  on  ne  laisse  échapper  aucune  occasion  de  faire  injure  à 
ses  ministres  et  surtout  à  celui  d'entre  eux  qu'on  affecte  de  rendre 
responsable  du  caractère  libéral,  —  on  dit  révolutionnaire,  —  de 
la  politique  que  défend  le  cabinet.  Seul,  le  Duc  d'Angoulême 
semble  s'y  être  résigné.  Il  aime  sincèrement  Louis  XVIII  et  re- 
douterait de  l'affliger  en  récriminant.  Mais,  sa  docilité,  sa  ré- 
signation semblent  au  Roi  bien  fragiles.  On  a  vu  combien  elles 
l'étonnent  et  quelles  craintes  elles  lui  inspirent.  A  plusieurs  re- 
prises, il  peut  croire  que  ses  craintes  vont  se  réaliser  et  que  le 
prince  ira  grossir  le  nombre  des  mécontens.  Il  s'en  inquiète  ;  il 
met  Decazes  en  garde  contre  ce  nouveau  péril  : 

<(  Tu  dois,  à  l'heure  qu'il  est,  être  avec  le  Duc  d'Angoulême, 
et  je  serais  bien  fâché  qu'il  en  fût  autrement,  car  jamais  pareil 
entretien  ne  fut  plus  nécessaire.  On  Ta  travaillé  de  main  de 
maître;  il  voit  une  réaction  pareille  à  celle  de  1815,  les  gens 
fidèles  chassés  pour  placer  les  Jacobins.  Toi-même,  tu  n'es  pas 
exempt  de  reproches,  à  cause  des  changemens  de  préfets.  Je  te 
dis  tout  cela  en  abrégé  parce  qu'il  te  le  dira  plus  au  long.  » 

Tels  sont  les  effets  qu'a  produits  ce  mouvement  vers  la  gauche, 
trop  accentué, trop  peu  mesuré  et  partant  terriblement  dangereux, 
auquel  les  doctrinaires  ont  poussé  le  cabinet  et  par  lequel  De- 
cazes qui,  s'il  vise  au  même  but,  désapprouve  la  rapidité  de  la 
marche,  s'est  laissé  entraîner. 

II 

<c  Quand  M.  Decazes  fut  devenu  ministre  de  l'Intérieur,  ra- 
conte la  duchesse,  sa  faveur  près  du  Roi  fut  plus  grande  encore 
qu'elle  ne  l'était  avant.  Mais  plusieurs  de  ses  collègues  qui 
s'étaient  retirés  ne  cachaient  pas  leur  mécontentement.  Le  salon 
de  Madame  de  la  Briche,  belle-mère  de  M.  Mole,  qui  déjà,  quand 
celui-ci  siégeait  au  Conseil,  n'était  pas  ministériel,  devint  si  hostile 
que  je  fus  dispensée  d'y  aller.  Mais  je  continuai  à  voir  Madame 
Mole  qui,  elle,  était  toujours  la  même,  l'air  froid  et  indifférent. 
M.  Pasquier,  resté  l'ami  de  M.  Decazes,  fut  très  convenable.  On 
disait  qu'il  se  ménageait  pour  l'avenir.  Le  duc  de  Richelieu  était 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  89 

parti  tout  de  suite.  Sa  sœur,  Madame  de  Montcalm,  jeta  feu  et 
flamme  contre  le  nouveau  ministre.  Madame  de  Jumilhacfut  plus 
modérée.  Elle  attendait  la  mise  à  exécution  d'une  faveur  promise 
à  son  fils,  c'est-à-dire  la  substitution  du  nom  de  Richelieu,  le  titre 
de  duc  et  la  pairie.  Elle  sentait  que,  pour  l'obtenir,  elle  avait  be- 
soin de  M.  Decazes.  » 

Après  ce  trait,  voici  quelques  détails  sur  les  nouveaux  mi- 
nistres : 

«  M,  Dessoles,  ministre  des  Affaires  étrangères  et  président  du 
Conseil,  habitait  rue  du  Bac,  hôtel  de  Galliffet.  Sa  femme,  née  de 
Dampierre,  n'était  plus  jeune.  Leur  fille  n'avait  guère  que  deux  ans 
de  moins  que  moi.  Au  ministère  de  la  Justice,  il  y  avait  M.  de 
Serre;  il  demeurait  place  Vendôme;  il  recevait  tous  les  jeudis. 
Madame  de  Serre  passait  pour  jolie  ;  elle  avait  des  succès  dans  le 
monde;  on  la  disait  ambitieuse.  A  la  Marine,  il  y  avait  le  baron 
Portai,  Bordelais,  fort  des  amis  de  M.  Decazes.  Sa  fille,  déjà  veuve, 
était  fort  agréable  et  aidait  Madame  Portai  à  faire  les  honneurs 
des  salons  de  la  Marine.  C'est  moi  qui  présentai  Madame  Portai 
aux  Tuileries.  Elle  connaissait  fort  peu  de  monde.  Chez  le  Comte 
d'Artois,  où  nous  allâmes  en  sortant  de  chez  le  Roi  et  où  on  atten- 
dait longtemps,  Madame  Portai  parlait  haut,  allait  à  droite  et  à 
gauche,  regardait  avec  admiration  les  tentures,  demandait  le  nom 
des  personnes  qui  entraient.  Une  bien  excellente  femme,  d'ailleurs. 
Le  baron  Louis  était  ministre  des  Finances.  Il  venait  plus  souvent 
au  ministère  que  je  n'allais  chez  lui.  Sa  nièce,  Mademoiselle  de 
Rigny,  l'assistait  pendant  ses  réceptions.  » 

L'ambassadeur  d'Angleterre  à  Paris  était  alors  sir  Charles 
Stuart,  un  ami  de  Decazes,  et  le  seul  des  membres  du  corps  di- 
j)lomatique  qui  se  fût  consolé  de  la  retraite  de  Richelieu.  «  Il 
donnait  souvent  de  grands  dîners  et  des  bals  charmans.  »  L'am- 
bassadeur d'Autriche,  le  baron  de  Vincent,  qui  demeurait  en  haut 
des  Champs-Elysées  «  dans  une  maison  qui  n'avait  pas  l'air  d'un 
hôtel  »,  était  grand,  maigre  avec  des  cheveux  blancs  «  mais  gla- 
cial ».  De  Goltz,  le  ministre  de  Prusse,  logé  rue  de  Lille,  dans 
l'ancien  hôtel  du  Prince  Eugène,  venait  assidûment  chez  Decazes 
jusqu'à  la  fin  de  1S18.  «  Il  y  vint  moins  après  la  retraite  du  duc 
de  Richelieu.  »  Pozzo,  ambassadeur  de  Russie,  recevait  beaucoup, 
quoiqu'il  ne  fût  pas  marié.  Le  duc  de  Fernan  Nunez,  ambassa- 
deur d'l']spague,  était  marié.  Mais  sa  femme  ne  résidait  pas  en 
France.   Petit,  maigre,  chétif,  mais   avec  des  yeux  superbes,  il 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parlait  naïvement  de  leur  beauté.  Il  disait  que  c'étaient  les  plus 
beaux  yeux  de  toute  l'Espagne.  «  Il  faisait  faire  pour  une  danseuse 
de  l'Opéra,  M"^  Aimée,  des  toilettes  semblables  aux  miennes.  Un 
soir,  à  l'Opéra,  je  la  vis  dans  une  loge  à  mon  côté,  avec  une  robe 
toute  pareille  à  celle  que  je  portais.  Le  lendemain,  plusieurs 
jeunes  femmes  se  joignirent  à  moi,  et  nous  allâmes  déclarer  à 
Madame  Herbaud  qu'elle  ne  nous  habillerait  plus,  si  elle  ne  s'en- 
gageait à  ne  pas  faire  pour  des  actrices  des  robes  comme  les 
nôtres.  » 

Parmi  ces  attachans  souvenirs,  il  en  est  sur  la  Duchesse  de 
Berry,  que  l'auteur  nous  montre  petite,  épaules  hautes,  poitrine 
étroite,  taille  épaisse,  bras  maigres,  pieds  très  jolis,  petits  yeux 
incertains,  regardant  de  bas  en  haut  et  cheveux  d'un  beau  blond 
en  grande  abondance.  Pétulante  et  agitée,  la  princesse  aimait  fol- 
lement la  danse.  «  Mais  elle  dansait  en  sautant,  comme  une  petite 
paysanne,  et  ne  valsait  pas.  »  Suit  la  description  d'un  costume 
qu'elle  portait  souvent  quand  elle  était  à  Saint-Cloud  ou  en  voyage  : 
pantalon  large,  serré  au  bas  de  la  jambe,  des  bottines  montant  un 
peu  au-dessus  de  la  cheville,  une  petite  redingote  d'homme  en 
drap  brun,  descendant  jusqu'au  genou,  ceinture  de  cuir  avec  boucle. 
La  Duchesse  de  Berry  adorait  les  romans.  On  racontait  que  la 
Duchesse  d'Angoulème,  en  ayant  un  jour  trouvé  chez  sa  jeune  belle- 
sœur,  —  il  est  vrai  que  c'étaient  les  Contes  de  Voltaire  et  ceux  de 
La  Fontaiue,  — les  avait  fait  enlever  en  lui  adressant  de  très  vifs 
reproches.  «  Les  livres  n'en  revinrent  pas  moins  chez  la  Duchesse 
de  Berry  bientôt  après.  »  Elle  habitait  avec  son  mari  le  palais  de 
l'Elysée. 

Le  Duc  de  Berry  était  irascible,  emporté,  tout  de  premier 
mouvement  et  non  moins  ultra  que  son  père.  Il  tenait  contre  les 
ministres  et  contre  Decazes  les  propos  les  plus  malveillans.  Pen- 
dant l'hiver  de  1817,  on  fit  grand  bruit  dans  le  monde  de  sa 
présence  à  un  bal  donné  chez  une  certaine  Virginie,  avec  laquelle 
il  avait  rompu  au  moment  de  son  mariage.  Le  Roi,  très  mécontent 
de  son  neveu,  lui  exprima  son  mécontentement  «  avec  violence  ». 
Les  colères  du  Roi  étaient  aussi  terribles  que  rares.  Parlant  quelque 
part  dans  ses  lettres  d'un  de  ces  emportemens,  il  dit  :  «  On  a  dû 
entendre  les  éclats  de  ma  voix  jusque  sur  la  place  du  Carrousel.  » 
Après  avoir  lu  le  rapport  dans  lequel  on  annonçait  que  le  bal  au- 
rait lieu,  il  dit  :  ((  Ce  rapport  m'afflige  d'autant  plus  qu'il  me  fait 
cruellement  sentir  la  différence  des  temps.  Jadis,  un  ordre  aurait 


LOUIS    XVllI    ET    LE    DUC    DECAZES.  91 

■été  donné  à  M.  Le  Noir.  En  le  recevant,  il  eût  envoyé  chercher  la 
donzelle  et  lui  eût  dit  : 

«  —  Mademoiselle,  si  votre  bal  a  lieu,  vous  irez  coucher  à 
Sainte-Pélagie. 

«  Et  il  n'y  aurait  pas  eu  de  bal...  Et  quel  moment  on  choisit 
pour  donner  un  pareil  scandale!  Que  fera-t-on?  Ira-t-on?  Il  ne 
manquerait  plus  que  cela!  N'ira-t-on  pas?  Il  faut  être  bien  in- 
fatué d'une  coquine  pour  lui  payer  si  cher  un  amusement  qu'on 
ne  partagera  pas.  »  Le  lendemain,  il  apprend  que  le  Duc  de  Berry 
a  paru  à  ce  bal.  Son  indignation  ne  se  contient  plus  :  «  Lorsqu'on 
se  marie  à  trente-huit  ans  et  qu'on  ne  se  range  pas,  cela  prouve 
qu'on  ne  voit  dans  sa  femme  qu'une  maîtresse  de  plus.  Alors, 
il  reste  peu  d'espoir  d'une  réforme  dans  les  mœurs.  » 

Vers  le  même  temps,  Decazes  est  tombé  de  cheval.  L'accident 
n'a  pas  eu  de  suites  trop  fâcheuses.  «  Il  est  peu  de  chose  en  lui- 
même.  Mais  le  zèle  du  ministre  de  l'Intérieur  à  remplir  ses  fonc- 
tions l'a  seul  rendu  grave.  D'après  cela,  nest-ce  pas  un  devoir 
pour  le  Roi  de  l'honorer  d'une  visite?  Réfléchis  et  réponds-moi.  » 
Decazes  refuse  l'honneur  que  Sa  Majesté  veut  lui  faire.  Il  eu 
sera  quitte  pour  garder  la  chambre  trois  jours,  pour  rester  trois 
jours  sans  voirie  Roi;  et  celui-ci  de  protester  :  «  Je  voudrais  bien, 
mon  cher  fils,  pouvoir  accepter  l'augure  do  rien  que  trois  jours 
de  jeûne,  même  en  comptant  aujourd'hui  pour  le  premier.  Mais 
j'ai  bien  peur  que  cela  ne  soit  plus  longtemps,  surtout  quand  je  te 
vois  ne  pas  pouvoir  plier  le  genou.  Je  sais  des  paroles  sur  cet 
air-là,  non  seulement  par  la  goutte,  mais  par  une  chute  que  j'ai 
faite  à  Mitau  en  1807  et  à  la  suite  de  laquelle  il  m'eût  été.  pendant 
huit  jours,  quoique  je  marchasse  en  pays  plat,  à  peu  près  aussi 
facile  de  prendre  la  lune  avec  les  dents  que  de  descendre  et  sur- 
tout de  monter  une  seule  marche.  Prends  du  courage,  mon  ami, 
et  surtout  ne  fais  point  d'im})rudencc.  »  Et  comme,  le  même  jour, 
il  a  reçu  une  statuette  d'Henri  IV,  il  ajoute  :  «  Je  l'ai  trouvée 
extrêmement  belle.  Si  j'avais  reçu  ta  lettre  avant  de  la  V(ur,  je  me 
serais  écrié  :  —  (Irand  roi,  je  te  porte  envie.  Tu  allais  voir  Sully 
tant  que  tu  voulais.  » 

Ce  sont  là,  on  en  conviendra,  d'irrécusables  témoignages  de 
l'invraisemblable  faveur  dont  jouissait  Decazes  à  cette  époque 
de  sa  vie.  Elle  durait  alors  depuis  plus  de  trois  ans  et,  loin  d'être 
affaiblie  par  sa  durée,  elle  y  puisait  de  jour  en  jour  une  force  nou- 
velle, augmentant  d'autant  l'influence  de  celui  qu'on  appelait  le 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maître  dirigeant, bien  qu'il  ne  présidât  pas  le  Conseil.  Le  Roi  ne 
voyait,  n'entendait,  n'agissait  que  par  lui.  «.M.  Decazes,  en  ce 
temps-là,  a  véritablement  régné  sur  la  France  »,  dit  le  chancelier 
Pasquier  dans  ses  Mémoires.  11  n'est  donc  pas  étonnant  que  De- 
cazes fût  devenu,  plus  encore  que  par  le  passé,  le  point  de  mire 
des  libéraux,  qui  comptaient  sur  son  aide  pour  s'emparer  du  pou- 
voir, et  la  bête  noire  des  ultra-royalistes  qui  le  rendaient  respon- 
sable de  leurs  échecs  et  de  leurs  déboires.  On  a  déjà  pu  se  rendre 
compte  de  ce  qu'il  y  avait  d'injuste  dans  l'aversion  de  ceux-ci  et 
de  peu  fondé  dans  les  espérances  de  ceux-là.  Decazes  était,  au 
plus  haut  degré,  un  homme  de  juste  milieu:  il  voulait  tenir  la 
balance  égale  entre  la  droite  et  la  gauche;  gouverner  non  avec  les 
factions,  mais  avec  les  centres.  L'attitude  des  partis  et  les  événe- 
mens  qu'il  prévoyait  firent  malheureusement  avorter  ce  dessein. 
Vers  le  milieu  de  février,  quelques  semaines  après  l'entrée  en 
scène  du  cabinet  Dessoles,  les  ultra-royalistes,  dans  les  deux 
Chambres,  avaient  dressé  leurs  batteries  et  ouvraient  les  hostilités 
contre  lui.  A  la  Chambre  des  députés,  ils  étaient  contenus  par  la 
masse  imposante  des  ministériels  du  centre,  dont  la  gauche,  en 
de  fréquentes  occasions,  venait  grossir  le  nombre.  Mais,  à  la 
Chambre  des  Pairs,  ils  formaient  une  majorité,  qui,  dès  l'ouver- 
ture de  la  session,  trahissait  son  dessein  de  faire  au  cabinet  une 
opposition  systématique. 

.Ce  fut  d'abord  une  proposition  du  marquis  de  Barthélémy, 
le  Barthélémy  de  la  paix  de  Bâle,  rallié  aux  Bourbons  en  1814 
après  avoir  servi  l'Empire,  et  devenu  plus  royaliste  que  le  Roi. 
Elle  avait  pour  objet  d'inciter  les  pairs  «  à  supplier  le  Roi  de  mo- 
difier l'organisation  des  collèges  électoraux  ».  Le  cabinet  n'était 
pas  réfractaire  à  l'idée  d'une  réforme  électorale.  Mais  il  entendait 
en  prendre  seul  l'initiative  à  son  jour  et  à  son  heure.  Prise  par 
les  ultras,  cette  initiative  constituait  une  déclaration  de  guerre. 
On  ne  pouvait  l'interpréter  autrement,  alors  qu'elle  émanait  de 
la  réunion  Bausset,  formée  à  l'instigation  de  Mole  vers  la  fin  du 
ministère  Richelieu,  pour  obliger  le  Roi  à  gouverner  avec  la 
droite.  Soutenu  par  le  parti  libéral,  le  cabinet  Dessoles  com- 
battit cette  motion,  inofTensive  en  apparence,  en  réalité  chef- 
d'œuvre  de  perfidie.  Elle  n'en  fut  pas  moins  adoptée  par  la 
Chambre  des  Pairs,  à  une  majorité  de  quatre-vingt-quatorze  voix 
contre  soixante.  Elle  devait  échouer  plus  tard  devant  la  Chambre 
des  députés,  mais  non  sans  y  réveiller  l'esprit  réactionnaire  dont 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  93 

on  entendit  les  représentans  proclamer  tout  haut  leurs  espérances. 
Au  commencement  de  tnars,  les  pairs,  cédant  encore  aux  mêmes 
influences,  repoussèrent  la  loi  sur  l'année  financière  adoptée  déjà 
par  la  Chambre  des  députés.  La  majorité  anti-ministérielle  dé- 
montra sa  cohésion  et  révéla  ses  desseins  en  se  comptant  à  nou- 
veau dans  ce  second  vote,  comme  elle  s'était  comptée  dans  le 
premier.  Entre  temps, 'avait  été  présentée  aux  Chambres  une  réso- 
lution inspirée  par  Decazes,  qui  créait  en  faveur  du  duc  de 
Richelieu,  à  raison  de  ses  services  et  à  titre  de  récompense 
nationale,  pour  être  attaché  à  sa  pairie  et  transmissible  avec  elle, 
un  majorât  de  cinquante  mille  livres  de  revenus.  La  droite  y 
trouva  prétexte  à  persévérer  dans  son  système  d'opposition  et 
parvint  à  faire  substituer  au  projet  primitif  un  projet  nouveau 
qui  supprimait  la  transmissibilité. 

Très  irrité  par  ces  manifestations,  le  Roi  écrivait  :  «  Les  projets 
des  ultras  sont  bien  mauvais,  mais  ne  m'inquiètent  pas.  La  lettre 
de  Richelieu  est  mauvaise,  d'abord  parce  que  son  infatuation  pour 
Laine  continue  à  être  telle  qu'il  le  met  sur  la  môme  ligne  que 
Montesquieu,  —  je  ne  le  croirais  pas  si  je  ne  l'avais  vu  de  mes 
yeux;  —  ensuite  parce  qu'il  tient  à  sa  maudite  réunion  Rausset. 
Il  espère  qu'elle  subsiste  toujours  et  qu'elle  prêtera  son  appui  au 
ministère  lorsqu'il  fera  des  propositions  monarchiques.  C'est,  d'une 
part,  supposer  qu'il  peut  en  faire  d'autres  (la  révérence,  Messieurs)  ; 
c'est,  de  l'autre,  soumettre  au  jugementde vingt-deux  nobles  pairs 
les  intentions  du  ministère,  ce  qui  est  fort  commode  pour  la 
marche  du  gouvernement...  Ne  vaudrait-il  pas  cent  fois  mieux, 
comme  en  Angleterre,  être  franchement  et  une  bonne  fois  pour 
toutes  du  parti  de  l'opposition  ou  de  celui  du  ministère?  » 

Laine,  que  le  Roi  estimait  naguère,  mais  dont  il  avait  cru  dé- 
couvrir la  main  dans  ces  intrigues,  n'était  pas  non  plus  épargné: 
«  Je  te  trouve,  mon  cher  fils,  bien  indulgent  pour  Laine.  Répondre 
si  mal  à  ta  conduite  amicale  envers  lui  peut,  si  l'on  veut,  ne 
s'appeler  qu'ingratitude.  Mais  ses  amcndemens,  après  avoir  pro- 
mis d'appuyer  le  ministère;  mais  surtout  son  travail  pour  former 
une  oi)position  tir(ic  du  centre  môme;  si  tout  cela  n'est  pas  une 
trahison,  je  ne  sais,  ma  foi,  pas  à  quoi  l'on  peut  appliijuer  une 
semblable  dénomination.  » 

Cette  lettre  est  écrite  à  la  (in  de  février.  A  ce  moment,  les 
ultra-royalistes,  à  la  suite  du  vote  de  la  motion  Rarthélemy, 
étaient  en  liesse.  Ouolques  jours  plus  tard, le  rejet  dv  la  loi  fman- 


94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cière  achevait  de  les  griser.  Ils  croyaient  déjà  tenir  le  pouvoir  et 
se  partageaient  les  portefeuilles.  Mais,  loin  d'abdiquer  sa  préroga- 
tive et  de  subir  la  majorité  factieuse  de  la  Chambre  des  Pairs,  le 
Roi,  se  rappelant  ce  qu'il  avait  fait  deux  ans  avant  contre  la 
Chambre  Introuvable,  qui  voulait  lui  dicter  des  lois,  s'écriait  en 
plein  Conseil  : 

—  Cette  majorité,  je  la  briserai  !  Il  ne  s'agit  pas  de  vous,  Mes- 
sieurs; il  s'agit  de  moi.  Je  ne  vous  abandonnerai  pas  plus  que 
vous  ne  m'abandonnerez.  Il  faut  ou  briser  cette  majorité  factice, 
ou  briser  la  majorité  sincère  que  le  pays  m'a  envoyée  en  répon- 
dant à  mon  appel  du  o  septembre  1816.  Mon  choix  ne  peut  être 
douteux. 

L'énergie  avec  laquelle,  en  cette  circonstance,  Louis  XVIII 
prit  son  parti  eut  pour  effet  de  couper  court,  au  moins  provisoi- 
rement, aux  divisions  qui  s'étaient  produites  dans  le  Conseil.  En 
quelques  heures,  les  ministres  se  rapprochèrent,  oubliant  leurs 
griefs  réciproques,  prêts  à  s'unir  étroitement  pour  organiser  la 
résistance  à  laquelle  ils  étaient  résolus.  C'est  en  parfait  accord 
qu'ils  demandaient  au  Roi  d'user  de  sa  prérogative  et  de  nommer 
soixante  nouveaux  pairs  dont  l'entrée  dans  la  Chambre  haute  y 
déplacerait  la  majorité.  Le  Roi  consentit  à  cette  grave  mesure. 

En  1815,  lors  de  la  reconstitution  de  la  Chambre  des  Pairs, 
l'irritation  causée  par  les  événemens  des  Cent  Jours  avait  em- 
pêché de  maintenir  dans  cette  Chambre  ceux  de  ses  membres  qui 
après  avoir,  sous  la  première  Restauration,  accepté  la  pairie  de 
Louis  XVIII,  avaient  ensuite  consenti  à  recevoir  de  Napoléon  une 
seconde  investiture.  «  On  ne  peut  servir  deux  maîtres  àla  fois  », 
disait  le  Roi,  et  ses  décisions  s'inspirèrent  de  ce  principe.  A  la  loi 
qu'il  s'était  faite,  il  n'y  eut  qu'une  exception.  Ce  fut  en  faveur  du 
comte  Mole.  Nommé  par  l'Empereur,  alors  qu'il  l'était  déjà  par 
le  Roi,  Mole  n'avait  pas  protesté  contre  cette  seconde  nomination. 
Quand  on  le  lui  reprocha,  après  le  retour  des  Rourbons,  il  put 
faire  valoir  que  des  raisons  de  santé  l'avaient  empêché  de  siéger 
dans  la  Chambre  des  Pairs  de  l'Empire.  Il  dut  à  cette  circonstance 
de  rentrer  dans  celle  de  la  Royauté;  mais  il  fut  le  seul  devant 
qui  s'ouvrit  le  palais  du  Luxembourg,  et  vingt-deux  pairs  en  furent 
expulsés.  Il  est  vrai  que  le  Roi  se  réservait  de  les  rappeler,  s'ils  se 
ralliaient  franchement  à  la  monarchie. 

Au  moment  où,  trois  ans  plus  tard,  on  cherchait  à  transformer 
l'esprit  de  la  haute  Chambre  par  la  nomination  de  soixante  non- 


LOUIS    XVIII    KT    LE    DUC    DECAZES.  9o 

veaux  pairs,  on  devait  tout  naturellement  songer  aux  vingt-deux 
exclus.  Le  cabinet  proposa  au  Uoi  de  leur  rendre  la  pairie.  Mais 
les  préventions  de  Louis  XVIli  contre  eux  demeuraient  presque 
aussi  vives  qu'au  premier  jour.  «  Les  prendre  tous  serait  faiblesse, 
écrivait-il  à  Decazes  en  lui  répétant  ce  qu'il  avait  déjà  dit  à  Des- 
soles, et  je  ne  le  veux  pas.  En  laisser  trois  ou  quatre  seulement 
pourrait  avoir  des  inconvéniens  ;  ce  serait  se  faire  des  ennemis  ir- 
réconciliables. En  prendre  une  douzaine,  c'est  acte  de  bonté;  c'est 
s'assurer  reconnaissance  de  leur  part,  et  ceux  qui  resteraient  se- 
raient en  trop  grand  nombre  pour  se  croire  marqués  du  sceau  de 
la  réprobation.  Je  crois  donc  que  c'est  là  qu'il  faut  s'en  tenir.  » 
Le  même  jour,  26  février,  il  insiste  :  «  Rappeler  les  vingt-deux 
est  la  première  pensée  qui  se  présente  à  l'espril;  mais  elle  se- 
rait détestable.  Parmi  eux,  un  seul,  Suchet,  y  a  droit,  d'après 
l'ordonnance  même.  Quelques  autres,  comme  Mortier,  Dejean,  etc., 
le  méritent  par  leur  conduite;  mais,  il  en  est  d'autres,  tels  que 
P...,  un  des  plus  mauvais  esprits  qui  existent,  que  nous  devons 
louer  Dieu  d'avoir  mis  dehors.  Rappeler  Suchet  est  justice.  En 
recréer  quelques  autres  est  bonne  politique,  parce  que  c'est  à  la 
fois  les  récompenser  et  nous  les  attacher.  Mais  les  rappeler  tous, 
ce  serait  en  quelque  sorte  avouer  qu'on  n'a  pas  eu  le  droit  de  les 
éliminer  et  s'ôter  par  conséquent  le  droit  de  compter  sur  leur 
reconnaissance  :  Non  equidem  faciam.  »  Finalement,  il  consentit 
à  en  réintégrer  quinze.  Ce  fut  le  premier  élément  de  la  «  four- 
née ».  On  la  compléta  par  des  maréchaux  et  des  généraux  de 
l'Empire,  des  hommes  politiques,  des  diplomates,  que  les  évé- 
nemens  de  l'interrègne  n'avaient  pas  permis  de  comprendre  dans 
la  promotion  de  1815;  et  on  y  ajouta  quelques  personnages  plus 
récemment  entrés  dans  la  vie  publique,  tels  que  Barante,d'Argout 
et  Mounier.  Il  ne  man([uait  à  ces  nominations,  pour  trouver  grâce 
auprès  de  la  gauche,  que  les  sept  anciens  pairs  que  le  Roi  n'avait 
pu  se  résoudre  à  réintégrer.  Ce  déni  de  justice  donna  lieu  à  des 
plaintes,  lorsque,  le  (J  mars,  parut  l'ordonnance  royale  qui  faisait 
connaître  les  choix  du  Roi.  Néanmoins,  comme  elle  démontrait 
que  Louis  XVIII  et  ses  ministres  restaient  lidèles  à  l'esprit  libéral 
sous  lequel  avait  suocomb('^  la  Chambre  Introuvable,  leur  conduite 
excita  dans  les  centres  plus  de  louanges  que  de  eritiques.  En 
fait,  la  majorité  rebelle  de  la  Chambre  des  Pairs  se  trouvait 
noyée. 

Comme   on  devait  le  prévoir,  cette  ordonnance   mémorable 


96  REVUE    DES    DEUX    MO^DES. 

provoqua  dans  l'extrême  droite  de  nouvelles  colères  et  d'ardentes 
protestations.  On  accusait  le  cabinet  d'avoir  rompu  l'équilibre 
constitutionnel,  «  alors  qu'en  réalité,  disait  Decazes,  il  l'a  rétabli  ». 
Monsieur  était  comme  un  homme  «  aux  yeux  de  qui  la  foudre 
vient  d'éclater  »  et  sa  douleur  égalait  son  ressentiment  :  «  Je  ne 
conseille  ni  à  toi  ni  à  aucun  de  tes  collègues,  mandait  le  Roi  à 
Decazes,  après  la  publication  de  l'ordonnance,  d'aller  demain 
ailleurs  que  chez  moi  et  chez  leDucd'Angoulème.Chez  tout  autre, 
il  ne  ferait  pas  bon.  Monsieur  a  dit  au  Duc  d'Angoulème  : 

«  —  Voilà  le  commencement  de  l'enterrement  de  notre  fa- 
mille. 

((  Le  Duc  d'Angoulème  croit  qu'il  m'en  parlera.  Je  le  crois  aussi  ; 
mais  ce  ne  sera  pas  pour  aujourd'hui.  Il  est  venu  comme  à  l'or- 
dinaire. Il  était  plus  que  sérieux.  Je  m'attendais  qu'il  allait  m'an- 
noncer  une  conversation.  Cela  n'a  pas  été.  Je  suppose  qu'il  ne  se 
sent  pas  encore  assez  maître  de  lui.  Peut-être  aussi  se  contentera- 
t-il  de  m'écrire  ;  je  le  préférerais.  La  Duchesse  d'Angoulème  a 
pleuré  devant  son  mari.  Plus  maîtresse  d'elle-même  que  son 
beau-père,  il  n'y  paraissait  plus  quand  elle  est  venue  chez  moi. 
Mais,  excepté  la  physionomie  du  Duc  d'Angoulème,  je  n'en  ai  vu 
aucune  ce  matin  qui  ne  fût  triste.  » 

Cette  tristesse,  le  Roi  était  bien  près  de  la  ressentir.  Il  ne  se 
dissimulait  pas  la  gravité  de  l'acte  qu'il  venait  d'approuver  et  de 
revêtir  dé  sa  signature.  La  légalité  n'en  était  pas  contestable  ;  il 
n'avait  fait  qu'user  de  sa  prérogative  royale. Les  nominations  aux- 
quelles les  circonstances  l'avaient  décidé,  réclamées  par  l'opinion, 
justifiées  par  le  mérite  et  les  services  des  élus,  auraient  dû  néces- 
sairement avoir  lieu  tôt  ou  tard.  Mais  n'en  pouvait-on  contester 
l'opportunité? En  consommant  la  rupture  entre  l'extrême  droite 
et  le  cabinet,  n'avaient-elles  pas  jeté  le  gouvernement  trop  à 
gauche  et  n'allait-il  pas  devenir  prisonnier  des  ultra-libéraux  ? 
Le  16  mars,  dix  jours  après  l'ordonnance,  le  Roi  écrit:  «  Je 
crois  que  les  nouveaux  Pairs  nous  assurent  la  majorité  dans  leur 
Chambre;  j'espère  que  la  proposition  Barthélémy  sera  rejetée  par 
celle  des  Députés.  Mais,  quel  frêle  avantage  !  Sommes-nous  sûrs 
qu'il  se  représentera  dans  d'autres  occasions,  peut-être  plus  im- 
portantes, etcette  majorité,  assez  peu  considérable,  de  la  Chambre 
des  Pairs,  combien  de  temps  la  conserverons-nous  ?  Il  fut  un 
temps  où  cette  Chambre  était  notre  palladium,  où  nous  nous 
étonnions  qu'un  tiers  tout  au  plus  des  voix  portât  Chateaubriand  au 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  97 

secrétariat.  Nous  avons  vu  diminuer  notre  majorité;  nous  l'avons 
vue  expirer,  (jui  nous  dit  que  ce  triste  spectacle  ne  se  renouvellera 
pas?  Ah  !  qu'il  est  loin,  le  temps  où  le  duc  de  Richelieu  ne  différait 
de  moi  que  sur  un  seul  point  et  mettait  toute  sa  confiance  en 
Laine.  Alors,  la  majorité  me  donnait  une  sécurité  entière  ;  aujour- 
d'hui, elle  m'inquiète...  Puis-je  ne  pas  voir  la  position  de  mon 
fils  bien-aimési  différente  de  ce  qu'elle  fut?  Et  ce  qui  m'entoure, 
ceux  que  je  vois  depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  sur  qui,  excepté  le 
Duc  d'Angoulème,  puis-jo  arrêter  mes  regards  avec  confiance?  » 
Toute  celte  lettre  n'est  qu'une  longue  plainte  en  laquelle  éclatent 
tout  à  la  fois  les  inquiétudes  du  Roi,  les  angoisses  du  «  père  »  et 
les  déceptions  d'un  cœur  qui  se  sent  de  plus  en  plus  méconnu  par 
sa  famille,  trahi  par  ses  amis...  Cet  état  d'âme  s'aggrava  encore 
lorsque,  à  l'altitude  du  corps  diplomatique,  à  celle  de  Pozzo  di 
Borgo  surtout,  Louis  XVIll  put  comprendre  que  les  gouverne- 
mens  alliés  n'approuvaient  pas  la  nomination  des  soixante  pairs, 
trouvaient  «  le  remède  pire  que  le  mal  »,  et  considéraient  qu'en 
prenant  parti  contre  les  ultra-royalistes  avec  tant  de  résolution  et 
de  vivacité,  le  cabinet  faisait  la  part  trop  belle  aux  révolution- 
naires, qui  partout  en  Europe  redoublaient  d'audace. 

Dans  la  société  aristocratique  de  Paris,  l'ordonnance  du  6  mars 
avait  été  vivement  critiquée.  Là,  presque  tout  était  à  l'image  du 
Comte  d'Artois  et  les  cœurs  pour  la  plupart  battaient  à  l'unisson 
du  sien.  Aussi,  l'irritation  contre  le  ministère,  et  partant  contre 
le  Roi,  s'y  manifestait-elle  sous  des  formes  très  désobligeantes  pour 
quiconque  tenait  au  gouvernement.  La  duchesse  Decazes  raconte 
dans  ses  notes  comment  elle-même  n'échappa  point  à  ces  écla- 
boussures. 

«  La  maréchale  Marmont  donnait  un  bal  costumé.  J'avais  un 
très  beau  costume  russe  et  je  comptais  m'amuser.  Les  femmes 
n'étaient  pas  masquées;  mais  beaucoup  d'hommes  l'étaient.  Je 
me  promenais  avec  le  général  de  Sparrc  quand  un  domino,  s'ap- 
prochanl  de  moi,  voulut  me  prendre  le  bras.  Je  m'y  refusai.  l\ 
s'éloigna  en  disant  : 

«  —  Je  comprends  que  tu  me  préfères  un  de  ces  pairs  siffles 
qui  nous  ont  été  octroyés  par  les  ministres.  y 

«  M.  de  Sparre  trouva  la  plaisanterie   mauvaise.  Poud' rnoi 
j'en  étais  toute  troublée,   craignant  qu'elle   n'eût  des  suites.  Je 
n eus  plus  envie  de  m'amuser  et  ne  songeai  qu'à  me  retirer,  te 
général,  après  m'avoir  ramenée  à  ma  place,  se  mil  à  la  r^ckercKe 

TOMK    CXLVIII.    —    1898.  / 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  domino  qui  nous  avait  persiflés.  Il  ne  put  le  retrouver.  Mais  il  sut 
que  c'était  le  comte  de  Salvandy,  un  jeune  homme  de  beaucoup 
d'esprit  qu'à  la  suite  dune  brochure,  les  ministres  avaient  lait 
entrer  au  Conseil  d  État,  et  qui  les  avait  ensuite  fort  malmenés 
dans  un  autre  écrit  tout  à  fait  blessant  pour  M.  Decazes  et  pour 
eux.  Le  général  de  Sparre  voulait  lui  demander  raison.  Mais  on 
lui  fit  comprendre  quil  n'y  avait  qujune  chose  à  faire  :  ne  rien 
faire.  »  i' 

Malgré  tout,  l'entrée  de  soixante  nouveaux  membres  dans  la 
Chambre  des  Pairs,  en  y  déplaçant  la  majorité,  modifiait  sensible- 
ment les  conditions  du  combat  que  le  ministère  y  avait  engagé 
et  facilitait  sa  tâche.  Le  23  mars,  la  motion  Barthélémy,  adoptée 
par  un  premier  vote  quand  la  majorité  appartenait  à  l'extrême 
droite,  fut  définitivement  repoussée.  De  Serre,  dont  l'influence 
oratoire  grandissait  tous  les  jours,  fit,  au  cours  de  ce  débat,  des 
déclarations    qui    exaspèrent  les    ultra-royalistes.  La   veille,  il 
avait  présenté  à  la  Chambre  des  députés  les  nouvelles  lois  sur  la 
presse  annoncées  déjà.  Rédigées  par  le  duc  de  Broglie,  entré  depuis 
peu  dans  la  vie  publique,  étudiées  ensuite  par  une  commission 
composée  de  Royer-CoUard,  Guizot  etBarante,  le  caractère  libéral 
n'en  était  pas  contestable,  et  la  lecture  qui  en  fut  faite  à  la  tribune 
par  de  Serre  lui  valut,  avant  même  que  le  débat  souvrît,  un 
succès  retentissant.  Le  rejet  de  la  proposition  Barthélémy  et  la 
présentation  des  lois  sur  la  presse  excitèrent  jusqu  à  la  fureur  le 
ressentiment  de  l'extrême  droite.  Au  total,  le  cabinet  parut  sortir 
de  ces  diverses  épreuves  grandi  et  fortifié.  A  la  faveur  de  ces  vic- 
toires de  tribune,  le  Roi  sentit  plus  chaud,  plus  ardent,  le  vent  de 
popularité  qui  soufflait  autour  de  son  trône  depuis  la  dissolution 
"        |e  la  Chambre  Introuvable,  et  malgré  les  points  noirs  dont  il 
voyait  l'horizon  chargé,  il  recouvra  sa  quiétude.  Mais  bientôt,  elle 
fut  de  nouveau  troublée  par  les  débats  qui  s'engagèrent  dans  les 
Chambres  et  dans  les  journaux  à  propos  des  personnages  bannis 
fie  France  en  1815. 

"""^  III 

A  sa  rentrée  à  Paris,  le  Roi  avait  exilé  trente-huit  bonapar- 
iisHsqui,  ralliés  en  1814  à  son  gouvernement,  s'étaient  ralliés 
ehsuiU  à  celui  de  l'Empereur.  Une  autre  ordonnance  avait  égale- 
ment J>roscrit  les  régicides  qui,  pendant  les  Cent-Jours,  avaient  ac- 


LOUIS    XVIII   ET    LE    DUC    DECAZES.  99 

cepto  des  fonctions  publiques  ou  signé  l'Acte  additionnel. Depuis 
cette  époque,  la  clémence  royale  s'était  exercée  au  profit  de  quel- 
ques-uns de  ces  exilés.  Cinquante-cinq  régicides  avaient  été  auto- 
risés à  résider  en  France  à  raison  de  leur  âge  ou  de  leurs  infir- 
mités; plusieurs  des  bannis  de  la  première  catégorie  avaient 
bénéficié  de  la  même  faveur.  Mais  beaucoup  d'autres  en  atten- 
daient encore  les  effets.  Trompée  par  les  avances  que  lui  faisait 
le  cabinet  Dessoles,  la  gauche  crut  qu'il  lui  serait  aisé  d'obtenir 
leur  rappel.  Elle  manifesta  le  dessein  d'en  faire  une  des  condi- 
tions de  son  concours.  Tout  naturellement,  la  droite  s'inquiéta 
de  ces  prétentions.  Sans  attendre  que  le  gouvernement  eût  parlé, 
les  journaux  dont  elle  disposait  firent  campagne  contre  l'amnistie 
générale,  que  les  libéraux  réclamaient  et  qu'ils  considéraient 
comme  la  conséquence  logique  de  la  politique  adoptée  par  le 
cabinet. 

Livré  à  lui-même,  peut-être  le  cabinet  leur  eût-il  donné  satis- 
faction. Il  eût  tiré  d'un  acte  de  clémence  autant  de  force  que  de 
popularité  ;  du  moins  le  lui  disait-on.  Mais  il  était  obligé  de 
tenir  compte  du  sentiment  personnel  du  Roi  et,  toujours  disposé  à 
des  actes  de  bonté  personnelle  qu'il  subordonnait  à  la  conduite 
de  ceux  qui  les  sollicitaient,  le  Roi  répugnait  à  une  mesure  géné- 
rale, surtout  au  profit  des  régicides.  Il  y  répugnait  pour  lui-môme 
et  pour  sa  famille.  Il  savait  qu'elle  aurait  profondément  blessé  sa 
nièce,  la  Duchesse  d'Angoulême,  fille  de  Louis  XVl.  La  gauche 
eut  bientôt  compris  qu'elle  n'obtiendrait  une  amnistie  entière  et 
complète  qu'autant  qu'elle  ferait  violence  aux  dispositions  de 
Louis  XVIII.  Si  périlleuse,  si  maladroite  même  que  fût  cette  ten- 
tative, elle  n'hésita  pas  à  y  recourir.  Elle  organisa  par  tout  le 
pays  un  vaste  pétitionnement.  De  toutes  parts,  arrivèrent  à  la 
Chambre  des  députés  des  pétitions,  sur  lesquelles  celle-ci  dut  se 
prononcer.  De  Serre,  qui  porta  presque  seul  le  poids  de  ce  débat, 
n'eut  aucune  peine  à  démontrer  ce  qu'il  y  avait  de  factice  et  d  or- 
ganisé dans  ces  manifestations.  Mais,  entraîné  par  ses  sentimens 
royalistes  et  ses  haines  d'émigré  contre  la  Révolution,  il  oublia 
ce  que  lui  commandait  l'attitude  qu'il  avait  prise  depuis  son  entrée 
au  ministère.  Il  prononça  une  de  ces  paroles  qui,  dans  la  bouche 
d'un  homme  au  pouvoir,  ne  peuvent  être  interprétées  que  comme 
le  point  de  départ  d'un  changement  de  politiciue.  «  A  l'égard  des 
individus  temporairement  exilés,  dit-il,  confiance  entière  dans  la 
justice  et  la  bonté  du  Roi.  A  l'égard  des   régicides,  jamais.  »  La; 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

■ 

Chambre,  aux  applaudissemens  de  la  droite,  écarta  les  pétitions 
en  passant  à  l'ordre  du  jour.  Mais  ce  «  jamais  »  détacha  du 
cabinet  les  groupes  de  gauche  où,  jusque-là,  il  avait  cherché  son 
point  d'appui,  sans  le  lui  rendre  parmi  les  ultra-royalistes,  dont 
la  reconnaissance  accidentelle  ne  pouvait  prévaloir  contre  les 
irréconciliables  rancunes  déchaînées  en  eux  par  les  mesures  libé- 
rales précédemment  votées  sur  la  proposition  des  ministres. 

L'événement  causa  d'amers  soucis  au  Roi.  Il  ne  se  méprenait 
pas  aux  succès  parlementaires  du  cabinet.  Lorsqu'en  juillet,  pre- 
nait fin  la  session  de  1819,  toutes  les  propositions  de  celui-ci 
avaient  été  votées,  toutes  celles  de  ses  adversaires  écartées.  Mais 
ces  victoires, dues  surtout  à  de  Serre,  à  son  éloquence,  à  sa  cha- 
leur d'âme  qui  le  faisait,  quand  il  parlait,  se  livrer  tout  entier, 
cachaient  des  dangers  que  le  Roi  et  Decazes  voyaient  clairement. 
Les  dissensions  ministérielles,  un  moment  apaisées,  lors  de  la 
nomination  des  soixante  pairs,  menaçaient  de  recommencer.  Le 
cabinet  était  à  la  merci  d'un  incident.  Le  Roi,  à  qui  neùt  point 
déplu  un  changement  partiel  de  ministres,  se  demandait  si  la  crise 
■qu'il  prévoyait  ne  le  séparerait  pas  de  Decazes,  auquel,  comme 
on  l'a  vu,  il  s'attachait  de  plus  on  plus. 

Quant  à  l'usage  que  faisait  Decazes  d'une  si  rare  faveur,  c'est 
par  les  cahiers  de  la  duchesse  que  nous  sommes  renseignés,  non 
moins  que  par  les  innombrables  lettres  de  gratitude  adressées  à 
son  mari  et  qui  existent  encore  dans  les  Archives  de  La  Grave. 
Elle  raconte,  par  exemple,  qu'au  moment  où  il  était  question  du 
rappel  des  bannis,  la  femme  de  l'un  d'eux,  Madame  Exelmans, 
sa  compagne  d'enfance,  lui  écrivit.  Malade  et  redoutant  de  mourir 
sans  avoir  revu  son  mari,  Madame  Exelmans  suppliait  son  an- 
cienne amie  d'obtenir  que  le  général  fût  au  moins  autorisé  à  venir 
recevoir  son  dernier  soupir. 

«  Je  montrai  cette  lettre  à  M.  Decazes.  Il  me  dit  d'aller  voir 
Madame  Exelmans.  J'y  allai.  Elle  logeait  près  de  la  place  Beauvau 
et  de  la  rue  Miromesnil.  Maison  sans  porte  cochère.  Je  la  trouvai 
dans  son  lit,  très  malade  effectivement.  Ses  beaux  yeux  noirs  sem- 
blaient remplir  sa  figure.  Je  l'avais  vue  autrefois,  à  Bar,  chez 
mon  père.  Elle  était  belle,  riche,  heureuse.  Comme  le  malheur 
l'avait  changée  !  Je  pensai  que,  moi  aussi,  je  serais  peut-être  comme 
elle  exilée  et  malheureuse  !  Lors  de  la  crise  ministérielle  de  1818, 
n'avait-on  pas  voulu  nous  faire  partir  en  vingt-quatre  heures  pour 
Saint-Pétersbourg  et  n'était-ce  pas  un  exil?  Madame  Exelmans 


LOUIS    XVIll    ET    LE    DUC    DECAZES.  101 

me  répéta  ce  qu'elle  m'avait  écrit.  Seule,  absolument  seule, 
dépourvue  de  ressources,  elle  sollicitait  le  retour  du  général. 
M.  Decazes,  à  qui  je  fis  part  de  ce  désir,  me  répondit  que  cela  ne 
dépendait  pas  uniquement  de  lui,  qu'il  fallait  que  ce  fût  décidé 
en  Conseil,  mais  qu'il  tâcherait  de  hâter  une  décision.  Quelques 
jours  plus  tard,  il  me  dit,  en  allant  chez  le  Roi,  qu'il  espérait 
qu'elle  serait  prise  ce  jour-là.  En  elTet,  un  billet  qu'il  m'envoya 
du  Conseil  m'apprit  la  bonne  nouvelle  et  m'autorisa  à  aller  l'an- 
noncer à  Madame  Exelmans.  J'y  courus.  Jene  vis  jamais  joie  com- 
parable à  celle  de  cette  pauvre  femme.  A  sa  prière,  M.  Decazes 
fit  télégraphier  au  général  quil  était  autorisé  à  rentrer.  » 

Le  même  service  fut  rendu  à  la  duchesse  de  X....  Arrivée 
à  Paris  à  la  fin  de  1818,  pour  demander  la  grâce  de  son  mari, 
elle  s'était  adressée  en  vain  à  tous  les  ministres,  sauf  à  Decazes. 
Elle  ne  recourut  à  lui  que  lorsqu'elle  eut  perdu  tout  espoir  de 
réussir  par  une  autre  voie.  «  Elle  vint  plusieurs  fois  chez  moi, 
car  c'est  chez  moi  que  souvent  des  femmes  considérables  atten- 
daient le  ministre.  Il  venait  les  y  recevoir.  Alors,  je  m'en  allais. 
La  duchesse  de  X...  était  très  belle  et  avait  d'agréables  manières. 
L'exil  de  son  mari  la  rendait  très  malheureuse.  Leur  fortune  était 
bien  diminuée  à  la  suite  de  leur  disgrâce,  et  ils  avaient  été  obligés 
de  faire  ressource  de  leurs  diamans.  Depuis  son  arrivée  à  Paris, 
elle  cherchait  à  vendre  un  magnifique  collier  en  brillans.  Elle  fit 
demander  à  M.  Decazes  de  le  montrer  au  Roi  et  de  tâcher  de  le 
lui  faire  acheter.  Il  avait  coûté  quatre-vingt  mille  francs.  Mais 
la  duchesse  était  prête  à  le  céder  pour  moitié  de  cette  somme. 
Quoique  bien  convaincu  que  le  Roi  ne  l'achèterait  pas,  M.  Decazes 
consentit  à  le  lui  présenter  et  à  lui  en  conseiller  l'achat  pour 
Madame  la  Duchesse  de  Berry.  Comme  ce  merveilleux  collier 
m'avait  été  confié,  le  même  soir,  partant  pour  les  Tuileries,  il  me 
le  demanda.  Je  ne  pus  m'empôcher,  avant  de  le  lui  donner,  de  le 
mettre  à  mon  cou  et  je  soupirai  : 

«  —  Gomme  c'est  joli  ! 

«  —  Sois  tranquille,  me  répondit-il  en  m'embrassanl.  tu  ne 
lauras  pas. 

«  Ainsi  qu'il  l'avait  prévu,  l'idée  d'acheter  ces  diamans  pour 
la  Duchesse  de  Berry  ne  fut  pas  agréable  au  Roi.  Mais  il  dit  à 
M.  Decazes  que, s'il  voulait  me  l'olTrir,  il  en  payerait  la  moitié, 
soit  vingt  mille  francs,  et  que  ce  serait  son  cadeau  de  baptême. 
Mon  mari  remercia  Sa  Majesté  et  refusa.  Ainsi  qu'il  me  le  dit  en 


402  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rentrant,  il  ne  voulut  ni  profiter  d'un  malheur  politique  pour 
faire  une  bonne  affaire,  ni  disposer,  pour  satisfaire  une  coquetterie 
d'enfant,  de  l'argent  que  le  Roi  distribuait  en  secours  et  en  grati- 
fications. Je  n'eus  donc  pas  le  collier.  Je  le  regrettai  quelque 
temps;  puis,  je  n'y  pensai  plus.  » 

Les  diamans  furent  rendus  à  la  duchesse.  Mais  elle  obtint  la 
grâce  de  son  mari,  qui  fut  autorisé  à  rentrer  en  même  temps  que 
le  général  Exelmans  et  d'autres  exilés  :  «  Quand  ils  furent  de  re- 
tour, M.  Decazes  offrit  à  dîner  à  une  partie  d'entre  eux.  J'ai  gardé 
le  souvenir  de  quelques-unes  de  ces  figures  :  Gambacérès  était 
très  laid,  un  vilain  petit  visage,  une  perruque  plate  serrée  sur  la 
tête.  Il  faisait  maigre,  ce  qui  me  parut  contraster  étrangement 
avec  sa  vie  passée.  M.  de  Ségur  avait  une  jolie  figure  de  jeune 
vieillard.  Ses  cheveux  très  blancs  surprenaient.  Le  duc  de  X... 
avait  une  belle  tête,  mais  pas  l'air  spirituel.  Il  me  parut  un  peu 
trop  gros.  » 

Les  services  que  Decazes  se  plaisait  à  rendre  aux  anciens  ser- 
viteurs de  l'Empire  n'étaient  pas  pour  le  réconcilier  avec  les 
membres  de  la  famille  royale.  C'est  encore  dans  les  notes  de  la 
duchesse  que  nous  trouvons  les  preuves  de  la  persistance  et  de 
la  vivacité  de  leurs  efforts  pour  perdre  Decazes  dans  l'esprit  du 
Roi. 

«  Le  comte  Jules  de  Polignac  avait  accordé  la  plus  aveugle 
confiance  à  un  ancien  agent  de  la  police  renvoyé  par  M.  Decazes. 
Cet  agent  lui  dit  un  jour  qu'il  lui  prouverait  bientôt  que  le  mi- 
nistre de  l'Intérieur  trahissait  le  Roi  en  correspondant  secrète- 
ment avec  des  membres  de  la  famille  impériale,  à  qui  il  conseillait 
de  ne  pas  se  décourager.  Et  en  effet,  d'accord  avec  un  autre 
agent  que  Monsieur  entretenait  en  Autriche,  ce  misérable  feignit 
de  s'être  fait  expédier  par  lui  des  lettres  compromettantes  soi- 
disant  dérobées  à  leurs  destinataires.  En  réalité,  il  les  avait  lui- 
même  fabriquées.  M.  Decazes,  ayant  eu  vent  de  cette  machination, 
avait  pu  en  avertir  le  Roi.  Mais  Monsieur  en  fut  bel  et  bien  la 
dupe  et,  mis  en  possession  de  ces  lettres,  il  les  apporta  triompha- 
lement à  son  frère  comme  des  preuves  de  la  trahison  du  ministre 
de  l'Intérieur.  Il  fut  fort  penaud  quand  le  Roi  lui  en  eut  révélé 
l'origine  et  le  caractère  et  quand,  en  une  brève  explication, 
M.  Decazes  eut  confondu  ses  calomniateurs.  L'affaire  allait  être 
mise  entre  les  mains  de  la  justice.  Mais  on  dut  renoncer  à  pour- 
suivre,  par   crainte    du  scandale  quaurait  nécessairement   pro- 


LOUIS    XVIIl    ET    LE    DUC    DECAZES,  103 

voqué  un  procès  dans  lequel  plusieurs  amis  du  Comte  d'Artois  et 
ce  prince  lui-même  eussent  été  compromis.  » 

Ce  nest  pas  seulement  par  de  tels  procédés  que  se  manifestait 
la  haine  des  ultras.  «  A  côté  des  conspirations  contre  l'honneur  de 
mon  mari,  continue  la  duchesse,  il  y  en  avait  contre  sa  vie.  De 
tous  côtés,  on  le  prévenait  qu'il  serait  assassiné.  Des  lettres 
anonymes  qu'on  m'adressait  contenaient  les  mômes  menaces.  Les 
amis  de  Monsieur  eux-mêmes  nous  faisaient  dire  de  nous  bien 
garder,  espérant  sans  doute  effrayer  M.  Dccazes  et  le  décider  à 
changer  de  politique.  Le  général  D***,  un  de  nos  familiers,  nous 
parlait  sans  cesse  de  ces  dangers.  Habitué  du  pavillon  de  Marsan, 
et  véritable  mouche  du  coche,  il  nous  racontait  tout  ce  qu'il  y 
entendait.  J'ai  souvent  pensé  qu'il  allait  y  raconter  ce  qu'il  enten- 
dait chez  nous.  Je  n'en  étais  pas  moins  tourmeuff^e.  M.  Dccazes 
se  rendait  tous  les  soirs  chez  le  Roi;  il  y  allait  en  voiture.  Mais 
il  revenait  souvent  à  pied,  ce  qui  m'inquiétait  beaucoup.  Je  n'osais 
rien  dire.  D'ailleurs,  eussé-je  dit  quelque  chose,  que  cela  n'aurait 
rien  empêché.  Je  n'allais  me  coucher  que  lorsqu'il  était  rentré  et 
que  je  le  voyais  occupé  à  écrire  ou  s'entretenant  avec  des  per- 
sonnes qui  l'avaient  attendu  en  me  regardant  faire  des  patiences.  » 

On  peut  mesurer  à  ces  traits  l'étendue  des  difficultés  au  milieu 
desquelles  se  débattaient  le  ministère  en  général  et  Decazes  en 
particulier.  Mais,  loin  d'en  être  découragé,  celui-ci  les  bravait, 
fort  de  l'appui  du  Roi,  de  la  sincérité  de  sa  conviction,  et  d'une 
vision  très  claire  des  intérêts  du  pays.  Le  malheur  était  que  tous 
ses  collègues  ne  se  faisaient  pas  la  même  idée  que  lui  de  ce  que 
commandaient  ces  intérêts.  Par  défiance  des  ultra-royalistes, 
Dessoles,  Gouvion-Saint-Gyr  et  le  baron  Louis  inclinaient  de 
plus  en  plus  vers  la  gauche,  ne  souscrivaient  qu'avec  répugnance 
aux  mesures  que  désapprouvait  ce  parti.  Decazes  n'était  pas  moins 
éloigné  (|u'eux  de  l'exlrèmc  droite  et  de  la  politique  de  Monsieur. 
Mais  il  persistait  à  penser  que  le  gouvernement  devait  chercher 
son  appui  dans  les  centres  et  y  trouver  les  élémens  d'une  majo- 
ritr'  fidèle.  Il  avait  fini  par  convaincre  de  Serre  de  la  sagesse  de 
ses  vues  que,  d'autre  part,  le  baron  Portai  partageait. 

Le  ministère  se  trouvait  donc,  après  huit  mois  d'existence, 
aussi  divisé  qu'au  lendemain  de  sa  formation  :  trois  ministres 
d'un  côté,  trois  de  l'autre.  La  scission  y  était  même  plus  profonde 
et  il  devenait  do  toute  évidenccqu'il  ne  pourrait  vivre  longtemps 
ainsi.  Les  élections  pour  le  renouvellement  annuel  du  cinquième 


104  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  Chambre  des  députés,  dont  la  date  avait  été  fixée  à  la  mi- 
septembre,  semblaient  devoir  être  le  terme  extrême  de  sa  durée  ; 
elles  seules  pouvaient  décider  qui  avait  eu  raison,  de  ceux  qui 
voulaient  gouverner  avec  la  gauche,  ou  de  ceux  qui  voulaient  gou- 
verner avec  les  centres.  Elles  étaient  donc  attendues  avec  impa- 
tience, mais  non  sans  angoisse,  comme  une  épreuve  solen- 
nelle qui  permettrait  au  pouvoir  de  compter  ses  amis  et  ses 
ennemis.  La  gauche,  oublieuse  du  gage  de  bon  vouloir  que  lui 
avait  donné  le  cabinet,  présentait  des  candidats  nettement  hostiles 
aux  Bourbons,  Quant  aux  ultra-royalistes,  leur  tactique  consis- 
tait à  combattre  partout  les  candidats  ministériels.  Leur  mot 
d'ordre  était  qu'à  défaut  d'un  homme  de  leur  faction,  mieux  va- 
lait voter  pour  un  révolutionnaire  que  pour  un  modéré.  C'était 
toujours  la  politique  des  émigrés;  ils  la  pratiquaient  avec  obsti- 
nation depuis  1814. 

Cependant,  au  jour  du  scrutin,  ils  ne  purent  faire  élire  que 
cinq  de  leurs  créatures.  Vingt  candidats  ministériels  furent 
nommés  et  la  gauche  vit  sortir  des  urnes  une  trentaine  des  siens. 
Quoiqu'elle  fut  ainsi  en  progrès  et  qu'on  pût  craindre  qu'en  peu 
d'années,  elle  arrivât  à  dominer  numériquement  la  Chambre,  sa 
victoire  ne  dépla(;ait  pas  la  majorité,  et  le  Roi  ne  fut  pas  alarmé. 
«  Somme  toute,  disait-il,  nous  ne  devons  pas  être  trop  mécon- 
tens.  »  Il  est  vrai  qu'au  moment  où  il  se  donnait  ce  satisfecit,  \\ 
ne  connaissait  pas  encore  toutes  les  élections  et  ignorait  la  pire 
de  toutes,  celle  de  Grégoire,  l'ancien  évêque  constitutionnel  de 
Blois,  à  qui  les  électeurs  de  l'Isère  avaient  accordé  leurs  sufTrages. 
On  accusait  à  tort  Grégoire  d'être  un  régicide.  Il  n'avait  pas  voulu 
voter  la  mort  du  roi,  «  préférant  lui  faire  grâce  de  la  vie  »,  mais 
il  s'était  écrié  à  la  tribune  de  la  Convention  «  que  les  rois  étaient 
dans  l'ordre  moral  ce  que  sont  les  monstres  dans  l'ordre  physi- 
que ».  Sa  nomination  constituait  donc  un  attentat  direct  et  voulu 
à  la  personne  même  de  Louis  XVlll. 

Elle  consterna  les  royalistes  modérés  .  En  revanche,  elle  ne 
causa  pas  moins  de  joie  parmi  les  ultra-royalistes  que  parmi  les 
ultra-libéraux.  Les  premiers  demeurèrent  fidèles  à  leur  tactique, 
en  attribuant  au  ministère  la  responsabilité  de  ces  résultats  et 
plus  spécialement  à  Decazes,  auquel  ils  ne  pardonnaient  pas  la 
dissolution  de  la  Chambre  de  1815,  dont  ils  parlaient  sans  cesse 
comme  de  la  cause  initiale  de  la  décroissance  de  leur  parti.  Tel 
n'était  point  l'avis  du  Roi.  C'est  eux   qu'il  accusait  d'avoir,  par 


LOUIS    XVIII    ET    F.E    DUC    DECAZES.  105 

leur  folle  exagération,  rendu   possible  le  triomphe   de  ses  en- 
nemis. 

—  Mon  frère,  lui  dit  le  Comte  d'Artois,  vous  voyez  où  l'on 
vous  mène. 

—  Oui,  mon  frère,  répondit-il;  j'y  pourvoirai. 

Cette  réponse  fut  d'abord  interprétée  comme  la  promesse  d'un 
changement  de  système.  Mais  ce  n'est  pas  cela  qu'elle  signifiait, 
ainsi  que  le  prouve  ce  que  le  Koi  mandait  le  même  jour  à  son 
confident: 

«  Tuas  eu,  mon  cher  fils,  toute  raison  de  penser  que  l'élec- 
tion de  Grégoire  me  ferait  beaucoup  de  peine,  car  c'est  un  scan- 
dale. Mais  c'est  une  consolation  pour  moi  de  penser  qu'un  jour 
l'histoire  qui,  à  la  longue,  ne  flatte  personne,  dira  à  qui  nous 
sommes  redevables  d'un  pareil  choix.  Déjà,  je  me  suis  donné  le 
plaisir  de  le  dire  au  chancelier  Dambray,  en  lui  annonçant  que 
le  même  parti  nous  donnerait  Cotterel  à  Rouen.  Mais  ce  parti 
s'affaiblit  dans  la  Chambre,  et  la  masse  me  fait  bien  augurer  de 
la  session.  » 

Soit  que  Dambray  eût  mal  compris  les  paroles  royales,  soit 
que,  pour  ne  pas  irriter  les  ultras  en  les  leur  rapportant,  il  les  eût 
dénaturées,  ceux-ci  feignirent  d'y  voir  un  blâme  contre  la  poli- 
tique de  Decazes.  Ils  en  firent  un  si  grand  bruit  qu'il  vint  aux 
oreilles  du  Roi.  Ne  voulant  pas  qu'on  pût  se  méprendre  sur  son 
opinion,  il  la  précisa  dans  ce  billet  foudroyant  :  «  Le  fat  !  Est-ce 
qu'il  croit  que,  si  j'avais  réellement  peur,  je  le  lui  témoignerais! 
S'il  eût  voulu  parler  vrai,  il  aurait  dit  que  je  lui  avais  paru  in- 
digné de  l'élection  de  Grégoire  et  que  je  ne  lui  ai  pas  caché 
l'opinion  où  je  suis  que  c'est  à  messieurs  les  ultras  que  nous  en 
avons  l'obligation.  Je  l'ai  dit  parce  que  je  le  pense.  » 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'élection  de  l'Isère  contenait 
en  soi  un  avertissement  et  une  leçon.  Il  fallait  à  tout  prix  arrêter 
la  marche  ascendante  de  la  gauche  que  favorisait  par  trop  le  re- 
nouvellement partiel  et  annuel  de  la  Chambre,  Dans  le  ministère 
comme  en  dehors  de  lui,  on  en  revenait  à  l'idée  d'une  réforme 
électorale  qui  supprimerait  ces  élections  annuelles  et  y  substitue- 
rait un  renouvellement  intégral  tous  les  sept  ans.  On  ne  voyait 
pas  alors  de  plus  sûr  moyen  de  conjurer  un  péril  sur  lequel  il 
eût  été  bien  imprudent  de  fermer  les  yeux.  Ci'était  l'opinion  de 
Deca/es;  c'était  aussi  celle  de  de  Serre  et  de  Portai.  Mais  bien 
din"érente,  celle   de  Dessoles,  du    maréchal   Gouvion-Saint-Cyr 


106  REVDE    DES    DEUX    JIONDES. 

et  du  baron  Louis.  Persistant  à  ne  vouloir  pas  se  séparer  de  la 
gauche,  ils  étaient  hostiles  à  une  mesure  qu'elle  désavouait,  re- 
tirant du  renouvellement  partiel  de  trop  précieux  avantages 
pour  consentir  à  y  renoncer.  Les  trois  ministres  partisans  d'une 
réforme  considéraient  que  gagner  la  partie  en  de  telles  condi- 
tions, c'était  marcher  à  une  défaite.  Il  fallait  donc  n'y  plus  penser 
ou,  si  l'on  se  décidait  à  en  courir  le  risque,  modifier  le  minis- 
tère et  l'ouvrir  à  des  hommes  de  droite. 

Ici  se  posait  pour  Decazes  une  question  délicate.  Convenait- 
il  qu'il  restât  dans  le  gouvernement,  au  moment  où  celui-ci  se 
faisait  l'artisan  d'une  politique  contraire  à  celle  qu'il  avait  tou- 
jours soutenue?  A  la  question  présentée  en  ces  termes,  la  réponse 
ne  pouvait  être  douteuse.  Decazes  était  tenu  de  se  retirer  et  de 
laisser  à  d'autres  le  dangereux  honneur  de  revenir  en  arrière. 
Mais  il  espérait  encore  obtenir  des  centres  et  des  modérés  de  la 
droite,  sans  se  livrer  à  elle,  les  élémens  d'une  majorité  favorable 
à  la  réforme  électorale.  Ce  n'est  pas  une  politique  de  droite 
qu'il  voulait  pratiquer,  mais  celle  qu'avait  suivie  pendant  trois  ans 
le  ministère  Richelieu  et  qu'avait  dénaturée,  en  l'exagérant,  le 
ministère  Dessoles.  Pour  obtenir,  dans  cette  mesure,  le  concours 
des  droites,  les  ministres  firent  sonder  Villèle;  on  lui  laissa 
même  entrevoir  la  possibilité  de  son  entrée  dans  le  cabinet.  Tout 
en  se  déclarant  disposé  à  défendre  la  réforme,  si  la  loi  nouvelle 
donnait  aux  royalistes  des  satisfactions,  Villèle  refusa  de  se  prêter 
à  des  conférences  où  eussent  été  discutés  les  moyens  d'en  assurer 
le  succès.  Ce  refus  ne  déplut  pas  à  Decazes.  Ce  n'est  pas  avec 
Villèle  directement  qu'il  tenait  à  s'entendre,  ne  souhaitant  pas  le 
voir  dans  le  même  ministère  que  lui,  mais  avec  Richelieu,  qu'il 
rêvait  de  remettre  à  la  tête  du  Conseil,  en  vue  de  l'épreuve  qui 
maintenant  s'imposait.  Les  relations  affectueuses  rétablies  entre 
eux  lui  permettaient  de  souvrir  en  toute  sincérité  à  l'ancien  prési- 
dent. Il  préféra  cependant  demander  au  Roi  de  le  pressentir.  Il  alla 
lui-même  chercher  Richelieu  et  le  conduisit  aux  Tuileries.  Une 
lettre  du  Roi,  à  la  date  du  4  octobre,  fait  connaître  le  résultat  de  la 
visite  : 

«  Je  viens,  mon  cher  fils,  de  voir  le  duc  de  Richelieu...  Tu 
me  l'as  amené  au  moment  où  j'allais  entendre  la  messe,  au  moyen 
de  quoi  je  n'ai  eu  que  le  temps  de  ne  pas  le  mal  recevoir,  et 
nous  n'avons  causé  qu'après  ma  rentrée...  Je  l'ai  retrouvé 
tel   qu'il    a    toujours    été ,    ennemi   des  ultras.   Il    s'est  montré 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  107 

tellement  décidé  à  ne  jamais  rentrer  au  ministère  que  je 
n'ai  même  osé  prévoir  le  douloureux  cas.  Si  la  Providence  le  fait 
advenir,  il  ne  faut  pas  que,  d'avance,  on  se  soit  porté  contre.  Alors 
je  lui  ai  dit  que,  même  en  lui  donnant  un  brevet  d'incapacité  mi- 
nistérielle, le  duc  de  Richelieu  n'en  aurait  pas  moins,  par  ses  qua- 
lités, par  la  juste  estime  qu'on  lui  porte,  une  grande  influence 
personnelle  et  que  je  la  réclamais.  Il  m'a  dit  de  fort  bonne  grâce 
et  m'a  répété  en  sortant  que,  sauf  comme  ministre,  il  serait  tou- 
jours à  mon  service. 

«  Nous  sommes  entrés  en  matière.  Il  regarde  l'arrivée  d'un 
nouveau  cinquième  comme  pernicieux,  le  renouvellement  intégral 
tous  les  cinq  ans  et  même  tous  les  sept  comme  excellent.  Il  n'est 
nullement  effrayé  de  l'idée  de  toucher  aux  dispositions  réglemen- 
taires de  la  Charte.  Il  n'est  pas  partisan  do  l'augmentation  de  la 
Chambre;  il  craint  qu'elle  n'augmente  le  nombre  des  ennemis. 
Mais,  ce  qu'il  craint  par-dessus  tout,  c'est  que  nous  ne  perdions 
la  bataille,  et  il  n'aurait  pour  ainsi  dire  tenu  qu'à  moi  de  com- 
prendre qu'il  serait  presque  d'avis,  malgré  mon  discours,  de  ne 
rien  entreprendre  si  nous  n'avions  une  belle  chance  de  succès. 
Sans  relever  ses  expressions,  j'ai  insisté  sur  ses  moyens  de  nous 
assurer  la  majorité. 

«  —  Je  ne  puis,  m'a-t-il  dit,  rien  sur  les  deux  extrémités.  Je 
ne  connais  quelques  personnes  qu'au  centre. 

«  —  Et  c'est  précisément  là,  ai-je  répondu,  que  je  désire  vous 
voir  exercer  votre  influence. 

«Il m'a  encore  assuré,  comme  je  t'ai  dit  qu'il afait en  partant, 
qu'il  était  à  mon  service...  » 

Pendant  ce  temps,  de  Serre,  aidé  du  duc  de  Broglie,  travaillait 
à  la  rédaction  de  la  loi  électorale.  Entre  lui  et  Decazes,  l'accord 
était  complet.  Quand  celui-ci  parlait  de  quitter  le  ministère  pour 
faciliter  la  formation  d'un  cabinet  de  droite,  de  Serre  répondait  : 

—  Le  dévouement  consiste  à  rester  et  non  à  sortir. 

La  duchesse  Decazes  dit  à  ce  sujet  dans  ses  notes  quotidiennes: 
«  La  peur  qu'a  M'""  do  Serre  que  mon  mari  n'abandonne  le  sien 
est  vraiment  amusante.  Ce  qui  me  divertit,  c'est  la  bonhomie 
avec  laquelle  ils  croient  que  j'ai  du  crédit.  M""  de  Serre  veut  me 
persuader  que  le  salut  de  11'^ ta t  dépend  de  l'union  de  nos  maris. 
Je  lui  réplique  que  j'en  suis  très  convaincue  et  je  l'assure  d'un  air 
capable  que  je  l'avertirai  de  tout  ce  qui  se  passera.  Je  le  ferai,  si 
je  le  sais  pourtant.  » 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tout  en  s'occupanl  de  la  loi  électorale,  Decazes  et  de  Serre 
étudiaient  les  moyens  de  constituer  solidement  le  ministère  après 
le  départ  de  leurs  collègues  dissidens,  qui  maintenant  n'était  plus 
douteux.  A  défaut  de  Richelieu,  s'il  persévérait  dans  son  refus, 
ils  songeaient  à  confier  à  Pasquier  le  portefeuille  des  Affaires 
étrangères.  Pour  les  Finances,  ils  jetaient  les  yeux  sur  Mollien 
ou  sur  Roy.  Le  général  de  La  Tour-Maubourg,  —  «  grand,  fort, 
ayant  une  jambe  de  bois  »,  —  sincèrement  rallié  à  la  monarchie 
quoiqu'il  eût  fait  sa  carrière  sous  l'Empire,  était  dans  leur  pensée 
le  successeur  du  maréchal  Gouvion-Saint-Cyr.  Royer-Collard  de- 
vait compléter  cette  combinaison.  Le  duc  de  Rroglic  et  Guizot  y 
auraient  trouvé  place  en  des  postes  de  second  plan. 

D'autre  part,  Decazes  essayait  d'enclouer  les  batteries  de  Cha- 
teaubriand. Parmi  les  grandes  dames  en  relations  avec  la  jeune 
femme  du  ministre  de  l'Intérieur,  se  trouvait  la  duchesse  de  Duras, 
amie  intime  de  Chateaubriand.  Entre  elle  et  le  ministre.  M""'  De- 
cazes servait  d'intermédiaire  en  vue  d'arriver  à  un  accord  avec 
le  brillant  écrivain  du  Conservateur^  pair  de  France  et  tout-puis- 
sant dans  la  réunion  Rausset.  Elle  le  constate  dans  ses  notes  quo- 
tidiennes et  ajoute  :  «  En  général,  le  parti  ultra  est  en  ce  moment 
moins  violent  contre  nous,  ce  qui  ne  m'empêche  pas  de  croire 
que  la  haine  que  nous  lui  inspirons  ne  changera  pas  au  fond.  » 

Ces  diverses  négociations,  plus  ou  moins  secrètes,  n'allaient 
pas  sans  difficultés.  Elles  déchaînaient  beaucoup  de  critiques  et 
d'intrigues,  propres  à  faire  craindre  que  la  crise  ministérielle,  une 
fois  ouverte,  fût  longue  à  se  fermer.  Aussi,  soit  que  dans  le  Conseil 
personne  ne  voulût  en  prendre  la  responsabilité,  soit  que  les  dis- 
sidens ne  connussent  que  très  imparfaitement  ces  mystérieux 
pourparlers,  les  ministres  évitaient  de  parler  entre  eux  de  cette 
crise  devenue  cependant  inévitable.  Ils  continuaient  à  délibérer 
en  commun  de  tout  ce  qui  concernait  le  gouvernement.  Du 
reste,  le  7  novembre,  Decazes,  après  s'être  concerté  avec  de  Serre 
et  Portai,  avait  écrit  au  duc  de  Richelieu,  alors  à  la  Haye.  Il  le 
suppliait  au  nom  du  Roi  de  consentir  à  rentrer  aux  affaires  et  à 
prendre  dans  un  cabinet  transformé  la  présidence  du  Conseil. 
Tout  naturellement,  le  Roi,  avant  de  laisser  se  consommer  la 
dislocation  ministérielle,  tenait  à  connaître  la  réponse  de  Riche- 
lieu. 

Elle  arriva  le  16  ;  elle  était  négative  : 

«  Non,  je  ne  vous  maudirai  point;  cette  pensée,  assurément. 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  109 

est  à  mille  lieaes  de  moi;  je  reconnais  au  contraire  dans  tout  ce 
que  vous  m'avez  dcrit  votre  amitié  tout  entière  telle  que  je  l'ai 
éprouvée  pendant  ces  longues  années  où  nous  avons  travaillé 
ensemble  à  sauver  notre  pays  des  étrangers  et  de  nos  compatriotes 
eux-mêmes.  Je  vous  proteste  et  vous  assure  que,  s'il  a  pu  s'élever 
dans  mon  âme  quelques  légers  nuages,  ïh  ont  été  proraptement 
dissipés.  N'allez  donc  pas  croire  que  j'eusse  la  moindre  répu- 
gnance à  me  retrouver  avec  vous;  je  vous  jure  sur  mon  hon- 
neur qu'il  n'en  est  rien...  Mais  comme,  en  m'étudiant  moi-même 
depuis  longtemps,  en  réfléchissant  sur  les  qualités  que  je  peux 
avoir  et  sur  celles  qui  me  manquent,  j'ai  acquis  la  certitude  que 
je  ne  possède  pas  celles  qui  sont  indispensables  dans  le  poste  que 
vous  me  proposez,  je  crois,  en  mettant  la  main  sur  mon  cœur,  en 
n'écoutant  que  la  voix  de  ma  conscience  et  en  parlant  au  Roi 
comme  je  parlerais  à  Dieu,  devoir  lui  dire  qu'en  aucun  cas,  je 
ne  veux  ni  ne  peux  reprendre* le  poste  que  j'ai  quitté,  ni  aucun 
autre  semblable.  Je  regarde  cette  décision  comme  un  devoir  si 
absolu  que  je  préférerais  m'exposer  à  perdre  les  bonnes  grâces  du 
Roi  lui-même  que  de  trahir  sa  confiance  en  reprenant  une  charge 
que  je  ne  me  crois  pas  en  état  de  remplir...  J'aime  trop  la  fin  de 
votre  lettre  pour  ne  pas  employer  la  même  formule,  d'autant  que 
je  sens  dans  mon  cœur  que  ce  ne  sera  pas  une  vaine  formule,  mais 
l'expression  d'un  sentiment  que  vous  a  voué  pour  la  vie  votre 
fidèle  ami  —  Richelieu. 

Le  même  jour,  les  ministres  sétant  réunis  pour  examiner 
ensemble  le  projet  de  la  loi  électorale,  Dessoles,  Gouvion-Saint- 
Gyr  et  Louis  en  contestèrent  l'opportunité,  refusèrent  de  l'ap- 
prouver et  envoyèrent  au  Roi  leur  démission,  qu'il  accepta  sur-le- 
champ.  Il  n'y  avait  donc  qu'à  adopter  la  combinaison  préparée 
par  Decazes  et  de  Serre.  Mais,  au  dernier  moment,  Royer-Col- 
lard  exigea  que  Pasqiiier  fût  écarté  et  qu'au  département  des 
Affaires  étrangères  qui  lui  était  destiné,  on  nommât  le  marquis 
de  Jaucourt.  La  volonté  du  Roi  fit  échouer  cette  tentative,  à  la- 
quelle Decazes  et  de  Serre,  pour  retenir  Royer-Collard,  s'étaient 
associés  contre  leur  gré.  11  envoya  au  premier  la  lettre  suivante 
destinée  à  être  montrée  : 

«  Je  joins  ici,  mon  cher  Comte,  la  réponse  que  m'a  faite  le 
duc  de  Richelieu.  Vous  la  trouverez  conforme  à  celle  que  vous 
avez  re(;ue  vous-même.  Dans  le  changement  qui  va  se  faire,  vous 
me  [troposcz  d'appeler  le  marquis  de  Jaucourt  au   ministère  des 


lîO  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

Affaires  étrangères.  Je  n'approuve  pas  cette  idée...  M.  de  Jaucourt 
avait  le  portefeuille  par  intérim  lors  du  traité  de  Vienne  en  1815, 
ce  qui  le  met  dans  une  fausse  situation  vis-à-vis  de  l'empereur  de 
Russie,  qui  le  suppose  dans  le  système  d'alliance  de  M.  de  Talley- 
rand.  De  plus,  soit  dit  entre  nous,  M.  de  Jaucourt  ne  sait  pas 
parler.  M.  Pasquier,  au  contraire,  sur  lequel  je  vous  ai  laissé 
entendre  que  j'avais  des  vues,  est  indispensable  pour  la  tribune;  il 
l'est  à  cause  de  sa  fidélité  et  de  sa  noble  conduite;  enfin,  il  lest 
parce  que  sa  rentrée  au  ministère  fera  que  la  satisfaction  que  j'ai 
d'y  avoir  M.  de  Serre  ne  sera  plus  obscurcie  par  aucun  nuage.  A 
ce  soir,  cher  Comte.  » 

Le  refus  du  Roi  de  confier  à  Jaucourt  le  portefeuille  des 
Affaires  étrangères,  qu'il  désirait  donner  à  Pasquier,  ne  pouvaitque 
réjouir  Decazes.  Mais,  il  détruisait  la  combinaison  si  laborieuse- 
ment élaborée  avec  de  Serre,  en  écartant  Royer-Collard,  qui  ne 
voulait  pas  entrer  avec  Pasquier,  e^en  rendant  au  moins  bien  dou- 
teux l'appui  des  doctrinaires. 
'    Au  cours  de  ces  incidens,  le  Roi  écrit  encore  à  «  son  fils  »  : 

«  Ce  qui  me  vexe  et  m'inquiète,  c'est  la  lettre  de  de  Serre  et 
la  taquinerie  de  ces  doctrinaires  contre  Pasquier.  Je  crains  que 
nous  n'ayons  de  tout  cela  deux  âmes  sans  un  seul  corps,  chose 
détestable.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  les  choses  se  passent  en  Angle- 
terre. En  1783,  se  forma  la  fameuse  coalition  de  lord  North  et  de 
M.  Fox;  c'était  le  feu  et  l'eau;  eh  bien!  ils  embrassèrent  un  même 
système  et  restèrent  unis  même  après  leur  sortie  du  ministère.  En 
1806,  à  la  mort  de  Pitt,  vint  le  ministère  des  talens;  même  suite; 
lord  Granville  et  lord  Grey  sont  encore  unis  aujourd'hui  comme 
alors.  Lorsque  le  Roi  change  son  ministère,  il  ne  dit  pas  à  deux 
personnes,  mais  à  une  seule,  de  lui  en  former  un.  Je  ne  sais  qui  me 
tient  de  t'en  dire  autant.  En  attendant,  tiens  bon  pour  Pasquier... 
A  ce  soir.  » 

Par  cette  lettre,  le  Roi  désignait  en  quelque  sorte  Decazes 
pour  la  présidence  du  Conseil  et,  spontanément,  de  Serre  la  lui 
offrit  en  la  refusant  pour  lui-même.  Le  19  novembre,  Roy  et  La 
Tour-Maubourg,  après  avoir  pris  connaissance  de  la  loi  électo- 
rale, consentirent  à  faire  partie  du  cabinet  qui  devait  la  pré- 
senter aux  Chambres,  la  défendre  et  la  faire  adopter.  Le  con- 
cours de  Pasquier  était  d'ores  et  déjà  assuré,  et,  avec  Portai,  de 
Serre  et  Decazes,  qui  gardait  le  portefeuille  de  l'Intérieur  en  pre- 
nant  la  présidence  du  Conseil,  le  nouveau  ministère  se  trouva 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  111 

constitué.  Au  moment  où  sa  formation  définitive  n'était  plus 
qu'une  affaire  d'heures,  le  Duc  d'Angoulome,  revenant  de  Fontai- 
nebleau, se  présenta  chez  le  Roi  pour  avoir  des  nouvelles.  Il 
n'ignorait  pas  que  les  ministres  désiraient  l'associer  plus  étroi- 
tement que  ne  l'avaient  fait  leurs  prédécesseurs  à  la  direction  des 
affaires  militaires.  Ils  espéraient,  en  agissant  ainsi,  s'assurer  le  bon 
vouloir  de  Monsieur. 

«  Je  lui  ai  raconté  où  nous  en  sommes,  mande  le  Roi  àDecazes. 
Pour  ce  qui  le  regarde,  il  m'a  demandé,  quand  nous  serions  dé- 
cidés, de  lui  accorder  vingt-quatre  heures  de  réfjexion  et  ensuite 
de  lui  dire  ce  qu'il  pourrait  dire  à  son  père.  Je  crois  que  tu  ferais 
bien  de  le  voir  d'abord  après  l'accouchement.  » 

Le  lendemain ,  le  Moniteur  publiait  l'ordonnance  royale  qui 
apprenait  à  la  France,  avec  les  noms  des  nouveaux  ministres,  que 
le  gouvernement  venait  de  donner  un  fort  coup  de  barre  à  droite. 
C'est  encore  la  correspondance  de  Louis  XVIIl  qui  nous  livre  le 
fond  de  son  cœur  et  nous  révèle  à  quelles  perplexités  il  était  en  proie, 
au  moment  où  s'opérait  ce  grand  changement  et  où  «  son  fils  » 
entrait  dans  une  voie  ^nouvelle,  bien  obscure  encore  et  semée  de 
périls  :  «  Le  Roi  a  lu  le  Moniteur  avec  joie  ;  ton  bon  père  a  signé 
l'ordonnance  en  tremblant;  tu  connais  l'estime  de  l'un,  la  ten- 
dresse de  l'autre,  la  confiance  de  tous  les  deux.  Elle  ne  te  man- 
quera jamais.  Reçois-en  le  gage  dans  l'embrasse  ment  que  je  te 
donne  du  fond  de  mon  cœur...  »  Et  en  Post-scriptum  :  a  Je  suis 
comme  Phocion  :  l'hilarité  que  j'ai  trouvée  dans  ton  oncle  i^le 
Comte  d'Artois)  et  la  Duchesse  d'Angoulème  me  fait  craindre  que 
nous  n'ayons  fait  une  sottise.  » 

Ernest  Daudet. 


LE  CONGO  FRANÇAIS 


ET   L  ETAT  INDEPENDAJNT 


JT  (1) 


Dans  un  important  rapport  sur  les  entreprises  de  colonisation, 
rapport  qui  sera  soumis  prochainement  à  l'approbation  du  Parle- 
ment, M.  Pauliat,  sénateur  du  Cher,  a  été  amené  à  faire  une 
étude  complète  du  problème  colonial  en  France.  C'est  une  œuvre 
solide  et  positive,  pleine  de  ce  bon  sens  et  de  cet  esprit  pratique, 
si  rares  chez  nos  législateurs,  et  qui  restera,  quel  que  soit  le  sort 
réservé  au  projet  de  loi  dont  il  est  le  préambule.  Passé  glorieux, 
présent  stérile,  avenir  compromis,  telle  est  l'impression  qui  se 
dégage  de  cette  consciencieuse  enquête.  La  Monarchie  avait  doté 
la  France  d'un  puissant  empire  d'outre-mer;  mais  elle  dut  l'aban- 
donner, morceaux  par  morceaux,  à  la  fin  du  siècle  dernier, 
pour  solder  les  fautes  de  sa  politique  européenne.  Sur  la  Révo- 
lution pèse  une  autre  responsabilité;  c'est  à  ses  lois  et  à  ses  doc- 
trines qu'il  faut  attribuer  l'atonie  complète  des  facultés  colonisa- 
trices qui  nous  avaient  fait  essaimer  autrefois  dans  le  monde 
entier. 

Parmi  les  causes  de  notre  inertie  coloniale  qui  sont  imputables 
à  la  Révolution,  M.  Pauliat  signale  très  justement  nos  lois  succes- 
sorales supprimant  la  faculté  de  tester,  le  libre  accès  aux  carrières 
industrielles  et  libérales,  le  fonctionnarisme  et  l'enseignement  se- 
condaire.  Fort  heureusement  ces  causes,  qui  ont  eu  jusqu'à  ce 

(1)  Le  titre  réel,  donné  par  la  Conférence  de  Berlin  au  royaume  africain  de 
S.  M.  Léopold  II,  est  celui  de  :  État  Indépendant  du  Congo;  mais  l'appellation 
abrégée  de  État  Indépendant  a  fini  par  avoir  cours,  de  même  que  nous  disons  le 
plus  souvent  :  États-Unis,  au  lieu  de  États-Unis  d'Amérique.  La  dénomination  de 
Congo  belge  employée  quelquefois  est  à  éviter,  puisque  la  Belgique  ne  s'est  pas 
encore  prononcée  sur  la  question  de  l'annexion  de  l'État  Indépendant. 


LE    CONGO    FKANÇAIS    ET    l'ÉTAT    LNDÉPEiNDANT.  113 

jour  une  désastreuse  influence,  ne  produisent  plus  les  mêmes  effets 
et  perdent  chaque  jour  de  leur  importance.  Les  fortunes  morcelées, 
émiettées  par  des  partages  successifs,  ne  peuvent  plus  dispenser 
les  générations  qui  s'élèvent  de  la  lutte  pour  la  vie.  Le  règne  de 
la  petite  industrie,  inauguré  par  la  Révolution,  qui  supprima  le 
monopole  des  maîtrises,  touche  à  sa  fin  :  les  petits  artisans  et  les 
petits  fabricans  succombent  sous  la  concurrence  des  machines 
et  de  la  grande  industrie;  le  commerce  de  détail  agonise.  Quant 
au  fonctionnarisme,  ce  minotaure  qui  dévore  tant  d'activités  et 
d'énergies  privées,  le  monstre  est  repu.  Notre  enseignement  se- 
condaire, ce  moule  uniforme  où  l'on  a  voulu  couler  toutes  les 
intelligences  pour  transformer  des  organismes  vivans  en  de  véri- 
tables abstractions,  est  attaqué  aujourd'hui  par  les  universitaires 
les  plus  qualifiés,  et  la  création  de  l'enseignement  dit  «moderne  » 
est  un  premier  pas  dans  la  voie  des  réformes.  Dbù  vient  donc, 
puisque  les  causes  principales  de  notre  passivité  ont  perdu  leur  in- 
fluence nuisible,  que  nous  n'ayons  pas  repris  nos  anciennes  apti- 
tudes coloniales'/  D'où  vient  cette  étonnante  impéritie  qui  nous 
empêche  encore  de  mettre  en  valeur  notre  domaine  d'outre-mcr, 
reconstitué  par  la  troisième  République?  Quel  vice  de  nos  insti- 
tutions enlize  encore  nos  volontés  et  nos  énergies?  Il  n'est  pas 
besoin  d'une  longue  observation  pour  le  découvrir.  Le  mal  a  sa 
source  dans  cette  centralisation  à  outrance  qui,  entre  tant  d'autres 
méfaits,  a  voulu  faire  de  l'Etat  le  seul  instrument  de  colonisation 
et  qui  a  cru  remplacer  avantageusement  par  une  Administration 
coloniale  la  féconde  et  intarissable  activité  de  l'initiative  privée. 
Un  régime  centraliste  et  autoritaire,  ennemi  des  initiatives  indi- 
viduelles et  sans  cesse  occupé  à  les  comprimer,  a  fini  par  fausser 
notre  caractère  et  nos  mœurs,  et  nous  a  rendus  inhabiles  à  ces 
enti'eprises  coloniales  que  nous  voyons,  au  contraire,  prospérer 
chez  les  nations  possédant  des  institutions  plus  larges  et  plus 
souples  et  où  l'on  donne  un  libre  essor  à  toutes  les  activités. 

Le  cadre  d'un  rapport  parlementaire  ne  permettait  pas  à 
M.  l*auliatde  plaider,  par  de  nombreux  exemples,  la  cause  de  l'ini- 
tiative privée  sur  le  terrain  colonial:  il  eût  fallu  refaire  l'histoire 
de  toutes  nos  anciennes  colonies.  Ce  n'est  pas  celle  œuvre  que  je 
me  propose  d'entreprendre;  mais,  sans  remonter  dans  le  passé,  il 
y  a  dans  le  présent  un  exemple  si  merveilleusement  choisi  pour 
illustrer  cette  thèse  qu'il  m'a  semblé  intéressant  de  m  y  arrêter. 
Le  Congo  Français  et  l'hâtai   Indépendant  sont   deux   domaines 

TOMS  CXLVlll.   —    1898.  8 


114  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

africains  (on  ne  peut  pas  dire  deux  colonies,  puisque  l'Etat  Indé- 
pendant n'a  pas  en  droit  de  mère  patrie)  ouverts  en  même  temps 
aux  entreprises  européennes  et  placés  dans  les  mêmes  conditions 
géographiques  et  économiques.  Le  premier  est  l'œuvre  d'un  gou- 
vernement faisant  de  la  politique  coloniale  ;  le  second  est  une  en- 
treprise, royale  il  est  vrai,  mais  exclusivement  d'ordre  privé.  De 
Phistoire  impartiale  de  ces  deux  domaines,  il  sera  facile  de  dé- 
gager des  conclusions  sur  le  mode  de  gestion  appelé  à  les  mettre 
en  valeur,  sans  qu'il  soit  nécessaire  d'interrompre  cette  étude 
pour  insister  sur  une  comparaison  qui  s'imposera  naturellement 
aux  esprits  (1). 

I 

Les  conditions  géographiques  et  économiques,  comme  nous 
venons  de  le  dire,  étaient  les  mêmes  pour  le  Congo  Français  et 
pour  l'État  Indépendant.  Rappelons  quelles  étaient  ces  conditions. 

L'immense  bassin  du  Congo  occupe  à  lui  seul  tout  le  centre 
de  l'Afrique,  à  laquelle  il  donne  son  aspect  particulier;  sa  configu- 
ration est  celle  du  continent  noir  tout  entier,  et  il  est  nécessaire 
d'en  bien  connaître  les  traits  caractéristiques,  car  elle  explique 
l'évolution  économique  des  grands  bassins  africains,  évolution  si 
lente  jusqu'à  ces  dernières  années,  et  qui  a  pris  tout  à  coup  une 
allure  si  rapide.  Supposez  qu'une  assiette  renversée,  chargée  de 
sucre  à  sa  partie  supérieure,  soit  placée  dans  le  voisinage  d'une 
fourmilière;  quelques  fourmis  aventureuses, à  tempérament  d'ex- 
plorateur, en  feront  aussitôt  le  tour  pour  reconnaître  les  fêlures 
et  les  parties  ébréchées  qui  sont  tout  indiquées  comme  voies 
d'accès,  puis  résolument  elles  s'élanceront  sur  la  pente  rapide  et 
glissante.  Après  bien  des  chutes  pénibles,  les  voici  arrivées  près 
de  la  partie  supérieure  ;  mais  là  les  attend  une  nouvelle  épreuve  ; 
un  soulèvement  abrupt  entoure  le  plateau,  formant  une  barrière 
formidable  ;  il  faut  un  suprême  effort  pour  escalader  ce  dernier 
obstacle  et  atteindre  le  sucre  tant  convoité.  Les  tenaces  fourmis, 
récompensées  de  leurs  peines,  emportent  des  charges  énormes. 
Hélas  !  tous  les  périls  de  l'aller  se  retrouvent  au  retour  ;  il  faut 
déposer  la  majeure  partie  du  précieux  fardeau  pour  opérer  la  dan- 

(1)  Pour  l'État  Indépendant,  voir  Wauters,  Mouvement  géographique  et  l'inté- 
ressante étude  de  M.  le  lieutenant  Masui,  L'État  indépendant  du  Congo  à  l'Exposi- 
tion de  Bruxelles-Tervueren ,  1897. 


LE    CONGO    FRANÇAIS    ET    l'ÉTAT    INDÉPENDANT.  115 

gereuse  descente  et  quand,  après  de  nouveaux  et  pénibles  eflorls, 
elles  sont  enfin  de  retour  à  la  fourmilière,  c'est  à  peine  si  elles 
rapportent  quelques  parcelles  infimes  de  la  matière  sucrée. 

Cette  comparaison  familière  rend  si  bien  compte  de  la  confi- 
guration du  continent  africain  et  de  son  histoire  économique,  qu'il 
est  à  peine  besoin  d'y  ajouter  quelques  explications.  L'assiette 
renversée, c'est  l'Afrique  en  général  et  le  bassin  du  Congo  en  par- 
ticulier. Le  littoral  africain,  aux  rares  échancrures,  était  un  pre- 
mier obstacle  à  la  pénétration  du  continent  noir  ;  les  navigateurs 
durent  en  faire  plusieurs  fois  le  tour  avant  de  découvrir  des  voies 
d'accès  vers  l'intérieur.  Si  l'on  tente  de  remonter  les  fleuves,  on 
se  heurte  à  de  nouvelles  difficultés.  Tandis  que  les  vallées  s'ou- 
vrent généralement  plus  larges  et  plus  faciles,  à  mesure  que  l'on 
se  rapproche  de  l'embouchure  des  fleuves,  c'est  dans  le  voisinage 
de  la  mer  que  les  vallées  africaines  sont  le  plus  resserrées, le  plus 
tortueuses,  le  plus  impraticables  à  la  navigation,  le  plus  difficiles 
à  la  marche.  Des  terrasses  abruptes,  disposées  en  étages  et  alignées 
suivant  une  direction  parallèle  à  la  côte  et  transversale  par  rap- 
port aux  cours  des  fleuves,  séparent  leur  bassin  maritime  de  leur 
bassin  intérieur.  Tous  les  cours  d'eau  de  l'Afrique  viennent  se 
heurtera  cet  obstacle,  et  le  Congo,  qui  nous  occupe  spécialement, 
n'arrive  à  son  large  estuaire  qu'après  avoir  été  arrêté  trente-deux 
fois,  sur  un  parcours  de  380  kilomètres,  entre  le  Stanley-Pool  et 
Matadi. 

Cette  région  des  cataractes  et  des  rapides  était  figurée  par  la 
pente  glissante  de  l'assiette  que  les  fourmis  gravissaient  si  péni- 
blement. Le  ressaut  lui-même  de  l'assiette,  ce  dernier  obstacle 
qui  leur  paraissait  infranchissable,  se  retrouve  dans  le  bassin  du 
Congo,  où  une  arête  plus  élevée  et  plus  difficile  ferme  l'accès  du 
plateau  central.  Cette  arête  une  fois  franchie,  on  se  trouve  sur  la 
plaine  africaine,  s'étendant  'jusqu'au  lac  Tanganika  et  mesurant 
quinze  degrés  de  longitude.  C'est  là  que  le  Congo  majestueux 
écoule  paisiblement  ses  eaux  limoneuses,  entre  des  rives  espacées 
parfois  de  40  kilomètres,  nappe  immense  que  les  noirs  ap- 
pellent «  la  grande  eau  »  ;  c'est  là  que  viennent  confluer  ces  ri- 
vières innombrables  représentant  avec  l'artère  principaleiSOOO  ki- 
lomètres   (ijdo  voies  flii\ial('s  navigables  aux  vapeurs;  c'est  là 

(1)  Le  major  Thys  double  ce  chill're  dans  toutes  ses  conférences  au  moyen  d  un 
sophisme  (|u'il  répète  avec  un  aplomb  dcsarmant  :  «  1800(1  kilomclrcs  do  voies 
fluviales  navigables,  dit-il,  cola  fait  3(;U0O   kilomètres  de  rives;  donc,  en  réalité,  le 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  se  trouvent  le  caoutchouc  et  l'ivoire,  dont  le  commerce, 
affranchi  des  entraves  de  la  nature  et  des  hommes,  donnerait 
des  bénéfices  incalculables  ;  c'est  dans  cette  plaine  au  sol  fécond 
que  croissent  spontanément  le  palmier  élaïs  (dont  on  tire  l'huile 
de  palme),  le  bananier,  le  manguier,  etc.  ;  que  sont  cultivés  par 
les  noirs  le  manioc,  les  arachides,  le  sésame,  le  riz;  et  il  faut 
ajouter  à  ces  plantes  celles  introduites  avec  le  plus  grand  succès 
par  les  Européens  :  café,  cacao,  coton,  tabac.  Champ  immense 
pour  l'activité  commerciale  des  deux  mondes  et  que  cepen- 
dant aucune  nation  civilisée  n'avait  encore  exploité,  défendu  qu'il 
était  contre  leurs  entreprises  par  une  barrière  réputée  infranchis- 
sable. 

Les  premiers  Européens  qui,  arrivant  en  amont  des  rapides, 
ont  vu  les  richesses  spontanées  de  cet  immense  plateau,  sillonné 
dans  tous  les  sens  par  des  cours  d'eau  navigables,  ont  dû  croire 
leur  fortune  faite  ;  ils  ont  entassé  dans  les  pirogues  défenses  d'élé- 
phans,  caoutchouc,  copal,  huile  de  palme,  et  ont  descendu  le  fleuve 
avec  une  armée  de  pagayeurs.  Rapidement,  ils  ont  atteint  le  Stan- 
ley-Pool  ;  mais  là  ont  commencé  les  désillusions  et  les  décourage- 
mens. Telles  les  fourmis  chargées  de  sucre  et  retrouvant  au  retour 
le  ressaut  circulaire  de  l'assiette  et  les  diflicuUés  de  la  descente. 
En  aval  du  Pool,  le  Congo  s'engouffre  dans  une  faille  étroite  et 
descend  par  un  gigantesque  escalier  de  trente-deux  marches  vers 
son  bassin  maritime.  Toute  navigation  continue  y  est  impossible 
et  le  seul  mode  de  transport  jusqu'à  Matadi,où  commence  le  bas- 
sin maritime  du  fleuve,  est  le  portage,  transport  à  dos  ou  plutôt 
à  tête  d'homme  qui  revient  au  prix  de  1  200  francs  la  tonne, 
chaque  homme  ne  pouvant  porter  qu'une  charge  de  30  kilo- 
grammes (l).  Quel  bénéfice  reste-t-il  entre  les  mains  du  malheu- 

réseau  fluvial  a  un  développement  de  36000  kilomètres.  »  On  pourrait  dire  pa- 
reillement d'un  chemin  de  fer  de  100  kilomètres  de  long  qu'il  dessert  des  popula- 
tions sur  un  parcours  de  200  kilomètres  :  100  pour  le  coté  droit,  et  100  pour  le 
côté  gauche. 

(1)  C'est  sur  la  tête  et  en  équilibre,  à  la  manière  de  nos  garçons  pâtissiers,  que 
les  noirs  portent  toutes  les  charges.  Dès  l'enfance,  ils  s'accoutument  au  portage 
et  deviennent  rapidement  très  adroits  ;  on  rencontre  des  enfans  tenant  en  équi- 
libre, sur  le  sommet  du  crâne,  une  calebasse,  un  pot,  voire  môme  un  œuf.  "  L'ha- 
bitude de  porter  sur  la  tête  est  telle,  dit  le  Père  Van  Damme.  que  le  nègre  ne  conçoit 
pas  que  l'on  puisse  faire  autrement.  Une  femme  a  fini  de  fumer  sa  pipe,  son  vête- 
ment sommaire  ne  comportant  aucune  poche,  elle  la  pose  sur  sa  tète  et  continue 
de  vaquer  aux  soins  du  ménage.  » 

11  transite  annuellement  entre  Loango  et  Brazzaville  15  000  charges  pour  le  seul 
compte  de  l'administration,  qui  paie  45  francs  chaque  porteur. 


LK    CONGO    FKAMjAIS    ET   l'ETAT    INDÉPENDANT.  117 

reux  traliquant  obligé  de  supporter  de  pareils  frais  de  transport? 
Aussi,  les  seuls  produits  de  l'intérieur  arrivant  à  la  côte  étaient 
ceux  dont  la  valeur  élevée  n'était  pas  absorbée  par  le  portage, 
comme  l'ivoire,  ou  ceux  qui  se  transportaient  eux-mêmes,  comme 
les  esclaves. 

Le  problème  économique  du  Congo,  qui  est  celui  de  l'Afrique 
centrale  se  dégage  facilement  de  cet  exposé;  il  peut  s'énoncer 
ainsi  :  supprimer  la  région  des  chiites  en  créant  une  voie  de 
communication  entre  le  Stanley-Pool  et  le  bas  fleuve,  et  relier 
ainsi  le  bassin  navigable  du  Congo  à  son  bassin  maritime.  On 
comprend  également  la  très  grande  importance  du  Stanley-Pool  ; 
ce  lac.  situé  en  amont  des  grandes  cataractes  et  en  aval  du  réseau 
navigable  du  Congo,  est  l'aboutissement  obligatoire  de  toutes  les 
voies  commerciales  du  plateau  intérieur.  La  France  est  établie 
sur  sa  rive  Nord  à  Brazzaville  et  l'Etat  Indépendant  sur  sa  rive 
sud  à  Léopoldville. 

Le  Congo,  épanouissant  son  réseau  fluvial  au  centre  de  l'Afrique, 
commande  géograpbiquement  les  principaux  bassins  de  ce  conti- 
nent. Par  le  Kassaï  et  le  Loualaba  au  sud,  il  donne  accès  dans  la 
vallée  du  Zambèze.  A  1  est,  par  la  Loukouga,  émissaire  du  Tanga- 
nika,  il  atteint  les  régions  des  grands  lacs  africains.  L'Ouellé  et 
le  Mbomou  ouvrent  au  nord-est  la  route  du  Nil;  ces  deux  rivières 
sont  les  têtes  du  puissant  Oubanghi,  le  premier  comme  impor- 
tance des  affluens  du  Congo;  ce  jumeau  du  grand  fleuve  et  son 
prolongement  contestable  (1),  le  Mbomou,  séparent  nos  posses- 
sions de  celles  de  l'Etat  Indépendant.  C'est  cette  artère  qu'a  suivie 
la  mission  Marchand  dans  sa  marche  vers  le  Nil.  —  Dans  un  récent 
article,  le  Dailij  Graphie  espérait  que  nos  vaillans  compatriotes 
seraient  ou  mangés  par  les  indigènes  ou  massacrés  par  les  Mah- 
distes.  Mais  la  mission  Marchand,  arrêtée  pendant  un  an  sur  le 
Mbomou  pour  la  concentration  de  son  personnel  et  de  son  maté- 
riel, a  dépassé  le  Bahar-el-(ihazal  et  a  très  probablement  à  l'heure 
actuelle  atteint  le  Nil  à  Fachoda. 

Vers  le  nord,  le  bassin  du  Congo  est  à  peine  fermé  par  un 
dos  de  pays,  et  les  débouchés  sont  faciles  sur  le  Darfoiir,  sur  le 
Ouadaï  et  sur  la  région  du  Tchad.  Les  derniers  alfluens  que  re- 
çoit le  Congo  sur  sa  rive  droite  avant  de  s'engouflrer  dans  la  ré- 

(Ij  L'Oucllf.  par  son  dchit  aussi  l)icn  i(iii'  |iar  la  Inii^^iiciir  de  sun  cours,  serait 
II.'  i)r(ilMn;,'ciuriit  et  la  v.-rilaljit!  t(H"  de  r<  Uilianj^hi,  si  k-s  ciuivcnliim^  ilipl()matii|ues 
n'eu  avai''iil  ilriidr  autieiui.'nt. 


118  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gion  des  chutes  sont  trois  rivières  françaises,  la  Sangha,  la  Li- 
koiiala  et  FAlima. 

Il  faudrait,  pour  animer  cette  esquisse  géographique,  de 
grands  paysages  représentant  la  nature  étrange  de  ces  contrées. 
C'est  d'abord  la  région  des  savanes  aux  graminées  gigantesques, 
avec  ses  arbres  disposés  en  bouquets  ou  alignés  le  long  des 
cours  d'eau,  région  que  les  explorateurs  comparent  à  un  parc; 
puis,  au  centre  de  la  plaine  africaine,  entourée  par  la  zone  des  sa- 
vanes, l'immense  forêt  équatoriale  presque  impénétrable  au  soleil, 
luxuriante  d'une  végétation  dense  et  humide.  Ces  sites  magnifi- 
ques ont  arraché  à  l'utilitaire  et  dur  Stanley  un  cri  d'admiration 
qui  est  un  véritable  hymne  à  la  nature  tropicale.  «  Pays  enchan- 
teur, à  quoi  pourrai-je  comparer  le  charme  sauvage  de  ta  nature 
libre  et  féconde  ?  L'Europe  n'a  rien  qui  puisse  te  ressembler.  Ce 
n'est  que  dans  la  Mingrélie  et  dans  l'Inde  que  j'ai  trouvé  ces  ri- 
vières écumantes,  ces  vastes  forêts  aux  rangées  solennelles  de 
grands  arbres,  dont  les  colonnes  droites  et  nues  forment  ces  lon- 
gues perspectives  que  vous  avez  ici.  Et  quelle  puissance,  quel 
luxe  de  végétation!  La  terre  est  si  généreuse,  la  nature  si  sédui- 
sante qu'on  s'attache  à  toi  en  dépit  des  effluves  mortels  qui  se 
dégagent  de  ton  sol.  » 

Il  faudrait  aussi,  dans  quelque  estampe  suggestive,  représenter 
le  Congo,  ((  la  grande  eau  »,  ce  fleuve  de  40  kilomètres  de  large, 
tout  parsemé  d'îles  boisées  et  que  notre  imagination  a  peine  à 
concevoir.  Brazza  demeure  anéanti  par  l'émotion  lorsqu'il  arrive 
la  nuit  pour  la  première  fois  sur  ses  bords.  Le  grand  explorateur, 
le  visage  brûlé  par  le  soleil,  réduit  par  la  fièvre  et  les  privations 
à  la  dernière  maigreur,  pieds  nus,  le  corps  vêtu  de  lambeaux, 
marchait  nuit  et  jour  avec  une  indomptable  énergie  à  la  recherche 
du  grand  fleuve  que  les  indigènes,  depuis  quelques  jours,  lui 
avaient  dit  être  peu  éloigné.  «  Plusieurs  fois  égaré,  raconte-t-il, 
me  croyant  perdu,  je  commençais  à  menacer  mon  guide,  lorsque, 
à  il  heures  du  soir,  après  une  dernière  marche  forcée,  ma  vue 
s'étendit  tout  à  coup  sur  une  immense  nappe  d'eau  dont  l'éclat 
argenté  allait  se  fondre  dans  l'ombre  des  plus  hautes  montagnes. 
Le  Congo,  le  mystérieux  fleuve,  venant  du  nord-est,  apparaissait 
comme  l'horizon  d'une  mer  et  écoulait  majestueusement  à  mes 
pieds  ses  flots  miroitans,  sans  que  le  sommeil  de  la  nature  fût 
troublé  par  le  bruit  de  son  tranquille  courant.  » 


LE    CONGO    FKANÇAIS    KT    l'ÉTAT    INDÉPENDANT.  Il9 


II 

Pour  bien  apprécier  l'importance  du  vaste  champ  ouvert  dans 
l'Afrique  centrale  à  l'activité  commercial^  des  nations  civilisées, 
pour  comprendre  ce  fait  économique  qui  équivaut  à  la  découverte 
d'un  monde,  il  est  nécessaire  de  dire  quelques  mots  des  princi- 
paux produits  de  cette  région  du  Congo,  connue  surtout  en 
France  par  les  obsédantes  réclames  dun  marchand  de  savons. 

En  premier  lieu,  il  faut  citer  l'ivoire,  le  plus  répandu  des 
produits  africains,  celui  qui,  en  raison  de  sa  valeur  élevée,  peut, 
comme  je  le  disais  tout  à  l'heure,  supporter  les  frais  énormes  du 
transport  à  la  côte  et  donner  lieu  à  des  transactions  avantageuses. 
L'éléphant  africain  est  plus  grand  que  son  congénère  asiatique,  et 
ses  défenses  ont  une  valeur  commerciale  très  supérieure;  leur 
poids  varie  de  1  livre  à  80  kilogrammes  et  leur  longueur  de 
15  centimètres  à  3  mètres  (1);  leur  prix  moyen  est  de  30  francs 
le  kilogramme.  L'ivoire  qui  arrive  sur  la  côte  atlantique,  parti- 
culièrement apprécié  des  acheteurs,  est  connu  en  Europe  sous 
le  nom  d'ivoire  d'argent  à  cause  de  la  propriété  qu'il  possède  de 
ne  pas  jaunir  à  l'air  comme  celui  des  Indes  ou  de  la  côte  orientale 
d'Afrique.  Il  y  a  vingt-cinq  ans,  avant  la  découverte  du  Congo,  les 
deux  grands  marchés  africains  pour  livoire  étaient  Zanzibar,  pour 
la  région  est  et  Kinsembo,  dans  l'Angola,  pour  la  région  ouest. 
Sur  la  côte  orientale,  ce  trafic  était  fait  exclusivement  par  les 
traitans  arabes,  tandis  que  sur  la  côte  occidentale  l'ivoire  arrivait 
sans  intermédiaire  jusqu'aux  factoreries,  transporté  par  des  tribus 
indigènes  qui  se  le  passaient  de  mains  en  mains.  Depuis  le  déve- 
loppement pris  par  les  entreprises  belges  dans  l'Afrique  centrale, 
la  région  du  Congo  occupe  la  première  place  pour  le  commerce 
de  l'ivoire,  et  tout  le  stock  de  défenses  recueillies  dans  le  bassin 
du  grand  fleuve  est  concentré  presque  exclusivement  dans  le  port 
de  Matadi. 

Le  déplacement  du  marché  africain  a  eu  son  contre-coup  en 
Europe  où  toutes  les  transactions  sur  l'ivoire  se  faisaient  autrefois 
à  Londres  et  à  Liverpool  ;  la  Holgique  a  aujourd'hui  dépassé  l'An- 
gleterre pour  l'importation  de  l'ivoire,  et  Anvers  est  devenu  le 

(1)  MM.  Willucrt  frôrcs,  courtiers  ;'i  .Vnv(>rs.  onl  eu.  en  ISOC,  .l<ii\  difenses  for- 
mant paire  et  pesant  f,ti,ic,iin(;  78  kilos;  leur  lonitiiciir  elait  lie  'J'-.iîO,  et  leur  dia- 
mùtru  au  plein  do  ()■",.>'.•;  elles  valaient  50  Tranr.s  le  kilo. 


120  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

premier  marché  du  monde  pour  ce  produit  exotique.  Des  enchères 
trimestrielles  y  ont  été  organisées  depuis  1888,  et  elles  ont  obtenu 
très  rapidement  la  confiance  des  acheteurs;  il  a  été  adjugé,  à  cha- 
cune des  ventes  de  1895,  une  moyenne  de  70  000  kilog.  d'ivoire; 
ces  chiffres  ont  augmenté  depuis  cette  date.  Le  temps  n'est  plus 
où  Pline  écrivait  que  les  dents  d'éléphans  étaient  une  précieuse 
matière  devant  être  réservée  pour  les  statues  des  Dieux.  L'ivoire 
est  employé  par  Tindustrie  moderne  à  la  fabrication  d'objets 
moins  relevés  :  manches  de  couteaux,  177  000  kilogrammes;  cla- 
viers, 162  000;  peignes,  91  000;  billes  de  billards,  49  000;  divers, 
34  000.  Si  l'on  ajoute  à  ces  chiffres  les  121  OOOkilog.  que  consomme 
l'Inde  et  les  13  000  qu'importe  la  Chine,  on  arrive  au  total  général 
de  647  000  kilog.,  qui  représente  l'approvisionnement  annuel 
du  monde.  En  regard  de  cette  consommation,  il  faut  se  rappeler 
ce  fait  qu'il  n'y  a  dans  le  monde  entier  que  trois  régions  d'ivoire  : 
l'Afrique,  les  Indes  et  la  Sibérie  (oii  l'on  déterre  l'ivoire  fossile  des 
mammouths).  On  est  alors  effrayé  du  nombre  d'éléphans  qu'il  faut 
exterminer  chaque  année  pour  suffire  aux  besoins  d'un  tel  com- 
merce et  l'on  se  demande  si  l'espèce  n'est  pas  menacée  d'une 
rapide  disparition  (1).  Cette  crainte,  paraît-il, n'est  pas  justifiée,  du 
moins  pour  le  présent,  à  cause  du  nombre  prodigieux  de  ces 
pachydermes  existant  dans  le  bassin  du  Congo.  Le  véridique 
Livingstone  raconte  qu'il  lui  est  arrivé  une  fois  d'en  compter 
jusqu  n  800  qui  se  trouvaient  en  vue.  Le  moins  véridique  Stanley 
affirme  avoir  été  témoin  d'un  défilé  de  1  'iOO  de  ces  animaux  qui 
commença  à  six  heures  du  matin  et  ne  fut  terminé  qu'à  une  heure 
de  l'après-midi;  il  assure  que  bien  des  générations  passeront 
avant  que  l'ivoire  ait  disparu  de  l'x^frique.  Parmi  les  mesures  qui 
contribueront  à  la  conservation  de  l'éléphant  en  Afrique,  la  pre- 
mière consiste  à  interdire  aux  noirs  l'usage  des  armes  perfec- 
tionnées, la  seconde  est  de  soumettre  la  chasse  faite  par  les  blancs 
à  une  réglementation  sévère. 

Ce  serait  une  erreur  de  croire  que  le  commerce  de  l'ivoire 
doive  toujours  conserver  l'importance  qu'il  a  aujourd'hui;  lors- 
qu'une voie  de  communication  aura  relié  le  Stanley-Pool  à  l'Océan, 
il  ne  donnera  qu'un  bénéfice  accessoire,  comparé  à  ceux  réalisés 
sur  les  autres  produits  africains  et  principalement  sur  le  caout- 
chouc.  Le  caoutchouc  est  peut-être  la  plus  grande  richesse  du 

(1)  Au   sud  de   l'Afrique,  l'ivoire  a  presque  totalement  disparu,  et  le  Cap  n'en 
exporte  que  dans  une  proportion  insignifiante. 


LE    CONGO    FRANÇAIS    ET    l'ÉÏAÏ    INDÉPENDANT.  121 

Congo;  il  tend  ù  supplanter  l'ivoire  et  sera  difficilement  détrôné 
par  les  matières  oléagineuses  et  môme  par  le  café  et  le  cacao.  On 
connaît  les  applications  innombrables  de  ce  produit  dans  l'in- 
dustrie moderne.  Que  deviendraient  les  constructeurs  de  bicy- 
clettes et  d'automobiles,  que  deviendraient  les  électriciens  s'ils 
n'avaient  pas  le  caoutchouc?  Les  lianes  dont  on  extrait  en  Afrique 
cette  utile  matière  ont  de  15  à  20  centimètres  à  la  base;  elles  se 
divisent  près  du  sol  en  plusieurs  tiges,  qui  se  subdivisent  elles- 
mêmes,  enlaçant  les  grands  arbres,  montant,  descendant,  repre- 
nant racine,  et  de  telle  sorte  que  la  même  plante  s'étend  parfois 
sur  des  cejitaines  de  mètres.  Cette  végétation  sarnienteuse  leur 
donne  l'aspect  de  vignes  gigantesques. 

Les  principaux  modes  d'exploitation  du  latex  sont  l'abatage 
de  la  plante  ou  la  saignée  au  moyen  d'une  incision  peu  profonde. 
Depuis  la  fondation  de  l'Etat  Indépendant,  des  mesures  énergiques 
ont  été  prises  pour  empêcher  la  destruction  des  lianes. à  caout- 
chouc par  le  procédé  barbare  de  l'abatage,  et  un  décret  royal, 
rendu  en  1892,  a  rendu  obligatoire  l'incision  de  la  plante.  Les 
sociétés  commerciales  sont  tenues  de  désigner  des  inspecteurs 
chargés  d'assurer  l'exécution  de  cette  mesure  dans  les  territoires 
qui  leur  ont  été  concédés.  L'incision  doit  être  pratiquée  légère- 
ment, autant  pour  ménager  la  plante  que  pour  éviter  le  mélange 
du  latex  avec  les  sucs  du  cœur  qui  renferment  des  matières  vo- 
latiles. Quand  cette  opération  est  bien  faite,  les  plantes  reprennent 
bientôt  assez  de  vigueur  pour  supporter  une  autre  incision. 

Le  latex  s'écoule  de  l'arbre  à  l'état  fluide  ayant  la  densité  d'une 
crème;  exposé  à  l'air,  il  se  fonce  et  durcit  progressivement.  Cette 
phase  de  l'exploitation  du  caoutchouc  est  la  plus  délicate,  car 
c'est  d'elle  que  dépond  la  qualité  de  la  gomme  ;  il  faut  que  la 
coagulation  du  latex  se  fasse  lentement,  en  emprisonnant  le  moins 
possible  d'eau  et  de  matières  étrangères.  Les  noirs,  pour  arriver 
à  ce  résultat,  emploient  un  procédé  bizarre:  ils  vont  tout  nus 
dans  la  forêt  à  caoutchouc,  sans  emporter  le  moindre  récipient; 
ils  coupent  alors  les  lianes  et,  au  fur  et  à  mesure  que  le  suc 
coule,  ils  le  reçoivent  dans  leurs  mains  et  se  l'appliquent  sur  la  peau. 
La  chaleur  naturelle  de  leurs  corps  et  l'exposition  à  l'air  amènent 
une  lente  évaporation  du  latex  qui  se  coagule  et  forme  un  enduit 
pâteux  ayant  une  certaine  cohésion.  Hciilré  dans  son  village, 
l'indigène  se  frotte  les  mains  avec  du  sable  pour  se  racler  la  peau  et 
en  arracher  le  caoutchouc  qu'il  pétrit  en  boules.D  autres  fois,  les 


122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

noirs  prennent  une  petite  baguette  et  y  enroulent  des  filamens 
imperceptibles  de  caoutchouc,  quils  tirent  de  la  plante  comme  on 
retirerait  de  la  soie  de  la  bouche  d'un  ver  à  soie  ;  ils  en  forment 
ainsi  des  fuseaux  ou  de  véritables  pelotons.  Les  Européens  ob- 
tiennent la  coagulation  du  latex  par  la  chaleur  artificielle  ou  en 
traitant  la  matière  avec  des  réactifs  minéraux  ou  végétaux.  Parmi 
ces  derniers,  il  en  est  un  tiré  d'une  plante,  la  Bossanga,  qui 
a  été  découverte  en  1893  et  qui  est  très  répandue  au  Congo.  Le 
latex  coagulé  par  le  jus  de  la  bossanga  donne  un  caoutchouc 
d'une  qualité  irréprochable  et  très  recherché  des  acheteurs.  Grâce 
à  l'emploi  de  ce  réactif  qui  est  à  la  portée  des  noirs,  ]e  prix  du 
kilogramme  de  caoutchouc  sest  élevé  de  4  fr.50  à  6  fr.  50. 

Outre  les  lianes  gummifères  qui  croissent  spontanément 
dans  le  bassin  du  Congo,  l'État  Indépendant  a  introduit,  à  très 
grands  frais,  dans  ses  possessions,  les  meilleures  essences  à  caout- 
chouc de  l'Asie  et  de  l'Amérique  qui  commencent  à  donner  de 
très  beaux  rendemens.  Deux  chiffres  donneront  une  idée  du  pro- 
digieux développement  pris  par  l'exploitation  du  caoutchouc  dans 
la  région  du  Congo.  En  1887,  Anvers  en  importait  30  000  kilo- 
grammes; en  1896,  neuf  ans  après,  l'importation  s'élève  à 
1493  000  kilogrammes  représentant  une  valeur  de  plus  de  sept 
millions  de  francs.  Ce  port  vient  aujourd'hui  en  quatrième  ligne, 
après  Liverpool,  Londres  et  le  Havre,  pour  le  commerce  du  caout- 
chouc ;  mais  la  progression  constante  de  son  marché,  malgré  les 
difficultés  de  transport  dans  la  région  des  chutes,  lui  assurera 
bientôt  la  seconde  place  et,  le  jour  prochain  où  ces  difficultés  au- 
ront été  supprimées,  Anvers  deviendra  le  premier  marché  du 
monde  pour  le  caoutchouc,  comme  il  l'est  déjà  pour  l'ivoire. 

Il  ne  m'est  pas  possible  de  passer  en  revue,  même  rapidement, 
les  divers  produits  qui,  en  dehors  du  caoutchouc  et  de  l'ivoire, 
doivent  être  les  élémens  d'un  trafic  rémunérateur  pour  les  capi- 
taux européens  engagés  au  Congo.  Le  palmier  élaïs,  cet  arbre 
merveilleux  des  tropiques,  mériterait  à  lui  seul  une  étude  détail- 
lée. «  Aux  indigènes,  il  donne  ses  feuilles  pour  couvrir  leurs  huttes, 
ses  fibres  pour  tisser  des  étoffes,  son  huile  qui  remplace  le  beurre, 
sa  sève,  délicieux  breuvage,  son  cœur,  mangé  comme  un  légume 
et  son  fruit,  comme  un  dessert.  »  A  l'Europe,  il  fournit  ses  huiles 
importées  annuellement  par  plusieurs  centaines  de  mille  tonnes, 
et  employées  dans  la  savonnerie.  Il  faut  mentionner  aussi,  parmi 
les  cultures  d'avenir  introduites  au  Congo,  celles  du  café,  du  cacao 


LE    COKGO    FRANÇAIS    ET    l'ÉTAT    INDÉPENDANT.  123 

et  du  tabac.  On  ne  plante  pas  moins  de  600  000  caféiers  par  an 
dans  le  domaine  de  l'Etat  Indépendant,  et  tout  fait  espérer  que, 
dans  25  ans,  la  production  s'élèvera  à  plus  de  26  millions  de  kilo- 
grammes. 

III 

Nous  allons  maintenant  quitter  le  domaine  géographique  et 
économique  pour  faire  la  genèse  du  Congo  Français  et  de  l'Etat 
Indépendant.  Le  premier  est  l'enfant  légitime  d'une  ancienne  co- 
lonie française,  le  Gabon  ;  le  second  a  une  naissance,  —  je  nïrai 
pas  jusqu'à  dire  illégitime, —  mais  beaucoup  moins  régulière.  Le 
Congo  Français  est  l'œuvre  de  Brazza,  œuvre  contrecarrée  trop 
souvent  par  cet  esprit  étroit  et  dilatoire  qui  est, par  excellence,' 
celui  de  notre  Administration.  L'Etat  Indépendant  est  l'œuvre  de 
Stanley,  œuvre  qui  a  eu  la  bonne  fortune  d'être  comprise,  soutenue 
et  dirigée  par  un  souverain,  grand  par  son  patriotisme  éclairé, 
mais  plus  grand  encore  par  sa  remarquable  intelligence  des  ques- 
tions économiques:   le  roi  des  Belges,  Léopold  II. 

L'histoire  du  Congo  Français  et  de  l'Etat  Indépendant  est  liée 
intimement  à  celle  de  linstallation  en  Afrique  d'une  Puissance 
d'un  genre  très  particulier  :  l'Association  Internationale  Afri- 
caine, l'A.  LA.,  comme  on  la  désigne  dans  un  langage  abrégé. 
Il  se  produisit  en  Europe,  vers  1874,  un  grand  mouvement  africa- 
niste auquel  on  peut  assigner  pour  cause  principale  la  crise  éco- 
nomique amenée  par  la  surproduction  industrielle,  crise  aug- 
mentée dans  beaucoup  de  pays  par  les  barrières  du  système 
protecteur;  les  nations  en  détresse  économique  se  tournèrent  vers 
l'Afrique  comme  vers  le  continent  d'où  devait  leur  venir  le  salul. 
A  cette  cause,  il  faut  en  ajouter  une  autre  d'importance  secondaire, 
bien  qu'elle  ait  été  souvent  la  seule  mise  en  avant,  parce  qu'elle 
étaitplus  humanitaire  et  plus  généreuse  :  les  jdiilanlhropes  vou- 
lurent réprimer  délinitivenient  la  sinistre  inslitution  de  l'escla- 
vage et,  suivant  une  belle  formule,  ouvrir  l'Afrique  à  la  civilisa- 
tion. Le  roi  des  Belges  jugea  alors  le  moment  favorable  pour 
exécuter  le  vaste  plan  politique  et  commercial  qu'il  avait  conçu 
bien  avant  son  avènement  et  qu'il  avait  appelé  dans  une  bro- 
chure retentissante  parue  en  1861  :  le  Cotnplrmonf  de  l'œuvre  <lr 
1SS0.  Il  voulut  assurer  à  la  Belgique  un  (h)maine  d'outre-mer 
aussi  indispensable  à  sou  commerce  qu'à  son  industrie  ;  se  mettant 


124  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

résolument  à  la  tête  du  mouvement  africaniste,  il  entra  en  rela- 
tions personnelles  avec  les  explorateurs,  les  géographes  et  les  phi- 
lanthropes et,  le  12  septembre  1876,  il  les  réunit  à  Bruxelles 
dans  son  palais,  en  une  conférence  internationale  et  privée,  qu'il 
ouvrit  par  un  discours  plein  d'habileté  dans  lequel  ses  ambitions 
politiques  et  commerciales  étaient  associées  aux  idées  les  plus 
élevées  et  les  plus  généreuses. 

De  la  conférence  tenue  dans  le  palais  royal  de  Bruxelles  est 
sortie  l'Association  Internationale  Africaine,  dont  le  roi  Léopold 
fut  élu  président.  Un  plan  d'exploration  et  de  civilisation  de 
l'Afrique  centrale  y  fut  décidé  suivant  un  programme  humanitaire 
et  scientifique,  et  en  dehors  de  toute  préoccupation  de  conquête  et 
de  commerce.  Mais  l'Association  Internationale  Africaine  devait 
perdre  bientôt  en  fait  son  caractère  international  ;  elle  était  com- 
posée de  comités  nationaux,  au-dessus  desquels  était  constituée  une 
commission  internationale  chargée  de  la  direction.  La  plupart  des 
comités  nationaux  ne  purent  réunir  les  fonds  nécessaires  à  l'exé- 
cution du  programme;  dans  d'autres  pays,  comme  la  France, 
l'Italie  et  l'Allemagne,  les  sociétés  africaines  demandèrent  des 
ressources,  non  à  l'initiative  privée,  mais  au  budget  de  leur  gou- 
vernement et  échappèrent  dès  lors  en  partie  à  l'action  de  la  Com- 
mission internationale.  La  Belgique  seule  fit  exception, et  son  co- 
mité africain,  largement  alimenté  par  la  cassette  royale,  se  signala 
par  de  nombreuses  expéditions.  Nous  retrouverons  plus  tard  cette 
Association  Internationale  Africaine  et  nous  étudierons  ses  diffé- 
rentes transformations  ;  mais  ces  explications  étaient  nécessaires 
pour  bien  comprendre  l'histoire  du  Congo  français  à  laquelle 
nous  revenons. 

Dans  une  première  exploration  de  1875  à  1 878,  Brazza,  parti  de 
Libreville,  arriva  à  l'embouchure  de  l'Ogooué,  remonta  ce  fleuve 
et  atteignit  les  vallées  supérieures  de  l'Alima  et  de  la  Likouala. 
Le  problème  de  l'hydrographie  africaine  était  alors  loin  d'être  ré- 
solu; il  semblait  à  Brazza  de  plus  en  plus  obscur.  Où  pouvait 
s'écouler  l'important  réseau  fluvial  qu'il  avait  rencontré  au  delà 
de  la  ligne  de  faîte  de  l'Ogooué  ?  Sans  se  prononcer  d'une  façon 
affirmative,  l'explorateur  inclinait  à  penser  que  ces  cours  d'eau 
s'écoulaient  vers  l'Est.  A  son  retour  en  Europe,  la  pleine  lumière 
se  fit  dans  son  intelligence,  et  le  problème  lui  apparut  clairement 
résolu.  Stanley  venait  de  traverser  l'Afrique,  révélant  au  monde 
la  plus  grande  artère  fluviale  de  ce  continent,  le  Congo.  Brazza 


LE    CONGO    FRANÇAIS    ET    l'ÉTAT    INDÉPENDANT.  125 

n'hésita  plus;  les  rivièreg  découvertes  par  lui  étaient  des  affluens 
du  Congo  ;  leurs  eaux  devaient  s'infléchir  vers  le  sud  et  non  pas 
couler  vers  l'est,  comme  il  l'avait  supposé  ;  il  avait  donc  pénétré, 
et  la  France  avait  pénétré  avec  lui,  dans  le  bassin  du  grand  fleuve 
rattaché  par  son  exploration  à  notre  colonie  du  Gabon. 

Pendant  son  séjour  en  Europe,  en  1879,  Brazza  fut  vivement 
sollicité  par  S.  M.  Léopold  II  de  servir  ses  entreprises  africaines, 
pour  lesquelles  le  roi  s'était  déjà  assuré  le  concours  de  Stanley. 
Léopold  II,  toujours  président  de  l'Association  Internationale 
Africaine,  venait  de  fonder  à  Bruxelles  un  Comit,!  d'études  du 
haut  Congo,  société  qui  faisait  en  apparence  double  emploi  avec 
l'Association  Internationale  Africaine,  bien  que  son  programme 
indiquât  plus  nettement  des  visées  commerciales.  Des  deux  so- 
ciétés, la  première  devait  servir  de  paravent  à  la  seconde  et  ce 
fut  pour  cet  usage  que,  bien  qu'absorbée  en  fait,  l'Association 
Internationale  Africaine  ne  disparut  pas  complètement.  Sous  pré- 
texte d'humanité,  de  science  et  de  civilisation,  on  projetait  d'éta- 
blir au  Congo,  non  un  comptoir  international  et  franc  où  la  Bel- 
gique aurait  eu  nécessairement  la  suprématie,  mais  un  véritable 
monopole  commercial  au  profit  de  cette  puissance.  Brazza  eut 
l'intuition  de  ce  vaste  plan;  il  lui  sembla  avec  raison  que  le  fait 
d'avoir  pénétré  dans  le  bassin  du  Congo,  en  partant  de  notre 
colonie  du  Gabon,  nous  donnait  des  droits  sur  le  grand  fleuve  et 
que  celui-ci  ne  pouvait  faire  partie  tout  entier  du  domaine  de  l'As- 
sociation Internationale  Africaine;  il  déclina  donc  les  offres  de 
S,  M.  Léopold. 

Or  Stanley  allait  repartir  pour  l'Afrique,  non  plus  en  explora- 
teur, mais  comme  agent  du  fameux  Comité  d'études.  Brazza  n'eut 
plus  qu'une  idée  :  devancer  Stanley  au  Congo  et  planter  le  pavil- 
lon français  sur  ses  rives.  La  lutte  entre  ces  deux  hommes,  servis 
par  une  égale  énergie,  était  loin  d'être  égale;  d'un  côté,  Brazza,  ne 
disposant  pour  tout  personnel  que  de  quelques  Sénégalais,  ayant 
à  vaincre  les  lenteurs  administratives  et  les  difficultés  que  lui 
suscitent  les  ministères  qui  lui  ont  accordé  de  parcimonieuses  sub- 
ventions; de  l'autre  côté,  Stanley,  puisant  à  pleines  mains  dans  la 
cassette  du  roi  Léopold,  recrutant  une  armée  de  noirs  depuis  Zan- 
zibar jusqu'à  Sierra  Leone,  emmenant  un  matériel  énorme  et 
une  flottille  de  steamers  démontables.  Ce  paraUMc  n'est  nulle- 
ment destiné  à  exalter  le  mérite  de  Brazza  et  à  rabaisser  l'œuvre 
de  Stanley;  les  résultats  atteints  par  ces  deux  hommes  dans  leur 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

marche  vers  le  Congo  tiennent  du  prodige  et  l'impartialité  oblige 
de  les  confondre  tous  deux  dans  un  même  sentiment  d'admira- 
tion. Brazza  reprit  laroute  du  Gabon  au  mois  de  décembre  1879; 
il    remonta  l'Ogooué  et  atteignit  onze  mois  après  son  départ  le 
Congo   en  amont    du  Pool.  J'ai  raconté  plus  haut   son  émotion 
lorsqu'il  arriva  de  nuit  en  vue  de  l'immense  fleuve.  A  celle  que 
lui  inspirait  le  spéciale  de  cette  nature  grandiose  et  silencieuse, 
se  mêlait  celle  très  légitime  du  triomphe  :  il  avait  devancé  Stan- 
ley. Brazza  prit  possession  au  nom  de  la  France  des  deux  rives  du 
fleuve  qu'il  redescendit  jusqu'au  Pool,  ce  lac  d'une  importance  ca- 
pitale où  toutes  les  voies  commerciales  du  plateau  intérieur  vien- 
nent converger  ;  il  fonda  sur  |sa  rive  nord  le  poste  qui  devait 
recevoir  son  nom:  Brazzaville.  C'était  le  1*""  octobre  1880.  Brazza- 
ville était  la  première  station  européenne  créée  sur  le  haut  fleuve. 
Brazza,  chemin  faisant,  avait  pris  sur  les  populations  noires  qu'il 
avait  traversées  une  très  grande  influence  ;  il  les  avait  souvent  ré- 
conciliées entre  elles  ;  grâce  à  ses  qualités  de  persuasion,  il  les  avait 
amenées  à  comprendre  le    profit  qu'elles  pourraient  retirer  de 
leurs  relations  avec  nous,  et  s'il  est  vrai,  comme  il  l'a  souvent  ré- 
pété,   que    ces  peuplades  primitives  aiment    d'abord  le  drapeau 
pour  celui  qui  le  porte,  il  avait  fait  aimer  le  pavillon  français  sur 
son  passage.  Aussi,  les  traités  qu'il  passa  avec  les  chefs  indigènes 
furent  gardés  avec  une  fidélité  rare  en  Afrique.  Ces  dispositions 
favorables  des  noirs  permirent  à  Brazza  de    confier  au  sergent 
Malamine  et  à  trois  laptots  la  garde  du  pavillon  français  planté 
sur  les  bords  du  Pool.  Il  descendit  le  fleuve  sur  sa  rive  droite,  et 
le  7  novembre    1880,  il    rencontra   Stanley.  L'agent  du    Comité 
d'études,  au  milieu   d'une   armée  de  Zanzibarites,  s'avançait  en 
conquérant;  il  ne  conçut  qu'une  médiocre  appréhension  des  en- 
treprises d'un  rival  qu'il  voyait  venir  à  lui  en  minable  équipage. 
L'avenir  devait  lui  apprendre  à  compter  avec  l'œuvre  de  ce  voya- 
geur en  haillons  :   il  allait  bientôt  constater  que  les  droits  de  la 
France  sur  le  Congo  étaient  établis  à  tout  jamais  par  la  fondation 
de  Brazzaville  et  qu'une  partie  du  bassin  du  grand  fleuve  était 
soustraite  à  l'ambitieuse  avidité  du  Comité  d'études.    La  rencon- 
tre de  Brazza  avec  Stanley  avait  eu  lieu  àNgoma,  en  pleine  région 
des  chutes.  Avaut  de  suivre  Stanley  remontant  le  Congo,  il  nous 
faut  revenir  un  peu  en  arrière  pour  dire  quelques  mots  des  débuts 
de  son  voyage. 

Stanley  était  arrivé  à  l'embouchure  du  Congo  le  3  septembre 


LE    CONGO    FRANÇAIS    ET    l'ÉTAT    INDÉPENDANT.  127 

1879  et  avait  trouvé  à  Banana  un  vapeur  belge  qui  l'attendait 
chargé  de  marchandises  :  il  remonta  le  bas  fleuve  sans  rencon- 
trer de  grandes  difficultés  et  fonda  la  station  de  Vivi,  en  février 
1880.  En  amont  de  ce  point,  commençait  la  région  des  chutes; 
c'est  là  que  Stanley  eut  à  soutenir  contre  les  forces  de  la  nature 
une  lutte  de  Titan  qui  dura  dix-huit  mois  ;  il  fallut  hisser  et  des- 
cendre le  long  de  falaises  de  600  mètres  de  hauteur  les  pièces  des 
steamers  démontables.  Si  grandes  que  fussent  les  ressources 
dont  il  disposait,  son  énergie  et  son  opiniâtreté  lurent  plus 
grandes  encore.  DeNgoma  où  nous  l'avons  vu  rencontrant Brazza, 
il  dut  mettre  sept  mois  pour  atteindre  le  Pool...  Ce  fut  avec  une 
amère  déception  qu'après  tant  de  difficultés  vaincues,  Stanley,  ar- 
rivant sur  le  lac,  aperçut  flottant  sur  la  rive  droite  le  pavillon 
français  gardé  par  le  sergent  Malamine  et  ses  trois  laptots.  Les 
chefs  noirs,  fidèles  à  la  parole  donnée  à  Brazza,  arborant  tous  nos 
couleurs,  s'apprêtaient  à  traiter  en  ennemi  l'agent  du  comité 
d'études.  Malamine  le  couvrit  de  sa  protection,  ce  qui  fut  bien 
dur  à  la  fierté  de  l'impérieux  explorateur.  Après  quelques  tenta- 
tives d'intimidation,  Stanley,  dépité,  quitta  la  rive  droite  du  Pool 
et  passa  sur  la  rive  gauche  où,  grâce  aux  intrigues  d'un  chef  noir, 
il  put  fonder  sur  un  territoire  qui  nous  avait  été  |cédé  la  station 
de  Léopoldville;  c'était  en  décembre  1881,  quatorze  mois  après  la 
création  de  notre  poste  de  Brazzaville.  Deux  pavillons  devaient 
flotter  dorénavant  face  à  face  de  chaque  côté  du  Pool  :  sur  la 
rive  droite,  le  drapeau  français  représentant  notre  droit  d'accès 
au  haut  fleuve;  sur  la  rive  gauche,  le  pavillon  bleu  à  étoile 
d'or  adopté  par  l'Association  Internationale  Africaine,  conservé 
par  le  Comité  d'études  et  qui  devait  être  celui  de  l'Etat  Indépen- 
dant. Nul  doute  que,  si  Brazza  n'eût  pas  devancé  Stanley,  le  bas- 
sin du  grand  fleuve  ne  fût  entré  tout  entier  dans  le  domaine  du 
Comité  d'études. 

Le  Congo  Français  avait  été  créé  par  la  ténacité  de  Brazza, 
triomphant  des  tergiversations  et  des  maladresses  de  nos  gouvor- 
nans;  notre  politique  fut  telle  en  cette  circonstance  que  plusieurs 
fois  nos  rivaux  purent  croire  qu'en  France  l'opinion  publique 
n'était  pas  avec  l'intrépide  explorateur  ou  se  désintéressait  de  son 
entreprise;  ironie  cruelle  pour  celui  qui  avait  refusé  les  offres 
magnifujues  du  (^omit«''  d'études  afin  de  servir  la  cause  de  la  pé- 
nétration française  en  Afrique!  Mais  la  véritable  œu^Te  de  Brazza, 
moins  connue  que  ses  premiers  voyages  d'exploration,  est  l'ex- 


128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tension  territoriale  qu'il  réussit  à  donner  à  la  nouvelle  colonie 
sans  rien  coûter  à  la  métropole. 

Dans  la  brousse  africaine,  comme  dans  les  négociations  en  Eu- 
rope, il  se  montra  toujours  le  plus  habile  et  le  plus  prévoyant  des 
diplomates.  Énigmatique  pour  les  uns,  naïf  pour  les  autres,  il 
sut  tirer  parti  de  toutes  les  situations  et  exploiter,  au  mieux  de  nos 
intérêts,  les  grandes  incertitudes  qui  régnaient  sur  des  régions  à 
peine  explorées  et  que  les  congrès  prétendaient  limiter  par  des 
méridiens  géographiques  ou  par  des  cours  d'eau  dont  on  connais- 
sait vaguement  les  confluens.  C'est  ainsi  que  la  frontière  est  du 
Congo  Français,  arrêtée  primitivement  au  17"'  de  longitude  est 
(méridien  de  Greenwich)  par  la  convention  du  5  mai  1885,  fut 
progressivement  reculée  de  vingt-troù  degrés  vers  l'est  et  attei- 
gnit le  Nil.  A  l'ouest,  il  nous  assura  la  possession  de  Koundé, 
marché  important  de  l'Adamaoua,  par  un  coup  de  maître  qui  mé- 
rite d'être  rapporté.  Des  négociations  se  poursuivaient  depuis  des 
mois  entre  la  France  et  l'Allemagne  pour  la  délimitation  du  Ka- 
meroun  et  du  Congo  Français.  Les  plénipotentiaires,  après  de 
longues  discussions  soulevées  par  les  prétentions  réciproques  des 
deux  puissances  sur  les  territoires  de  la  haute  Sanga,  avaient  ad- 
mis comme  limite  commune  le  15"  de  longitude  est  (méridien  de 
Greenwich),  quand,  par  un  télégramme  venu  de  Libreville,  on 
apprit  tout  à  coup  que  Brazza  était  établi  à  Koundé.  Or  Koundé, 
devenu  français  en  vertu  de  l'article  34  de  la  conférence  de  Ber- 
lin, se  trouvait  être  précisément  à  l'ouest  du  15"  de  longitude. Les 
plénipotentiaires  allemands,  tout  en  reconnaissant  nos  droits,  ne 
voulurent  pas  renoncer  à  leur  méridien  limite  et  se  contentèrent 
de  l'échancrer  à  hauteur  de  Koundé.  Telle  est  l'explication  de 
cette  encoche  bizarre  que  l'on  remarque  sur  la  limite  du  Congo 
Français  et  du  Kameroun.  «.  L'échancrure  de  Koundé,  m'écrivit 
alors  Brazza,  c'est  ma  signature  sur  la  carte  d'Afrique.  » 

Il  restait  à  mettre  en  valeur  la  colonie  fondée  par  les  décou- 
vertes de  Brazza  et  si  démesurément  agrandie  par  son  habileté 
diplomatique.  C'est  ici  que  se  constate  toute  l'infériorité  de  la 
colonisation  par  voie  administrative  sur  la  colonisation  par  l'ini- 
tiative privée;  la  grande  œuvre  de  Brazza  devait  rester  presque 
stérile,  tandis  que  l'entreprise  de  Stanley  et  de  son  auguste  com- 
manditaire, le  roi  Léopold,  allait  atteindre  un  merveilleux  déve- 
loppement. On  me  permettra  de  ne  pas  faire  la  longue  et  triste 
énumération  de  nos  fautes  et  de  les  présenter  seulement  dans  une 


LE    CONGO    FRANÇAIS    ET    l'ÉTAT    INDÉPENDANT.  129 

forme  impersonnelle  et  générale  qui  s'applique,  à  peu  de  choses 
près,  à  toutes  nos  colonies.  Les  initiatives  individuelles  qui  vin- 
rent chercher  fortune  dans  le  Congo  français,  comprimées  par 
une  réglementation  étroite  et  inopportune,  donnèrent  naissance  à 
des  conflits  administratifs  ;  ces  conflits  enti-aînèrent  de  volumi- 
neuses correspondances  vers  Paris,  d'où  doivent  venir  toutes  les 
solutions  et  toutes  les  instructions.  Lorsque  ces  solutions  ou  ces 
instructions  arrivaient  au  centre  de  l'Afrique,  les  situations 
s'étaient  presque  toujours  modifiées,  d'où  échange  d'uni'  nou- 
velle correspondance,  et  c'est  ainsi  que  les  dossiers  et  les  liasses 
s'entassent  dans  les  cartons  du  ministère  et  représentent  le  seul 
développement  pris  par  nos  colonies.  Les  échecs  de  nos  entre- 
prises pour  la  mise  en  valeur  du  Congo  français  ne  sont  pas  plus 
imputables  à  Brazza,  quoiqu'il  ait  été  de  mode  de  les  lui  attribuer, 
qu'à  nos  colons;  notre  Administration  coloniale  doit  seule  en 
être  rendue  responsable.  «  En  raison  de  ses  principes  et  de  son 
organisation,  comme  le  dit  si  justement  M.  Pauliat,  elle  impose 
à  son  personnel  aux  colonies  un  rôle,  une  attitude,  et  elle  les 
charge  d'attributions  qui  doivent  forcément  leur  aliéner  les  sym- 
pathies et  leur  valoir  l'hostilité  des  colons  qui  ont  afîaire  à  eux.  » 

IV 

Ce  qui  assura  la  réussite  des  entreprises  belges  au  Congo,  ce 
fut  qu'elles  échappèrent  aux  complications  des  machines  gouver- 
nementales trop  minutieuses,  et  aux  délibérations  des  assemblées 
parlementaires.  Elles  ne  relevèrent  pas  d'une  Administration  co- 
loniale, mais  furent  uniquement  dirigées  par  le  roi  Léopold,  as- 
sisté de  quelques  auxiliaires  judicieusement  choisis.  Ce  que  le 
roi  des  Belges  arriva  à  réaliser  si  rapidement  en  Afriqui'  par  sa 
hardiesse  de  conception,  par  son  initiative,  par  ses  spéculations 
audacieuses,  par  sa  prévoyance  et  sa  persévérance,  il  est  hors  de 
doute  qu'aucun  Etat  constitué  sur  les  bases  du  droit  politique  mo- 
derne n'aurait  pu  l'obtenir.  Ue  IScSl  à  1884  les  expéditions  belges 
se  succédèrent  au  Congo,  les  steamers  sillonnèrent  le  réseau  flu- 
vial, de  nombreuses  stations  furent  fondées.  L'Association  Inter- 
nationale du  Congo,  (jui  avait  remplacé  tout  à  la  fois  le  Comité 
d'Etudes  et  l'Association  internationale  africaine,  devenait  une 
V('!ritable  Puissance  que  reconnaissaient  successivement,  après 
les  Etats-Unis,  tous  les  gouvernemens  européens  et  qui,  repré- 

TOMK  CXLVIII.   —    1898.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sentée  à  la  grande  conférence  de  Berlin  (1884-1885),  allait  sous  les 
auspices  de  F  Allemagne,  être  définitivement  introduite  dans  le 
droit  public  de  l'Europe  et  porter  désormais  le  nom  d'Etat  Indé- 
pendant du  Congo.  Ce  fut  à  S.  M.  le  roi  des  Belges,  le  fondateur 
et  le  président  de  l'Association  Internationale  Africaine,  que  les 
membres  du  Congrès  offrirent  la  nouvelle  couronne. 

Au  lendemain  de  la  conférence  de  Berlin,  le  roi  Léopold  dut 
solliciter  des  Chambres  belges  l'autorisation  de  devenir  le  chef  de 
l'État  Indépendant.  «  Roi  des  Belges,  écrivit-il  à  ses  ministres, 
je  serais  en  même  temps  souverain  d'un  autre  Etat.  Cet  Etat  serait 
indépendant  comme  la  Belgique  et  il  jouirait  comme  elle  des 
bienfaits  de  la  neutralité.  Il  aurait  à  suffire  à  ses  besoins,  et  l'ex- 
périence, comme  l'exemple  des  colonies  voisines,  m'autorisent  à 
affirmer  qu'il  disposerait  des  ressources  nécessaires.  Sa  défense 
et  sa  police  reposeraient  sur  des  forces  africaines  commandées 
par  des  volontaires  européens.  Il  n'y  aurait  donc  entre  la  Belgique 
et  l'État  nouveau  quun  lien  personnel.  »  Les  Chambres  votèrent 
l'autorisation  dans  les  termes  suivans:  «  S.  M.  Léopold  II,  roi 
des  Belges,  est  autorisé  à  être  le  chef  de  l'État  fondé  en  Afrique 
par  l'Association  Internationale  Africaine.  L'union  entre  la  Bel- 
gique et  le  nouvel  État  sera  exclusivement  personnelle .  » 

Telle  fut  la  genèse  de  l'État  Indépendant,  et  j'avais  raison  de 
dire,  en  commençant  son  histoire,  que  sa  naissance,  sans  être  illé- 
gitime, était  assez  compliquée.  L'opinion  publique  fut  très  agitée 
en  Belgique  par  cet  événement  ;  elle  se  divisa  en  congophobes  et 
congophiles,  voire  en  congolàtres.  Les  premiers,  les  plus  nom- 
breux, recrutés  dans  tous  les  partis  politiques,  prédirent  que 
lunion  personnelle  des  deux  couronnes  ne  serait  quune  vaine 
formule,  et  qu'en  dépit  des  assurances  contraires  de  la  lettre  royale, 
la  Belgique  serait  entraînée  à  des  octrois  de  subsides  et  à  des  ga- 
ranties d'emprunt  ;  le  nouveau  royaume  africain  serait  un  gouffre 
pour  les  finances  belges;  il  fallait  se  garder,  en  favorisant  par 
déférence  une  fantaisie  royale,  de  lancer  le  pays  dans  les  aventures 
de  la  politique  coloniale.  Assez  de  vaillans  officiers,  détachés  au 
service  de  l'Association  Internationale  Africaine,  avaient  trouvé  la 
mort  sous  le  climat  meurtrier  du  Congo.  D'ailleurs  cet  immense 
domaine,  placé  sous  le  régime  de  la  liberté  commerciale  par  l'Acte 
de  Berlin,  ne  pouvait  être  qu'un  médiocre  débouché  pour  l'indus- 
trie belge.  Les  congophiles,  en  petit  nombre,  leur  opposaient  que, 
tout  au  contraire,  l'union  personnelle  des  deux  couronnes  donnait 


LE    CONGO    FRANÇAIS    ET    l'ÉTAT    INDÉPENDANT.  131 

à  la  Belgique  tous  les  avantages  d'une  colonie,  sans  lui  en  donner 
les  charges,  que  le  régime  de  la  liberté  commerciale  n'empêche- 
rait pas  la  Belgique  d'être  maîtresse  du  marché  congolais  par 
la  force  même  du  lien  qui  l'unissait  au  royaume  africain.  Quel- 
ques congolâtres  ajoutaient  encore  à  ces  argumens  des  considéra- 
tions morales  qu'ils  développaient  dans  un  langage  presque  ridi- 
cule à  force  d'exaltation.  Le  Belge ,  à  les  entendre ,  menait  une 
existence  flasque  et  terne  entre  ses  frontières  exiguës  défendues 
par  la  neutralité  ;  il  fallait  lui  donner  de  l'idéal  et  de  la  gloire. 
Heureux  les  vaillans  qui  étaient  tombés  pour  la  belle  cause  dans 
les  plaines  du  Congo!  «  Pourquoi,  s'écriait  le  sénateur  Edmond 
Picard,  pourquoi  tant  de  soucis  de  ceux  pour  qui  le  danger  et  la 
mort  sont  des  besoins  sacrés  qu'ils  envisagent  avec  la  belle  tacitur- 
nité  du  courage?  Qu'est-ce  que  cette  manie  de  soustiaire  le  Belge 
à  quelque  héroïsme  et  de  le  rendre  malgré  lui  lâchement  amou- 
reux du  bien-être?»  Enfin,  ceux  que  la  question  du  Congo  laissait 
indiiïérens,  —  et  ils  étaient  en  petit  nombre,  —  se  livraient  à 
d'innocentes  plaisanteries  sur  l'union  personnelle  des  deux  cou- 
ronnes, et  l'on  prétend  même  qu'un  Bruxellois,  facétieux  comme 
un  Parisien,  charbonna  près  d'une  des  portes  du  palais  royal  cette 
satirique  inscription  :  «  Sonnez  deux  coups  pour  le  Congo.  » 

A  voir  l'accueil  fait  par  l'opinion  au  principe  de  l'union  per- 
sonnelle, il  est  évident  que  l'éventualité  d'une  annexion  du  Congo 
à  la  Belgique  eût,  à  cette  époque  (188'')),  soulevé  dans  la  nation  les 
plus  vives  protestations.  L'œuvre  du  roi  Léopold  avait  encore  de 
dures  épreuves  à  traverser,  avant  d'être  appréciée  par  ses  sujets 
belges.  Le  nouvel  Etat,  en  pleine  voie  d'organisation,  avait  déjà 
absorbé  bien  des  millions  ;  la  fortune  royale  et  la  liste  civile  étaient 
employi'es  tout  entières  à  doter  son  budget  :  il  fallait  au  roi  des 
ressources  pour  soutenir  son  œuvre  africaine  et  réparer  sa  fortune 
personnelle;  l'heure  des  entreprises  était  sonnée  :  les  financiers 
et  les  hauts  banquiers  remplacèrent  dans  l'entourage  du  roi  les 
explorateurs,  les  géographes  et  les  philanthropes.  C'est  alors 
(188l)-1887)  que  se  fondèrent  couj)  sur  coup  à  Bruxelles  les 
grandes  coiniJUgnies  commerciales  :  Compagnie  du  Congo  pour 
le  commerce  et  l'industrie,  Compagnie  des  magasins  généi'aux  du 
Congo,  Société  anonyme  belge  pour  le  commerce  du  llaul- 
Congo,  Compagnie  des  produits  du  Congo,  etc.  Chacune  de  ces 
compagnies  a  son  but  bien  défini  et  son  capital  propre,  mais 
elles  sont  inféodées  plus  ou  moins  à  l'Etal  Indépendant  et  reçoi- 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vent  de  lui  une  direction  unique.  Cette  direction  est  confiée,  — 
chose  singulière, —  à  un  officier  d'ordonnance  du  roi,  au  capi- 
taine, aujourd'hui  major  Thys.  C'est  une  personnalité  remarquable 
que  celle  de  cet  officier,  la  cheville  ouvrière  des  entreprises 
belges  au  Congo,  explorateur  intrépide,  confident  du  roi,  mer- 
veilleux orateur,  financier  consommé,  habile  ingénieur,  allant 
inspecter  les  établissemens  du  Congo  et  revenant  présider  les 
conseils  d'administration,  ou  faire  une  campagne  de  conférences 
populaires  en  faveur  de  l'œuvre  africaine. 

Le  roi,  presque  complètement  ruiné,  taxa  tous  les  siens  :  les 
d'Orléans  et  les  Cobourg  apportèrent  sans  enthousiasme  leur 
concours  financier  à  l'œuvre  africaine  ;  la  haute  société  belge  fut 
l'objet  de  sollicitations  pressantes  ;  souscrire  des  actions  du  Congo 
devint  pour  les  courtisans  le  meilleur  moyen  d'être  agréables  au  roi. 
Hélas  !  il  y  eut  aussi  des  ressources  considérables  demandées  à  des 
combinaisons  douteuses.  Cet  Etal  Indépendant,  né  de  l'Association 
Internationale  Africaine,  qui  avait  comme  objectif  l'abolition  de 
l'esclavage,  en  arriva  même  à  accorder  aux  compagnies  congo- 
laises, moyennant  un  droit  de  participation  à  tous  les  bénéfices, 
la  faculté  de  libôrer  des  esclaves.  Faut-il  enlever  une  grande  illu- 
sion aux  philanthropes  et  leur  dire  qu'entre  acheter  et  racheter 
des  noirs,  il  n'y  a  souvent  en  Afrique  que  la  différence  d'une  r? 
Mais  le  Congo  dévorait  des  millions;  les  frais  de  premier  éta- 
blissement d'une  pareille  entreprise  étaient  énormes  et  dépas- 
saient toutes  les  prévisions.  L'Etat  Indépendant  dut  recourir  à 
un  emprunt  à  lots  de  150  millions.  Or,  une  difficulté  se  présen- 
tait :  les  bons  ne  pouvaient  pas,  comme  bien  l'on  pense,  être 
émis  au  centre  de  l'Afrique  parmi  les  sujets  noirs  de  S.  M. 
Léopold  II.  On  s'adressa  aux  Chambres  belges,  qui  permirent  à 
l'Etat  Indépendant  d'émettre  son  emprunt  en  Belgique;  le  gou- 
vernement français,  également  sollicité,  fut  assez  imprévoyant 
pour  accorder  à  cette  valeur  l'autorisation  de  cote,  sans  réclamer 
en  retour  de  l'Etat  Indépendant  le  moindre  avantage.  Il  faut  ajou- 
ter que  l'emprunt  à  lots  bénéficia  chez  nous  dans  une  large  me- 
sure de  l'étiquette  Bons  du  Congo,  que  lui  avaient  donnée  à  des- 
sein les  financiers  belges.  Les  petites  bourses,  qui  sont  toujours 
les  plus  patriotiques,  apportèrent  avec  empressement  leurs  éco- 
nomies à  l'emprunt  de  l'Etat  Indépendant,  croyant  favoriser  une 
entreprise  française. 

En  même   temps   que   la  campagne  de  souscriptions,  il  se 


LE    CONGO    FRANÇAIS   ET    l'ÉïAT    INDÉPENDANT.  133 

menait  en  Belgique  une  campagne  de  propagande  très  active  en 
faveur  du  Congo.  Au  retour  de  ses  voyages,  le  capitaine  Thys  se 
faisait  entendre  à  Bruxelles,  à  Liège  et  à  Anvers.  Dans  ce  grand 
port  venaient  justement  d'avoir  lieu  les  premières  ventes  d'ivoire 
et  de  caoutchouc.  L'Etat  Indépendant  devenait  de  plus  en  plus 
populaire  ot,  comme,  d'autre  part,  la  majeure  partie  de  ses  offi- 
ciers et  de  ses  fonctionnaires  étaient  Belges,  il  se  créait  un  lien 
plus  étroit  entre  lui  et  la  Belgique.  Mais  l'argent  faisait  toujours 
défaut;  l'emprunt  à  lots  n'avait  pas  donné  tout  ce  qu'on  espérait 
et  il  fallait  trouver  de  nouvelles  ressources  en  vuo  d'un  travail 
gigantesque  :  l'ouverture  d'une  voie  ferrée  reliant  le  Stanley-Pool 
au  bas  fleuve,  Leopoldville  à  Matadi.  Le  roi  s'adressa  aux 
Chambres  belges,  qui  autoriseront  (juillet  1889)  le  gouvernement 
à  souscrire  pour  10  millions  d'actions  à  la  coiibtitution  de  la 
compagnie  du  chemin  de  fer  du  Congo. 

L'année  suivante  (1890),  le  roi  Léopold  II  jugea  enfin  le  mo- 
ment venu  de  dévoiler  ses  projets:  la  Belgique  célébrait  le  25*^  an- 
niversaire de  son  couronnement;  l'entreprise  africaine,  l'œuvre 
de  sa  vie,  était  assez  avancée  pour  être  comprise  et  appréciée  par 
ses  sujets.  Le  Boi-Souverain  chercha  une  combinaison  le  déli- 
vrant d'une  lourde  charge  et  assurant  l'avenir  de  son  royaume 
africain.  Le  moyen  qu'il  employa  pour  transférer  l'Etat  Indépen- 
dant à  la  Belgique  est  une  des  choses  les  plus  curieuses  de  l'his- 
toire du  droit  public.  Sa  Majesté  Léopold  II,  dédoublant  sa  person- 
nalité, adressa  à  Sa  Majesté  Léopold  II,  roi  des  Belges,  le  testament 
qu'il  avait  rédigé  comme  souverain  de  l'Etat  Indépendant  et  par 
lequel  il  léguait  et  transmettait  après  sa  mort  à  la  Belgique  son 
royaume  africain.  Ce  testament  donna  lieu  à  l'ouverture  do  né- 
gociations entre  le  gouvernement  belge  et  celui  de  ri']tat  Indé- 
pendant, négociations  qui  aboutirent  à  la  convention  suivante  : 

Ainici.K  iMiKMH'.ii. —  L'Ktaf.  belge  s'engage  à  avancer, à  titre  de  prôl,  àl'État 
Indépendant  du  Congo  une  somme  de  2.")  millions  de  francs  et  ce  savoir: 
5  millions  do  Francs  aussilùl  après  l'approbation  de  la  législature  et  2  millions 
par  an  pendant  dix  ans  ài»arlii-  de  co  premier  versement.  Pendant  ces  dix 
années,  les  sommes  ainsi  i)rèlécs  ne  seront  point  produetives  d'intérêts. 

Aur.  H.  —  .Six  mois  après  l'expiration  du  terme  susdit  de  dix  ans,  l'État 
belge  pourra,  s'il  le  juge  bon,  s'annexer  ITUat  Indépendant  du  Congo  avec 
les  biens,  droits  et  avantages  attachés  à  la  souveraineté  de  cet  Ktat...  mais 
aussi  à  charge  de  repiendre  les  obligations  dudit  l'Aa.1  envers  les  tiers,  le 
Uoi  Souverain  refusant  exprosse'mcnt  toute  indemnité  du  chef  des  sacrifices 
personnels  qu'il  s'est  imposés. 


134  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Art.  III.  —  Dès  à  présent,  l'État  belge  recevra  de  l'État  Indépendant  tels 
renseignemens  qu'il  jugera  désirables  sur  la  situation  économique,  commer- 
ciale et  financière  de  celui-ci...  Ces  renseignemens  ne  doivent  avoir  d'autre 
but  que  d'éclairer  le  gouvernement  belge  et  celui-ci  ne  s'immiscera  en 
aucune  manière  dans  l'administration  de  l'État  Indépendant  qui  continuera 
à  n'être  rattaché  à  la  Belgique  que  par  l'union  personnelle  des  deux  cou- 
ronnes... 

Art.  IV.  —  Si,  au  terme  prédit  (en  1900),  la  Belgique  décidait  de  ne  pas 
accepter  l'annexion  de  l'État  du  Congo,  la  somme  de  23  millions  de  francs 
prêtée,  inscrite  au  grand  livre  de  sa  dette,  ne  deviendrait  exigible  qu'après 
un  nouveau  terme  de  dix  ans  pendant  lesquels  elle  serait  productive  d'un 
intérêt  annuel  de  3  1/2  p.  100. 

Ce  testament  d'un  roi  en  parfaite  santé  léguant  à  son  peuple 
un  des  deux  Etats  dont  il  était  souverain,  ce  legs  servant  de  pré- 
texte à  une  demande  de  fonds  de  ce  roi  à  ses  sujets  est  bien 
la  plus  étrange  idée  qui  se  puisse  concevoir.  La  convention  sou- 
mise aux  Chambres  belges,  réunies  en  une  session  extraordinaire 
qui  a  pris  le  nom  de  Session  congolaise,  fut  votée  à  la  presque 
unanimité.  C'est  dire  combien  l'opinion  publique  avait  évolué 
en  Belgique  et  combien  le  Congo  y  était  devenu  populaire  :  la 
presse  entière,  même  celle  de  l'opposition  (1),  se  montra  favo- 
rable à  l'éventualité  de  l'annexion.  Depuis  1890,  l'Etat  Indépen- 
dant, ou  plutôt  la  Compagnie  du  chemin  de  fer,  qui  lui  est  in- 
féodée, s'est  trouvée  de  nouveau  aux  abois  et  le  gouvernement 
belge  a  dû  intervenir  pour  aider  de  ses  deniers  à  l'achèvement  de 
la  ligne.  En  1895,  à  propos  d'une  nouvelle  demande  de  crédits, 
M.  de  Mérode,  alors  ministre  des  Affaires  étrangères,  pensa  qu'au 
lieu  de  renflouer  continuellement  le  navire  congolais,  il  serait 
peut-être  plus  sage  d'en  prendre  la  direction  et  il  déposa  un  projet 
de  loi  approuvant  la  reprise  immédiate  du  Congo  par  la  Belgique. 
Le  Roi-Souverain  montra,  paraît-il ,  peu  d'enthousiasme  pour 
cette  solution  qu'il  avait  appelée  de  tous  ses  désirs  cinq  ans  au- 
paravant. C'est  que  le  Congo  est  le  pays  des  mystères  et  des  fic- 
tions: cet  Etat  Indépendant  qui  n'est  pas  belge,  bien  que  la  confu- 
sion se  fasse  continuellement  à  ce  sujet,  est  doublé  d'une  affaire 
privée;  à  côté  du  domaine  public  sur  lequel  on  est  déjà  fort  peu 
renseigné,  il  s'est  constitué  un  Domaine  Privé  sur  lequel  plane  le 
plus  grand  mystère,  mais  qui  donne,  à  n'en  pas  douter,  des  re- 
venus   importans.   L'annexion  du  Congo  par  la    Belgique  sera 

(1)  La  Réforme  est  le  seul  journal  qui  soit  encore  hostile  au  mouvement  colo- 
nial. 


LE    CONGO    FRANÇAIS    HT    l'ÉTAT    INDÉPENDANT.  135 

plus  OU  moins  avantageuse,  suivant  que  ce  Domaine  Privé,  qui 
s'accroît  chaque  jour,  sera  plus  ou  moins  compris  dans  l'acte  de 
cession.  Le  Congo  de  1895,  malgré  les  bruits  qui  commençaient 
à  circuler  sur  le  Domaine  Privé,  parut  à  M.  de  Mérode  un  pla- 
cement avantag-eux  pour  la  Belgique;  mais  il  fallait  se  hâter  et 
se  rappeler  qu'aux  dernieis  venus ^  il  ne  reste  souvent  que  des 
os  à  ronger  :  tarde  venienlihus  ossa.  Faiblement  soutenu  par  le 
roi,  en  désaccord  avec  les  Chambres,  M.  de  Mérode,  pris  entre 
son  loyalisme  et  son  patriotisme,  donna  sa  démission,  et  son  pro- 
jet de  loi  fut  retiré.  Malgré  ce  léger  nuage,  la  popularité  du 
Congo  est  allée  en  grandissant 'et  la  Belgique  se  montre  aujour- 
d'hui impatiente  de  devenir  la  mère  patrie  de  cette  belle  colo- 
nie qui  commence  à  rendre  généreusement  les  capitaux  qu'elle 
a  absorbés.  Le  roi  a  refait  sa  fortune  personnelle  et  l'aura  bientôt 
doublée;  les  courtisans  qui,  pour  lui  être  agréables,  avaient  placé 
des  fonds  dans  les  entreprises  africaines  réalisent  des  bénéfices 
considérables.  Les  actions  du  chemin  de  fer  Matadi-Leopoldville, 
émises  à  oOO  francs  en  1889,  tombées  à  250  en  1893,  valent  au- 
jourd'hui près  de  1200  francs,  et  nul  ne  peut  dire  quel  prix 
atteindra  cette  valeur  le  jour  où  la  ligne  arrivée  à  Léopoldville 
aura  à  écouler  toutes  les  marchandises  du  bassin  central  concen- 
trées au  Stanley-Pool. 

Cette  voie  ferrée  résout  en  effet  le  problème  économique  que 
je  posais  en  commençant;  elle  supprime  cet  obstacle  delà  région 
des  chutes  qui  empêchait  l'Afrique  intérieure  d'entrer  en  activité 
commerciale.  Dès  à  présent,  les  centaines  de  factoreries  belges 
établies  dans  l'Etat  Indépendant  travaillent  fiévreusement;  l'ivoire, 
le  caoutchouc,  le  copal,  l'huile  de  palme  s'entassent  dans  les 
com|>toirs;  une  flotte  de  steamers  va  amener  tous  ces  produits  à 
Léopoldville,  d'où  ils  seront  dirigés  par  la  voie  ferrée  jusqu'à 
Matadi  et  de  là  embarqués  pour  Anvers.  Matadi,  enfoncé  dans 
l'estuaire  du  Congo  comme  Anvers  dans  l'embouchure  del'b^scaut, 
deviendra  le  grand  port  de  l'Afrique  centrale.  Léopoldville.  Ma- 
tadi, Anvers  seront  les  trois  stations  de  celle  nouvelle  artère  com- 
merciale du  monde.  La  grande  œuvre  du  chemin  de  fer  congo- 
lais, qui  rencontrait,  il  y  a  quatre  ans  encore,  tant  de  sceptiques 
et  que  nous  nous  sommes  trop  longtemps  obstinés,  nous  Fran- 
çais, à  regarder  comme  une  chimère  est  aujourd'hui  réalisée:  le 
dernier  rail  a  été  boulonné  le  1(>  mars,  et  l'inauguration  officielle 
de  la  ligne  a  été  fixée  au  l*"''  juillet.  La  riche  Compagnie  du  che- 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

min  de  fer  Matadi-Stanley-Pool  a,  en  cette  circonstance,  grande- 
ment et  habilement  fait  les  choses  :  elle  a  invité  les  Puissances 
signataires  de  l'Acte  de  Berlin  à  se  faire  représenter  aux  fêtes 
d'inauguration,  et  elle  a  affrété  pour  le  transport  de  ses  invités 
le  steamer  Y  Albertville,  qu'elle  a  fait  luxueusement  aménager.  La 
somme  que  le  Conseil  d'administration  a  distraite  de  ses  réserves 
pour  cet  objet  ne  sera  pas  une  vaine  dépense;  les  notabilités  de 
toutes  sortes  conviées  à  cette  inauguration,  ainsi  que  les  nom- 
breux représentants  de  la  presse  belge  et  étrangère  feront  à  la 
nouvelle  ligne  la  plus  utile  et  la  meilleure  des  réclames.  Le 
i""""  juillet,  les  locomotives  pavois'ées  entreront  à  Dolo,  le  port  de 
Léopoldville  amenant  de  Matadi  des  trains  chargés  de  nombreux 
visiteurs;  elles  seront  saluées  par  les  steamers  ancrés  au  Stanley- 
Pool  ;  la  fête  sera  originale  et  brillante;  puis,  aussitôt  après,  com- 
mencera l'exploitation  intensive  de  ces  régions  à  peine  soupçon- 
nées il  y  a  vingt  ans  :  la  révolution  économique  de  l'Afrique 
centrale  sera  un  fait  accompli . 

Cette  révolution  bienfaisante,  —  est-il  besoin  de  l'ajouter?  — 
s'accomplira  presque  exclusivement  au  profit  de  la  Belgique.  En 
effet  l'Etat  Indépendant,  pour  se  procurer  des  ressources,  a  fait 
succéder  au  régime  de  liberté  commerciale  institué  par  l'Acte  de 
Berlin  un  régime  de  taxes  qui  constitue  un  véritable  monopole 
à  son  profit  ou,  ce  qui  revient  au  môme,  au  bénéfice  des  com- 
pagnies commerciales  qu'il  a  fondées  et  qu'il  dirige.  Les  maisons 
de  commerce  françaises  qui,  sur  la  foi  des  traités,  s'étaient  in- 
stallées dans  le  domaine  de  l'Etat  Indépendant,  atteintes  par  ces 
injustes  tarifs  et  par  des  prohibitions  de  toute  nature,  ont  dis- 
paru, rachetées  par  des  sociétés  belges  qui  ont  étendu  leurs  affaires 
jusque  dans  le  Congo  Français. 

Si  la  plus  grande  partie  du  commerce  de  notre  colonie  se 
trouve  aujourd'hui  entre  les  mains  des  Belges,  on  peut  affirmer 
que  tous  les  transports,  commerciaux  ou  autres,  à  destination 
du  Congo  français  se  feront  exclusivement  par  la  voie  ferrée  de 
Matadi  à  Léopoldville.  C'est  par  elle  que  devront  passer  le  per- 
sonnel et  le  matériel  de  nos  expéditions,  nos  agens,  nos  troupes 
à  l'occasion,  nos  missionnaires,  les  ravitaillemens  de  nos 
postes,  etc.  Il  paraît  en  efîet  difficile  d'escompter  dans  un  ave 
nir  prochain  l'ouverture  d'une  voie  ferrée  traversant  le  Congo 
Français  et  reliant  Loango  à  Brazzaville  par  la  vallée  du  Niari- 
Kouilliou.  Une  société  financière  s'était  constituée  en  1893  pour 


LE    CONGO    FRANÇAIS  'ET    l'ÉTAT    INDÉPENDANT.  137 

l'étude  et  la  création  de  ce  chemin  de  fer.  C'était  au  moment  où 
les  ingénieurs  belges  rencontraient  le  maximum  de  difficultés 
et  venaient  de  dépenser  20  millions  en  trois  ans  pour  la  con- 
struction de  30  kilomètres.  La  voie  de  Loango  à  Brazzaville  se- 
rait plus  longue  de  100  kilomètres  que  la  ligne  de  ^latadi  à 
Léopoldville,  mais  son  terminus  ouest  serait  sur  l'Atlantique, 
tandis  que  Matadi  en  est  éloigné  de  180  kilomètres;  la  construc- 
tion du  chemin  de  fer  du  Niari  présenterait  beaucoup  moins  de 
difficultés  que  celle  de  la  ligne  belge,  car  le  relief  des  terrains  à 
traverser  est  moins  considérable;  la  seule  infériorité  du  projet  est 
l'absence  de  port  à  Loango.  Les  moyens  financiers  manquèrent  à 
la  société  française,  qui  se  heurta  à  la  coalition  de  la  haute 
banque  lancée  à  fond  dans  l'entreprise  belge,  et  l'idée  du  chemin 
de  fer  français  fut  momentanément  abandonnée. 

Ce  nouvel  échec  dans  notre  œuvre  coloniale  au  Congo  ne 
doit  pas  nous  empêcher  de  rendre  un  jugement  impartial  sur  la 
tâche  accomplie  par  les  Belges  dans  l'Etat  Indépendant.  Ils  ont 
révélé,  en  cette  occurrence,  un  tempérament  éminemment  propre 
à  la  colonisation;  le  roi  Léopold,  qui  avait  deviné  leurs  aptitudes, 
s'est  habilement  employé  à  leur  fournir  l'occasion  de  les  mettre 
en  œuvre  et  de  les  développer;  grâce  à  lui,  la  Belgique  sera,  au 
xx^  siècle,  une  grande  puissance  coloniale.  Mais,  nous  ne  saurions' 
trop  le  répéter,  le  succès  si  rapide  de  l'Etat  Indépendant  témoigne 
surtout  de  la  supériorité  de  l'initiative  privée  sur  les  procédés 
gouvernementaux,  en  matière  de  colonisation.  Les  capitaux,  l'in- 
dustrie et  le  commerce  belges  se  sont  disputé  la  mise  en  valeur 
de  cet  immense  domaine,  parce  que  le  gouvernement  de  l'Etat 
Indépendant,  réduit  à  des  rouages  rudimentaires,  n'a  pas  prétendu 
tout  dominer,  tout  contrôler,  tout  administrer. 

Les  «  coloniaux  »  français  devraient  profiter  de  cet  enseigne- 
ment et,  au  lieu  de  perdre  leur  temps  à  des  récriminations  inu- 
tiles contre  la  compagnie  du  chemin  de  fer  belge,  ils  devraient 
imiter  l'attitude  de  l'Angleterre,  lors  de  l'ouverture  du  canal  de 
Suez.  La  similitude  est  frappante  entre  les  deux  situations.  Pen- 
dant les  longs  travaux  du  creusement  du  canal,  les  Anglais  ne 
cessèrent  de  faire  obstacle  à  cette  œuvre  françaisi\  la  dénigrant 
et  lui  prc'îdisant  les  plus  sombres  destinées;  mais,  (juand  ils  com- 
prirent (jue,  malgré  leur  op[)()sition,  le  canal  allait  s'achever,  ils 
changèrent  bruscjuement  de  lactique,  et  firent  afiluer  leurs  capi- 
taux dans  l'entreprise,  alin  d'avoir  leur  part  d'inlluencc  dans  les 


138  KEVUt:    DES    DEUX    MO>DES. 

conseils  d'une  compagnie  maîtresse  d'une  voie  navigable  qui  leur 
était  indispensable;  le  krach  khédivial  favorisa  leurs  desseins. 
Telle  doit  être  exactement  la  ligne  de  conduite  à  adopter  et  nous 
devons  tout  mettre  en  œuvre  pour  arriver  à  obtenir  dans  la  com- 
pagnie du  chemin  de  fer  du  Pool  une  place  prépondérante  (1). 
L'Angleterre,  déjà  maîtresse  du  Nil  et  du  Niger,  convoite  la  der- 
nière des  trois  grandes  artères  fluviales  de  l'Afrique,  et  il  faudra 
faire  bonne  garde  pour  l'empêcher  de  s'y  implanter.  La  moindre 
ingérence  de  sa  part  dans  les  affaires  de  l'État  Indépendant,  et  sous 
quelque  forme  que  ce  soit,  aurait  les  plus  funestes  conséquences. 
Oublions  donc  nos  petites  difficultés  avec  nos  voisins  de  l'Escaut 
et  du  Congo  et  quand,  en  1900,  à  l'expiration  du  délai  fixé  par  la 
convention  de  1890,  la  Belgique  sera  appelée  à  se  prononcer  défi- 
nitivement sur  l'annexion  de  lEtat  Indépendant,  ne  suscitons  à 
ses  desseins  aucune  mesquine  opposition.  L'Etat  Indépendant  est 
une  anomalie  trop  grande  dans  notre  droit  international  moderne 
pour  que  son  existence  puisse  se  prolonger  indéfiniment;  toute 
désagrégation,  toute  liquidation,  même  partielle,  de  ce  vaste  do- 
maine profiterait  plus  à  l'Angleterre  qu'à  la  France,  en  dépit  de 
notre  droit  de  préemption,  et  ce  serait  la  plus  imprévoyante  des 
politiques  que  celli^  qui  aurait  pour  résultat  d'augmenter  en 
Afrique  nos  points  de  contact  avec  l'Anglais. 

Comte  Henry  de  Castries. 

(1)  Est-il  besoin  de  dire  que  nous  ne  souhaitons  pas  un  krach  sur  les  valeurs 
congolaises?  mais,  si  ces  valeurs  subissaient  une  crise  môme  momentanée,  il  y 
aurait  pour  nous  une  occasion  quil  ne  faudrait  pas  laisser  échapper. 


LES   SELVE 


MŒURS    DU    LATIUM 


DERNIERE    PARTIE(l) 


Quand  le  jour  pointa  par  delà  les  lointaines  montagnes  de 
rOmbrie,  dans  l'Est,  avant  même  que  le  soleil  fût  assez  haut 
pour  qu'on  pût  le  voir  au-dessus  de  la  cime  noirâtre  des  forêts,  la 
jeune  lille  s'en  retourna  chez  elle  à  pied.  Lorsqu'elle  arriva,  ses 
oncles  lui  jetèrent  de  mauvais  regards;  mais,  à  son  grand  étonne- 
ment,  personne  ne  fit  la  moindre  allusion  aux  événemens  du  jour 
précédent.  Ils  étaient  tous  violemment  irrités  contre  elle,  mais 
ils  n'entendaient  point  passer  leur  colère  en  paroles.  La  ven- 
geance était  de  bonne  garde  aux  Selve  ;  elle  s'y  conservait  comme 
du  bon  vin,  comme  le  meilleur  des  vins,  de  l'avis  de  tous. 

—  Je  ferais  mieux  de  les  (juitter,  pensa  Muriella  à  plusieurs 
reprises,  le  jour  suivant.  Où  que  j'aille,  je  pourrai  gagner  ma  vie. 

Mais,  ainsi  qu'elle  l'avait  dit  à  Caterina,  ces  bois  étaient  ses 
amis,  mieux  que  cela  même,  ils  étaient  la  seule  chose  qu'elle  pût 
aimer;  et  elle  leur  était  attachée  de  toute  son  âme.  Elle  con- 
naissait chacun  de  leurs  grands  arbres,  comme  un  prêtre  connaît 
chacun  des  membres  de  sa  paroisse.  Elle  aimait  la  lil)erté,  la 
solitude,  la  tranquillili''  dont  elle  pouvait  jouir  dans  cette  forêt; 

(1)  Voyez  l.i  licvuc  du  l.'i  juin. 


140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  en  aimait -les  étangs  brunâtres  et  profonds,  les  fourrés  impé- 
nétrables, que  seuls  pouvaient  traverser  les  sangliers,  l'ombre  ver- 
dâtre  que  l'éclat  même  des  midis  ensoleillés  ne  pouvait  dissiper, 
les  silences  profonds  des  jours  d'hiver,  des  soirs  d'été.  Tout  cela 
lui  tenait  au  cœur,  sans  qu'elle  cherchât  à  s'expliquer,  à  com- 
prendre pourquoi  il  en  était  ainsi. 

Les  lièvres  aux  grands  yeux  tendres,  les  oiseaux  au  chant 
joyeux,  les  reines  des  prés  empanachées  de  soie,  les  bouleaux  à 
l'écorce  d'argent,  les  chênes  au  tronc  brunâtre,  lui  étaient  plus 
chers  que  les  êtres  avec  lesquels  elle  vivait.  Elle  éprouvait,  dans 
la  pénombre  calme  de  ces  bois,  une  joie  inexprimable,  mais  intime, 
et  lorsqu'elle  voyait  les  mules  peiner  sous  les  coups,  les  trou- 
peaux de  chèvres  s'épuiser  dans  la  poussière  de  la  grande  route, 
lorsqu'elle  entendait  les  vaches  mugir  en  vain  après  les  petits 
dont  on  les  avait  séparées,  elle  se  sentait  plus  rapprochée  de  ces 
créatures  souffrantes  que  des  hommes  qui  s'égorgent,  se  battent, 
s'assomment  entre  eux.  Autour  d'elle,  on  prenait  plaisir  à  mar- 
tyriser les  animaux;  jeunes  et  vieux  les  traitaient  comme  s'ils 
eussent  été  insensibles  ;  mais  Muriella  était  née  avec  une  âme 
qui  ne  ressemblait  en  rien  à  celle  des  personnes  de  son  entou- 
rage. Comme  celle  des  vaches  et  des  chèvres,  son  âme  était 
muette,  mais  du  moins  elle  était  vivante. 

Ses  parens  la  faisaient  passer  pour  folle,  quoiqu'ils  sussent 
bien  qu'elle  n'était  pas  folle;  il  était  impossible  en  en"et  de  se 
jouer  d'elle.  Il  lui  était  déjà  arrivé  de  saisir  de  sa  belle  main 
brune  quelque  berger  inhumain  par  le  collet  et  de  le  précipiter 
dans  un  torrent  ou  de  le  faire  choir  sur  un  lit  d'orties.  Très  vigou- 
reuse, elle  était  douée  de  cette  force  superbe  que  la  vie  en  plein 
air  et  l'exercice  suffisent  à  développer  chez  ceux  dont  la  nourri- 
ture consiste  en  pain  noir  et  en  légumes. 

Les  ouvrages  qu'elle  avait  à  faire  étaient  des  plus  pénibles;  les 
seuls  momens  de  repos  qu'elle  connût  étaient  ceux  qu'elle  pas- 
sait à  son  métier,  sur  lequel  elle  tissait  les  grossières  toiles  de 
chan\Te  que  l'on  employait  dans  sa  famille  ;  mais,  jeune  et  active, 
elle  ne  souffrait  pas  de  cette  vie  pourtant  si  fatigante  ;  il  va- 
lait mieux  pour  elle  qu'elle  dépensât  toutes  ses  forces,  toute 
son  énergie  aux  travaux  qu'exigeait  la  culture  de  l'enclos  et  des 
champs,  plutôt  que  de  les  perdre  à  ne  rien  faire.  L'idée  de  quitter 
les  Selve  l'épouvantait,  non  qu'elle  redoutât  les  dangers  de  la  vie 
errante;  mais  parce  qu'elle  se  sentait  profondément  attachée  au 


LES     SELVE. 


lU 


sol,  autant  par  ses  habitudes  que  par  son  cœur.  Elle  savait  qu'en 
tout  autre  endroit,  elle  se  sentirait  aussi  égarée  que  l'écureuil 
qu'un  incendie  de  foret  a  chassé  du  vieux  tronc  de  chàtaifj;nier, 
dans  lequel  se  trouvait  son  nid,  et  qui,  éperdu,  errant  sur  la 
mousse  brûlée,  sur  le  gazon  en  cendres,  ne  retrouve  plus  les 
sentes  qui  le  ramenaient  à  sa  cachette. 

Quelques  jours  plus  tard,  au  cours  d'une  de  ses  promenades 
journalières  à  travers  les  bois,  Cyrille  la  vit;  il  arrêta  son  cheval, 
et  lui  dit  : 

—  Je  ne  t'ai  pas  remerciée  de  ce  que  tu  as  fait,  l'autre  jour,  à 
San  Vitale.  —  La  jeune  fille,  qui  était  agenouillée  sur  le  sol, 
occupée  à  couper  des  roseaux  secs,  se  redressa.  — Je  crains  que 
cela  n'ait  irrité  tes  oncles  contre  toi.  En  a-t-il  été  ainsi  ? 

—  On  s'aime  peu  chez  nous;  répondit-elle.  Leurs  pensées  ne 
sont  pas  mes  pensées,  pas  plus  que  leurs  coutumes  ne  sont  les 
miennes. 

—  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  les  quitter? 

—  Sans  doute  1 

—  Veux  tu  que  je  prie  Cuterina  de  te  trouver  quelque  occupa- 
tion chez  nous  ? 

—  Non,  monsieur  ! 

—  Pourquoi  pas  ? 

—  Parce  que  cela  ne  me  conviendrait  pas. 

Elle  rougit  un  peu  en  répondant  ;  Fausto  l'avait  plus  que  ja- 
mais en  ces  derniers  temps  poursuivie  de  ses  grossières  assiduités. 

—  Tu  ne  peux  pas  être  heureuse  au  milieu  de  gens  dont  la 
conduite  est  si  diiïérente  de  la  tienne,  si  blessante  môme  pour 
toi,  reprit-il. 

L'air  pensif,  elle  attira  à  elle  une  nouvelle  brassée  de  roseaux 
qu'elle  ccnipa  et  jeta  sur  le  sol  à  coté  de  ceux  qui  étaient  déjà 
abattus. 

—  Heureuse?  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça  ?  dit-elle  avec  une 
ignorance  vraie  et  qui  n'avait  rien  de  cynique.  C'est  votre  manière 
de  parler,  pas  la  notre  ! 

J^es  vers  dedœlhe  :  «  Quand  au  déclin  du  jour...  etc.  »  mon- 
tèrent ù.  l'esprit  de  Cyrille,  en  même  temps  que  cette  phrase  de 
Th('.roigne  de  Aléricourl  :  «  L'enfant  ne  souriait-il  pas  à  sa  mère, 
sous  Tibère,  comme  sous  Trajan?  » 

—  De  tout  temps,  à  coup  sur,  les  plus  humbles  eux-mêmes  ont 
leur  part  naturelle  de  bonheur,  répli(jua-t-il,  en  hésitant  un  peu. 


142  RKVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  sourire  de  dédain  plissa  la  belle  bouche  de  Muriolla. 

—  Avez-vous  jamais  remarqué  les  ânes  qui  viennent  chercher 
le  sable  que  l'on  extrait  des  carrières?  dit-elle  brusquement.  Dès 
leur  plus  jeune  âge,  on  les  forcé  à  travailler  Ils  n'atteignent  ja- 
mais leur  croissance  complète.'  Leurs  yeux  sont  toujours  ma- 
lades, leurs  pelage  toujours  couvert  de  poussière,  jamais  on  ne 
les  étrille.  Leurs  sabots  sont  secs  et  fendillés,  leurs  os  saillent 
sous  la  peau,  ils  n'ont  rien  autre  à  manger  que  de  la  paille  moisie 
et  des  feuilles  mortes.  Ce  sont  des  bêtes  de  somme  que  l'on 
roue  de  coups,  qui  n'ont  jamais  un  instant  de  repos.  l']h  bien, 
les  femmes  des  pauvres  leur  sont  comparables.  C'est  dans  la  dou- 
leur et  dans  la  pénurie  qu'elles  engendrent,  et  leurs  eufans  ne 
leur  sont  qu  un  surcroît  de  fatigue.  Voilà  pourquoi  je  ne  me  ma- 
rierai jamais,  si  c'est  là  ce  que  vous  voulez  dire. 

Cyrille  fut  étonné  de  la  réflexion  et  de  l'observation  que  déno- 
tait cette  réponse.  C'était  un  vrai  miracle  que  d'entendre  une  de 
ces  paysannes  parler  avec  quelque  compassion  d'un  animal,  de 
l'entendre  surtout  comparer  les  destinées  humaines  avec  le  sort 
des  bêtes.  La  netteté  de  cette  réponse  le  surprit  aussi,  car  il  est 
rare,  dans  ce  pays,  que  l'on  réponde  jamais  de  manière  bien  pré- 
cise. Montrant  de  la  main  un  point  d'or  qui  brillait  au  loin  dans 
l'ouest  : 

—  C'est  là-bas  qu'est  Rome,  lui  dit-il,  à  l'endroit  où  tu  aper- 
çois cette  étincelle  de  lumière.  C'est  dans  cette  ville  que  se  trouve 
le  trône  du  vice-roi  de  Dieu,  et  il  est  arrivé  à  des  fils  de  paysans 
de  siéger  sur  ce  trône  :  des  empereurs  et  des  rois  s'agenouillaient 
devant  eux  et  leur  baisaient  le  pied.  Une  femme  peut-elle  dire  ce 
qu'il  adviendra  de  l'enfant  qu'elle  porte  dans  son  sein?  Qui  donc 
peut  lui  prédire  l'avenir  réservé  au  fruit  de  ses  entrailles? 

^luriella  regarda  dans  la  direction  qu'il  lui  indiquait  ;  mais 
elle  ne  comprit  pas  le  sens  de  ses  paroles.  Elle  savait  seulement 
que  c'était  là  le  but  des  voyages  des  diligences. 

La  route'  est  longue  et  l'abîme  profond  qui  séparent  les  esprits 
simples  des  esprits  cultivés.  Chacun  parle  une  langue  inconnue 
à  l'autre. 

Cyrille  comprit  qu'elle  n'avait  pas  saisi  le  sens  de  ses  paroles  va- 
guement destinées  à  la  consoler.  Il  se  fit  un  silence,  qu'interrompait 
seul  le  bruissement  de  la  serpe  rouillée,  hachant  les  roseaux  secs. 

—  Pourquoi  restez- vous  ici?  demanda  soudain  Muriella,  pour- 
quoi? Ce  n'est  pas  votre  pays. 


LES    SELVE. 


1^3 


—  Non,  en  effet,  ce  n'est  pas  mon  pays. 

—  Vous  n'avez  donc  pas  d'amis? 

—  J'en  ai  beaucoup  ;  mais  pas  ici. 

—  Vous  devriez  vous  en  retourner  vers  eux. 

—  Ah!  si  cela  m'était  possible,  je  le  ferais  volontiers! 

—  Et  pourquoi  cela  ne  vous  est-il  pas  possible? 

Il  ne  répondit  pas.  Comment  en  effet  lui  faire  comprendre  la 
position  dans  laquelle  il  se  trouvait  ?  Toujours  agenouillée  sur  le 
sol,  et  tout  en  continuant  à  abattre  des  roseaux  avec  sa  faucille, 
elle  le  regarda  avec  une  sympathie  soudaine. 

—  Vous  avez  tué  quelqu'un  ?  dit- elle  à  mi-voix. 

C'était  là  une  raison  qui  faisait  s'expatrier  les  hommes  a.ux  Sp/vc. 

—  Non!  répondit  Cyrille.  J'ai  fait  pis.  J'ai  essayé  d'instruire 
mes  semblables,  et  ils  ne  tenaient  pas  à  être  instruits.  Mes  supé- 
rieurs m'ont  condamné  pour  cela  comme  pour  un  crime.  On  m'a 
emprisonné;  je  me  suis  échappé,  et  je  suis  venu  ici. 

Muriella  demeurait  silencieuse,  appuyant  sa  faucille  par  terre. 

—  Ici  aussi,  dit-elle  au  bout  d'un  moment,  vous  essayez  d'in- 
struire les  hommes.  Ils  ne  vous  mettront  pas  en  prison,  eux;  ils 
vous  tueront  ;  tous  sont  irrités  contre  vous.  Dussiez- vous  y  tra- 
vailler jusqu'à  ce  que  vos  cheveux  soient  tout  blancs,  vous  n'ar- 
riveroz  pas  à  les  faire  changer. 

—  Je  tiens  à  m'acquitter  de  mes  devoirs  envers  mes  maîtres 
comme  envers  leurs  gens. 

—  Vous  agissez  selon  la  justice,  mais  ils  ne  veulent  pas  de 
votre  justice.  Ils  veulent  continuer  à  vivre  comme  ils  ont  tou- 
jours vécu,  être  ce  qu'ils  ont  toujours  été.  C'est  dans  les  maré- 
cages que  se  plaisent  les  sangliers,  jamais  vous  ne  les  amènerez 
à  vivre  sur  de  la  paille  propre,  dans  une  étable. 

Cyrille  ne  répondit  rien.  —  Je  croyais,  pensait-il,  j'ai  tou- 
jours cru  qu'il  suffirait  de  les  mener  au  bord  de  l'eau  pour  qu'ils 
consentissent,  d'eux-mêmes,  à  se  laver  et  à  se  tenir  propres  à 
l'avenir;  mais  je  commence  à  craindre  de  m'être  trompé.  —  Puis 
il  dit  à  haute  voix  : 

—  Si  cela  me  convenait  et  que  je  fusse  sur  mes  terres,  je 
pourrais  permettre  à  mes  paysans  de  les  mettre  à  sac,  alors  même 
que  cette  permission  serait  une  preuve  de  faiblesse  plutôt  que  de 
bonté;  mais  ici,  je  n'ai  pas  le  choix.  Je  ne  suis  qu'un  serviteur  et 
il  me  faut  imposer  à  mes  subordonnés  ce  que  je  sais  qu'il  es!  de 
mon  devoir  de  leur  imposer. 


144  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Ils  VOUS  tueront. 

—  Advienne  que  pourra.  Les  hommes  menacés  vivent  géné- 
ralement longtemps. 

—  Pas  toujours,  et  pas  ici  surtout. 

Muriella  s'était  remise  à  son  travail,  et  les  tiges  jaunâtres  et 
bruissantes  des  roseaux  s'affaissaient  sous  les  coups  de  sa  faucille 
rouillée. 

—  Qui  que  ce  soit  qui  vous  poignarde,  ajouta-t-elle  en  tra- 
vaillant, on  ne  découvrira  jamais  le  coupable.  Tous  feront  cause 
commune  avec  lui  ;  chacun  prendra  son  parti  et  risquera  tout 
pour  le  sauver.  Ils  le  cacheront  dans  leurs  lits,  ils  se  parjureront 
par  la  sainte  Vierge  elle-même,  pour  lui  ;  tout  le  monde  le  chérira. 
Grâce  à  des  signes  convenus,  il  passera  en  toute  sécurité  d'une 
maison  à  une  autre,  d'un  village  à  un  autre,  d'une  province  à 
une  autre.  La  justice  n'arrivera  jamais  à  mettre  la  main  même  sur 
son  ombre.  La  haine  commune  de  l'étranger  est  un  lien  plus  fort 
que  les  sermens. 

—  Alors,  comment  se  fait-il  que  tu  ne  la  partages  pas  avec  eux, 
cette  haine? 

Pourquoi?  Elle  ne  le  savait  pas,  elle  ne  se  l'était  jamais 
demandé.  Sans  doute  elle  aurait  dû  embrasser  le  parti  de  sa 
famille  et  pas  celui  de  Cyrille.  Pourquoi  n'en  était-il  pas  ainsi? 

—  Vous  êtes  dans  le  vrai,  dit-elle  simplement,  et  puis  vous 
êtes  seul  contre  des  centaines  de  gens.  Du  reste,  je  ne  me  suis 
jamais  bien  entendue  avec  les  parens  de  mon  père.  Ma  mère 
était  de  Viterbe.  Jusqu'à  sa  mort,  j'ai  vécu  à  Viterbe  avec  elle. 
Elle  avait  quitté  mon  père  parce  qu'il  était  méchant,  cruel.  Elle 
était  bonne,  elle,  si  bonne  I  Elle  me  fit  bien  vite  voir  combien  leur 
conduite  était  mauvaise.  Ce  sont  de  méchantes  gens,  comme 
l'était  mon  père.  Ils  n'aiment  pas  les  bois,  tandis  que  vous  les  ai- 
mez, vous.  Et  maintenant,  bonjour!  Il  vaut  mieux  qu'ils  ne  nous 
voient  pas  ensemble  ici.  Ils  penseraient  que  nous  complotons 
quelque  chose  contre  eux. 

Elle  lia  tous  les  roseaux  qu'elle  venait  de  couper  en  une 
gerbe  qu'elle  souleva  et  mit  sur  sa  tête;  puis,  lorsqu'elle  fut  ainsi 
chargée,  d'une  marche  légère  et  rapide,  elle  s'en  alla  le  long  du 
ruisseau,  la  grosse  gerbe  se  balançant  à  chacun  de  ses  pas. 

Ainsi  marchaient  à  travers  ces  bois,  bien  longtemps  avant 
elle,  les  femmes  de  l'Etrurie  et  du  Latium,  Les  travaux  de  la 
campagne  sont  les  seuls  auxquels  le  temps  ne  change  rien.  Ils  ont 


LES    SELXE.  145 

perpétué,  en  Italie  du  moins,  la  grâce  naturelle,  la  noblesse,  la 
beauté,  la  simi)licité  d'attitudes  d'autrefois. 

Cyrille  la  regarda  séloigner  du  même  omI  qu'il  eût  contemplé 
une  statue  exhumée  du  sol.  Elle  aussi  lui  semblait  de  marbre.  Ne 
portait-il  pas  l'armure  de  glace  d'une  passion  sans  espoir,  d'une 
passion  qui  l'absorbait  au  point  de  ne  lui  laisser  ni  assez  de  vue, 
ni  assez  de  sens  pour  qu'il  pût  éprouver  aucun  autre  sentiment, 
môme  passager.  Mais,  dans  la  solitude  où  il  se  trouvait,  il  lui 
était  doux  de  penser  qu'elle  comprenait  les  difficultés  et  les  obli- 
gations que  comportait  sa  position.  Il  éprouvait  pour  elle  la  môme 
reconnaissance  qu'il  eût  éprouvée  envers  un  hommo  qui  lui  au- 
rait témoigné  de  la  sympathie.  Il  discernait  l'intelligence  qui 
perçait  à  travers  le  brouillard  de  son  ignorance  et  il  estimait  à  sa 
juste  valeur  le  courage  qui  la  faisait  continuellement  sopposer 
aux  actes  de  ceux  avec  lesquels  elle  vivait.  Mais  quoiqu'il  se  ren- 
dît bien  compte  qu'ils  étaient  fondés  sur  une  connaissance  par- 
faite des  personnes  dont  il  était  entouré,  les  avertissemens  que 
lui  avait  donnés  la  jeune  fille  n'influèrent  en  aucune  manière  sur 
sa  conduite  et  il  n'y  attacha  pas  d'autre  importance.  Il  était  fata- 
liste, et  avait  acquis  cette  indifférence  pour  le  danger  qui  suit 
les  grands  malheurs.  Quand  on  a  tout  perdu,  hors  la  vie,  il  im- 
porte peu,  scmble-t-il,  que  la  vie  aussi  nous  soit  enlevée. 

Il  y  avait  à  cette  époque  dix-huit  mois  qu'il  vivait  au  milieu 
de  ces  bois,  ne  voyant  pas  dautres  figures  que  celles  de  ces  pay- 
sans qui,  tous,  lui  étaient  hostiles  ;  dix-huit  mois  qu'il  n'avait  pu 
échanger  deux  paroles  avec  un  être  un  peu  cultivé.  MurioUa  était 
aussi  ignorante  que  les  membres  du  troupeau  dont  elle  faisait 
partie,  lesquels  ne  connaissaient  que  leurs  sentes  d'hiver  et  leurs 
sentes  d'été  ;  mais,  à  défaut  d"es[)rit,  elle  avait  un  ctrur  généreux. 
Il  éprouvait  un  certain  soulagement  à  parler  un  peu  avec  elle  de 
son  existence  en  Russie,  qui  déjà  lui  semblait  si  loin,  si  loin, 
quoique  deux  ans  à  peine  se  fussent  écoulés  depuis  qu'il  l'avait 
quittée.  Il  lui  était  doux  de  se  remémorer  ce  passé,  ces  scènes, 
la  vie  de  ceux  qui  lUaiont  alors  cha<(ue  jour  autour  de  lui;  cela 
l'aidait  à  supporter  ce  sentiment  aveuglant  d'irréalité  qui,  de 
môme  qu'il  s'empare  des  condamnés  dans  la  solitude  de  huir 
cellule,  s'emparait  peu  il  peu  de  lui. 

Il  avait  parlf- uiui  fois  à  la  jeune  lillc  tle  la  femme  (ju'il  ai- 
mait, sans  la  noninnu*,  ainsi  ([ue  Surrey  aurait  pu  parler  de  Géral- 
dine, retenant  son  souffle,  comme  pour  une  prière  que  l'on  n'ose 

TOMK  CXI.VIU.    —    1808.  10 


146  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

formuler.  Lui  en  ayant  parlé  une  première  fois,  il  lui  en  parla  de 
nouveau  à  plusieurs  reprises;  la  lui  dépeignant,  plongeant  dans 
son  cœur  le  poignard  du  regret,  comme  les  amans  de  tous  les 
temps  ont  toujours  aimé  aie  faire.  Muriella  l'écoutait,  pâlissant, 
buvant  ses  paroles,  et  le  moment  vint  enfm  où  les  mots  évo- 
quèrent en  son  imagination  primitive  une  image  :  l'image  d'un 
être  irréel, pur  esprit,  insaisissable,  habillé  de  rayons  de  soleil  et 
couronné  de  pâles  hellébores.  Au  contact  de  la  brillante  intelli- 
gence du  jeune  homme,  l'imagination  qui  sommeillait  en  elle 
s'éveilla.  Elle  n'y  voyait  pas  encore  assez  clair  en  elle-même  pour 
qu'il  lui  fût  possible  de  se  représenter  nettement  les  choses  ;  mais 
elle  percevait  comme  un  pâle  rayon  à  ses  pieds...  une  vague  lueur 
verdàtre  et  douce,  comparable  à  la  lueur  des  vers  luisans  dans  les 
sentiers  des  bois.  C'était  la  flamme  de  la  compréhension  qui  s'al- 
lumait au  fond  de  son  cœur;  de  la  compréhension  qui  va  tou- 
jours de  pair  avec  le  chagrin.  Elle  ne  se  rendait  pas  compte  de 
la  raison  qui  lui  faisait  se  représenter  ainsi  cette  inconnue. 
Peut-être  était-ce  parce  que,  quand  Cyrille  lui  en  parla  pour  la 
première  fois,  l'hellébore  fleurissait  dans  la  foret  qu'éveillait  le 
renouveau. 

Il  ne  vint  pas  à  l'esprit  du  jeune  homme  (|u'il  commettait  une 
cruauté  en  intéressant  de  cette  manière  à  son  sort  une  pauvre  en- 
fant ignorante  ;  c'était  à  peine  s'il  se  préoccupait  d'elle  ;  il  lui  parlait 
parce  qu'il  discernait  de  la  loyauté  et  de  la  sympathie  dans  ses 
regards,  comme  on  en  voit  dans  les  yeux  d'un  chien,  parce  qu'il 
était  las  de  la  longue  solitude  muette  et  indifTérente  dans  laquelle 
ses  pensées  et  ses  souvenirs  étaient  emprisonnés. 

—  Vous  retournerez  dans  votre  pays  !  lui  dit-elle  certain  jour 
que  l'excès  du  chagrin  avait  vaincu  sa  résignation  et  son  courage, 
et  qu'elle  voyait  de  grosses  larmes  lui  monter  malgré  lui  aux 
yeux. 

Il  eut  un  geste  de  désespoir  : 

—  Ah  !  jamais  ! 

—  Mais  si,  vous  y  retournerez! 

—  Qu'en  peux- tu  savoir,  ma  pauvre  enfant? 

—  Je  n'en  sais  rien,  dit  Muriella;  mais  je  prie  pour  vous. 
Il  courba  la  tête  : 

—  Merci,  chère  enfant! 

Elle  eut  un  regard  ardent,  suppliant,  qu'il  ne  comprit  pas, 
car  ses  pensées  étaient  ailleurs. 


LES    SELVE.  147 

—  Je  prierai  toujours  pour  vous,  dit-elle  brusquement.  Je  suis 
sûr  qu'un  jour  vous  retournerez^  dans  votre  patrie. 

—  Tu  parles  ainsi  pour  me  consoler.  Ceux  qui  se  sont  jugés 
offensés  par  moi  ne  pardonnent  pas. 

—  Rien  ne  peut-il  donc  les  attendrir? 

—  Non  1  Pas  plus  que  rien  ne  fera  so  lever  et  marcher  ce 
chêne  que  tu  vois  là-bas. 

Et  cependant,  quoique  sa  raison  se  refusât  à  se  laisser  con- 
vaincre, la  foi  persistante  de  la  jeune  fille  pénétra  peu  à  peu  dans 
son  cœur,  mal<i,ré  lui,  et  lui  fut  douce  comme  une  espérance. 

Après  tout,  il  ne  fallait  désespérer  de  rien,  sauf  de  la  mort. 
Il  était  encore  assez  jeune  pour  voir  se  produire  bien  des  trans- 
formations dans 'le  monde.  Des  guerres,  des  révolutions,  des 
renouvellemens  de  dynastie,  de  nouveaux  syslèuies  politiques 
pourraient  changer  la  face  de  l'Europe,  et,  tout  en  amenant 
de  nouveaux  élémens  dans  la  vie  nationale,  modifier  aussi  son 
obscure  vie  à  lui.  C'était  bien  le  plus  vague  des  rêves  et  le  plus 
insensé;  mais,  sur  les  lointaines  rives  de  l'avenir  inconnu,  il 
brillait  à  travers  la  nuit,  comme  brillait  dans  l'Ouest  la  faible 
lueur  du  phare  de  Palo  au-dessus  de  la  mer;  à  peine  l'apercevait- 
on  une  vingtaine  de  fois  par  an,  cette  lueur,  et  cependant,  à  la 
savoir  là,  on  se  sentait  moins  seul,  moins  en  danger,  dans  les 
ténèbres  des  plus  terribles  ouragans.  C'était  ainsi  que  lui  était 
chère  cette  espérance  qu'il  sentait  exister  pour  lui  dans  une 
autre  àme  ;  il  ne  la  partageait  pas,  mais  elle  rempôchait  de  se 
laisser  aller  au  désespoir. 

—  Vous  retournerez  dans  votre  patrie,  lui  disait  Muriella,  — 
et  cette  promesse  remplissait  son  cœur  de  joie,  quoiqu'elle  lui  fût 
faite  par  une  pauvre  fille  ignorante  qui  ne  savait  même  pas  où  se 
trouvait  sa  patrie. 

VI 

Chez  Muriella,  comme  chez  la  plupart  des  femmes  de  sa  na- 
tion, quoique  vague,  la  foi  religieuse  était  très  ardonlo.  C'était 
une  force  intense,  aveugle  et  irraisonnée.  (|iii  lU'  doutail  pas 
plus  d'elle-même  que  la  jeune  fille  ne  doutait  (jue  ses  pieds  repo- 
sassent fermement  sur  le  soi.  Mais  cette  foi  étail  aussi  informe, 
aussi  obscure,  que  les  traits  de  la  Diane  de  Scythie,  (|ui  demeura 
si  longtemps  sous  les  eaux  du  lac  de  Nervi.  Dans  son  enfance, 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Muriella  avait  été  heureuse  ;  car  sa  mère  était  bonne  pour  elle  et, 
dans  ses  souvenirs,  Viterbe  restait  comme  illuminé  par  les  reflets 
d'une  joie  perdue.  C'était  un  lieu  saint  pour  elle,  sa  mère  y  était 
enterrée.  Peu  à  peu  l'idée  lui  vint  à  l'esprit  et  mûrit  en  elle  de  sen 
aller  en  pèlerinage  à  Viterbe,  et  d'y  supplier  les  saints  et  les 
archanges  d'accorder  à  l'étranger  ce  qu'il  désirait. 

De  même  qu'une  fleur  germe  dans  une  terre  fertile,  cette 
pensée  généreuse,  charitable,  presque  héroïque,  germa  rapide- 
ment au  fond  de  son  cœur;  et  le  chagrin  même  que  cette  pensée 
lui  causait  poussait  d'autant  plus  vivement  la  jeune  fille  à  la 
mettre  à  exécution.  Jamais,  depuis  ce  jour  étincelant  de  juillet, 
où,  âgée  de  dix  ans,  on  lavait  amenée  sous  les  vastes  ombrages 
verdoyans  de  la  forêt  des  Gandolfi,  elle  n'en  était  sortie;  mais  elle 
savait  bien  où  se  trouvait  son  lieu  de  naissance  :  dans  le  nord- 
est,  au  delà  des  extrêmes  limites  des  Selve. 

Pendant  bien  des  siècles,  le  flot  incessant  des  pèlerins  a  passé 
sur  la  route  qui  mène  des  murailles  de  cette  petite  cité  des  papes 
à  la  grande  ville  du  Tibre.  De  nos  jours,  les  papes  ne  vont  plus 
à  Viterbe,  et  le  sable  comble  ses  fontaines;  le  torrent  de  la  vie 
l'a  quittée,  l'a  laissée,  sèche  et  silencieuse,  comme  ses  fontaines. 
Muriella  ignorait  cela.  Pour  elle,  Viterbe  était  la  ville  de  son 
enfance,  la  ville  des  anges  aux  grandes  ailes,  des  groupes  de  sé- 
raphins, des  chœurs  célestes,  la  ville  des  miracles  et  des  béné- 
dictions. Elle  n'avait  aucune  notion  de  son  brilhml  passé,  de  ses 
beaux-arts,  de  ses  souvenirs  sacrés;  elle  l'aimait,  parce  que 
c'était  là  qu'elle  avait  connu  l'amour  maternel,  là  qu'était  creusée 
la  fosse  de  sa  mère. 

Au  cours  de  ses  rêveries  solitaires,  durant  ses  longues  heures 
de  travail,  sa  résolution  s'aflirma.  D'après  les  souvenirs  du  long 
voyage  qu'elle  avait  dû  faire  pour  en  venir,  Viterbe  lui  semblait 
à  une  distance  incommensurable,  aussi  loin  que  la  lune  elle- 
même.  Des  bergers  et  des  conducteurs  de  bestiaux  lui  indiquèrent 
le  chemin  qu'il  lui  fallait  suivre  pour  sortir  des  bois  et  rejoindre 
la  grande  route  dans  le  Nord. 

Elle  franchit  quinze  kilomètres  à  pied,  par  monts  et  par  vaux 
pour  prendre  la  diligence  qui  se  rendait  à  Ronciglione,  et  de  là, 
à  Viterbe.  Elle  n'avait  que  quelques  sous  dans  sa  poche;  car  elle 
ne  possédait  d'autre  argent  que  celui  qu'elle  gagnait  en  vendant 
des  pièces  de  toile  de  chanvre  qu'elle  tissait  elle-même;  mais  elle 
emportait  un  morceau  de  pain   noir   et  deux  oignons  dans  un 


LES    SELVE.  149 

»  ♦ 

mouchoir  décoche,  et  elle  était  accoutumde  à  faire  maigre  chère. 

Les  nuages  de  poussière  qui  s'élevaient  au-dessus  des  chemins 
et  des  rues  grises  et  désolées,  lui  semblèrent  lugubres  après  les 
ombrages  verdoyans  de  la  forêt;  la  ville  aux  eaux  jaillissantes, 
aux  flèches  élancées  dont  elle  se  souvenait  lui  sembla  avoir  dis- 
paru. Dieu  ,étail-il  réellement  plus  présent  en  cet  endroit  qu'il 
ne  l'était  sous  les  branches  des  pins  et  des  houx?  Douze  années 
s'étaient  écoulées  depuis  qu'elle  avait  quitté  ces  rues  pavées  de 
granit,  et  ses  pieds  nus,  accoutumés  à  la  mousse  et  au  gazon, 
souffraient  au  contact  des  pierres.  Mais  la  cathédrale  consacrée  à 
Saint-Laurent  était  toujours  là  ;  c'était  là  qu'enfant,  elle  s'était 
agenouillée  à  côté  de  sa  mère,  cependant  qu'au-dessus  d'elle, 
comme  des  oiseaux,  les  notes  ailées  du  Kyrie  eleison  s'envolaient, 
flottaient  jusqu'au  faîte  de  l'église  et  montaient  par  delà  vers  le  ciel. 

Lorsqu'elle  poussa  le  rideau  de  cuir  d'une  des  portes  latérales, 
la  grande  nef  était  silencieuse.  La  journée  approchait  de  sa  fin; 
ici  et  là,  des  formes  solitaires  étaient  agenouillées  sur  les  dalles, 
un  sacristain  passait  sans  bruit,  allumant  les  lampes  dans  la 
crypte.  Elle  se  rendit  dans  une  des  chapelles  latérales  dont  elle 
avaitgardéle  souvenir;  c'était  là  que  sa  mère  allait  toujours  prier; 
lasse,  couverte  de  poussière,  elle  s'y  agenouilla,  sans  qu'on  la  re- 
marquât et  se  mit  à  prier  de  toute  son  âme.  Si  cela  ne  suffisait 
pas,  si  ses  prières  devaient  rester  inexaucées,  du  moins  elle  aurait 
fail  tout  ce  qui  lui  était  possible  de  faire. 

Elle  pria  comme  prient  les  femmes  pour  leurs  malades  à  Lo- 
rette  et  à  Lourdes.  Au-dessus  de  l'autel  se  balançait  lentement 
d'ici  et  de  là  une  lampe  d'argent.  MuricUa  inclina  sa  tète  jusque 
sur  les  dalles  et  se  couvrit  la  figure  de  ses  mains. 

—  Saints!  Acceptez  la  seule  chose  que  je  possède  en  ce 
monde,  murmura-t-elle.  Je  suis  pauvre,  je  ne  suis  rien;  mais, 
daignez  m'écouter.  Tout  ce  que  j'ai,  je  vous  le  donne;  exaucez 
les  vœux  qu'il  fait  dans  le  secret  de  son  cœur! 

Et  elle  détacha  de  sa  gorge  un  petit  cœur  d'agate,  suspendu  à 
son  cou  par  une  tresse  de  cheveux  gris;  il  avait  appartenu  à  sa 
mère.  Elle  le  déposa  sur  l'autel,  au-dessous  de  la  lampe  d'argent. 
C'était  son  unique  trésor,  elle  ne  possédait  rien  autre  au  monde. 
Et,  sous  les  rayons  de  la  lampe,  ce  petit  objet  sombre,  usé,  avait 
l'air  bien  misérable,  de  bien  peu  de  valeur.  Mais  elle  pensait  que 
les  saints  ne  in(''priseraient  pas  son  oflraude,  qu'ils  ne  la  rejette- 
raient pas.  Ils  comprendraient  que  c'était  là  tout  son  bien. 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  bout  d'un  moment,  légiise  resplendit  de  lumières,  les 
vêpres  commencèrent.  Muriella  se  releva,  et  s'en  alla  le  long  d'un 
des  bas  côtés,  abandonnant  derrière  elle  le  cœur  d'agate  et  la 
tresse  de  cheveux  de  sa  mère.  Des  sanglots  contenus  et  silencieux 
lui  déchiraient  la  gorge. 

Cette  nuit-là,  elle  dormit  dans  une  pauvre  auberge  de  la  ville, 
qu'elle  connaissait.  Le  lendemain,  dès  l'aurore,  serrée  entre  des 
femmes,  des  volailles  qui  piaillaient,  des  enfans  qui  criaient,  des 
caisses  à  claire-voie  remplies  de  canetons,  elle  quitta  Viterbe  en 
diligence,  et  s'en  retourna  au  carrefour  où  aboutissait  la  route  qui 
menait  aux  Se/ce. 

Maintenant  qu'à  chaque  pulsation  de  son  cœur,  l'amulette 
chaude  ne  battait  plus  sur  sa  poitrine,  il  lui  semblait  que  ce  cœur 
était  lourd  comme  du  plomb.  Elle  ne  regrettait  cependant  pas  ce 
qu'elle  venait  de  faire.  Au  bout  de  quelques  heures,  les  murailles 
et  les  tours  de  Viterbe  disparurent  dans  léloignement,  et  la  jeune 
fille  revit  les  eaux  sombres  du  petit  lac  de  Vico,  les  forêts  de 
chênes  et  de  châtaigniers  des  collines  ciminiennes. 

Elle  quitta  Ronciglione  à  pied  et  fut  rejointe  en  chemin  par 
un  homme  qui  arrêta  sa  monture  lorsqu'il  l'eut  dépassée.  C'était 
l'intendant  Fausto. 

—  As-tu  pensé  à  l'offre  que  je  t'ai  faite  la  semaine  dernière? 
demanda-t-il. 

—  Non!  répondit  Muriella. 

—  Dans  combien  de  temps  comptes-tu  y  penser? 

—  Dans  autant  d'années  qu'en  a  déjà  la  terre. 

—  Il  n'est  pas  bon  de  m'avoir  pour  ennemi,  Muriella! 

—  Peut-être  serait-ce  encore  pis  de  vous  avoir  comme 
amant . 

—  Je  te  donnerais  un  collier  de  perles  et  une  caisse  de  beaux 
vêtemens. 

—  Gardez  vos  perles  pour  votre  fiancée,  vos  habits  pour  les 
mendians,  et  allez-vous-en  à  la  Starta. 

—  D'où  reviens-tu? 

—  Cela  ne  vous  regarde  pas. 

—  Tu  as  l'air  abîmée  de  fatigue. 

—  Je  suis  encore  assez  solide  pour  faire  tinter  vos  oreilles  si 
vous  m'ennuyez.  Allez-vous-en  chez  celle  à  qui  vous  avez  engagé 
votre  parole. 

Fausto  fronça  les  sourcils  et  planta  ses  talons  dans  les  flancs 


LES    SELVE.  151 

(le  son  1)1)11  cheval  gris.  Il  n'était  pas  habitué  à  ce  qu'on  le  contre- 
carrât, à  ce  qu'on  se  moquât  de  lui. 

MuricUa  se  regarda  dans  les  eaux  brunâtres  et  peu  profondes 
de  la  rivière  aussi  claires  qu'un  miroir  et  elle  se  demanda  ce  que 
Fausto  pouvait  bien  voir  en  elle  qui  lui  fît  la  poursuivre  autant 
de  ses  galanteries.  Elle-même  ne  se  trouvait  pas  jolie  ;  avec  sa 
peau  hâléc  par  le  soleil,  ses  cheveux  sombres  et  touffus,  sa  gorge 
vigoureuse  qui  semblait  une  colonne,  ses  rnains  et  ses  bras  cui- 
vrés, ses  pieds  nus  humides  de  rosée  et  verts  de  mousse,  elle  se 
trouvait  en  tous  points  comparable  à  ces  statues  de  bois  que  l'on 
découvrait  parfois  dans  les  tombeaux  étrusques.  Fausto  pouvait  la 
trouver  belle  et  lui  lancer  des  regards  pervers;  elle  ne  voyait  rien 
dans  sa  personne  qui  lui  parût  digne  d'admiration. 

Après  une  longue  marche  harassante,  elle  atteignit  la  maison 
de  ses  oncles  et,  comme  le  sous-intendant  l'avait  vue,  elle  ne  fit 
pas  un  secret  de  son  voyage  à  Viterbe.  Tous  étaient  irrités  contre 
elle  parce  qu'elle  ne  leur  rapportait  rien;  mais,  autrement,  sa 
course  n'avait  aucun  intérêt  pour  eux. 

Elle  garda  ses  espérances  au  fond  de  son  cœur  et  attendit. 
Lorsque  les  saints  jugeraient  que  le  bon  moment  était  venu,  ils 
rendraient  à  l'étranger  sa  liberté. 

—  Tu  es  triste,  fille.  Qu'est-ce  qui  te  tracasse? 

—  Est-ce  que  je  ne  fais  pas  tout  ce  que  j'ai  à  faire? 

—  Si,  on  n'a  pas  de  reproche  à  te  faire  à  ce  sujet. 

—  Alors,  que  peuvent  vous  importer  ma  mine  et  mes  actions? 
Elle  ne  pouvait  pas  admettre  que  l'on  se  mêlât  de  ses  affaires. 

Elle  se  savait  être  d'une  condition  infiniment  supérieure  à  ceux 
qui  l'entouraient,  et  eux  aussi  le  sentaient;  si  les  hommes  avaient 
des  chemises  à  se  mettre  sur  le  dos,  si  les  enfans  avaient  toujours 
de  quoi  se  nourrir,  c'était  en  grande  partie  à  elle  qu'ils  le  devaient 
tous. 

—  S'il  lui  plaît  d'être  la  maîtresse  de  cet  étranger,  cela  ne 
nous  regarde  pas,  disaient  les  femmes. 

—  Mieux  vaudrait  qu'elle  fût  la  maîtresse  de  Fausto,  répli- 
quait Alcide.  L'hiver  venu,  il  nous  ferait  cadeau  d'un  porc. 

Ils  auraient  aimé  la  voir  accueillir  favorablement  les  avances 
du  Romain;  c'était  un  homme  tout  à  fait  selon  leurs  goûts,  qui 
savait  acheter,  vendre,  faire  dos  trafics  plus  ou  moins  honnêtes, 
mentir,  jouer  au  plus  lin  avec  les  marchands  les  plus  rusés  et  les 
duper. 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Elle  est  libre  de  choisir  pour  amant  celui  qu'elle  préfère. 
Mais,  si  elle  se  mêlait  de  jaser  de  nos  affaires,  il  lui  en  cuirait,  se 
dit  Alcide  et  il  se  mit  à  la  surveiller. 

Cela  lui  était  facile,. car,  chaque  matin,  quand  elle  partait,  on 
savait  où  elle  s'en  allait  travailler;  ("était,  suivant  la  saison, 
presque  toujours  au  même  endroit.  Une  ou  deux  fois,  il  la  vit 
parler  avec  Cyrille;  mais  il  n'observa  rien  dans  leur  attitude  qui 
ressemblât  à  un  commerce  amoureux.  Ce  fait  le  confirma  dans 
son  idée  que,  sur  l'ordre  de  l'étranger,  elle  jouait  auprès  de  lui 
le  rôle  de  dénonciatrice. 

—  Nous  avons  couvé  un  coucou,  dit-il  à  sa  femme;  mais  sa 
femme,  qui  était  plus  raisonnée  et  plus  fine  que  lui,  lui  répondit  : 

—  Ce  n'est  pas  nous  qui  l'avons  couvée  ;  elle  nous  est  arrivée 
tout  élevée  ou  peu  s'en  fallait  ;  et  puis,  elle  n'est  pas  de  la  race 
de  celles  qui  espionnent. 

Alcide  n'en  demeura  pas  moins  convaincu  de  la  vérité  de  ses 
soupçons,  que  Lucio  partageait.  Lorsqu'un  homme  et  une  femme, 
jeunes  tous  deux,  ne  parlent  pas  d'amour,  de  quoi  parlent-ils 
donc,  lorsqu'ils  sont  ensemble,  sinon  des  autres? 

Une  fois,  Lucio  put  s'approcher  assez  près  d'eux  pour  en- 
tendre ce  qu'ils  disaient  et  pour  voir  qu'ils  parlaient  séparés  l'un 
de  l'autre  par  un  certain  espace  recouvert  de  roseaux;  Muriella 
coupait  des  joncs  secs  et  l'intendant,  descendu  de  son  cheval,  était 
appuyé  contre  un  arbre. 

—  C'est  une  fauvette  des  roseaux,  disait  Cyrille,  comme  un 
petit  oiseau  s'enfuyait  à  tire-d'ailc  par-dessus  les  roseaux  ;  prends 
garde  de  ne  pas  détruire  son  nid  avec  ta  faucille. 

—  Je  le  vois,  son  nid,  répondit-elle.  On  dirait  ime  petite  cor- 
beille que  les  lances  des  roseaux  traversent  de  part  en  part.  Il  y  a 
beaucoup  d'oiseaux  de  cette  espèce-là  par  ici. 

Ils  emploient  sans  doute  un  langage  convenu  entre  eux.  pensa 
l'espion  et  il  continua  à  les  écouter;  mais  il  ne  les  entendit  parler 
que  d'oiseaux,  de  nids  et  d'autres  vétilles  du  même  genre  jusqu'au 
moment  où  il  vit  le  cavalier  remonter  en  selle  et  s'éloigner. 

La  partie  de  la  forêt  où  se  trouvaient  les  étangs  et  les  maré- 
cages était  plus  basse  et  mieux  nivelée  que  le  reste  ;  elle  s'étendait 
jusqu'au  lac  de  Vico,  dans  lequel  ses  nombreux  ruisseaux  d'eau 
courante  et  ses  sources  cachées  se  déversaient.  C'était  dans  ces 
marais  que  les  buffles  et  les  sangliers,  beuglant  et  grognant,  ve- 
naient se  baigner  et,  sur  bien  des  lieues  carrées,  les  panaches  bruns 


LES    SELWE. 


lo3 


des  scirpes  et  les  superbes  plumets  pourpres  des  roseaux  régnaient 
en  souverains  incontestés.  Une  chaussée  construite  sur  des  pilo- 
tis et  des  assises  de  pierre,  dont  les  fondations  devaient  remonter 
à  l'époque  des  Antonins,  la  traversait.  Une  fois  hors  de  ce  sen- 
tier, pour  s'aventurer  dans  le  labyrinthe  du  marécage,  il  fallait 
posséder  une  connaissance  des  lieux  aussi  approfondie  que  celle 
qu'en  avaient  les  habitans  de  ces  bois.  Rien,  à  la  surface,  ne  per- 
mettait de  distinguer  la  terre  ferme  de  la  vase. 

—  Cela  m'étonne  que  ton  homme  du  Nord  n'entende  pas  nous 
faire  payer  les  joncs  que  nous  coupons  !  dit  Lucio  avec  amertume, 
se  montrant,  un  moment  après,  au  milieu  des  roseaux  qui  n'étaient 
pas  encore  en  fleurs. 

—  Personne  n'a  jamais  été  obligé  de  payer  pour  ce  qui  ne  vaut 
rien,  répliqua  Muriolla.  Tant  que  nous  ne  les  fauchons  que  pen- 
dant la  saison  et  non  par  gaspillage,  on  n'a  pas  sujet  de  nous  en 
faire  un  reproche. 

Lucio  haussa  dédaigneusement  les  épaules. 

—  Qui  a  jamais  attendu  pour  couper  les  roseaux  d'en  avoir 
reçu  l'ordre?  Depuis  quand  doit -on  demander  la  permission  de 
ramasser  du  bois  mort?  Nous  sommes  aussi  libres  de  faire  ce  que 
bon  nous  semble  dans  ces  marais  que  ce  petit  buffle.  —  Il  montrait 
d'un  geste  un  buffle  qui  n'avait  pas  encore  atteint  toute  sa  crois- 
sance et  qui  se  roulait  sur  son  dos  dans  un  trou  de  sable  à  demi 
rempli  d'eau. 

—  C'est  ce  que  tu  crois,  toi,  répondit  avec  calme  Muriella,  ce 
n'est  pas  ce  que  croient  les  propriétaires  du  sol  et  des  ruisseaux. 

—  Fille  dénaturée!  Oserais-tu  te  tourner  contre  les  tiens  et 
ne  pas  reconnaître  leurs  droits? 

—  Quels  sont  donc  les  droits  qui  vous  sont  déniés? 

—  Celui  de  prendre  !  s'écria  Lucio  d'une  voix  furieuse.  Ton 
gueux  d'étranger,  avec  son  visage  pâle,  fait  étalage  de  charité  en 
nous  donnant  ce  qui  nous  appartient  en  propre. 

—  Le  sol  ne  nous  appartient  pas  plus  à  nous  qu'il  n'appartient 
à  ce  bouvillon  qui  est  là-bas,  dit  Muriella  qui  regardait  sébaltrc 
dans  les  flaques  d'eau  le  jeune  animal  maladroit. 

—  Insolente  friponne!  s'exclama  Lucio.  Tu  vas  voir  quel  idon- 
gcon  je  vais  te  faire  faire  ! 

—  Essaye  !  dit  sa  nièce  de  l'endroit  où  elle  se  trouvait,  au  mi- 
lieu des  gerbes  de  roseaux.  Elle  se  croisa  les  bras  sur  la  poitrine 
et  attendit,  la  pointe  de  sa  faucille  en  avant. 


154  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  n'osa  pas  la  molester,  et,  avec  maintes  imprécations,  s'éloi- 
gna, lançant  ime  pierre  au  pauvre  petit  buffle.  L'animal  se  re- 
dressa en  vacillant  sur  ses  jambes  incertaines  et,  chancelant, 
faisant  rejaillir  l'eau  des  flaques  qu'il  traversait  dans  sa  course 
maladroite,  s'enfuit  dans  la  direction  de  son  troupeau.  Lucio  était 
moins  rusé  et  moins  résolu  que  son  frère;  il  se  démenait  et  ju- 
rait pour  des  afl"aires  quAlcide  tranchait  d'un  coup  de  fusil  ou  de 
stylet. 

—  Ne  pourriez- vous  pas  trouver  quelque  occupation  pour  cette 
pauvre  Muriella?  demanda  Cyrille  à  Caterina  quelques  jours  plus 
tard. 

—  Ce  ne  sont  pas  les  occupations  qui  manquent!  répondit 
brièvement  Caterina.  Mais  il  faut  ne  pas  connaître  les  gens  avec 
qui  elle  vit  pour  croire  que  nous  pourrions  nous  mêler  de  leurs 
affaires  et  nous  tirer  de  là  sains  et  saufs. 

—  Elle  n'est  cependant  pas  leur  esclave. 

—  Non,  on  ne  peut  pas  dire  qu'elle  soit  leur  esclave  ;  mais,  de- 
puis l'âge  de  dix  ans,  ce  sont  eux  qui  l'ont  nourrie  et  logée;  ce  sont 
donc  eux  qui  ont  sur  elle  les  premiers  droits;  personne  ne  peut 
le  nier.  Si  elle  devait  venir  chez  nous,  y  avoir  son  lit,  y  être 
nourrie  et  payée,  ils  la  poignarderaient,  et  moi  aussi,  probable- 
ment; ils  soutiendraient  qu'elle  les  a  déshonorés.  Ce  n'est  pas 
comme  à  la  ville  ici,  on  ne  cherche  pas  des  places  de  domestiques. 
Et  que  feraient-ils  sans  elle?  Qui  laboure,  qui  coud,  qui  lave,  qui 
les  fait  subsister,  ces  abjects  paresseux,  si  ce  n'est  pas  cette 
pauvre  fille,  à  elle  seule? 

—  Je  le  sais  bien,  mais  c'est  inique. 

—  Dans  ce  monde,  monsieur,  il  y  a  bien  peu  de  choses  qui 
ne  soient  pas  injustes,  répondit  Caterina.  Muriella  était  trop  pe- 
tite pour  choisir  son  sort  quand  on  l'a  amenée  chez  eux,  et  main- 
tenant, comme  la  graine  dans  le  sillon,  il  lui  faut  rester  où  on 
l'a  mise.  Il  n'y  a  qu'une  chose  qu'il  lui  soit  possible  de  faire. 

—  Et  quoi  donc  ? 

—  Elle  pourrait  prendre  le  voile.  Si  elle  s'y  décidait,  ils  n'ose- 
raient pas  l'en  empêcher,  car  ils  savent  bien  que  toute  opposition 
de  leur  part  les  exposerait  aux  flammes  éternelles. 

■  —  Pourquoi  ne  se  marierait-elle  pas? 

—  Ah  !  voilà,  monsieur,  elle  ne  voudrait  pas  de  ceux-là  seuls 
qui  pourraient  la  demander  en  mariage.  Un  ciociaro  seul  la  pren- 
drait pour  femme,  et  ce  ne  serait  que  changer  de  maître. 


LES    SELVE.  loo 

—  Pauvre  fille  I  fit  Cyrille  avec  des  regrets  dans  la  voix.  Il  sa- 
vait ce  que  cela  sous-entendait  d'épouser  un  va-nu-picds. 

—  Le  mieux  serait  encore  de  ne  pas  vous  occuper  d'elle,  mon- 
sieur, dit  Caterina  avec  gravil(%  vos  attentions  ne  peuvent  lui  faire 
aucun  bien. 

—  Elles  ne  lui  feront  aucun  mal,  en  tous  cas,  je  vous  assure! 

—  Belles  paroles!  belles  paroles!  fit  Caterina.  Quoiqu'elle  le 
plaçât  beaucoup  plus  haut  que  les  autres  hommes  dans  son  es- 
time, elle  doutait  qu'il  pût  regarder  une  belle  fille  autrement 
qu'une  abeille  regarde  une  rose. 

VII 

En  Italie,  les  fonctions  d'un  régisseur  de  domaine?,  pour  peu 
qu'il  soit  honnête  homme,  le  forcent,  dans  les  rapports  qu'il  a 
avec  ses  fermiers,  à  être  constamment  en  lutte  avec  eux  et  sur- 
tout avec  ceux  d'entre  eux,  et  c'est  la  généralité,  qui  doivent  payer 
leurs  redevances  en  nature  ou  en  corvées.  Tous  leurs  efforts  ten- 
dent à  le  duper,  tous  les  siens  doivent  tendre  à  déjouer  leurs 
fourberies;  car,  alors  même  qu'envers  ses  maîtres,  il  se  condui- 
rait lui-même  en  fourbe  ,  il  n'est  pas  dans  ses  intérêts  que  les 
fourberies  de  ses  fermiers  réussissent. 

Pour  Cyrille,  avec  ses  idées  politiques,  son  communisme  de 
poète,  sa  bonté  naturelle  et  sincère,  c'était  un  supplice  quotidien 
d'être  obligé  d'épier,  de  découvrir  et  de  prévenir  les  perpétuels 
petits  larcins,  les  intrigues  perverses  des  squatters  de  la  forêt. 
Plus  d'une  fois,  il  avait  été  sur  le  point  d'écrire  à  Adolfo  Gan- 
dolfo  pour  le  prier  de  remettre  sa  démission  au  vieux  prince.  Il 
en  était  cependant  retenu  par  maintes  raisons  :  par  la  reconnais- 
sance tout  d'abord,  puis  par  cette  répugnance  qu'éprouvent  tous 
les  hommes  courageux  à  savouer  vaincus;  et  puis,  les  arbres, 
les  animaux,  lui  avaient  toujours  été  chers;  enfin,  dans  les 
solitudes  obscures  et  verdoyantes  qui  environnaient  son  refuge, 
il  ressentait  une  impression  de  profond  repos.  Quel  serait  son 
sort  si,  obéissant  à  \\n  mouvement  d'impatience  ou  d'ingrati- 
tude, il  s'en  allait?  Le  sort  de  ceux  qui  vivent  dans  l'almosphère 
élfiutlaute  des  villes,  de  C(mi\  (jui  ont  à  soutenir  le  combat  misé- 
rable do  l'intelligenco  contre  le  besoin.  Où  reverrait-il.  s'il  i|iiillait 
les  iiWue,des  aurores  comparables  à  celles  qu'il  voyait  resplenilir 
au-dessus  des  neiges  du  Soracte?  Où  pourrait-il  contempler  des 


1S6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

crépuscules  aussi  merveilleux  que  ceux  qui  empourpraient  l'ho- 
rizon de  la  mer  ,  du  côté  d'Ostie?  Où  retrouverait-il  ce  parfum 
des  citronniers  en  fleurs?  Où  pourrait-il  caresser  les  andouillers 
de  velours  des  daims?  Où  pourrait-il  épier  les  rossignols  saisis- 
sant les  petites  phalènes  blanches  qui  se  cachent  dans  la  rosace 
bleu  pâle  des  chicorées?  Où  lui  serait- il  donné  de  voir  comme 
ici  sombrer  les  splendeurs  du  jour  derrière  les  vénérables  branches 
de  ces  chênes  qui,  alors  à  l'état  de  jeunes  pousses,  avaient  vu  dé- 
filer sous  leurs  faibles  ombrages  les  armées  de  Théodoric  et  de 
Constantin?  Le  charme  de  la  campagne  romaine  et  la  magie  de 
la  nature  le  retenaient,  de  cette  nature  éternellement  jeune, 
quoique  commune  aux  plus  vieux  âges  de  la  terre. 

L'année  ne  s'écoula  pas  sans  que  les  événemens  vinssent 
confirmer  les  avertissemens  que  lui  avaient  donnés  les  femmes. 
Une  nuit,  comme  il  revenait  chez  lui  à  cheval,  une  balle  siffla 
à  côté  de  lui  et  abattit  des  feuilles  de  chêne  près  de  son  épaule; 
mais  les  broussailles  de  la  forêt  cachèrent  à  ses  yeux  celui  qui 
aurait  pu  être  son  assassin.  Une  autre  nuit,  comme  il  franchissait 
à  cheval  le  pont  de  bois  qu'il  employait  fréquemment  pour  rentrer 
à  la  maison,  les  planches  cédèrent  sous  les  pas  de  sa  monture,  et 
ce  fut  par  miracle  qu'ils  échappèrent,  Tanimal  et  lui,  à  une  chute 
terrible  sur  les  rochers  aigus  et  dans  l'eau  profonde.  Lorsque  (Cy- 
rille examina  le  pont,  au  jour,  il  lui  sembla  que  les  poutres  avaient 
été  presque  complètement  sciées  en  deux,  de  façon  à  céder  à  la 
moindre  pesée;  mais,  il  ne  releva  pas  trace  de  coupables.  Ce  qui  le 
toucha  davantage,  ce  fut  la  mort  de  son  chien,  un  lévrier  de  haute 
taille  et  de  grande  beauté  que  lui  avait  envoyé  Gandolfo  ;  on  le 
trouva  étendu  sur  la  terrasse,  à  midi,  empoisonné,  selon  toute  appa- 
rence, par  une  substance  que  les  habitans  de  la  forêt  extrayaient 
des  glandes  des  vipères  qu'ils'  avaient  capturées.  Ils  composaient  ce 
venin,  ainsi  que  le  poison  de  la  belladone,  de  la  ciguë,  de  la  re- 
nonculedes  champs, d'après  des  recettes  orales  qu'ils  se  transmet- 
taient depuis  le  temps  lointain  des  Étrusques.  Le  chef  de  la  famille 
n'enseignait  ces  pratiques  qu'à  son  fils  aîné,  et  celui-ci  les  dévoi- 
lait ensuite  à  son  héritier,  ainsi  que  bon  nombre  d'autres  téné- 
breux secrets,  qui  se  rapportaient  à  des  cours  d'eau,  à  des  passages 
souterrains,  à  des  tombes  creusées  dans  le  roc,  à  des  chemins 
creux,  dans  lesquels  un  fugitif  pouvait  résider  en  toute  sécurité, 
pendant  des  années,  à  l'abri  de  la  justice.  Muriella  n'avait  pas 
l'ombre  d'un  doute  sur  l'identité  de  la  personne  qui  avait  empoi- 


LES    SELVE.  157 

sonné  le  chien;  à  voir  Alcidc  si  différent  de  ce  qu'il  était  d'ordi- 
naire, si  rangé,  si  aimable,  si  laborieux,  elle  était  certaine  qu'il 
venait  d'accomplir  avec  succès  quelque  méfait.  Ce  fut  en  vain  que 
Cyrille  fil  une  enquête  à  propos  de  la  mort  de  son  chien  et  offrit 
une  récompense  à  qui  l'aiderait  à  découvrir  les  coupables.  Il  ne 
parla  pas  des  dangers  qu'il  avait  courus  lui-même  ;  il  envoya 
des  ouvriers  réparer  le  pont,  affectant  de  croire  que  les  poutres 
étaient  en  effet  vieilles  et  vermoulues.  Si  d'aucuns  furent  dés- 
appointés de  ce  qu'il  eût  échappé  au  danger,  ils  gardèrent  pour 
eux  leur  dépit  et  attendirent  qu'une  autre  occasion  so  présentât. 
La  vengeance,  comme  les  bons  vins  de  Palerme  ou  de  Chianti, 
prend  du  bouquet  en  vieillissant. 

Après  s'être  livrés  au  plaisir  de  tendre  des  trappes  et  de  chas- 
ser, que  la  chasse  fût  ou  non  ouverte,  la  distraction  favorite  des 
squatters  des  Selve,  celle  à  laquelle  ils  s'adonnaient  le  plus  fré- 
quemment, était  la  contrebande.  Ils  passaient  en  fraude  du  gibier 
pris  au  rets,  hors  de  saison;  des  districts  d'Esté,  jusqu'aux  portes 
mêmes  de  Rome,  ils  amenaient  des  vins  ingénieusement  dissi- 
mulés ;  ils  transportaient  dans  des  sacs  jusqu'aux  murailles  des 
villages  et  des  petites  villes  du  charbon,  qu'ils  fabriquaient  eux- 
mêmes  avec  le  bois  qu'ils  dérobaient  dans  les  forêts  avoisinantes 
dévastées  par  leurs  déprédations;  ils  allaient  même  jusqu'à  faire 
le  trafic  des  amandes  que  contiennent  les  cônes  de  pins  qu'ils  cui- 
saient dans  leurs  fours  ;  ils  les  emportaient  et  les  vendaient  au  prix 
qu'on  leur  en  offrait.  Ils  faisaient  le  charroi  de  toutes  ces  mar- 
chandises de  nuit,  attelant  à  leurs  voitures  leurs  maigres  vaches, 
leurs  pauvres  buflles  affamés.  Les  petits  bénéfices  qu'ils  se  fai- 
saient ainsi  n'étaient  pas  le  seul  plaisir  qu'ils  retirassent  de 
leurs  expéditions  :  ils  jouissaient  aussi  du  fait  de  se  livrer  à  la 
contrebande,  du  bonheur  qu'ils  éprouvaient  à  tromper  les  (jabc- 
lotti,  aux  portes  mêmes  de  la  capitale.  Plusieurs  d'entre  eux 
avaient  poignardé  des  douaniers  et  s'étaient  réfugiés  entre  les 
collines  d'où  il  était  aussi  impossible  de  déloger  des  hommes 
comme  eux  que  de  d(''logerune  vipèrecachée  sous  un  tas  de  pierres. 
Dos  galeries  souterraines,  garnies  autrefois  de  sépultures  étrusques 
et  qui  maintenant  leur  servaient  de  dépôts,  sillonnaient  le  sol; 
eux  seuls  connaissaient  les  entrées  et  les  issues  bien  cachées  de 
ces  retraites. 

—  Tous  les  hommes  peuvent  être  trahis,  b^  Chiist  lui-même 
l'a  été,  dit  une  fois  Alcide.  Mais  il  est   rare  que  l'on  n'accueille 


158  REVUE  DES  DEVX   MONDES. 

pas  bien  un  proscrit  et  qu'on  ne  le  dérobe  pas  aux  poursuites 
dirigées  contre  lui. 

Ceci  est  absolument  vrai.  Lorsqu'il  s'agit  de  résister  à  la  loi  et 
aux  agens  du  fisc,  une  sorte  de  confraternité  s'établit  entre  les 
gens  du  peuple.  De  petits  enfans  iront  porter  du  pain  et  du  vin  à 
des  réfugiés  de  cette  espèce,  et  n'en  parleront  jamais,  ne  diront 
jamais  en  quel  endroit  il  les  auront  rencontrés.  Quelque  haine 
qui,  sur  d'autres  points,  puisse  exister  entre  des  familles,  celles-ci 
se  soutiendront  tacitement  et  fermement  les  unes  les  autres,  lors- 
qu'il s'agira  de  leurs  entreprises  de  contrebande  et  de  brigan- 
dage. 

—  C'est  une  véritable  conspiration  que  ce  commerce  de 
contrebande,  dit  Cyrille  au  sous-intendant,  lorsqu'il  se  fut  aperçu 
de  ces  pratiques. 

—  Sans  doute!  répondit  Fausto  avec  un  geste  d'indifférence. 

—  Et  vous  n'avez  jamais  essayé  de  faire  cesser  cet  état  de 
choses? 

—  Non  !  Aucun  de  mes  prédécesseurs  ne  l'a  essayé  avant  moi. 
Pourquoi  le  ferais-je? 

—  Vous  trouvez  cela  admissible? 
Fausto  haussa  les  épaules. 

—  Je  ne  m'occupe  pas  de  savoir  si  cela  est  admissible  ou  non. 
Cela  s'est  fait  de  tout  temps.  Nos  gens  ne  verraient  pas  d'un  bon 
œil  celui  qui  s'aviserait  de  s'en  mêler,  soyez-en  persuadé.  Ils  con- 
sidèrent cela  comme  un  de  leurs  droits. 

—  Mais  ce  sont  là  des  coutumes  aussi  mauvaises  que  déshon- 
nêtes  et  dangereuses! 

—  Tel  n'est  pas  leur  avis  :  cela  leur  plaît. 

—  Et  vous  fermez  les  yeux  là-dessus? 

—  Cela  ne  fait  de  mal  à  personne,  grommela  Fausto;  il  n'y 
a  pas  de  pire  voleur  que  le  fisc. 

Cyrille  ne  dit  rien  de  plus  ;  mais  il  résolut  de  faire  un  exemple 
sur  le  premier  convoi  qu'il  pourrait  surprendre.il  vit  que,  par  in- 
térêt ou  par  crainte,  Fausto  ne  voulait  pas  paraître  s'apercevoir 
de  ces  pratiques. 

La  première  nuit  sans  lune  qui  suivit  cette  conversation,  il  se 
décida  à  attendre  lui-même  les  chariots  qui  passaient  sur  la  route. 
Il  comprenait  pourquoi  il  avait  si  souvent  entendu  de  loin,  pen- 
dant les  heures  tranquilles  qui  suivent  minuit,  des  roulemens 
sourds  de  roues  dans  les  sentiers  défoncés  et  des  voix  éloignées 


LES    SELVE.  4o9 

d'hommes  qui  juraient.  Il  se  posta  à  un  carrefour  où  trois  sen- 
tiers déboucluiicnt  sur  la  seule  route  qui  mène,  à  travers  les 
bois  de  Gandolfo,  à  Montefiascone,  au  nord,  et  à  lîome,  au  sud-est. 
Il  avait  lieu  de  croire  que  c'était  la  route  suivie  le  plus  fré- 
quemment par  les  contrebandiers  de  la  forAt. 

Il  était  seul  ;  car  il  ne  se  fiait  suffisamment  à  aucune  des  per- 
sonnes de  son  entourage  pour  lui  demander  de  l'accompagner. 
Il  faisait  noir  comme  dans  un  four;  on  entendait  parmi  les 
branches  le  vol  d'oiseaux  de  nuit  et  dans  les  fourrés  des  piétine- 
mens  d'animaux;  un  ruisseau  profond  s'engouffrait  avec  un 
bruyant  clapotis  sous  les  taillis.  Cyrille  portait  à  sa  ceinture  un 
revolver  à  sept  coups,  dont  il  espérait  ne  pas  avoir  à  se  servir.  La 
nuit  était  glaciale,  comme  le  sont, môme  dans  le  Midi,  les  nuits  de 
février;  mais  les  rigueurs  hibernales  du  patrimoine  de  Saint- 
IMerre  n'étaient  pas  de  nature  à  effrayer  celui  qui  savait  ce  que 
c'était  que  de  monter  la  garde  de  long  en  large  sur  les  terrasses 
de  Galchina  par  six  pieds  de  neige.  Il  se  tenait  appuyé,  immo- 
bile, contre  le  tronc  d'un  houx  ;  il  fit  sonner  sa  montre  à  répétition  ; 
une  heure  et  quart  s'était  écoulée  depuis  son  arrivée.  Quoiqu'il 
eût  des  motifs  de  le  croire,  il  n'était  pas  certain  que  les  contre- 
bandiers sortissent  cette  nuit-là.  Il  se  pouvait  qu'il  fût  venu 
pour  rien;  il  était  néanmoins  résolu  à  attendre  jusqu'à  l'aurore, 

Enfin,  à  travers  les  ténèbres,  au  milieu  du  silence,  il  entendit 
les  claquemens  que  faisaient  sur  la  terre  boueuse  les  pieds  four- 
chus des  bêtes  de  somme,  les  grincemens  des  charrettes  sans 
ressorts,  dont  les  roues,  grossiers  disques  de  bois  sans  rais,  gé- 
missaient sur  leurs  axes  rouilles.  Le  soldat  se  réveilla  en  lui  ; 
depuis  le  jour  où  il  avait  franchi  les  frontières  de  sa  patrie,  il 
n'avait  pas  ressenti  d'aussi  violente  émotion.  C'était  à  un  peu  plus 
d'un  kilomètre  que  se  faisaient  entendre  les  bruits.  Les  charrettes 
déboucheraient  forcément  sur  la  grande  route  par  l'un  des  trois 
chemins  qui  étaient  en  face  de  lui,  il  n'y  en  avait  pas  d'autres.  Le 
grincement  des  roues,  le  piétinement  des  animaux,  les  voix  basses 
des  hommes  se  rapprochaient;  il  attendit  jusqu'au  moment  où  il 
pût  entendre  le  souille  haletant  des  botes  de  trait;  alors  brusque- 
ment, il  dirigea  sur  le  convoi  lès  rayons  d'une  lanterne  et  braqua 
le  canon  de  son  revolver  sur  les  hommes. 

—  C'est  moi!...  Halte!  lit-il  d'une  voix  claire. 

Instinctivement,  ils  retinrent  leurs  buffies  et  reculèrent,  se 
serrant  les  uns  contre  les  autres.  Ils  croyaient  que  Cyrille  avait 


160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  gardes  avec  lui.  Les  bestiaux  s'étaient  arrêtés  d'eux-mêmes, 
leur  souflle  haletant  rompait  seul  le  silence. 

—  Pas  un  pas,  ou  vous  êtes  morts!  dit  Cyrille.  Vous  charriez 
des  marchandises  de  contrebande. 

Il  ne  savait  pas  du  tout  en  quoi  pouvaient  consister  leurs  char- 
gemens;  mais  ses  conjectures  se  trouvèrent  justes.  Ils  emme- 
naient dans  leurs  charrettes  du  charbon  et  du  gibier.  Ils  avaient 
le  visage  voilé.  Effrayés,  ils  se  tenaient  tout  près  les  uns  des 
autres,  et  ne  répondaient  rien  dans  la  crainte  que  l'intendant  ne 
les  reconnût  à  leur  voix.  Le  convoi  se  composait  de  trois  chars 
auxquels  étaient  attelés  respectivement  quatre  buffles  et  deux 
vaches;  ils  n'étaient  que  trois  hommes  et  n'avaient  pas  d'armes  à 
feu,  seulement  leur  couteau.  Ils  dévisageaient  Cyrille  avec  de 
mauvais  regards,  mais  n'osaient  pas  l'attaquer,  car  ils  savaient 
que  son  revolver  serait  plus  rapide  que  leurs  poignards,  et  ils 
pensaient  que  l'intendant  était  accompagné  d'une  troupe  de  gens 
armés,  cachés,  derrière  lui,  dans  l'épaisseur  du  taillis.  Ils  grom- 
melaient à  demi-voix  d'horribles  malédictions  contre  lui;  mais 
ils  ne  tentaient  pas  de  résister. 

—  Menez  vos  chars  à  la  fattoria,  leur  dit-il.  Marchez  devant 
moi.  Si  vous  vous  écartez  d'un  pas  de  la  route,  mes  balles  sauront 
vous  joindre. 

En  maugréant  toujours,  mais  craintivement,  ils  firent  tra- 
verser la  grande  route  à  leurs  attelages  et  les  firent  pénétrer  dans 
l'avenue  qui  menait  à  la  maison;  Cyrille  marchait  derrière  eux, 
les  menaçant  de  son  revolver,  ce  qu'ils  ressentaient  dans  tous 
les  nerfs  de  leur  échine.  Sur  les  meilleures  routes,  le  bétail  ne 
marche  que  lentement  et  le  chemin  que  le  convoi  suivait  en  ce 
moment  était  alourdi  par  une  boue  épaisse,  à  demi  gelée,  tra- 
versé par  des  ruisseaux  :  aussi  les  animaux,  pataugeant  pénible- 
ment dans  la  vase,  n'avançaient-ils  qu'à  pas  très  pesans. 

Enfin,  cependant,  les  quelques  centaines  de  mètres  qui  les  sé- 
paraient de  la  fattoria  furent  franchis  et,  de  l'autre  côté  de  la 
pelouse,  apparut,  comme  un  phare,  la  lampe  qui  était  allumée 
devant  une  châsse,  sur  la  balustrade  qui  faisait  face  à  la  maison. 
A  la  grande  surprise  de  Cyrille,  aucun  des  contrebandiers  n'avait 
fait  la  moindre  tentative  de  rébellion. 

Il  tira  un  coup  de  feu  en  l'air  et,  à  ce  signal,  comme  il  leur 
avait  donné  ordre  de  le  faire,  tous  les  habitans  de  la  maison, 
réveillés  en  sursaut,  sortirent  avec  des  armes  et  des  torches.  Il 


LES    SELVE. 


161 


fit  conduire  les  bêtes  de  trait  à  l'étable,  consigner  les  chars  et 
leur  contenu  dans  une  remise,  et  enferma  les  prisonniers  dans 
une  des  cellules  qui  avaient  été  construites  autrefois  à  cotte  fin. 
Lorsqu'il  put  voir  leurs  figures,  il  reconnut  celle  d'Alcide.  Il 
était  étonné  de  l'extrême  facilité  avec  laquelle  il  avait  mené  à 
bien  cette  affaire,  mais  quelque  peu  embarrassé  des  suites  qu'elle 
comportait. 

—  Portez-leur  du  pain  et  de  l'eau,  Caterina,  dit-il  à  la  ?7îas- 
saja. 

—  Pour  ça,  non,  monsieur!  Ce  n'est  jamais  moi  qui  ferais 
cela  !  Laissez-les  donc  jeûner,  ces  sacripans  ! 

—  Si  vous  ne  faites  pas  ce  que  je  vous  prie  de  faire,  je  serai 
obligé  de  le  faire  moi-même. 

Très  à  contre-cœur,  elle  obéit  à  son  ordre. 

—  Et  maintenant,  pensez  un  peu  à  vous,  monsieur!  lui  dit- 
elle,  lorsqu'elle  fut  revenue.  Allez  vous  reposer! 

—  Non!  je  resterai  debout.  Je  ne  me  fie  pas  absolument  à 
nos  gens.  Les  sentimens  de  confraternité  qui  lient  entre  eux  les 
habitans  de  vos  forêts  sont  très  vivaces. 

—  C'est  là  la  raison  qui  vous  a  fait  sortir  seul,  monsieur? 

—  Oui! 

—  Pure  folie!  grommela  Caterina  à  haute  voix.  Cela  m'étonne 
qu'ils  ne  vous  aient  pas  saigné  comme  un  mouton.  Vous  mettez 
trop  de  confiance  en  ce  petit  joujou  d'acier  à  trous  que  vous 
portez  sur  vous. 

—  On  ne  peut  mourir  qu'une  fois,  répondit  Cyrille,  tout  en 
pensant  :  c'est  le  jour  où  j'ai  quitté  ma  patrie  et  la  femme  que 
j'aimais  que  je  suis  vraiment  mort. 

Il  passa  le  reste  de  la  nuit  éveillé  et  armé;  il  s'était  assis  au- 
près du  feu  de  la  cuisine,  et  de  là,  il  lui  était  possible  de  percevoir 
les  moindres  bruits  qui  pourraient  se  produire  dans  chacun  des 
longs  passages  dallés  et  dans  les  cellules  des  soubassemens. 

Jusqu'au  moment  où  les  coqs  chantèrent,  à  l'aurore,  aucun 
bruit  ne  se  fit  entendre.  Une  heure  après  le  lever  du  soleil,  il  fit 
amener  devant  lui  les  hommes  qu'il  avait  arrêtés.  Comme  il  s'y 
attendait,  il  vit  que  l'un  d'eux  était  bien  le  paysan  Alcide,  les  deux 
autres  étaient  de  ses  voisins,  déjeunes  rustres,  ignorans,  à  mine 
patibulaire,  qui  avaient  suivi  les  ordres  d'Alcide,  leur  chef. 

Le  paysan  maigre  et  sale  jeta  sur  le  régisseur  le  même  regani 
haineux  qu'il  lui  avait  jeté  dans  la  chambre  mortuaire  du  vieil 

TOME   CXLVIII.    —    1898.  I  1 


162  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Adamo;  ses  yeux,  aux  reflets  dangereux,  scintillaient  comme  des 
diamans  sous  ses  sourcils  sombres.  On  l'avait  désarmé  avant  de 
l'amener  devant  Cyrille;  mais  ses  doigts  se  crispaient  nerveuse- 
ment sur  sa  poitrine  velue,  y  cherchant  le  manche  du  poignard 
qui  était  toujours  glissé  à  sa  ceinture.  Cyrille  lui  fit  subir  un  mi- 
nutieux interrogatoire,  sans  pouvoir  obtenir  de  lui  aucune  con- 
fession. 

—  Vous  m'avez  pris  en  flagrant  délit,  bougonnait  Alcide.  Tirez 
de  ce  fait  le  parti  que  votis  en  pourrez  tirer. 

Au  fond  de  son  cœur,  Alcide  avait  la  conviction  qu'il  avait 
été  trahi  par  sa  nièce  ;  mais  il  ne  voulait  pas  qu'un  mot  lui 
échappât  qui  pût  être  interprété  comme  un  aveu  ou  qui  put  faci- 
liter sa  condamnation. 

Le  vol  du  charbon  et  du  gibier,  ainsi  que  son  intention  de 
faire  passer  ces  marchandises  en  contrebande,  étaient  manifestes, 
il  ne  cherchait  pas  à  les  nier  ;  mais  il  ne  les  affirmait  pas  davan- 
tage. Il  laissait  à  son  accusateur  le  soin  d'établir  les  preuves 
comme  il  le  pourrait. 

Cyrille  en  savait  assez  long  pour  se  reconnaître  le  droit  de  faire 
envoyer  Alcide  et  ses  compagnons  au  corps  de  garde  le  plus  rap- 
proché, à  une  vingtaine  de  kilomètres,  de  l'autre  côté  de  la  foret. 

C'eût  été  la  décision  la  plus  sage  à  prendre;  Alcide  en  aurait 
eu  au  moins  pour  un  an  de  prison,  ses  compagnons,  plus  excu- 
sables, puisqu'ils  avaient  été  embauchés  par  lui,  auraient  encouru 
de  moindres  peines. 

Mais  leur  présent  juge  soutenait  les  doctrines  humanitaires 
de  Tolstoï;  il  abhorrait  1'  «  œil  pour  œil,  dent  pour  dent»  de 
la  législation  moderne,  il  éprouvait  une  infinie  compassion  pour 
les  pauvres,  pour  les  ignorans,  pour  ceux-là  mêmes  qui  sont  les 
plus  vicieux.  Aussi  prit-il  un  parti  qui  lui  semblait  également 
juste  à  l'égard  de  ses  maîtres  et  à  l'égard  des  voleurs. 

—  Je  pourrais  l'envoyer  devant  les  tribunaux,  dit-il  à  Alcide, 
en  terminant,  et  ton  jugement  aboutirait  inévitablement  à  une 
condamnation.  J'ai  peut-être  tort  de  l'épargner.  Mes  maîtres,  ce- 
pendant, m'accordent  la  plus  grande  liberté  d'action,  j'en  userai 
envers  toi.  Je  confisque  le  charbon  volé,  il  appartient  aux  pro- 
priétaires, je  donnerai  le  gibier  aux  hôpitaux  de  Rome;  mais  je 
te  rendrai  les  chars  et  les  bestiaux,  et  je  te  remettrai  en  liberté. 
Je  me  bornerai  à  l'enjoindre  de  ne  plus  transgresser  les  règle- 
mens  à  l'avenir. 


LES    SELVE. 


163 


La  figure  d'Alcide  resta  impassible,  il  haussa  légèrement  les 
<''paules;  les  deux  autres  voleurs,  eux,  tombèrent  à  genoux,  bé- 
nirent les  saints  et  jurèrent  qu'ils  étaient  disposés  à  vivre  désor- 
mais la  vie   la  plus  exemplaire. 

—  A  quoi  penses-tu.  Alcide?  dit  Cyrille,  en  regardant  le  vi- 
sage sombre, sauvage  et  hâlé  de  l'oncle  de  Muriella,  dont  les  traits 
étaient  durcis  par  la  saleté  et  la  fumée,  et  dont  les  yeux  étince- 
laient. 

—  Je  pense  que  vous  n'avez  pas  appris  grand'chose  depuis 
que  vous  êtes  ici,  répliqua-t-il,  d'une  voix  âpre  et  méprisante. 

—  Tu  veux  dire  que  c'est  absurde  de  ma  part  de  t'épargner? 
Alcide,  sans  répondre,  eut  un  rire  sarcastique  qui  montra  ses 

dents  blanches  et  égales  brillant  dans  sa  ligure  basanée. 

—  Je  crains  en  effet  que  cela  ne  le  soit,  reprit  Cyrille.  Mais, 
maintenant  que  je  me  suis  engagé  à  vous  remettre  en  liberté,  je 
ne  puis  plus  revenir  sur  ma  parole.  Ce  ne  sera  pas  par  moi  que  l'on 
entendra  parler  de  cette  affaire.  Allez!  vous  êtes  libres.  On  vous 
rendra  vos  couteaux.  Si  je  vous  reprends  une  seconde  fois  à  cette 
besogne,  je  ne  vous  épargnerai  plus.  Et  lâchez  de  traiter  vos 
bestiaux  im  peu  moins  brutalement. 

Alcide  tourna  sur  ses  talons  et  sortit  de  la  chambre  sans  pro- 
noncer une  seule  parole  de  reconnaissance. 

Muriella  m'a  trahi,  pensait-il.  Le  remercier?  Non  pas  moi! 
Que  fait-il  ici,  cet  intrus,  cet  espion,  qui  se  mêle  de  ce  qui  ne  le 
regarde  pas?  La  nuit  dernière,  il  m'a  lait  marcher  devant  lui 
comme  si  j'eusse  été  un  bœuf!  Mais,  avant  peu,  je  serai  quitte! 

—  Il  t'a  traité  mieux  que  tu  ne  méritais  de  l'être,  gibier  de 
potence!  lui  dit  Caterina,  comme  il  traversait  la  cour.  —  Alcide 
montra  de  nouveau  sos  dents  blanches  comme  celles  d'un  loup  et 
ricana  à  la  ligure  de  la  vieille  femme. 

l*ersonne  ne  l'avait  dénoncé.  C'était  grâce  à  ses  propres  ob- 
servations que  Cyrille  avait  relevé  les  premiers  indices  de  ces 
pratiques  dont,  maintenant,  il  tenait  les  preuves.  Mais  les  ita- 
liens attribuent  toujours  à  la  trahison  leurs  malheurs  publics  ou 
privés,  et  ces  honunes  étaient  convaincus  qu'on  les  avait  dé- 
noncés. Tueurs  soiiprons  se  portèrent  tout  naturellement  sur 
Muriella. 

—  1)(;  tout  temps,  elle  a  été  dénatur(';o.  mauvaise,  disait  Al- 
cide; s'occupanl  des  oiseaux, des  bètes.dcs  reptiles,  se  fâchant  de 
ce  qui  nous   faisait  rire.  Aussi  est-il  bien  compréhensible  qu'elle 


164  REVIE  DES  DEUX  MONDES. 

soit  à  la  dévotion  de  l'étranger  et  qu'elle  nous  trahisse,  nous! 

Tant  qu'il  n'eut  pas  la  preuve,  cependant,  que  ses  soupçons 
étaient  bien  fondés,  il  n'en  laissa  rien  voir  à  la  jeune  fille;  il  rom- 
pit môme  avec  ses  anciennes  habitudes  au  point  de  se  montrer 
poli  envers  elle  et  de  lui  faire  des  complimens. 

—  Ah  !  si  tu  pouvais  faire  de  nos  pauvres  filles  des  femmes 
semblables  à  toi,  nous  t'en  serions  bien  reconnaissans,  lui  répé- 
tait-il. Ces  jolies  manières  que  ta  mère  t'a  données  n'ont  jamais 
été  dans  notre  sang  à  nous,  nous  sommes  trop  sauvages! 

Muriella  estimait  ses  flatteries  à  leur  juste  valeur,  elle  se 
méfiait  de  tout  ce  qu'il  lui  disait  ;  elle  ne  se  doutait  pourtant  pas 
de  la  furieuse  haine  qu'il  nourrissait  contre  elle.  Elle  le  savait 
méchant;  mais,  après  tout,  il  était  le  frère  de  son  père  et,  quel 
que  fût  son  foyer,  il  l'y  avait  accueillie. 

A  bien  des  égards,  cette  maison  était  misérable,  et  la  saleté,  le 
manque  d'économie  la  rendaient  plus  misérable  encore  qu'elle  ne 
l'eût  été  autrement  ;  ce  n'en  était  pas  moins  une  maison  pour  elle  ; 
ses  oncles  lui  avaient  épargné  de  mener  cette  vie  errante  et  solitaire 
qui  vaut  tant  de  mépris  aux  femmes  qui  la  mènent,  qui  les  rend 
si  vite  des  objets  de  dérision.  A  leur  rude  manière,  ils  faisaient 
cas  des  services  qu'elle  leur  rendait  et  craignaient  de  la  perdre. 

Vlll 

L'hiver  s'écoula  sans  qu'aucune  des  menaces  proférées  con- 
tre l'intendant  se  réalisât.  Avec  les  premiers  jours  de  février,  les 
bois  se  remplirent  du  parfum  de  l'hellébore,  ce  premier  et  ce 
si  doux  héraut  du  printemps. 

Tout  en  aspirant  avec  volupté  les  senteurs  pénétrantes  de 
ces  clochettes  vert  pâle,  qu'en  imagination  elle  associait  avec  la 
pensée  de  cette  habitante  du  >'ord  à  qui  elle  portait  vaguement 
et  passionnément  envie,  Muriella  pensait:  Voici  les  jours  qui 
grandissent.  Ils  n'entreprendront  plus  rien,  maintenant  !  Et 
pourtant,  quoiqu'elle  fit  tous  ses  efforts  pour  se  bien  persuader  de 
cela,  elle  n'en  était  pas  très  sûre. 

Pour  ceux  qui  se  haïssent,  que  les  jours  soient  longs  ou 
courts,  les  nuits  sombres  ou  claires,  cela  revient  au  même.  Le 
calme,  l'assiduité  relative  que  mettaient  à  leur  travail  les  parens 
de  la  jeune  fille  la  remplissaient  d'appréhension;  elle  se  deman- 
dait quels  funestes  desseins  pouvaient  se  cacher  sous  des  dehors 


LliS    SELVE.  165 

de  vertu  aussi  peu  usuels.  Ses  oncles,  persuadés  qu'elle  remplis- 
sait auprès  d'eux  un  rôle,  d'espionne  pour  le  compte  du  régisseur, 
ne  disaient  rien  en  sa  présence  que  l'on  n'eût  pu  répéter  du  faîte 
des  arbres.  Mais  la  femme  d'Alcide  était  imprudente  :  de  sombres 
insinuations  lui  échappaient  parfois. 

—  Les  oiseaux  blancs  qui  viennent  du  Nord  ne  vivent  pas 
toujours  assez  de  temps  pour  pouvoir  regagner  leur  pays,  dit-elle 
une  fois,  et  une  autre  fois.  Les  Selve  sont  pleins  d'arbres  ;  mais  les 
arbres  peuvent  porter  trois  espèces  de  fruits:  le  feu,  l'acier  et  le 
plomb  ! 

Muriella  savait  que,  lorsqu'ils  méditaient  de  tirer  vengeance 
de  quelqu'un,  les  habitans  de  la  contrée  étaient  capables  de  pa- 
tienter pendant  des  années,  mais  qu'une  fois  le  moment  venu, ils 
frappaient  leur  proie  avec  autant  de  sûreté  que  les  g'^rfauts  en 
mettent  à  frapper  les  ramiers. 

Les  saints  cependant  tardaient  à  exaucer  ses  prières;  peut- 
être  l'offrande  qu'elle  leur  avait  faite  était-elle  trop  insignifiante  ; 
elle  ne  pouvait  pourtant  se  résoudre  à  croire  cela  ;  ils  étaient 
trop  généreux  pour  la  mépriser,  cette  offrande,  trop  miséricor- 
dieux pour  la  rejeter. 

—  Oui,  s'était-elle  à  tout  moment  répété,  pendant  le  courant 
de  l'hiver;  oui,  je  prierai  sans  cesse. 

Des  semaines,  des  mois  passaient,  et  le  ciel  tardait  toujours  à 
répondre.  Une  fois,  elle  demanda  à  Cyrille: 

—  Est  ce  qu'on  ne  vous  rappelle  toujours  pas  dans  votre  patrie? 

—  Non  !  répondit-il,  tout  surpris.  Qu'est-ce  qui  te  fait  penser 
à  ces  choses  qui  ne  peuvent  pas  être? 

—  Vous  retournerez  chez  vous,  répéta-t-elle. 

Et  pourtant,  elle  savait  que,  si  ses  prières  étaient  exaucées,  il 
quitterait  ces  forets  pour  toujours:  — son  amante  inconnue  qu'elle 
se  représentait  couronnée  de  vertes  hellébores  et  vêtue  de 
rayons  d'étoiles,  lui  tendrait  les  bras  îi  travers  le  brouillard  et 
le  prendrait  tout  à  elle. 

Cependant,  avec  le  chant  des  rossignols  dans  l'ombre  des  lau- 
riers, les  cris  des  coucous  qui  s'appelaient  parmi  les  pins,  la  mer- 
veilleuse flore  de  la  campagiKî  romaine  éclose  dans  les  bois,  le 
printemps  vint,  puis  s'en  alla.  L'été  long  et  chaud  le  suivit,  et,  sur 
tous  les  étangs, des  nénuphars  blanc  et  or  fleurirent.  La  chaleur  a 
quelque  chose  de  tropical  dans  ces  forêts;  leurs  ombrages  épais 
n'apportent  aucune  fraîcheur,  car  ils  interceptent  l'air,  les  yeux  s'y 


466   ,  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reposent  avec  délices, mais  les  poumons  souffrent  de  l'humidité  et 
de  l'étouffante  chaleur  qui  y  régnent.  Fréquemment,  des  semaines 
durant,  aucun  souffle  n'agite  les  feuilles,  qui  pendent  inertes; 
quand  les  fièvres  régnent  dans  les  plaines  qui  environnent  Rome, 
la  forêt,  par  les  nuits  suffocantes  et  dans  les  lieux  où  les  eaux  de- 
meurent stagnantes,  devient  véritablement  dangereuse.  On  court 
moins  de  risques  dans  les  bois  situés  plus  haut  ;  mais  il  n^  faut 
vraiment  pas  faire  grand  cas  de  la  vie  pour  venir  dormir,  par  une 
nuit  d'été,  dans  les  terrains  bas,  au  bord  des  étangs,  au-dessus 
desquels  planent  de  véritables  nuages  de  moustiques,  dans  les 
marécages  desséchés  dont  le  lit  se  fendille,  où  volent  des  my- 
riades de  taons,  où  les  crapauds  et  les  grenouilles  meurent  de 
soif.  Cette  année-là,  il  y  eut  beaucoup  de  mal  ados  parmi  les  ha- 
bitans  de  la  forêt,  et  Cyrille  pourvut  lui-même  de  son  mieux  aux 
soins  médicaux.  Les  remèdes  à  prescrire  contre  ces  fièvres 
étaient  des  plus  simples,  et  le  plus  grand  obstacle  que  rencontrait 
l'intendant  consistait  dans  la  saleté  corporelle  des  paysans  et  dans 
leur  crainte  de  l'air.  Eux  qui,  en  bonne  santé,  travaillaient  par 
tous  les  temps,  tout  le  long  du  jour,  en  plein  air,  une  fois  tombés 
malades,  ils  s'entassaient  dans  quelque  recoin  sordide  et  fer- 
maient hermétiquement  leurs  contrevens  de  bois.  Mais,  quoiqu'il 
les  sauvât  de  la  maladie,  ils  ne  faisaient  que  le  haïr  davantage. 
Le  bruit  se  répandit  parmi  eux  qu'il  avait  empoisonné  les  sources, 
parce  qu'il  désirait  débarrasser  les  bois  des  squatterf^  qui  y  vi- 
vaient et,  si  absurde  que  fût  cette  histoire,  il  se  trouva  des  gens 
disposés  à  la  croire. 

Vraiment,  pensait-il  avec  amertume,  mieux  vaudrait  les 
laisser  crever  comme  des  moutons  atteints  de  l'épizootie.  Quel 
crime  pourrait-on  expier  aussi  cruellement  que  la  folie  d'essayer 
de  rendre  service  à  ses  semblables? 

Mais,  en  dépit  de  leurs  mauvais  regards,  des  menaces  qu'ils 
proféraient  contre  lui,  et  des  cornes  qu'ils  faisaient  dans  sa  di- 
rection avec  leurs  doigts,  en  signe  d'exorcisme,  de  jour  et  de 
nuit,  il  continua  à  faire  ce  qu'il  pouvait  pour  eux. 

Ce  fut  ainsi  qu'au  cours  de  longues  semaines  sans  un  souffle 
devant,  l'été  tira  à  sa  fin  ;  chaque  jour,  les  clairières  assoiffées 
attendaient  la  pluie,  les  étangs  desséchés  et  les  sources  taries 
languissaient  en  vain  après  l'orage. 

C'était  à  la  fin  d'une  journée  brûlante  de  septembre  :  l'air 
était  lourd,  le  ciel  sombre.  Comme  le  soleil  se  couchait,  Cvrille, 


LES    SELVE.  167 

qui  avait  passé  toute  sa  journée  dehors  à  faire  ses  courses  habi- 
tuelles, revenait  chez  lui  pour  le  repas  du  soir.  Il  avait  soif,  il 
était  fatigué,  de  tout  le  jour,  il  n'avait  rien  mangé.  La  chaleur 
morne  et  accablante  lui  faisait  penser  aux  étés  de  ses  plaines  na- 
tives; de  même  que  là-bas,  les  horizons  lointains  étaient  voilés 
par  des  vapeurs  grisâtres  et  méphitiques  qui  s'élevaient  du  sol. 
Lorsqu'il  la  traversa,  la  basse-cour  lui  parut  exceptionnellement 
tranquille;  personne  à  l'entour,  pas  même  un  palefrenier.  Seul, 
un  homme,  portant  un  cornet  suspendu  à  son  épaule,  monté  sur 
un  mulet,  avec  quelques  sacs  en  travers  de  sa  selle,  franchissait 
celle  des  portes  par  laquelle  il  était  entré.  L'intendant  vit  que 
c'était  un  facteur  de  Ronciglione. 

Il  était  rare  que  le  courrier  vînt  dans  ces  districts.  A  cent 
lieues  à  la  ronde,  il  n'y  avait  presque  personne  qui  sût  lire,  et 
moindre  encore  était  le  nombre  de  ceux  qui  savaient  écrire. 
Deux  fois  par  an,  Caterina  recevait  des  nouvelles  d'un  de  ses  fils 
commerçant  au  Brésil  et  d'un  autre  fils,  soldat  en  Erythrée. 
Fausto  échangeait  quelques  lettres  avec  des  maquignons,  des 
marchands  de  bestiaux,  lorsqu'il  avait  à  vendre  ou  à  acheter  des 
jumens  poulinières  ou  des  étalons,  à  louer  des  béliers  ou  des  tau- 
reaux ;  mais,  ces  lettres  étaient  très  rares,  on  traitait  les  affaires  à 
cheval  et  de  vive  voix  dans  cette  partie  du  pays.  Depuis  le  jour 
même  où  Cyrille  s'était  installé  sous  les  ombrages  des  Selve, 
aucun  message  ne  lui  était  parvenu.  Tout  rapport  avait  cessé 
entre  les  membres  de  sa  famille,  ses  compatriotes  et  lui  ;  il  espé- 
rait qu'on  le  croyait  mort.  Les  Gandolii  lui  avaient  promis  do 
garder  le  secret  sur  son  existence  et  ses  occupations.  Et  ce  qu'il 
pouvait  souhaiter  de  mieux,  c'était  encore  qu'il  lui  fût  permis  de 
continuer  à  vivre  cette  vie  constamment  occupée,  paisiblement 
laborieuse,  qui  tient  lieu  de  résignation. 

Sa  mère  était  morte  depuis  quelques  années.  Il  pensait,  non 
sans  amertume,  qu'il  n'existait  pas  au  monde  un  seul  être  qui  lui 
fût  assez  attaché  pour  essayer  de  s'enquérir  de  son  sort.  Sa 
famille,  sans  doute,  et  tous  ceux  qui,  autrefois,  faisaient  partie 
de  son  entourage  le  croyaient  mort  et  enterré  dans  quoique 
tombe  étrangère,  ignorée. 

Aussi  bien,  ce  jour-là,  comme  il  revenait  de  ses  courses  ha- 
bituelles, la  surprise,  l'émotion  qu'il  ressentit,  (irent-elles  s'in- 
terrompre les  battemens  de  son  cœur,  lorsque  Caterina  s'avan- 
çant  au-devant  d(!  lui,  lui  dit  : 


168  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

—  Le  facteur  est  venu,  monsieur,  le  facteur  de  Ronciglione; 
il  était  bien  fatigue, bien  content  de  trouver  un  morceau  à  se 
mettre  sous  la  dent  ;  il  a  apporté  une  lettre  pour  vous  ;  elle  est 
sur  la  table,  dans  votre  chambre. 

Le  cœur  battant,  il  monta  l'escalier  sans  remarquer  qu'une 
bienveillante  curiosité  avait  poussé  Caterina  derrière  lui  et  la 
retenait  sur  le  pas  de  la  porte. 

Sur  la  table  se  trouvait  une  large  enveloppe  carrée,  affranchie 
de  timbres  de  son  pays  et  scellée  d'un  cachet  qu'il  connaissait. 

Il  en  déchira  le  bord  et  l'ouvrit. 

Elle  ne  contenait  qu'une  photographie  :  la  tête  et  le  buste 
d'une  femme,  de  cette  femme  dont  l'image  hantait  ses  rêves  la 
nuit,  comme  le  jour;  au  bas  de  la  photographie  étaient  écrits  ces 
mots  en  français  : 

«  Je  serai  à  Rome  en  hiver. 

«  M. MU  F..  » 

Il  lui  sembla  que  le  ciel  s'entr'ouvrait  au-dessus  de  sa  tête. 
Il  se  mit  à  trembler  de  tous  ses  membres,  de  longs  sanglots  lui 
montaient  à  la  gorge;  saisissant  le  portrait,  il  le  pressa  sur  ses 
lèvres,  puis  sur  son  cœur. 

Il  n'était  plus  seul.  L'avenir  lui  tenait  quelque  chose  en  réserve. 
Il  ne  cherchait  pas  à  comprendre  comment  elle  avait  pu  décou- 
vrir son  refuge,  apprendre  son  sort,  suivre  ses  traces;  il  ne  se 
demandait  pas  ce  qu'elle  savait,  ni  ce  qu'ils  allaient  pouvoir  être 
l'un  pour  l'autre  ;  il  lui  suffisait  de  savoir  qu'elle  se  souvenait, 
qu'elle  lui  était  fidèle,  que  dans  quelques  mois  elle  serait  près  de 
lui,  là-bas,  à  Rome,  cité  bénie,  au-dessus  de  laquelle,  dans  le 
doux  azur  des  soirs  d'été,  étincelaient  les  rayons  dorés  de  la  croix 
de  Saint-Pierre.  Cette  joie  si  grande,  si  inattendue,  si  débordante, 
l'anéantit  complètement  ;  il  tomba  à  genoux  et  se  mit  à  pleurer. 

Caterina  qui,  toujours  sur  le  seuil  de  la  chambre,  le  regardait, 
ferma  la  porte  et  redescendit. 

La  journée  accablante  de  chaleur  touchait  à  sa  fin,  le  soleil 
s'était  couché.  Au  loin,  dans  l'Ouest,  les  brouillards  paludéens 
montaient,  au-dessus  de  la  campagne,  comme  de  pâles  nuées, 
comme  les  fantômes  des  innombrables  morts  dont  la  poussière 
formait  le  sol.  L'Anio,  réduit  à  l'état  de  ruisseau,  coulait  lente- 
ment, presque  immobile  entre  ses  rives.  Dans  le  lointain,  on 
apercevait  la  ligne  de  brume  qui  s'élevait  au-dessus  du  cours  du 


LES    SELVE.  169 

* 

Tibre.  Même  dans  les  bois  silencieux  et  sombres,  la  chaleur  était 
étouffante  ;  les  grandes  avenues  de  houx  étaient  aussi  obscures 
que  l'étaient  autrefois  les  bois  où  s'accomplissaient  les  sacrifices. 
Et,  cependant,  jamais,  ni  sous  la  gaîté  d'avril,  ni  parée  des  splen- 
deurs de  l'automme,  la  scène  qu'il  avait  sous  les  yeux  n'avait 
semblé  aussi  belle  à  Cyrille.  La  nuit  tombait,  une  nuit  lourde, 
oppressante,  sans  lune,  sans  un  souffle  d'air;  mais,  assis  auprès 
d'une  large  fenêtre  ouverte  sur  le  nord,  il  se  laissait  bercer  par 
le  charme  de  ses  espérances  et  de  ses  souvenirs.  La  lumière  de 
la  lampe,  allumée  à  l'intérieur  de  sa  chambre,  éclairait  la  balus- 
trade de  marbre  et  s'allongeait  quelques  mètres  plus  loin  sur  le 
gazon  desséché.  Au  delà,  tout  était  sombre,  les  vibrations  de  la 
chaleur  ternissaient  la  clarté  des  étoiles.  De  temps  en  temps,  un 
hibou  passait  en  hululant;  bon  nombre  de  ces  oiseaux  de  nuit 
avaient  élu  domicile  dans  les  combles  de  la  maison  ;  des  bandes 
de  grandes  chauves-souris  voletaient  de  ci,  de  là,  à  la  poursuite 
des  insectes  nocturnes  invisibles. 

Tout  autre  jour,  Cyrille  eût  été  frappé  du  silence  inaccoutumé 
qui  régnait  dans  la  maison  ;  il  se  fût  aperçu  qu'on  n'entendait  pas, 
comme  d'habitude  le  caquetage  des  femmes,  non  plus  que  les  al- 
tercations et  les  rires  des  hommes  qui.  ordinairement,  à  la  fin  de 
la  journée,  s'élevaient  de  la  cour,  de  l'étable  et  des  hangars.  Tout 
était  si  silencieux  qu'on  eût  pu  se  croire  dans  un  monastère  dont 
toutes  les  cellules  étaient  closes,  tous  les  moines  endormis. 

Mais,  dans  ce  moment  de  suprême  bonheur,  bonheur  qui  lui 
semblait  presque  celui  de  la  réunion,  —  avec  ce  portrait  dans  ses 
mains,  sous  ses  yeux;  avec,  pour  l'avenir,  cette  vague  et  ineffable- 
ment  douce  promesse  qui  était  écrite  au  bas  de  la  photographie, 
—  si  les  feux  volcaniques  qui  couvaient  sous  la  lave  avaient 
cntr'oiivert  le  sol,  s'ils  avaient  rempli  la  forêt  de  leurs  gronde- 
mens,  il  s'en  serait  à  peine  douté. 

Il  était  heureux;  une  fois  encore,  malgré  l'exil,  malgré  la 
pauvreté,  la  mort  civile,  et  la  ruine,  il  était  heureux.  Ces  beaux 
yeux  le  regardaient  avec  l'expression  qu'il  leur  connaissait  si 
bien ,  et  ces  douces  lèvres  lui  disaient  :  «  Je  te  suis  fidèle  !  » 

IX 

Il  ne  s'était  pas  rendu  complt>  du  temps  qui  sétait  écoulé  de- 
puis le  moment  où  il  était  entré  dans  sa  chambre,  et  s'était  assis  à 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  fenêtre;  il  ne  s'était  pas  davantage  douté  que  la  vieille  femme 
était  venue  auprès  de  lui  avec  une  lampe  et  qu'elle  lui  avait 
annoncé  que  son  dîner  était  servi  dans  la  pièce  voisine. 

Ce  ne  fut  que  difficilement  qu'il  sortit  de  sa  torpeur  et  qu'il 
l'entendit  l'appeler  par  trois  fois  d'une  voix  basse,  effrayée  et 
rauque,  quoiqu'elle  fût  tout  près  de  lui. 

—  Laissez-moi  seul,  ma  bonne  amie,  lui  dit-il.  Je  suis  occupé... 
je  n'ai  pas  besoin  de  dîner. 

—  Ce  n'est  pas  cela.  Ecoutez,  fit  Caterina,  et  l'intonation  de 
sa  voix  éveilla  l'attention  de  Cyrille.  Monsieur!...  Monsieur!...  Il 
n'y  a  plus  personne  à  la  maison  ! 

Il  se  retourna  vers  elle  et  la  regarda. 

—  Plus  personne  à  la  maison?  Mais,  quelques-uns  des  domes- 
tiques, hommes  ou  femmes,  y  doivent  être.  N'ont-ils  pas  dîné? 

—  Voilà  justement  l'aftaire,  monsieur,  répondit-elle.  Il  y  a 
longtemps  qu'est  passée  l'heure  du  souper,  et  jamais,  jusqu'à  pré- 
sent, ils  ne  l'ont  laissée  passer  sans  que  la  faim  ne  les  réunît  au- 
tour de  la  table.  A  l'exception  du  vieux  Matteo,quiest  idiot,  et  de 
Dreina,  qui  est  impotente,  il  n'y  a  pas  une  âme  dans  toute  la  mai- 
son. Cela  doit  signifier  quelque  chose,  monsieur.  Jamais  nos  gens 
n'ont  osé  sortir  sans  en  avoir  la  permission. 

—  C'est  étrange!  dit  Cyrille,  comprenant  ce  qu'avait  de  singu- 
lier cette  nouvelle.  Ils  sont  généralement  aussi  obéissans  que  des 
enfans.  Oii  peuvent-ils  bien  s'en  être  allés,  tous? 

—  Dieu  sait,  monsieur;  mais,  j'ai  peur  ! 

Sa  figure  ordinairement  très  colorée  était  toute  pâle. 

—  De  quoi  avez- vous  peur? 

—  Je  crains  qu'ils  n'aient  quitté  la  maison  parce  qu'ils  savent 
qu'on  va  l'attaquer. 

—  Serait-ce  possible? 

—  Parfaitement.  Quand  on  est  averti  et  qu'on  ne  désire  prendre 
parti  ni  pour  les  ims ,  ni  pour  les  autres,  on  s'en  va  toujours  ainsi. 
Matteo  a  beau  être  idiot,  lui  aussi  sait  quelque  chose;  il  rit  et  se 
passe  les  doigts  en  travers  de  la  gorge.  Dreina  pleure,  et  pour- 
tant, quoique  je  l'aie  battue,  elle  ne  veut  rien  dire.  Il  vaudrait 
mieux  fermer  les  fenêtres  et  verrouiller  les  portes,  monsieur. 

Cyrille  n'avait  pas  encore  saisi  toute  l'importance  des  paroles 
de  Caterina.  11  était  encore  sous  le  coup  des  sentimens  par  les- 
quels il  venait  de  passer,  sous  l'émotion  de  cette  espérance  aussi 
soudaine  que  douce,  de  tous  ces  souvenirs  qui  brusquement  ve- 


LES    SELVE. 


171 


naient  de  lui  remonter  à  l'esprit.  Jamais  il  n'avait  prêté  la 
moindre  attention  aux  réels  dangers  de  la  vie  qu'il  menait,  à  ses 
risques,  à  ses  hasards,  aux  haines  dont  il  était  entouré.  Il  était 
animé  de  si  bons  sentimens  envers  les  gens  du  voisinage  qu'il  ne 
pouvait  consentir  à  croire  à  de  mauvaises  intentions  de  leur  part. 

—  Vous  devez  vous  tromper,  dit-il  à  la  vieille  femme.  Les 
gens  de  la  maison  vous  jouent  sans  doute  un  tour  pour  vous 
effrayer.  Allez  visiter  les  communs.  Les  yuardiaiii,  du  moins, 
doivent  être  quelque  part  aux  environs. 

Il  serra  contre  sa  poitrine  la  photographie  qu'il  venait  de  rece- 
voir, et  boutonna  son  habit  par-dessus;  puis  il  prit  sur  la  table  son 
revolver,  qu'il  glissa  dans  une  de  ses  poches. 

—  Ne  sortez  pas,  monsieur,  dit  Gaterina  en  lui  posant  la  main 
sur  le  bras.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  un  seul  de  nos  hommes  à 
portée  de  voix,  où  que  ce  soit  aux  environs  ;  d'autre  part,  il  est 
bien  possible  qu'une  bande  de  voleurs  et  de  brigands  soit  déjà 
cachée  près  de  la  maison  ;  qui  sait?  Ah!  si  vous  saviez  les  choses 
que  j  ai  vues  se  passer  dans  mon  enfance  et  depuis  lors!  Pour  ma 
part,  je  crains  que  vous  n'ayez  à  comparaître  cette  nuit  même 
devant  votre  Dieu  ;  car  il  n'y  a  personne  autre  que  vous  pour  vous 
défendre  ici. 

Cette  fois-ci,  il  la  crut;  qu'elle  se  trompât  ou  non,  il  vit  qu'elle 
le  croyait  en  danger  de  mort. 

—  (Jue  vont-ils  faire?  lui  demanda-t-il.  Et  pour  quelle  raison 
attenteraient-ils  à  ma  vie? 

D'une  voix  presque  maussade,  elle  lui  répondit  : 

—  Je  vous  l'ai  dit  vingt  fois,  et  Muriella  vous  l'a  répété  tout 
aussi  fréquemment  que  moi  :  on  vous  déteste  parce  que  vous 
êtes  un  étranger,  parce  que  vous  voulez  jouer  le  rôle  d'un  réfor- 
mateur ici,  comme  vous  dites,  parce  que,  d'après  eux,  vous  vous 
mêlez  de  choses  qui  ne  vous  regardent  pas.  Nous  sommes  des 
femmes,  aussi  n'avez-vous  pas  voulu  nous  croire.  Eh  bien,  je 
crains  que,  cette  nuit,  vous  ne  trouviez  que  nous  disions  vrai.  Mais, 
ne  perdons  pas  notre  temps  à  parler.  Verrouillons  les  portes.  Us 
sont  en  nombre  sans  doute,  et  ce  n'est  pas  la  première  fois  qu'il 
leur  arrive  d'assiéger  une  maison. 

—  Si  nos  gens  allaient  revenii',  \o  leur  paraîtrais  un  fou,  un 
lâche,  un  poltron,  d'agir  ainsi  ! 

—  Tant  qu'ils  n'auront  pas  vu  ilaïuber  la  maison,  ils  ne  revien- 
dront pas,  monsieur. 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

—  Grand  Dieu!  Vous  savez  donc  quelles  sont  les  intentions 
des  habitans  de  la  forêt? 

—  Non,  je  nen  sais  rien.  Si  j'avais  entendu  parler  de  leurs 
projets,  je  vous  laurais  dit,  et  vous  auriez  pu  faire  venir  ici  soit 
les  carabiniers,  soit  des  soldats;  mais  je  sais  ce  que  signifie 
l'abandon  d'une  maison,  je  comprends  pourquoi  les  quarante  per- 
sonnes qui  l'habitaient  sont  toutes  parties  en  même  temps  et  dans 
le  même  dessein,  et  je  sais  que  les  paysans  des  Selve  ne  sont  pas 
des  agneaux. 

Cyrille  garda  le  silence  pendant  un  moment,  puis  il  dit  : 

—  Je  vendrai  chèrement  ma  vie,  Calerina;  quant  à  vous, 
sauvez-vous  pendant  qu'il  est  encore  temps  de  le  faire,  allez  vous 
cacher  jusqu'au  matin  dans  les  dépendances  ou  parmi  les  brous- 
sailles. Vous  ne  pourrez  rien  changer  à  mon  sort,  ne  le  partagez 
pas  en  restant  ici. 

—  Je  ne  suis  pas  une  poltronne,  monsieur  et,  de  toute  ma- 
nière, les  années  qu'il  me  reste  à  vivre  ne  peuvent  pas  être  nom- 
breuses; allons  faire  nos  préparatifs! 

Elle  ouvrit  la  marche,  portant  la  lampe  qu'elle  élevait  en  l'air, 
pendant  que  l'intendant  mettait  les  énormes  barres  et  tournait 
les  gigantesques  clefs  des  portes  bardées  de  fer,  fermait  et  ver- 
rouillait les  contrevens.  Dehors,  on  n'entendait  pas  le  moindre 
bruit.  Par  mesure  de  précaution,  Cyrille  mena  Matteo,  l'idiot,  et 
Dreina,  l'impotente,  dans  une  petite  chambre  contiguë  à  la  cuisine 
et  qui  n'était  pas  en  communication  avec  la  cour  extérieure;  il  les 
y  enferma  à  clef.  Dreina  persistait  dans  son  mutisme. 

Il  fit  allumer  par  Caterina  toutes  les  lampes  qui  se  trouvaient 
dans  la  maison  et  les  répartit  dans  les  différens  corridors  et  les 
différentes  chambres;  ce  fut  en  vain  qu'il  chercha  les  fusils  des 
guardiani  et  ceux  du  sous-intendant  :  toutes  les  armes  avaient  été 
enlevées. 

—  Fausto  doit  être  dans  le  complot,  dit-il  à  Caterina. 

—  C'est  probablement  lui  qui  en  est  l'instigateur,  répondit- 
elle.  Personne  cependant  n'en  pourra  fournir  la  preuve.  Il  est 
parti  hier  au  soir  pour  aller  soi-disant  chasser  dans  la  macchia  du 
côté  d'Ostie;  la  chasse  n'est  jamais  fermée  là-bas.  Vous  vous  rap- 
pelez qu'il  vous  a  demandé  l'autorisation  d'aller  acheter  du  bétail  ; 
mais  il  a  dit  à  plusieurs  de  nos  hommes  qu'il  s'en  allait  chasser.  Si 
leur  projet  réussit,  il  reviendra  et  feindra  l'ignorance  ;  s'il  échoue, 
il  s'embarquera  pour  l'une  des  deux  Amériques.  Il  a  fait  ses  orges. 


LES    SELVE.  173 

—  C'est  vrai  qu'il  m'a  demandé  l'autorisation  de  s'absenter, 
répliqua  Cyrille  toujours, incrédule.  Mais,  après  tout,  il  se  peut 
em  ore  que  vos  craintes  ne  soient  pas  justifiées.  Peut-être  vos  va- 
lets et  vos  servantes  ont-ils  tout  simplement  pris  un  jour  de  congé. 

—  Il  est  certain  en  effet  qu'ils  ont  pris  un  jour  de  congé  :  fit 
Caterina  d'un  air  maussade.  —  Elle  s'irritait  de  le  voir  encore  in- 
crédule. Pour  elle,  la  conspiration  était  claire  comme  le  jour. 

Quanta  lui,  il  mettait  encore  en  doute  le  bien-fondé  des  soup- 
çons de  Caterina;  il  pensait  néanmoins  qu'il  valait  mieux  prendre 
toutes  les  mesures  de  précaution  possibles.  N'ayant  aucun  homme 
pour  l'aider,  il  fit  de  son  mieux  pour  assurer  lui-même  contre 
toute  attaque  le  sous-sol  et  ferma  toutes  les  issues  ;  il  existait  des 
passages  souterrains  dont  jusqu'alors  il  n'avait  pas  même  eu 
connaissance. 

Caterina  lui  montra,  dans  la  paroi  d'un  puits,  une  porte  de 
fer  située  juste  au-dessus  du  niveau  de  l'eau  que  l'on  voyait 
briller  très  profondément  :  des  marches  creusées  dans  la  muraille 
y  conduisaient. 

—  Il  y  a  là  un  souterrain  qui  mène  dans  la  forêt,  il  passe  au- 
dessous  de  la  longue  avenue  et  aboutit  sous  ce  grand  houx  que 
l'on  appelle  le  houx  du  pape  Paul,  lui  dit-elle.  Vous  pourriez  vous 
enfuir  par  là,  si  vous  le  vouliez.  Le  passage  est  bas  et  étroit;  mais 
on  l'a  entretenu  en  bon  état.  Vous  connaissez  assez  bien  les  bois 
pour  trouver,  au  point  du  jour,  le  chemin  qui  mène  au  corps  de 
garde. 

—  Il  ne  me  serait  pas  possible  de  me  cacher,  de  me  sauver 
ainsi,  répondit  Cyrille.  On  a  confié  cette  maison  à  ma  garde;  la 
mort  seule  peut  me  délier  de  mes  engagemens. 

Tout  en  soupirant,  Caterina  approuva  de  la  tête. 

—  Si  vous  ne  consentez  pas  à  vous  enfuir,  avant  la  fin  de  la 
nuit,  ils  se  seront  emparés  de  vous.  Tous  les  habilans  des  Selve 
font  partie  de  cette  conspiration. 

Elle  ne  savait  rien  de  ce  qui  en  était  au  juslo;  mais  elle  était 
native  de  la  forêt  et  se  souvenait  de  maints  événemens  passés. 

—  N'ont- ils  pas  empoisonné  votre  chien  favori?  ajouta-t-elle. 
Quand  il  eut  pris  toutes  les  précautions  qu'il  était  en  mesure 

de  prendre  (il  pensait  que  les  portes  pourraient  nisister  victorieu- 
sement toute  la  nuit  aux  assaillans,  sauf  au  cas  où  ils  emploie- 
raient du  pétiole  ou  des  exjdosils), il  monta,  muni  d'une  lanterne 
sourd(!,  à  une  loggia  ouverte  qui  se  trouvait  au  faîte  de  l'édifice 


474  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  là,  regarda  tous  les  points  de  l'horizon.  De  ce  poste  d'obser- 
vation, par  les  nuits  claires,  il  pouvait  voir  du  phare  de  Palo  dans 
l'ouest  jusqu'aux  collines  de  la  Sabine  et  à  Soracte  dans  l'est. 

Bien  souvent,  à  la  pleine  lune,  il  avait  contemplé  le  profil 
merveilleux  des  montagnes  qui  semblaient  les  vagues  d'argent 
d'une  mer  phosphorescente.  Ce  soir,  elles  étaient  complètement 
cachées  par  des  vapeurs  et  des  brouillards;  c'était  à  peine  s'il  pou- 
vait rien  distinguer  au  delà  des  bancs  de  pierre  et  des  balustrades 
qui  se  trouvaient  immédiatement  au-dessous  de  lui,  au  delà  de 
la  silhouette  des  arbres  les  plus  rapprochés. 

Le  silence  était  intense.  Appuyé  contre  une  des  colonnes  de 
la  loggia,  absolument  invisible  d'en  bas,  il  attendit  en  prêtant 
l'oreille  aux  moindres  bruits.  Mais,  tout  entier  à  ce  bonheur  qui, 
à  travers  steppes  et  montagnes,  plaines  et  forêts,  était  venu  enso- 
leiller son  àme,  c'était  à  peine  s'il  se  rendait  compte  du  danger 
possible,  imminent  même,  qu'il  courait. 

Le  ilol  montant  des  anciennes  espérances  ressuscitées  lui 
réchauffait  le  cœur;  aussi  lui  était-il  impossible  de  croire  qu'il 
allait  être  traqué  comme  un  rat  dans  son  trou,  chassé  de  son 
terrier  comme  un  renard.  Celui  dont  se  souvenait  la  princesse 
Marie,  celui  qu'elle  aimait,  celui  à  qui  elle  souriait  dans  l'exil, 
dans  la  disgrâce  et  dans  la  pauvreté,  était  protégé  par  un  sortilège 
trop  puissant,  pensait-il,  pour  qu'une  troupe  de  paysans  pût  ar- 
river à  le  mettre  à  mort.  Au  moment  même  où  sa  vie  s'épanouis- 
sait comme  s'épanouit  une  rose,  il  était  inadmissible  (ju'il  dût 
succomber  à  la  haine  d'infâmes  scélérats,  contre  lesquels  il  n'avait 
commis  d'autre  crime  que  celui  de  les  soigner,  à  ses  risques  et 
périls,  pendant  leurs  maladies;  le  destin  ne  pouvait  être  à  ce  point 
ironique  et  diaboliquement  cruel. 

Adossé  à  l'une  des  colonnes  de  marbre,  sans  songer  à  l'heure 
présente,  il  laissait  flotter  ses  pensées  vers  le  passé,  qui  lui  était  si 
cher,  vers  l'avenir,  qui  lui  était  plus  cher  encore.  Advienne  ce  qui 
pouvait  advenir,  qu'il  en  fût  ce  qu'il  en  devait  être;rien,  sauf  la 
mort,  ne  pourrait  détruire  l'immense  joie  dont  son  cœur  était  tout 
vibrant,  tout  ensoleillé. 

Plusieurs  fois  l'heure  sonna  à  l'horloge  des  étables;  le  tinte- 
ment de  la  cloche  était  le  seul  bruit  qui  vînt  interrompre  le 
silence  ;  il  était  minuit.  Cyrille  se  dit  que  la  vieille  femme  avait 
été  induite  en  erreur  par  ses  craintes.  Les  gens  de  la  maison  de- 
vaient s'en  être  allés  à  une  fête  dans  quelque  ville  éloignée,  sans 


LES    .<>ELVE,  175 

en  demander  l'autorisation  à  la  massaja,  qui  la  leur  aurait  re- 
fusée; hommes  et  femmes  reviendraient  sans  doute  le  lendemain, 
dès  l'aurore. 

Soudain,  il  entendit  un  bruissement  éloigné  et  léger,  sem- 
blable au  piétinement  des  chèvres  et  des  moutons  sur  Therbe;  le 
profond  silence  de  la  nuit  lui  permettait  d'entendre  ce  bruit,  qui, 
de  jour,  aurait  été  à  peine  perceptible. 

—  Ce  sont  des  hommes  en  marche,  pensa  Cyrille,  pénible- 
blement  affecté  de  cette  certitude.  Il  prêta  l'oreille  pendant  un 
moment  encore  pour  se  bien  convaincre  que  ce  n'était  pas  le  bruis- 
sement du  feuillage  sous  la  brise  qui  s'élevait,  puis,  sa  première 
impression  se  trouvant  confirmée,  il  quitta  la  loggia  et  redescendit 
par  l'escalier  vers  la  vieille  Caterina  qui,  assise  dans  sa  chambre, 
récitait  son  chapelet. 

—  Il  y  a  des  gens  qui  approchent,  dit-il.  Ce  n'est  sûrement  pas 
avec  de  bonnes  intentions  qu'ils  viennent. 

—  Ce  qui  les  fait  venir,  c'est  qu'ils  pensent  que  vous  êtes  en- 
dormi et  qu'on  a  laissé  une  porte  ouverte  pour  eux.  Combien 
sont-ils? 

—  Impossible  de  le  dire;  mais  ils  sont  en  nombre. 
Caterina  secoua  la  tête. 

—  S'il  pouvait  nous  venir  du  secours;  mais,  comment  cela 
serait-il  possible?  Nous  sommes  séparés  du  monde  entier  ici. 

—  Ecoutez!  Ils  traversent  la  pelouse;  dans  un  instant,  ils  se- 
ront à  la  grande  porte. 

—  Ils  s'attendent  à  ce  que  Dreina  leur  ouvre,  la  maudite 
coquine  ! 

Pendant  quelques  instans,  on  n'entendit  plus  rien,  puis,  à  tra- 
vers les  lourdes  traverses  des  portes  fermées,  on  put  percevoir  un 
vague  murmure  de  voix  confuses. 

—  Qu'ils  me  croient  donc  endormi!  murmura  Cyrille  en  bra- 
quant son  revolver  sur  l'entrée.  Il  ne  savait  pas  qui  ils  étaient,  et 
il  lui  était  impossible  de  se  rendre  compte  de  leur  nombre:  mais 
il  était  aisé  de  s'imaginer  quels  étaient  leurs  desseins.  Vraisem- 
blablement, ils  furent  un  moment  déconcertés  de  ne  trouver  per- 
sonne là  qui  les  inlioduisîl.  Mais  Cyrille  comprit  que  cela  ne  les 
arrêterait  pas  longtemps. 

—  Allez  vous  cacher  quelque  part,  ma  bonne  Caterina,  dit-il 
tout  bas  à  la  vieille  femme,  cela  m'est  pénible  de  vous  sentir  là. 

—  Ne  vous  occupez  pas  de  moi,  monsieur!  répondit  la  grosse 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vieille.  Je  ne  vous  suis  sans  doute  d'aucune  utilité,  mais  vous 
pouvez  être  sûr  que  je  ne  vous  gênerai  pas.  Cela  me  paraît  singu- 
lier que  Muriella  n'ait  pas  entendu  parler  de  ce  complot  et  qu'elle 
ne  nous  en  ait  pas  avertis.  Quand  l'avez- vous  vue  pour  la  der- 
nière fois? 

—  Il  y  a  trois  jours,  à  ce  qu'il  me  semble. 

Sa  voix  fut  couverte  par  le  bruit  de  coups  de  hachettes 
frappés  contre  la  porte  de  chêne  ;  mais,  comme  il  n'y  avait  pas  un 
pouce  de  bois  qui  ne  fût  semé  de  gros  clous  par  devant  et  blindé 
de  fer  par  derrière,  les  hachettes  ne  pouvaient  pas  se  frayer  un 
chemin. 

— Allez  voir  à  la  porte  de  côté,  dit  une  voix  que  Cyrille  recon- 
nut pour  celle  d'Alcide.  Cette  maudite  Dreina  s'est  jouée  de  nous. 

On  entendit  les  pas  de  plusieurs  hommes  qui  rebroussaient 
chemin  et  faisaient  le  tour  de  la  maison  en  courant.  Mais  les 
portes  latérales  étaient,  elles  aussi,  bardées  de  fer,  et  avaient 
toutes  été  barrées  et  verrouillées.  Comprenant  qu'ils  ne  pourraient 
pas  pénétrer  ainsi  dans  la  maison,  les  assaillans  se  mirent  à  jurer 
furieusement  entre  eux. 

—  Ma  pauvre  Caterina!  dit  Cyrille.  Plût  au  ciel  que  vous  fus- 
siez en  sûreté  ! 

— Ce  n'est  pas  à  moi  qu'ils  en  ont.  Pardonnez-moi  mon  indiscré- 
tion, monsieur,  mais  y  a-t-il  beaucoup  d'argent  dans  le  coffre-fort? 

—  Heureusement  non!  Jai  envoyé  un  messager  à  Rome,  la 
semaine  dernière,  avec  le  montant  des  ventes  des  trois  derniers 
mois. 

—  Cela  les  mettra  dans  une  terrible  colère  ! 

—  S'ils  entrent;  mais  je  compte  bien  les  en  empêcher.  Je  ne 
leur  ouvrirai  pas,  vous  pouvez  en  être  sûre. 

La  vieille  femme  était  intrépide  ;  elle  eut  un  sourire  peu  ras- 
surant. 

Comme  dans  le  plupart  des  portes  cochères  en  Italie,  au  centre 
des  vantaux  de  la  grande  porte  était  percée  une  ouverture  protégée 
à  l'extérieur  par  une  grille,  à  l'intérieur  par  un  petit  panneau 
carré,  de  la  largeur  de  la  main  que  l'on  pouvait  faire  glisser  en 
arrière  ;  une  fois  le  panneau  retiré,  il  était  possible  de  parlementer 
par  la  grille  ouverte,  sans  courir  le  moindre  danger. 

Cyrille  fit  glisser  ce  panneau  et  se  tenant  un  peu  de  côté,  à  un 
endroit  où  il  était  invisible  et  hors  d'atteinte,  il  dit  d'une  voix 
claire  : 


LES    SELVE.  177 

—  (Jue  venez-vous  faire  ici  avec  des  armes? 

—  Ouvrez,  et  nous  vous  l'apprendrons,  répondit  la  voix 
d'Alcide  tandis  que  ses  compagnons  vociféraient  des  injures  à 
l'adresse  de  l'intendant. 

—  Les  menaces  ne  me  feront  pas  vous  ouvrir.  Dites  ce  qui 
vous  amène  ou  partez  ! 

Une  nouvelle  volée  d'injures  accueillit  ses  paroles. 

—  Nous  voulons  ton  sang  !  C'est  là  ce  qui  nous  amène,  répliqua 
leur  chef.  Rien  ne  saurait  nous  arrêter.  Nous  te  forcerons  bien  à 
sortir;  nous  t'enfumerons  comme  on  enfume  les  marcassins  pour 
les  chasser  de  leur  bauge. 

Cyrille  referma  le  panneau. 

Les  assaillans  poussèrent  des  hurlemens  de  rage,  compa- 
rables à  ceux  des  sangliers  et  se  précipitèrent  en  masse  contre 
les  portes. 

—  Vous  auriez  pu  tirer  à  travers  la  grille,  dit  Gaterina  d'un 
ton  dur  et  sévère.  Pourquoi  ne  pas  l'avoir  fait?  C'était  Alcide  qui 
parlait. 

—  Je  le  sais  bien,  répondit  Cyrille. 

—  Pourquoi  n'avez-vous  pas  tiré  sur  lui? 

L'intendant  garda  le  silence.  Il  n'aurait  pas  pu  faire  comprendre 
à  cette  femme  le  sentiment  qui  avait  retenu  sa  main;  la  répul- 
sion qu'il  avait  à  répandre  du  sang. 

Et  maintenant,  au  milieu  du  silence  do  cette  nuit  d'été,  écla- 
taient les  hideuses  vociférations  de  la  troupe  furieuse  des  assail- 
lans. Tousse  mirent  à  tirer  contre  les  portes;  mais  leurs  armes, 
ainsi  que  celles  de  tous  les  habitans  de  la  forêt,  étaient  mau- 
vaises, et  les  balles  ricochaient  sur  le  bois,  inoffensives.  Le 
désappointement  de  ne  trouver  personne  qui  les  fît  entrer, 
comme  ils  s'y  étaient  attendus,  les  confondait,  les  mettait  hors 
d'eux-mêmes. 

—  Mettons  le  feu  à  la  maison,  il  sera  bien  forcé  de  sortir,  cria 
le  chef  de  la  bande.  11  y  a  du  menu  bois  sous  les  hangars. 

Au  bruit  de  tours  pas  qui  s'éloignaient  et  à  leurs  cris  qui  dimi- 
nuaient, Cyrille  comprit  qu'ils  allaient  vers  les  hangars,  qui  se 
trouvaient  à  côté  des  établcs  et  de  la  basse-cour;  c'était  là  que 
l'on  conservait  le  bois  à  brûler  de  la  maison. 

—  Ils  vont  essayer  de  nous  faire  sortir  par  le  feu,  dit  Cyrille; 
mais  l'édifice  est  solide  comme  un  roc. 

La  vieille  IVmnn?  haussa  les  épaules. 

TOME  c.\Lvm.  —  1898.  12 


178  re\tjE  des  deux  mondes. 

— ■  Vous  auriez  pu  abattre  le  pire  de  la  bande  et  vous  ne  lavez 
pas  fait.  Il  vous  grillera  comme  on  grille  un  porc  à  la  broche, 
ainsi  qu'il  vous  la  dit. 

—  Il  m'est  impossible  de  tuer  un  homme  de  sang  froid,  répliqua 
Cyrille,  tout  en  serrant  contre  son  cœur  la  photographie  qu'il 
portait  sur  sa  poitrine. 

Mais  il  savait,  à  n'en  pas  douter,  que  les  assaillans  ne  man- 
queraient pas  d'exécuter  leurs  menaces. 

La  maison,  qui  était  solide,  résisterait  longtemps,  elle  ne 
pourrait  cependant  pas  résister  toute  la  nuit.  S'ils  apportaient  une 
quantité  de  bois  suffisante  et  qu'ils  réussissent  à  y  mettre  le  feu, 
l'intendant  et  ceux  qui  étaient  avec  lui  succomberaient  infailli- 
blement sous  les  llammes  et  la  fumée. 

Cyrille  se  disait  que,  plutôt  que  de  mourir  ainsi,  il  vaudrait 
mieux  alors  ouvrir  les  portes,  sortir  et  tomber  en  combattant. 
D'autre  part,  agir  de  cette  manière,  ce  serait  à  coup  sûr  livrer 
l'habitation  entière  au  pillage,  et  ses  maîtres  avaient  confié  leur 
maison  à  sa  charge,  il  était  leur  représentant. 

Quelques  instans  plus  tard,  il  ne  fut  plus  possible  de  douter 
des  intentions  des  maraudeurs.  Ils  revinrent,  traînant  derrière 
eux  des  monceaux  de  broussailles  et  de  margotins  et,  à  en  juger 
par  les  bruits,  Cyrille  comprit  qu'ils  les  empilaient  devant 
l'entrée  principale;  la  voix  d'Alcide  dominait  toutes  les  autres, 
c'était  lui  qui  délivrait  les  ordres  et  adressait  les  réprimandes. 

—  Tirez  par  le  judas  !  dit  Caterina. 

Elle  était  folle  de  peur;  mais  il  ne  lui  échappait  pas  le  moin- 
dre cri,  et  rien  dans  son  maintien  ne  laissait  croire  que  son  cou- 
rage fût  près  de  faiblir. 

—  Pas  encore,  répondit  Cyrille.  Ces  misérables  ont  été  confiés 
à  ma  charge.  Si  je  n'ai  pas  trouvé  le  chemin  de  leurs  âmes,  c'est 
à  moi  quen  incombe  la  faute. 

Caterina  eut  un  haussement  d'épaules  méprisant. 

—  A  coup  sûr,  leurs  couteaux  sauront  trouver  le  chemin  de 
votre  cœur.  Vos  belles  pensées  vous  serviront  à  grand' chose, 
vraiment,  quand  ces  sacripans  vous  auront  enfumé,  forcé  à  sortir 
et  qu'ils  vous  découperont  en  morceaux  comme  un  sanglier. 

Malgré  sa  bravoure  et  son  sang-froid,  Cyrille  frissonna  en  en- 
tendant ces  horribles  paroles.  Il  ne  se  décida  pourtant  pas  à  ou- 
vrir le  panneau  pour  tirer. 

Les  assaillans  étaient  fous  de   rage  de  n'avoir  pas  trouvé  la 


LES    SELVE. 


179 


maison  ouverte,  comme  c'était  convenu  avec  les   domestiques 
absens. 

Ils  s'étaient  imaginé  qu'ils  pénétreraient  sans  difficulté,  qu'ils 
pourraient  tuer  l'étranger  dans  son  lit  et  se  livrer  en  toute  tran- 
quillité au  pillage.  Aussi  ne  s'expliquaient-ils  pas  comment  il  se 
faisait  que  Cyrille  fût  debout  et  armé  et  que  toutes  les  portes  de 
la  maison  fussent  fermées. 

—  C'est  encore  un  coup  de  cette  traîtresse  de  Muriella,  grom- 
mela Lucio.  C'est  elle  qui  l'a  averti,  vous  pouvez  en  être  sûrs  ! 

Ces  paroles  furent  accueillies  par  de  furieuses  clameurs  de 
haine.  Qu'ils  réussissent  seulement  à  la  trouver!  elle  déplorerait 
alors  le  jour  où  sa  mère,  cette  maudite  femme  de  Viterbe,  l'avait 
mise  au  monde  ! 

Ils  firent  une  haute  pile  de  bruyères  sèches  et  de  branches 
résineuses  devant  la  porte  et  essayèrent  d'y  mettre  le  feu  avec 
des  allumettes  et  des  cônes  de  pin.  Ils  n'avaient  pas  apporté  de 
pétrole  avec  eux,  ignorant  l'emploi  et  jusqu'au  nom  même  de 
cette  substance.  Le  bois  ne  s'enflammait  cependant  pas;  l'air 
était  lourd,  aucun  souffle  de  vent  ne  venait  attiser  le  feu. 

Cyrille  se  demandait  s'il  ne  vaudrait  pas  mieux^  pour  l'édifice, 
comme  pour  la  vieille  femme,  qu'il  obtempérât  aux  ordres  des 
assaillans,  sous  condition  que  Gaterina  eût  la  vie  sauve  et  que  la 
maison  fût  respectée.  Il  savait  cependant  qu'il  ne  pourrait  pas  se 
fier  à  leur  parole,  et  du  reste,  il  lui  répugnait,  à  lui  qui  avait  été 
soldat  et  qui  était  de  noble  naissance,  de  se  rendre  à  la  merci  de 
ces  canailles.  Enfin,  à  travers  l'un  des  carrés  du  grillage,  il  fit 
feu.  Sa  balle  brisa  le  poignet  de  l'homme  qui  allumait  la  bruyère. 

Pendant  un  moment,  tous  les  assaillans,  découragés,  s'éloi- 
gnèrent. Alcide,  qui  s'était  attendu  à  ce  que  l'on  tirerait  de  l'inté- 
rieur de  la  maison,  était  resté  hors  d'atteinte,  confiant  les  postes 
dangereux  à  ses  camarades. 

—  Je  vous  aurais  volontiers  épargnés,  dit  Cyrille,  et  ses  paroles 
U'ur  parvinrent  très  distinctement  par  l'ouverture  du  judas;  mais, 
tuid  que  je  serai  en  vio,  je  ne  vous  laisserai  pas  incendier  cette 
maison;  je  briserai  le  bras  ù  tout  homme  qui  tentera  de  mettre  le 
feu  à  ce  tas  de  lK)is. 

11  y  eut  un  court  intervalle  de  répil.  Les  assaillans  étaient 
rusés,  vindicatifs,  impitoyables;  mais  ils  n'étaient  pas  braves,  et 
ils  ne  pouvaient  savoir  si,  oui  ou  non,  Cyrille  était  seul.  Ils  se  reti- 
rèrent à  quelque  distance  de  la  porte  et  tinrent  conseil  entre  eux. 


180  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Aucun  d'eux  ne  se  souciait  d'avoir,  à  son  tour,  le  poignet  brise; 
celui  dont  tel  avait  été  le  sort  hurlait  comme  un  loup  blessé;  il 
appelait  toutes  les  malédictions  de  l'enfer  sur  la  tête  d'Alcide. 
Pénétrer  dans  une  maison  ouverte  et  non  défendue,  piller  tout  ce 
qu'elle  contenait,  tuer  un  étranger  endormi,  c'étaient  là  choses 
aisées  ;  mais  c'était  une  tout  autre  affaire  que  d'y  vouloir  pénétrer  de 
vive  force,  sous  le  feu  meurtrier  d'un  revolver,  que  braquait  sur 
eux  un  homme  masqué  derrière  des  portes  bardées  de  fer. 

Ils  avaient  apporté  avec  eux  des  torches  destinées  à  les  éclairer 
au  cours  de  leurs  recherches  dans  les  caves  et  les  greniers,  une 
fois  à  l'intérieur  de  la  maison.  Alcide  en  alluma  une  et,  se  tenant 
à  un  endroit  où  Cyrille  ne  pouvait  pas  le  voir,  il  la  jeta  tout 
enflammée  dans  la  direction  de  la  pile  de  broussailles,  trois  de 
ses  compagnons  en  firent  autant;  mais  les  torches  n'atteignirent 
pas  le  but  visé,  elles  tombèrent  sur  les  dalles  de  marbre,  devant 
la  porte  où  elles  se  consumèrent  sans  causer  le  moindre  dom- 
mage. Leurs  flammes  jetaient  des  reflets  rougeâtres  sur  les  faces 
hâtées  des  habitans  des  bois  qui,  tantôt  cachés  dans  les  ténèbres, 
tantôt  éclairés  par  la  clarté  vacillante  des  torches,  hurlant  et 
trépignant  de  rage,  semblaient  autant  de  démons  altérés  de 
sang. 

L'étroitesse  de  l'ouverture  par  laquelle  il  pouvait  tirer  empê- 
chait Cyrille  de  viser  ailleurs  que  juste  en  face  de  la  porte  et  sur 
l'espace  couvert  d'herbe  qui  se  trouvait  devant  lui. 

Aussi  sans  que  pour  cela  ils  fussent  obligés  de  se  beaucoup 
éloigner,  les  paysans  pouvaient-ils  se  tenir  hors  d'atteinte  de  ses 
balles,  et,  de  l'endroit  où  ils  étaient,  derrière  la  balustrade,  ils 
lancèrent  deux  nouvelles  torches;  elles  tombèrent  en  plein  sur 
la  pile  de  bruyère,  qui  prit  feu  et  jeta  à  travers  le  grillage  une 
bouffée  étouff'anfe  de  fumée.  Voyant  leurs  efforts  couronnés  de 
succès,  ils  perdirent  toute  prudence,  crièrent  de  joie  et  se  rap- 
prochèrent pour  mieux  jouir  du  spectacle.  L'une  après  l'autre, 
les  ramilles  et  les  branches  prenaient  feu  ;  les  cônes  s'enflammaient 
avec  de  longs  jets  de  flammes;  les  fagots  secs  craquaient  et  lan- 
çaient des  étincelles:  des  nuages  de  fumée  s'enroulaient  autour 
des  armes  sculptées  et  de  la  couronne  qui  surmontaient  le  porche. 

—  Que  le  sang  versé  soit  sur  eux  !  dit  Cyrille,  et,  par  trois 
fois,  il  fit  feu.  A  chaque  coup,  un  homme  tomba.  Alcide  ce- 
pendant se  tenait  toujours  hors  de  portée.  Les  flammes  du  bra- 
sier ,  semblables  à  des    vagues   rougeoyantes,  léchaient  avide- 


LES    SHLVE. 


181 


ment  le  vieux  bois  de  chêne,  bardé  de  fer,  qui  s'opposait  à  leur 
marche  en  avant. 

La  résistance  ne  pouvait  plus  être  qu'une  question  de  temps. 

—  Si  je  pouvais  être  assuré  qu'ils  tinssent  leur  parole,  je  les 
laisserais  me  torturer  jusqu'à  la  mort  pour  sauver  la  maison  et 
Caterina;  mais  ils  ignorent  ce  que  signifie  le  mot  de  serment. 
Moi,  mort,  de  la  loggia  à  la  cave,  ils  mettraient  à  sac  la  villa  et 
s'enivreraient  de  vin  ou  de  sang... 

Soudain,  les  piétinemens  de  chevaux,  lancés  au  galop,  par- 
vinrent à  ses  oreilles.  Le  bruit  venait  de  la  longue  avenue  qui 
donnait  sur  la  façade  nord  de  la  maison.  Les  assaillans  ne  l'en- 
tendaient pas;  ils  sautaient,  criaient,  hurlaient  de  joie,  à  mesure 
que  le  feu  montait  plus  haut  et  devenait  plus  vif,  à  mesure  que 
s'élevait  la  fumée,  qui  atteignait  déjà  les  torsades  de  bronze  des 
balcons. 

Les  llammes  empêchaient  Cyrille  de  rien  voir  d'autre  que  le 
bois  qui  se  consumait,  mais  il  pouvait  entendre.  Le  galop  des 
chevaux  se  rapprochait  et  l'on  percevait  vaguement  un  cliquetis 
de  chaînes  et  de  fourreaux  de  sabres.  Un  cri  de  terreur  perçant 
séleva  de  la  pelouse  qui  s  étendait  de  l'autre  côté  de  la  balustrade. 

—  Gloire  aux  Saints  dans  le  ciel  !  s'écria  Caterina,  en  tombant 
à  genoux  et  en  éclatant  en  sanglots.  Ce  sont  les  carabiniers  de 
Ronciglione  ! 

Cyrille  alla  à  une  porte  latérale  que  le  feu  n'avait  pas  atteinte, 
en  retira  les  verrous  et  les  barres,  et  sortit  sur  la  pelouse. 

Les  gendarmes  avaient  sauté  à  bas  de  leurs  selles  et  entouré 
les  habitans  de  la  forêt,  dont  ils  s'emparèrent  après  une  courte 
mais  furieuse  résistance.  Une  femme  pâle,  échevelée,  abîmée  de 
fatigue  s'appuyait  contre  un  cheval,  dont  elle  venait  de  descendre; 
elle  regardait  de  ses  yeux  dilatés  la  pile  de  bois  qui  brûlait.  Elle 
était  inondée  de  sueur;  la  poussière  rendait  toute  piile  sa  ligure 
brûlante;  une  soif  ardente  lui  faisait  tenir  la  bouche  grande  ou- 
verte, ses  pieds  étaient  ensanglantés. 

C'était  Mûrie  lia. 

De  grosses  larmes  glissaient  sur  ses  joues  :  elle  venait  de 
livrer  à  la  justice  ses  parens,  elle  était  houleuse  du  crime  commis 
par  ses  oncles. 

—  C'est  toi  qui  as  fait  venir  les  gardes?  s'écria  Cyrille  en  la 
reconnaissant. 


182  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Ce  n'est  que  tard,  cette  après-midi,  que  j'ai  entendu  parler 
du  complot,  dit-elle,  essoufflée  et  haletante,  comme  un  jeune 
taureau  hors  d'haleine.  Cela  n'aurait  servi  à  rien  que  je  vinsse 
ici,  et  les  hommes  du  piquet  étaient  absens.  J'ai  couru  à  Ronci- 
glione,  en  quatre  heures,  pour  y  chercher  les  soldats.  Il  n'y  avait 
rien  d'autre  à  faire.  Je  n'aurais  pu  me  fier  à  personne. 

Alcide,  garrotté  par  un  gendarme,  se  tenait  debout;  on  lui 
avait  enlevé  son  fusil  ;  une  flamme  aiguë  faisait  étinceler  ses 
yeux  sanglans.  Il  faisait  sombre  ;  la  scène  n'était  éclairée  que  par 
le  reflet  du  brasier;  mais  le  paysan  y  voyait  assez  pour  recon- 
naître celle  à  qui  il  devait  d'avoir  été  capturé. 

D'un  mouvement  brusque  et  inattendu,  aussi  souple  et  aussi 
prompt  qu'un  serpent,  il  s'arracha  à  l'étreinte  du  carabinier  qui 
allait  lui  mettre  les  menottes,  et  d'un  bond  de  bête  fauve,  il 
sauta  aux  côtés  de  sa  nièce. 

—  Traîtresse!  lui  dit-il  à  l'oreille,  d'une  voix  sifflante  et, 
saisissant  un  couteau  caché  dans  sa  ceinture,  il  la  frappa  en  pleine 
poitrine. 

On  s'empara  de  lui  immédiatement  ;  mais  le  coup  qu'il  venait 
de  porter  avait  touché  trop  juste  pour  ne  pas  être  mortel. 

—  Ça  ne  fait  rien,  dit  Muriella,  en  pressant  le  manche  du 
couteau  contre  sa  poitrine.  Je  suis  arrivée  à  temps. 

Le  sang  qui  envahissait  ses  poumons  percés  de  part  en  part 
l'étouffait. 

—  Vous  retournerez  chez  vous,  dans  votre  pays,  murmura- 
t-elle  faiblement.  Les  Saints  m'ont  exaucée  ! 

Quelques  instans  plus  tard,  elle  était  morte. 

Olida. 


QUESTIONS  SCIENTIFIQUES 


L'HEURE   LÉGALE 


LES  FUSEAUX   HORAIRES.  —  LE  MÉRIDIEN  INITIAL 


Le  24  février  dernier,  la  Chambre  des  députés  adoptait  un 
projet  de  loi,  dû  à  l'initiative  parlementaire  et  ayant  pour  objet 
de  fixer  à  nouveau  Theure  légale  de  notre  pays.  Il  était  ainsi  for- 
mulé :  L'heure  légale,  en  France  et  en  Algérie,  est  T heure,  temps 
moyen,  de  Paris,  retardée  de  9  minutes  21  secondes. 

Quelques  années  plus  tôt,  le  13  mars  1891,  une  autre  loi, 
votée  sur  l'initiative  du  Gouvernement,  avait  déjà  établi  «  l'heure 
nationale  »,  c'est-à-dire  l'heure  unique  remplaçant  dans  toute 
l'étendue  du  territoire  l'infini  particularisme  des  heures  locales. 
C'était  —  ou  ce  devait  être,  car  cette  loi  a  été  mal  obéio  — 
»  l'heure,  temps  moyen,  de  Paris.  »  Défendons-nous  d'un  pre- 
mier mouvement  de  surprise  à  voir  le  Parlement  en  cette  affaire 
qui  fui  autrefois  celle  des  01)servatoires  et  avant  tout  du  soleil, 
La  civilisation  nous  oblige  à  corriger  la  nature;  et  c'est,  depuis 
longtemps,  l'appareil  législatif  ou  gouvernemental  qui  a  dû  nous 
mesurer  le  t(;mps  et  régler  nos  montres,  (juoi  qu'il  en.  soit,  il 
s'agil  donc  cette  fois,  après  sept  ans  d'usage,  de  modifier  l'heure 
primitivement  adoptée,  l'heure  temps  moyen  de  Paris;  celle  môme 
qu'un  règlement  de  M.  de  Chabrol  avait  imposée  en  181 G  à  toutes 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  horloges  de  la  ville  et  que  la  loi  de  1891  avait  étendue  à  tout 
le  pays. 

Si,  comme  il  est  vraisemblable,  le  Sénat  ratifie  la  nouvelle 
proposition  de  la  Chambre,  toutes  les  horloges  publiques  devront 
être,  dès  la  promulgation  de  la  loi,  retardées  exactement  de  9 mi- 
nutes 21  secondes.  Pour  les  horloges  de  chemins  de  fer,  horloges 
intérieures,  qui  déjà  sont  en  arrière  de  5  minutes,  le  «  coup 
de  pouce  »  obligatoire  ne  devra  plus  être  que  de  4  minutes  21  se- 
condes. Cette  rétrogradation  brusque  de  près  de  dix  minutes 
créera  à  ce  moment  unique  une  heure  monstrueuse  de  69  mi- 
nutes et  apportera  une  dérogation  unique  au  cours  régulier  de 
nos  habitudes.  C'est  une  bien  petite  anomalie  en  comparaison  des 
révolutions  qu'a  subies  autrefois  le  calendrier.  Au  temps  de  la 
réforme  grégorienne,  en  1582,  les  Français  ont  eu  un  mois  de  dé- 
cembre qui  compta  seulement  vingt  jours  —  et  les  Romains  de 
l'an  46,  au  temps  de  Jules  César,  ont  vécu  une  année,  de  445  jours 
qui  fut  appelée  «  l'année  de  confusion  ». 

La  réforme  en  projet,  tout  au  contraire,  n'amènera  aucune 
confusion.  Elle  est  précisément  destinée  à  faire  cesser  celle  qui 
existe  présentement.  Elle  mettra  notre  système  de  notation  de 
l'heure  en  harmonie  avec  celui  de  presque  toute  l'Europe,  c'est-à- 
dire  avec  le  système  des  fuseaux  horaires.  La  France  aura  la 
même  heure  que  l'Angleterre  (heure  de  Greenwich)  qui  deviendra 
aussi  celle  de  l'Espagne  et  du  Portugal.  Dans  toute  l'étendue  de 
ces  pays  qui  forment  le  fuseau  de  l Europe  Occidentale  il  n'y  aura 
point  de  différence  dans  la  marche  des  montres  ou  des  horloges. 
Il  y  sera  midi  au  même  moment,  partout,  aussi  bien  à  Paris  qu'à 
Nancy,  à  Brest,  à  Londres,  à  Plymouth,  à  Douvres,  à  Lisbonne, 
à  Cadix  et  à  Barcelone;  et,  dans  ce  même  instant  physique,  il  sera 
exactement  une  heure  dans  toute  VEiirope  Centrale,  Belgique, 
Allemagne,  Autriche,  Italie;  l'heure  de  Rome,  de  Berlin  ou  de 
Vienne  ne  différera  de  la  nôtre  que  d'une  unité  exactement,  sans 
appoint  de  minutes.  Simultanément,  il  sera  deux  heures  précises 
à  Moscou,  à  Budapest,  à  Constantinople,  et  en  général  dans  toute 
VEurope  Orientale  qui  forme  le  second  fuseau  après  le  nôtre;  il 
sera  six  heures  du  soir  à  Calcutta  qui  est  dans  le  sixième  fuseau  ; 
il  sera  neuf  heures  du  soir,  exactement,  au  Japon  qui  fait  partie 
du  neuvième  fuseau,  et  ainsi  de  suite.  Il  suffît  de  connaître  le  nu- 
méro d'ordre  du  fuseau  auquel  appartient  un  pays  pour  savoir 
l'heure  qui  y  règne.  Et  toujours   les  nombres  sont  entiers   et 


l'heuue  légale.  185 

exacts,  par  lesquels  les  heures  diffèrent  dans  deux  contrées 
éloignées  ;  il  n'y  a  plus  de  compte  de  minutes  à  faire. 

On  aperçoit  immédiatement  l'avantage  d'un  tel  système  et  sa 
commodité  pour  les  usages  internationaux  des  chemins  de  fer  et 
des  télégraphes,  et  pour  les  besoins  du  comme-ce.  Aussi  est-il  uni- 
versellement adopté.  La  France  est  l'un  des  derniers  pays  qui 
aient  résisté  à  son  introduction  :  on  devrait  dire  le  dernier  pays, 
car  sa  résistance  seule  a  obligé  l'Espagne  et  le  Portugal  à  en  dif- 
férer l'adoption.  —  Le  projet  de  loi  présenté  par  l'honorable 
M.  Boudenoot  et  accueilli  par  la  Chambre  est  destiné  à  mettre 
fin  à  cette  situation.  Il  ne  s'agit  pas,  comme  on  le  voit,  d'une  ré- 
forme aventureuse  ou  seulement  de  quelque  initiative  hardie, 
comme  celles  dont  la  France  a  pu  donner  l'exemple  à  d'autres 
momens  de  son  histoire.  Ici,  la  sécurité  est  parfaite;  nous  mar- 
chons à  la  remorque  du  reste  du  monde  ;  ce  que  nous  ne  ferons 
pas  de  bonne  grâce  se  fera  malgré  nous.  Le  système  des  fuseaux 
horaires  est  un  fait  accompli,  il  existe  et  fonctionne. 

Cette  considération  suffit  à  mettre  fin  à  une  opposition  vaine; 
elle  entraînera  évidemment  l'acquiescement  du  Sénat.  Elle  ne 
nous  dispense  pas  d'examiner  cependant  les  motifs  de  l'opposition 
qui  s'est  manifestée  dans  certains  milieux  contre  cette  dernière 
réforme  de  l'heure. 

Il  peut  être  intéressant  de  montrer  le  sens,  la  portée,  la  né- 
cessité de  ce  nouveau  système  de  notation  chronométrique.  Le 
meilleur  moyen  est,  pour  cela,  de  rattacher  ce  dernier  changement 
à  ceux  qui  l'ont  précédé,  c'est-à-dire  de  rappeler  très  brièvement 
l'histoire  des  réformes  successives  qui  se  sont  produites  dans  la 
manière  de  mesurer  le  temps. 

I.  —  l'heure  solaire  :  temporaire,  équinoxiale. 

L'activité  journalière  des  hommes  et  le  fonctionnement  de  la 
société  tout  entière  se  règlent  nécessairement  sur  le  temps  et  ses 
divisions.  La  notion  de  l'heure,  toujours  présente,  coordonne  les 
activités  partielles,  rend  possible  le  concert  des  efforts  et  préside 
à  la  distribution  des  travaux.  Tous  nos  actes,  comme  notre  vie 
môme,  sont,  selon  l'expression  mathématique,  une  fonction  du 
temps.  Les  progrès  de  la  civilisation  ont  conliiuiclloment  tendu  à 
préciser  davantage  cet  élément,  et  à  rendre  plus  facile  son  em- 
ploi. Le  pâtre  de  ChaUh'c  était  réduit  à  suivre  sur  la  voûte  céleste 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  cours  des  étoiles  ;  l'homme  moderne  transporte  avec  lui , partout 
et  toujours,  l'instrument  mesureur  des  durées,  et  son  œil  con- 
sulte sans  cesse  la  course  sur  le  cadran  divisé  des  aiguilles  agiles 
et  infatigables.  Il  est  permis  de  dire  que  les  inventions  du  cadran 
solaire,  de  la  clepsydre,  de  l'horloge  et  de  la  montre  marquent 
des  étapes  principales  dans  le  développement  de  la  vie  sociale. 
Les  anciens,  pas  même  les  astronomes,  ne  distinguaient  les  pe- 
tites divisions  de  la  durée  ;  dans  aucune  observation  de  Ptoléméc 
le  temps  n'est  indiqué  avec  plus  de  précision  que  le  quart  d'hcmre. 
On  compte  aujourd'hui  universellement  par  minutes  et,  dans 
quelques  professions,  par  secondes. 

L'unité  de  temps  a  été  d'abord  le  jour  entier,  le  nyctémère 
des  Grecs,  c'est-à-dire  cette  réunion  du  jour  et  de  la  nuit  pour 
laquelle  nous  n'avons  pas  d'équivalent  dans  notre  langue,  car 
nous  désignons  indifféremment  par  le  mot  de  jour  le  temps  pen- 
dant lequel  le  soleil  nous  éclaire  et  qui  sécoule  entre  son  lever  et 
son  coucher  et  le  temps  très  différent  qui  sépare  deux  levers  ou 
deux  couchers  successifs  du  même  astre.  Or,  les  jours  sont  iné- 
gaux aux  nuits.  La  plus  simple  observation  a  appris  à  l'homme 
des  temps  prim.itiis,  chasseur  ou  pasteur  de  troupeaux,  qui  voyait 
le  soleil  se  lever  et  se  coucher  à  l'horizon  pour  ramener  alterna- 
tivement la  lumière  et  l'ombre,  que  la  période  de  clarté  était 
d'autant  plus  longue  que  l'obscurité  était  plus  courte.  Mais  la 
constatation  que  leurs  durées  étaient  exactement  complémentaires, 
que  l'ensemble  du  jour  et  de  la  nuit  formait  un  total  toujours 
égal  à  lui-même,  cette  observation,  en  un  mot,  de  l'invariabilité 
du  nyctémère  fut  sans  doute  lune  des  premières  et  des  plus  im- 
portantes découvertes  astronomiques.  Cette  constance  de  la 
période  au  bout  de  laquelle  reparaît  le  soleil,  vérifiée  aussi  pour 
les  autres  étoiles  du  ciel,  fit  connaître  que  la  voûte  céleste  tournait 
autour  de  son  axe  d'un  mouvement  général  et  uniforme. 

Il  était  donc  possible  de  compter  par  jours;  le  nyctémère  put 
servir  d'une  sorte  de  mesure  ou  de  «  mètre  du  temps.  »  Mais  il 
fallut  bientôt  y  établir  des  subdivisions  ;  ce  furent  les  heures. 

Les  heures  n'ont  pas  toujours  eu  la  même  signification  qu'elles 
ont  aujourd'hui.  Elles  n'ont  apparu,  comme  divisions  du  jour, 
que  trois  siècles  avant  Jésus-Christ, —  au  moins  dans  la  vie  or- 
dinaire, —  chez  les  Grecs  et  chez  les  Romains.  Sans  doute,  le 
nom  était  plus  ancien.  Mais  il  indiquait  de  vagues  divisions  du 
temps,  par  exemple  les   saisons   de  l'année.  Elles   étaient  alors 


l'heure    LÉdALE.  187 

au  nombre  de  trois,  l'hiver  n'étant  pas,  à  l'origine,  considéré 
comme  ime  saison  ;  c'est  ainsi  qu'elles  sont  représentées  au  musée 
du  Louvre  dans  un  bas-relief  antique  tiré  de  l'autel  des  Douze 
Dieux.  Dans  VOdyssée,  ce  sont  de  gracieuses  personnifications, 
sœurs  des  Nymphes  et  des  Charités  ;  elles  envoient  du  haut  du 
ciel  la  rosée,  la  pluie,  l'humidité  bienfaisante.  En  même  temps 
qu'elles  présidaient  à  la  succession  régulière  des  temps,  elles  ar- 
rivèrent à  symboliser,  dans  l'ordre  moral,  les  idées  de  régularité 
et  de  justice  :  Eunomia  représentait  le  bon  ordre,  Dicé  la  justice, 
Iréné  la  paix  et  l'union.  Plus  tard,  elles  devinrent  les  véritables 
Heures,  lentes  divinités,  chargées  d'ouvrir  au  soleil  et  de  fermer 
les  portes  de  l'Olympe. 

La  division  du  nyctémère  en  vingt-quatre  heures  a  passé  des 
Babyloniens  aux  Grecs,  selon  le  témoignage  d'Hérodote.  Dans  la 
réalité,,  chaque  section  du  nyctémère,  jour  et  nuit,  avait  sa  divi- 
sion particulière.  Le  jour  était  fractionné  en  douze  parties  égales; 
et  de  même  pour  la  nuit.  Mais  les  heures  diurnes  différaient  en 
durée  des  heures  nocturnes.  L'été,  la  période  du  jour  étant  plus 
longue  que  la  nuit,  les  heures  diurnes  étaient  aussi  les  plus  lon- 
gues ;  c'était  l'inverse  pendant  l'hiver.  Ainsi,  la  durée  de  l'heure 
n'avait  aucune  fixité.  Elle  variait  du  jour  à  la  nuit;  elle  variait 
encore  d'un  jour  à  l'autre,  et,  à  cause  de  la  différence  des  lati- 
tudes, d'un  lieu  à  l'autre;  elle  n'offrait  donc  pas  le  caractère 
dun  étalon  de  mesure.  Ces  heures, indéfiniment  variables,  étaient 
appelées  temporaires.  L'usage  s'en  est  longtemps  perpétué.  H 
n'arrivait  que  deux  fois  par  an  qu'elles  eussent  la  même  durée  ; 
c'était  aux  équinoxes,  alors  que  les  jours  sont  égaux  aux  nuits. 
Ces  heures,  toutes  égales,  dont  la  valeur  était  uniformément  la 
vingt-quatrième  partie  du  nyctémère,  étaient  appelées  les  heures 
équinoxiales .  L'heure  équinoxiale  constituait  cette  fois  une  véri- 
table unité  de  mesure,  sans  doute  utilisée  pour  les  usages  astro- 
nomiques, mais  étrangère  aux  usages  de  la  vie  civile,  où  l'on 
continua  de  compter  par  heures  temporaires,  c'est-à-dire  inégales. 
L'art  alexandrin  donna  à  ces  heures  du  jour  de  nouvelles  ligures 
allégoriques  et  en  fit  les  compagnes  des  Saisons.  Le  poète  Ovide 
les  représente  comme  «  les  suivantes  d'Eos,  placées  à  intervalles 
égaux,  sur  le  trône  du  Soleil.  » 

Quant  aux  raisons  qui  avaient  déterminé  les  Babyloniens  et 
après  eux  les  (Jrccset  les  autres  peuples  à  diviser  le  jour  et  la  nuit 
chjicun  en   douze   parties  et   leur  ensemble  par  conséquent  en 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vingt-quatre  heures,  on  peut  en  imaginer  plusieurs.  C'est,  en  pre- 
mier lieu,  la  prééminence  sur  toutes  les  autres  de  la  division  duo- 
décimale, reconnue  à  toutes  les  époques  et  appliquée  pour  ainsi 
dire  à  tous  les  objets.  Les  durées,  les  longueurs,  les  grandeurs 
angulaires,  les  monnaies  ont  été  comptées  par  les  multiples  de  la 
douzaine,  ou  par  ses  subdivisions,  le  nombre  12  étant  celui  qui 
se  prête  aux  fractionnemens  les  plus  faciles.  Et,  d'autre  part,  le 
nombre  12  indique  déjà  la  division  de  l'année  en  mois,  c'est-à- 
dire  le  nombre  des  révolutions  que  la  lune  accomplit  pendant 
que  le  soleil  achève  la  sienne  dans  la  même  zone  du  ciel. 

Les  Romains  faisaient  commencer  le  jour,  comme  les  Chaldéens 
et  les  Juifs,  au  lever  du  soleil.  Un  huissier  des  Consuls,  monté  sur 
la  terrasse  du  palais  du  Sénat,  annonçait  à  haute  voix  le  lever  de 
l'astre  :  il  annonçait  également  le  milieu  du  jour,  c'est-à-dire  la 
sixième  heure,  lorsque  le  soleil  arrivait  à  son  midi.  Dans  l'inter- 
valle, on  allait  chercher  l'heure  aux  cadrans  solaires  établis  sur 
la  place  publique.  Les  maisons  opulentes  entretenaient  un  es- 
clave spécialement  chargé  de  cet  office.  Lorsque  le  soleil  restait 
caché,  la  confusion  devenait  extrême.  D'ailleurs,  le  compte  précis 
des  heures  était  le  plus  souvent  inutile.  On  se  contentait  de  ces 
divisions  de  la  journée  que  nous  employons  nous-mêmes  encore 
sous  le  nom  de  matinée,  midi,  après-midi,  soir.  Les  heures 
étaient,  à  cet  efîet,  réunies  en  groupes  de  trois  ou  trihories:  elles 
formaient  les  fractions  désignées  par  les  noms  de  prime  (six  à 
neuf  heures  du  matin),  tierce,  sexte,  none,  et  ces  noms  ont  été 
conservés  dans  la  liturgie  catholique.  La  nuit  était  également  di- 
visée en  quatre  veilles,  de  mêmes  noms.  La  quatrième  veille,  qui 
s'étendait  de  trois  heures  à  six  heures  du  matin,  s'appelait  encore 
«  le  chant  du  coq  ». 

Nous  avons  dit  que  les  heures  qui  ont  été  longtemps  en  usage, 
les  heures  temporaires,  diurnes  et  nocturnes,  douzième  partie 
du  jour  efîectif  et  de  la  nuit  réelle,  variaient  de  durée  du  jour  à 
la  nuit,  d'une  date  à  l'autre,  d'un  lieu  à  l'autre.  Leur  variation, 
sous  nos  latitudes  et  selon  les  saisons, peut  aller  du  simple  au 
double.  Elles  ne  s'égalisaient  qu'aux  équinoxes  de  printemps  et 
d'automne  et  devenaient  V heure  équinoxiale.  Celle-ci,  vingt-qua- 
trième partie  du  nyctémère,  formait  une  unité  théorique,  un  vé- 
ritable étalon  de  mesure,  ou  encore  une  sorte  de  temps  moyen, 
sans  existence  réelle  pendant  le  cours  de  l'année  et  étrangère  aux 
usages  dans  la  vie  civile.  A  Rome,  au  temps  même  des  Anto- 


l'heure  légale.  189 

niiis,  elle  était  bien  loin  d'être  usuelle;  et  l'on  voit  le  célèbre 
médecin  Galien  la  mentionner  comme  une  mesure  exceptionnelle 
pour  l'appréciation  exacte  de  la  durée  des  accès  de  fièvre. 

Longtemps  après  l'invention  des  horloges,  et  presque  jusqu'à 
la  période  contemporaine,  où  la  vulgarisation  des  montres  en 
rendit  la  continuation  impossible,  l'usage  se  conserva  des  heures 
inégales,  ou  temporaires.  On  persistait  à  vouloir  qu'elles  s'éten- 
dissent en  même  nombre  sur  la  durée  changeante  du  jour  solaire. 

Les  contemporains  de  Dante,  selon  M.  de  Nordling,  entendaient 
que  les  pendules  marchassent  de  façon  à  parcourir  toujours  douze 
heures  du  lever  au  coucher  du  soleil.  C'était  là  une  exigence  ab- 
surde, puisque  l'on  demandait  à  un  instrument,  dont  le  principe 
est  la  régularité,  de  se  comporter  différemment  le  jour  et  la  nuit. 
Il  fallait  donc  y  retoucher  sans  cesse,  le  soir  et  le  matin. 

A  la  longue,  on  se  lassa  pourtant  de  cette  vaine  besogne.  On 
finit  par  laisser  les  horloges  marcher  d'un  train  égal,  et  indiquer,  , 

pendant  un  jour  entier,  d'un  lever  du  soleil  à  l'autre,  ou  mieux  J 

d'un  midi  à  l'autre,  des  heures  uniformes,  des  heures  équinoxiales.  " 

On  ne  les  réglait  plus  qu'une  fois,  et  au  midi  au  lieu  du  lever  ou 
du  coucher  du  soleil,  parce  que  ce  point  culminant  de  la  course 
est  plus  facile  à  saisir  avec  précision  que  l'apparition  de  l'astre 
au-dessus  d'un  horizon  souvent  brumeux  ou  opaque.  Au  lieu 
d'exiger  que  le  soleil  se  levât  ou  se  couchât  à  une  même  heure 
numérotée  du  même  nombre,  on  consentit  qu'il  se  levât  à  des 
heures  différentes  suivant  les  saisons;  qu'il  brillât  dans  le  ciel 
pendant  un  nombre  variable  de  ces  unités  de  temps.  En  d'autres 
termes,  on  adopta  le  temps  solaire  vrai;  l'heure  en  fut  la  vingt- 
quatrième  partie.  Le  passage  du  soleil  au  méridien,  dans  le  plan 
du  Zénith,  donna  le  7nidi  vrai,Qi  c'est  sur  cet  instant  que  se  sont 
réglées  les  montres  et  les  horloges,  pendant  longtemps  et  —  pour 
parler  avec  précision  —  jusqu'en  1816,  d'une  manière  officielle, 
mais  en  réalité  beaucoup  plus  tard  encore. 

II.    —    NOTATION    DES    HEURES.    —   LE   SYSTÈME    DES    VINGT-QUATRE    UEURES. 

Le  jour  ainsi  réglé  sur  le  soleil  amène  toutes  les  vingt- 
quatre  heures  un  changement  de  date.  Le  nom  et  le  quantième  se 
remplacent  brusquement  par  le  nom  et  le  numéro  suivans.  Le 
moment  de  ce  <(  saut  de  date  »  marque  le  di'but  du  nouveau 
jour  civil  et,  en  fait,  la  véritable  origine  des  heures.  Son  choix 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  arbitraire;  il  a  varié  de  toutes  les  manières  dans  le  cours  des 
temps. 

Chez  les  Grecs  comme  chez  les  Chinois  et  les  Hébreux,  il  avait 
lieu  à  la  fin  du  jour,  c'est-à-dire  à  la  première  heure  de  nuit.  La 
même  coutume,  de  placer  le  changement  de  date,  c'est-à-dire  le 
début  du  jour  civil  au  coucher  du  soleil,  a  longtemps  persisté  dans 
diverses  contrées  de  l'Europe,  enAutriche,  en  Bohême,  en  Pologne. 
Au  siècle  dernier,  dans  certaines  parties  de  l'Italie,  on  faisait 
encore  finir  et  recommencer  le  jour  à  l'heure  du  crépuscule,  à 
six  heures  du  soir.  La  tombée  de  la  nuit  indiquait  la  première 
heure  :  notre  minuit  actuel  était,  dans  ce  système,  la  sixième 
heure.  Les  Italiens  continuaient  d'ailleurs  à  noter  les  heures  au 
delà  de  douze  :  sept  heures  du  matin  était  leur  treizième  heure; 
midi   leur  dix-huitième  ;   à  six  heures  du  soir  ils  comptaient  24. 

L'usage  a  prévalu,  dans  l'Europe  contemporaine,  de  placer  à 
minuit  l'origine  de  l'heure;  il  remonte,  paraît-il,  aux  Egyptiens. 
Il  semble  d'ailleurs  très  rationnel,  en  ce  qu'il  atténue  le  côté  cho- 
quant que  le  «  saut  d'un  jour  »  présente  à  raison  de  sa  brusquerie 
et  de  son  caractère  conventionnel.  Par  là,  le  changement  de  date 
tombe  en  efi"et  dans  la  période  du  repos  et  de  la  moindre  activité 
sociale,  et  il  a  plus  de  chance  de  passer  inaperçu.  Ce  point  de  dé- 
part offre  encore  l'avantage  tout  théorique  et  très  accessoire  de 
faire  concorder  l'origine  des  temps  avec  celle  des  heures.  L'ère 
chrétienne  date,  en  effet,  d'un  événement,  la  naissance  de  Jésus- 
Christ,  dont  la  convention  Dionysienne  a  fixé  l'année  (753  de 
Rome)  et  l'heure,  voisine  précisément  de  minuit. 

La  même  considération  du  saut  de  date  a  conduit  les  astro- 
nomes, dont  les  observations  sont  surtout  nocturnes,  à  adopter 
une  notation  contraire  à  l'habitude  commune;  ils  font  partir  le 
jour  de  midi.  Ils  évitent  ainsi  la  complication  du  changement 
de  date  au  cours  de  leur  travail.  Cette  notation  n'oflre  d'ailleurs 
pas  d'autre  avantage.  Elle  fut  autrefois  en  vigueur  chez  les  Arabes, 
qui,  adoptèrent  en  cela  les  conseils  de  leurs  astronomes.  Il  est 
possible  qu'elle  soit  abandonnée  avant  longtemps.  Les  délégués 
compétens  réunis  en  Congrès  à  Washington,  en  1884,  ont  été 
d'avis  qu'il  convenait  de  prendre  pour  le  jour  astronomique  le 
même  point  de  départ  que  pour  le  jour  civil.  Mettre  l'origine  du 
jour  en  son  milieu  semble  en  effet,  pour  le  public  qui  a  d'autres 
habitudes,  un  procédé  aussi  peu  raisonnable,  comme  le  dit  M. Cas- 
pari,  que  de  mesurerla  taille  d'un  homme  en  partant  de  la  ceinture. 


l'heure  légale.  191 

Les  astronomes  français,  qui  à  la  réunion  de  Washington  ont  dû 
se  séparer  de  leurs  collègues  sur  des  points  plus  importans, n'ont 
pas  fait  d'opposition  à  celui-ci.  M.  Janssen  y  a  adhéré.  Le  Bureau 
des  longitudes,  par  l'organe  de  M.  H.  Poincaré,  s'est  déclaré  favo- 
rable à  cette  unification  du  jour  astronomique  etdu  jour  civil, sous 
la  condition  que  les  gouvernemens  qui  publient  les  principales 
éphémérides  prendraient  les  mesures  nécessaires  pour  que  la  ré- 
forme fût  appliquée  partout  simultanément,  et  sous  cette  autre 
condition  encore,  que  l'heure  civile,  comme  l'heure  astrono- 
mique, fût  comptée  de  0  à  2i.  Ce  sera  sans  doute  renoncer  à  une 
tradition  de  l'astronomie  depuis  Ptolémée  ;  mais  d'autre  part,  ce 
sera  revenir  à  la  notation  d'Hipparque,  dans  l'antiquité,  et  de  Co- 
pernic dans  les  temps  modernes. 

Le  point  important  n'est  pas,  en  effet,  de  partir  de  tel  moment 
ou  de  tel  autre,  c'est  pour  les  astronomes  de  conserver  l'unité 
du  nyctémère  qui  est  le  véritable  étalon  de  mesure,  c'est-à-dire 
de  décomposer  le  jour  en  24  heures  consécutives  au  lieu  de  le 
couper  en  groupes  de  douze  heures.  Ce  fractionnement  en  deux 
douzaines  pouvait  avoir  sa  raison  d'être,  lorsque  chacune  d'elles 
se  distinguait  de  l'autre  par  un  caractère  aussi  tranché  que  celui 
d'être  éclairée  ou  obscure.  Mais  puisqu'il  a  fallu  renoncer  à  faire 
coïncider  les  périodes  de  douze  heures  avec  les  périodes  de  jour 
et  de  nuit  véritables,  il  eût  été  logique  en  abandonnant  cette 
chimère  d'abandonner  du  même  coup  la  manière  de  compter  qui 
en  était  l'expression.  La  numération  par  24  heures  s'imposait 
donc. 

De  fait,  elle  a  été  en  usage  dans  divers  pays,  comme  nous 
l'avons  vu  à  propos  de  l'Italie.  Si  on  l'a  abandonnée,  ce  n'est 
point  à  raison  d'inconvéniens  qui  lui  seraient  particuliers.  Le 
public  a  sans  doute  plus  de  peine  à  embrasser  une  série  de 
vingt-quatre  parties  et  à  en  saisir  la  succession  que  s'il  s'agit 
seulement  d'une  douzaine.  Mais  cette  légère  infériorité  est  com- 
pensée par  des  avantages  noml^reux,  dont  le  plus  évident  est  de 
rendre  impossible  toute  confusion  entre  les  heures  du  jour  et  celles 
de  la  nuit.  L'adoption  de  cette  notation  constituerait  un  progrès 
très  appréciable  au  point  de  vue  de  la  clart('',  de  la  simplicité  et 
de  la  commodité  de  toutes  les  indications  chronologiques.  La  con- 
fection des  horaires,  indicateurs,  annuaires  do  toute  espèce  en 
serait  singulièrement  facilitée;  et  leur  lecture  cesserait  d'être 
l'opération  laborieuse  et  fertile  en  erreurs  qu'elle  est  aujourd'hui. 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Si  l'on  consulte,  en  effet,  les  horaires  officiels  des  chemins  de  fer 
et  des  bateaux  pour  l'Europe  seulement,  on  trouve  qu'ils  emploient 
six  manières  différentes  d'indiquer  les  heures  de  nuit.  Il  y  a  neuf 
notations  pour  désigner  l'avant-midi,  et  autant  pour  l'après-midi. 
Grâce  à  quoi,  le  voyageur  qui  se  propose  d'accomplir  un  long 
voyage  à  travers  le  monde  est  à  peu  près  hors  d'état  d'en  tracer 
d'avance  un  itinéraire  complet.  Il  est  en  tous  cas  exposé  à  commettre 
des  erreurs  auxquelles  n'échappent  même  pas  les  employés  spé- 
ciaux des  agences  de  renseignemens.  La  numération  continue 
des  heures  de  0  à  24  supprimerait  la  cause  principale  de  ces 
confusions. 

Le  système  de  numération  continue  des  heures  est  sou- 
vent appelé,  et  bien  improprement,  «  système  canadien  »,  twenty 
fourhow'S  System.  Il  ne  fait  que  ressusciter  en  réalité  une  notation 
qui  a  été  anciennement  en  usage  dans  l'Europe  continentale,  et  qui 
est  restée  celle  des  astronomes,  en  tous  les  temps.  Cette  manière  de 
compter  les  heures,  tout  d'une  traite,  d'un  minuit  à  l'autre, 
s'étend  et  se  généralise  chaque  jour.  On  peut  prévoir  qu'avant 
longtemps  elle  aura  remplacé  la  notation  actuelle  par  douze 
heures. 

L'Italie  a  été  la  première  à  adopter  le  système  des  vingt- 
quatre  heures,  —  ou  plutôt  à  le  reprendre  ;  elle  n'a  fait  en  cela 
que  revenir  à  une  habitude  qu'elle  avait  à  peine  quittée  ;  avec 
cette  différence  toutefois  qu'au  lieu  de  compter,  comme  jadis, 
les  vingt-quatre  heures  à  partir  de  six  heures  du  matin,  elle 
les  compte  à  partir  de  minuit.  La  réforme  commença  dans  le 
service  télégraphique  de  Sardaigne  en  18o9.  Il  s  agissait  de  mettre 
fin  à  des  erreurs  fréquentes  dans  l'indication  des  heures  de  dépôt 
et  d'arrivée  des  dépèches  et  d'en  faciliter  le  contrôle  tout  en 
épargnant  les  signes  de  transmission.  Quelques  années  plus  tard, 
en  1867,  les  Indes  anglaises  suivaient  le  même  exemple.  La  notation 
continue  des  heures  était  adoptée  par  les  administrations  de 
chemins  de  fer,  mais  seulement  pour  le  service  intérieur  et 
l'usage  du  personnel.  Le  fonctionnement  en  parut  si  simple  et 
si  avantageux  que  le  public  lui-même  en  réclama  le  bénéfice  pour 
les  affiches  et  les  horaires  mis  à  sa  disposition  ;  et,  de  là,  natu- 
rellement elle  s'est  étendue  à  beaucoup  d'usages  de  la  vie  civile, 
sans  se  substituer  cependant  à  la  notation  ordinaire.  Il  en  a  été  de 
même  en  Amérique.  Le  système  fonctionne  sur  les  chemins  de 
fer  du  Canada  depuis  1887  à  la  satisfaction  générale.  On  le  trouve 


l'helue  légale.  193 

commode  et  on  l'emploie  couramment  dans  la  vie  ordinaire.  Les 
administrations  télégraphiques  s'en  louent  beaucoup.  Il  leur 
épargne,  sans  parler  des  confusions  et  des  erreurs,  les  indication» 
de  service  qui  grèvent  les  transmissions  et  les  rendent  onéreuses. 
La  seule  compagnie  Western  Union  Telerjra'ph  déclare  avoir  éco- 
nomisé annuellement,  de  ce  chef,  la  manipulation  de  l.'iO  mil- 
lions de  lettres. 

Les  choses  se  passent  partout  de  la  même  façon.  La  réforme 
commence  par  les  télégraphes  ;  elle  s'étend  aux  chemins  de  fer  et 
de  là  s'installe  dans  les  habitudes  de  la  vie  ordinaire.  C'est  ce  qui 
est  arrivé  en  Italie.  Inauguré  en  1859  par  les  Télégraphes,  le 
système  des  vingt- quatre  heures  fut  mis  en  vigueur  sur  les  voies 
ferrées  le  1"  novembre  1893  ;  un  grand  nombre  de  municipalités 
l'adoptèrent  presque  aussitôt  pour  les  usages  de  la  vie  civile. 

Les  Français  qui  voyagent  à  l'étranger  ont  certainement 
remarqué  les  cadrans  à  double  graduation  que  présentent  les 
horloges  des  gares  et  souvent  même  toutes  les  horloges  publiques, 
sans  parler  des  montres  exposées  aux  devantures  des  horlogers.  Et, 
cela,  aussi  bien  au  nord  qu'au  sud  de  nos  frontières.  La  Belgique, 
on  effet,  a  adopté  officiellement  la  notation  des  24  heures,  pour 
le  service  des  chemins  de  fer,  depuis  le  1'^''  mai  1897.  Mais  déjà 
antérieurement  bien  des  services  et  des  administrations  l'avaient 
mise  à  l'essai,  et  par  exemple,  les  ateliers  du  Grand  Central  Belge 
à  Louvain  depuis  1892,  l'école  de  Carlsbourg  depuis  1895.  Le 
public  a  mis  une  espèce  d'empressement  à  l'accueillir  et  à  l'adop- 
ter. C'est  une  manière  de  faire  preuve  d'un  esprit  novateur,  ou 
peut-être  simplement  un  snobisme.  Les  affiches  des  cours  dans 
(juelques  universités  sont  rédigées  d'après  ce  système.  On  s'invite 
à  dîner  à  dix-neul  heures.  Il  y  a  à  Bruxelles,  comble  d'illogisme 
grammatical  !  des  «  five  o'clock  »  à  dix-sept  heures  ! 

L'application  du  système  n'oblige  à  remanier  aucun  organe 
essentiel  des  pendules,  des  montres  ou  des  horloges.  Il  suffit 
d'ajouter  au  cadran,  en  dedans  de  l'anneau  où  les  heures  sont 
inscrites  en  chiffres  romains,  de  1  à  XII,  une  seconde  couronne 
concentrique  portant  en  chiffres  arabes  les  nombres  de  13  à  2i, 
13  étant  inscrit  au-dessous  de  I,  li  au-dessous  de  II,  et  ainsi  de 
suite,  jus(ju'à  2i  inscrit  au-dessous  de  XII.  Pour  les  montres,  on 
en  rend  l'usage  encore  plus  commode  en  matérialisant  en  ([uelque 
sorte  la  distinction  du  jour  et  de  la  nuit;  on  ombre  les  heures 
nocturnes  de  six  heures  du  soir  à  six  licnros  du  matin,  c"est-à- 

TOME    CXI.Vlll.    18'J8.  13 


19i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dire  la  moitié  gauche  du  demi-cadran  arabe,  de  18  à  24,  et  la 
moitié  droite  du  cadran  romain  de  là  Yl. 

L'indication  de  l'heure  est  donc  extrêmement  simple  et  réalisée 
aux  moindres  frais.  Quant  aux  sonneries,  c'est  une  autre  affaire. 
Il  sera  difficile  de  pousser  la  logique  jusqu'à  les  adapter  au  sys- 
tème des  vingt-quatre  heures;  et  si  l'horloger  s'y  essaye,  ce  sera 
probablement  le  public  qui  s'y  montrera  rebelle.  Il  faut  du  loisir 
pour  attendre  que  le  vingt-quatrième  coup  de  minuit  ait  sonné 
à  la  tour  du  beffroi. 

Sur  tous  les  autres  points,  la  simplicité  du  système  est  parfaite. 
Il  ne  faut  pas  plus  de  quinze  jours  au  public  pour  faire  son  éduca- 
tion. Les  heures  du  matin,  de  minuit  à  midi,  sont  désignées  de  la 
même  manière  dans  les  deux  systèmes.  Les  heures  de  l'après-midi 
présentent  une  différence  de  douze;  il  faut  ajouter  douze  à  l'an- 
cienne notation  pour  avoir  la  nouvelle;  il  faut  retrancher  douze, 
c'est-à-dire  une  dizaine  et  deux  unités  à  la  nouvelle  pour  revenir 
à  l'ancienne.  Il  faut  enfin  remarquer  qu'en  Europe  l'on  ne  compte 
pas  en  réalité  de  1  à  24,  mais  bien  de  0  à  23.  Pour  indiquer 
minuit  dix  minutes  ou  minuit  quarante-cinq,  on  écrit  :  Oh.  10, 
0  h,  45,  tandis  que  les  Américains  disent  :  24  h.  10,  24  h.  45. 

Il  est  probable  que,  dans  la  vie  ordinaire,  les  deux  notations 
existeront  longtemps  encore  côte  à  côte.  On  écrira  et  l'on  dira 
indifféremment  «  six  heures  du  soir  et  dix-huit  heures  »,  comme  il 
est  arrivé  chaque  fois  qu'un  système  de  mesures  s'est  substitué  à 
un  autre.  On  calcule  en  francs,  mais  on  parle  encore  en  louis, 
en  écus  et  en  sous:  on  évalue  la  fortune  et  les  rentes  en  livres, 
le  poids  des  gemmes  en  carats,  la  taille  en  pieds  et  en  pouces, 
les  profondeurs  marines  en  brasses,  les  distances  en  encablures, 
les  vitesses  en  nœuds.  Les  nouveautés  s'infiltrent  plus  facilement 
dans  les  usages  que  dans  le  langage.  La  langue  est  l'élément, 
le  plus  résistant,  ïultimuin  moricns. 

III.  —   l'heure    solaire,    le    TEMPS    MOYEN 

La  révolution  la  plus  profonde  qui  ait  été  accomplie  dans  la 
détermination  de  l'heure  et  dans  le  réglage  des  horloges  qui  la 
donnent,  la  été  vers  le  commencement  du  siècle.  Elle  a  consisté 
dans  la  substitution  du  temps  moyen  au  temps  solaire  vrai.  C'est  la 
ville  de  Genève  qui  en  a  eu  l'initiative  en  1780  ;  Londres  a  suivi 
l'exemple  en  1792;  Berlin  en  1810.  En  1816,  ce  fut  le  tour  de  Paris. 


l'heure  léc.ale.        ■  195 

Jusque-là,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  on  réglait  les 
montres  et  les  horloges  sur  le  midi  vrai,  c'est-à-dire  sur  le  phé- 
nomène physique,  réel,  du  passage  du  soleil  au  méridien.  On  en 
était  averti,  en  dehors  des  mesures  précises  qu'exécutent  les  as- 
tronomes, par  différens  moyens,  à  la  portée  de  tous;  par  l'obser- 
vation du  cadran  solaire  simple,  par  la  constatation  du  moment 
où  l'ombre  d'une  tige  placée  verticalement  devient  la  plus  courte. 
Les  oisifs  s'amusaient  à  attendre  le  solennel  passage.  Dans  quel- 
ques villes  un  coup  de  canon,  allumé  quelquefois  par  les  rayons 
mêmes  du  soleil,  annonçait  que  le  moment  était  venu  de  mettre 
les  aiguilles  sur  le  midi  du  cadran. 

La  réforme  de  1816  a  mis  fm  chez  nous  à  ces  provinciales 
coutumes.  — Nos  montres  et  nos  pendules  ne  doivent  plus  indi- 
quer midi  quand  le  soleil  traverse  la  ligne  Nord-Sud,  c'est-à-dire 
quand  il  est  7nidivrai.  Il  arrive  seulement  quatre  fois  pur  an  que 
nos  horloges  marquent  midi  à  peu  près,  en  môme  temps  que  le 
cadran  solaire.  Les  époques  de  ces  coïncidences  approximatives 
sont  d'ailleurs  inégalement  espacées  dans  l'année.  Pour  l'année 
présente  elles  ont  lieu  aux  14  avril,  14  juin,  31  août,  25  dé- 
cembre. Le  reste  du  temps,  elles  marquent  tantôt  plus,  tantôt 
moins  de  midi,  à  l'instant  physique  du  passage  du  soleil  au  mé- 
ridien. 

La  valeur  de  cette  différence,  qu'il  faut  ajouter  ou  retran- 
cher au  midi  vrai  pour  avoir  le  7ni<li  moyen  de  nos  horloges, 
c'est-à-dire  en  définitive  pour  en  contrôler  la  marche  et  les  ré- 
gler, change  d'un  jour  à  l'autre  et  d'une  année  à  l'autre.  On 
l'appelle  \ équation  du  temps.  Elle  peut  s'élever  jusqu'à  16  mi- 
nutes; et  cela  arrive  actuellement  aux  environs  du  15  février  et 
du  1'"'  novembre.  Mais  a  priori  il  est  impossible  de  rien  prévoir 
à  cet  égard.  Il  faut  un  calcul  assez  compliqué  pour  obtenir  V équa- 
tion du  temps  qui  répond  à  chaque  jour  de  l'année.  Les  aslro- 
nomes  l'exécutent,  et  en  publient  le  résultat.  On  le  trouve  dans 
VAnnuaire  du  Bureau  des  Longitudes  sous  la  rubrique  temps 
moyen  au  midi  vrai,  à  la  dernière  colonne  du  calendrier  qui 
ouvre  ce  recueil. 

Ia'  jour  solaire  vrai  a  une  existence  réelle.  On  en  peut  «lire 
autant  de  l'heure  solaire  qui  on  est  la  24''  partie.  Le  jour  moyen 
n'a  pas  ce  caractère.  C'est  une  grandeur  fictive,  une  sorte  de 
moyenne  idéale  de  tous  les  jours  solaires  d'une  année.  Si  l'on 
a  abandonné   pour  cette  unité  artificielle  et  compliquée  l'unité 


196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réelle  et  simple  qui  avait  eu  cours  jusqu'alors,  c'est  qu'il  était 
devenu  impossible  de  faire  autrement;  c'est  que  l'on  avait 
découvert  que  le  jour  solaire  vrai  n'avait  pas  une  durée  fixe. 
L'heure  solaire  équinoxiale  qui  en  est  la  24*=  partie  n  avait  donc 
pas  l'invariabilité  qui  est  indispensable  à  une  unité  de  mesure. 

Le  jour  sidéral  et  sa  subdivision  horaire  possèdent  seuls  cette 
fixité  fondamentale.  Au  lieu  du  soleil  qui  est  une  étoile  mobile 
sur  la  voûte  céleste,  il  faut  considérer  quelqu'une  des  étoiles  fixes. 
Leur  révolution,  qui  est  celle  même  de  la  sphère  étoilée,  a  tou- 
jours la  même  durée,  dans  tous  les  siècles  et  dans  tous  les  lieux. 
Une  horloge  parfaite  réglée  sur  le  jour  sidéral  marquerait  tou- 
jours la  même  heure  au  moment  du  passage  de  la  même  étoile  au 
méridien.  Cette  Iiorloge  sidérale  existe  précisément  daas  tous  les 
observatoires,  et  c'est  elle  qui  mesure  le  temps  avec  la  précision 
nécessaire  aux  calculs  astronomiques.  C'est  ainsi ,  pour  prendre 
un  exemple,  que  si  l'on  a  en  vue  le  mouvement  propre  du  soleil, 
on  constate  qu'il  met  à  revenir  au  point  de  l'espace  d'où  il  est  parti 
366  jours  sidéraux,  plus  une  fraction  de  jour  sidéral  égale  à 
0,242  261. 

C'est  la  durée  de  sa  révolution  apparente,  ou  année  tropique. 

Au  contraire,  une  horloge  parfaite,  réglée  sur  le  jour  solaire, 
ne  pourra  pas,  deux  jours  de  suite,  marquer  midi,  au  moment  du 
passage  du  soleil  au  méridien.  Il  s  en  faudra  d'une  quantité  va- 
riant de  quelques  secondes  à  eaviron  deux  minutes,  en  plus  ou 
en  moins.  C'est  ce  dont  on  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir.  Les  hor- 
loges avançaient  ou  retardaient  sur  le  midi  vrai.  Le  public  en 
concluait  qu'elles  étaient  inexactes  et  accusait  le  constructeur. 
Celui-ci  rejetait  la  faute  sur  le  soleil,  excuse  que  quelques  per- 
sonnes taxaient  d'impiété,  mais  qui  était  la  vérité  même.  Les 
astronomes  le  savaient  bien.  Ils  enseignaient  que  l'inégalité  ve- 
nait bien  du  soleil  lui-même,  et  non  de  l'instrument.  Ils  en  con- 
naissaient les  causes;  c'est  à  savoir  que  le  mouvement  du  soleil 
n'est  pas  uniforme  le  long  de  son  orbite,  mais  suit  la  loi  des  aires 
de  Kepler;  que  le  plan  de  cette  orbite,  c'est-à-dire  l'écliptique, 
est  incliné  sur  l'équateur  où  se  compte  la  révolution  du  jour; 
que  les  points  extrêmes  de  l'orbite  solaire,  l'apogée  et  le  péri- 
gée, se  déplacent  lentement;  et  enfin  que  l'obliquité  de  l'éclip- 
tique sur  l'équateur  n'est  pas  constante.  C'est  en  tenant  compte 
de  ces  élémens  que  l'astronome  anglais  Flamsteed  calcula  pour 
la  première  fois  l'équation  du  temps. 


U.Ï 


l'heure  légale.  197 

Le  public  s'obstinait  à  exiger  des  montres  et  des  horloges  qui 
fussent  d'accord  avec  le  soleil;  ce  qui  est  une  chimère.  Il  fau- 
drait combiner  des  chronomètres  extrêmement  compliqués  dont 
l'irrégularité  systématique  fût  sensiblement  la  même  que  celle  du 
soleil.  C'est  à  quoi  précisément  s'essayaient  avec  plus  ou  moins 
d'ingéniosité  et  de  succès  les  habiles  horlogers  du  commence- 
ment du  siècle,  tels  les  Lepaute  et  les  Le  Roy.  Leurs  «  horloges  à 
équation  »  étaient  des  mécaniques  très  remarquables,  mais  au  re- 
gard des  hommes  compétens  fort  inutiles.  Les  éphémérides  so- 
laires les  remplacent  avec  un  grand  avantage  de  précision. 

Les  astronomes  proposèrent  donc  de  conserver  aux  horloges 
la  régularité  qui  est  leur  principe  même,  et  de  substituer  au  jour 
solaire  inégal  un  jour  égal,  qui  en  différât  très  peu  etdont  la  durée 
fût  sensiblement  la  movenne  des  jours  solaires  réelb  de  toute 
une  année.  Ils  ont  imaginé  un  soleil  fictif  parcourant  l'équateur 
céleste,  d'un  mouvement  uniforme,  dans  le  môme  temps  (jour 
solaire  moyen)  que  l'aiguille  de  l'horloge  normale  en  parcourt  le 
cadran  tout  entier.  Ils  le  font  partir  du  point  équinoxial  de  prin- 
temps un  peu  après  le  soleil  réel,  à  un  moment  qui  est  précisé- 
ment choisi  parce  que  la  marche  de  ce  soleil  imaginaire  diffère 
le  moins  possible  de  celle  de  l'astre  réel.  C'est  ce  soleil  fictif  équa- 
torial  qui  fixe  le  temps  moyen  et  règle  nos  horloges  depuis  1816. 

La  réforme  aurait  pu  s'accomplir  dès  la  fin  du  xvii^  siècle, 
puisque  c'est  en  1672  que  le  premier  directeur  de  l'observatoire 
de  Greenwich,  Flamsteed,  a  fourni  les  moyens  de  calculer  la 
marche  du  soleil  moyen  fictif  par  rapport  au  soleil  vrai.  Elle  n'a 
eu  lieu,  comme  nous  l'avons  dit,  qu'un  siècle  plus  lard.  Le  pu- 
blic tient  a  ses  habitudes.  Lorsqu'en  1816,  M.  de  Chabrol,  préfet 
de  police,  décida  de  suivre  l'exemple  des  Anglais,  des  Prussiens 
et  des  Suisses  et  de  régler  les  horloges  de  Paris  sur  le  temps 
moyen,  il  put  craindre,  comme  le  rappelait  Arago,  que  la  popu- 
lation ne  s'insurgeât  contre  un  changement  qui  choquait  ses  pré- 
jugés. Il  n'y  eut  pas  de  prise  d'armes  ;  le  peuple  no  prit  point  parti 
pour  le  vrai  soleil  contre  le  soleil  moyen.  Il  avait  supporté  de 
plus  grands  changcmens. 

D'ailleurs  ce  n'est  qu'au  i)rix  de  cette  substitution  du  temps 
moyen  au  temps  vrai  que  l'on  pouvait  obtenir  une  précision  plus 
grande  dans  la  détermination  de  l'heure.  Des  inslrumens  que 
l'on  retouchait  sans  cesse  sous  prétexte  de  les  rectifier  d'après 
le  soleil  marchaient  fatalement  très  mal.  L'astronome  Delambrc 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

racontait  qu'il  lui  arrivait  d'entendre  quelquefois  pendant  trente 
minutes  et  plus  les  différentes  horloges  publiques  de  son  voisi- 
nage sonner  successivement  la  même  heure. 

A  partir  de  cette  époque  on  cessa  donc  de  tracasser  tous  les 
jours  les  pendules,  les  horloges  et  les  montres;  elles  furent  mieux 
construites,  elles  marchèrent  mieux  et  concordèrent  avec  une 
exactitude  que,  quelques  années  plus  tard,  le  développement  des 
chemins  de  fer  devait  rendre  indispensable. 

lY.  —  l'heure  nationale.  —  l'unification  intérieure  de  l'ueure. 

Depuis  l'année  1816,  nous  avons  été  soumis  en  France  au 
régime  du  temps  morjen,  ou  plus  exactement  au  régime  de 
Vheure  locale^  temps  moyen.  C'est  cet  état  de  choses  qu'est  venue 
modifier  la  loi  du  15  mars  1891  en  instituant  Yheiire  nationale, 
temps  moyen  de  Paris.  Rien  n'est  plus  facile  à  comprendre. 

La  substitution  du  temps  moyen  au  temps  vrai  avait  eu 
pour  effet  d'uniformiser  la  mesure  de  l'heure  en  un  même  lieu. 
Mais  chaque  lieu  avait  son  temps  moyen,  son  heure  locale, 
comme  il  a  sa  longitude  et  son  méridien  particuliers.  Le  soleil 
(et  ceci  s'applique  au  soleil  fictif  moyen  comme  à  un  astre  réel) 
défile  successivement  d'Orient  en  Occident  devant  les  différens 
méridiens,  accomplissant  sa  révolution  de  360"  en  24  heures, 
c'est-à-dire  à  raison  de  15"  de  longitude  par  heure,  ou  de  1°  de 
longitude  par  4  minutes  de  temps.  Quand  l'astre  passe  devant  le 
méridien  de  Paris  et  qu'il  y  est  midi,  il  est  déjà  1  lieure  à  15° 
plus  à  l'Est  puisque  le  soleil  y  a  passé  une  heure  plus  tôt.  Il  en 
résulte  que  le  voyageur  qui  emporte  avec  lui  une  montre  bien 
réglée,  est  en  désaccord  avec  toutes  les  horloges  qu'il  rencontre 
sur  sa  route.  A  mesure  qu'il  marche  vers  l'Est,  elles  avancent 
de  plus  en  plus  sur  son  chronomètre.  A  Nancy,  l'avance  est  de 
15  minutes,  à  Avricourt  de  23.  Le  contraire  se  produirait  en 
marchant  vers  l'Ouest.  L'heure  de  Brest,  dont  le  méridien  est  à 
6*'49'49"  à  l'ouest  de  Paris,  retarde  de  27  minutes  19  secondes 
sur  l'heure  locale  parisienne  et  au  total  de  50  sur  Avricourt. 
C'est  l'un  des  plus  grands  écarts  qui  puissent  se  produire  dans  la 
France  continentale. 

Au  temps  des  diligences, ces  désaccords  n'avaient  pas  d'incon- 
vénient. Les  longs  voyages  duraient  longtemps  et  ne  se  faisaient 
pas  d'une  traite;  les  montres  ordinaires  avaient  le  loisir  de  varier 


l'heure  légale.  199 

presque  autant  du  fait  de  leur  imperfection  que  du  fait  du  dépla- 
cement en  longitude.  On  no  s'en  apercevait  pas.  —  Sous  le  ré- 
gime des  chemins  de  fer,  il  en  fut  autrement.  A  mesure  que  les 
trajets  devenaient  plus  longs  et  la  vitesse  plus  rapide,  la  discor- 
dance de  l'heure  transportée  par  le  voyageur  avec  celle  des  loca- 
lités qu'il  traversait  devenait  plus  choquante.  A  partir  du  moment 
où  il  se  mettait  en  route,  la  montre  lui  devenait  un  instrument 
inutile.  Mais  l'inconvénient  est  tout  à  fait  grave  pour  le  conduc- 
teur du  train.  Il  ne  pourrait  compter  avec  des  heures  locales 
continuellement  variables.  Son  seul  guide  possible  est  l'heure  in- 
variable du  chronomètre  bien  réglé  qu'il  emporte  avec  lui,  c'est- 
à-dire  l'heure  de  Paris. 

C'est  cette  heure  régulatrice  et  fixe  qu'il  aurait  intérêt  à 
trouver  dans  toutes  les  gares  pour  corriger  au  besoin  sa  montre. 
Et  c'est  en  effet  celle  qu'il  y  trouve.  Avant  que  la  loi  de  1891  ait 
étendu  l'heure  unique  de  Paris  au  territoire  entier,  la  nécessité 
l'avait  imposée  depuis  près  de  quarante  ans  aux  administrations 
de  chemins  de  fer,  non  seulement  pour  'j,  conduite  des  trains, 
mais  pour  l'organisation  de  leur  marche,  la  confection  des  dia- 
grammes de  route  et  l'établissement  c'^s  horaires.  Dans  toutes 
les  gares,  une  horloge  intérieure  marqu.  l'heure  de  Paris.  Les  hor- 
loges extérieures  peuvent  indiquer  l'heure  locale  :  celle  de  la  voie 
donne  l'heure  nationale.  11  n'y  a  d'embarras  que  pour  les  habi- 
tans  de  la  localité.  Ils  doivent  savoir  que  l'heure  de  la  ville  diffère 
de  l'heure  de  la  gare  et  se  régler  là-dessus  pour  ne  point  manquer 
le  train.  En  fait  il  y  avait  donc,  entre  les  années  1850  et  1891, 
dans  toutes  les  villes  éloignées  de  Paris  en  longitude,  deux  espèces 
d'heures,  l'heure  locale  et  l'heure  nationale,  et  des  pendules  ré- 
glées sur  l'une  et  sur  l'autre.  La  loi  de  1891  a  fait  disparaître 
l'heure  locale  :  l'heure  nationale  unique  règne  partout. 

L'adoption  du  temps  moyen  avait  déjà  créé  un  désaccord  entre 
le  jour  civil  et  le  jour  solaire.  L'heure  de  midi  ne  coïncidait  plus 
avec  le  véritable  milieu  du  jour;  par  une  sorte  de  contradic- 
tion dans  les  termes,  elle  partageait  en  deux  parties  inégales  l'in- 
tervalle du  lever  au  coucher  du  soleil.  L'adoption  de  l'Iieure 
nationale  a  aggravé  considérablement  la  discordance.  La  diffé- 
rence due  à  la  longitude  peut  s'ajouter,  en  effet,  à  l'écart  entre 
l'heure  moyenne  et  l'heure  vraie,  et  c'est  ainsi  qu'à  Hresl,  le 
11  février  !81):2,  il  était  une  heure  moins  trei/.e  minutes  au  lieu 
de  midi  au  moment  où  le  soleil  passait  au  méridien. 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'unification  intérieure  de  l'heure  a  été  nécessitée  par  le 
progrès  dans  la  rapidité  et  l'étendue  des  communications.  Des 
hommes  et  non  pas  seulement  des  hommes  d'affaire,  que  le  train 
rapide  réunit  en  quelques  heures,  qui  correspondent  en  quelques 
minutes  par  le  télégraphe  et  qui  conversent  directement  par  le 
téléphone,  sont  vraiment  comme  les  habitans  d'une  même  cité. 
Ils  ont  besoin  de  s'entendre  au  moins  sur  l'heure  qu'il  est.  De  là 
la  substitution  de  l'heure  normale  à  l'heure  locale. 

Avant  d'être  imposée  par  la  loi,  elle  avait  commencé  de  l'être 
par  l'usage.  Beaucoup  de  villes  n'ont  pas  attendu  l'obligation  lé- 
gale pour  prendre  l'heure  de  Paris;  Bordeaux,  par  exemple,  l'a 
adoptée  depuis  le  l*^""  mai  1889.  Ailleurs,  en  général,  il  y  avait 
coexistence  de  l'heure  locale  et  de  l'heure  du  chemin  de  fer.  C'était 
ime  gêne  et  une  source  de  confusion. 

Ce  n'est  pas  tout.  Au  lieu  de  deux  heures  discordantes,  dans 
beaucoup  de  cas,  il  y  en  avait  trois:  l'heure  locale,  l'heure  de 
Paris,  et  l'heure  des  chemins  de  fer  qui  est  l'heure  de  Rouen. 
C'est  en  effet  une  particularité  unique  qu'à  Paris  même,  —  et 
d'ailleurs  par  une  désobéissance  formelle  à  la  loi  de  1891,  — 
l'heure  du  chemin  de  fer  retarde  de  cinq  minutes  sur  l'heure  de 
la  ville,  l'horloge  intérieure  sur  l'horloge  extérieure.  Il  n'y  a 
qu'une  ville  où  il  n'en  soit  pas  ainsi  ;  c'est  Rouen.  Le  méridien 
de  la  capitale  normande  est  en  effet  à  1"  14'  32  '  àl'ouest  de  Paris; 
ce  qui  correspond  à  un  retard  de  4'o8  '  sur  l'heure. 

Il  est  donc  permis  de  dire  que  l'heure  régulatrice  des  chemins 
français  est  l'heure  de  Rouen.  C'est  une  coïncidence  que  l'on 
n'avait  pas  cherchée.  On  avait  tout  simplement  voulu  donner  cinq 
minutes  de  grâce  aux  voyageurs  parisiens.  Dans  aucun  autre  pays, 
il  n'existe  rien  de  pareil.  Il  serait  raisonnable  de  supprimer  cette 
bizarrerie.  On  la  conserve,  mais  personne  ne  la  défend  plus.  La  ré- 
forme en  projet  fournirait  une  occasion  naturelle  delà  supprimer. 

L'heure  locale,  en  disparaissant,  a  laissé  des  regrets.  Elle 
seule  était  rationnelle  et  naturelle.  Son  unique  tort  était  de  ne 
pouvoir  se  prêter  aux  exigences  du  mouvement  moderne.  Au  con- 
traire, l'heure  noi-male  unique  est  artificielle;  on  lui  reproche 
d'être  en  opposition  avec  la  vérité  scientifique,  puisqu'elle  tend  à 
faire  croire  au  public  qu'il  peut  être  midi  au  même  moment,  sous 
des  longitudes  différentes.  Elle  est  nulle  et  non  avenue  pour  les 
astronomes;  un  observatoire  ne  saurait  avoir  d'autre  heure  que 
celle  qui  correspond  à  son  méridien. 


l'heure  légale.  201 

« 

On  a  proposé  don  revenir  à  la  nature,  et  pour  cela  de  rendre 
obligatoire  l'usage  de  l'heure  locale.  Si,  disait-on,  il  faut  en  cha- 
que lieu  une  heure  légale,  et  une  seule,  prenez  celle-là;  supprimez 
les  autres.  C'est  le  conseil  que  donnait,  entre  autres,  l'amiral 
P.  Serre.  One  les  ingénieurs  de  chemins  de  fer,  pour  établir  les 
graphiques  de  marche,  pour  organiser  et  régler  le  service,  aient 
recours  à  l'heure  unique;  il  leur  est  loisible.  Que  les  mécaniciens 
aient  en  poche  cette  heure  secrète  et  des  itinéraires  réglés  en 
conséquence  ;  nous  n'avons  pas  à  le  savoir.  Mais  ce  qu'il  faut,  c'est 
que  partout  les  horloges  marquent  l'heure  locale  et  que  les  ho- 
raires, comment  qu'ils  aient  été  primitivement  calculés,  soient 
traduits  en  heures  vulgaires. 

L'expérience  a  été  faite.  L'Allemagne  a  pratiqué  jusqu'enl892 
le  système  de  l'heure  locale  absolue,  avec  la  rigueur  qui  lui  est 
propre.  Le  peuple  prussien  devait  ignorer  qu'il  y  eût  une  ques- 
tion de  l'heure .  Où  qu'il  tournât  les  yeux,  vers  le  clocher,  vers 
l'hôtel  de  ville,  ou  vers  la  gare,  il  n'apercevait  qu'un  cadran  im- 
muable où  des  aiguilles  disciplinées  observaient  le  même  aligne- 
ment. Sur  les  voies  ferrées,  lemécanicien  transportait  un  chro- 
nomètre réglé  sur  Berlin.  En  cours  de  route,  il  avait  la  ressource 
de  le  contrôler.  Il  n'avait  qu'à  jeter  les  yeux  sur  le  cadran  intérieur 
des  gares,  où  une  troisième  aiguille,  distinguée  par  sa  couleur 
rouge,  énigmatique  pour  le  public,  mais  claire  pour  lui,  prome- 
nait sur  le  cadran  l'heure  normale  de  Berlin. 

Il  a  fallu  céder  enfin  à  l'évidence.  Devant  les  inconvéniens, 
les  confusions,  les  dangers  du  système,  en  présence  de  l'exten- 
sion démesurée  du  mouvement  de  transit,  l'Allemagne  a  dû  sub- 
stitu(,T  l'heure  normale  unique  à  l'heure  locale  diverse.  Ce  que 
l'Angleterre  avait  fait  dès  1818;  la  Suède  en  1879;  les  États- 
Unis  en  1883;  le  Japon  en  1888  ;  la  France  en  1891,  l'Allemagne, 
la  Belgique,  la  Hollande,  le  Danemarck,  l'Autriche-Ilongrie, 
l'ont  fait  entre  1892  et  I8!)i:mais  sans  s'arrêter  comme  nous  à 
l'unilicalion  inliirieure,  tous  ces  pays  sont  arrivés  d'un  trait  au 
sysli'me  des  fuseaux  horaires,  c'est-à-dire  à  la  dernière  étape  de 
la  réforme  de  l'heure. 

A.  Dastue. 


MARYSIENKA  ET  JEAN  SOBIESRI 


D'APRÈS  UNE  PUBLICATION  RÉCENTE 


Qui  était  Marysienka?  Nul  Polonais  ne  l'ignore,  et  peu  de  Français 
le  savent.  Lorsqu'on  novembre  1645,  Marie  de  Gonzague,  duchesse  de 
Nevers,  princesse  de  Mantoue,  mariée  la  veille  au  roi  Ladislas  IV  de 
Pologne,  se  mit  en  route  pour  sa  patrie  d'adoption ,  elle  emmenait 
avec  elle  une  petite  cour  française,  tout  un  essaim  de  jeunes  femmes, 
dames  d'atour,  demoiselles  d'honneur.  Elle  tenait  de  bonne  source 
qu'elle  avait  intérêt  à  s'entourer  de  beaucoup  de  jolis  museaux.  «  Il 
s'agissait  de  faire  échec  à  la  cabale  autrichienne  qui  survivait  à  Var- 
sovie et  s'y  appuyait  principalement  sur  des  influences  féminines.  Et 
les  berlines  remplies  de  jeunes  chairs  potelées, de  frous-frous  soyeux 
et  de  gais  rires  s'allongèrent  sur  le  chemin  de  la  lointaine  capitale. 
La  reine  eut  un  peu  l'air  d'y  conduire  un  pensionnat.  » 

Parmi  ses  pensionnaires  figurait,  à  l'étonnement  de  tout  le  monde, 
une  enfant  de  quatre  ans  à  peine.  C'était  Marysienka,  qui  de  son  nom 
français  s'appelait  Marie  de  la  Grange  d'Arquien.  Elle  appartenait  à 
une  famille  de  hobereaux  nivernais,  issue  de  cet  antique  château  des 
Bordes,  dont  l'abbé  de  Chaulieu  dira  :  «  On  y  mange  quatre  fois  par 
jour,  et  il  n'y  a  point  de  lit  que  le  sommeil  n'ait  fait  de  ses  propres 
mains.  Que  je  vous  ai  souhaitée,  madame,  pour  satisfaire  votre  rage 
de  chaises  percées!  Chaque  chambre  a  la  sienne,  de  velours  avec  des 
crépines,  un  bassin  de  porcelaine  et  un  guéridon  pour  Ure.  Le  marquis 
a  fait  apporter  la  sienne  auprès  de  la  mienne,  et  nous  passons  le  jour 
en  ce  lieu  de  délices.  »  Les  parens  de  Marysienka  n'habitaient  point 
ce  paradis,  que  les  partages  avaient  attribué  à  une  branche  éloignée 
de  la  famille  :  «  Ils  végétaient  à  Paris,  fort  embarrassés  de  leurs 
filles.  Le  couvent  guettait  l'aînée.  En  prenant  avec  eUe  la  cadette, 
Marie  de  Gonzague  ne  fit  sans  doute  qu'un  acte  de  charité.  Elle  avait 


MARYSIENKA    ET    JEAN    SOBIESKI.  203 

eu  la  mère  pour  gouvernante  ;  cette  gamine  promettait  d'être  très 
jolie  ;  on  lui  trouverait  avec-  le  temps  quelque  Sarmate.  Elle  passa 
dans  le  cortège  en  demi-place.  »  Cette  gamine,  dont  une  savante  édu- 
cation fortifia  les  aptitudes  naturelles,  travailla  elle-même  activement 
à  sa  fortune  ;  le  ciel  l'aida,  mais  elle  s'aida  beaucoup.  N'étant  pas  fille 
à  se  contenter  du  premier  Sarmate  venu,  elle  épousera  l'un  des  plus 
grands  et  des  plus  riches  seigneurs  polonais,  le  prince  Zamoyski,  et 
après  lui  Jean  Sobieski,  lequel,  depuis  quelque  temps  déjà,  était  son 
paiilo.  Elle  lui  avait  dit  :  «  Vivons  contens  dans  la  vertu.  »  Mais  elle 
ne  faisait  pas  toujours  ce  qu'elle  disait  et  n'avait  point  attendu  d'être 
veuve  pour  lui  tout  accorder.  Grâce  à  lui,  dix  ans  plus  tard,  elle  sera 
reine  de  Pologne. 

Marysienka  eut  toujours  du  bonheur;  elle  en  a  encore  après  sa 
mort;  un  grand  homme  lui  donna  un  trône;  un  spirituel  et  ingénieux 
historien  l'a  jugée  assez  intéressante  pour  écrire  sa  biographie  com- 
plète et  détaillée,  fruit  de  longues  et  patientes  recherches  (1).  M.  Wa- 
liszewski,  qui  est  un  maître  en  psychologie  documentaire,  a  la  religion 
du  document,  U  n'en  a  pas  la  superstition.  Les  pédans  lui  reproche- 
ront peut-être  d'en  user  trop  librement  avec  ceux  qu'il  a  recueillis 
dans  de  poudreuses  archives  et  dans  les  dossiers  de  Chantilly,  «  où  il 
n'y  a  point  de  poussière  ».  Il  nous  en  donne  rarement  le  texte  inté- 
gral, il  le  résume;  il  casse  l'os  et  en  extrait  la  moelle.  Il  pose  en  prin- 
cipe que,  comme  la  pohtique,  comme  la  médecine,  l'histoire  est  sans 
contredit  une  science,  mais  qu'elle  est  surtout  un  art,  et  cependant 
il  nous  inspire  confiance,  parce  qu'il  se  défie  beaucoup  de  lui-même 
et  que,  dans  tous  les  cas  douteux,  il  n'a  garde  de  rien  affirmer.  «  En- 
voyez dix  porteurs  de  lunettes  au  Kamtchatka  pour  étudier  une 
éclipse  de  soleil,  ils  vous  reviendront  avec  dix  observations  iden- 
tiques, à  un  quart  de  seconde  et  un  dixième  de  milUmôtre  près  ;  c'est 
avec  cela  qu'ils  font  de  l'astronomie.  Interrogez  tlix  témoins  d'un  ac- 
cident qui  vient  de  mettre  la  rue  en  émoi  :  au  troisième  rapport,  le 
cocher  de  fiacre  qui  a  écrasé  un  piéton  denendra  un  vélocipédiste 
écrasé  par  un  omnibus  ;  c'est  avec  cela  que  nous  faisons  de  l'hisloire.  " 
M.  Waliszewski  en  conclut  que  les  témoignages  les  plus  probans  ne 
sont  pas  toujours  des  preuves,  qu'en  matière  d'histoire,  la  certitude 
n'est  le  plus  souvent  qu'une  extrême  vraisemblance,  une  conjecture 
qui  rend  compte  des  faits. 

Quelques  peines  qu'il  ait  prises  pour  se  documenU-r,  il  n'est  pas 

fl)  Mari/sieii/iii,   Marie  de   la   tiraiif/e  d'Airiuien,   reine  de   Poloijne,  femme   de 
Sobieski,  lOil-lllG,  par  M.  Waliszewski,  18'J8;  librairie  l'Ion. 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sûr  d'avoir  découvert  le  secret  mobile  de  toutes  les  actions  de  Mary- 
sienka  et  le  sens  caché  de  toutes  ses  paroles,  d'avoir  toujours  pénétré 
dans  les  derniers  replis  de  cette  âme  tortueuse.  Mais  ce  qu'il  nous  ap- 
prend de  certain  sur  elle  nous  suflit  pour  savoir  exactement  ce  qu'elle 
était  et  ce  qu'elle  valait.  Nous  renvoyons  à  son  livre,  aussi  instructif 
qu'attrayant,  ceux  qui  désirent  connaître  le  détail  d'une  vie  très  agitée, 
très  riche  en  aventures,  où  les  scènes  vives,  piquantes,  un  peu  crues, 
ne  manquent  point;  il  y  a  des  récits  qu'on  gâte  en  les  abrégeant.  Au 
surplus,  ce  qui  me  paraît  plus  intéressant  encore  que  tel  épisode  de  la 
biographie  de  Marysienka,  c'est  une  question  qui  a  été  posée  et  agitée 
à  son  sujet,  et  que  M.  Waliszewski  nous  met  à  même  de  résoudre. 

Jean  Sobieski  fut  un  de  ces  hommes  extraordinaires,  à  la  fois  com- 
pliqués et  incomplets,  que  les  Allemands  quaUlient  de  «  natures  pro- 
blématiques ».  Quil  fût  un  héros,  que  dans  ses  heures  d'inspiration 
il  eût  le  génie  de  la  guerre,  personne  n'en  doute.  Il  se  signala  par  des 
actions  d'éclat,  par  d'étonnantes  prouesses  qui  lui  valurent  l'admira- 
tion de  toute  l'Europe.  On  le  vit,  avec  une  armée  de  40  000  hommes, 
tenir  tête  sur  les  rives  du  Dniester  à  des  forces  quatre  fois  supérieures  : 
«  Nous  les  prendrons  1  Coupez-moi  la  léte  si  nous  ne  les  prenons  pas  !  » 
Il  tint  parole,  et  dans  la  glorieuse  journée  de  Chocim,  le  10  novembre 
1673,11  remporta  contre  toute  attente  une  victoire  décisive  sur  les 
Ottomans  ou  Tatares  qui  se  croyaient  déjà  les  maîtres  de  la  Pologne, 
et  la  Pologne  respira. 

Il  se  montra  plus  grand  encore  en  1683,  lorsqu'il  délivra  Vienne 
assiégée  par  le  Turc.  L'empereur  Léopold,  Charles  de  Lorraine,  les 
princes  allemands  le  supjiliaient  de  se  hâter;  on  le  conjurait  d'arriver 
seul,  si  ses  soldats  n'étaient  pas  prêts  :  sa  présence  vaudrait  une  armée. 
Des  fusées  de  détresse,  les  appels  désespérés  du  tocsin,  les  prières  et 
les  cris  d'angoisse  d'une  population  agenouillée  devant  les  autels  an- 
nonçaient que  Vienne  était  réduite  aux  dernières  extrémités.  Tout  à 
coup,  au  nord-est  de  la  ville,  sur  les  hauteurs  du  Kahlenberg,  on  vit  se 
déployer  un  immense  étendard  rouge  avec  une  croix  blanche  ;  l'armée 
de  secours  arrivait,  et  bientôt  les  Turcs  s'enfuirent,  laissant  dix  mille 
cadavres  sur  le  terrain.  Vienne,  l'Europe,  la  chrétienté,  la  civiUsation 
étaient  sauvées,  et  c'était  vraiment  Sobieski  qui  avait  tout  fait.  Alle- 
mands et  Polonais  se  pressaient  autour  de  lui,  ils  léchaient  l'écume 
qui  couvrait  son  cheval  ;  on  pleurait  de  joie,  on  criait  :  Notre  roi  !  le 
brave  roi  ! 

Comment  est-il  arrivé  que  ce  héros,  qui  a  fait  de  si  grandes  choses 
et  rempli  l'Europe  de  son  nom,  n'ait  jamais  su  tirer  parti  de    ses 


MARYSIENKA    ET   JEAN    SOBIESKI.  205 

triomphans  succès  ?  Une  fatalité  pesait  sur  lui  :  au  lendemain  de  la  vic- 
toire, il  en  compromettait  les  résultats  par  ses  négligences,  par  ses 
fautes  ;  il  semblait  dire  :  Après  tout,  que  m'importe  ?  On  avait  cru 
voir  en  lui  l'homme  providentiel,  le  chef  envoyé  de  Dieu  pour  sauver 
la  Pologne  de  ses  ennemis  et  d'elle-même.  Il  l'a  laissée  telle  qu'ill'avait 
trouvée  le  jour  de  son  couronnement.  Il  n'a  pas  tenté  de  mettre  à  pro- 
lit  sa  renommée  et  l'autorité  que  lui  donnait  son  génie  de  soldat  pour 
réformer  les  institutions  de  son  pays,  pour  corriger  les  vices,  les  abus 
inhérens  à  la  royauté  élective,  pour  supprimer  le  Uberum  veto,  les  tri- 
pots politiques,  les  honteux  marchandages,  le  scandale  des  diètes 
d'élection,  qui,  selon  l'expression  irrévérencieuse  du  biographe  de 
Marysienka,  n'étaient  «  qu'un  grand  Guignol».  —  «  Brillamment  inau- 
guré, le  règne  de  Jean  III  n'a,  ni  au  dehors  ni  au  dedans,  tenu  ses 
promesses.  Au  dehors  les  frontières  perdues  n'ont  pas  été  reconquises  ; 
au  dedans  l'anarchie  n'a  pas  été  conjurée.  »  Jamais  d'éclatans  exploits 
ne  furent  moins  fructueux,  jamais  la  gloire  ne  fut  plus  stérile.  Sobieski 
est  un  grand  homme  qui  n'a  pas  rempli  sa  destinée. 

A  qui  la  faute  ?  Quel  fut  le  grand  coupable  dans  cette  affaire  ?  A  qui 
doit-on  imputer  l'avortement  d'une  grande  espérance  et  la  failLite  de 
Sobieski  ?  Les  Polonais  s'en  prennent  à  Marysienka  ;  ils  la  rendent  res- 
ponsable de  tout  ;  elle  fut  la  DaHla  de  ce  Samson  et  n'eut  pas  besoin 
de  lui  couper  les  cheveux  pour  le  priver  de  sa  force.  De  savantes  ma- 
cliinations,  favorisées  par  d'heureux  hasards,  l'avaient  tirée  de  son 
néant  ;  mais  son  âme  ne  grandit  pas  avec  sa  fortune  et  elle  n'eut  jamais 
les  sentimens  et  les  pensées  d'une  reine,  elle  ne  fut  jusqu'à  la  fm  que 
Marysienka,  fille  d'un  intrigant  qui,  devenu  cardinal,  gardera  à  l'âge 
de  quatre-vingt-dix  ans  «  ses  maîtresses,  ses  dettes  et  ses  procès  ». 
Indigne  d'être  la  femme  d'un  Sobieski  et  ne  pouvant  s'élever  jusqu'à 
lui,  elle  l'obligera  de  descendre  jusqu'à  eUe,  de  sacrilier  les  nobles 
ambitions  et  les  généreuses  entreprises  aux  sordides  calculs  d'une 
brouillonne,  qu'on  accusait  d'être  sans  cesse  occupée  «  à  gripper 
quelque  chose  ». 

Après  la  mort  de  Samson,  DaUla  a  bu  sa  honte.  Ses  anciens  sujets 
lui  témoignaient  leur  mépris;  les  enfans  la  montraient  du  doigt  dans 
les  rues  de  Varsovie,  ils  s'écriaient  :  «  Voyez  la  vieille  intrigante  I  » 
KUe  dut  quitter  la  Pologne,  la  place  n'était  plus  tenable  ;  elle  se  réfu- 
gia à  Kome,  puis  à  Blois,  où  elle  passa  ses  dernières  années  «  sans  nul 
éclat,  écrivait  Saint-Simon,  et  avec  toute  l'inconsidiration  (Quelle  mé- 
ritait. »  Elle  prenait  facilement  sou  parti  de  la  mésestime  qu'on  lui 
marquait.  «  La  déconsidération,  a  dit  un  illustre  médecin  grec,  n'a 


206  KEVUE  DES  DEUX  MONDES, 

jamais  incommodé  les  gens  qui  en  vivent.  »  Le  malheur  est  qu'elle 
avait  compromis  la  gloire  du  héros  qui  avait  la  folie  de  l'aimer,  et  qui 
fut  son  prisonnier  et  son  serf. 

Non  seulement  elle  s'était  appliquée  à  le  discréditer,  elle  ne  lui  a 
jamais  donné  que  de  funestes  conseils.  N'ayant  pu  obtenir  du  roi  de 
France  les  faveurs  qu'elle  réclamait  pour  sa  triste  famille,  elle  devint 
l'ennemie  acharnée  de  l'inlluence  française  et  de  la  seule  alliance  qui 
pût  sauver  la  Pologne.  C'est  elle  qui  jettera  son  mari  dans  les  bras  de 
l'Autriche;  c'est  elle  qui  s'opposera  plus  lard  à  toute  réconciUation  sé- 
rieuse avec  la  cour  de  Versailles.  On  la  détestait  bien  :  la  nouvelle 
s'étant  répandue  qu'un  empoisonnement  mettait  sa  vie  en  danger, 
Varsovie  fut  en  joie,  et  on  empêcha  des  missionnaires  français,  qu'elle 
patronnait,  de  dire  des  prières  pour  saguérison.  Elle  était  le  mauvais 
génie  de  sa  patrie  d'adoption  ;  on  tenait  pour  certain  que  Sobieski  eût 
été  un  grand  homme  d'État  s'il  n'avait  rencontré  cette  fatale  aventu- 
rière, qui  mit  la  royauté  en  quenouille  :  «  —  On  en  est  encore  en 
Pologne,  dit  M.  Waliszewski,  à  pleurer  et  à  maudire  cette  rencontre... 
L'universelle  déception  réclamait  un  bouc  émissaire;  on  prit  cette 
biche.  Et  l'on  ne  savait  pas  encore  les  détails  de  l'étrange  roman,  qui 
avait  mis  Céladon  sous  le  joug  dWstrée.  Leur  correspondance  ne  fut 
publiée,  en  partie  et  avec  des  omissions,  qu'en  1859.  A  ce  moment,  la 
cause  fut  entendue  :  Marysienka  passa  pour  un  monstre,  et  son  mari 
pour  un  exemple  territiant  des  dons  de  Dieu  compromis  par  les  arti- 
fices du  diable,  je  veux  dire  d'une  diablesse.  »  Telle  est  la  thèse  des 
Polonais.  Est-elle  absolument  vraie? En  bonne  justice  faut-il  imputer 
à  Marie  de  la  Grange  d'Arquien  la  faillite  de  Sobieski? 

Un  point  est  hors  de  doute  :  elle  a  exercé  sur  lui  une  grande 
influence,  un  persistant  et  irrésistible  empire.  Son  portrait  en  hého- 
gravure  nous  l'apprend,  elle  était  remarquablement  johe.  Sa  beauté 
était  à  la  fois  réguhère  et  piquante  ;  elle  avait  le  visage  ovale,  le  nez 
légèrement  aquiUn,  des  yeux  en  amande,  une  petite  bouche  moqueuse 
qui,  selon  les  cas,  savait  rire  ou  bouder,  «  une  forêt  de  cheveux  noirs 
et  dans  un  corps  un  peu  fluet,  maigre  à  faire  peur,  disaient  les  en- 
vieuses, des  trésors  de  grâce  et  de  volupté,  au  dire  du  plus  autorisé  des 
témoins.  »  Dès  le  premier  jour,  elle  l'avait  pris,  lui  avait  jeté  un  sort; 
il  tenta  vainement  de  rompre  le  charme,  il  se  révoltait,  il  s'insurgeait, 
leurs  querelles  étaient  vives  ;  elle  eut  toujours  le  derniermot,  il  désar- 
mait, il  se  rendait. 

Elle  avait  eu  des  amans,  il  eut  des  passades,  mais  il  n'adora  qu'une 
femme,  et  c'était  elle;  une  seule  femme  lui  inspira  des  désirs  tou- 


MARYSIENKA    ET   JEAN    SOBIESKI.  207 

jours  renaissans,  et  c'était  elle;  il  ne  se  lassait  pas,  il  croyait  la  pos- 
séder pour  la  première  fois.  Comme  le  remarque  M.  Waliszewski, 
il  eut  pour  elle  la  tendresse  ser\àle  d'un  dévot  pour  son  idole,  et  cet 
homme  de  tempérament  fougueux  et  d'humeur  inconstante  fut  un 
mémorable  exemple  «  de  monolàtrie  conjugale  ».  Les  heures  de  sépa- 
ration, écrivait -il  dans  les  premières  années  de  leur  mariage,  «  lui 
plongeaient  mille  poignards  dans  le  cœur,  lui  infligeaient  mille  mil- 
lions de  tourmens  »  ;  l'image  de  l'absente  «  le  brûlait  et  le  convertis.- 
sait  en  cendres  ».  Que  ne  pouvait-il  «  se  convertir  en  puce,  non  pour 
incommoder  certes  un  corps  si  joli  et  si  délicat,  mais  pour  séjourner, 
sous  ce  déguisement  discret,  dans  son  adorable  intimité!  »  Elle  avait 
fait  un  voyage  en  France  ;  il  lui  reprochait  de  s'y  éterniser  :  «  Vivez 
donc  là-bas,  ô  mon  unique  amour,  vivez  heureuse  et  joyeuse,  puisque  le 
destin  voulait  que  le  malheureux  Sylvandre  devînt  importun  à  son 
Astrée,  et  qu'ayant  souffert  les  plus  cruels  tourmens,  il  mourût  avec 
cette  gloire  dans  les  temps  futurs  d'avoir  été,  de  tous  ceux  qui  furent 
et  seront  jamais,  le  plus  passionné  amant  et  le  plus  tendre  époux.  » 

Les  années  s'écoulent,  la  jeunesse  s'éteint,  la  forêt  de  cheveux 
noirs  s'éclaircit,  les  grâces  pâlissent  ou  se  tournent  en  défauts,  et 
Sobieski  chante  toujours  la  même  chanson.  «  C'est  maintenant  l'au- 
tomne »,  a-t-elle  dit;  à  quoi  il  répond  :  «  L'automne  chez  vous  vaut  le 
printemps,  mais  vous  n'en  êtes  pas  là,  je  vois  un  été  magnifique  ou 
plutôt,  en  pensant  à  vous,  je  ne  connais  pas  de  saisons,  je  vous  aime 
comme  au  premier  jour.  »  En  juin  1675,  il  est  à  Lemberg;  du  haut 
d'une  colline,  ses  yeux  embrassent  un  vaste  horizon  et  suivent  au 
vol  les  nuages  qui  s'enfuient  vers  Jaroslaw  où  Marysienka  est  restée  : 
«  Comme  je  souhaiterais  de  pouvoir  me  convertir  en  une  de  ces  gouttes 
de  rosée,  traverser  l'espace  avec  elle  et  tomber  sur  vos  pieds!  Vous 
aimez  à  sortir  quand  il  pleut.  »  En  1683,  il  a  cinquante-quatre  ans  et 
vingt  années  de  mariage;  il  s'est  épaissi,  il  est  envahi  par  l'embon- 
point. 11  va  jouer  son  va-tout,  il  est  sur  la  route  «  de  Vienne  assiégée 
et  de  l'immortalité  ».  Sa  première  lettre  est  pour  mander  à  l'idole 
«  qu'U  a  passé  une  mauvaise  nuit  comme  toujours  quand  il  lui  arrive 
de  dormir  loin  d'elle,  et  qu'il  embrasse  un  million  de  fois  toutes  les 
beautés  d'un  petit  corps  adorable  et  adoré.  » 

Il  est  bon  de  remarquer  qu'il  était  souvent  loin  d'elle,  que  son 
métier  le  condanmait  à  de  fréquentes  absences,  c^i'il  courait  les  grands 
chemins,  que  durant  de  longs  mois  il  était  sevré  dos  délices  de  la  vie 
domestique  et  des  fêtes  qu'il  préférait  h  toutes  les  autres.  Mais  il  faut 
remarquer  aussi  que  Marysienka  était  une  grande  coquette,  au  cœur 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seC;  maîtresse  de  ses  sens  autant  que  de  ses  sentimens,  et  qu'elle 
connaissait  tous  les  artifices  auxquels  recourent  les  idoles  qui  veulent 
être  longtemps  et  fidèlement  adorées. 

Elle  ne  manquait  pas  de  littérature  ;  elle  avait  lu  VAstrée,  dévoré  et 
médité  le  Gi^and  Cyrus  et  Cléopâtre.  Elle  n'y  cherchait  pas.  comme 
M"^  de  Sé^dgné,  le  récit  d'héroïques  aventures;  les  sublimes  folies  et 
les  épées  miraculeuses  la  laissaient  indifférente.  Mais  elle  trouvait  dans 
ses  livres  de  chevet  des  théories  qui  lui  plaisaient,  ce  code  de  l'amour 
chevaleresque,  héritage  des  troubadours,  qui  divinise  la  femme  et  les 
sentimens  qu'elle  inspire.  Elle  mettait  ce  code  en  pratique  ;  romanesque 
à  froid,  la  poésie  n'était  pour  elle  qu'un  moyen,  et,  sans  être  dupe  de  la 
comédie  qu'elle  jouait,  tout  moyen  lui  était  bon  pour  tenir  à  jamais 
sous  le  joug  un  héros  qui  par  instans  faisait  mine  de  se  redresser. 

Ses  maîtres  lui  avaient  appris  que  l'amour  qui  divinise  la  femme 
est  inconciliable  avec  les  unions  légitimes,  que  les  maris  ne  sont  pas 
longtemps  des  chevaliers  servans  ou  de  fidèles  bergers,  que,  lorsqu'on 
veut  être  adorée,  il  ne  faut  pas  épouser.  Mais  quoi!  si  l'on  n'épousait 
pas,  on  ne  deviendrait  pas  reine.  Elle  fera  le  miracle  de  mêler  à  jamais 
le  roman  au  mariage  ;  aussi  méthodique  que  tracassière,  elle  appli- 
quera au  train  ordinaire  de  la  vie  conjugale  les  procédés  et  les  mé- 
thodes de  l'amour  libre.  Elle  a  épousé  Céladon,  et  elle  ne  lui  reconnaît 
aucun  droit;  les  moindres  faveurs  qu'elle  lui  accorde  sont  des  grâces 
imméritées,  qu'il  mendiera  longtemps  avant  de  les  obtenir  de  sa  hau- 
taine indulgence.  Il  met  le  genou  en  terre,  il  supplie,  elle  dit  non. 
«  Vous  êtes,  s'écrie-t-il,  la  meilleure  créature  du  monde  quand  vous 
voulez  l'être  ;  mais  il  faut  du  beau  temps  pour  vous  comme  pour  le 
foin,  et  quand  d'aventure  nous  ne  voulons  pas  quelque  chose,  il  n'y 
a  plus  moyen  de  nous  faire  bouger.  » 

Elle  le  consterne  par  ses  froideurs,  elle  le  désole  par  ses  refus,  elle 
l'épouvante  par  ses  menaces.  Elle  a  juré  de  faire  tout  au  monde  pour 
se  guérir  de  l'amour  qu'elle  lui  portait  ;  elle  espère  arriver  bientôt  à 
l'indifférence  ;  libre  à  lui  de  chercher  où  U  lui  plaira  les  tendresses,  les 
ardeurs,  les  plaisirs  qu'il  trouvait  auprès  d'elle  ;  qu'il  en  use  à  son  aise, 
elle  lui  rend  la  liberté,  elle  lui  donne  carte  blanche.  —  «  Vous  savez 
bien,  repli que-t-il  avec  indignation,  qu'une  telle  pensée  me  fait 
horreur.  Si  vous  me  chassez  de  A'otre  ht,  je  suis  un  homme  réduit 
au  désespoir.  »  Il  était  alors  à  Zurawno,  et  U  écrivait  sa  supplique 
amoureuse  à  la  lueur  des  incendies  que  l'ennemi  allumait  autour 
de  son  camp.  Ses  soldats  se  battaient  un  contre  dix;  il  va  monter  à 
cheval  pour  refouler  des  bandes  qui  le  serrent  de  trop  près  :  «  Au  re- 


MAKVSIENKA    ET    JEAN    SOBIESKI.  209 

voir;  les  Tatares  sont  hi,  il  faut  aller  les  recevoir.  »  A  peine  est-il  en 
selle,  on  lui  apporte  une  lettre.  Le  cœur  palpitant,  la  main  tremblante 
d'émotion,  il  brise  le  cachet  et  lit  :  «  C'est  fini!  je  suis  arrivée  où 
j'en  voulais  venir.  Mon  cœur  est  tout  changé,  et  il  n'y  a  plus  de  re- 
tour possible.  Adieu  peut-être  pour  toujours.  »  Il  failht  en  mourir, 
mais  il  n'en  mourut  pas;  il  commençait  à  la  connaître. 

Quelques  années  plus  tard,  il  fait  campagne  en  Hongrie.  Il  passe 
ses  nuits  sans  dormir  et  ses  jours  sans  manger;  il  se  ronge  de  soucis, 
il  travaille,  il  peine,  il  ruine  sa  santé;  il  y  va  du  salut  de  la  Pologne. 
Quelle  sera  sa  récompense?  Il  se  promet,  il  ose  se  flatter  de  revoir 
Aslrce  dans  la  saison  «  où  les  nuits  sont  les  plus  longues,  r  Espérance 
téméraire,  vœu  indiscret,  qu'elle  a  mal  accueilli.  11  se  résigne  :  «  Je 
crois  comprendre,  d'après  vos  lettres,  que  c'est  contre  votre  tempé- 
rament, et  que  vous  devez  vous  faire  violence  à  cet  égard.  J'aime 
mieux  alors  faire  le  sacrifice  de  mon  grand  plaisir,  en  vou^'  épargnant 
la  moindre  peine.  J'y  renonce  donc  et  m'en  fais  la  promesse  à  moi- 
même.  »  Et  il  répète  son  antienne  :  «  Je  me  contenterai  de  baiser  en 
imagination,  comme  je  fais  maintenant,  tous  les  charmes  d'un  corps 
adore.  »  Après  tout,  ne  le  plaignons  pas  trop  :  il  exagérait  les  cruautés 
d'Astrce,  elle  ne  disait  pas  toujours  non  :  elle  lui  a  donné  douze 
enfans. 

Les  Polonais  ont  raison  d'affirmer  qu'il  fut  sous  le  charme  jusqu'à 
la  fin.  On  avait  dit  de  Marie  de  Gonzague  qu'elle  conduisait  son  roi 
w  comme  un  petit  Éthiopien  son  éléphant.  «Marysicnka  mena  toujours 
son  Uon  en  laisse;  il  protestait,  tirait  sur  la  corde,  il  ne  la  rompit 
jamais.  Il  est  également  certain  qu'elle  possédait  plus  que  toute  autre 
femme  le  talent  de  diminuer,  de  rapetisser  les  honmies  qui  avaient 
l'iminudence  de  l'aimer.  Incapable  de  tout  mouvement  généreux,  la 
cupidité  était  sa  passion  dominante.  Elle  avait  été  élevée  à  bonne 
école.  Marie,  sa  protectrice,  qui  l'avait  débourrée  et  façonnée,  était  très 
àprc  au  gain  et,  en  prenant  possession  de  son  royaume,  n'avait 
songé  tout  d'abord  qu'à  se  garnir  les  mains.  Mais  Marie  était  une 
(îonzague;  elle  avait  une  de  ces  âmes  fortes  et  étoffées,  qu'ennoblis- 
sent les  grandes  situations  et  les  grandes  adversités.  A  l'heure  des 
épreuves  sui)rênies,  quand  la  Pologne,  envahie  de  toutes  parts,  «  na- 
geait dans  le  sang  et  qu'on  ne  tombait  que  sur  des  corps  morts  »,  sa 
reine  lui  (luniia  l'rxemple  des  résistances  désespérées,  qui  préparent 
les  revanches.  Marysienka  n'avait  aucune  vocaticiu  pdiii'  le  métier 
d'héroïne;  elle  n'aima  jamais  que  Marysienka,  elle  l'aima  tendrement, 
et  passa  sa  vie  à  se  faire  du  bien. 

TOMK  CXLVIII.   —   1898.  14 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Avant  d'être  reine,  son  rêve  était  de  s'enrichir  en  un  tour  de  main, 
de  rendre  à  Louis  XIV  des  services  assez  sérieux  pour  qu'il  les  payât 
d'un  tabouret,  et  de  retourner  bien  vite  en  France  après  avoir  repris  le 
marquisat  d'Époisses  aux  mains  rapaces  du  grand  Condé.  Louis  XIV 
l'avait  jugée  :  «  Je  vous  avoue,  écrivait-il  le  17  juillet  1(569,  que  la 
manière  d'agir  de  la  grande  maréchale,  qui  est  née  ma  sujette,  et  qui 
m'a  très  fort  tenu  le  pied  sur  la  gorge  dans  l'absolu  besoin  qu'elle 
voyait  ou  croyait  que  j'avais  de  son  mari,  et  toutes  ses  indiscrètes, 
imprudentes   et  audacieuses  expressions  me    sont  demeurées  dans 
l'esprit  et  dans  le  cœur...  Je  ne  puis  ôter  de  ma  mémoire  les  belles 
paroles  que  cette  femme  disait  à  M.  l'abbé  Courtois  :  Point  d'abbaye, 
point  de  quartier!  Point  d'Ëpoisses,  point  de  quartier!  point  de  telle 
autre  chose,  point  de  quartier!  »  Devenue  reine,  elle  n'aura  que  de 
médiocres  ambitions,  et  les  misères  passeront  toujours  avant  le  reste. 
Lorsqu'on  traite  avec  l'ambassadeur  de  France,  Sobieski  expose  ses 
besoins  et  ses  désirs  :  il  demande  qu'on  lui  fournisse  des  subsides 
pour  en  finir  avec  le  Turc,   qu'on  lui  assure  l'alliance  de  la  Suède 
contre  le  Brandebourg,  qu'on  l'aide  à  recouvrer  les  provinces  perdues. 
Que  demande  Marysienka?  Elle  exige  qu'on  fasse  son  père  duc  et  pair, 
qu'on  donne  un  régiment  à  son  second  frère,  le  comte  de  Maligny, 
qu'on  chasse  de  la  maison  du  marquis  d'Arquien  un  domestique  alle- 
mand qui  le  vole.  Voilà  sa  politique  étrangère.  En  ce  qui  concerne  l'in- 
térieur, elle  ne  s'occupe  que  «  des  revenansbons,  des  parties  casuelles  » 
sur  lesquelles  peuvent  compter  les  reines  de  Pologne;  elle  achète,  elle 
revend,  elle  marchande,  elle  tralique,  et  ses  grandeurs  ne  lui  servent 
qu'à  faire  prospérer  ses  négoces  et  ses  usures. 

Petit  cœur,  petit  esprit,  cerveau  de  petit  volume,  elle  a  le  culte  de 
son  moi,  et  son  moi  est  fort  petit.  Il  ne  lui  est  jamais  venu  à  l'idée 
qu'elle  avait  épousé  un  grand  homme  et  que  les  grands  hommes  sont 
nés  pour  donner  au  monde  de  grands  spectacles.  Elle  attendit  que 
Sobieski  fût  roi  pour  se  douter  qu'il  était  quelqu'un  et  se  décider  à  le 
prendre  au  sérieux;  encore  n'y  paraissait-il  guère.  Aussi  vaniteuse 
que  cupide,  elle  avait  la  prétention  de  tout  savoir;  peu  s'en  fallait 
qu'elle  ne  donnât  au  vainqueur  de  Chocim  des  leçons  de  stratégie.  Il  a 
délivré  Vienne  et  son  nom  est  dans  toutes  les  bouches  ;  elle  le  traite  de 
haut  en  bas,  épilogue  sa  conduite,  le  gronde,  le  chicane  :  «  Je  suis 
malcontente  de  vous  ».  Il  a  la  candeur  de  se  justifier:  «  Je  me  tue, 
pauvre  malheureux,  à  déchiffrer  moi-même  vos  lettres,  pensant  y 
trouver  quelque  chose  d'aimable,  d'agréable,  de  consolant;  rien!  Tout 
ce  que  je  fais  est  mal;  tout  ce  que  je  ferais  serait  mal  toujours.  »  Et 


MAUYSIENKA    ET    JEAxN    SOBIESKI.  211 

il  s'obstine  à  l'aimer,  et  il  se  console  en  pensant  qu'il  la  reverra 
dans  la  saison  où  les  nuits  sont  les  plus  longues. 

Tout  cela  est  certain,  avéré,  et  pourtant,  le  livre  de  M.  Waliszewski 
en  fait  foi,  il  n'est  pas  vrai  de  dire  qu'une  fatale  rencontre  a  décidé  de 
la  destinée  du  grand  Sobieski,  qu'une  femme  perverse  et  médiocre  l'a 
perdu;  il  s'est  perdu  lui-même,  son  malheur  était  en  lui.  Si  Marie  de 
Gonzague  n'avait  pas  eu  la  fâcheuse  idée  d'emmener  en  Pologne, dans 
ses  bagages,  une  petite  fille  de  quatre  ans,  selon  toute  apparence,  la 
destinée  de  Jean  III  n'eût  pas  été  sensiblement  dilférente,  et  rien  ne 
prouve  que  son  règne  eût  fait  époque  dans  l'histoire  de  son  pays. 
Marysienka  ne  l'a  point  corrompu  ;  il  y  avait  de  la  pourriture  dans  ce 
fruit,  ce  n'est  pas  elle  qui  l'y  a  mise  :  «  Ils  étaient  faits  l'un  pour  l'autre, 
dit  M.  Waliszewski.  Ils  se  complétaient,  avec  des  qualités  et  des  dé- 
fauts inégaux,  dissemblables,  mais  concordans,  des  al'fiaités  morales 
évidentes.  »  Ils  ont  passé  leur  vie  à  se  quereller,  un  instinct  secret  les 
rapprochait.  Peut-être  l'eût-il  moins  aimée  s'il  n'a^-ait  retrouvé  en  elle 
ses  infirmités  et  ses  misères. 

Il  ne  la  connaissait  pas  encore  lorsque,  adolescent,  il  désespérait 
sa  mère  par  ses  folies.  Homme  fait,  il  aura  de  brusques  élans  et  de 
brusques  défaillances,  de  sublimes  départs  et  de  déplorables  retours. 
D'un  jour  à  l'autre  on  ne  le  reconnaît  plus.  Nature  molle,  esprit  flot- 
tant, ce  qui  lui  manqua  toujours  ce  fut  la  tenue,  la  consistance  du 
caractère,  la  volonté.  Après  avoir  passé  trois  mois  dans  les  camps,  il 
annonce  à  Astrée  qu'il  entend  se  reposer  et  s'amuser  un  peu,  que,  quit- 
tant ses  soldats,  qu'on  laissait  sans  solde  et  sans  pain,  bravant  les  in- 
tempéries de  la  saison  et  l'insécurité  des  routes,  il  traversera  toute  la 
Pologne  pour  la  revoir,  et  il  lui  donne  rendez-vous  à  Bromberg  :  «  Si 
je  suis  encore  digne  de  vos  caresses,  c'est  le  moment  de  me  le  mon- 
trer; car,  si  je  devais  éprouver  encore  une  déception,  elle  serait  la  der- 
nière. Je  rendrais  alors  à  une  autre  que  vous  toutes  mes  pensées,  tout 
mon  amour  et  ce  qui  me  reste  d'une  santé  déjà  ébranlée,  —  non  à  une 
créature,  certes,  je  n'en  trouverais  pas  d'aussi  désirable,  mais  à  une 
maîtresse  qui,  elle  du  moins,  a  récompensé  jusqu'à  présent  les  elïorts 
que  j'ai  faits  pour  la  con([nôrir.  Elle  s'appelle  :  la  gloire.  Choisissez, 
madame,  et  voyez  s'il  vous  plaît  de  conserver  votre  Céladon.  »  Elle  ne 
craignait  pas  que  la  gloire  le  lui  prît,  elle  était  sûre  qu'il  lui  rcNien- 
drait,  qu'il  avait  à  de  certains  jours  l'imagination  épique,  que  cela  ne 
tirait  pas  à  conséquence,  qu'il  ne  songeait  le  lendemain  qu'à  jouir  de 
la  vie,  que  cet  oiseau  de  vol  haut,  mais  inégal,  après  avoir  pointé  vers 
le  ciel,  redescendait  bien  vite  dans  les  régions  basses,  où  il  respirait 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  l'aise.  Elle  ne  les  quittait  pas,  elle  savait  qu'il  viendrait  l'y  rejoindre, 
qu'elle  et  lui  étaient  gens  de  revue. 

Héros  doublé  d'un  sybarite  et  tour  à  tour  le  plus  entreprenant,  le 
plus  actif  ou  le  plus  indolent  des  hommes,  il  eut  de  grandes  inspira- 
tions, il  n'eut  jamais  Tesiirit  de  devoir,  et  il  sacrifia  souvent  les  inté- 
rêts del'Ëtatà  son  repos  et  à  ses  plaisirs.  En  1682,  le  vice-chancelier 
de  Lithuanie  l'ayant  dérangé  dans  une  partie  de  chasse  pour  débattre 
avec  lui  des  afTaires  pressantes,  il  s'échappe, il  s'enfuit,  se  cache  der- 
rière des  buissons  et  finit  par  éconduire  le  truuble-fête  en  lui  criant  : 
«  Aujourd'hui  je  ne  donne  audience  qu'à  mes  chiens.  »  Il  avait  de  gros 
goûts.  Il  a  dit  un  jour  :  «  Rien  n'est  vraiment  nôtre  en  ce  bas  monde 
que  ce  que  nous  mangeons.  »  Astrée  lui  écrivait  :  «  Vous  êtes  malade 
parce  que  vous  buvez  trop;  je  n'ai  que  trop  bon  souvenir  de  vos  ho- 
quets d'ivresse.  »  Comme  elle,  0  aimait  beaucoup  l'argent  et  les  tra- 
fics lucratifs;  comme  elle,  il  ne  méprisait  point  les  petits  gains,  et  il 
n'avait  aucune  répugnance  pour  les  marchandages  et  pour  les  ma- 
nœuvres louches.  Quand  il  se  retira  dans  la  maison  de  campagne  de 
Willanow,  où  il  termina  ses  jours,  il  eut  pour  commensaux  ordinaires 
un  jésuite,  qui  couchait  au  pied  de  son  Ut,  et  un  spéculateur  en  biens 
domaniaux,  qui  ne  quittait  pas  son  antichambre.  Marysienka  n'avait 
pas  épousé  un  idéaliste;  ce  mari  et  cette  femme  avaient  beaucoup 
d'idées  communes,  et,  dans  l'habitude  de  la  vie,  ils  s'entendaient  faci- 
lement, ils  parlaient  la  même  langue. 

Non,  ce  n'est  pas  une  femme  qui  a  perdu  Sobieski.  S'il  a  manqué 
sa  \'ie,  n  faut  s'en  prendre  à  ses  penchans  naturels,  aux  fataUtés  de 
son  caractère  et  plus  encore  aux  mœurs  politiques  de  son  temps,  ii 
la  société  où  il  a  vécu  et  qui  lit  son  éducation.  «  L'homme,  comme  son 
entourage,  dit  M.  Waliszevvski,  tenait  du  gouvernement  de  son  pays, 
de  l'air  qu'on  y  respirait,  atmosphère  de  hcence,  saturée  de  parfums 
troublans  et  mortels,  poisons  que  l'on  boirait  jusqu'à  la  mort.  Ils 
étaient  trop  beaux,  trop  heureux,  ces  szlachcice  polonais  en  leur  in- 
souciante indépendance,  en  leur  lière  royauté  de  citoyens  dominant 
une  ombre  de  pouvoir  souverain  et  un  néant  d'âmes  esclaves,  bétail 
de  corvée!  Ils  étaient  trop  heureux  pour  vivre.  »  Ne  relevant  que  de 
leur  épée,  ces  mortels  priiilégiés  n'avaient  d'autre  régie  de  conduite 
que  leurs  intérêts,  leurs  fantaisies  et  le  dérèglement  de  leurs  passions. 
Ils  auraient  cru  déroger  s'ils  avaient  sacrifié  à  qui  que  ce  fût  la  moindre 
parcelle  de  leur  liberté.  Grâce  au  liberum  veto,  le  plus  petit  d'entre 
eux  tenait  dans  sa  main  les  destinées  de  son  pays,  et  leur  unique  souci 
était  la  crainte  que  le  souverain  qu'ils  avaient  élu  ne  devînt  assez  puis- 


MARYSIENKA    ET    JEAN    SOlilESKI.  213 

sant  pour  les  incommoder  et  les  gêner.  Ils  étaient  «  des  anarcliistes 
d'en  haut  »;  on  les  appelait  aussi  «  les  fous  de  Dieu,  qui  prenait  soin 
de  les  conserver  ». 

Sobieski  avait  sucé  cette  folie  avec  le  lait.  On  lui  avait  enseigné 
qu'un  noble  polonais  n'a  la  fierté  sauve  que  lorsqu'on  n'attente  pas  à 
son  indiscipline  et  que  son  roi  n'est  qu'une  ombre,  et  quand  les  fous 
lui  offrirent  une  couronne,  il  leur  témoigna  sa  reconnaissance  en  leur 
promettant  qu'il  ne  serait  qu'une  ombre  de  roi.  Il  aurait  voulu  pour- 
tant faire  de  grandes  choses,  reprendre  Kamieniec  au  Turc,  Kœnigs- 
berg  au  Prussien  ;  mais  il  avait  une  mauvaise  armée,  et  son  armée  était 
mauvaise  parce  qu'il  répugnait  aux  Polonais  d'en  avoir  une  meilleure 
et  que  les  diètes  refusaient  les  fonds  ;  étaient-elles  disposées  à  en 
donner,  on  trouvait  des  expédiens  pour  les  dissoudre.  Il  aurait  dû 
changer  les  institutions,  réformer  le  gouvernement.  Il  y  pensa,  mais 
il  avait  savouré  dès  son  jeune  âge  les  délicieux  plaisirs  de  l'anarchie, 
la  joie  qu'éprouve  un  Polonais  à  n'être  pas  gouverné,  et  peut-on  ré- 
former des  abus  qui  ont  fait  les  délices  de  votre  jeunesse?  Cet  anar- 
chiste couronné  se  résigna  bientôt  à  ne  rien  changer  ;lI  laissa  Kamieniec 
au  Turc,  Kœnigsberg  au  Prussien;  il  découvrit  qu'il  était  né  indolent, 
et  que  si  le  premier  degré  du  bonheur  est  de  faire  de  grandes  choses, 
le  second  est  l'indifférence.  Dans  ses  derniers  jours,  comme  on  l'en- 
gageait à  écrire  son  testament,  il  répondit:  «  A  quoi  bon?  Que  le  feu 
dévore  la  terre  après  ma  mort  ou  que  le  bœuf  en  mange  l'herbe,  que 
m'importe?  »  Il  devait  finir  ainsi,  et  Marysienka  n'y  fut  pour  rien.  Et 
cependant,  tout  compté,  tout  rabattu,  si  Marysienka  avait  eu  un  grand 
cœur  et  un  grand  esprit,  si  la  conscience  du  grand  Sobieski  lui  était 
apparue  sous  les  traits  de  la  femme  qu'Q  aimait,  si  une  voix  dont  la 
nmsique  l'ensorcelait  lui  avait  prêché  la  repentance,  les  vertus  aus- 
tères et  les  nobles  ambitions,  que  sait-on?  cet  incurable  eût  peut-être 
guéri.  Il  y  a  des  exemples  de  guérisons  miraculeuses.  Un  médecin  me 
disait  :  «  Je  ne  condamne  personne  depuis  qu'un  malade  que  je  tenais 
pour  mort  m'a  fait  la  surprise  et  l'injure  d'en  appeler.  » 

Elle  est  curieuse,  elle  est  triste,  cette  histoire  qu'a  si  bien  contée 
M.  Waliszewski,  et  connue  tous  les  contes  où  les  vraisemblances  sont 
observées,  elle  a  sa  moralité.  Elle  nous  apprend  que  les  maladies  qui 
tuent  les  [leuples  ne  sont  pas  celles  dont  ils  se  plaignenl,  mais  celles 
qu'ils  aiment  jusqu'à  refuser  d'en  guérir. 

G.  Valbi^.ut. 


CORRESrONDANCE 


L'ÉPILOGUE   DE  FIIÉDÉGOXDE 


A  la  suite  de  l'article  de  M.  Jules  Leniaître  sur  la  Frcdégonde  de 
M.  Dubout,  paru  dans  le  numéro  de  la  Revue  du  l**""  juin  1897,  l'auteur 
de  cette  pièce  nous  a  adressé,  par  ministère  d'huissier,  la  réponse 
qu'on  va  lire. 

Le  tribunal  de  la  Seine,  —  nos  lecteurs  le  savent  déjà,  —  avait 
fait  droit  à  notre  réclamation,  tout  en  reconnaissant  en  principe  le 
droit  de  réponse  de  M .  Dubout,  mais  en  considérant  que  sa  réponse 
«  était  de  nature  à  atteindre  dans  leur  considération  littéraire  et  dans 
leur  autorité  critique  »  les  personnes  qui  y  étaient  nommées  ou  dési- 
gnées, et  dont  les  appréciations  étaient  opposées  ou  comparées  à  celle 
de  M.  Jules  Lemaître. 

La  Cour  de  Paris,  —  et,  après  elle,  la  Cour  de  Cassation,  —  en  ont 
jugé  autrement.  De  par  justice,  nous  sommes  condamnés  «  à  insérer 
dans  le  plus  prochain  numéro  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  qui  sera 
publié  après  le  jour  où  l'arrêt  sera  passé  en  force  de  chose  jugée,  la 
réponse  de  M.  Dubout  contenue  dans  sa  sommation  du  27  août  1897, 
en  même  place  et  en  mêmes  caractères  que  l'article  auquel  il  est  ré- 
pondu, et  ce  à  peine  de  100  francs  de  dommages-intérêts  par  chaque 
numéro  de  retard,  pendant  deux  mois,  passé  lequel  délai  il  sera  fait 
droit.  M 

Voici  donc  la  «  réponse  »  de  M.  Dubout  : 

Frédégonde  fut  représentée,  pour  la  première  fois,  à  la  Comédie- 
Française,  le  quatorze  mai  dernier.  C'est  à  la  critique  de  M.  Jules  Le- 
maître, publiée  le  premier  juin  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes, ''(i\iq]G. 
réponds  aujourd'hui. 


CORRESPONDANCE.  215 

Certes!  j'aurais  voulu  le  faire  plus  tôt;  mais...  non  licet  omnibus 
adiré  Corinthum!  Et  la  puissante*  Bévue,  qui  est  un  peu  de  Corinthe, 
me  tenant  sa  porte  hermétiquement  close,  m'obligea,  pour  pénétrer 
chez  elle,  à  prendre  un  long  et  difficile  chemin. 

On  se  demande  peut-être  pourquoi,  parmi  les  centaines  d'articles 
qui  ont  paru  sur  Frédégonde,  j'ai  tenu  à  répondre  spécialement  à  celui 
de  M.  Jules  Lemaître.  MM.  Sarcey,  Faguet,  Fouquier,  Segond,  Claveau, 
Bauër,  Brisson,  etc.,  ne  s'en  étaient-ils  pas  occupés  tout  aussi  bien 
que  leur  célèbre  confrère?  Pourquoi  donc  lui,  et  non  pas  eux? 

Parce  que,  de  tous  les  jugemens  qui  ont  été  portés  sur  mon  œuvre, 
il  n'en  est  pas  qui  lui  ait  été  aussi  dur  que  celui  de  M.  Jules  Lemaître. 
Il  est  rare  que,  dans  un  gros  ouvrage,  premier  essai  d'un  débutant, 
le  critique  le  plus  sévère  ne  trouve  pas  un  petit  coin  où  exercer  son 
indulgence.  Avec  M.  Lemaître,  tout  y  passe  :  la  pièce,  le  théâtre  qui 
l'a  reçue,  les  acteurs  qui  l'ont  jouée,  et  le  public  qui  parut  y  prendre 
quelque  plaisir. 

La  pièce?  dit  M.  Jules  Lemaître,  «  c'est  le  plus  étonnant  exemplaire 
du  vieux  drame  en  vers  dans  toute  sa  poncive  horreur!  » 

La  Comédie?  il  la  qualifie  «  de  tréteau  »,  de  «  tréteau  littéraire  »,  il 
est  vrai;  mais  quels  trésors  d'ironie  ne  répand-il  pas  sur  le  Comité 
coupable  d'avoir  reçu  Frédégonde  avec  «  tant  d'enthousiasme  !  » 

Quant  aux  interprètes,  il  se  borne  à  constater  le  «  comique  irrésis- 
tible »  de  M.  Leloir,  les  «  grâces  niaises  »  de  M'^*  Bertiny,  les  «  rugis- 
semens  »  de  M.  Paul  Mounet,  le  «  bredouillement  »  de  M.  Albert 
Lambert  fils,  les  «  zézaiemens  »  de  M""  Dudlay,  enfin  les  «  gestes  de 
jeteur  de  lasso  et  les  reniflemens  sublimes  »  de  M.  Mounet-Sully  ! 

Le  public  n'est  guère  mieux  traité  :  M.  Lemaître  revient  à  plusieurs 
reprises  sur  sa  <*  facilité  à  être  dupé  »,  sur  l'état  contristant  de  «  son 
niveau  intellectuel  »,  et  sur  cette  «  inattention  voisine  de  la  sottise  » 
qui  le  fait  éclater  en  «  furieux  applaudissemens  »  aux  endroits  où  lui, 
Jules  Lemaître,  reste  absolument  iroid... 

On  le  voit,  rien  ni  personne  n'est  épargné.  C'est  une  exécution  en 
masse. 

J'ai  pensé  que  la  haute  personnaUté  de  M.  J.  Lemaître,  membre  de 
l'Académie,  rédacteur  attitré  de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  ne  me  per- 
mettait pas  de  garder  un  silence  qui,  aux  yeux  de  quelques-uns, 
pourrait  être  attribué  ou  â  un  sentiment  d'extrême  dédain  ou  à  un 
sentiment  d'extrême  prudence  —  ce  que  je  ne  veux  ni  pour  lui  ni  pour 
moi. 

Qu'il  ne  se  hâte  pas  d'en  conclure  que  sa  prophétie  s'est  réalisée  et 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  ('  sa  critique  lui  a  valu  un  ennemi  Je  plus...  »  Je  n'ai  contre  lui 
nulle  rancune.  Pas  un  instant  je  n'ai  supposé  que  M.  Lemaître  ait  voulu, 
comme  l'ont  insinué  quelques  médisans,  se  consoler  sur  l'œuvre  d'un 
jeune,  de  l'échec  de  la  Bonne  Hélène  et  de  rA'mée  devant  le  comité  de 
la  Comédie-Française. 

Je  m'empresse  de  reconnaître  que,  prise  dans  son  ensemble,  la 
presse  théâtrale  fut  loin  de  faire  preuve  envers  Frédégonde  d'une 
mansuétude  évangéUque  ;  mais  dans  le  toile  presque  général  qu'elle 
souleva,  il  y  eut  quelques  généreuses  dissidences. 

Certain  journal  eut  même  l'idée  de  dresser  de  ces  appréciations 
«  contrastées  »  un  tableau  assez  amusant  que  je  me  permets  de  repro- 
duire ici. 

d'abord  la  pièce  : 

Pièce  médiocre.  —  Faguet. 
Un  seul  acte  compte.  —  Sarcey. 
Rien  de  plus  suranné  et  de  plus  oiseux.  —  Baucr. 
Pitkc  bien  composée.  —  V.  Perret. 
Beau  spectacle.  —  H.  Vallier. 
Œuvre  remarquable.  —  H.  Segond. 
L'exposition  en  est  très  confuse.  —  Sarcey. 

L'exposition  en  est  claire,  trop  claire  même.  —  Nouvelle  Revue 
Européenne. 

l'auteur. 

Frédégonde  n'est  pas  l'œuvre  d'un  auteur  dramatique.  —  Diiques- 
nel. 

Frédégonde  est  évidemment  V œuvre  d'un  homme  de  théâtre.  — 
Sarcey...  qui  peut  devenir  un  très  grand  homme  de  théâtre.  —  Faguet. 

LA    LANGUE. 

La  langue  est  incorrecte.  —  Boisrouvray. 
La  langue  est  solide.  —  Faguet. 

Les  rimes  sont  maigres  et  indigentes  à  faire  peur.  —  Duquesnel. 
Les  vers  sont  de  correction  classique,  sonores,  réguliers,  aggravés  de 
rimes  riches.  —  Bauër. 

Pas  un  beau  vers.  —  L'Éclair. 

De  beaux  vers,  beaucoup  de  beaux  vers.  —  H.  Segond. 

Pauvre  versification  !  —  Sarcey. 

Vers  spkndides!  —  L'Autorité. 


\ 


CORRESPOxNDANCE.  217 

l'uistoire. 

Ce  n'est  pas  l'histoire.  —  H.  Bauër. 

C'est  l'histoire.  —  V.  de  Cottens. 

(Lire  à  ce  sujet  la  remarquable  étude  de  M.  Frantz  Funck-Bren- 
tano,  dans  la  Revue  Bleue  du  douze  juin,  concluant  de  même  sens  que 
M.  de  Cottens.) 

LES   PERSONNAGES. 

Prétextât  nous  est  dépeint  comme  un  Saint,  indulgent,  charitable  et 
doux.  —  Du  Tillet. 

Prétextât  nous  est  dépeint  comme  un  évêque  d'humeur  acariâtre. 
—  Le  Soir. 

Hilpéric  est  joué  au  comique,  dans  le  ton  où  le  rôle  est  écrit.  — 
Duquesnel. 

Hilpéric  n'est  pas  joué  dans  le  ton  où  le  rôle  est  écrit.  —  H.  Fouquier. 

l'interprétation. 

Ce  qui  a  surtout  servi  l'auteur,  c'est  l'interprétation.  —  J.  L.  Croze. 
Ce  qui  dans  une  certaine  mesure  a  manqué  à  l'œuvre^  cest  rinterpré- 
tation.  —  A.  Claveau. 

le  -4'-  acte. 

C'est  absurde!  —  J.  Lemaître. 
C'est  admirable! —  F.  Sarcey. 
C'est  une  idée  dramatique  de  premier  ordre.  —  Faguet. 

CONCLL'SION. 

La  représentation  de  Frédégondc  est  une  erreur.  — Le  XIX^ Siècle. 

La  Comédie-Française  a  bien  fait  de  monter  Frédégonde.  —  Sarcey. 

Or,  si,  comme  on  le  voit,  les  Maîtres  de  la  critique  étaient  loin  d'être 
d'accord,  il  est  une  partie  de  l'œuvre  cependant  sur  laquelle,  daprùs 
M.  Lemaître  lui-môme,  l'unanimité  était  à  peu  près  complète  :  le 
i"  acte. 

C'est  ce  quatrième  acte  que  .M.  Jules  Lemaître  a  entrepris  de  réduire 
en  poudre. 

11  faut  croire  qu'il  était  absolument  nécessiùre  à  la  gloire  de  rémi- 
nent académicien,  que  les  comédiens  du  Théàlre-l'rançais  fussent 
considérés  comme  incapables  de  recevoir  une  pièce  dans  laquelle  il  y 
eût  quelque  chose  à  louer,  ne  l'ùt-ce  (pi'une  scène. 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cet  acte,  contre  lequel  les  facultés  destructrices  de  M.  Lemaitre  se 
sont  particulièrement  exercées,  je  ne  me  contenterai  pas  de  le 
raconter,  —  on  pourrait  croire  que  je  l'accommode  aux  nécessités  de 
ma  défense,  —  je  le  donnerai  tel  qu'il  est.  Je  me  distinguerai  par  là  de 
M.  Lemaître  qui,  me  faisant  l'honneur  de  citer  mes  vers,  aurait  pu  me 
faire  la  grâce  de  les  citer  exactement. 

Voici  comment  M.  Faguet  expose  la  situation  : 

«  Frédégonde  ^dent  d'arracher  à  Lother,  son  amant,  la  promesse 
de  tuer  Mérovéo  dont  la  rébellion,  secrètement  encouragée  par  le  Roi 
lui-même,  la  fait  trembler  pour  son  trône  et  pour  ses  enfans.  Mais 
une  jeune  suivante,  Néra,  réfugiée  dans  la  chambre  de  la  Reine,  a  tout 
entendu. 

«  Frédégonde  ferait  bien  disparaître  Néra,  et  déjà  elle  s'y  apprête, 
quand  le  Roi,  attiré  par  le  bruit,  sur%'ient  et  l'en  empêche;  mais,  pour 
plus  de  sûreté,  il  renvoie  séance  tenante  Néra,  sous  bonne  escorte,  à 
l'évoque  Prétextât,  son  oncle. 

«  Frédégonde  voit  le  danger. 

«  Chez  Prétextât!  elle  va  tout  dire  à  Prétextât;  Prétextât  va  tout 
dii*e,  par  un  rapide  messager,  à  Mérovée  qu'il  adore. 

«  Le  complot  est  éventé.  Rapidement,  ces  pensées  traversent  l'es- 
prit de  Frédégonde,  que  faire  ?  Elle  réfléchit.  En  quelques  instans,  elle 
a  trouvé  :  «  Chez  Prétextât!  Je  cours  chez  Prétextât.  « 

«  La  voici  donc  dans  la  cathédrale,  au  moment  où  Lother  Aient 
d'apprendre  de  Prétextât  en  quel  lieu  il  pourra  rejoindre  Mérovée.  » 

{Frédégonde,  voilée,  très  humble.) 

...  Vous  avez  la  divine  science. 
Alors,  vous  me  jurez  d'écouter  jusqu'au  bout? 

PRETEXTAT. 

Pauvre  âme,  que  crains-tu?  Dieu  ne  sait-il  pas  tout? 
Va,  parle!  Accuse-toi  :  c'est  le  devoir  du  prêtre 
D'entendre  tout,  afin  de  pouvoir  tout  remettre. 

FRÉDÉGO.NDE. 

Mais  ce  prêtre,  cet  homme,  à  qui  rien  n'est  caché. 
Fait  de  chair  comme  nous,  et  sujet  au  péché, 
Qui  me  répond  de  lui?... 

PRETEXTAT. 

Laisse-moi  donc  l'instruire  ! 
Le  prêtre  est  un  pécheur  que  le  mal  peut  séduire  : 
On  en  voit,  dans  le  gouffre  entr' ouvert  sous  leurs  pas, 
Glisser  de  pente  en  pente  et  rouler  jusqu'en  bas  ; 


CORUESPONDANCE.  219 

Il  peut  se  révolter,  être  abject,  vil,  immomie, 
Soulever  le  mépris  de  l'Église  et  du  monde, 
Dt'chaîner  l'hérésie!  et,  la  torche  dans  l'air, 
A  l'assaut  dos  autels  marcher  avec  l'enfer! 
11  peut  tout,  —  excepté  révéler,  même  infâme, 
Les  secrets  confiés  au  tribunal  de  l'àme. 

frf'dkgonde. 

S'il  pouvait,  ne  disant  pourtant  que  ce  qu'il  faut, 
Remettre  sur  la  voie  un  vengeur  en  défaut? 

{Geste  de  dénégation  de  Prétextât.) 
Sauver  un  innocent...  qui  meurt  pour  le  coupable? 

[Même  geste  de  Prétextât.) 
Rendre  impossible,  enfin,  un  crime  épouvantable? 

PRÉTEXTÂT. 

C'est  l'affaire  de  Dieu  :  je  ne  parlerais  pas! 
FRÉDÉiio.NDK,  dvec  véhémeuce. 
Ah!  Si  je  vous  citais  de  ces  noirs  attentats!... 

PRÉTKXTAT,  sohnnel. 

Quand  même  il  s'agirait  du  meurtre  de  mon  frère... 
Je  ne  parlerais  pas! 

FRÉDKGONDE,  l'arrêtant  net. 

Confessez-moi,  mon  père. 
{Elle  va  s'agenouiller  avec  lenteur  auprès  du  siège  de  Prétextât.) 

PRETEXTAT. 

.\u  nom  du  Rédempfeur,  et  des  maux  infinis 
Qu'il  a  soufferts  pour  nos  péchés,  je  te  bénis! 

{Frédégonde,  commençant  avec  douceur.) 
Il  vous  souvient  encor,  n'est-ce  pas,  de  (ialswinthe? 
Qu'on  l'aimait,  en  Neustrie!  elle  était  douce  et  sainte, 
Son  cu'ur  était  toujours  ouvert  aux  malheureux! 
Un  soir,  elle  dormait!  Sous  ses  rideaux  ombreux, 
Ses  yeux  semblaient  sourire  à  je  ne  sais  quel  rêve... 
Son  bras  pendait,  dans  l'omliie,  au  bord  du  lit... 


l'UKTKX  lAT,  troublé. 

vnv.uÉi-.oynv.. 

(•h!  la  chaste  branlé  d'une  femme  qui  dml! 
Je  la  vis,  j'en  eus  peur, 

{Sourdement .) 
et  fis  signe  à  la  mku  I  I 


Achève! 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

PRETEXTAT,  sc  levant  de  son  siège. 
Dieu  puissant! 

FRÉDÉGONDE. 

Droit  au  cœur,  je  frappai  la  (lalswinthe! 
Elle  mourut  sans  un  soupir,  sans  une  plainte! 

PRÉTEXTÂT,  claus  Un  cH  presque  involontaire. 
Qui  donc  es-tu? 

FRÉDÉGONDE. 

Je  suis...  la  femme  au  cœur  contrit 
Qui  demande  un  i>ardon  promis  par  Jésus-Christ. 

PRETEXTAT,  debout,  et  jetant  sur  Frédéijonde  un  regard  plein  de  doute  etjie 

terreur. 

{A  part.) 
Non!  la  reine,  en  ces  lieux?  à  mes  pieds?...  Impossible! 
C'est  l'un  de  ses  suppôts,  qu'un  repentir  terrible 
Écrase  à  mes  genoux,  sans  doute  ! 

FRÉDÉGONDE. 

Je  poursuis. 
PRÉTEXTÂT,  reprenant  sa  place. 
Seigneur,  soutenez-moi  dans  le  trouble  où  je  suis. 

FRÉDÉGONDE. 

Dans  la  nuit  du  Palais,  à  peine  si  Galswinthe 
S'était,  comme  un  llambeau,  silencieuse,  éteinte. 
Qu'un  vwigeur,  Sigheberl,  le  frère  de  ton  roi, 
—  Ah!  j'en  frémis  encor  de  colère  et  d'effroi! 
Rassemble  autour  de  lui  les  hordes  germaniques, 
Et,  dans  un  ouragan  de  chevaux  et  de  piques, 
Tombe  sur  la  Neustrie  !...  En  deux  affreux  combats, 
Le  farouche  Austrasien  écrase  nos  soldats; 
Tout  fuit!  Quand,  à  Tournai  qu'il  assiège  et  va  prendre, 
Un  poignard,  dans  sa  tente,  un  matin  vient  l'étendre! 

{Mouveme7it  de  Prétextât). 
Sigbebert,  en  mourant,  accuse  un  nom  tout  bas... 
Ceux  qui  savaient...  ont  dit  qu'il  ne  se  trompait  pas! 

PRÉTEXTÂT. 

Horrible!  Mon  esprit  à  l'écouter  s'égare! 

FRÉDÉGONDE. 

J'ai  tué  Sigbebert,  l'allié  du  barbare! 


CORRESPONDANCE.  221 

Sighebert,  roi  lui-même,  et  frère  et  fils  de  roi! 
Maintenant,  ton  esprit  comprend-il?...  réponds-moi? 

PRETEXTAT. 

Toi  qui  frappes  les  rois  de  ta  main  de'testable, 
Qui  donc  es-tu? 


FRÉDÉOONDE. 


Je  suis...  une  femme  coupable, 
Que  le  remords  prosterne  à  vos  genoux  sacrés... 
Écoutez  jusqu'au  bout,  après  vous  jugerez. 

PRETEXTAT. 

Quoi  !  Ta  confession  n'est  donc  pas  achevée  ? 

KRÉDÉGONDE. 

Prétextât  aime-t-il  toujours  son  Mérovée? 

PRÉTEXTÂT,  sc  Iciant  brusquemcnf . 


Mérovée. 


l'REDK(;ONDE. 

Il  respire...  encor,  rassurez-vous! 
PRÉTEXTÂT,  terrifié. 


C'est  elle! 


FRKDKOONDE. 


Cependant,  cotnnip  il  a  contre  nous 
Osé  commettre  un  jour  cette  faute  sévère 
De  naître  sur  le  trône  et  du  sein  d'Audovère, 
Il  peut  se  faire,  étant  bonne  mère,  et  songeant 
A  protéger  mes  fils  contre  un  destin  changeant, 
Que  je  décide,  avant  que  son  ombre  nous  gène. 
Qu'il  est  temps  de  couper  au  pied  ce  jeune  chêne  ! 
S'il  en  était  ainsi,  —  ce  qu'on  peut  croire,  hélas!  — 
Puisqu'il  respire  encor,  ne  penserais-tu  pas, 
Sachant  ce  que  lu  sais  et  ce  que  je  réclame, 
Que  le  jour  est  venu  de  prier  pour  son  ùme? 

IMIÉTEXTAT. 

Ah  !  ([ue  dis-tu? 

l'RÉoÉdONDE,  éclatant. 

Je  dis  qu'il  va  mourir!  —  Je  dis 
Que  bientôt  son  i-orps  pâle  et  ses  nn'mbros  raidis, 
Do  son  cheval  de  i,'uerre  où  sa  lierlé  s't'-tale, 
Seront  jetés  sanglans  dans  la  nuit  sépulcrale. 
Ce  que  je  dis?...  Je  dis  que,  pendant  que  des  voix, 
iMi  fnnii  (le  nos  palais,  des  chaumières,  des  bois, 


222  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Éclateront  partout  pour  drnoncer  le  crime; 
Que,  pendant  qu'à  grands  cris  pleurant  sur  la  victime, 
Ces  voix,  toutes  ces  voix,  uniront  leur  concert 
Pour  maudire  le  nom  qu'a  maudit  Sighebert... 
Toi,  Prétextât,  toi  seul,  moins  prêtre  que  complice, 
Toi  qui  connais  le  crime  avant  qu'il  s'accomplisse. 
Et  qui  vois  le  poignard,  et  qui  vois  ton  enfant 
Biea-aimé  terrassé  sous  le  fer  triomphant... 
Toi  qui  voudrais  broyer  et  piétiner  l'infâme... 
Esclave  du  secret  que  j'enferme  en  ton  àme. 
Tu  ne  pourras,  —  ôjour  d'intense  voluptt-! 
Le  prononcer,  ce  nom  terrible  et  détesté  ! 
Et  que  tu  resteras  seul  à  te  taire  au  monde, 
Vaincu  par  lui,  vaincu  par  mon  nom! 
{Elle se  dévoile.) 

PRETEXTAT. 

Frédégonde! 

FRÉDKGONDE,  rejetant  son  voile. 

Oui,  moi!...  Moi,  tu  l'as  dit!  —  Ali!  nous  nous  connaissons. 
Oui,  Frédégonde!...  Eh  ({uoi?  des  pâleurs,  des  frissons! 
Rappelle  ton  orgueil  et  ton  ancienne  audace; 
Et  regarde-moi  bien,  dans  les  yeux,  face  à  face! 

PRETEXTAT. 

Et...  lu  vas  le  tuer,  comme  les  autres,  lui? 

FRÉDÉGO.NDE. 

Et  comme  je  tuerai  quiconque  m'aura  imi  ! 

PRÉTEXTÂT. 

Le  fils  de  ton  éponx  !...  Mais  non  !  tu  mens,  sans  doute! 
Tu  mens  pour  m'elfrayer!  (jrâce  à  Dieu  qui  m'écoute. 
Nul  ne  connaît  ici  sa  retraite  —  que  moi  ! 

KUKDKiJONnE. 

Nul  ne  la  connaissait  :  on  l'a  trahi  ! 

PRÉTEXTÂT. 

Qui? 

FRÉDÉGONDE. 

Toi! 

PRETEXTAT. 

Moi!...  Trahir!... 

KRÉDKGONDE,  répétant  les  mots  de  Prétextât  à  Lother. 

Va  prier  sur  les  saintes  reliques  ! 
Puis  rejoins  Mérovée  aux  Champs  Calalauniques! 


CORIŒSPONDANCE.  223 

PKKXKXTAT 

Grand  Dieu!  Mais...  cVstla  mort,  alors? 

rilKDKGONDE. 

Je  crois  que  oui. 

(A  ce  moment,  Lother,  sombre  et  pensif,  apparaît  entre  les  piliers  du  fond,  et 

descend  avec  lenteur.) 

PRKÏKXTAT. 

Mais  qui  le  frappera? 

FRKDKGONDE. 

Qui  le  frappera 


{Montrant  Lother.) 


Lui! 


PRKTEXTAT. 

I.other!  Ah!...  ah!... 

(Il veut  s'élancer  vers  Lother.) 

Non!  non!  je  vais... 

[Écartant  Frédégonde  qui  s'est  jetée  devant  lui.) 

Laisse-moi,  laisse  ! 

FRÉDÉGOiNDE. 

Sur  le  Christ,  souviens-toi  que  je  suis  à  confesse  ! 
PRÉTEXTÂT,   retombant  sur  son  siège. 

C'est  vrai!...  Pardon,  Seigneur!...  j'oubliais  !  j'oubliais!... 
—  0  mon  cher  Mérovée  !... 

FRÉDÉGONUi:,     QUI  s'cst  VoUéC. 

On  nous  regarde  :  paix  ! 

[Lother  s'est,  en  effet,  arrêté  àregarder  ce  groupe;  puis,  lentement,  ilcontinuede 

se  diriger  vers  la  sortie  de  droite). 

PUKTDXTAT. 

Toi  duiilla  lèvic,  ù  (ils,  demain  se  sera  tue, 
C'est  moi  qui  le  trahis,  et  c'est  lui  qui  te  tue! 

[Lother  disparait). 
Mais  je  ne  le  vois  plus...  Il  est  parti! 

rRÉDÉGONDE. 

Tiens,  là!... 
Tu  vois?...  (Test  lui  ! 

•  PRETEXTAT. 

Seigneur,  pcrmellroz-vous  cela? 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

FRÉDÉGONDE,     inqUlètC. 

11  s'arrête!...  il  hésite...  il  se  retourne! 

PRÉTEXTÂT. 

Il  pleure  ! 

FRÉDÉGONDE. 

Non!  il  ne  pleure  pas: il  s'en  va! 

PRÉTEXTÂT. 

Que  je  meure! 
Mais  loi,  laisseras-tu  ce  forfait  s'accomplir? 
Non!  va!  cours!  —  ou  vers  lui  permets-moi  de  courir! 
Oh!  lève  ce  secret  sous  lequel  je  succombe  ! 
Je  suis  comme  un  vivant  enfermé  dans  la  tombe!... 
Et  puis,  tu  t'es  trompée,  ô  reine,  si  tu  crois... 
Lui,  Lotlier  !  lui,  frapper  l'héritier  de  nos  rois? 
Ah!  si  tu  connaissais  son  cœur  comme  moi-même! 
Si  tu  savais... 

FRÉDÉGONDE. 

Je  sais  qu'il  s'éloigne,  et  qu'il  m'aime  ! 

PRÉTEXTÂT. 

T'aimer?. ..  l'on  peut  l'aimer,  loi?...  Ne  m'écoute  pas  : 
La  douleur...  Dieu  puissant!  je  n'entends  plus  ses  pas  ! 
—  Ah!  sur  les  deux  enfaiis!...  0  femme,  ô  reine,  à  mère. 
Sur  tes  enfans,  pitié  pour  l'enfant  d'Audovèrc  ! 

FRÉDÉGONDE,  prêtant  UoreiUe. 
Écoute,  Prétextât!... 

PRÉTEXTÂT. 

Le  galop  d'un  cheval  ! 

FRÉDÉGONDE,  tHomphantc. 

Mérovée  est  à  moi! 

PRÉTEXTÂT,  tcrriblc. 

Mais  loi,  monstre  infernal, 
Tu  m'appartiens! 

FRÉDÉGONDE. 

A  moi. 

PRÉTEXTÂT,  lui  barrant  la  sortie. 

Vains  appels!  larmes  vaines! 
Le  vieux  sang  des  Gaulois  bouillonne  dans  mes  veines! 


CORRESPONDANCE.  225 

Le  prêtre  est  mort!  Je  viens  d'entendre  au  fond  des  bois, 

Sous  les  chênes  sacrés,  a'élever  une  voix  ! 

Et  cette  voix  dit  :  Tue!...  Et  je  te  jette  à  terre! 

Et  je  tords  ton  poignet!  Et  choisissant  la  pierre 

Où,  de  ton  corps  le  sang  va  fuir  avec  horreur, 

(Saisissimt  un  chandelier  d'or  sur  l'au  'el  :) 
Sur  ton  front  je  me  dresse  en  sacrificateur! 
Meurs,  sans  avoir  le  temps  de  l'oraison  dernière! 
—  Meurs... 

PRÉTEXTÂT  VU  frapper,  quand  le  chant  du  Miserere  monte  doucement  dans  le  fond 

de  l'église. 

PREMIER    VERSET. 

Miserere  mei,  Deus,  secundum  magnam  misericordiam  tuam! 
PRETEXTAT,  revenant  à  lui. 
Le  Miserere!... 

SECOND   VERSET. 

Asperges  me  hyssopo,  et  mundabor;  lavabis  me,  et  super  nivein  dealbalor. 

PRETEXTAT. 

Seigneur,  qu'allais-je  faire? 

TROISIÈME    VERSET. 

Bénigne  fac,  Domine,  in  bona  voluntate  tua  Sion,  ut  xdlficentur  murx 

{Jérusalem. 

RÉDÉGONDE,  qui  s'est  éloignée  en  rampant,  sur  le  point  de  sortir. 

A  bientôt!... 

QUATRIÈME   VERSET. 

Tune  acceplabis  sacrificium  justitise,  oblationes  et  holocausta... 
{Les  derniers  mots  du  verset  se  perdent  dans  l'êloignement.) 

PRETEXTAT. 

Mérovée!...  ô  mon  enfant  chéri!,.. 
[Tombant  à  genoux.) 

Mon  Dieu!  mon  Dieu!  mon  Dieul...  Miserere  mei! 

Lk-dussus,  le  rideau  tombe;  «  le  public  éclate  en  furieux  ap[>Iau- 
disscmcns  »,  —  c'est  M.  Lemaître  qui  le  constate,  —  «  et  quelques  con- 
naisseurs prononcent  :  «  Ça,  c'est  du  théâtre!  » 

«  Du  lichu  théâtre  »,  répond  M.  Lemaître,  pour  qui,  évidemment,  il 
n'est  pas  vrai  que  le  public  ait  plus  d'esprit  que  Voltaire.  «  Du  théâtre 
absurde,  en  dehors  de  toute  vérité...  »  Et  il  entreprend  de  le  prouver. 
lOMB  cxLvin,  —  1898.  13 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n  est  inadmissible,  en  effet,  dit-il,  que  la  confession  de  Frédé- 
gonde  ait  pu  jeter  Prétextât  dans  l'état  de  détresse  morale  où  l'auteur 
nous  le  montre.  D'abord,  parce  que  le  saint  évêque  devait  bien  savoir 
que  la  confession  de  Frédégonde  n'étant  pas  faite  dans  le  but  d'obtenir 
l'absolution,  elle  n'obligeait  pas  le  confesseur  au  secret.  Ensuite, 
parce  que  rien  ne  l'eût  empêché,  sans  nommer  Frédégonde,  sans 
compromettre  en  quoi  que  ce  fût  le  secret  du  sacrement,  d'imaginer 
quelque  moyen  discret  d'éloigner  Mérovée  du  lieu  où  son  assassin 
comptait  le  rejoindre.  Donc,  pour  ajouter  foi  à  sa  douleur,  à  son  dés- 
espoir, il  faut  supposer  qu'il  ait  été  touché  «  du  vent  de  l'imbécillité  ». 

Il  y  aurait  bien  des  choses  à  dire  sur  la  façon  dont  M.  Lemaître  pose 
la  question,  notamment  que  nous  sommes  au  théâtre  et  non  au  con- 
cile ;  qu'il  ne  s'agit  donc  pas  ici  de  fixer  les  principes  qui  règlent  la 
doctrine  de  la  confession,  mais  simplement  de  savoir  si  la  scène  qui 
va  se  développer  entre  le  confesseur  et  la  pénitente  est  logiquement 
contenue  dans  ses  prémisses. 

Que  dit  Frédégonde  ?  —  Je  veux  bien  me  confesser,  meds  à  la  condi- 
tion que  vous  m'assuriez  que  rien  de  ce  que  je  vous  aurai  dit  ne  sera 
jamais  révélé. 

La  réponse  de  Prétextât?  —  Quand  môme  il  s'agirait  du  meurtre  de 
mon  frère,  je  ne  parlerais  pas! 

Voilà  le  point  de  départ!  Voilà  le  pacte! 

L'engagement  est  formel  :  Je  ne  parlerais  pas! 

Est-ce  donc  parce  que  Prétextât  est  prêtre  qu'il  aurait  le  droit  de 
violer  sa  parole  ? 

Mais  sans  plus  insister  sur  ce  point  que  sur  la  théorie  émise  par 
M.  Lemaître,  et  que  je  suppose  entièrement  orthodoxe,  je  rejoins  im- 
médiatement mon  éminent  contradicteur  sur  le  terrain  à  côté  où  m'ap- 
pellent ses  objections.  Nous  ne  pouvons  admettre,  dit-il  en  substance, 
que  Prétextât  ne  saisisse  pas  que  la  confession  de  Frédégonde  n'est 
pas  sacramentelle,  à  moins  «  qu'il  ne  soit  touché  du  vent  de  l'imbé- 
cillité ». 

Eh  bien,  voyons  cela. 

A  quel  moment,  d'abord.  Prétextât  saisirait-il  que  la  confession  de 
Frédégonde  n'est  pas  sacramentelle?  Est-ce  quand  elle  se  présente  à 
lui?  Quand  elle  commence  sa  confession?  Non,  assurément. 

Frédégonde,  voilée,  tremblante,  offre  bien  toutes  les  marques  du 
repentir. 

—  ...Je  n'ose...,  dit-elle  ;  les  remords  tiennent  ma  bouche  close!... 

Elle  changera  bientôt  de  ton,  soit  ;  mais  ce  ne  sera  que  graduelle- 


CORRESPONDANCE. 


227 


ment,  et  en  prenant  bien  soin  de  régler  la  progression  de  ses  ironies 
et  de  ses  bravades  sur  le  trouble  toujours  croissant  de  Prétextât;  et 
quand,  à  deux  reprises,  plein  de  doute  et  de  terreur,  il  s'écriera  : 
«  Qui  donc  es-tu?  —  Qui  je  suis?  répondra-t-elle... 

Mais  je  ne  suis  rien  qu'une  femme  coupable, 
Que  le  remords  prosterne  à  vos  genoux  sacrés! 
—  Qui  je  suis?...  Je  suis  la  femme  au  cœur  contrit 
Qui  demande  un  pardon  promis  par  Jésus-Christ  1 

De  quel  droit  le  confesseur  affirmerait-il  que  cette  femme  ne  ^deut 
pas  chercher  l'absolution? 

Le  seul  fait  de  se  présenter  au  Tribunal  de  la  pénitence  n'implique- 
t-il  pas  ce  repentir,  ce  désir  du  pardon  qui,  dit  M.  Lemaître,  sont  les 
conditions  essentielles  d'une  confession  sacramentelle? 

Qu'à  ce  début  de  la  confession  l'embarras,  le  trouble,  l'égarement 
de  Prétextât  soient  extrêmes,  je  le  conçois,  et  je  l'ai  voulu  ainsi; 
mais,  jusque-là,  rien  ne  lui  permet  d'affirmer  que  sa  pénitente  n'est 
pas  dans  l'intention  de  recevoir  le  sacrement. 

Est-ce  donc  quand  Frédégonde  lui  annonce  qu'elle  va  faire  assas- 
siner Mérovée  que  le  \'ieux  prêtre  doit  recouvrer  son  sang-froid? 

—  Mérovée  va  mourir  1 ...  Et  c'est  toi  qui  l'as  trahi  I...  Et  c'est  Lother 
qui  le  tuera! 

Le  beau  moment,  pour  débrouiller  un  problème  de  casuistique  ! 

Plus  tard,  oui,  quand  Frédégonde  sera  partie  et  que  le  calme,  un 
calme  relatif,  sera  revenu  dans  l'esprit  de  Prétextât  ;  mais  pour  l'instant, 
rien  ne  subsiste  en  lui  que  cette  terrifiante  pensée  :  Mérovée  va 
mourir!  mourir  comme  sont  morts  Sighebert  et  Galswinthc  !  Et  il 
pleure,  et  il  supplie,  et  il  se  désespère,  non  pas  comme  un  homme 
touché  du  vent  de  «  l'imbécillité  »,  mais  comme  un  homme  touché  du 
vent  de  l'épouvante  et  de  l'horreur  ! 

Certainement,  en  dépit  du  précepte  d'Aristote  qui  recommande  de 
laisser  quelques  faiblesses  aux  héros,  j'aurais  pu  imaginer,  sans  ab- 
surdité, un  Prétextât  que  les  révélations  de  Frédégonde  eussent 
trouvé  de  bronze,  et  qui,  de  son  siège  de  confesseur,  eût  découvert, 
avec  la  même  sûreté  de  coup  d'œil  que  M.  Lemaître  de  son  siège  de 
spectateur,  une  issue  à  l'impasse  où  croyait  l'enfermer  Frédégonde! 

Mais  quelle  énormité  morale,  physiologique,  historique  ou  drama- 
tique y  a-t-il  à  ce  que  Prétextai,  au  lieu  d'être  de  bronze,  soit  tout 
simplement  en  chair,  comme  nous? 

Car  enfin,  il  faudrait  s'entendre  :  pas  im  jour  ne  se  passe  sans 
qu'on  ne  réclame  pour  le  théâtre  la  vérité  !  la  vérité  comme  dans  la  vie  I 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Or,  ces  mille  défaillances  du  cœur  et  de  l'esprit  :  le  doute,  l'inquié- 
tude, la  peur,  le  désespoir,  l'égarement,  la  colère,  etc.,  ne  font-elles 
plus  partie  de  notre  humanité?  Prétextât,  parce  qu'il  est  prêtre,  n'au- 
ra-t-il  plus  le  droit  de  se  troubler  comme  un  homme,  de  souffrir 
comme  un  homme  et  de  se  tromper  comme  un  homme? 

En  d'autres  termes,  est-ce  au  nom  de  la  véj'ité  comme  dans  la  vie 
qu'n  sera  défendu  de  montrer  au  théâtre  les  misères  de  la  vie  ? 

Non,  pour  établir  V absurdité  de  la  scène  en  question  et  l'erreur  de 
tous  ceux  qui  l'ont  approuvée  —  comédiens,  public  et  critiques  —  il 
eût  fallu  que  M.  Lemaitre,  au  Heu  de  nous  faire  un  cours  sur  le  sacre- 
ment de  la  pénitence  et  une  théorie  générale  du  postulat,  nous  ap- 
portât la  preuve  que  Prétextât  était  nécessairement  un  être  d'excep- 
tion, inaccessible  à  tous  sentimens  humains,  ou  alors  que  les  moyens 
mis  en  œuvre  pour  l'émouvoir  étaient  insuflisans. 

J'arrive  à  sa  deuxième  et  dernière  objection  :  la  confession  de  Fré- 
dégonde  était  inutile.  Frédégonde,  en  effet,  aurait  dû  savoir  que  Néra, 
en  découvrant  à  Prétextât  les  machinations  ourdies  contre  Mérovée, 
le  relevait  par  cela  même  de  l'obligation  de  se  taire. 

Hélas  !  oui,  elle  aurait  dû  le  savoir;  mais  elle  ne  le  savait  pas.  Elle 
ne  savait  pas  qu'U  y  a  secret  et  secret,  comme  il  y  a  confession  et 
confession,  et  que  la  promesse  de  Prétextât  de  ne  rien  révéler  pouvait 
être  subordonnée  à  certaines  circonstances...  Prétextât  lui  avait  dit 
du  prêtre  : 

Il  peut  tout,  excepté  révéler,  même  infâme. 
Les  secrets  confiés  au  Tribunal  de  l'âme. 

Frédégonde  l'a  cru.  Que  sa  confiance  sur  ce  point  ne  donne  pas 
une  haute  idée  do  ses  connaissances  en  matière  rehgieuse,  c'est  pos- 
sible ;  mais  elle  vivait  à  une  époque  qui  manquait  de  professeurs;  son 
excuse  est  d'avoir  été  de  son  temps.  Je  me  demande  ce  qu'aurait 
pensé  M.  Lemaitre,  si  épris  de  vérité,  d'un  auteur  qui  lui  aurait  pré- 
senté l'ancienne  servante  d'Audovère  comme  une  sorte  de  sainte  Thé- 
rèse capable  de  tenir  tête,  en  casuistique,  à  tous  les  Pères  de  l'ÉgUse! 

Dans  un  siècle  où  l'histoire  nous  montre  un  Mérovée,  —  notre  Mé- 
rovée, —  menacer,  le  fer  à  la  main,  un. prêtre  de  le  tuer  séance 
tenante,  s'il  ne  lui  donnait  la  communion,  je  crois  que  ma  Frédégonde 
avait  bien  de  la  confession  l'idée  que  pouvait  en  avoir  une  Frédégonde. 

J'ai  fini.  Au  lecteur  de  conclure. 


CORRESPONDANCE.  229 

Nous  avons  communiqué  cette  «  réponse  »  à  M.  Lemattre  et  nous 
avons  reçu  de  lui  la  réplique  suivante  : 

Dans  le  préambule  vraiment  évangélique  où  je  cherchais  à  conso- 
ler d'avance  M.  Dubout  du  mal  que  j'allais  dire  de  sa  pièce,  je  lui  re- 
montrais, entre  autres  choses,  qu'on  peut  être  un  méchant  auteur  et 
un  homme  d'esprit. 

Charité  perdue,  comme  vous  l'avez  pu  voir  par  le  factum  qui  en- 
combre ce  numéro,  et  qui  est  sans  aucun  doute  ce  que  la  Reviie  a 
publié  de  plus  mauvais  depuis  sa  fondation. 

J'ai  lu,  pour  ma  part,  ce  morceau  soigneusement,  et  U  m'est  encore 
difficile,  à  l'heure  qu'U  est,  d'en  saisir  le  véritable  dessein.  M.  Dubout 
ne  pouvait  pas  me  reprocher  d'avoir  même  effleuré  sa  personne  et  sa 
vie  privées.  Il  ne  pouvait  non  plus  m'accuser  d'inexactitude  grave 
dans  le  compte  rendu  de  sa  pièce,  et  en  effet  U  ne  m'en  accuse  point. 
Qu'a-t-U  donc  voulu?  Démontrer  «  que  ses  vers  sont  fort  bons?  »  En- 
treprise bien  chimérique,  puisque  la  pièce  est  là.  Alors,  quoi? 

En  tout  cas,  je  remarque  qu'il  n'a  pas  toujours  mis  à  citer  ma 
prose  le  scrupule  d'exactitude  que  j'avais  apporté  à  transcrire  ses  vers 
et,  aussi,  qu'il  n'a  point  observé  envers  ma  personne  la  stricte  réserve 
dont  j'avais  usé  envers  la  sienne.  De  sorte  que  c'est  moi  qui  me  trouve 
exercer  légitimement,  aujourd'hui,  le  droit  de  réponse. 

Je  vois  d'abord,  en  feuilletant  son  papier,  que  cet  homme  a  formé 
le  noir  projet  de  me  brouiller  avec  la  Comédie-Française.  11  assure  que 
j'ai  répandu  des  «  trésors  d'ironie  sur  le  Comité  ».  «  Des  trésors  », 
c'est  beaucoup  du-e  ;  mais  enfin  M.  Dubout  ne  se  méprend  pas  ici  sur 
ma  pensée.  Seulement  le  désir  de  me  nuire  auprès  de  ces  messieurs 
(chose  impossible,  je  l'en  préviens)  l'entraîne  un  peu  plus  loin  à  de 
regrettables  inadvertances. 

«  M.  Jules  Lemaître,  dit-U,  se  borne  à  constater...  les  «  grâces 
niaises  »  de  M''°  Bertiny...  le  «  bredouillement  »  de  M.  Albert  Lambert 
fils  »,  etc.  Or  voici  mon  texte  :  «  M.Albert  Lambert  fils  déploie  nue 
belle  fougue  et  ne  bredouille  que  peu.  »  Vous  sentez  combien  cela  est 
difTùrcnt.  Et  je  n'ai  point  parlé  des  «  grâces  niaises  »  de  M""  Bertiny, 
que  je  regarde  au  contraire  comme  une  comédienne  très  futée,  mais 
de  la  «  grâce  niaise  de  Néra  »,  personnage  de  M.  Dubout.  Quand  M.  Du- 
bout me  cite,  est-ce  trop  de  lui  demander  je  ne  dis  pas  plus  de  bonne 
foi,  mais  un  peu  plus  d'attention? 

Autre  noirceur  :  M.  Dubout  veut  me  brouiller  avec  le  public, 
auquel  il  dénonce  mes  irrévérences.  «  Le  public,  écrit-il,  n'est  guère 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mieux  traité  :  M.  Lemaître  re^•ient  plusieurs  fois  sur  sa  «  facilité  à  être 
dupé  »,  sur  l'état  contristantde  «  son  niveau  intellectuel  )■.  et  sur  «  cette 
inattention  voisine  de  la  sottise  »  qui  le  fait  éclater  en  «  furieux 
applaudissemens  »  aux  endroits  où  lui,  Jules  Lemaître,  reste  abso- 
lument froid.  » 

Ici,  je  proteste  très  sérieusement.  J'ai  pu  insulter  le  pubKc,  mais 
non  pas  en  ces  termes.  «  Vélat  d'un  niveau  intellectuel...  »,  «  une 
inattention  voisine  de  la  sottise  »,  jamais  je  n'ai  écrit  ça,  grâce  à  Dieu, 
et  M.  Dubout  n'a  donc  pas  le  droit  de  mettre  ce  charabia  entre  guille- 
mets (1).  Qu'il  me  prête  de  mauvais  sentimens,  je  m'en  arrange 
encore,  mais  qu'il  ne  me  prête  pas  son  style  !  Je  n'ai  pas  mérité  cela. 

M.  Dubout  continue  :  «  J'ai  pensé  que  la  haute  personnahté  de 
M.  J.  Lemaître...  ne  me  permettait  pas  de  garder  un  silence  qui,  aux 
yeux  de  quelques-uns,  pourrait  être  attribué  ou  à  un  sentiment  d'ex- 
trême dédain  ou  à  un  sentiment  d'extrême  prudence,  —  ce  que  je  ne 
veux  ni  pour  lui  ni  pour  moi.  » 

Voilà,  monsieur,  qui  est  noblement  pensé.  Je  frémis  en  songeant 
que  vous  auriez  pu  vous  taire;  j'ose  à  peine  concevoir  la  signification, 
écrasante  pour  moi,  qu'on  eût  donnée  à  ce  silence;  et  je  vous  remercie 
de  m'avoir  épargné  une  si  rude  épreuve.  Peut-être,  seulement,  eût-il 
fallu  écrire  :  «  un  silence  qui  pourrait  être  attribué  pa)-  quelques-uns...  » 
et  non  :  «  qui  pourrait  être  attribué  aux  yeux  de  quelques-uns.  »  Mais 
je  ne  veux  plus  perdre  mon  temps  à  corriger  vos  fautes  de  grammaire 
et  j'arrive  à  un  point  plus  intéressant. 

Vous  assurez  que  vous  n'avez  contre  moi  nulle  rancune.  «  Pas  un 
instant,  dites-vous,  je  n'ai  supposé  que  M.  Lemaître  ait  voulu,  comme 
l'ont  insinué  quelques  médisans,  se  consoler  sur  l'œuvre  d'un  jeune 
(c'est  vous  qui  soulignez)  de  l'échec  de  la  Bonne  Hélène  ^iàe  l Aînée 
devant  le  comité  de  la  Comédie -Française.  » 

Permettez-moi  une  rectification,  puis  une  réflexion. 

Il  est  bien  vrai  que  la  Bonne  Hélène  a  été  refusée  par  le  comité, l'un 
de  ces  Messieurs  ayant  dit  que,  si  l'on  recevait  cet  ouvrage  blasphéma- 
toire, il  n'oserait  plus  jouer  la  tragédie.  Mais  je  ne  leur  ai  pas  laissé  le 
plaisir  de  recevoir  V Aînée  à  correction.  Ils  faisaient  de  telles  têtes  que 
je  m'en  suis  aUé  sans  achever  ma  lecture.  Je  pense  d'ailleurs,  en 
toute  simplicité,  que  ni  V Aînée  ni  la  Bonne  Hélène  n'en  valent  moins 

(1)  Voici  mon  texte  :  «  ...  Que  si,  malgré  tout,  on  ne  s'en  est  pas  aperçu,  je  n'en 
sais  que  dire,  sinon  que  cela  nous  donne  le  niveau  intellectuel  du  public  »,  etc. 
Et  :  «  Cela  me  fâche  qu'on  puisse  dire  que,  même  dans  des  pièces  qui  passent  pour 
chefs-d'œuvre,  certains  effets  dramaticpies  ont  pour  condition  première  l'inatten- 
tion du  public,  sa  facilité  à  être  dupé,  et  presque  sa  sottise.  » 


CORRESPONDANCE.  231 

pour  cela,  de  même  que,  pour  avoir  été  reçue  avec  acclamation,  Fré- 
dégonde  n'en  vaut  pas  mieux.  La  lecture  devant  le  comité  est  une 
nécessité  injurieuse  que  l'on  subit,  mais  il  faudrait  être  bien  humble 
pour  reconnaître  la  juridiction  littéraire  de  cette  assemblée. 

Ce  n'est  donc  pas  pour  me  venger  du  comité  que  j'ai  traité  Frédé- 
gonde  précisément  comme  le  public  l'a  fait  à  partir  de  la  seconde 
représentation,  mais  parce  que  je  trouvais,  comme  lui,  et  bien  sin- 
cèrement, que  Frédégonde  ne  valait  pas  le  diable.  Mon  honneur 
m'oblige  à  le  déclarer  :  c'est  bien  en  soi  que  votre  tragédie  m'a  paru 
détestable.  C'est  par  elle-même,  c'est  par  la  force  de  ré\âdence  et  sans 
le  secours  d'aucune  considération  extrinsèque,  que  sa  profonde  mi- 
sère s'est  révélée  à  moi.  Si  la  Comédie-Française  nous  donnait  une 
bonne  pièce,  je  méconnais,  je  ne  pourrais  pas  m'empêcher  de  le  dire. 

Mais,  monsieur,  de  quel  droit  préjugez-vous  de  mes  sentimens  se- 
crets et  faites- vous  part  au  public  de  vos  offensantes  conjectures  sur 
ce  point?  Si  je  disais  à  mon  tour,  vous  empruntant  votre  tournure  : 
«  Pas  un  instant  je  n"ai  supposé  que  M.  Dubout,  comme  l'ont  insinué 
quelques  médisans,  ait  obéi  à  un  autre  sentiment  qu'au  zèle  pur  de 
la  vérité;  pas  un  instant  je  n'ai  cru  qu'il  cédait,  dans  sa  poursuite  gro- 
tesquement  acharnée,  à  un  dépit  cuisant  d'auteur  tombé,  à  une  rage 
de  vanité  déçue,  à  une  démangeaison  de  réclame,  à  une  humeur  pro- 
cessive et  hargneuse  d'homme  d'affaires  et  de  chicanou  pro^^ncial,  ou 
encore  au  désir  têtu  de  montrer  aux  habitans  de  sa  petite  -ville,  té- 
moins de  son  retour  humilié,  que  ces  gens  de  Paris  ne  lui  faisaient  pas 
peur  et  qu'Us  n'auraient  pas  avec  lui  le  dernier  mot.  »  Qu'auriez-vous 
à  dire?  Et  n'aurais- je  pas  tout  lieu  de  vous  répondre  que  c'est  vous 
qui  avez  commencé? 

Je  reprends  votre  papier.  Vous  vous  donnez  le  plaisir  facile  et 
puéril  (en  soulignant  naïvement  les  phrases  flatteuses)  de  dresser  une 
liste  des  contradictions  de  la  critique  touchant  Frédégonde.  Belle  dé- 
couverte !  On  n'a  peut-être  jamais  vu  de  pièce  sur  laquelle  les  cri- 
tiques ne  se  soient  contredits  entre  eux,  même  quand  d'aventure  tous 
en  faisaient  l'éloge.  —  Vous  nous  appelez  tous  en  bloc,  fort  poliment, 
les  «  maîtres  delà  critique  ».  Cela  en  ferait  beaucoup.  Il  arrive  d'ail- 
leurs à  ces  maîtres  d'être  inattentifs,  ou  bienveUlans  par  lassitude  et 
dédain,  ou  par  scrupule  de  conscience  et  pour  ne  pns  risquer  de 
faire  tort  à  une  pièce  qu'ils  ont  peu  écoutée.  —  Il  y  en  a  un  qui  ilit  que 
votre  langue  «  est  solide  »,  et  je  vous  avertis  que  ce  n'est  pas  vrai.  Il  y 
en  a  un  autre  qui  dit  que  vos  vers  sont  «  de  correction  classique  »  :  ce 
n'est  pas  vrai  non  plus. 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  MM.  Sarcey  et  Faguet  ont  admiré  votre  quatrième  acte.  Eh 
bien,  tant  mieux  :  que  vous  faut-il  de  plus?  Ce  sont  des  hommes  doux, 
bien  meilleurs  que  moi,  et  qui  ont  coutume  de  découvrir,  chaque  sai- 
son, dans  les  pièces  qui  leur  sont  soumises,  une  bonne  douzaine  de 
«  scènes  supérieures  »  et  de  «  scènes  de  premier  ordre  ».  J'estime  tout 
naturel  que  vous  ayez  plus  de  confiance  en  eux  qu'en  moi  et  que  vous 
mettiez  leur  jugement  fort  au-dessus  du  mien  :  mais  enfin  c'est  le  mien, 
et  non  le  leur,  que  vous  me  demandiez,  quand,  avec  l'espoir 
effréné  que  je  vous  trouverais  du  génie,  vous  m'avez  convié  à  la 
représentation  de  votre  drame  et  m'en  avez  même  envoyé  la  brochure. 

J'ai  donc  beau  faire,  je  ne  puis  de\T[ner  à  quoi  sert,  à  quoi  tend  votre 
tableau  synoptique  des  contradictions  de  la  critique  à  votre  endroit. 
Ou  plutôt  il  est  une  leçon,  banale  mais  consolante,  que  vous  en  pou- 
viez tirer.  Vous  pomdez  conclure,  de  cette  plaisante  confusion  et 
contrariété  d'avis  sur  un  si  petit  objet,  à  l'incurable  vanité  des  juge- 
mens  humains  et,  par  suite,  dédaigner  mon  opinion  pêle-mêle  avec 
les  autres.  Mais  vous  ne  l'avez  pas  dédaignée; et,  quoique  j*eusse  pré- 
féré l'oublier  moi-même  (tout  cela,  au  fond,  a  si  peu  d'intérêt!)  me 
voilà  donc  obhgé  de  la  défendre. 

Le  public,  s'il  en  a  le  courage,  lira  votre  «  belle  scène  »  et  le  com- 
mentaire élogieux  que  vous  en  faites.  Je  l'ai  moi-même  relue,  hélas! 
et  j'ai  le  chagrin  de  la  juger  comme  au  premier  jour.  La  forme  en 
appartient  à  la  plus  basse  rhétorique,  et  c'est  le  luxe  le  plus  indigent 
de  flasques  et  inexpressives  métaphores.  Mais  le  fond  est  pire. 

Vous  dites  :  «  A  quel  moment  Prétextât  saurait-il  que  la  confession 
de  Frédégonde  n'est  pas  sacramentelle?»  Mais  au  moment  où  l'étrange 
pénitente  lui  annonce,  avec  un  fracas  insolent,  et  des  bravades,  et  des 
cris  de  haine,  qu'elle  va  faire  assassiner  Mérovée.  Vous  alléguez  que 
Prétextât  est  trop  troublé,  à  ce  moment-là,  «  pour  débrouiller  un  pro- 
blème de  casuistique  ».  Ah!  il  n'est  pas  compliqué,  le  problème!  La 
question  est,  exactement,  de  savoir  si  une  personne  est  dans  les  condi- 
tions requises  pour  la  confession  sacramentelle  dans  l'instant  où  elle 
se  vante  d'avoir  préparé  un  assassinat,  et  où  elle  déclare,  avec  la  plus 
furieuse  insistance,  qu'elle  va  l'accomplir.  Mais  il  paraît  que  Prétextât, 
viewx  prêtre,  blanclii  dans  le  saint  ministère,  et  plein  d'une  terrible 
expérience,  —  d'ailleurs  préparé  au  choc  par  les  précédens  aveux  de 
la  reine,  déjà  si  semblables  à  de  cyniques  défis,  —  doit  être  surpris 
par  sa  dernière  révélation,  au  pomt  d'en  perdre  subitement  et  com- 
plètement la  tête.  Et  vous  appelez  ça,  bravement,  «  la  vérité  comme 
dans  la  \\q  »  I 


CORRESPONDANCE.  233 

Je  viens,  là- dessus,  de  relire  mon  article,  et  je  ne  puis,  en 
conscience,  en  retrancher  un  Seul  mot.  J'écrivais  :  «...  Je  veux  bien 
que  Frédégonde,  chrétienne  peu  éclairée,  ait  conçu  cette  ruse  gros- 
sière et  en  ait  espéré  le  succès.  Mais  que  Prétextât  se  range  sans  hésiter 
à  cette  casuistique  de  sauvage,  nous  ne  le  pourrions  admettre  que  si  ce 
saint  évêque  nous  avait  été  présenté  comme  un  homme  d'une  intelh- 
gence  affaiblie  par  les  années  et  touché,  comme  dit  l'autre,  du  vent 
de  rimbécilhté.  »  Et  je  crois  vraiment  l'avoir  démontré  ;  du  moins  y 
ai-je  apporté  tout  le  soin  et  tout  le  sérieux  dont  je  suis  capable.  Mais 
vous  répondrez  de  nouveau  :  «  La  vérité  comme  dans  la  vie  I  »  Je  ré- 
pliquerai :  «  Vent  de  l'imbécillité  !  »  et  ce  dialogue  pourra  durer  long- 
temps. Nous  n'avons  probablement  pas,  monsieur,  le  cerveau  fait  de 
même.  Nous  sommes  irréductibles,  impénétrables  l'un  à  l'autre,  et 
cela  sans  doute  est  fâcheux  pour  moi  :  mais  qu'y  puis-je? 

Voilà  donc  à  quelle  constatation  chétive  et  superflue  aboutit  cette 
grande  affaire.  N'est-ce  pas  pitoyable? 

Ce  n'est  pas  ma  faute.  Vous  m'avez  invité  à  entendi'e  votre  pièce 
en  qualité  de  critique  ;  par  là  (soyons  de  bonne  foi)  vous  avez  sollicité 
mon  jugement  sur  elle  et  m'avez  signifié  implicitement  que  vous 
m'autorisiez  aie  produire,  quel  qu'il  fût,  —  à  la  seule  condition  qu'Une 
portât  que  sur  votre  ouvrage  et  qu'il  demeurât  purement  littéraire.  Ce 
pacte  tacite,  je  l'avais  strictement  observé  :  mais  vous,  monsieur,  vous 
l'avez  rompu.  Il  ne  vous  a  pas  suffi  de  contester,  comme  vous  le 
pouviez,  dans  quelque  journal  ou  dans  quelque  brochure,  la  justesse 
de  mes  critiques  :  vous  avez  prétendu  me  confondre  dans  cette  Revue 
même,  et  vous  avez  voulu  m'y  discréditer  par  des  insinuations  déso- 
bligeantes sur  des  faits  entièrement  étrangers  à  notre  différend  :  j'en- 
tends mes  relations  personnelles  avec  la  Comédie-Française.  ;. Vrai- 
ment, cela  n'est  pas  de  jeu,  quoi  qu'il  en  ait  semblé  à  nos  doux 
juges. 

Dans  le  fond,  il  y  a  ceci,  qui  est  bizarre  :  il  vous  a  été  absolument 
impossible  de  supporter  cette  idée  qu'il  y  eût  en  France  un  homme  no- 
toirement insensible  aux  beautés  du  -i"  acte  de  Frédégonde.  Et,  pour  en 
pouvoir  exprimer  votre  immense  dépit,  non  seulement  par  un  papier 
public,  —  de  quoi  se  fût  contenté  tout  autre  que  vous,  —  mais  dans 
des  conditions  choisies  par  vous,  sous  la  môme  couverture  où  païu- 
rent  les  pages  honnêtes  qui  vous  ont  fait  sidguer,  et  «  à  la  même  place 
et  dans  les  mômes  caractères  typographiques  »,  vous  avez  dépensé 
plus  d'obstination  et  plus  d'énergie  qu'il  n'enfautpour  faire  son  salut. 
Mais  tout  cela  ne  fera  pas  ni  que  j'aie  outrepassé  mon  droit  de  cri- 


234  REVUE  BES  DEUX  MONDES. 

tique,  ni  que  Frédégonde  soit  autre  qu'elle  n'est,  ni  qu'elle  me  paraisse 
autre  qu'elle  ne  me  paraît.  Et  ainsi  la  disproportion  entre  votre  effort 
et  son  résultat  devient  un  peu  comique.  Ou,  pour  mieux  dire,  il  y 
avait  longtemps  qu'un  homme  ne  s'était  édifié  de  ses  propres  mains, 
avec  cet  entêtement  sombre,  par  une  telle  mobilisation  de  magistrats, 
d'avocats  et  d'huissiers,  et  sur  un  tel  amas  de  papier  timbré,  une  si 
haute  réputation  de  ridicule.  Et  cela  est  beau  dans  son  genre,  et  plus 
étonnant  encore  que  la  confession  de  Frédégonde. 

...  Et  maintenant,  monsieur,  je  puis  bien  vous  l'avouer  :  je  me  suis 
appliqué  à  vous  dire  des  choses  justes  sous  une  forme  qui  fût  un  peu 
désagréable,  parce  qu'U  faut  bien  se  défendre  dans  la  \\q  :  mais  je  ne 
suis  point  si  fâché  que  cela.  Je  n'ai  aucune  peine  à  entrer  dans  votre 
état  d'esprit.  Je  suis  comme  vous:  je  n'ai  presque  jamais  trouvé  que 
la  critique  comprît  entièrement  mes  pièces,  ni  même  qu'elle  les  racon- 
tât comme  elles  étaient,  ni  qu'elle  leur  fût  pleinement  équitable.  On 
s'y  résigne  quand  on  est  sage  ;  et,  quand  on  est  fier,  on  se  rend  jus- 
tice à  soi-même  silencieusement  et  l'on  se  contente  de  son  propre 
témoignage.  On  y  est  très  aidé  par  la  considération  de  ce  qu'il  y  a  de 
hasard  mystérieux  dans  les  succès  de  théâtre.  Vous  n'avez  pas  su 
prendre  ce  parti,  et  combien  je  le  regrette  !  Vos  sentimens,  tout  invo- 
lontaires et  fort  excusables,  étaient  d'un  homme  :  mais  votre  conduite, 
hélas!  a  été  d'un  «  gendelettre  »,  et  je  suis  obligé  de  donner  ici  à  cet 
affreux  mot  toute  sa  force. 

Si  vous  vouliez  bien  le  reconnaître  vous-même  (et  pourquoi  non? 
votre  récente  victoire  a  dû  vous  détendre),  je  vous  répéterais,  sans 
ombre  d'ironie,  ce  que  je  disais  il  y  a  un  an  :  «  La  susceptibilité  des 
hommes  de  lettres  est,  quand  on  y  réfléchit,  bien  misérable...  Pour- 
quoi tant  souffrir  d'appréciations  qui  ne  nous  atteignent  ni  ne  nous 
diminuent  dans  ce  qui  nous  devrait  seul  importer,  j'entends  notre 
valeur  morale?...  On  peut  avoir  fait  un  mauvais  drame,  et  non  seule- 
ment n'être  pas  un  sot,  mais  encore,  par  d'autres  dons  que  ceux  qui 
font  le  bon  dramaturge  et  le  bon  écrivain,  par  un  autre  tour  d'imagi- 
nation, par  racti-\dté,  l'énergie,  la  bonté,  par  toute  sa  complexion  et 
sa  façon  de  vivre,  être  un  individu  plus  intéressant  et  de  plus  de  mé- 
rite que  tel  httérateur  accompU.  » 

Non,  je  ne  raille  point.  Toute  notre  querelle,  ce  n'est  que  de  la  litté- 
rature. La  littérature,  il  faut  l'aimer;  mais  le  mieux  est  de  l'aimer  sans 
en  faire;  et,  quand  on  en  fait,  les  bénéfices  que  notre  vain  orgueil  en 
attend  ne  valent  pas  que  l'on  devienne  méchant  à  cause  d'elle  ni  que, 


CORRESPONDANCE.  235 

pour  elle,  on  perde  son  âme.  Voilà  ce  que  nous  sentons  clairement 
dans  nos  meilleures  minutes...' 

J'ai  laissé  la  question  juridique  à  M.  Brunetière,  qui  l'a  faite  sienne, 
et  qui  continuera  à  la  traiter  avec  plus  de  compétence,  de  rigueur  et 
de  vigueur  que  je  ne  ferais.  Il  est  bien  probable  qre  cela  finira  par  la 
revision  d'une  loi  mal  rédigée  et  dont  l'application  littérale  heurte  par 
trop  le  sens  commun.  Vous  aurez  contribué,  monsieur,  par  votre  obsti- 
nation, à  amener  cet  heureux  changement,  et  ainsi  vous  nous  aurez 
rendu  un  service  dont  nous  vous  serons  plus  reconnaissans  que  de 
votre  tragédie. 

Jules  Lemaître. 


On  vient  de  lire  la  «  réponse  »  de  M.  Dubont  et  la  réplique  de 
M.  Lemaître.  Mais,  après  les  avoir  lues,  comme  on  pourrait  se  deman- 
der les  raisons  que  la  Cour  d'appel  de  Paris  et  la  Cour  de  cassation  ont 
eues  de  nous  imposer,  ou  plus  exactement  de  nous  infliger  l'insertion 
de  la  prose  de  M.  Dubout,  nous  les  avons  cherchées,  et  les  ayant  enfin 
découvertes,  —  ce  qui  n'était  pas  si  facile,  —  nous  croyons  devoir  les 
donner  à  nos  lecteurs. 

Il  ne  faudrait  pas  en  effet  s'y  tromper! 

En  décidant  que  les  insinuations  désobligeantes  de  M.  Dubout  à 
l'adresse  de  M.  Lemaître  n'avaient  pas  d'importance,  ou  du  moins  ne 
constituaient  pas,  en  matière  de  droit  de  réponse,  l'exception  tirée  de 
ce  qu'on  appelle  au  Palais  «  l'honneur  du  journaliste  »,  la  Cour  de 
cassation  et  la  Cour  d'appel  de  Paris  n'ont  évidemment  pas  voulu  dire 
que  l'honneur  des  journalistes  fût  d'une  autre  nature,  moins  délicate, 
que  celui  des  magistrats  ;  et  cependant,  c'est  ce  que  l'on  croirait  d'abord. 
Car,  «  avec  quelques  médisans  »,  si  j'insinuais  que  la  Cour  de  Paris  ou 
la  Cour  de  cassation  ont  eu  des  motifs  extra-légaux,  personnels,  et  par 
conséquent  un  peu  bas,  de  nous  condamner,  comment  prendraient- 
elles  toutes  les  deux  la  chose?  Et  aussi  je  ne  l'insinue  point! 

Elles  n'ont  pas  voulu  davantage,  en  nous  obligeant  à  publier  les 
citations  tronquées  que  M.  Dubout,  dans  sa  «  réponse  »,  a  faites  des 
feuilletons  de  MM.  Faguet  et  Sarcey,  Bauër  et  du  Tillet,  Duquosnel  et 
Fouquier,  nous  mettre  dans  la  cruelle  alternative  de  soutenir  une  demi- 
douzaine  de  procès  ou  d'insérer  les  réclamations  de  ces  Messieurs,  et 
au  besoin  leurs  feuilletons  tout  entiers.  Car  la  loi  est  formelle,  et 
«  toute  personne  nommée  ou  désignée  »  dans  la  «  réponse  »  de  M.  Du- 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bout  a  le  droit  de  lui  répondre  à  son  tour  et  de  lui  répondre  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes. 

Ont-elles  voulu  peut-être,  en  nous  condamnant  à  réimprimer  dix 
ou  douze  pages  de  la  Frédégonde  de  M.  Dubout,  ouvrir  à  tout  auteur 
tombé  la  Revue  des  Deux  Mondes;  le  venger  du  public  aux  dépens  de 
nos  lecteurs  ;  et  ainsi  consacrer  une  atteinte  beaucoup  plus  grave  à  la 
propriété  que  ne  l'est  sans  doute  celle  des  critiques  de  M.  Lemattre,  je 
ne  dis  pas  à  la  dignité,  mais  à  l'amour-propre  de  M.  Dubout?  On  ne 
nous  le  fera  pas  croire.  Les  magistrats  éminens  qui  composent  la  Cour 
de  cassation  et  la  Cour  de  Paris,  —  et  parmi  lesquels  il  y  a  même  des 
romanciers,  —  savent  parfaitement  qu'il  y  aurait  plus  que  de  l'abus  à 
considérer  la  reproduction  d'un  roman  tout  entier  comme  une  légi- 
time «  réponse  »  à  la  critique  dont  ce  roman  a  pu  être  l'objet.  Car  où 
serait  la  limite?  et  pourquoi  pas  l'œuvre  tout  entière  du  romancier,  de 
feu  Dumas,  par  exemple?  ou  de  M.  Jules  de  Glouvet? 

Ce  que  savent  très  bien  encore  la  Cour  de  cassation  et  la  Cour  de 
Paris,  c'est  qu'en  faisant  du  «  droit  de  réponse  »  l'application  qu'elles 
\àennent  d'en  faire,  elles  se  sont  donné  les  apparences  d'étrangler  juri- 
dignement,  de  toutes  les  libertés,  la  seule  qu'en  aucun  temps,  aucune 
législation  n'ait  méconnue  :  c'est  la  liberté  de  la  critique,  laquelle,  sans 
doute,  ne  consiste  pas  à  pouvoir  trouver,  en  son  pardedans,une  pièce 
ou  un  roman  détestables,  mais  à  pouvoir  ouvertement  le  dire.  Ainsi 
pensait  du  moins  un  magistrat  qui  en  valait  bien  d'autres  ;  qui  s'honora 
de  protéger  Boileau  contre  les  Dubout  de  son  temps  ;  et  qu'on  appelait  le 
président  de  Lamoignon. 

Et,  en  s'attachant  étroitement  au  texte  de  la  loi,  la  Cour  de  Paris 
et  la  Cour  de  cassation  auraient-elles  donc  voulu  dire  qu'en  aucun 
cas,  pour  aucun  motif,  ni  pour  aucune  considération,  la  loi  ne  pour- 
rait être  interprétée  que  selon  le  pharisaïsme  de  sa  lettre  ?  Non,  sans 
doute!  car  si  la  loi  s'appliquait  de  cette  manière  générale,  absolue,  et 
en  quelque  sorte  automatique,  nous  n'aurions  en  vérité  pas  besoin  de 
magistrats,  ni  nos  magistrats  de  cette  étendue  de  science,  de  cette  uni- 
versalité de  connaissances,  de  cette  largeur  d'esprit  qu'on  se  plaît  à 
reconnaître  en  eux. 

Nous  croyons  donc  pouvoir  l'affirmer  :  la  véritable  intention  de  la 
Cour  d'appel  de  Paris  et  de  la  Cour  de  cassation  a  été  de  démontrer 
par  l'absurde,  à  la  façon  des  géomètres  (qui  passe  pour  irrésistible), 
l'urgence  de  réformer,  ou  plutôt  d'abroger  et  de  refaire  le  texte  qui 
régit  le  «  droit  de  réponse  ».  Elles  ont  voulu  dire  au  législateur,  avec 
le  respect  qu'elles  lui  doivent,  et  la  spirituelle  malice  dont  on  s'est 


CORRESPONDANCE.  237 

piqué  de  tout  temps  au  Palais  :  «  Voilà  les  jugemens  qu'une  loi  mal 
digérée  nous  oblige  de  rendre  !  Si  nous  nous  étions  contentées, 
comme  le  tribunal  de  première  instance,  de  rendre  un  arrêt  d'espèce 
ou  un  jugement  de  fait,  l'opinion  n'aurait  pas  compris.  Elle  se  serait 
dit  que  le  droit  de  réponse  comportait,  le  cas  échéant,  des  restrictions, 
des  tempéramens,  des  atténuations  ;  qu'il  y  avait  manière  de  l'entendre 
et  de  l'appliquer  ;  que  nous  étions  les  serA^teurs  de  l'esprit,  mais  non 
les  esclaves  de  la  lettre.  Il  n'en  est  rien  !  L'absurdité  de  notre  texte  en 
fait  l'intangibilité.  En  condamnant  la  Revue  des  Deux  Mondes  à  insérer 
la  «  réponse  »  de  l'auteur  de  Frédégonde  aux  critiques  de  M.  Lemaître, 
nous  avons  voulu  vous  prouver  l'impossibilité  de  maintenir  plus  long- 
temps dans  nos  Godes  l'article  13  de  la  loi  du  29  juillet  1881.  N'en 
êtes-vous  pas  pleinement  convaincus?  Que  pouvez-vous  demander 
davantage  ?  et  toute  la  critique  ne  s'unira-t-elle  pas  pour  nous  remer- 
cier des  deux  arrêts  qui  d'abord  eussent  pu  lui  sembler  si  contraires  ?  » 
C'est  ce  que  nous  avons  compris,  pour  notre  part;  et  c'est  pour- 
quoi, nos  lecteurs  viennent  de  le  voir,  nous  nous  sommes  empressés 
de  nous  incliner.  Car  nous  aurions  pu  nous  en  dispenser;  nous  au- 
rions pu  exciper  de  la  générosité  vraiment  royale  et  mérovingienne, 
fastueuse  et  en  même  temps  prudente,  avec  laquelle  M.  Dubout  nous 
avait  déchargés  de  l'obligation  de  reproduire  sa  réponse;  je  dis  bien  : 
de  la  reproduire,  puisqu'il  en  a  déjà  publié  aOleurs  une  partie.  Mais 
nous  ne  l'avons  pas  voulu  :  nous  avons  pour  cela  trop  de  respect  des 
décisions  de  la  magistrature  I  S'il  est  beau  de  gagner,  il  ne  l'est  pas 
moins  de  perdre...  et  de  payer,  et  surtout  quand  cette  perte  n'est  en 
somme  qu'une  espèce  de  gain.  Facetos  habemus  consules.  Nos  magis- 
trats aiment  à  rire,  mais  leur  rire  est  plein  de  sens.  L'article  13  de  la 
loi  de  1881  est  jugé  maintenant  ;  il  succombera  sous  l'énormitéde  ses 
conséquences  ;  la  Cour  de  cassation  et  la  Cour  de  Paris  auront  fait 
cet  ouvrage.  Ne  serions-nous  pas  des  ingrats  si  nous  ne  leur  promet- 
tions solennellement  ici  de  leur  en  garder  une  durable  reconnaissance  ? 

F.  B. 


REVUE  DRAMATIQUE 


A  la  Renaissance,  Papa  Lebonnardo,  pièce  en  quatre  actes,  traduite  de 
M.  Jean  Aicard.  —  Aux  Escholiers,  la  Confidente,  pièce  en  trois  actes,  de 
M.  André  Picard. 

C'est  une  aventure  charmante.  Le  Père  Lebonnard ,  drame  en 
quatre  actes,  en  vers,  fut  présenté,  il  y  a  une  dizaine  d'années,  à  la  Co- 
médie-Française. L'ineffable  Comité  de  lecture  reçut  la  pièce  à  l'una- 
nimité. Mais,  aux  répétitions,  les  comédiens  ne  la  reconnurent  plus; 
ils  reprochèrent  à  l'auteur  de  les  avoir  trompés  en  la  lisant  trop  bien  et 
eurent  avec  lui  de  si  mauvais  procédés  qu'enfin  il  retira  sa  pièce.  Ils  ne 
manquèrent  point  à  leur  parole  :  pour  qid  les  prenez-vous?  Seulement, 
ils  contraignirent  M.  Aicard  à  la  leur  rendre,  ce  qui  était  peut-être  pire. 

Le  Père  Lebonnard  fut  recueilli  par  le  Théâtre-Libre,  et  joué  avec 
un  succès  incontestable.  Mais  il  était  assez  difficile  de  démêler  ce  qui, 
dans  ce  succès,  revenait  au  mérite  de  l'œuvre  et  ce  qui  en  était  attri- 
buable  au  désir  de  protester  contre  la  conduite  peu  élégante  de  nos 
Comédiens  ordinaires.  Nous  le  savons  aujourd'hui.  La  pièce  a  été  tra- 
duite en  italien  ;  le  grand  acteur  Novelli  s'en  est  épris  ;  il  l'a  promenée 
un  peu  partout,  triomphalement;  et  voilà  qu'U  nous  la  rapporte.  Et 
nous  voyons  clairement  que  Papa  Lebonnardo  est  une  bonne  comédie 
dans  la  manière  d'Emile  Augier;  que  la  Comédie-Française  l'eût  aisé- 
ment jouée  une  cinquantaine  de  fois  et  peut-être  davantage,  et  qu'elle 
aurait  doue  gagné  à  être  plus...  correcte. 

Il  y  a,  dans  l'ouvrage  de  M.  Jean  Aicard,  un  personnage  très  étudié, 
pittoresque,  intéressant,  émouvant  même,  —  et  une  scène  très  drama- 
tique et,  comme  on  dit,  «  d'un  effet  sûr  » .  Croyez  que  c'est  beaucoup 
pour  une  seule  pièce. 

C'est  un  exquis  bonhomme  que  le  père  Lebonnard.  M.  Jean  Aicard 
M  a  donné  l'âme  la  meilleure  et  la  plus  tendre,  mie  âme  qui  appar- 
tient, dans  son  fond,  à  la  famille  des  grands  charitables,  des  Vincent 
de  Paul,  des  Myriel,  des  Jean  Baudry.  Mais  en  même  temps  il  a  su  en- 
fermer cette  âme  dans  une  enveloppe  et  la  placer  dans  des  conditions 
d'existence  qui  la  font  indi\iduelle  et  très  vivante. 


REVUE    DRAMATIQUE.  239 

D'abord,  Lebonnard  est  un  ancien  petit  horloger  qui  s'est  élevé 
par  son  travail  à  la  dignité  de  bijoutier  et  qui  a  su  gagner  dans  son 
commerce  une  assez  jolie  aisance.  C'est  que  ce  juste  était  marié,  père 
de  famille.  Son  évangélisme  ne  le  poussait  point  au  dépouillement 
absolu.  Il  a  suivi  la  voie  commune;  il  a  amassé  du  bien  pour  ses 
enfans.  Ce  n'est  qu'un  «  bonhomme  »,  comme  je  l'appelais;  on  pour- 
rait presque  dire  que  c'est  par  simplicité,  par  modestie  d'esprit  qu'il  ne 
s'est  point  donné  pour  tâche  l'accomplissement  de  devoirs  exception- 
nels. Il  est  donc  resté  tout  uniment  un  -s^eil  horloger  en  retraite. 
Même,  il  a  gardé  des  manières  de  vieil  horloger.  Il  a  toujours  dans  sa 
poche  une  loupe  et  un  petit  marteau  et,  sur  un  petit  établi,  des  «  mou- 
vemens  »  de  montre  qu'il  tripote  pour  s'amuser  entre  ses  repas. 

Ce  bonhomme  n'est  point  une  bête.  Ce  juste  est  un  esprit  ingénieux 
et  chercheur  qui  a  inventé  je  ne  sais  quoi  en  horlogerie  (c'est  même  à 
cela  qu'il  doit  sa  fortune).  Il  a  d'ailleurs  une  demi-instruction,  qu'il  a 
complétée  par  des  lectures.  Il  est  accessible  aux  utopies  sociales;  il  a 
lu  Saint-Simon  et  Fourier.  Il  est  abonné  à  des  journaux  scientifiques, 
et  souscrit  consciencieusement  à  toutes  les  œuvres  de  philanthropie. 
Il  a  l'esprit  évangélique,  mais  ne  va  point  à  la  messe.  C'est  un  de  ces 
vieux  sages  candides,  de  science  incomplète  et  un  peu  confuse,  comme 
on  en  trouve  plusieurs  dans  les  romans  de  George  Sand.  Il  est  tout  pé- 
nétré de  christianisme  humanitaire  ;  non  pas  précisément  libre  pen- 
seur, mais  «  libre  rêveur  ».  Il  dit  quelque  part  : 

Je  suis  un  ignorant  ébloui  de  science, 
C'est  vrai.  Tout  est  douleur  ici-bas...  Patience! 
Le  grand  remède  existe,  on  saura  le  trouver; 
Et  j'aide  les  penseurs,  ne  pouvant  que  rêver. 

Enfin  ce  juste,  qui  est  une  manière  de  Bréguet  et  une  manière  de 
«  Monsieur  Silvestre  »,  est  aussi  une  façon  de  Chrysale.  II  est  opprimé 
par  sa  femme,  une  bourgeoise  impérieuse  et  dure,  entichée  de  bel  air, 
qui  joue  à  la  grande  dame  et  qui  le  considère  comme  un  pauvre 
homme.  Lebonnard  se  venge  d'elle,  un  peu  sournoisement,  en  affectant 
devant  elle  une  extrême  simplicité  de  façons,  en  promenant  des  redin- 
gotes râpées  et  en  réclamant  une  cuisine  sans  faste  : 
J'aime  le  bœuf  saignant  et  les  œufs  à  la  coque. 

C'est  un  Chrysale  qui  se  connaît  lui-même  et  qui  constate  sa  propre 
faiblesse  avec  une  résignation  railleuse. 

Tel  est  le  personnage;  ou  plutôt  telle  en  est  l'enveloppe  et  l'appa- 
rence. II  est  charmant  et  a  même,  dans  son  allure  et  ses  propos, 
quelque  chose  d'assez  savoureux.  Mais  ce  n'est,  â  ce  qu'il  semble  d'abord, 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'un  «  vieil  original  »,  un  peu  faible  de  caractère  et  d'ailleurs  ex- 
cellent homme. 

Or  ce  vieil  horloger  rêvasseur  cache  au  fond  de  son  âme  un  secret 
terrible;  et  la  placidité  philosophique  de  ce  Chrysale  de  la  bijouterie 
recouvre  la  plus  surprenante  force  d'âme  et  le  plus  singuUer  héroïsme 
dans  la  bonté.  Lebonnard  a  une  fille,  Jeanne,  et  un  fils,  Robert.  Du 
moins  Robert  passe  pour  son  fils,  mais  il  est  né  des  amours  de  M""®  Le- 
bonnard avec  un  gentilhomme  des  en\drons.  Une  lettre  égarée  a  révélé 
ce  secret  à  Lebonnard,  il  y  a  quinze  ans.  Et,  pendant  quinze  ans, 
il  s'est  tu,  d'abord  pour  sa  fille,  mais  aussi  pour  l'enfant  qui  n'est  pas 
son  fils:  car,  étant  bon,  il  n'a  pu  s'empêcher  d'aimer  l'innocent  par  qui 
il  souffrait  : 

Par  de  grandes  douleurs  je  suis  resté  son  père. 

Or  Robert  doit  épouser  une  belle  demoiselle,  Marthe  d'Estrey  ;  et 
Jeanne  est  fiancée  à  un  jeune  médecin,  le  docteur  André,  qu'elle  adore. 
Mais  on  décou^Te  que  le  docteur  André  a  de  sérieuses  chances  d'être 
un  enfant  adultérin,  sa  mère  ayant  eu  des  «  histoires  »,  et  qui  ont  été 
publiques.  Et  les  d'Estrey  de  se  jucher  sur  leurs  quartiers  de  noblesse, 
et  sur  les  convenances,  et  sur  les  préjugés  sociaux.  Cette  idée  leur  est 
insupportable  que  leur  gendre  puisse  avoir  pour  beau-frère  un  garçon 
dont  la  mère  a  eu  jadis  un  amant.  «  Pas  de  bâtard  dans  notre  famille  !  » 
Si  Jeanne  épouse  André,  Robert  n'épousera  pas  Marthe. 

Alors,  pour  la  première  fois  de  sa  \'ie  (car  il  s'agit  du  bonheur  de 
sa  fille,  qui  est  sa  seule  joie),  Lebonnard  s'insurge.  Le  mouton  se 
révèle  bon  pour  défendre  ce  qu"il  aime.  11  parle  si  haut  et  si  ferme, 
que  sa  femme,  sud'oquée  d'étonnement,  le  menace  de  quitter  la  mai- 
son. —  Oh  !  dit-il,  c'est  cela  qui  m'est  égal  à  présent  !  Ma  fille  a  trouvé 
le  mari  qu'il  lui  faut.  Que  m'importe  le  reste  ? 

Avant  cela,  j'ai  su  me  taire  et  ne  rien  voir, 

Et  trembler  devant  vous,  vous  redoutant  pour  elle. 

Au  risque  d'étouffer,  j'étouffais  la  querelle, 

(Est-ce  que  ce  vers  vous  parait  très  bon?) 

Et,  quinze  ans,  je  vous  ai  pardonné  votre  amant. 

Et  il  lui  apprend  qu'il  sait  que  Robert  n'est  pas  de  lui.  Et  il  ^•ide  son 
cœur.  Et,  comme  elle  nie  et  fait  l'insolente  ;  il  la  saisit  parles  poignets, 
la  secoue  et  l'envoie  s'affaler  dans  un  fauteuil.  Ah!  mais!... 

Et  la  scène  est  bonne.  Mais  voici  «  la  beUe  scène  »  que  je  vous  ai 
annoncée.  Robert  accourt  au  bruit.  C'est  un  petit  jeune  homme  vani- 
teux comme  sa  mère  et  dressé  par  elle  à  «  blaguer  »  son  bonhomme  de 


REVUE    DRAMATIQUE.  241 

père.  Il  est  furieux  de  voir  son  aristocratique  mariage  rompu  par  l'en- 
têtement du  vieil  horloger.  Il  s'emporte,  11  va  jusqu'à  lui  manquer  dé- 
cidément de  respect.  Et  alors  Lebonnard,  hors  de  lui,  jette  le  mot  pour 
lequel  toute  la  pièce  semble  avoir  été  conçue  et  écrite  :  «  Assez  1  Tais- 
toi,  bâtard  1...  » 

Là-dessus,  retournement  général.  Robert,  bouleversé  par  cette  ré- 
vélation, montre  tout  à  coup  une  sensibihté  d'âme  et  une  générosité 
dont  on  ne  le  croyait  pas  capable.  Il  demande  pardon,  il  s'effondre  de 
douleur  et  de  désespoir.  De  son  côté,  Lebonnard,  sa  grande  colère  tom- 
bée, s'aperçoit  qu'il  aime  toujours  cet  enfant  indigne  et  qui  n'est  pas 
son  enfant.  Puis,  Robert  dit  qu'il  veut  se  faire  soldat  et  partir  pour 
l'Afrique.  On  s'épouvante  autour  de  lui,  — et  même  avec  quelque  excès, 
—  de  cette  résolution.  Jeanne,  pour  que  le  mariage  de  son  frère  rede- 
\ienne  possible,  renonce  à  son  petit  médecin.  Le  sacrifice  de  Jeanne, 
le  désespoir  de  Robert,  la  magnanimité  de  Lebonnard,  i;ttendrissent  les 
coriaces  d'Estrey.  Finalement,  Jeanne  et  Marthe  épouseront  chacune 
leur  bâtard,  et  n'en  seront  pas  moins  heureuses,  nous  l'espérons. 

M""*  Lebonnard  a  disparu  sagement  dès  le  troisième  acte,  car  on 
n'aurait  su  que  faire  d'elle.  Mais  son  mari  la  retrouvera.  «  Avec  qui  vi- 
vra-t-elle?  »  demande  le  marquis  d'Estrey.  Et  Lebonnard  répond: 

Avec  moi...  Gomment  faire? 
Qu'y  a-t-il  de  ctiangé?  Pour  moi,  je  vous  promets 
De  redevenir  faible  et  vieux  plus  que  jamais. 
11  faut  savoir  mourir...  C'est  une  pauvre  femme I 

Voilà  la  pièce.  Elle  est  intéressante,  elle  est  émouvante,  elle  est 
humaine.  Je  n'y  ferai  qu'une  objection  sérieuse.  EUeest  envers  :  vous 
l'aviez  peut-être  remarqué.  Pourquoi  est-elle  en  vers.  Seigneur?  Le 
sujet  et  le  «  miUeu  »  appelaient  si  naturellement  la  prose!  La  sur\'i- 
vance  obstinée  de  la  comédie  en  vers,  j'entends  de  la  comédie  bour- 
geoise, me  paraît  une  des  manifestations  les  plus  étonnantes  de 
l'instinct  d'imitation,  du  «  psittacisme  »  en  httérature.  En  réalité  on 
a  fait  pendant  trois  siècles  en  France  et  l'on  fait  môme  encore  quelque- 
fois des  comédies  en  vers  parce  que,  il  y  a  deux  mille  quatre  cents  ans 
à  Athènes,  et  à  Rome  il  y  a  deux  mille  ans,  Ménandre  a  fait  des  comé- 
dies en  vers  grecs,  et  Plante  oi  Térence  des  comédies  en  vers  latins. 

Ces  anciens  hommes  avaient,  eux,  leurs  raisons.  Le  théâtre  athé- 
nien fut  en  vers  parce  qu'il  sortait  du-ectement  de  la  poésie  lyrique; 
et  d'ailleurs,  et  surtout,  le  vers  iambique,  grec  ou  latin,  n'était  guère 
que  de  la  prose  rythmée,  et  ce  rythme  était  nécessaire  pour  que  le 
texte  fût  entendu  dans  d'immenses  amphithéâtres  à  ciel  ouvert.  .Mais 

TOME  CXLVllI.   —   1898.  10 


242  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quel  besoin  mystérieux  purent  bien  avoir  l'excellent  Delavigne  et  le 
vénérable  Doucet  de  recourir  à  la  cadence  de  l'alexandrin  pour  expri- 
mer des  pensées  de  cette  grâce  ou  de  cet  éclat  : 

Doyen  des  receveurs  dans  ce  département. 
J'y  perçois  les  deniers  d'un  arrondissement; 

OU  bien  : 

Léon,  je  te  défends  de  brosser  ton  chapeau! 

Le  cas  de  M.  Jean  Aicard  paraît  plus  étrange  encore,  étant  plus 
récent.  Je  crois  que,  au  bout  du  compte,  s'il  a  cru  devoir  prêter  aux 
familles  d'Estrey  et  Lebonnard  le  langage  des  dieux,  il  y  a  été  conduit, 
non  seulement  par  un  préjugé  atavique,  mais  par  l'instinct  de  son 
Midi  chanteur,  et  aussi  par  le  plaisir,  puéril  mais  respectable,  de 
vaincre  sans  aucune  nécessité  des  difficultés  purement  gratuites.  A 
moins  que,  au  contraire,  la  difficulté  n'ait  été  pour  lui  de  s'exprimer 
en  prose,  et  qu'U  n'ait  choisi  le  vers  comme  plus  aisé. 

J'imagine  que  Papa  Lebonnardo,  étant  en  prose,  doit  être  fort 
supérieur  au  Pcre  Lebonnard. 

M.  Novelli  a  joué  avec  une  rare  puissance  le  rôle  du  \ieLl  horloger 
évangélique.  Il  ne  nous  a  pas  moins  émus  dans  la  Morte  civile,  vieille 
comédie  habile  et  attendrissante,  histoire  d'un  bon  forçat  qui,  rentré 
dans  sa  ville  après  douze  ans  de  bagne,  n'ose  déranger  le  bonheur  de 
sa  femme  et  de  sa  fille  retrouvées,  et  meurt  pour  les  débarrasser. 
M.  NovelU  est  un  grand  artiste,  égal  peut-être  en  talent,  et  supérieur 
en  variété  et  en  souplesse,  à  tout  ce  que  nous  avons  de  mieux  chez 
nous.  Il  a  au  plus  haut  point  la  vérité  et  la  simplicité.  Mais  c'est  la 
simplicité  et  c'est  la  vérité  d'un  peuple  gesticulateur.  A  cause  de  cela, 
son  admirable  jeu  nous  parait  expressif  à  l'excès,  habitués  que  nous 
sommes  à  la  discrétion  des  Worms,  des  Mayer  et  des  Guitry.  Le  jeu 
itahen  admet  une  mimique  plus  développée  et  plus  insistante  que  la 
nôtre  ;  et  cela  d'abord  nous  émerveille,  puis  nous  fatigue  un  peu.  Ce 
n'est  point  une  critique  que  je  fais,  mais  une  constatation. 

Les  Escholiers  ont  représenté  la  Confidente,  pièce  en  trois  actes, 
de  M.  André  Picard.  En  voici  le  sujet,  réduit  à  l'essentiel  : 

Marthe  Auxelles,  veuve,  trente-deux  ans,  est  une  de  ces  femmes 
qui  sont  nées  pour  la  charité^  non  pour  l'amour.  EUe  se  dépense  paisi- 
blement et  magnifiquement  en  bonnes  œuvres;  jouit  avec  un  innocent 
orgueil  de  se  sentir  nécessaire  à  tant  de  gens;  jouit  même  (très  bien 
vu,  ceci)  de  l'importance  qu'on  lui  reconnaît  et  des  témoignages  que 
lui  vaut  sa  bienfaisance  publique.  Mais  enfin,  eUe  est  bonne,  profon- 


REVUE    DRAMATIQUE.  243 

dément  bonne.  Elle  rencontre  sur  son  chemin  un  jeune  névropathe, 
Pierre,  atteint  du  plus  douloureux  narcissisme  moral,  enragé  d'une 
impuissance  que  sa  clairvoyance  entretient,  habile  à  souffrir  et  à  faire 
souffrir  les  autres,  inquiet,  très  intelligent,  absolument  insupportable 
(typecormu),  — qui  dit  à  Marthe  des  choses  désagréables,  car  il  l'aime. 
Marthe,  le  voyant  si  malheureux,  se  donne  à  lui  par  une  décision 
brusque,  afin  de  le  guérir. 

C'est  une  faute.  Marthe  méconnaît  ici  sa  vocation  naturelle.  En  se 
donnant  à  Pierre,  elle  n'a  pu  renoncer  à  ses  pauvres  et  à  sa  cUentôle 
d'àmes  en  détresse.  Pierre  en  souffre  :  U  veut,  d'abord,  être  tout  seul 
secouru  et  protégé  par  elle,  et  exige  qu'elle  rompe  avec  son  passé 
d'universelle  bienfaitrice.  Elle  obéit;  mais  alors  Pierre  entend  nôtre 
plus  protégé  du  tout  :  il  souffre  de  sentir,  dans  la  tendresse  de  Marthe, 
une  pitié  indéracinable  et,  dans  sa  docilité  même,  une  attention,  un 
dévouement  de  garde-malade.  Et  Marthe  elle-même  se  sent  toute 
désorientée  :  capable  de  donner  à  Pierre  plus  qu'U  n'exige,  mais  non 
de  lui  donner  exactement  ce  dont  il  a  besoin;  capable  de  se  sacrifier, 
oui,  mais  non  d'aimer  tout  simplement. 

Elle  est  près  de  reconnaître  son  erreur.  Elle  découvre,  à  ce  mo- 
ment, que  Pierre  est  aimé  d'une  jeune  fille,  Jeanne,  dont  la  passion, 
point  protectrice  ni  maternelle,  celle-là,  ravit  le  pauvre  jeune  homme 
au  sortir  de  tant  de  complications.  Après  une  révolte  assez  courte, 
elle  consent  au  bonheur  de  Pierre  et  de  Jeanne;  et,  mieux  éclairée  par 
l'épreuve  sur  sa  vocation,  qui  est  d'être  «  la  confidente  »  et  la  conso- 
latrice de  tous  et  non  la  femme  d'un  seul,  elle  retourne  aux  malheu- 
reux, à  tous  les  malheureux. 

Très  beau  sujet,  presque  trop  beau  et  trop  riche;  surabondante 
matière  à  d'infinies  analyses  psychologiques  (là  était  le  danger); 
thème  de  roman  plus  encore  que  de  drame.  C'est,  en  somme,  — inter- 
prété, complété  et  unifié,  —  le  cas  de  George  Sand  et  la  multiple  mais 
toujours  semblable  aventure  de  cette  femme  au  large  cœur  avec  les 
Musset,  les  Liszt  et  les  Chopin,  ces  malades.  Aussi  bien  le  sujet  delà 
Confidente  ne  diffère-t-il  pas  foncièrement  de  celui  d'Horace  et  dô 
lille  et  Lui,  et  de  la  Confession  d'un  enfant  du  siècle. 

Scéniquement,  la  pièce  de  M.  André  Picard  n'est  pas  excellente.  Les 
personnages  s'y  considèrent  et  s'y  définissent  eux-mêmes  insatiable- 
ment.  Il  y  a  là,  je  le  crains,  plus  de  psychologie  étalée  que  le  théâtre 
n'en  supporte.  Mais  cette  pièce  lente,  maladroite  et  surchargée  est,  du 
moins,  d'un  esprit  pénétrant  et  distingué. 

Jules  Lemaitre. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  juin. 

De  longtemps  on  n'avait  lu  dans  une  Chambre  un  ordre  du  jour 
aussi  parfaitement  inintelligible  que  l'ordre  du  jour  adopté  le  mardi 
14  juin  par  la  Chambre  des  députés  que  la  France  vient  de  se  donner. 
Le  voici  dans  toute  sa  beauté  :  «  La  Chambre,  approuvant  les  décla- 
rations du  Gouvernement,  et  résolue  à  pratiquer  une  politique  de  ré- 
formes démocratiques  fondée  sur  l'union  des  républicains,  et  appuyée 
sur  une  majorité  exclusivement  républicaine,  passe  à  l'ordre  du  jour.  » 
On  pense  bien  qu'un  tel  chef-d'œuvre  n'a  pu  être  ni  conçu  ni  réalisé 
d'un  coup,  et  même  la  seule  explication  qu'on  en  trouve,  c'est  que, 
pour  le  mener  à  bout,  nos  honorables  s'y  sont  mis  à  plusieurs,  qui  s'y 
sont  repris  à  plusieurs  fois.  A  y  regarder  de  près,  et  à  l'éclairer  par  la 
discussion  qui  a  précédé  le  vote  —  sans  quoi  l'on  n'y  verrait  plus  rien 
et  l'on  ne  découvrirait  pas  la  contradiction  radicale,  je  veux  dire  fon- 
damentale, qu'il  enferme,  —  on  y  discerne  au  moins  deux  intentions 
et  deux  rédactions.  Le  texte  primitif  en  est  dû  h  la  collaboration  des 
cinq  chefs  du  groupe  progressiste,  puisque  c'est  de  ce  nom  plus  écla- 
tant que  s'appellent  maintenant  les  «  modérés  »,  «  opportunistes  », 
ou  «  républicains  de  gouvernement  »  :  cinq  personnages  consulaires  : 
MM.  Ribot,  Charles-Dupuy,  Poincaré,  Jonnart  et  Georges  Lej'gues. 
Il  n'y  manquait  que  ces  sept  mots:  «  et  appuyée  sur  une  majorité 
exclusivement  républicaine.  »  En  somme,  la  Chambre  approuvait  les 
déclarations  du  Gouvernement;  couvrait,  dans  le  passé,  la  conduite 
de  M.  MéUne;  se  déclarait,  pour  l'avenir,  résolue  à  pratiquer  une 
politique  de  réformes  démocratiques  —  est-ce  que  «  réformes  démo- 
cratiques »  n'est  pas  clair  et  ne  dit  pas  tout?  —  cette  politique  étant 
fondée  sur  l'union  des  républicains. 

Réduite  à  ses  termes  essentiels,  la  phrase  signifiait  :  «  Continuez, 
monsieur  Méline;  faites  des  réformes  démocratiques,  par  l'union  des 
républicains.  »  Comme  l'affaire  était  d'importance  et  que  les  syllabes 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  245 

valaient  d'être  pesées,  on  a  procédé  par  di\'ision.  295  députés,  contre 
272,  ont  «approuvé  les  déclarations  du  gouvernement».  —  Majorité  en 
faveur  de  M.  Méline,  27  voix.  — Puis  on  est  passé  au  second  morceau  : 
«  et  résolue  à  pratiquer  une  politique  de  réformes  démocratiques  fon- 
dée sur  l'union  des  républicains  »  ;  adopté  par  527  voix  contre  5.  «  Vi- 
vent les  Cinq  !  J'en  suis  I  »,  s'est  écrié  M.  de  Baudry  d'Asson  ;  et  encore, 
vérification  faite,  les  Cinq  n'ont  plus  été  que  trois  :  MM.  de  Baudry 
d'Asson,  Paul  de  Cassagnac  et  de  Largentaye.  Il  n'y  avait  plus  qu'à 
rejoindre  les  deux  boutsjet  à  faire  voter  sur  T'^nsemble  ;  alors  les  choses 
se  sont  gâtées.  Deux  radicaux  d'arrière-plan,  MM.  Ricard  (Henri,  de  la 
Côte-d'Or;  ne  pas  confondre  avec  M.  Ricard,  Louis,  de  la  Seine-Infé- 
rieure) et  Bourgeois,  du  Jura  (ce  n'est  point  du  tout  M.  Bourgeois, 
Léon,  de  la  Marne),  un  pseudo-Ricard  et  un  pseudo-Bourgeois  ont  dé- 
posé la  motion  suivante  :  Ajouter  à  l'ordre  du  jour  de  M.  Ribot  :  «  et 
appuyée  sur  une  majorité  exclusivement  républicaint;  ».  Le  gouver- 
nement jusqu'ici  avait  tout  accepté,  mais  cette  invitation  de  MM.  Bour- 
geois et  Ricard,  il  la  décline.  La  motion  n'en  est  pas  moins  votée  par 
295  voix  contre  246.  —  Majorité  contre  M.  Méline:  49  voix.  —  Une  ex- 
clusion en  amène  une  autre  et,  prenant  aussitôt  le  contre-pied,  un  pro- 
gressiste, M.  Dulau,  propose  d'ajouter  à  cet  ajouté  :  «  en  dehors  du 
parti  socialiste  ».  M.  Méline  s'y  refuse  «  pour  les  mêmes  raisons  de 
principe  »,  et  M.  Dulau  ne  recueille  que  36  voix  contre  492. 

D'où  il  résulte,  quand  on  récapitule  :  1°  que  M.  Méline  a  une  majorité 
de  27  voix;  2°  qu'il  est  en  minorité  de  49  voix;  et,  à  un  autre  point  de 
vue  :  1°  que  la  droite  peut  être  incluse  dans  la  majorité  (puisque  la 
Chambre  approuve  les  déclarations  du  gouvernement);  2°  qu'elle  n'en 
est  pas  formellement  exclue  (puisque  la  Chambre  veut  l'union  des  ré- 
publicains, mais  que,  cette  union,  la  droite  ne  l'empêche  pas);  3°  et 
pourtant  qu'on  l'exclut  expressément  et  nominalement  (puisque  la 
Chambre  ne  reconnaît  qu'une  majorité  exclusivement  républicaine); 
4°  enfin,  que  la  Chambre  a  moins  de  sainte  horreur  pour  les  socialistes  que 
pour  la  droite  ;  et  cela  donne  tout  de  suite  sa  mesure.  La  confusion  n'a 
pas  été  moindre  dans  les  scrutins  que  dans  les  débats  :  les  radicaux,  qui, 
naturellement,  n'ont  pas  «  approuvé  les  déclarations  du  gouvernement  » , 
ont  recommandé  à  ce  même  gouvernement  «  une  politique  de  réformes 
démocratiques  fondée  sur  l'union  des  républicains  »,  puis  lui  ont  im- 
posé de  ne  s'appuyer  que  «  sur  une  majorité  exclusivement  républi- 
caine »  ;  et  ensuite,  lorsqu'on  a  voté  sur  l'ensemble,  comme  il  com- 
portait une  approbation  du  gouvernement,  quoi  qu'ils  lui  eussent, 
l'instant  d'avant,  recommandé  ou  imposé,  ils  ont  repoussé  tout  en  bloc. 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  droite,  en  revanche,  a  approuvé  le  gouvernement,  ne  s'est  pas 
opposée  à  la  politique  de  réformes  démocratiques,  ni  à  l'union  des  ré- 
publicains, mais  n'a  pas  poussé  la  complaisance  jusqu'à  s'exclure  elle- 
même  des  futures  majorités;  et,  sur  l'ensemble,  comme  il  portait  ap- 
probation du  gouvernement  qu'elle  ne  désapprouvait  qu'en  un  point, 
elle  a,  en  grande  partie,  voté  l'ordre  du  jour  qui  lui  notifiait  son  exclu- 
sion. —  Et  M.  Méline,  qui  se  trouvait  déjà  en  majorité  de  27  voix, 
grâce  à  la  droite,  en  minorité  de  49  par  la  faute  de  l'extrême  gauche, 
s'est  retrouvé,  grâce  à  la  droite  qui  ne  comptait  plus,  en  majorité  do 
12  voix  :  284  contre  272.  —  Aussi  a-t-il  résolu  d'offrir  à  M.  le  Prési- 
dent de  la  République  la  démission  du  cabinet,  que  M.  Félix  Faure  n'a 
point  balancé  une  minute  à  accepter. 

Et  voilà  une  doctrine  posée  :  la  droite  ne  compte  pas  ;  elle  est  à 
tout  jamais  exclue  de  la  majorité  ;  un  ministère  qui  ne  se  soutient  que 
par  elle  ou  avec  son  appoint  ne  tient  pas  ;  un  ministère  qui  n  est  ren- 
versé que  par  elle  ou  avec  son  appoint  n'est  pas  à  terre  ;  est-ce  bien 
ce  que  la  Chambre  a  voulu  dire?  et,  si  c'est  ce  qu'elle  a  voulu  dire,  il 
faut  qu'on  sache  tout  ce  que  cela  veut  dire.  Gela  veut  dire  que  non  seu- 
lement la  France  est  à  jamais  coupée  en  deux  ;  que  tout  effort  de  pa- 
cification est  à  jamais  condamné;  que  la  pensée  même  en  est  odieuse; 
mais  qu'on  fait  dans  la  «  souveraineté  nationale  »  et  dans  le  «  suffrage 
universel  »  deux  parts  :  l'une  qu'on  accapare  et  qui  est  tout,  l'autre 
qu'on  ne  peut  accaparer,  mais  qui  n'est  rien.  Cela  veut  dire  que,  de 
même  que  les  constitutions  révolutionnaires  distinguaient  entre  les 
citoyens  actifs  et  les  citoyens  passifs,  de  même  la  troisième  Répu- 
blique, selon  le  cœur  des  radicaux,  distinguerait  entre  des  députés  ac- 
tifs, —  eux-mêmes,  —  et  des  députés  passifs,  —  les  autres,  —  qui  ne 
seraient  que  comme  les  représentans  sacrifiés  d'électeurs  de  seconde 
classe.  Gela  veut  dire  que  ces  citoyens  de  seconde  classe  ont  le  droit 
de  payer  tous  les  impôts  et  de  supporter  toutes  les  charges,  mais 
qu'ils  n'ont  pas  le  droit  d'en  faire,  par  des  mandataires  de  leur  choix, 
contrôler  l'emploi  et  surveiller  la  répartition  ;  que  l'on  disposera  d'eux 
sans  eux,  malgré  eux,  et  contre  eux,  parce  qu'ils  ont  commis  le  crime 
de  préférer  le  blanc  ou  le  rose  au  rouge  YÏf.  Gela  veut  dire  que  de  leur 
argent,  sans  qu'Us  puissent  souffler  mot,  on  entretiendra,  en  de 
grasses  ou  de  maigres  sinécures,  selon  les  «  services  »  qu'ils  ont  rendus 
et  ceux  surtout  que  l'on  en  attend,  les  frères  des  amis,  les  amis  des 
frères  et  les  amis  de  ces  amis.  Cela  veut  dire  que  le  parti  républicain, 
ou  la  majorité  de  ce  parti  dans  la  Chambre,  est  incapable  de  conce- 
voir le  gouvernement  autrement  que  comme  un  combat  cjui  ne  doit 


REVUE.    CHROMQCE.  247 

pas  cesser  même  après  qu'il  n'y  a  plus  de  combattans  ;  qu'elle  s'ima- 
gine que  tout  l'objet  et  que  tout  l'art  en  est  de  défendre  ce  que  per- 
sonne n'attaque,  afin  d'éviter  qu'on  attaque  ce  qu'elle  tient  par-dessus 
tout  à  défendre.  —  Et  si  quelque  esprit,  plus  curieux  ou  plus  philoso- 
phique, se  met  en  peine  de  chercher  le  fondement  de  cette  doctrine, 
dont  l'ordre  du  jour  du  14  juin  a  été  l'expression  parlementaire, 
craignons  qu'U  n'en  établisse  assez  vite  la  filiation  ou  le  rapport  étroit 
avec  ce  que  l'on  nomme,  dans  le  langage  vulgaire,  «  la  politique  de 
l'assiette  au  beurre  ». 

Aussi  bien  nous  assistons,  depuis  tantôt  une  quinzaine,  à  un  édi- 
fiant spectacle.  Comme  il  le  devait,  M.  le  Président  de  la  République  a 
remercié  le  ministère  Méline  de  l'excellent  exemple  qu'il  venait  de 
donner  en  durant  plus  de  deux  années  ;  et  il  n'est  pas  de  Français, 
s'il  n'est  aveuglé  par  une  haine  sectaire,  qui  ne  lui  en  soit  reconnais- 
sant, encore  que,  dans  les  derniers  temps,  en  particulier  dans  les  der- 
niers mois,  et  tout  spécialement  le  dernier  jour,  il  ait  hésité,  faibli,  se 
soit  presque  excusé,  et  que  M.  Méline  ne  soit  pas  absolument  innocent 
de  sa  propre  chute.  Les  adieux  reçus,  les  politesses  échangées, 
M.  Félix  Faure,  ayant  appelé  à  son  aide,  suivant  l'usage,  MM.  Loubetet 
Deschanel,  a  réfléchi  sur  l'énigme  que  la  Chambre  proposait  à  sa  saga- 
cité constitutionnelle.  D'abord  il  lui  a  paru  évident  que  l'homme  dé- 
signé était  M.  Ribot,  premier  signataire  de  l'ordre  du  jour  de  con- 
fiance-défiance accepté  et  rejeté  par  M.  Méline.  M.  Ribot  a  consenti  à 
se  charger  de  consultations  préparatoires  ;  en  aucune  crise  ministé- 
rielle on  ne  s'était  autant  consulté,  et  aucune,  non  plus,  n'avait  été  si 
obscure  et  si  longue.  Trois  matinées  et  trois  après-midi,  on  vit  passer 
M.  Charles-Dupuy,  M.  Poincaré,  M.  Sarrien,  M.  Delombre,  M.  G.  Ley- 
gues,  qui  allaient  chez  M.  Ribot.  On  ne  concentrait  pas,  on  conciliait; 
sur  les  principes,  chacun  abandonnant  les  siens,  l'entente  avait  été 
aisée;  mais,  sur  la  quantité  et  sur  la  qualité  des  portefeuilles,  la  fer- 
meté du  caractère  avait  reconquis  ses  droits:  M.  Ribot  se  heurtait  à 
des  héroïsmes.  Il  ne  put  qu'avouer  sa  défaite  ;  ce  ne  serait  pas  lui  qui 
concilierait. 

Mais  ce  serait  peut-être  M.  Sarrien.  Si  les  progressistes  ne  triom- 
phaient pas  des  exigences  radicales,  peut-être  les  modérés  seraient-ils 
moins  dificiles  :l1  n'y  avait  qu'à  reprendre  à  l'envers  la  même  opéra- 
tion. Et  l'on  vit  repasser  M.  Gharles-Dupuy  et  M.  Leygues,  qui  allaient 
chez  M.  Sarrien;  M.  Sarrien,  qui  se  rendait  chez  M.  Léon  Bourgeois; 
M.  Poincaré  qui  retournait  chez  M.  Ribot.  Le  programme  radical,  — qui 
l'ignore? —  est  comme  un  temple  assis  sur  deux  colonnes  :  la  révision 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  constitution,  l'impôt  global  et  progressif  sur  le  revenu.  Œuvre 
si  vaste  qu'on  ne  peut  rêver  de  la  construire  en  un  an  ;  et,  par  cette  rai- 
son même,  M.  Sarrien  renonçait  de  son  plein  gré  à  la  revision,  qu'avec 
l'assentiment  de  M.  Léon  Bourgeois,  il  confessait  ne  plus  voir  «urgente, 
ni  même  nécessaire  » .  Pour  l'impôt  sur  le  revenu,  il  y  était  fort  attaché, 
mais  quand  il  ne  serait  ni  global  ni  progressif  ;  et  quand  il  n'y  aurait 
ni  déclaration,  ni  enquête  ;  et  quand  il  serait  sur  «  les  revenus  »,  en 
serait-il  moins  l'impôt  sur  le  revenu?  L'idée  de  M.  Delombre  n'était  pas 
si  mauvaise  I  et  déjà  l'on  s'habituait  à  la  trouver  bonne  ;  déjà  des  Ustes 
circulaient,  qui  n'étaient  pas  définitives,  en  ce  que  l'on  ne  savait  pas  en- 
core si  M.  Mougeot  irait  à  la  Justice  ou  à  l'Agriculture,  M.  Trouillot 
au  Commerce  ou  aux  Beaux-Arts,  et  si  M.  Bourrât  aurait  ou  n'aurait 
pas  les  Travaux  publics;  mais  où  il  y  avait  M.  Mougeot,  M.  Trouillot, 
et  M.  Bourrât.  Seulement  M.  Charles-Dupuy  avait  les  Affaires  étran- 
gères, et,  comme  les  élections  aux  conseils  généraux  vont  avoir  lieu 
très  prochainement,  et  qu'il  est  entendu  que  l'administration  n'y 
intervient  pas,  les  progressistes  ont  considéré  que  la  conciliation 
était  impossible,  s'ils  n'avaient  pas  un  de  leurs  hommes  à  l'Intérieur; 
et  pour  la  seconde  fois,  le  mariage  s'est  rompu. 

Alors  est  venu,  après  MM.  Ribolet  Sarrien,  M.  Peytral,  des  formes 
aimables  de  qui  il  semblait  qu'on  pût  se  promettre  un  heureux  succès  ; 
et,  tout  ainsi  que  l'on  avait  eu  MM.  Charles-Dupuy,  Sarrien  et  Peytral, 
puis  MM.  Sarrien,  Peytral  et  Dupuy,  on  eut,  pendant  trois  jours  aussi, 
MM.  Peytral,  Dupuy  et  Sarrien.  Pas  plus  de  revision  qu'avec  M.  Sar- 
rien ;  comme  avec  lui,  l'impôt  de  M.  Delombre.  Et  la  distribution  des  por- 
tefeuilles recommençait,  et,  toujours  pour  l'amour  de  la  concihation, 
M.  Charles-Dupuy,  qui  n'avait  plus  les  Affaires  étrangères,  données  à 
M.  de  Freycinet,  et  qui  n'avait  pas  davantage  l'Intérieur,  réservé  à 
M.  Peytral,  se  contentait  de  l'Instruction  publique.  M.  Delombre  rece- 
vait les  Finances,  et  M.  Georges  Leygues  ne  dédaignait  pas  l'Agriculture. 
Mais,  par  malheur,  M.  Peytral,  qui  ne  pouvait  se  priver  de  M.  Mesu- 
reur, voulut  s'adjoindre  en  outre  un  sous-secrétaire  d'État,  M.  Dujar- 
din-Beaumetz,  autre  radical,  ce  qui,  avec  lui,  eût  fait  deux  radicaux  à 
la  place  Beauvau  ;  la  proportion  n'y  était  plus,  le  préparateur  avait  eu 
la  main  lourde,  la  mixture  était  trop  acide  ;  les  progressistes  ne  l'ava- 
lèrent pas.  Et  le  temps  parut  arrivé  de  recourir  aux  grands  remèdes. 

Multa  renascuntur  gusejam  cecidere.  M.  Féhx  Faure  a  fait  un  signe, 
et  Lazare  est  ressuscité:  M.  Brisson  est  accouru.  «  Pourquoi  ces 
choses  et  non  pas  d'autres?  »  interrogeait  anxieusement  Figaro.  — 
Pourquoi  ces  ministres  et  non  pas  d'autres?  Pourquoi  M.  Henri  Bris- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  249 

son?  C'est  le  secret  de  M.  le  Président  de  la  République.  Admettons 
qu'il  ne  soit  pas  sûr  que  M.  Méline  n'ait  point  été  battu,  mais  M.  Bris- 
son,  à  trois  reprises,  l'a  été  authentiquement.  M.  Méline  n'avait  pas  de 
majorité,  soit,  mais  M.  Brisson  a  eu  trois  minorités  successives,  et 
ascendantes,  —  ou  descendantes  :  —  deux  voix,  quatre  voix,  dix  voix. 
Cette  triple  pierre  pesait  sur  lui:  sont-ce  les  souvenirs  de  1885  qui  ont 
conduit  à  le  réveiller  dans  son  sépulcre  et  à  délier  ses  bandelettes? 
En  tout  cas,  où  M.  Ribot,  M.  Sarrien,  M.  Peytral  avaient  renoncé, 
M.  Brisson  a  réussi.  Ne  dites  plus  de  personne  :  il  est  mort.  Le  mi- 
nistère Brisson  est  constitué.  Mais  l'équivoque  n'en  est  pas  dissipée* 
Elle  est,  au  contraire,  plus  épaisse.  La  Chambre  voulait,  si  elle  a  voulu 
quelque  chose,  «  l'union  des  républicains  »  :  M.  Brisson  ne  lui  apporte 
que  l'union  de  certains  républicains.  Elle  demandait  un  cabinet  de 
conciliation  :  il  lui  présente  un  cabinet  homogène  d'extrême  gauche. 
Elle  réclamait  «  des  réformes  démocratiques  »  :  celles  qu'annonce 
M.  Brisson  ne  sont  pas  plus  «  démocratiques  »  que  les  réformes  pro- 
mises par  M.  Méline.  Point  de  revision,  point  d'impôt  global  et  pro- 
gressif, l'impôt  proportionnel  et  dégressif,  à  sa  base,  de  M.  Paul 
Delombre.  Les  progressistes  vont  interpeller  le  cabinet;  mais  sur 
quoi?  Son  programme  est  le  leur;  il  n'y  a  que  les  personnes  qui  ne 
soient  pas  les  leurs.  Radical  seulement  par  les  étiquettes,  modéré, 
quant  au  reste,  qui  devrait  cependant  être  le  principal,  c'est  le  minis- 
tère Méline,  avec  M.  Brisson  et  sans  M.  Méline.  Il  va  donc  falloir  que 
M.  Brisson  se  résigne  à  avoir  les  voix  de  la  droite,  car  il  n'y  a  que  les 
noms  de  changés!  On  se  trompe  :  sous  M.  Méline,  nous  n'avions  que 
onze  ministres  et  un  sous-secrétaire  d'État;  sous  M.  Brisson,  nous 
avons  toujours  onze  mjnistres,  mais,  par  surcroît,  deux  sous-secré- 
taires d'État,  et  il  paraît  que  nous  en  aurons  trois.  La  France  va  être 
bien  heureuse  ! 

En  attendant,  elle  ne  comprend  plus,  et  elle  se  lasse.  Elle  com- 
mence à  démêler  vaguement,  à  travers  ces  incohérences,  que  le  parle- 
mentarisme, dans  sa  forme  actuelle,  se  décompose  un  peu  plus  chaque 
jour,  et  que  «  tout  cela  s'en  va  »  chaque  jour  un  peu  plus.  Vaguement 
elle  commence  à  appeler  ou  à  souhaiter  de  nouvelles  formes,  qui  réta- 
blissent l'ordre  en  cette  anarchie,  remettent  de  l'équilibre  en  cet  affo- 
lement, refoulent  le  débordement  du  médiocre  et  de  l'absurde,  sau- 
vent le  bon  sens,  la  bonne  foi,  la  paix  civile  et  la  liberté.  Et  ceux  qui 
regardent  au  delà  des  frontières  commencent  à  douter  si  le  mal  poli- 
tique dont  se  plaignent  les  nations  latines  ne  viendrait  pas  de  ce  qu'elles 
ont  emprunté,  sans  savoir  se  les  adapter,  des  institutions  représenta- 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tives  de  type  anglo-saxon  qui  ne  convenaient  point  à  leur  génie  et  qui 
ont  fait  dévier  le  développement  historique  de  leurs  institutions,  à 
elles.  Ce  qui  se  passe  en  Italie  et  en  Espagne,  dans  le  même  temps 
que  cela  se  passe  chez  nous,  n'est  pas  pour  nous  en  faire  dédire. 

En  Italie,  à  peine  le  cinquième  ministère  Rudini  était-U  fait,  qu'il 
s'est  défait.  Comme,  chez  nous,  le  ministère  Méline,  on  ne  l'a  pas  ren- 
versé, il  est  parti  de  lui-même,  et  un  peu  plus  librement  encore,  car, 
si  M.  Méline  n'a  pas  jugé  acceptable  la  confiance  hésitante  et  mêlée 
d'injonctions  que  la  Chambre  lui  accordait,  du  moins  il  a  paru  devant 
elle,  il  a  parlé,  U  a  provoqué  sa  réponse  ;  il  l'a  forcée  à  dii-e,  par  un 
scrutin,  ce  qu'elle  voulait  ou  ne  voulait  pas.  M.  di  Rudini,  au  contraire, 
n'est  même  pas  allé  jusqu'au  bout.  Il  s'est  livré,  assure-t-on,  à  un 
pointage  minutieux,  duquel  il  serait  ressorti  à  ses  yeux,  en  toute  évi- 
dence, que  les  quatre  cinquièmes  de  la  Chambre  lui  étaient  hostiles,  et 
que,  même  en  lançant  aux  retardatedres  télégrammes  sur  télégrammes, 
en  battant  le  rappel,  en  levant  le  ban  et  l'arrière-ban  des  députés  gou- 
vernementaux, il  n'arriverait  peut-être  pas  à  réunir  100  voix.  Il  s'est 
senti,  à  l'avance,  battu;  plus  que  battu,  écrasé;  et  comme,  ayant  à 
réserver  l'avenir,  il  pouvait  bien  subir  une  défaite,  mais  non  pas  ris- 
quer un  effondrement,  U  ne  s'est  pas  présenté,  ou  seulement  pour  an- 
noncer qu'il  ne  se  présentait  pas.  Toute  assemblée  est  foule  et  aime 
les  jeux  cruels.  La  Chambre  italienne,  furieuse  qu'en  se  suicidant  le 
cabinet  lui  ôlât  le  plaisir  de  le  tuer,  s'est  tout  à  coup  emplie  de  cla- 
meurs :  M.  di  Rudini  n'avait  pas  le  droit  de  se  retirer  ainsi  :  ce  n'était 
ni  constitutionnel,  ni  parlementaire,  ni  légal,  ni  loyal  ;  il  devait 
attendre  l'accusation,  la  condamnation  et  le  supplice.  Le  président  du 
Conseil  a  laissé  crier  les  plus  enragés,  avec  la  haute  impassibiUté  qu'il 
sait  prendre  quand  U  veut  et  l'indifférence  aux  passions  d'ici-bas  de 
quelqu'un  qui  n'existerait  plus.  A  la  fin,  le  bruit  est  tombé,  et  de 
toute  cette  agitation  il  est  resté,  —  c'est  beaucoup  trop,  —  une  crise 
ministérielle,  très  difficile  à  clore,  qui  eût  pu  à  la  longue,  en  traînant 
et  s'envenimant,  devenir,  —  bellum  plus  quam  civile,  —  plus  que  mi- 
nistérielle. 

En  effet,  il  ne  pouvait  cette  fois  être  question  d'un  «  replâtrage  », 
ou  d'une  transformation.  Depuis  deux  ans  et  demi,  depuis  le  mois  de 
mars  1896,  lorsqu'une  crise  éclatait,  on  n'y  prenait  pas  garde  ;  comme 
elle  s'ouvrait,  elle  se  fermait,  et  au  marquis  di  Rudini  succédait  le 
marquis  di  Rudini.  Son  ministère  était,  —  qu'on  veuille  bien  nous 
passer  ces  comparaisons  familières,  —  comme  le  couteau  de  Janot  ou 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  251 

le  chapeau  de  Tabarin,  et,  quoique  sans  cesse  il  changeât,  pourtant 
c'était  toujours  le  même.  M.  di  Rudini  passait  de  la  droite  à  la  gauche 
et  de  la  gauche  à  la  droite,  appelant  à  lui  et  quittant  tour  à  tour 
M.  Ricotti  et  M.  Colombo,  M.  Carminé  et  M.  Codronchi,  M.  Prinetti  et 
le  marquis  Visconti-Venosta,  M.  ZanardelU  et  M.  Gianturco.  Ses  avant- 
dernières  recrues,  en  décernbre  1897,  avaient  été  M.  Zanardelli  préci- 
sément, MM.  Gallo,  Gocco-Ortu  et  Pavoncelli  ;  les  dernières,  il  y  a 
quinze  jours,  pour  ce  cabinet  qui  n'a  pas  vécu,  MM.  Bonacci,  Cappelli, 
Afan  de  Rivera,  Gremona,  Ganevaro  et  Frôla  ;  quatre  départemens 
avaient  gardé  leurs  anciens  titulaires,  qui  étaient  M.  di  Rudini  lui- 
même,  M.  Luzzatti,  M.  Branca  et  le  général  di  San  Marzano. 

Telle  était  la  cinquième  combinaison  di  Rudini.  Elle  avait  reçu 
de  la  presse  un  accueil  assez  froid,  soit  que  l'on  mît  en  parallèle,  au 
désavantage  des  nouveaux  venus,  la  valeur  des  uns  et  des  autres, 
soit  que  l'on  fit  observer  que  le  ministère  remanié,  étant,  ainsi  que 
le  précédent,  composé  d'hommes  de  partis  opposés,  portait  en  lui  le 
germe  des  mêmes  discordes,  commencement  de  la  même  fin.  Des 
organes  de  la  modération  et  de  l'autorité  de  la  Rassegna  nazionale  dé- 
nonçaient un  tel  système  de  va-et-^ient,  de  concessions  et  de  com- 
promissions, de  conciliation  des  inconciliables,  de  commutation  et 
de  transmutation  des  opinions,  comme  la  ruine  de  toute  adminis- 
tration et  la  négation  de  tout  régime  constitutionnel.  Mal  qui,  sans 
doute,  ne  date  pas  d'aujourd'hui,  mais  qui  précipite  la  décadence, 
déplorable,  pour  la  Rassegna,  autant  qu'incontestable,  de  ce  que  l'on 
qualifiait  de  gouvernement  parlementaire.  Ce  n'est  pas  que  MM.  Cap- 
pelli, Ganevaro,  Gremona  et  autres  ne  pussent  tenir  honorablement 
leur  place  dans  un  ministère  :  quelques-uns  d'entre  eux  avaient  déjà 
fait  leurs  preuves,  et  tous,  au  besoin,  les  eussent  faites,  brillantes  ou 
suffisantes  :  au  rebours  de  ce  qui  arrive  souvent,  ce  n'étaient  point  ici 
les  ministres  qui  retiraient  de  la  force  au  ministère,  mais  bien  le 
ministère,  dans  les  conditions  où  il  se  formait,  qui  rendait  inutile  la 
bonne  volonté  des  ministres.  «  En  temps  ordinaire,  ajoutait  la  Rasse- 
gna nazionale,  ils  eussent  pu,  comme  d'autres,  gouverner  pour  le  bien 
du  pays,  mais  sommes-nous  donc  en  un  temps  ordinaire?  »  Étant  ce 
qu'il  était,  le  cabinet  pouvait-il  prendre  l'initiative  des  réformes  poli- 
tiques et  économiques  urgentes?  Pouvait- il  conseiller  au  roi  la  disso- 
lution et  l'appel  au  pays,  en  cas  de  conflit,  dès  sa  rencontre  avec  le 
parlement?  Le  pouvait-il,  sa  solidité,  sa  stabilité  étant  faites  d'une 
seule  chose,  de  la  faiblesse  d'une  opposition  trop  di^isée  pour  être 
active  et  efficace?  Comment,  en  effet,  et  sur  quoi  penseraient  ensemble 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Sonnino-Sidney  et  M.  Colombo,  M.  Alessandro  Fortis  et  M.  Pri- 
netti,  M.  Baccelli  et  M.  Giolitti  ?  Aussi  pensaient-ils  difTéremment, 
marchaient-ils  chacun  de  leur  côté,  et  encore  ne  marchaient-ils  guère, 
à  cause  de  la  saison  qui  fait  le  vide  et  de  la  chaleur  qui  devient  intolé- 
rable dans  la  salle,  en  bois  et  en  verre,  de  Montecitorio.  Le  ministère 
avait  donc  malgré  tout  une  chance  de  passer  l'été  et  de  vivre  au  moins 
jusqu'à  la  rentrée  de  novembre.  Mais  le  marquis  di  Rudini,  interro- 
geant les  augures,  ne  l'a  pas  cru,  ou,  songeant  à  ce  que  serait  cette 
vie,  ne  l'a  pas  voulu. 

Il  avait,  pourtant,  préparé  difTérens  projets.  Une  première  série 
était  destinée  à  combattre  les  théories  et  à  empêcher  l'organisation  des 
«  forces  subversives  ».  Reste  à  savoir  au  juste  ce  qu'il  entendait  par 
là;  s'il  avait  là-dessus  les  idées  de  M.  Zanardelli,  ou  celles  de  M.  Vis- 
conti-Venosta,  ou  celles  de  tous  deux  à  la  fois  ;  et  ce  qui  pour  lui  était 
l'ennemi,  à  moins  qu'il  n'aperçût  des  ennemis  partout.  La  seconde 
série  avait  pour  objet  «  d'adoucir  les  pires  souffrances  économiques 
du  pays  »;  et  est -il  besoin  de  dire  que  dans  le  monde  moderne,  en 
Italie  comme  ailleurs,  dans  l'Italie  méridionale  plus  encore,  peut-être, 
çu'ailleurs,  la  triste  humanité  n'a  que  le  choix  entre  ces  souffrances? 
A  la  première  série  se  rattachaient  des  modifications,  retouches,  res- 
trictions aux  lois  en  \igueur  sur  les  associations,  sur  le  domicile 
forcé,  sur  la  presse;  à  la  seconde,  l'aboUtion  de  l'octroi  dans  les  petites 
villes  ;  la  restitution  des  petites  propriétés  saisies  par  le  fisc  pour  non- 
paiement  des  cotes  minimes  d'impôt,  —  en  Sardaigne  et  dans  le  Midi, 
ces  petites  propriétés  séquestrées  au  profit  (faut-U  vraiment  dire  :  au 
profit?)  de  l'État  sont  si  nombreuses  que,  pour  que  l'émigration  ne 
soit  pas  l'unique  ressource,  le  brigandage  y  doit  redevenir  un  métier; 
—  enfin,  l'augmentation  de  la  portion  congrue  des  curés  de  campagne, 
comme  si  le  bas  clergé,  atteint,  lui  aussi,  par  toutes  sortes  de  souf- 
frances économiques,  et  aussi  malheureux  que  les  plus  misérables, 
était  prêt  à  fournir  des  cadres  à  cette  Jacquerie  qui  se  levait. 

Et  certes,  il  eût  été  bon,  tandis  que  les  tribunaux  miUtaires  distri- 
buaient sévèrement  les  peines,  de  parler  d'autre  chose  que  de  chàti- 
mens,  de  prévoir  et  de  prévenir.  Mais  le  marquis  di  Rudini,  ayant  châtié 
durement,  se  voyant  mourir  en  odeur  de  réaction  et  de  dictature,  a 
estimé  que  la  Chambre  n'était  pas  en  état  de  l'écouter,  et  il  a  pré- 
féré ne  pas  lui  tenir  un  discours  qui  eût  été  perdu.  Outre  la  crainte, 
fort  légitime,  d'être  mis  dans  une  posture  qui  lui  interdirait  pour  un 
temps  tout  retour  au  pouvoir,  en  a-t-il  eu  quelque  motif  qu'il  n'a  pas 
cru  devoir  publier?  Il  se  peut;  ce  qui  ne  se  peut  pas,  c'est  qu'il  ait 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  253 

manqué  de  courage  ou  de  calme.  La  situation  avait  beau  être  grave; 
même  quasi  révolutionnaire,  et  même  tout  à  fait  révolutionnaire, 
elle  n'eût  pas  été  pour  efTrayer  un  homme  qui,  à  ses  débuts,  préfet 
de  Palerme,  avait  eu  à  soutenir  une  guerre  de  rues  et  à  vaincre  une 
insurrection;  qui  l'avait  fait  avec  un  sang-froid,  un  flegme  demeurés 
légendaires;  auquel  on  était  venu  raconter,  pendant  l'action,  que 
sa  maison  brûlait,  et  qui  s'était  contenté  de  répondre  :  «  Ce  qui  me 
fâche  le  plus,  c'est  que  j'y  avais  le  testament  de  mon  père  et  que  j'y 
tenais  beaucoup.  »  Devant  une  grande  résolution  à  prendre,  à  peine  si 
un  mouvement  plus  brusque  eût  fait  choir  son  monocle  ou  dérangé 
un  fil  de  sa  longue  barbe  blonde.  Ce  n'est  donc  pas  à  cause  de  ce  qu'il 
avait  en  face  de  lui  que  M.  di  Rudini  a  démissionné  ;  du  moins,  ce 
n'eût  pas  été  à  cause  de  cela,  s'il  eût  été  sûr  de  ce  qu'il  avait  derrière 
lui  et  à  côté  de  lui.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  parti,  et  il  ne  s'est  plus 
agi  que  de  lui  donner  un  successeur.  Mais,  pour  être  toat  simple,  c'est 
ce  qui  n'était  point  du  tout  aisé. 

Qui  allait  recueillir  cet  héritage  peu  disputé  ?  Avant  d'en  arriver  au 
général  Pelloux,  on  avait  prononcé  et  examiné  plusieurs  noms,  entre 
autres  ceux  de  M.  Fiuali,  de  M.  Visconti-Venosta,  de  M.  Sonnino- 
Sidney.  En  Itahe  comme  en  France,  tout  est  à  la  «  concentration  »,  à  la 
«  concihation  »,  à  «  l'union  »  :  avec  quatre  présidens  possibles,  c'était 
un  seul  et  même  ministère  :  il  n'y  avait  de  différences  que  des  nuances, 
et  ces  nuances  tiennent  surtout  aux  personnes.  Chacune  d'elles  a  ses 
mérites,  et  toutes  ont  des  mérites  éminens.  —  Le  sénateur  Gaspare 
Finali,  qui  fut  ministre  des  Travaux  publics  en  1890-1891,  est  depuis 
cette  époque  président  de  la  Cour  des  comptes;  on  rend  un  hom- 
mage unanime  à  son  caractère,  à  sa  science  et  à  son  talent.  Humaniste 
réputé  parmi  les  délicats,  il  est,  par  ses  goûts  mêmes,  un  magistrat  de 
la  vieille  roche,  et  si  jadis  il  s'amusa  à  traduire  en  latin  classique  les 
passages  les  plus  saillans  des  discours  de  M.  Crispi,  c'est  une  distrac- 
tion bien  innocente,  et  de  quoi  l'on  ne  saurait  lui  garder  rancune. 
Il  a  occupé  avec  une  distinction  rare  tous  les  emplois  où  la  fortune 
l'a  appelé,  au  cours  d'une  longue  carrière,  et  il  n'est  pas  jusqu'à 
son  optimisme  naturel  qui  n'eût  contribué  à  faire  de  lui,  dans  les  em- 
barras de  l'heure  présente,  l'homme  de  la  cii'constance.  Ce  n'est 
pas,  comme  M.  ZanardelU,  un  intransigeant  et  son  penchant  l'éloigné 
de  tous  les  extrêmes.  —  De  M.  Visconti-Venosta,  rien  à  dire,  sinon 
que  l'Italie  n'avait  pas  eu,  depuis  Cavour,  un  ministre  des  Affaires 
étrangères  qui  ait  autant  que  lui  fait  figure  dans  la  politique  euro- 
péenne :  qui  ait  autant  que  lui  contribué,  tout  en  restant  lidèle  aux 


254  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

alliances  de  l'Italie,  à  en  arrondir  les  angles  et  comme  à  en  émousser 
le  tranchant  ;  qui  ait  eu,  au  même  degré,  la  mesure  et  la  suite  dans 
les  desseins;  qui  ait  plus  courageusement  remis  au  point  des  ambitions 
prématurées;  et,  du  moins  au  dehors,  son  arrivée  aux  affaires  eût 
apaisé  toutes  les  inquiétudes,  sans  en  faire  naître  aucune.  —  M.  Son- 
nino,  il  n'y  a  pas  dix  ans,  menait  campagne  contre  M.  Crispi,  avec 
beaucoup  d'entrain,  de  mordant  et  de  verve.  Encore  qu'il  eût  déjà 
atteint  la  quarantaine,  ce  n'était  alors  qu'un  jeune  homme  qui  donnait 
de  [grandes  espérances.  Dans  l'entre-temps,  il  a  été  ministre,  sous  le 
même  M.  Crispi;  et  les  espérances  qu'il  faisait  concevoir,  on  ne  sau- 
rait prétendre  qu'il  les  ait  démenties.  Le  compagnon  de  ses  études,  son 
parent  [et  ami,  M.  Franchelti,  nous  a  expliqué  comment  il  est  A'enu, 
lui,  Franchetti,  du  «  ministérialisme  à  l'opposition  »  :  le  baron  Son- 
nino-Sidney  ne  nous  a  pas  dit  pourquoi  il  avait  fait  le  chemin  en  sens 
contraire  et  comment  il  était  allé  «  de  l'opposition  au  ministéria- 
lisme »  ;  mais  c'est  une  explication  que,  sans  doute,  il  ne  nous  devait 
pas  ;  et  il  suffit  qu'il  ait  été,  comme  il  l'a  été,  un  financier  expert  et 
un  politique  avisé  pour  que  l'on  ne  s'étonne  pas  de  voir  le  roi  et  l'Italie 
compter  sur  lui. 

Le  général  Pelloux,  qui  l'emporte,  est  un  général,  mais  un  général 
italien,  en  qui,  comme  en  beaucoup  de  ses  camarades,  il  y  a  l'étoffe 
d'un  diplomate.  Le  ministère  le  moins  militaire  qui  pût  être  fait  en  ce 
moment  à  Rome,  on  peut  être  sûr  que  c'est  lui  qui  l'a  fait.  Bien  qu'il 
ait  pris  pour  lui  le  portefeuille  de  l'Intérieur,  laissé  la  Guerre  au  géné- 
ral di  San  Marzano,  et  mis  aux  Affaires  étrangères  l'amiral  Canevaro,  — 
en  souvenir,  probablement,  de  la  Crète  et  comme  gage  au  concert 
européen,  —  il  a  par  compensation,  ôté  les  Travaux  publics  au  gé- 
néral Afan  de  Rivera,  et  il  n'y  aura  toujours  dans  le  cabinet  que  trois 
officiers  généraux,  de  terre  ou  de  mer;  quatre,  y  compris  le  ministre 
de  la  Marine.  Mais  tant  de  ministres'militaires  ne  font  pas  un  minis- 
tère réellement  et  pleinement  militaire.  Et  la  raison  en  est,  sans  la 
chercher  plus  loin,  que  justement  parce  qu'U  est  général,  plus  que 
n'importe  qui,  le  général  Pelloux  doit  avoir  soin  de  ne  pas  imprimera 
son  cabinet  une  allure  trop  énergique  ;  en  retour,  le  seul  fait  de  por- 
ter le  sabre  le  dispensera  sans  doute  de  le  tirer.  Il  pourra,  mieux  qu'un 
ministre  ci"\àl,  supprimer  l'état  de  siège  et  se  passer  des  lois  d'excep- 
tion présentées  par  le  marquis  di  Rudini,  de  lois  draconiennes  sur  les 
associations,  la  presse  et  le  domicile  forcé.  Quant  aux  projets  de 
réformes  économiques,  s'il  est  sage,  il  les  maintiendra.  Mater  l'émeute 
est  bien  ;  se  débarrasser  des  meneurs  en  les  frappant  de  plusieurs 


\ 


REVUE.  —  chromqi;e.  255 

années  de  réclusion  est  utile  et  peut-être  juste  ;  mais  le  mieux  est 
encore  d'enlever  à  l'émeute  le  plus  possible  de  causes  ou  de  pré- 
textes. Il  ne  faut  pas  voir  partout  des  conspirations,  —  anarchistes  ou 
cléricales;  —  le  plus  redoutable  des  conspirateurs,  aujourd'hui,  en 
tout  pays,  c'est  la  misère;  et  le  moyen  le  moins  incertain  de  déjouer 
les  entreprises  antisociales,  c'est,  par  conséquent,  de  faire,  si  l'on  le 
peut,  une  politique  vraiment  et  équitablement  sociale.  En  ce  point 
s'accordent  l'intérêt  des  peuples  et  celui  des  gouvernemens  ;  —  ce 
qui  quelquefois  veut  dire  plus  que  l'intérêt  d'un  ministère. 

On  vient  de  procéder,  dans  tout  l'Empire,  aux  élections  pour  le 
renouvellement  du  Reichstag  allemand.  D'une  manière  générale,  les 
partis  conservent  leurs  positions.  Le  Centre  catholique  est,  comme 
auparavant,  l'arbitre  de  la  politique  ;  numériquement,  il  est  tout  aussi 
fort,  s'il  a  perdu  quelques-uns  de  ses  chefs,  et  s'il  s'est  «  impérialisé  ». 
Les  «  partis  de  l'ordre  »,  qui,  en  cette  qualité,  s'étaient  longtemps  aban- 
donnés, jalousés  et  déchirés  les  uns  les  autres,  ont  fini,  au  second 
tour,  par  contracter  une  alliance  défensive.  Le  résultat  le  plus  clair 
en  a  été  non  pas  certes  un  recul,  mais  un  temps  d'arrêt,  dans  l'en- 
vahissement de  l'Allemagne  par  le  sociaHsme.  Les  socialistes  avaient 
des  candidats  dans  toutes  ou  presque  toutes  les  circonscriptions  (396 
sur  397).  Le  premier  tour  leur  avait  donné  32  mandats  et  ils  comp- 
taient, après  les  ballottages,  en  avoir  en  tout  70.  Ils  n'en  auront  que  56. 
Le  gain  est  moindre  qu'Us  n'espéraient,  et  les  progressistes  (ce  sont 
les  «  radicaux  »  de  l'Allemagne)  ont  profité  de  l'écart.  Le  sociaUsme  a 
subi,  çà  et  là,  des  échecs  auxquels  il  sera  très  sensible  :  il  a  été  chassé 
de  trois  circonscriptions  de  Berlin  sur  six,  de  Stettin,  de  Dortmund, 
de  Solingen  et  de  Brandebourg.  On  dirait  que  le  phénomène  est  inter- 
national, comme  la  théorie  se  vante  de  l'être,  et  que  le  socialisme 
tend  déjà  à  décroître  dans  les  grandes  villes  ;  que  d'industriel  il  devient 
rural,  sans  en  devenir,  —  loin  de  là,  —  moins  menaçant.  Si,  par  un 
artifice  de  géographie  électorale,  les  socialistes  n'occupent,  en  effet, 
qu'un  huitième  des  sièges,  ils  obtiennent  en\dron  le  quart  des  suf- 
frages; et  le  nombre  absolu  ne  cesse  d'en  augmenter  :  1400000  en 
1890;  1768  000  en  1893;  cette  année,  plus  de  deux  millions. 

La  guerre  entre  les  États-Unis  et  l'Espagne  poursuit  ses  vicissi- 
tudes ou  plutôt  se  poursuit  sans  vicissitudes.  Les  événemens  ne  se 
précipitent  pas,  mais  ils  marchent.  Les  troupes  américaines,  débar- 
quées à  Cuba,  investissent  ou  pressent  Santiago;  elles  n'ont  pas 


2S6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

encore  \dlle  gagnée,  mais  il  semble  que  ni  l'amiral  Cervera,  ni  le 
général  Linarès,  quand  même  il  serait  secouru  à  temps  par  le  généraj 
Pando,  accouru  de  Holguin,  puissent  rompre  le  cercle  qui  d'étape  en 
étape  se  resserre  autour  d'eux.  Et,  à  coup  sûr  encore,  Santiago  pris, 
les  Américains  ne  tiennent  point  toute  l'île,  où  il  reste  cent  cinquante 
mille  soldats  réguliers  et  cinquante  mille  volontaires  aguerris.  Mais 
l'effet  moral,  en  Espagne,  serait  terrible  :  déjà  une  certaine  lassitude, 
un  certain  accablement  sous  la  fatalité  se  fait  jour,  accompagné  des 
suspicions  ordinaires  et  des  ordinaires  récriminations.  M.  Sagasta  a 
suspendu  la  session  des  Cortès,  qui  se  sont  séparées  au  milieu  d'un 
violent  tumulte.  Les  derniers  mots  entendus  à  la  Chambre  ont  été  dits 
par  M.  Salmeron,  ancien  président  du  pouvoir  exécutif  ou  président 
de  la  République  espagnole ,  et  c'était  pour  rendre  «  la  monarchie 
responsable  des  malheurs  de  la  patrie  ».  Avant  lui,  M.  Castelar,  ancien 
président  de  la  République,  lui  aussi,  n'avait  pas  craint  de  faire  re- 
monter ces  responsabihtés  plus  haut  que  le  ministère  Sagasta  ou  le 
ministère  Canovas.  On  le  sait  trop  :  don  Nicolas  Salmeron  et  don 
Emiho  Castelar  parlent  un  peu  imprudemment  des  fautes  de  la  mo- 
narchie ;  leur  propre  histoire  fournirait  de  quoi  leur  répondre.  Mais 
un  jour  d'infortune,  amère  comme  celle  qui  accable  l'Espagne,  aboht, 
dans  l'esprit  et  le  cœur  d'une  nation,  vingt  ans  de  tranquillité  com- 
plète et  de  prospérité  relative.  Don  Carlos,  d'autre  part,  se  sent  bientôt 
à  bout  de  patience  et  de  chevalerie.  M.  Canovas  est  mort.  Le  petit  roi 
faisait  hier  sa  première  communion,  dans  la  chapelle  du  palais,  et  le 
prêtre  l'inAÏtait  à  prier  pour  l'armée  cl  pour  le  pays...  Cependant 
l'escadre  de  réserve,  sous  le  commandement  de  l'amiral  Camara, 
emportant  la  suprême  chance  de  l'Espagne,  est  en  route  vers  les 
Philippines,  où  elle  arrivera,  si  tout  la  favorise,  dans  la  seconde  quin- 
zaine de  juillet...  Or,  la  seconde  quinzaine  de  juillet  est  bien  loin. 

Lharles  Benoist. 

Le  Directeur-gérant, 
F.  Brunetikre. 


DANS  LES  ROSES 


4 
DEUXIÈME   PARTIE  (1) 


VI 

On  touchait  à  la  mi-janvier.  —  A  cette  époque  'de  la  morte 
saison,  Saint-Saviol  hiverne  et  s'endort  d'un  sommeil  de  mar- 
motte. Parmi  les  pépinières  effeuillées,  dans  les  roseraies  et  les 
fraisières,  le  travail  chôme.  De  tournoyans  vols  de  corbeaux 
planent  seuls  sur  la  campagne  morfondue.  Les  routes  boueuses 
sont  quasi  désertes  ;  au  fond  de  leurs  boutiques,  derrière  les  vi- 
trines embuées  d'humidité,  les  commerçans  désœuvrés  prennent 
des  attitudes  assoupies.  Sitôt  le  soir  venu,  les  volets  se  ferment 
et  les  devantures  sont  closes.  Le  silence  nocturne  n'est  troublé 
que  par  le  sifilcment  des  trains  du  chemin  de  fer  de  Limours  et 
le  roulement  lointain  des  voitures  de  maraîchers  sur  la  route 
d'Orléans.  —  La  journée  avait  été  particulièrement  brumeuse  et 
la  nuit  s'annonçait  comme  devant  être  plus  maussade  encore.  Une 
pluie  mêlée  de  ^a*ésil  fouettait  les  tilleuls  dénudés  de  la  place  des 
Quinconces,  où  la  flamme  des  becs  de  gaz,  comme  affolée,  trem- 
blotait au  vent  du  nord-ouest.  Au  milieu  des  façades  noires,  deux 
établissemens  seuls  demeuraient  éclairés  et  projetaient  sur  la 
chaussée  une  blafarde  lumière  :  l'hôtel  du  Panier  Fleuri  et  le  calé 
Munerel,  où  quelques  amateurs  de  billard  jouaient  une  poule  au 
gibier. 

Hue  de  l'Église,  dans  sa  salle  à  manger  du  rez-de-chaussée, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l»"  juillet. 

TOME  CXLVIII.   —   1898.  17 


2u8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

près  d'un  brasillant  feu  de  coke,  Eloi  Touchebœuf,  vêtu  d'un  gros 
gilet  de  lain«  brune,  cbaussé  de  galoches,  les  mains  croisées  sur 
l'abdomen,  se  dodelinait  au  fond  d'un  vieux  fauteuil  Voltaire, 
tandis  que  Sabine  achevait  de  lui  lire  le  Petit  Journal.  Trois  coups 
discrets  frappés  du  dehors  sur  les  volets  de  tôle  interrompirent 
la  lecture  et  tirèrent  brusquement  le  marchand  do  grains  de  sa 
demi-somnolence.  Il  se  leva,  alla  lui-même  ouvrir  et  introduisit 
dans  la  salle  deux  do  ses  collègues  du  conseil  municipal  :  le 
pharmacien  Blouet,  adjoint,  et  Odoul,  le  marchand  de  bois. 
Boutonnés  hermétiquement,  le  col^  relevé,  engoncés  jusqu'au 
menton  en  des  cache-nez  de  laine  tricotée,  ils  entrèrent  en  mau- 
gréant contre  la  bise  et  la  neige  fondue.  Quand  ils  eurent  en- 
levé leurs  pardessus  mouillés  et  se  furent  approchés  de  la  grille, 
Touchebœuf  ordonna  à  sa  nièce  d'apporter  la  bouteille  de  co- 
gnac et  des  verres;  dès  qu'elle  eut  tout  installé  sur  la  table,  il 
ajouta  : 

—  Maintenant,  ma  fille,  nous  n'avons  plus  besoin  de  toi,  va 
te  coucher  et  dis  à  Philomène  d'en  faire  autant. 

Sabine,  que  la  société  des  deux  conseillers  amusait  médiocre- 
ment, s'empressa  d'obéir  et  souhaita  le  bonsoir  à  la  compagnie. 

Après  le  départ  de  la  jeune  fille,  le  pharmacien  prit  une 
chaise  et  tendit  vers  la  grille  ses  bottines  fumantes. 

—  On  est  mieux  ici  que  dehors,  soupira-t-il...  N'empêche, 
si  ce  n'avait  été  pour  vous,  Touchebœuf,  je  serais  volontiers 
resté  dans  mon  oflicine,  au  lieu  de  braver  l'intempérie  de  la 
saison. 

Blouet,  brun,  maigre  et  sec,  était  vêtu  d'un  veston  bleu  et 
portait  une  cravate  cramoisie,  épinglée  d'un  camée  représentant 
un  Esculape.  11  avait  les  oreilles  rouges,  le  nez  proéminent  et 
des  yeux  égrillards.  Beau  diseur,  content  de  lui ,  il  caressait 
complaisamment  sa  barbe  en  éventail,  en  s'écoulant  parler. 
Odoul,  au  contraire,  affectait  une  austérité  chagrine  et  une  tenue 
négligée.  Obèse,  trapu,  bas  sur  jambes,  cravaté  de  noir,  enfoui 
dans  une  ample  redingote  dont  les  pans  balayaient  ses  bottes, 
noir  de  cheveux,  noir  de  peau,  il  avait  la  face  taillée  à  coups  de 
serpe,  les  sourcils  bourrus,  la  mine  tantôt  bougonne  et  tantôt 
obséquieuse,  selon  les  circonstances.  Originaire  du  Cantal,  il 
conservait  l'accent  de  sa  montagne  et  cachait  sous  ses  façons 
rudes,  sous  ses  allures  lourdes,  la  malice  sournoise  du  paysan 
auvergnat.  Membre  du  conseil  de  fabrique,  il  affectait  un  catho- 


DANS    LES    ROSES.  259 

licisme  intransigeant  et  représentait  Texlrôme  droite  au  conseil 
municipal. 

—  Nous  sommes  venus  à  votre  appel,  monsieur  Touchebœuf, 
dit-il  de  sa  voix  pesante  et  sourdement  martelée;  quoi  de 
nouveau  ? 

Touchebœuf,  qui  emplissait  les  petits  verres,  releva  la  tête, 
coula  un  regard  finaud  vers  ses  collègues  et  repartit  : 

—  Je  vous  remercie,  messieurs. . .  Mais  d'abord,  buvons  un  coup 
de  cognac;  par  ce  temps  de  chien,  il  faut  se  réchaufTer  l'intérieur. 

On  trinqua,  on  dégusta  le  cognac  avec  de  savans  clappemens 
de  langue,  puis  le  marchand  de  fourrages,  après  s'être  essuyé  la 
bouche  d'un  revers  de  main,  dit  en  s'asseyant  : 

—  Messieurs,  parlons  peu  et  parlons  bien...  Les  élections  mu- 
nicipales auront  lieu  en  avril  prochain  et  la  première  besogne  du 
conseil  sera  de  procéder  à  la  nomination  d'un  nouveau  maire, 
car  le  père  Delory  ne  se  représente  pas...  Avez- vous  un  candidat? 

—  On  prétend,  insinua  le  pharmacien,  que  Firmin  Charmois 
convoite  la  mairie  et  qu'il  a  des  chances. 

—  Croyez- vous?  grommela  Odoul...  Quant  à  moi,  si  je  suis 
réélu,  je  ne  voterai  pas  pour  Charmois,  je  le  soupçonne  d'être 
franc-maçon  et  je  le  crois  homme  à  pactiser  avec  les  radicaux... 
Qu'en  pensez-vous,  monsieur  Touchebœuf? 

—  Mon  Dieu,  opina  à  son  tour  le  marchand  de  grains,  je  re- 
connais que  Charmois  n'est  pas  sans  valeur;  il  est  intelligent  et  il 
a  de  la  poigne  ;  seulement  il  est  autoritaire  et  cherche  trop  à  tirer 
à  lui  la  couverture...  S'il  est  nommé,  nous  ne  serons  plus  maîtres 
chez  nous...  Il  serait  donc  utile  de  nous  entendre  dès  maintenant 
pour  lui  opposer  quelqu'un  de  sérieux. 

—  D'accord,  mais  qui?  voilà  le  chiendent!  objecta  Blouet... 
Des  administrateurs  capables,  on  n'en  remue  pas  à  la  peile,  et, 
parmi  les  fortes  têtes  du  conseil,  connaissez-vous  beaucoup  de 
gens  qui  se  soucient  de  ceindre  l'écharpe?...  Vous,  Odoul,  vous 
met  triez- vous  sur  les  rangs? 

—  Moi?...  Je  ne  puis  pas...  Je  n'ai  ni  le  temps  ni  les  moyens 
nécessaires... 

—  En  voyez-vous  d'autres? 

—  Eh!  eh!  une  supposition...  Si  M.  Touchebœuf  était  consen- 
tant, ce  serait  un  excellent  maire...  Il  est  indépendant,  riche  et 
influent...  Sous  tous  les  rapports,  il  damerait  le  pion  à  Charmois. 

Le  marchand  de  grains  ébaucha  une  moue  dédaigneusi^  en 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avançant  sa  lippe  inférieure  et  répondit  avec  un  salut  ironique  : 

—  Serviteur!  monsieur  Odoul,  je  vous  suis  très  reconnais- 
sant des  qualités  que  vous  voulez  bien  me  prêter;  mais  je  n'ai  pas 
d'ambition,  moi;  j'ai  toujours  refusé  la  mairie,  parce  que  je 
n'aime  pas  à  me  mettre  en  avant. 

—  Il  y  a,  interrompit  Odoul,  des  sacrifices  nécessaires...  Sur- 
tout quand  il  s'agit  de  combattre  un  homme  dangereux... 

—  Allons,  Touchebœuf,  un  bon  mouvement!  ajouta  le  phar- 
macien. 

—  Je  ne  désire  pas  la  mairie,  je  le  répète,  répliqua  Eloi  avec 
une  fausse  bonhomie. ..Néanmoins, s'il  ne  se  présentait  pasd'autre 
amateur  et  s'il  y  avait  nécessité...  En  ce  cas,  messieurs,  et  à  mon 
corps  défendant,  j'accepterais  l'écharpe,  afin  de  préserver  la  com- 
mune de  la  tyrannie  de  Firmin  Cliarmois. 

—  A  la  bonne  heure!  s'écria  Odoul,  les  gens  bien  pensans 
vous  sauront  gré  de  votre  dévouement. 

—  C'est  parfait,  reprit  le  pharmacien,  pourtant  ne  nous  illu- 
sionnons pas,  messieurs  ! . . .  Charmois,  maintenant  qu'il  est  décoré, 
aura  de  nombreux  partisans  et  il  ne  sera  pas  facile  de  l'évincer 
du  conseil... 

Touchebœuf  secoua  la  tète,  une  lueur  narquoise  passa  dans 
ses  yeux  et  ses  lèvres  émirent  une  succession  de  sons  inarticulés, 
pareils  à  ceux  de  la  huppe  : 

—  Pou  !  pou  !  pou  !...  Nous  ne  chercherons  pas  à  l'évincer,  ce 
qui  serait  une  sottise...  Nous  le  maintiendrons  sur  notre  liste,  au 
contraire...  Puis,  monsieur  Odoul  ou  vous,  Blouet,  vous  formerez 
une  seconde  liste  oti  vous  porterez  nos  amis  et  d'où  vous  élimi- 
nerez les  partisans  de  Charmois...  Celui-ci,  sûr  de  passer,  ne 
nous  mettra  pas  de  bâtons  dans  les  roues...  Une  fois  le  conseil 
élu,  comme  nous  aurons  la  majorité,  nous  choisirons  le  maire 
qui  nous  plaira  et  le  rosiériste  restera  sur  le  carreau...  Voilà  le 
plan  !  Je  connais  mon  Charmois,  il  est  orgueilleux  comme  un 
paon;  s'il  n'a  pas  la  mairie,  il  donnera  sa  démission  de  con- 
seiller, et  nous  en  serons  débarrassés...  qu'en  pensez-vous? 

—  Bravo,  Touchebœuf!  s'exclama  le  pharmacien,  vous  êtes 
un  fin  diplomate  ! 

—  Je  ne  sais  pas  si  je  suis  un  diplomate,  répliqua  le  mar- 
chand de  grains,  avec  un  clignement  d'yeux  significatif  et  un  ri- 
canement aigu,  mais  je  suis  un  vieux  singe,  et  quand  on  s'attaque 
à  moi,  j'ai  bec  et  ongles  pour  me  défendre. 


DANS    LES    ROSES,  261 

—  Monsieur  Touchebœuf,  vous  pouvez  compter  sur  ma  voix, 
déclara  obséquieusement  Odoul,  plein  d'une  crainte  respectueuse 
pour  ce  diable  d'homme  si  ingénieusement  vindicatif. 

—  Sur  la  mienne  aussi  !  ajouta  Blouct. 

—  Entendons-nous!  stipula  Touchebœuf...  Si  j'accepte  la 
mairie  lors  du  futur  renouvellement,  c'est  autant  dans  votre  in- 
térêt que  dans  le  mien.  Il  s'agit  de  flanquer  par  terre  un  gêneur, 
que  nous  n'aimons  ni  les  uns  ni  les  autres.  Par  conséquent,  il 
faut  que  chacun  de  vous  se  mette  bien  en  tète  qu'en  combattant 
Charmois,  il  se  rend  surtout  service  à  lui-môme.  Dès  demain, 
vous  entrerez  en  campagne  et  vous  manœuvrerez  près  de  vos  amis 
pour  les  détacher  du  rosiériste;  moi,  de  mon  côté,  je  vous  pro- 
mets de  ne  pas  me  croiser  les  bras...  Est-ce  compris? 

Ils  acquiescèrent  chaudement  et  l'alliance  fut  ratifiée  par  une 
triple  poignée  de  mains.  Puis  Touchebœuf  remplit  de  nouveau 
les  petits  verres  et  de  nouveau  on  trinqua. 

—  Charmois  sera  battu  à  plate  couture!  affirma  Blouet. 

—  Je  bois  à  notre  futur  maire!  dit  Odoul  en  salaant. 

—  Pas  si  haut,  recommanda  le  marchand  de  grains  en  dési- 
gnant les  fenêtres,  on  pourrait  nous  entendre  du  dehors  et  il  ne 
faut  pas  qu'on  se  doute  que  nous  nous  sommes  vus  ce  soir.  Je 
vais  vous  accompagner  jusque  sous  le  porche. 

Les  deux  visiteurs  rendossèrent  leur  paletot,  s'enroulèrent 
dans  leur  cache-nez  et,  une  fois  le  battant  du  porche  entre- 
bâillé, filèrent  avec  précaution,  après  s'être  assurés  que  la  rue 
était  absolument  déserte. 

Resté  seul,  Touchebœuf  poussa  les  verrous  et  rentra  en  sifflo- 
tant, avec  la  conscience  de  n'avoir  pas  perdu  sa  soirée.  Depuis 
le  moment  où,  sous  la  tente  du  bal  Collet,  l'oncle  de  Sabine  avait 
appris  la  trahison  de  Charmois,  sa  pensée  dominante  était  un  vio- 
lent désir  de  vengeance.  Il  employait  ses  loisirs  à  préparer  sa 
revanche  ;  la  nuit,  il  en  rêvait  ;  le  jour,  il  s'occupait  ci  en  rassem- 
bler les  élémens  fil  par  fil,  et  à  les  nouer  comme  les  mailles  d'un 
rets  mystérieux,  destiné  à  enserrer  son  ancien  copain,  devenu  son 
ennemi.  Avec  une  opiniâtre  persévérance,  il  méditait  de  détruire  . 
pièce  à  pièce  les  plus  chères  espérances  de  Charmois.  Il  avait 
commencé  par  s'attaquer  à  l'amour  de  Désiré  pour  Sabine  et  à 
coupera  la  racine  leurs  projets  de  mariage.  En  rompant  toute  re- 
lation entre  les  deux  jeunes  gens  et  en  exerçant  une  (jiiotidionne 
surveillance  sur  sa  nièce,  il  y  avait  réussi  ;  il  le  croyait,  du  moins. 


262  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Satisfait  sur  ce  point  et  enchanté  de  tourmenter  le  père  en  le 
rendant  témoin  des  chagrins  de  son  fils,  il  cherchait  maintenant 
les  moyens  de  lui  porter  un  coup  plus  direct  et  plus  cruel.  Do 
temps  à  autre,  comme  il  l'avait  fait  avec  le  pharmacien  Blouet  et 
avec  Odoul,  il  attirait  chez  lui  clandestinement  deux  ou  trois 
conseillers,  les  tournait  et  les  retournait  adroitement  et  finissait 
par  les  endoctriner.  Fragment  par  fragment,  il  enrôlait  contre 
Gharmois  la  majorité  du  corps  municipal  et  lui  aliénait  les 
bonnes  grâces  d'un  grand  nombre  de  ses  collègues.  Tl  se  promettait 
d'agir  de  même  en  sourdine  sur  les  électeurs  les  plus  notables  et 
les  plus  imprégnés  de  l'esprit  de  conservation.  Il  projetait  d'isoler 
ainsi  peu  à  peu  son  rival  et  de  le  mettre  en  quarantaine,  en  le 
brouillant  avec  ses  plus  fidèles  amis.  «  Le  fin  du  lin,  songeait-il 
cette  nuit  môme,  en  se  roulant  dans  ses  couvertures  tandis  que  la 
pluie  fouettait  les  volets,  le  comble  serait  de  gagner  à  notre  parti 
l'un  de  ses  gendres...  Eh!  ehl  ça  pourrait  bien  arriver  \in  de  ces 
jours,  en  s'y  prenant  adroitement...  » 

Il  ne  croyait  point  pronostiquer  si  juste.  Précisément,  le  len- 
demain matin,  au  moment  où  il  était  en  train  d'huiler  lui-môme 
les  gonds  de  sa  porte  cochère,  il  fut  croisé  dans  le  couloir  par  sa 
locataire,  M"^  Léontine  Lavaur. 

Un  peu  vexé  d'être  surpris  en  gilet  de  laine  et  eii  sabots  par 
la  propre  fille  de  Gharmois,  Touchebœuf,  après  avoir  sommaire- 
ment salué  la  dame,  battait  en  retraite  vers  son  vestibule,  quand 
il  s'aperçut  que  Léontine  le  suivait  : 

—  Excusez-moi,  monsieur  Touchebœuf,  murmura-t-elle,  je 
désirerais  avoir  avec  vous  un  instant  d'entretien. 

—  A  votre  service,  madame...  Le  temps  de  passer  un  vête- 
ment plus  convenable  et  je  suis  à  vous...  Entrez,  en  attendant, 
dans  la  salle  à  manger,  où  ma  nièce  vous  tiendra  compagnie... 

—  Pardon,  reprit  M"'  Lavaur  en  lui  posant  sur  le  bras  sa  main 
gantée;  je  désirerais  vous  parler  sans  témoin...  Je  souhaiterais 
même  que  personne  ne  se  doutât  de  ma  visite... 

Touchebœuf  regarda  sa  locataire  en  dessous,  puis,  remarquant 
qu'elle  s'était  dès  le  matin  mise  en  frais  de  toilette,  robe  de  cou- 
leur foncée,  collet  d'astrakan  et  chapeau  noir  garni  de  plumes, 
comme  un  char  funèbre,  il  ne  put  réprimer  un  malin  sou- 
rire : 

—  C'est  différent,  madame,  dit-il  en  se  redressant...  En  ce 
cas,  si  vous  avez  quelque  course  à  faire  dans  le  bourg,  profitez  de 


DANS    LES    ROSES. 


263 


l'occasion  et  revenez  d'ici  à  une   demi-heure...  J'aurai  expédié 
Sabine  dehors  et  je  serai  à  vos  ordres... 

En  effet,  quand,  une  demi-heure  après,  M"*  Lavaur  sonna 
chez  son  propriétaire,  ce  fut  Touchebœuf  qui  vint  lui  ouvrir.  Il 
avait  changé  de  toilette;  rasé  de  frais  et  chaussé  proprement,  il 
souriait  d'un  air  presque  galant  : 

—  Entrez,  chère  dame...  cette  fois  nous  sommes  seuls,  j'ai 
envoyé  ma  nièce  au  marché,  et  elle  n'en  reviendra  pas  avant 
une  bonne  heure... 

Il  introduisit  Léontine  dans  le  bureau  où  un  feu  clair  ronflait 
dans  le  poêle  de  faïence  et  la  fit  asseoir  dans  son  propre  fauteuil. 

—  Chauffez  vos  petits  pieds,  ajouta-t-il  en  s'asseyant  à  son 
tour  en  face  d'elle,  et  contez-moi  tranquillement  votre  affaire... 
Personne  ne  viendra  nous  déranger... 

Léontine  releva  sa  voilette,  toussa  timidement,  puis  commença 
d'une  voix  humble  et  doucereuse  : 

—  Mon  Dieu,  monsieur,  ma  démarche  vous  paraîtra  peut-être 
déplacée...  C'est  presque...  une  confession  que  je  vais  vous  faire... 
Aussi  je  sollicite  d'abord  votre  indulgence  et  je  compte  sur  une 
discrétion  absolue... 

—  J'aurai  bouche  cousue,  madame,  bouche  cousue...  Parlez 
donc  sans  crainte 

—  Je  me  trouve...  nous  nous  trouvons,  mon  mari  et  moi, 
dans  un  cruel  embarras  momentané,  et  comme  vous  avez  toujours 
été  très  aimable  avec  nous,  je  me  suis  permis  de  venir  vous 
demander  un  bon  conseil  et...  peut-être  même  un  service. 

En  écoutant  ce  début,  Touchebœuf,  en  vieux  praticien,  flaira 
une  demande  d'argent;  son  front  se  plissa,  son  sourire  s'évanouit 
et  ses  yeux  prirent  une  expression  somnolente. 

—  Madame,  répliqua-t-il,  je  suis  flatté  de  la  préférence;  mais, 
si  vous  avez  besoin  de  conseils,  que  ne  vous  adressez-vous  à  votre 
père?...  M.  Charmois  plus  que  tout  autre,  il  me  semble,  serait  à 
portée  de  vous  tirer  d'embarras. 

—  Ah!  soupira  Léontine,  en  levant  les  yeux  au  ciel,  je  n'ai 
pas  à  compter  sur  mon  père...  Il  ne  m'aime  pas...  Il  n'a  de  ten- 
dresse que  pour  Florence  et  pour  Désiré;  et  il  est  le  dernier  à 
qui  j'oserais  confesser  mes  ennuis. 

Un  éclair  courut  dans  les  prunelles  rusées  de  Touchebonif  et 
la  pensée  d'une  brouille  survenue  entre  Firniin  cl  sa  lille  ranima 
son  intérêt. 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Vraiment  !  dit-il  d'un  ton  plus  insinuant,  vous  en  êtes  là?... 
Quels  sont  donc  ces  gros  ennuis  que  vous  craignez  de  lui  confier  ?. . . 
Il  s'agit,  je  le  parie,  de  quelque  dette  que  vous  n'osez  pas  avouer  1 . . . 

Soulagée  en  voyant  qu'il  la  mettait  de  lui-même  sur  la  voie 
des  confidences,  M""  Lavaur  reprit  avec  moins  de  gène  : 

—  En  effet,  monsieur,  vous  avez  deviné...  Il  s'agit  d'une 
dette...  Elle  ne  m'est  point  personnelle,  car  je  ne  suis  pas  dépen- 
sière, Dieu  merci  !  et  j'ai  toujours  pris  pour  règle  de  ne  rien 
achètera  crédit...  C'est  mon  mari  qui  a  été  imprudent,  et  voilà 
pourquoi  je  désire  que  mon  père  ne  sache  rien;  à  vous  seule- 
ment, qui  voulez  bien  m'écouter,  je  puis  tout  dire...  Lavaur  est 
plein  d'excellentes  qualités,  mais  il  a  un  vilain  défaut  :  il  aime 
trop  les  cartes...  Hier,  il  s'est  laissé  entraîner  à  jouer,  et  il  a 
perdu, .,  une  grosse  somme...  mille  francs. 

—  La  loi  ne  reconnaît  pas  les  dettes  de  jeu,  remarqua  flegma- 
tiquement  Touchebœuf. 

—  C'est  possible...  Mais  celui  contre  lequel  Lavaur  a  joué  est 
un  de  ses  collègues.  Il  veut  être  payé  dans  les  quarante-huit  heures, 
sinon  il  menace  de  faire  du  scandale...  Si  cette  malheureuse 
affaire  est  ébruitée  et  vient  aux  oreilles  du  recteur,  la  position 
de  mon  mari  est  perdue...  Dans  l'exlrémité  où  nous  sommes,  j'ai 
songé  à  vous,  monsieur  Touchebœuf...  Je  me  suis  dit  qu'étant 
dans  les  affaires,  vous  connaîtriez  daventure  une  personne  qui 
voudrait  nous  prêter  ces  mille  francs,  ou  bien  que  vous-même, 
peut-être,  vous  consentiriez...  Nous  nous  acquitterions  par 
acomptes,  de  mois  en  mois... 

Le  visage  carré  de  Touchebœuf  se  ferma  comme  une  porte 
massive  dont  on  pousse  les  verrous.  Le  dos  arrondi,  les  mains 
emboîtées  l'une  dans  l'autre,  il  fronça  les  sourcils  et  répondit 
sèchement,  négativement:  il  ne  connaissait  personne  qui  fût  en 
mesure  d'avancer  mille  francs  sur  d'aussi  minces  garanties. 

—  Quant  à  moi,  ma  chère  dame,  poursuivit-il,  en  principe 
je  ne  donne  jamais  de  conseils  et  je  ne  prête  jamais  d'argent, 
parce  que,  voyez-vous,  les  conseils,  on  ne  les  suit  pas  et  l'argent, 
on  le  rend  difficilement...  C'est  pourquoi,  malgré  mon  désir  de 
vous  obliger... 

—  Alors,  interrompit  désespérément  Léontine,  nous  sommes 
perdus  et  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  nous  jeter  à  l'eau,  Lavaur  et 
moi...  Heureusement  nous  n'avons  pas  d'enfans,  et  nous  ne  lais- 
serons pas  de  regrets. 


DANS    LES    ROSES.  265 

Au  bord  de  ses  paupières  brunes  quelques  larmes  roulèrent, 
discrètes;  elle  tira  son  mouchoir  et  les  épongea  nerveuse- 
ment . 

Toucheboeuf  la  regardait  pleurer  et  hochait  philosophiquement 
la  tète.  Il  jugea  sans  doute  que  la  jeune  femme  était  au  point  où 
il  désirait  l'amener,  car  il  se  leva  et  lui  tapota  paternellement 
l'épaule  et  la  joue  : 

—  Allons,  allons,  ma  petite  dame,  il  ne  faut  pas  vous  en 
prendre  à  vos  yeux...  Ce  serait  dommage...  Si,  au  lieu  de  m'in- 
terrompre,  vous  m'aviez  écouté  jusqu'au  bout,  vous  sauriez 
qu'Éloi  Touchebœuf  n'est  pas  aussi  dur  qu'il  en  a  la  réputation ...  Je 
ne  veux  pas  vous  laisser  dans  la  peine  et  je  ferai,  pour  vous,  une 
exception...  Je  vous  prêterai  mille  francs,  sans  intérêts,  à  cer- 
taines conditions  cependant... 

Léontine  avait  cessé  de  tamponner  ses  joues  et  regardait  le 
marchand  de  grains  avec  une  vague  inquiétude.  Il  prit  dans  le 
tiroir  de  son  bureau  un  coupon  de  papier  timbré,  puis,  répondant 
à  la  muette  interrogation  de  sa  locataire: 

—  Oh  !  murmura-t-il,  rassurez- vous...  Ce  ne  sera  pas  la  mer 
à  boire!...  D'abord  vous  me  signerez  tous  deux  sur  ce  coupon 
un  billet  à  ordre  de  mille  francs,  payable  fin  avril  prochain... 
Puis,  voici  les  élections  municipales  qui  approchent  et  j'aurai 
besoin  du  concours  de  M.  Lavaur. 

—  Oh  !  monsieur  Touchebœuf,  s'écria  Léontine  en  lui  serrant 
les  mains,  vous  pouvez  compter  sur  son  dévouement  et  sur  notre 
reconnaissance  ! 

—  Ilum!...  La  reconnaissance,  ma  chère  dame,  est  de  la 
viande  creuse  et  je  veux  quelque  chose  de  plus  solide.  Quand  ce 
billet  sera  signé,  dites  à  M.  Lavaur  de  me  l'apporter,  dès  ce  soir... 
Nous  aurons  à  causer  sérieusement,  et  il  se  mettra  par  écrit  à  ma 
dévotion  pendant  la  période  électorale...  Ça  vousva-t-il? 

—  Nous  sommes  tout  à  votre  service  !  af(irma-t-elle  avec  une 
joie  dans  les  yeux  et  un  sourire  sur  ses  lèvres  minces  ;  vraiment 
je  ne  sais  comment  vous  remercier... 

Elle  avait  plié  le  papier  timbré  et  l'insérait  dans  la  poche  de 

sa  jupe. 

—  Recommandez  à  votre  mari  d'être  exact  ce  soir...  L'argent 

sera  prêt. 

—  Lavaur  descendra  chez  vous  dès  ([u'il  reviendra  du  lycée... 
Merci  encore,  monsieur  Touchebuuif,  et  à  bientôt  I 


266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  se  glissa  comme  une  chatte  dans  l'entre-bâillement  de  la 
porte  ouverte  par  le  marchand  de  grains,  et  disparut. 

Touchebœuf  écouta  un  moment  avec  une  vague  satisfaction  le 
frou-frou  des  jupes  dans  le  couloir,  puis  regagna  son  bureau,  l'œil 
allumé  : 

—  Ma  parole,  songca-t-il  cyniquement,  je  crois  qu'elle  aurait 
passé  par  tout  ce  que  j'aurais  voulu...  Attention!  pas  de  sottises!... 
Et  d'ailleurs,  elle  est  trop  maigre... 

VII 

Tandis  que  le  marchand  de  grains  se  félicitait  de  l'emploi  de 
sa  matinée,  Sabine,  de  son  côté,  s'empressait  de  mettre  à  profit 
l'heure  de  liberté  qu'elle  devait  à  la  visite  de  Léontine  Lavaur. 
Depuis  le  bal  de  la  fête  et  la  rupture  avec  les  Gharmois,  elle  était 
soumise  aune  étroite  surveillance;  Touchebœuf  la  laissait  rare- 
ment sortir  seule.  En  quatre  mois,  elle  avait  à  peine  aperçu  Désiré 
cinq  ou  six  fois  et  n'avait  pu  lui  parler.  La  mauvaise  saison  avait 
encore  diminué  les  occasions  de  sorties  et  la  chance  d'une  ren- 
contre. Aussi,  dès  que  son  oncle  l'eut  envoyée  aux  provisions 
encompagniede  IMiiloméne.clle  résolut  de  ne  pas  rentrer  au  logis 
sans  avoir  fait  au  moins  une  tentative  pour  communiquer  avec 
son  ami.  Arrivée  sous  la  halle  du  marché,  elle  expédia  rapide- 
ment ses  emplettes,  les  déposa  dans  le  panier  de  Philomène, 
puis,  prétextant  une  course  chez  la  blanchisseuse,  qui  demeurait  à 
l'autre  extrémité  du  pays,  elle  chargea  la  servante  de  diverses 
menues  commissions  et  la  pria  de  l'attendre  ensuite  dans  la 
boutique  de  l'épicier  des  Quinconces. 

Une  fois  seule,  elle  gagna  rapidement  la  rue  des  Bois  et  fut 
bientôt  en  vue  de  la  Châtaigneraie.  A  mesure,  néanmoins,  qu'elle 
s'en  approchait,  sa  belle  confiance  diminuait  et  sa  tentative  lui 
paraissait  plus  chimérique.  Elle  éprouvait,  à  la  vérité,  un  soula- 
gement à  regarder  librement,  par-dessus  les  clôtures,  le  logis  où 
vivait  Désiré  ;  mais  cette  satisfaction  était  peu  de  chose  après  une 
si  longue  séparation,  et  Sabine  était  plus  ambitieuse  :  elle  désirait 
que  son  bon  ami  connût  sa  présence  aux  environs  de  la  Châtai- 
gneraie et  trouvât  à  son  tour  une  occasion  de  lui  parler.  Là  com- 
mençait la  difficulté.  La  jeune  fille  ne  pouvait  songer  à  entrer 
chez  les  Gharmois  et,  d'un  autre  côté,  après  les  pluies  de  la 
veille,  il  semblait  peu  probable  que  Désiré  travaillât  dans  les  jar- 


DANS   LES    ROSES.  267 

dins.  Heureusement,  il  y  a  un  dieu  pour  les  amoureux.  Au  mo- 
ment où  Sabine  errait  timidement  au  long-  de  la  haie  vive  qui  ré- 
gnait autour  du  clos,  Désiré  Charmois  sortait  de  la  serre  voisine, 
dont  il  venait  de  régler  le  chaufl'age,  et  comme  ses  regards  erraient 
machinalement  sur  la  campagne,  il  vit  tout  à  coup  la  tête  de  son 
amie  surgir  au-dessus  des  rameaux  noirs  de  la  haie  d'aubépine. 
Il  s'élança  lestement  au  dehors  et  le  bruit  de  ses  pas  sur  le  gra- 
vier suffit  pour  attirer  l'attention  de  Sabine.  Elle  rougit  d'émo- 
tion; leurs  yeux  échangèrent  joyeusement  un  salut  de  bienvenue, 
puis  la  nièce  de  Toucheba^uf  posa  un  doigt  sur  ses  lèvres  et  con- 
tinua de  longer  prudemment  la  haie,  tandis  qu'à  l'intérieur  du 
clos,  Désiré  montait  dans  la  même  direction.  A  un  endroit  où  le 
vitrage  de  la  serre  masquait  la  vue  de  la  maison  d'habitation  et 
où  la  clôture  bordait  une  étendue  de  pépinières,  ils  se  rejoigni- 
rent enfin. 

La  campagne  était  déserte.  Sous  le  ciel  gris  et  bas  de  janvier, 
des  bandes  de  bruans  et  des  vols  de  corbeaux  tournoyaient  seuls 
dans  l'air  humide.  On  les  voyait  planer  au-dessus  des  champs  em- 
blavés, ou  s'éparpiller  vers  les  lisières  violacées  du  bois  de  Ver- 
rières. Les  deux  jeunes  gens  se  tendirent  les  mains  par-dessus  la 
haie  mouillée  : 

—  Sabine,  murmura  Désiré,  quelle  bonne  surprise,  quelle 
joie  de  vous  voir! 

—  Je  suis  venue  à  tout  hasard,  répondit-elle,  et  sans  grand 
espoir,  mais  je  pouvais  disposer  d'une  heure  de  liberté  et  je  ne 
savais  quand  une  pareille  occasion  se  représenterait.  Mon  oncle 
ne  me  laisse  guère  sortir  seule,  il  en  veut  à  votre  père  et  me  dé- 
fend absolument  de  causer  avec  vous...  Ah!  mon  pauvre  Désiré, 
nous  n'avons  point  de  chance  et  les  choses  tournent  bien  mal!... 
Je  suis  sûre  que  M.  Charmois  est  dans  les  mêmes  idées  et  qu'il 
vous  défend  de  me  parler... 

— Non,  mon  père  n'est  nullement  taché  contre  vous,  Sabine...  Il 
est  plus  raisonnable  que  votre  oncle  ;  il  espère  que  M.  Touchebu-uf 
se  rapaisera  un  jour  ou  l'autre  et  que  les  affaires  s'arrangeront. 

Sabine  secoua  incrédulement  la  tête  : 

—  Hélas!  vous  ne  connaissez  pas  mon  oncle...  Au  lieu  de  se 
calmer,  il  est  chaque  jour  plus  en  colère.  Depuis  cette  malheureuse 
histoire  du  chemin  des  Saussaies,  il  ne  dérage  pas.  Il  jure  île  se 
venger,  et,  pour  commencer,  il  prétend  que  je  rompe  toutes  rela- 
tions avec  vous  et  les  vôtres. 


268  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Et  VOUS  lui  obéirez?... 

—  Vous  voyez  bien  que  non,  répliqua-t-elle  avec  un  sourire 
espiègle...  puisque  me  voici,  en  dépit  de  ses  défenses  et  au  risque 
de  faire  jaser  les  gens,  si  on  me  rencontre... 

—  Oui,  mais,  soupira  tristement  Désiré,  vous  vous  lasserez  et 
puis,  si  le  père  Touchebœuf  s'entête  dans  sa  rancune,  il  cherchera 
à  vous  marier  avec  un  autre... 

—  Me  marier!...  Il  faudra  d'abord  que  j'y  consente,  et  j'ai  ma 
tête,  moi  aussi.  Je  le  prouverai  à  mon  oncle  dès  que  je  serai 
majeure,  c'est-à-dire  dans  cinq  mois...  Dici  là,  prenez  patience, 
Désiré,  dites-vous  bien  que,  quoi  qu'on  fasse,  je  ne  changerai  pas 
de  sentiment... 

Elle  le  regardait  avec  ses  grands  yeux  bruns,  imprégnés  de 
tendresse,  et  le  doux  rayonnement  de  ses  prunelles  amoureuses 
rassérénait  peu  à  peu  le  cœur  du  jeune  homme... 

—  Je  vous  aime  de  toutes  mes  forces,  Sabine,  et  si  vous 
m'aimez  de  même,  ça  me  donnera  courage  et  patience. 

—  A  la  bonne  heure,  et  maintenant  que  je  vous  ai  dit  ce  que 
je  pense,  laissez-moi  me  sauver,  afin  que  l'oncle  ne  se  doute  de 
rien... 

—  Déjà!  protesta-l-il  en  lui  saisissant  la  main  et  en  la  rete- 
nant; non,  ne  partez  pas  avant  que  nous  nous  soyons  entendus 
sur  les  moyens  de  nous  voir  et  de  nous  parler  de  loin  en  loin... 
Cinq  mois,  songez!...  C'est  bien  long...  Convenons  d'un  endroit 
où  nous  rencontrer,  quand  nous  aurons  quelque  chose  de  sérieux 
à  nous  communiquer...  Votre  oncle  ne  s'absente-l-il  donc  jamais? 

—  Si...  des  fois...  mais  il  n'a  garde  de  me  prévenir...  D'ail- 
leurs, nous  voir  à  la  maison,  c'est  impossible...  Tout  le  pays  le 
saurait  le  lendemain,  et  je  suis  épiée  par  Philomène... 

—  Mais  Touchebœuf  ne  va-t-il  plus  jamais  jouer  à  la  ma- 
nille, au  café  Munerel? 

—  Si  fait...  tous  les  dimanches,  de  trois  à  sept  heures... 

—  Eh  bien  !  ne  pourrions-nous  pas  en  profiter  pour  nous  rencon- 
trer dans  les  champs,  de  cinq  à  six,  par  exemple?. . .  En  cette  saison, 
la  nuit  vient  de  bonne  heure,  la  campagne  est  déserte  et  nous  ne 
risquerions  pas  d'être  aperçus... 

Elle  hochait  la  tête,  demeurait  pensive  avec  un  vague  sourire 
au  coin  des  lèvr^. 

—  Je  vous  en  prie,  Sabine!  insista-t-il  en  lui  serrant  les 
mains. 


DANS    LES    ROSES.  2l)9 

—  Cest  jouer  gros  jeu...  murmura-t-elle,  mais  tant  pis!... 
Moi  aussi ,  je  languirais  trop  de  rester  des  mois  sans  vous 
parler...  Soit!...  Dimanche,  à  la  brune,  j'irai  me  promener  jusqu'à 
la  «Tombe  à  Mole  »...  Tâchez  de  vous  y  trouver  un  peu  avant 
moi...  Au  revoir,  Désiré!... 

—  Merci,  Sabine...  A  dimanche!... 

Elle  rebroussait  déjà  chemin  et  filait  le  long  de  la  haie,  en 
sautillant  sur  les  mottes  de  terre,  comme  une  bergeronnette 
après  la  pluie.  Appuyé  contre  un  montant  de  la  serre,  Désiré  la 
suivait  d'un  regard  admiratif,  songeant  que  cette  rencontre  ines- 
pérée avait  passé  avec  la  rapidité  d'une  flèche,  puis  se  consolant 
à  la  réconfortante  perspective  d'un  prochain  rendez-vous  à  la 
«  Tombe  à  Mole  ». 

Cette  «  Tombe  à  Mole  »,  qui  n'est  guère  connue  que  des  gens 
(lu  pays,  est,  comme  le  nom  l'indique,  un  monument  funèbre 
perdu  en  pleine  campagne,  parmi  les  blés  et  les  fraisiers.  C'est  là 
qu'à  Tabri  d'un  bouquet  d'ormes,  de  saules  et  de  frênes,  repose  la 
dépouille  de  François-René  Mole,  sociétaire  de  la  Comédie-Fran- 
çaise et  membre  de  l'Institut.  Dans  les  dernières  années  de  sa  vie, 
Mole  possédait  une  maison  de  campagne  à  Antony.  On  raconte 
qu'un  jour  où  il  y  festoyait  avec  des  camarades,  on  vint  à  parler 
de  l'excommunication  dont  l'Eglise  frappait  les  gens  de  théâtre  : 
«  Bah  !  s'écria  Mole,  moi,  je  suis  assuré  d'aller  après  ma  mort  au 
Paradis!  »  Il  avait  acquis  dans  les  environs  un  coin  de  terre  au 
lieu  dit  «  Le  Paradis  »  et  il  comptait  s'y  faire  enterrer.  Ce  fut  en 
effet  dans  cette  solitude  qu'on  l'inhuma  en  1802.  Comme  on  était 
en  hiver,  le  convoi,  qui  avait  quitté  Antony  dans  l'après-midi  et 
qui  s'avançait  lentement  à  travers  les  chemins  détrempés,  n'atteignit 
le  «  Paradis  »  qu'à  la  nuit  tombée,  et  le  cercueil  fut  descendu  dans 
la  fosse  à  la  lueur  des  torches...  La  tombe,  en  forme  de  cénotaphe 
antique,  ornée  sur  les  quatre  faces  d'inscriptions  à  la  gloire  de 
Tartiste,  est  protégée  par  une  grille  et  se  dresse  sous  le  couvert 
des  arbres,  aujourd'hui  très  élevés  et  branchus.    Le  monument 
est  assez  négligé,  des  broussailles  ont  poussé  autour  de  la  grille 
rouillée,  et   il  faut  être  du  pays  pour  savoir  qu'un  tombeau  se 
cache  dans  ce  fouillis  de  végétations  enchevêtrées.  L'endroit  est 
peu   fréquenté;  les  couples  galans  des  environs  en  connaissent 
seuls  le  chemin.  La  sépulture  du  comédien  qui  Iriouipha  dans  1rs 
rùles  d'amoureux  et  qui,  à  soixante  ans,  n'avait  pas   son  paroi! 
«  pour  se  jeter  avec  grâce  aux  pieds  d'une  femme  »,  sert  au  jour- 


270  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'hui  à  abriter  des  rendez- vous  d'amour  sous  son  fourré  d'ormes 
et  de  saules. 

Le  dimanche,  à  l'heure  convenue,  Désiré,  arrivé  le  premier 
et  se  dissimulant  derrière  un  tronc  d'arbre,  épiait  la  venue  de 
Sabine.  Il  la  vit,  enfin,  au  crépuscule,  déboucher  d'un  chemin  de 
traverse  et  s'engager  avec  précaution  dans  le  champ  de  fraisiers 
qui  précède  la  «  Tombe  à  Mole  ».  Elle  avait  jeté  sur  sa  tète  nue 
un  châle  de  laine  noué  enfanchon,  qui  cachait  une  partie  de  son 
visage  et  la  rendait  difficilement  reconnaissable.  Lorsqu'elle  fut  à 
portée,  le  jeune  homme  fredonna  à  mi-voix  un  air  populaire 
afin  de  dénoncer  sa  présence.  Rassurée,  elle  hâta  le  pas  et  s'en- 
fonça dans  le  fourré. 

D'abord  trop  émus  pour  parler,  ils  se  serrèrent  avidement 
les  mains  et  s'assirent  sur  les  degrés  du  monument,  le  dos  appuyé 
contre  la  grille. 

L'après-midi  avait  été  pluvieux,  mais  assez  tiède.  Avec  le  soir, 
le  ciel  s'était  nettoyé;  au-dessus  des  bois  de  Verrières,  des  éclair- 
eies  couleur  d'or,  et  des  traînées  de  nuées  roses,  indiquaient  en- 
core la  place  du  couchant.  Sur  le  versant,  on  distinguait  les  toits 
fumeux  de  Saint-Saviol  et  on  voyait  déjà  des  lumières  rougeoyer 
aux  fenêtres.  Une  vague  rumeur  montait  du  village.  Mais  la  cam- 
pagne était  comme  endormie  dans  la  paix  des  jours  fériés;  du 
côté  de  Chàtenay,  une  lointaine  cloche  d'église  augmentait  la  so- 
lennelle tranquillit(3  de  cette  fin  de  journée  dominicale. 

—  Suis-je  en  retard?  demanda  Sabine  en  se  blottissant  contre 
Désiré...  J'étais  prête  à  sortir  depuis  longtemps,  seulement  j'at- 
tendais que  Philomène  se  fût  décidée  à  aller  au  chapelet...  Dès 
qu'elle  a  été  dehors,  j'ai  jeté  mon  chàle  sur  ma  tète,  j'ai  pris 
un  détour,  et  me  voici...  Mon  oncle  est  installé  au  café  et  il  y 
restera  encore  au  moins  une  bonne  heure... 

—  Comme  je  suis  heureux  de  vous  avoir  là  à  côté  de  moi  !  dit 
Désiré  en  lui  passant  le  bras  autour  de  la  taille. 

Aux  dernières  lueurs  du  couchant,  il  contemplait  les  yeux  bril- 
lans  de  la  jeune  fille,  sa  bouche  souriante  à  demi  ouverte,  et  la 
trouvait  encore  plus  jolie  dans  l'encapuchonnemcnt  du  châle. 

—  Oui,  reprit-il,  je  suis  heureux  de  vous  tenir  là  contre  mon 
cœur...  Et  pourtant,  tout  à  l'heure,  j'étais  mal  à  l'aise...  Je  me 
reprochais  de  vous  exposer,  en  vous  attirant  ici,  à  toutes  sortes 
de  fâcheuses  aventures...  Si  quelque  ami  de  votre  oncle  vous  ren- 
contrait, si  lui-même  rentrait  pendant  votre  absence... 


DANS    LES    ROSES.  271 

—  Ce  serait  terrible...  Car  il  est  plus  que  jamais  exaspéré 
contre  votre  père  et  enfoncé  dans  ses  idées  de  vengeance...  Je  ne 
sais  ce  quil  rumine,  mais  il  y  a  certainement  quelque  anguille 
sous  roche...  Presque  tous  les  soirs,  il  rec;oit  la  visite  de  quelques 
conseillers  et  il  s'enferme  avec  eux  pour  parler  des  élections... 

—  Parbleu!  il  veut  empêcher  papa  d'être  nommé  maire,  mais, 
si  malin  qu'il  soit,  il  aura  du  fil  à  retordre...  Nous  nous  défen- 
drons; nous  comptons  à  Saint-Saviol  plus  d'amis  que  Touche- 
bœuf  n'a  d'ennemis,  et  ce  n'est  pas  peu  dire  ' 

—  De  quelque  façon  que  les  choses  tournent,  soupira  Sabine, 
il  n'en  sortira  rien  de  bon  pour  nous...  Si  M.  Charmoisa  le  dessus, 
mon  oncle  n'en  sera  que  plus  furieux,  et  si  le  contraire  arrive, 
votre  père  ne  voudra  plus  entendre  parler  de  moi...  Vous  voyez, 
j'étais  dans  le  vrai,  au  printemps  dernier,  quand  j'avais  si  graùd 
peur  de  l'imprévu!... 

—  Ne  parlons  pas  de  ça!  interrom])it  le  jeune  homme  en  la 
serrant  plus  fort  contre  lui,  et  surtout  ne  nous  désolons  pas 
d'avance...  Quand  vous  serez  majeure,  Sabine,  nous  trouverons 
moven  d'imposer  notre  volonté,  vous,  à  votre  oncle,  moi,  à  ma 
famille...  En  attendant,  aimons-nous  bien  et  ne  gâtons  pas  les 
courts  instans  que  nous  pouvons  passer  ensemble. 

—  Oui,  vous  avez  raison...  Les  minutes  courent  si  vite,  et,  tout 
à  l'heure,  quand  je  serai  chez  nous ,  je  regretterai  d'en  avoir  si  mal 
profité  I 

Ils  se  turent,  leurs  mains  se  ressaisirent,  et  ces  minutes  si  brèves, 
si  fugaces,  ils  les  employèrent,  comme  tous  les  amoureux,  à  se  répé- 
ter vingt  fois  les  mêmes  demandes,  les  mêmes  réponses  doucement 
et  tendrement  puériles.  A  mesure  que  la  nuit  s'étendait  sur  les 
champs,  une  obscurité  plus  amicale  les  enveloppai  t.  De  blanches  va- 
peurs, montant  du  ruisseau  de  la  Vive,  les  isolaient  davantage,  et  le 
silence  du  soir  d'hiver  n'était  troublé  que  par  le  glouglou  de  leau, 
qui  susurrait  parmi  les  cressons,  à  quelques  pas  du  monument.  A 
travers  les  branches  noires  des  ormes  elleuillés,  de  timides  lueurs 
d'étoiles  tremblotaient  au-dessus  de  leurs  lètes.  A  la  béatitude 
de  se  sentir  blottis  l'un  contre  l'autre  se  joignait  la  mélancolique 
volupté  produite  par  le  bercement  ilùté  de  la  Vive,  dont  Icau 
coulait,  rapide  comme  les  fuyardes  minutes  de  ce  rendez-vous 
d'amour  si  impatiemment  attendu  et  sitôt  terminé.  Dans  la  fraîche 
tranquillité  nocturne,  six  coups  sonnèrent  à  l'horloge  delà  mairie 
de  Sainl-Saviol. 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Six  heures  !  s'écria  Sabine  en  se  levant  brusquement,  je  me 
sauv-e  afin  d'être  rentrée  avant  mon  oncle...  Au  revoir, Désiré! 

—  Au  revoir...  Quand?  demanda-t-il  en  la  retenant  encore,  il 
faut  absolument  que  nous  nous  arrangions  pour  nous  réunir  de 
temps  en  temps  et  nous  tenir  au  courant  de  ce  qui  arrivera. 

—  Eh  bien!  soyez  ici  chaque  dimanche,  à  la  même  heure...  Je 
ferai  mon  possible  pour  m'y  trouver...  Maintenant,  quittons-nous 
vite,  mon  ami  I 

Elle  s'emmitoufla  dans  son  chàle,  sauta  de  l'autre  côté  du  fossé 
et  se  perdit  dans  la  brume. 

A  partir  de  ce  jour,  ils  se  virent  presque  tous  les  dimanches, 
sous  les  ormes  de  la  «  Tombe  à  Mole  ».  Ils  y  venaient  chacun  par 
un  chemin  différent  et,  grâce  à  d'infinies  précautions,  ils  parve- 
naient à  éviter  de  fâcheuses  rencontres.  Quand  il  s'agissait  de  se 
quitter,  Sabine  partait  la  première  et  Désiré,  s'esquivant  à  son 
tour  dans  une  direction  opposée,  faisait  un  crochet  par  le  moulin 
d'Antony  avant  de  regagner  la  Châtaigneraie.  De  cette  façon  ils 
réussirent  à  assurer  pendant  longtemps  la  complète  sécurité  de 
leurs  rendez-vous.  Pourtant,  un  soir  de  février,  comme  Sabine 
remontait  hâtivement  le  sentier  qui  débouche  sur  la  rue  des  Bois, 
elle  aperçut  soudain  devant  elle  une  haute  silhouette  féminine  qui 
semblait  intentionnellement  lui  barrer  le  chemin.  A  la  Chande- 
leur, les  jours  commencent  à  s'allonger  et  le  crépuscule  arrive 
moins  vite.  La  jeune  fille,  craignant  une  surprise,  fît  un  mouve- 
ment pour  se  jeter  à  travers  champs,  mais,  au  môme  instant,  une 
voix  caressante  lui  cria  : 

—  N'aie  donc  pas  peur,  ma  fille,  je  ne  te  veux  que  du  bien  et 
tu  peux  te  fier  à  moi  ! . . . 

Tout  en  parlant,  la  mystérieuse  interlocutrice  se  rapprochait, 
et,  à  la  pâle  clarté  du  jour  tombant,  Sabine  reconnaissait  sa  propre 
tante,  cette  Adeline  iNivard,  qui  avait  mal  tourné,  et  dont  la  pré- 
sence à  Saint-Saviol  troublait  si  désagréablement  la  quiétude 
d'Éloi  Touchebœuf. 

La  tante  xVdeline  avait  dépassé  la  cinquantaine.  Bien  qu'un 
embonpoint  envahissant  eût  épaissi  son  buste  et  empâté  ses  traits, 
elle  conservait  quelques  vestiges  de  ces  charmes  d'autrefois,  qui 
l'avaient  fait  surnommer  «  la  belle  Adeline  ».  Un  corset,  empri- 
sonnant étroitement  sa  poitrine  opulente,  mettait  encore  en  va-' 
leur  sa  taille  jadis  svelte  et  ses  hanches  volumineuses.  Sa  peau 
restait  blanche,  ses  cheveux  châtains  crèpelés  avaient  à  peine  gri- 


DANS    LES    ROSES.  273 

sonné  ;  ses  yeux  bruns,  un  peu  trop  saillans,  avaient  gardé  de 
molles  lueurs  sensuelles  et  provocantes  ;  sous  le  bourrelet  de  chair 
qui  lui  dessinait  un  double  menlon  et  alourdissait  ses  joues,  on 
retrouvait  la  trace  des  fossettes  creusées  au  coin  de  la  bouche 
bien  modelée,  minaudière  et  embobelineuse.  Sa  toilette  trop 
cossue  tirait  l'œil,  ses  doigts  étaient  chargés  de  bagues.  Dans  sa 
démarche  onduleuse,  dans  la  câlinerie  du  regard  et  la  caresse  ve- 
loutée de  la  voix,  on  sentait  la  femme  qui  a  passé  le  meilleur  de 
sa  vie  à  rechercher  le  plaisir  et  à  en  donaer. 

Tandis  que  Sabine  demeurait  interdite,  à  la  fois  gênée  et 
inquiète  de  l'intrusion  de  cette  parente  qu'on  lui  avait  ordonne 
de  fuir  et  de  mépriser,  Adeline  reprenait  de  sa  voix  très  douce  : 

—  J'ai  appris  ton  secret,  par  hasard;  mais  ne  crains  rien,  je 
n'en  abuserai  point...  Je  revenais  de  ma  promenade  du  soir,  quand 
j'ai  entendu  des  voix  autour  de  la  «  Tombe  à  Mole  »;  j'ai  deviné 
qu'il  y  avait  là  des  amoureux, et  j'ai  écouté...  C'était  tout  plein 
gentil  ce  que  vous  vous  disiez,  mais  vous  parliez  si  haut  que  le 
premier  passant  venu  aurait  pu  vous  surprendre...  Ça  n'est  pas 
très  prudent,  ce  que  tu  fais  là,  ma  mie  ! 

—  Oh!  madame...  balbutia  la  jeune  fille  confuse,  ne  me 
trahissez  pas  ! 

—  Appelle-moi  «  ma  tante  »...  Car  enfin  tu  es  la  fille  de  ma 
pauvre  sœur  et  c'est  pour  cela  que  je  m'intéresse  à  toi,  encore 
qu'on  t'ait  élevée  à  me  détester  et  que  ton  oncle  Touchebœuf  ne 
me  ménage  pas  les  avanies...  Celui-là,  c'est  le  seul  coupable; 
aussi  je  lui  garde  un  chien  de  ma  chienne  !... 

Elle  s'était  remise  à  marcher  dans  la  direction  du  village  et 
Sabine,  anxieuse,  décontenancée  et  fort  émue,  cheminait  docile- 
ment à  son  côté  : 

—  Sois  tranquille,  continuait  la  tante,  non  seulement  je  ne 
soufflerai  mot  à  personne  de  vos  rendez-vous,  mais  peut-être 
pourrai-je  vous  rendre  service  à  tous  deux...  Il  me  plaît,  ton 
bon  ami!...  Il  est  joli  garçon  et  il  y  a  longtemps  que  je  l'avais 
remarqué...  Mes  complimens,  ma  fille,  tu  as  bien  choisi  et  ce 
serait  grand  dommage,  si  deux  amoureux  aussi  bien  assortis  ne 
venaient  pas  à  bout  de  se  marier  !... 

Elles  avaient  atteint  l'angle  formé  par  la  rue  dos  Bois  et  la  rue 
Beausoleil.  A  cet  endroit,  une  bâtisse  neuve  s'élevait  en  encoi- 
gnure, avec  un  grand  verger  en  retour,  s'é tendant  vers  la  cam- 
pagne. 

TOMK  CXLVIll.    —    1898.  18 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Voici  ma  maison,  poursuivit  Adeline  Nivard,  en  s'arrêtant 
devant  les  marches  d'un  perron,  surmonté  dune  marquise  vitrée; 
je  ne  t'invite  pas  à  entrer,  ce  soir,  car  tu  dois  être  pressée  de 
regagner  la  rue  de  l'Eglise;  mais  souviens-toi  que  ta  tante  y 
demeure...  Si  tu  as  besoin  de  moi,  si  on  te  moleste  là-bas,  viens 
me  trouver:  tu  seras  ici  chez  toi... 

—  Merci...  ma  tante  !  murmura  Sabine,  vous  êtes  bonne  ! 

—  Eh  bien!  si  je  suis  bonne,  répliqua  càlinement  Adeline, 
embrasse-moi  donc  avant  de  me  quitter! 

La  jeune  fille  obéit  et  la  tante  lui  appliqua  chattement  deux 
baisers  sur  le  cou  : 

—  Maintenant,  bonsoir,  mignonne!  Sauve-toi  vite! Et  surtout 
fie-toi  à  moi,  tu  ne  t'en  repentiras  point  ! 

VIII 

La  maison  d'Adeline  Nivard  avait  été  récemment  construite 
par  un  entrepreneur  de  Paris  qui,  dans  un  moment  de  gêne,  sétait 
trouvé  fort  heureux  de  la  revendre  à  la  belle-sœur  de  Touchebœuf. 
L'architecture  prétentieuse  en  était  d'un  goût  contestable.  Des 
plaques  de  faïence  polychrome  aux  couleurs  criardes  revêtaient 
la  façade,  au-dessus  de  la  porte  et  des  fenêtres.  Cette  décoration 
se  reproduisait  dans  le  vestibule  et  l'escalier,  éclairés  par  des  imi- 
tations de  vitraux  peints.  Les  appartemens,  ornés  de  glaces,  sur- 
chargés de  dorures,  étaient  tendus  de  papiers  aux  tons  éclatans 
et  tapageurs  qui  agaçaient  les  yeux.  L'eau  et  le  gaz  montaient  à 
tous  les  étages.  —  Adeline  avait  été  surtout  séduite  par  ce  clin- 
quant et  ce  faux  luxe,  en  harmonie  avec  ses  désirs  d'ostentation 
et  sa  prédilection  pour  les  paruros  voyantes.  Une  autre  raison 
encore  l'avait  déterminée  à  acheter.  Un  vaste  verger  plein  d'arbres 
fruitiers,  et  terminé  par  des  champs  de  fraisiers^  dépendait  de 
la  maison.  Or  Adeline  avait  conservé  des  instincts  campagnards; 
elle  se  plaisait  à  cultiver  les  fruits,  à  les  voir  foisonner  et  mûrir, 
à  en  surveiller  elle-même  la  récolte  qu'elle  vendait  aux  Halles, 
par  l'intermédiaire  d'un  commissionnaire;  car  elle  avait  l'esprit 
pratique  autant  que  le  cœur  frivole  et  aimait  l'argent  à  l'égal  du 
plaisir. 

Elle  occupait  le  rez-de-chaussée  de  son  immeuble,  où  elle  avait 
entassé  le  mobilier  provenant  de  la  succession  du  médecin,  son... 
bienfaiteur.    Mais   comme   l'habitation   était   spacieuse,  comme 


DANS    LES    ROSES,  27o 

M"*  Nivard  avait  grand'peur  des  voleurs  et  ne  se  souciait  pas  d'y 
vivre  seule,  elle  louait  le  premier  étage;  ses  locataires  étaient  pré- 
cisément le  gendre  et  la  fille  aînée  de  Charmois  :  M.  et  M""*  Prosper 
Vigneron.  Florence  avait  été,  elle  aussi,  attirée  par  l'aménage- 
ment tout  moderne  et  le  décor  prétentieux  du  logis  de  la  rue 
Beausoleil.  Le  prix  du  loyer  était  modéré,  et  la  situation  de  la 
maison,  isolée  et  donnant  sur  les  champs,  assurait  à  la  jeune 
femme  une  liberté  précieuse.  Elle  pouvait  recevoir  des  visites, 
sortir,  rentrer  sans  être  épiée  par  des  voisins  trop  curieux,  et 
échapper  ainsi  aux  commérages  du  pays.  Du  reste,  dès  les  pre- 
miers jours,  de  secrètes  affinités  avaient  établi  entre  Adeline 
Nivard  et  M""'  Vigneron  un  courant  de  sympathie.  La  tante 
Nivard  devinait  dans  la  fille  aînée  de  Charmois  une  nature  friande 
de  plaisir,  amoureuse  de  toilette,  encline  à  la  coquetterie,  et 
Florence  pressentait  que  cette  propriétaire  d'humeur  tolérante, 
avant  elle-même  plus  d'un  péché  sur  la  conscience,  pourrait  lui 
servir  de  confidente  et  de  complice  au  besoin.  Elles  s'étaient  donc 
rapidement  liées  et  vivaient  sur  un  pied  de  confiante  intimité. 

Après  avoir  quitté  sa  nièce,  Adeline  réintégra  allègrement  son 
rez-de-chaussée  et  y  trouva  le  souper  servi  dans  la  salle  à  manger, 
près  d'un  feu  de  bois  flambant,  sous  la  lumière  blonde  d'une 
suspension  nickelée.  Elle  dégusta  lentement  le  menu  sobre,  mais 
succulent  et  savoureusement  préparé.  Elle  était  portée  sur  sa 
bouche  et  avait  amené  avec  elle  la  propre  cuisinière  du  médecin, 
qui  était  renommée  comme  cordon  bleu.  Lorsque  la  table  fut 
desservie  et  que  la  domestique,  avant  de  se  retirer,  eut  apporté 
sur  la  table  un  flacon  de  liqueur  et  un  petit  verre,  la  tante  Nivard 
se  versa  un  doigt  d'anisette  et  le  sirota,  tout  en  méditant  sur  la 
découverte  qu'elle  venait  de  faire. 

Elle  était  enchantée  de  l'aventure.  D'abord,  les  histoires 
d'amour  l'intéressaient  par-dessus  tout;  elles  chatouillaient  son 
cœur  encore  sensible  et  lui  rappelaient  son  bon  tiMups.  Bien 
qu'elle  eût  renoncé  forcément  à  la  galanterie  et  fût  réduite  à  la 
maigre  chère  des  souvenirs,  néanmoins  elle  aimait  à  grignoter 
ce  pain  sec  à  la  fumée  du  rôti  des  gens  heureux.  De  plus,  elle 
se  réjouissait  à  la  pensée  de  jouer  un  bon  tour  à  Touchebu'uf,  en 
devenant  l'auxiliaire  des  deux  jeunes  gens.  Pousser  au  dénoue- 
ment de  ce  roman  d'amour,  aider  à  la  réussite  d'un  mariage 
entre  Sabine  et  le  fils  du  rosiériste,  c'était  une  belle  vengeance  à 
tirer  du  marchand  de  grains,  et  ce  n'était   pas  la  seule.  Liuleièl 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'excitait  en,  elle  «  ce  joli  garçon  de  Désiré  »  prédisposait  Ade- 
line  à  s'occuper  aussi  du  père  et  lui  suggérait  l'idée  de  contre- 
carrer les  manœuvres  électorales  d'Éloi  Touchebœuf.  Très  insi- 
nuante et  familière,  liant  facilement  conversation  avec  les 
boutiquiers  et  les  ouvriers,  elle  connaissait  mieux  l'esprit  du  pays 
et  devinait  que  l'influence  de  son  beau-frère  était  toute  en  sur- 
face et  fort  illusoire.  On  craignait  Touchebœuf,  on  n'osait  pas  lui 
résister  ouvertement;  mais,  au  fond, on  le  détestait  à  cause  de 
son  égoïste  dureté,  et  ceux-là  mêmes  qui  se  trouvaient  contraints 
de  lui  obéir,  parce  qu'ils  lui  devaient  de  l'argent  ou  travaillaient 
pour  lui,  eussent  saisi  avec  joie  une  occasion  de  le  desservir 
secrètement. 

Adeline  savait  cela,  et  elle  savait  aussi  qu'il  existait  à  Saint- 
Saviol,  depuis  quelque  temps,  un  parti  d'opposition,  recruté  parmi 
les  Parisiens  nouvellement  installés  dans  le  village  et  avant 
acquis  droit  de  cité.  Ce  parti,  intelligent,  actif,  très  remuant,  se 
composait  en  majorité  d'industriels  et  d'employés,  —  commis  en 
librairie,  graveurs,  contre  maîtres,  hommes  d'affaires;  —  tous 
passaient  la  journée  à  Paris  et  en  rapportaient,  Jle  soir,  au  sortir 
du  bureau,  de  l'atelier  ou  du  magasin,  des  idées  d'indépendance 
et  d'innovations,  qui  peu  à  peu  se  propageaient  parmi  les  jardi- 
niers et  les  petits  commerçans  du  bourg.  Les  immigrés  faisaient 
honte  aux  indigènes  de  leur  esprit  arriéré,  de  leur  soumission 
aveugle  aux  vieux  conservateurs  retardataires  qui  dirigeaient  les 
affaires  conmiunales;  ils  les  exhortaient  à  entrer  résolument  dans 
la  voie  du  progrès  et  à  s'affranchir  de  la  tutelle  de  quatre  ou  cinq 
tyrans  de  village  qui  les  laissaient  croupir  dans  l'ornière,  uni- 
quement pour  satisfaire  des  intérêts  personnels.  Les  novateurs 
se  réunissaient  au  café  du  Panier  Fleuri,  l'établissement  rival  du 
café  Munercl,  et  ils  y  avaient  organisé  une  fanfare  nommée  «  l'Har- 
monie de  Saint-Saviol  ».  C'était  un  moyen  de  propagande  et  en 
même  temps  un  expédient  pour  détourner  l'attention  soupçonneuse 
des  partisans  de  Touchebœ'uf.  Là,  sous  prétexte  de  répétitions 
musicales,  on  se  concertait  en  vue  des  élections  d'avril  et  on 
préparait  les  élémens  d'une  liste  d'opposition.  Les  membres  du 
comité  s'étaient  déjà  entendus  sur  un  certain  nombre  de  candidats, 
mais  il  leur  manquait  un  chef  de  file;  ils  cherchaient  un  nom 
ronflant  à  mettre  en  tête  de  la  liste,  une  personnalité  marquante 
qui  jetterait  le  désarroi  dans  le  camp  des  adversaires.  La  tante 
Nivard  était  tenue  au  courant  de  leur  embarras  par  le  propriétaire 


DANS    LES    ROSES.  277 

du  caf(3,  auquel  elle  avait  fait  des  avances  de  fonds  et  qui  devait 
figurer  lui-môme  parmi  les  candidats  opposans.  Tandis  qu'elle 
dégustait  son  anisette  et  se  remémorait  les  incidens  de  sa  pro- 
menade, —  les  gentils  propos  des  amoureux  et  la  bonne  mine  de 
Désiré  Charmois,  —  Adeline  eut  tout  à  coup  une  inspiration  qui 
illumina  son  cerveau  et, lui  suggéra  un  merveilleux  plan  de  com- 
bat. Elle  fut  si  contente  de  cette  trouvaille  qu'elle  résolut  de  se 
coucher  pour  ruminer  son  projet  plus  à  l'aise  et  pour  en  assurer 
la  mise  à  exécution  immédiate. 

Le  lendemain  matin,  en  effet,  dès  que  Prosper  Vigneron  fut 
parti  pour  son  ministère,  elle  monta  chez  sa  locataire. 

Elle  trouva  Florence  en  jupon  court  et  en  corset.  Bras  nus, 
debout  devant  son  armoire  à  glace,  elle  roulait  en  un  épais  chi- 
gnon ses  cheveux  roux.  Après  avoir  rapidement  déjeuné  avec 
Prospei*,  elle  méditait  une  fugue  à  Paris  et  préparait  sa  toilette 
en  conséquence.  Des  jupes  gisaient  éparses  sur  le  lit  en  désordre. 
Un  corsage  traînait  sur  une  chaise  et  des  bottines  s'étalaient  sur 
la  table  de  nuit,  à  côté  d'un  roman  maculé  de  taches  de  bougie. 

—  Ma  petite,  s'écria  Adeline,  essoufflée  et  s'asseyant  lourde- 
ment sur  le  seul  siège  demeuré  libre,  vite,  vite,  dépêchez-vous 
de  vous  habiller  ! 

—  Pourquoi  ?  demanda  nonchalamment  M""*  Vigneron,  j'ai  le 
temps...  Le  train  de  Paris  ne  passe  à  Antony  qu'à  onze  heures 
trois  quarts. 

—  Ah!  vous  comptiez  aller  à  Paris?...  eh  bien!  si  vous  m'en 
croyez,  vous  remettrez  la  partie  à  un  autre  jour. 

—  Hein!  répliqua  Florence,  inquiète,  à  propos  de  quoi  me 
dites- vous  ça? 

—  INIa  chère  enfant,  désirez-vous  conserver  les  bonnes  grâces 
de  votre  père  ? 

—  Certainement,  je  le  désire,  et  en  ce  moment  plus  que  ja- 
mais... Cette  pie-grièchc  de  Léontine  l'atout  à  fait  circonvenu.. 
C'est  elle  qui  tient  la  corde,  tandis  que  je  suis  reléguée  au  second 
plan,  et  elle  en  profite  pour  soutirer  de  l'argent  à  notre  pauvre 
papa. 

—  En  ce  cas,  je  puis  vous  donner  un  excellent  moyen  de  sup- 
planter votre  sœur...  M.  Charmois  veut  être  maire,  n'est-ce  pas?... 
Il  aura  contre  lui  mon  beau-frère,  avec  lequel  il  est  brouillé 
à  mort.  En  ce  moment,  Touchobœuf  remue  sournoisement  ciel 
et  terre  pour  gagner  à  son  parti  les  anciens  amis  de  votre  père  et 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  ses  proches  païens...  Tandis  que  M.  Charmois  dort  sur  ses 
deux  oreilles,  Marius  Lavaur  et  sa  femme  travaillent  contre  lui 
avec  le  marchand  de  grains. 

Une  lueur,  où  il  y  avait  plus  de  contentement  que  d'indigna- 
tion, traversa  les  yeux  verts  de  M""*  Vigneron  : 

—  Cette  Léontinel  s"exclama-t-elle,  je  la  reconnais  bien  là!... 
Un  vrai  Judas  que  cette  fille;  elle  vendrait  père  et  mère  pour  un 
billet  de  mille  francs...  Alors,  vous  êtes  sûre  qu'elle  nous  trahît, 
madame  Nivard? 

—  Absolument  sûre...  Vous  pouvez  en  avertir  votre  papa  afin 
qu'il  se  garde  à  carreau.  Engagez-le  à  s'aboucher  avec  moi;  je 
suis  prête  à  lui  fournir  des  preuves  et  je  lui  baillerai  encore  un 
bon  conseil  par-dessus  le  marché...  Allons,  ma  chère,  habillez- 
vous  en  deux  coups  de  temps  et  courez  à  la  Châtaigneraie.  Dites 
à  M.  Charmois  que  je  suis  à  sa  disposition  et  qu'on  me  trouve  à 
la  maison  tous  les  soirs!...  Il  pourra  y  venir  à  la  nuit  close,  cane 
le  compromettra  pas  et,  si  vous  le  décidez  à  m'accorder  sa  con- 
liance,  croyez-m'en,  ma  mie,  il  n'aura  pas  à  s'eu  repentir,  ni 
vous  non  plus. 

—  Merci,  madame  Nivard,  repartit  Florence  en  jetant  un  der- 
nier coup  d'œil  sur  sa  coilTure,  je  sais  que  vous  êtes  toujours  de 
bon  conseil...  Aidez-moi  à  passer  ma  robe  et  je  file  à  la  Châtai- 
gneraie. 

Adeline  lui  servit  complaisanmient  de  femme  de  chambre. 
Tout  en  agrafant  la  jupe  de  .M""  Vigneron,  elle  s'extasiait  sur  la 
blancheur  de  sa  peau  et  lui  baisait  mignotement  les  bras.  Elle  lui 
boutonna  ses  bottines,  l'aida  à  ajuster  son  chapeau,  et  l'accom- 
pagna jusqu'à  la  porte  du  vestibule,  où  elle  l'embrassa  : 

—  Répétez  bien  à  votre  père  qu'il  aurait  tort  de  ne  pas  se  fier 
à  moi...  et  si  vous  savez  vous  y  prendre,  vous  n'aurez  plus  rien 
à  craindre  de  votre  sœur  Léontine. 

Quand  Florence  arriva  à  la  Châtaigneraie,  elle  trouva 
'SI.  Charmois  dans  une  doses  serres,  occupé  à  examiner  la  pousse 
de  ses  roses  Nie!.  Elle  s  était  fait  en  route  un  visage  désolé  et  in- 
digné ;  de  sorte  que,  lorsque  le  rosiériste  la  vil  déboucher  sous  les 
rosiers  en  arceaux,  les  yeux  allumés  et  la  lèvre  crispée,  il  s'ima- 
gina qu'elle  avait  encore  quelques  ennuis  d'argent  et,  prévoyant 
une  demande  de  fonds,  il  l'accueillit  lui-même  d'un  air  renfrogné. 

—  Ah!  mon  pauvre  papa,  s'écria-t-elle  en  se  jetant  à  son  cou, 
je  suis  navrée...  Jamais  je  n'aurais  cru  cela  de  Léontine!...  Fi- 


DANS    LES    ROSES.  279 

gure-toi  qu'elle  et  son  mari  se  sont  mis  du  côté  de  Touchebœuf... 
Tu  as  des  traîtres  jusque  dans  ta  famille  I 

Avec  une  hypocrite  commisération,  elle  lui  répéta  les  conli- 
dences  d'Adeline  Nivard.  En  entendant  parler  de  la  trahison  de  sa 
fille  cadette,  Firmin  eut  une  contraction  au  cœur;  il  devint 
d'abord  très  pâle,  puis,  le  sang  lui  montant  violemment  à  la  tête, 
ses  joues  s'empourprèrent  : 

—  C'est  une  calomnie!  protcsta-t-il;  Léontine  est  incapable 
d'une  pareille  noirceur,  surtout  après  ce  que  j'ai  fait  pour  elle... 
D'ailleurs ,  quelle  confiance  peut-on  avoir  dans  cette  femme 
Nivard  dont  la  réputation  est  détestable?... 

—  J'ai  pensé  comme  toi  tout  d'abord,  répliqua  Florence,  mais 
les  détails  qu'on  me  donnait  étaient  si  nets,  l'accusation  était  si 
grave,  que  j'ai  cru  devoir  t'avertir  sur-le-champ...  D'ailleurs 
jVP'  Nivard  peut  avoir  bien  des  choses  à  se  reprocher,  mais  elle 
n'est  pas  méchante  et  elle  m'a  semblé  fort  au  courant  des  mani- 
gances de  Touchebœuf. 

—  Quand  on  accuse  les  gens,  il  faut  avoir  des  preuves,  ob- 
jecta Charmois  en  hochant  la  tète. 

—  M"'"  Adeline  en  a,  à  ce  qu'il  paraît,  et  elle  est  prête  à  te  les 
communiquer...  Tu  devrais  aller  causer  avec  elle. 

—  Ça  me  répugne...  Je  ne  me  soucie  pas  d'entrer  en  relations 
avec  une  créature  dont  le  passé  est  pour  le  moins  équivoque. 

—  Le  passé  est  le  passé...  et  aujourd'hui,  on  n'a  rien  à  dire 
contre  elle...  Sa  conduite  est  irréprochable,  sans  quoi  je  n'aurais 
pas  poussé  Vigneron  à  louer  chez  elle...  Et  puis,  vois-tu,  papa, 
qui  veut  la  fm  veut  les  moyens...  Tu  désires  être  maire  et  tu  es 
entouré  d'ennemis;  dans  ces  conditions-là,  il  ne  faut  pas  être  trop 
délicat.  Tes  adversaires  ne  reculent  devant  rien  pour  te  combattre, 
et  tu  serais  bien  sot  de  ne  pas  leur  rendre  la  pareille... 

—  Cette  cuisine  électorale  me  dégoûte  !  murmura  Firmin  en 
s'asseyant,  écœuré,  sur  la  pierre  du  terre-plein  où  les  rosiers 
entre-croisaient  leurs  brins. 

—  Moi  aussi,  petit  père,  et  je  l'assure  que  je  ne  m'en  mêlerais 
pas  si  je  ne  voyais  la  candidature  en  danger...  Mais  je  ne  suis  pas 
comme  ma  sœur,  moi...  Ton  intérêt  passe  avant  tout...  Je  veux 
que  tu  aies  ta  mairie  ! 

—  Tu  es  une  bonne  tille!  dit  Firmin  en  l'attirant  près  de  lui 
et  en  l'embrassant;  je  te  suis  très  reconnaissant  de  ta  démarche... 
Mais  Léontine?...  Si  c'est  vrai,  quel  crcvc-cœur  !...  Une  tille  que 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

j'ai  aimée,  choyée  depuis  sa  petite  enfance,  et  qui  me  lâche  pour 
s'allier  avec  mon  plus  cruel  ennemi  !... 

—  Mais  moi,  je  te  reste,  papa,  et  je  t'aime  de  tout  mon  cœur. 
Elle  se  serrait  contre  lui  et  le   cajolait  de  son   mieux.  Dans 

l'atmosphère  tiède  de  la  serre  où  les  premières  roses  Niel  répan- 
daient un  suave  parfum,  ces  caresses  filiales  parfumaient  à  leur 
tour  le  cœur  du  rosiériste  et  amollissaient  sa  volonté. 

— •' Va  causer  avec  Adeline  Nivard,  continua  Florence  en  lui 
prodiguant  do  petits  baisers  câlins  sur  les  joues;  crois-moi,  elle 
déteste  son  beau-frère,  elle  sait  par  le  menu  tout  ce  qui  se  trame 
chez  lui  et  elle  est  de  bon  conseil...  Si  tu  crains  de  te  compromettre, 
vas-y  à  la  nuit...  Tu  la  trouveras  chez  elle  tous  les  soirs. 

—  Soit,  soupira  Charmois,  j'en  aurai  le  cœur  net...  Dis-lui 
de  m'attendre  demain  après  souper... 

—  A  la  bonne  heure,  tu  es  un  papa  bien  raisonnable!... 
Vas-y,  tu  ne  t'en  repentiras  pas,  et  elle  te  donnera  sûrement  un 
moyen  de  rendre  à  Touchebcpuf  coups  pour  coups...  Maintenant, 
encore  un  baiser,  et  je  me  sauve  pour  prendre  le  train  de  Paris... 

Elle  s'interrompit,  fouilla  ses  poches  avec  inquiétude  et 
s'écria  : 

—  Bon!  dans  ma  hâte  de  te  prévenir,  j'ai  oublié  mon  porte- 
monnaie  à  la  maison  et  j'ai  des  tas  d'emplettes  à  faire  là-bas... 
Me  voilà  obligée  de  retourner  chez  moi,  et  je  manquerai  le  train, 
pour  sûr...  Quel  ennui! 

—  As-tu  besoin  de  beaucoup  d'argent? 

—  Non,  d'une  quarantaine  de  francs,  tout  au  plus... 
Charmois,  avec  un  soupir  étouffé,  inspecta  les  goussets  de  son 

gilet  et  on  tira  lentement  deux  louis  qu'il  glissa  dans  la  main  de 
sa  fille... 

—  Voici  tes  quarante  francs,  fillette,  tu  me  les  rendras  à  ton 
retour. 

—  Merci,  papa,  et  à  bientôt!... 

Elle  se  leva,  secoua  les  feuilles  sèches  tombées  dans  les 
fronces  de  sa  jupe  et,  s'en  allant  furtivement  comme  elle  était  ve- 
nue, se  hâta  vers  la  place  où  stationnait  l'omnibus... 

Le  lendemain,  après  huit  heures,  par  une  nuit  obscure  et 
venteuse,  Firmin  Charmois,  hermétiquement  boutonné  dans  son 
pardessus  dont  le  col  relevé  masquait  une  bonne  moitié  de  son 
visage,  descendait  vivement  la  pente  de  la  rue  des  Bois  et  allait 
sonner  à  la  porte  d' Adeline  Nivard.   La  visite  lui  était  plutôt 


DANS    LES    ROSES.  281 

désagréable.  Ayant  toujours  vécu  sagement  et  vertueusement, 
côte  à  côte  avec  Reine,  sa  femme,  il  éprouvait  une  craintive  ré- 
pulsion pour  les  filles  du  caractère  d'Adeline.  Sur  ce  point,  il 
partageait  la  prévention  des  notables  de  Saint-Saviol,  à  l'égard 
de  cette  servante-maîtresse  dont  la  jeunesse  avait  été  fort  ora- 
geuse et  dont  la  fortune  provenait  d'une  source  singulièrement 
trouble.  C'était  donc  avec  un  indéfinissable  malaise  qu'il  attendait, 
sous  la  marquise,  l'entre-bàillement  de  la  porte  à  laquelle  il  ve- 
nait de  sonner. 

Elle  lui  fut  ouverte  par  Adeline  en  personne.  Une  lampe  à  la 
main,  elle  accueillit  le  rosiériste  par  une  révérence  très  digne  et 
l'introduisit  dans  un  petit  salon  encombré  de  sièges  bas,  molle- 
ment capitonnés,  décoré  de  lithographies  représentant  des  sujets 
galans  où  les  nudités  abondaient.  M"'  Nivard,  pour  la  circon- 
stance, avait  revêtu  une  toilette  noire  assez  sévère  et  elle  dit,  avec 
un  caressant  clignement  d'yeux  que  Firmin  jugea  presque  in- 
convenant : 

—  Veuillez  entrer,  monsieur  Gharmois,  et  n'ayez  aucune 
crainte.  J'ai  envoyé  ma  bonne  chez  une  de  ses  camarades,  et  nous 
serons  absolument  seuls...  Permettez-moi  de  vous  débarrasser 
de  votre  pardessus... 

Firmin,  conservant  son  air  gourmé  et  cérémonieux,  avait 
bonne  envie  de  refuser  ;  mais  comme  la  pièce,  où  flambait  un 
large  feu  de  bois,  était  chauffée  à  l'excès,  il  jugea  prudent  de  se 
laisser  faire  et  de  se  mettre  à  l'aise.  Il  s'était  enfoncé  dans  un  des 
fauteuils  douillettement  rembourrés  ;  avant  de  s'asseoir  à  son  tour, 
Adeline  désigna  une  cave  à  liqueurs  posée  sur  la  table  à  jeu  et 
ajouta  aimablement  : 

—  Désirez-vous  prendre  un  doigt  de  cognac  ou  de  cassis?... 
Sans  cérémonie!... 

—  Merci,  madame,  répondit  froidement  Gharmois,  c'est  déjà 
fait. 

—  Ah!...  Tant  pis...  Causons  donc  et  jouons  franc  jeu...  .le 
vois  à  votre  air  que  vous  êtes  prévenu  contre  moi...  Vous  avez 
tort...  Je  suis  bonne  fille  et  je  ne  demande  qu'à  vous  rendre  ser- 
vice... M"®  Vigneron  a  dû  vous  dire  pour  quels  motifs  j'ai  voulu 
avoir  un  bout  d'entretien  avec  vous. 

—  Oui,  madame,  elle  m'a  môme  rapporté,  de  votre  part,  une 
accusation  dirigée  contre  ma  lille  Léontine  et  son  mari,  une 
accusation  à  laquelle  je  ne  puis  croire! 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  C'est  malheureusement  la  vérité  pure...  M.  Lavaur,  depuis 
quelques  semaines,  passe  presque  toutes  ses  soirées,  en  compagnie 
de  mon  beau-frère,  au  café  Munerel,  où  se  réunissent  vos  adver- 
saires et  où  ils  discutent  ouvertement  les  moyens  de  vous 
évincer...  M.  Lavaur  a  complètement  tourné  casaque,  et  cela  à 
l'instigation  de  sa  femme...  Il  est  devenu  un  des agens  électoraux 
de  Toucliebœuf  :  c'est  le  secret  de  Polichinelle  et  vous  êtes  seul  à 
l'ignorer. 

Charmois  courbait  la  tète  et  se  mordait  les  lèvres.  Cette 
trahison  de  sa  fille,  révélée  tout  à  trac  par  Adeline,  le  mortifiait 
et  lui  ulcérait  le  cœur.  Un  gros  chagrin  lui  montait  à  la  gorge  et 
il  se  violentait  pour  ne  pas  le  laisser  éclater.  Adeline  reprit, 
apitoyée  : 

—  Oui,  c'est  dur,  n'est-ce  pas?...  mais,  si  vous  êtes  trahi  par 
une  fille  indigne  de  vous,  vous  en  avez  une  autre  qui  sera  votre 
consolation...  Florence  vous  adore;  je  le  sais,  moi  qui  la  vois  et 
l'entends  parler  tous  les  jours. ..  C'est  un  culte  qu'elle  a  pour  vous, 
et  son  aflection  m'a  surtout  décidée  à  me  mêler  de  ce  qui  ne  me 
regarde  pas...  Maintenant  revenons  à  votre  élection...  Où  en  êtes- 
vous?  Pendant  que  vos  ennemis  travaillent  en  dessous  comme 
des  fourmis,  il  me  semble  que  vous,  monsieur  Charmois,  vous 
vousendormez  trop  sur  le  rôti. 

Firmin  se  redressa  et  répondit  avec  une  pointe  de  vanité  dé- 
daigneuse : 

—  Moi,  madame,  je  ne  crains  rien  et  je  me  moque  d'eux!... 
On  m'aime  dans  le  pays  ;  aux  dernières  élections,  je  tenais  la  tête 
de  la  liste  avec  quatre  cents  voix.  J'en  aurai  autant  et  môme  plus, 
cette  fois-ci  ;  à  quoi  bon  me  remuer?...  Je  suis  sûr  de  passer. 

—  Eli  bien  !  encore  une  fois  vous  avez  tort,  permettez-moi  de 
vous  le  dire  !...  Touchebœuf  a  moins  d'atouts  en  main,  c'est  pos- 
sible; mais  il  est  plus  retors  et  voit  plus  loin  que  vous...  Soit, 
vous  serez  réélu  au  mois  d'avril  ;  la  belle  avance  !  vos  adversaires 
le  seront  aussi,  et  comme  ils  formeront  la  majorité  dans  le 
conseil,  ils  choisiront  un  maire  à  leur  convenance,  c'est-à-dire 
qu'ils  nommeront  Touchebœuf;  vous  resterez  sur  le  carreau  et 
le  tour  sera  joué... 

—  Ils  n'oseront  pas  !  s'écria  Charmois,  affectant  une  orgueil- 
leuse incrédulité,  mais  au  fond  déjà  ébranlé  par  les  allégations 
de  la  tante  Nivard. 

—  Avec  ça   qu'ils  prendront  des  gants  I  repartit  Adeline  en 


DANS    LES    ROSES.  28.'^ 

haussant  les  épaules;  ils  veulent  avoir  Touchebœuf  pour  maire  et 
vous  forcer  à  sortir  du  conseil,  et  c'est  ce  qui  arrivera,  car, après 
cet  affront;  vous  serez  bien  obligé  de  démissionner... 

Firmin  demeurait  pensif.  Il  n'avait  pas  prévu  le  coup.  Sûr  d'être 
réélu  à  la  presque  unanimité,  il  s'imaginait  que  les  conseillers 
ne  résisteraient  pas  à  la  pression  de  l'opinion  publique;  il  s'était 
abstenu  de  solliciter  ses  collègues,  jugeant  indigne  de  lui  de 
mendier  leurs  suffrages.  Tandis  que  son  rival  manœuvrait  pour 
les  gagner  un  à  un,  il  s'était  fièrement  tenu  à  l'écart,  et  soudain 
il  s'apercevait  qu'il  avait  manqué  totalement  d'esprit  politique. 

—  Il  y  a  du  vrai  là  dedans,  murmura-t-il,  songeur  ;  mais, 
maintenant,  comment  s'y  prendre  pour  venir  à  bout  de  cette 
cabale  ? 

—  Pardine,  c'est  bien  simple  !...  Arrangez-vous  pour  que  vos 
ennemis  ne  soient  pas  réélus...  Ils  veulent  vous  chasser  du  con- 
seil municipal,  chassez-les-en  à  votre  tour  et,  pour  cela,  mettez- 
vous  à  la  tète  d'une  liste  où  ils  ne  figureront  pas. 

—  Hum!  il  faudrait  d'abord  trouver  des  candidats  nouveaux, 
et  ayant  des  chances. 

—  Ils  sont  tout  trouvés,  déclara  Adeline;  vous  avez  proba- 
blement entendu  parler  d'un  parti  d'opposition,  qui  désire  débar- 
rasser le  bourg  de  tous  les  vieux  routiniers  dont  Eloi  Touchebœuf 
est  le  meneur...  Il  se  compose  de  gens  actifs,  hardis  et  tout  à  fait 
dans  le  mouvement:  le  docteur  Jourd'heuil, un  jeune  médecin  qui 
vient  de  s'établir  à  Saint-Saviol;  Loyer,  le  graveur  qui  dirige 
r«Harmonie  ));Saintot,  l'entrepreneur;  le  jardinier  Jacquin  ;  l'ar- 
chilecle  Despàquis  et  une  dizaine  d'autres,  tous  jeunes  et  très 
décidés  à  nous  tirer  de  l'ornière... 

—  Oui,  dit  Firmin  avec  une  moue  dédaigneuse, mais  tous  ces 
gens-là  sont  sans  racines  dans  le  pays,  sans  influence  sur  les  élec- 
teurs... 

—  Ils  en  auront  une,  si  vous  vous  rangez  de  leur  côté  et  si 
vous  les  couvrez  de  votre  nom...  Ceux  qui  voteront  pour  vous 
voteront  pour  eux;  leur  liste  où  vous  figurerez  en  première  ligne 
passera  tout  entière  ;  vous  culbuterez  mon  cafard  de  beau-frère 
et  ses  amis;  vous  arriverez  à  la  mairie  avec  un  conseil  tout  neuf, 
qui  vous  sera  dévoué,  et  avec  lequel  vous  pourrez  rendre  de  bons 
services  à  la  commune. 

Tout  eu  poussant  encore  quelques  nlgeetions,  Charmois  était 
trop  sensé  pour  ne  pas  reconnaître  que  l'avis  était  bon.  Il  s'éton- 


284  BEVDE  DES  DEUX  MONDES. 

nait  de  la  clairvoyance  de  cette  Adeline  Nivard,  sans  songer  que 
la  haine  donne  de  la  pénétration  et  de  l'ingéniosité  aux  esprits  les 
plus  ordinaires.  Quand  il  se  leva  pour  prendre  congé,  il  était 
déjà  aux  trois  quarts  décidé  à  tenter  l'aventure. 

—  Je  vais  réfléchir  à  tout  ça,  murmura-t-il,  et  nous  en  re- 
parlerons... Mais  quoi  qu'il  arrive,  je  vous  remercie,  madame... 
Je  suis  très  touché  de  votre  sympathie  et,  en  vérité,  je  me  de- 
mande à  quel  heureux  hasard  je  dois  le  concours  que  vous  voulez 
bien  m'ofîrir... 

—  D'abord,  répliqua  Adeline  avec  force,  je  déteste  mon  beau- 
frère  Touchebœuf;  ensuite  je  m'intéresse  à  Florence  et  aussi  à 
votre  fils  Désiré...  Il  me  va.,  cet  enfant-là!  et  en  travaillant  pour 
vous,  il  me  semble  que  je  travaille  aussi  pour  lui. 

—  Hélas!  soupira  Firmin,  hochant  la  tète,  vous  pourriez 
vous  tromper...  Pauvre  garçon,  il  s'est  amouraché  de  la  nièce  à 
Touchebœuf  et  je  crains  fort  que  ces  histoires  d'élections  ne  gâ- 
tent ses  affaires...  Je  ne  suis  pas  chanceux  avec  mes  enfans!... 
Léontine  me  trahit  vilainement  ;  voici  Désiré  qui  va  pâtir  à  son 
tour...  et  peut-être  m'en  vouloir  à  cause  de  son  mariage  manqué... 
Et  tout  ça,  à  cause  de  cette  diablesse  de  mairie!...  Sans  compter 
le  tintouin  que  me  donneront  les  élections...  Il  y  a  des  momens 
où  j'ai  bonne  envie  de  tout  lâcher  ! 

—  Bah!  déclara  Adeline  philosophiquement,  on  ne  fait  pas 
d'omelette  sans  casser  des  œufs. 

Elle  l'aida  à  endosser  son  paletot  et  ajouta  en  lui  tapant  fa- 
milièrement sur  l'épaule  : 

—  Du  courage,  monsieur  Charmois  !...  Songez  à  ce  que  je 
vous  ai  dit...  Revenez  demain  m'apporter  une  bonne  réponse  et 
je  vous  aboucherai  avec  le  docteur  Jourd'heuil...  Quant  à  votre 
garçon,  soyez  donc  tranquille...  Ni  lui  ni  Sabine  ne  pâtiront  tant 
que  ça,  et  il  y  a  un  dieu  pour  les  amoureux  ! 

IX 

La  période  électorale  s'était  ouverte  à  la  fin  de  mars.  Les  hos- 
tilités commencèrent  aussitôt.  Le  ciel  lui-même  se  mettait  de  la 
partie.  Les  giboulées  et  les  bourrasques,  qui  balayaient  les  rues 
de  Saint-Saviol,  semblaient  l'orageux  écho  des  passions  qui  gron- 
daient dans  le  bourg  et  le  divisaient  en  deux  camps.  Des  réunions 
publiques  avaient  lieu  le  soir  au  Panier  Fleuri,  dans  une  grande 


DANS   LES    ROSES. 


285 


ipièce  blanchie  à  la  chaux,  réservée  d'ordinaire  aux  bals  de  noces. 
Les  électeurs  s'y  entassaient,  ayant  à  peine  pris  le  temps  de 
souper.  L'estrade  des  musiciens  était  occupée  par  le  bureau  et 
servait  de  tribune.  L'assemblée  tumultueuse  se  partageait  en 
deux  courans  houleux  qui  évoluaient  parallèlement  et  parfois  se 
heurtaient  l'un  contre  l'autre,  avec  d'injurieuses  clameurs.  A 
gauche,  les  partisans  de  l'ancien  conseil  se  serraient  autour  de 
leurs  chefs  défile:  Éloi  Touchebo'uf,  le  marchand  de  bois  Odoul 
et  le  pharmacien  Blouet.  Les  opposans  se  massaient  [à  droite, 
ayant  à  leur  tète  le  jeune  médecin  Jourd'heuil,  le  graveur  Loyer, 
le  jardinier  Jacquin,  et  le  patron  du  café  lui-môme,  le  gros 
Mansuy,  que  cette  affluence  de  cliens  éventuels  mettait  en  belle 
humeur. 

Dès  la  première  réunion,  Firmin  Charmois,  qui  s'étaitconcerté 
la  veille,  chez  Adelinc,  avec  le  docteur  Jourd'heuil,  résolut  de 
brûler  ses  vaisseaux.  Il  demanda  la  parole  et  monta  courageuse- 
ment à  la  tribune.  Le  grand  silence  qui  se  produisit  soudain  et 
l'aspect  de  toutes  ces  têtes  grouillantes,  dont  les  yeux  se  fixaient 
curieusement  sur  lui,  l'intimidèrent  d'abord.  Le  brave  rosié- 
riste  n'avait  pas  l'habitude  de  parler  en  public  et  il  se  sentait 
dans  la  gorge  un  pénible  étranglement.  Mais  il  était  décidé  à 
soulager  son  cœur  et  l'émotion  sincère  qu'il  éprouvait  lui  donna 
une  sorte  de  rageuse  et  pathétique  éloquence  : 

—  Mes  amis,  dcclara-t-il,  vous  me  connaissez  depuis  long- 
temps et  vous  m'avez  vu  à  l'œuvre.  Voilà  dix  ans  que  je  siège  au 
conseil  municipal;  j'y  ai  toujours  défendu  les  intérêts  de  la 
commune  et  j'y  ai  toujours  dit  carrément  ma  façon  de  penser. 
Vous  ne  pouvez  douter  ni  de  mon  dévouement  ni  de  ma  sincérité  ; 
vous  ne  douterez  pas  davantage  de  la  vérité  de  ce  que  je  vais  vous 
exposer,  avec  ma  franchise  habituelle...  Je  comptais  me  repré- 
senter devant  vous  en  compagnie  de  mes  anciens  collègues  du 
conseil,  et  mettre  mon  nom  sur  leur  liste  ;  mais  tandis  que  j'y  allais 
bon  jeu  et  bon  argent,  certains  d'entre  eux,  au  contraire,  tout  en 
me  prodiguant  publiquement  des  poignées  de  main,  conspiraient 
traîtreusement  contre  moi  en  cachette;  ils  complotaient  nuitam- 
ment pour  m'évincer  ou  pour  me  forcer  à  me  retirer,  au  cas  où 
vous  me  renommeriez!  J'ai  été  averti  de  leur  manœuvre  et, 
comme  je  n'aime  pas  qu'on  se  moque  de  moi,  je  tieus  à  vous  in- 
former aujourd'hui,  du  haut  de  cette  tribune,  que  je  me  sépare 
d'eux  absolument.  Je  ne  veux  plus  rien  avoir  de  commun  avec  les 


286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Judas  qui  me  trahissent  dans  l'ombre.  Je  leur  défends  de  porter 
mon  nom  sur  leur  liste,  où  il  serait  en  trop  mauvaise  société  !... 
Toutefois,  je  ne  renonce  pas  à  solliciter  vos  suffrages;  au 
contraire,  je  vous  prie  de  me  continuer  votre  confiance  et  de 
l'accorder  en  même  temps  à  ceux  de  mes  vrais  amis  qui  se  sont 
groupés  autour  de  moi.  Ce  sont  des  hommes  jeunes,  désireux  de 
vous  être  utiles,  actifs  et  éclairés.  Ils  souhaitent  comme  moi,  et 
comme  vous  certainement,  que  notre  commune  ne  reste  pas  en 
arrière  et  jouisse  à  son  tour  des  améliorations  nécessaires  pour 
accroître  son  importance.  Il  nous  faut  des  chemins  meilleurs,  des 
rues  mieux  éclairées,  un  système  d'égouts  plus  conforme  aux  lois 
de  l'hvgiène...  En  ce  temps-ci,  il  n'est  plus  permis  de  piétiner  sur 
place;  il  faut  marcher  en  avant,  si  l'on  ne  veut  pas  déchoir... 
C'est  pourquoi  je  me  suis  joint  à  eux  pour  travailler  à  la  pro- 
spérité communale,  et  je  vous  supplie  de  ne  pas  nous  séparer, 
lorsque  vous  serez  appelés  à  nommer  un  nouveau  conseil... 

Cette  brusque  déclaration  était  un  coup  droit  porté  aux  adver- 
saires. Ils  ne  s'attendaient  pas  à  une  volte-face  si  soudaine,  à  une 
rupture  si  éclatante.  Un  moment  perplexes,  Touchebœuf,  Odoul 
et  le  pharmacien  se  regardèrent  ahuris,  puis  Blouet,  le  beau  par- 
leur de  la  bande,  monta  à  la  tribune  : 

—  Messieurs,  dit-il,  de  son  ton  de  plaisantin,  nous  sommes 
aussi  surpris  que  vous  de  l'étrange  discours  que  vous  venez  d'en- 
tendre. M.  Charmois  se  plaint  de  ses  collègues  et  veut  les  quitter... 
Il  croit  les  punir  en  les  privant  de  ses  lumières...  Il  s'imagine  à 
tort  être  un  homme  indispensable.  Nous  ne  le  retiendrons  pas,  et 
môme  nos  regrets  seront  très  modérés,  maintenant  que  nous 
savons  de  quel  côté  il  va  !...  (Ces  derniers  mots  furent  accentués 
par  un  coup  d'œil  ironique,  lancé  dans  la  direction  du  groupe 
des  opposans.l  3Iais  j'ai  le  devoir  de  protester  de  toutes  mes 
forces,  au  nom  de  mes  amis,  contre  les  insinuations  calomnieuses 
formulées  par  le  ««  citoyen  »  Charmois...  Mon  Dieu,  je  ne  veux 
pas  douter  de  sa  sincérité,  puisqu'il  en  fait  si  volontiers  parade... 
Seulement  je  me  méfie  de  son  imagination.  C'est  un  véritable 
roman-feuilleton  qu'il  vous  a  débité  tout  à  l'heure...  Nous 
n'avons  jamais  eu  l'intention  de  l'évincer;  au  contraire,  nous 
comptions  nous  présenter  avec  lui  à  vos  suffrages...  Les  complots, 
les  conciliabules  nocturnes  n'ont  jamais  existé  que  dans  son  cer- 
veau malade,  et  je  donne  le  plus  énergique  démenti  à  ces  ridicules 
accusations  ! 


DANS    LES    ROSES.  287 

Il  avait  à  peine  achevé  que  Charmois,  qui  s'agitait  sur  place 
et  devenait  aussi  cramoisi  que  la  plus  foncée  de  ses  roses,  grimpa 
sur  l'estrade  avec  la  vivacité  d'un  écureuil  : 

—  Vous  n'avez  pas  même  le  courage  de  vos  mauvaises  actions, 
répliqua-t-il,  et  vous  n'osez  pas  les  soutenir  en  public...  Mais  je 
vous  renvoie  votre  démenti  :  il  y  a  eu  complot  contre  moi,  et  je 
vais  mettre  les  points  sur  les  i.  Vous  vous  réunissiez  le  soir  chez 
M.  Touchebœuf,  qui  est  le  grand  organisateur  de  la  conspiration. 
C'est  lui  qui  tient  les  fils  et  qui  vous  fait  manœuvrer  comme 
des  pantins.  Il  espère  qu'une  fois  que  je  serai  hors  du  conseil, 
il  aura  les  coudées  franches  et  pourra  mener  la  commune  à  sa 
fantaisie.  Je  le  gêne  !...  Je  vais  vous  dire  pourquoi  :  il  sait  que  je 
suis  favorable  à  la  création  du  chemin  des  Saussaies...  De  là  sa 
colère...  Ce  chemin,  si  avantageux  pour  la  commune,  est  nuisible 
aux  intérêts  privés  de  M.  Touchebœuf  et  il  n'en  veut  à  aucun 
prix...  A  telles  enseignes  qu'il  m'a  proposé,  un  jour,  de  nous 
entendre  tous  deux  pour  forcer  le  département  à  payer  nos  champs 
des  Saussaies  le  double  de  leur  valeur... 

—  C'est  faux  !  interrompit  Touchebœuf  furieux,  en  tendant 
son  poing  fermé  vers  la  tribune. 

—  C'est  vrai  !  cria  une  voix. 

—  Que  celui  qui  a  dit  ça  ose  me  le  répéter  en  face  !  repartit 
le  marchand  de  grains  en  fonçant  en  avant  comme  un  taureau. 

Alors  on  vit  sortir  de  la  foule  le  jardinier  Jacquin,  en  tablier 
de  travail,  rude  et  hérissé  comme  un  paysan  du  Danube  : 

—  C'est  vrai,  répéta-t-il...  Un  matin,  dans  votre  fraisière 
des  Saussaies,  vous  m'avez  proposé  la  même  chose...  Et  ce  que 
vous  m'avez  demandé,  à  moi,  Jacquin,  vous  avez  bien  pu  le 
demander  aussi  à  M.  Charmois  ! 

A  ces  mots,  de  formidables  huées  montèrent  du  fond  de  la 
salle. 

—  Vous  en  avez  menti  !  hurlait  Touchebœuf  menaçant. 

—  A  bas  Touchebœuf!...  Enlevez-le!  vociféraient  les  amis 
du  jardinier,  en  s'élançant  à  leur  tour  au-devant  de  lui. 

Les  deux  partis  se  heurtaient,  se  mêlaient  avec  des  clameurs 
de  défi.  Odoul,  qui,  pareil  à  Panurgc,  avait  une  naturelle  peur  des 
coups,  battait  en  retraite  et  se  collait  dans  une  encoignure, 
comme  un  crabe  au  creux  d'un  rocher.  La  réunion  se  termina 
par  une  bagarre  dont  le  tumulte  se  prolongea  jusque  dans  la  rue. 

Le  lendemain,  des  affiches  multicolores   s'étalaient   sur   les 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

murs  de  Saint-Saviol.  Elles  portaient  en  gros  caractères:  Cortiité 
cVunion  démocratique  et  de  progrès  municipal  ;  et  on  y  lisait  la 
profession  de  foi  des  opposans  ainsi  que  la  liste  de  leurs  candidats. 
En  première  ligne  figurait  le  nom  de  «  Firmin  Charmois,  rosié- 
riste,  chevalier  de  la  Légion  d'Iionneur.  »  Deux  jours  après,  le 
comité  conservateur,  à  son  tour,  faisait  placarder  sa  liste.  Elle 
contenait  tous  les  membres  de  l'ancien  conseil,  à  l'exception  de 
Firmin;  mais  à  la  place  de  ce  dernier,  avec  une  perfidie  due  à 
l'initiative  de  Touchebœuf,  on  avait  imprimé  le  nom  de  «  Marins 
Lavaur,  agrégé  de  l'Université,  professeur  au  lycée  Buffon  ».  On 
ne  pouvait  blesser  plus  cruellement  le  rosiériste,  ni  montrer  d'une 
façon  plus  mortifiante  qu'il  était  abandonné  de  tous  ses  amis  et 
même  d'un  allié  de  sa  famille. 

Le  pauvre  Firmin  n'était  pas  au  bout  de  ses  épreuves,  et  il 
devait  boire  jusqu'à  la  lie  la  coupe  d'amertume  réservée  aux  can- 
didats dans  les  luttes  électorales.  Dès  la  première  semaine,  un 
journal  de  la  banlieue,  subventionné  par  ses  adversaires,  publia  un 
article  dont  la  personnalité  de  l'horticulteur  faisait  tous  les  frais. 
On  le  traitait  de  <(  franc-maçon  »  ;  on  déplorait  «  son  ambition 
effrénée  qui  lavait  poussé  à  renier  ses  convictions,  à  se  jeter  entre 
les  bras  des  sectaires;  à  faire  cause  commune  avec  des  révolu- 
tionnaires sans  racines  dans  le  pays  ».  On  incriminait  sa  conduite; 
on  insinuait  «  qu'au  lieu  de  se  mêler  de  politique,  il  agirait  beau- 
coup plus  sagement  en  s'occupant  de  ses  propres  affaires,  qui 
périclitaient,  et  en  exerçant  une  plus  rigoureuse  surveillance  sur 
certains  membres  de  sa  famille,  dont  la  moralité  laissait  fort  à 
désirer  ».  En  revanche,  on  exaltait  le  noble  caractère  et  le  désin- 
téressement de  Marins  Lavaur  qui,  fidèle  aux  bons  principes, 
n'avait  pas  hésité  à  rompre  avec  son  ambitieux  beau-père,  «  dès 
qu'il  l'avait  vu  pactiser  avec  les  anarchistes  ».  Ces  audacieuses 
incursions  dans  le  domaine  de  la  vie  privée,  ces  exagérations 
assaisonnées  d'insinuations  désobligeantes  exaspéraient  Charmois. 
Il  se  cabrait  sous  l'injure  et  s'emportait  comme  un  cheval  piqué 
par  les  taons.  Après  la  lecture  du  journal,  il  fut  pris  d'un  terrible 
accès  de  colère  et  signifia  à  Désiré  qu'il  eût  à  rompre  avec  la  nièce 
de  son  ennemi  : 

—  Tout  ce  qui  touche  de  près  ou  de  loin  à  cette  canaille  m'est 
odieux,  s'écria-t-il;  ainsi  tiens-toi  pour  averti  et  renonce  à  tes 
amourettes  !...  J'aimerais  mieux  me  couper  le  poing  que  donner 
mon  consentement  à  un  mariage  pareil!... 


DANS    LES    UOSES.       '  289 

Désiré  ne  répondait  point  et  courl)ait  la  tète;  mais,  le  soir,  sous 
les  arbres  verdissans  de  la  «  Tombe  à  Mole  »,  il  contait  ses  ennuis 
à  Sabine,  et  tous  deux,  sans  se  douter  qu'ils  renouvelaient  la  scène 
de  Ghimène  et  de  Rodrigue,  se  lamentaient  «  sur  les  maux  et  les 
pleurs  que  leur  coûtaient  leurs  pères  ».  Pendant  les  orages  de  la 
période  électorale,  leurs  rendez-vous  étaient  devenus  plus  fré- 
quens.  Touchebœuf,  appelé  chaque  soir  dehors,  par  une  réunion 
publique  ou  un  conciliabule  au  café  Mune'^el,  ne  pouvait  plus  sur- 
veiller sa  nièce,  et  Sabine  en  profitait  pour  rejoindre  son  bon  ami. 

Tandis  que,  là-bas,  dans  la  salle  enfumée  du  Panier  Fleuri, 
les  discussions  se  prolongeaient,  chaque  fois  plus  violentes  et 
plus  tumultueuses,  les  deux  jeunes  gens,  blottis  sur  les  marches 
du  tombeau,  échangeaient  tendrement  leurs  craintes  dans  le  calme 
de  la  nuit  printanière.  Autour  d'eux,  le  vent,  déjà  moins  âpre, 
s'imprégnait  du  parfum  épars  des  arbres  fruitiers  en  fleurs.  De 
molles  odeurs  de  violettes  leur  arrivaient  par  bouffées;  il  sem- 
blait qu'on  respirât  de  l'amour  dans  l'air.  Et  cependant,  malgré 
les  tentations  du  renouveau,  entre  cette  fille  de  vingt  ans  et  ce 
garçon  qui  en  comptait  à  peine  vingt-cinq,  la  tendresse  demeurait 
chaste.  Les  appréhensions  que  leur  donnait  l'hostilité  croissante 
de  leurs  parens  empêchaient  leurs  caresses  de  devenir  trop  vives; 
ils  avaient  le  cœur  trop  gros,  leur  ciel  était  chargé  de  trop  mena- 
çans  nuages  pour  que  leur  affection  se  traduisît  autrement  que 
par  de  mélancoliques  serremens  de  main.  Désiré  était  foncière- 
ment honnête;  il  se  croyait  tenu  à  d'autant  plus  de  réserve  que 
Sabine  mettait  une  plus  entière  confiance  en  lui.  Quand  tout  son 
corps  frémissait  au  contact  trop  rapproché  ou  trop  abandonné  de 
la  jeune  fille,  la  soudaine  pensée  des  incertitudes  de  l'avenir 
suffisait  à  apaiser  son  trouble.  Il  se  laissait  facilement  abattre 
par  les  tracas  de  l'heure  présente  et  était  enclin  au  découragement; 
il  fallait  que  Sabine,  dont  l'humeur  était  plus  enjouée,  le  caractère 
plus  ferme,  le  remontât,  en  s'efforçant  de  paraître  gaie  et  vaillante. 

—  Ne  vous  désolez  donc  pas,  disait-elle,  toutes  ces  tracasseries 
passeront  comme  les  giboulées  de  mars...  Une  fois  qu'elles  sont 
tombées,  le  soleil  se  montre  plus  clair  et  plus  chaud...  L'impor- 
tant est  de  nous  bien  aimer;  c'est  notre  soleil  à  nous,  pas  vrai?... 

—  Oui,  nous  nous  aimons,  répliquait  le  jeune  homme,  mais 
quel  supplice  de  cacher  son  amour  comme  un  crime!...  Je  vou- 
«Irais  vous  avoir  toute  à  moi,  Sabine;  je  voudrais  pouvoir  le  crier 
à  tout  le  village  et  vous  chérir  ouvertement,  devant  tous. 

TOME   CXLVIll.    —    1898.  ''9 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Patience!  répondait-elle  en  souriant,  dans  deux  mois,  je 
serai  majeure  et  libre  de  mes  actions. 

—  Vous  serez  libre,  mais  moi,  je  dépendrai  toujours  de  mon 
père...  Et  s'il  s'obstine  à  me  refuser  son  consentement,  que  ferons- 
nous? 

—  Alors...  N'ayez  crainte,  nous  trouverons  bien  un  moyen 
de  lui  forcer  la  main... 

Et  tandis  qu'elle  achevait  ces  mots,  il  y  avait  dans  ses  yeux 
bruns  une  telle  souriante  assurance,  un  si  magnétique  rayonne- 
ment d'amour  que  Désiré  ravi  reprenait  confiance  et  courage. 

La  campagne  s'assoupissait  autour  d'eux.  De  larges  souffles 
tièdes  couraient  sur  les  seigles,  les  champs  de  fraisiers,  les  ver- 
gers, les  pépinières,  avec  un  faible  murmure  dont  le  retour  ré- 
gulier semblait  la  respiration  doucement  rythmée  de  la  plaine 
endormie.  Sur  le  versant  où  les  pruniers  et  les  poiriers  ébau- 
chaient leur  vague  profil,  les  lumières  du  village  clignotaient  entre 
les  arbres.  Soudain,  le  recueillement  de  la  nuit  était  troublé  par 
de  bruyantes  explosions  d'applaudissemens  ou  de  huées.  C'était 
le  brouhaha  de  la  réunion  publique  tenue  au  Panier  Fleuri,  et  les 
deux  amoureux,  rappelés  brutalement  à  la  réalité,  se  hâtaient  de 
quitter  leur  cachette  pour  regagner  séparément,  l'un  la  Châtai- 
gneraie, et  l'autre,  la  rue  de  l'Eglise. 

La  lutte  électorale  se  poursuivait,  plus  orageuse  chaque  jour. 
Le  journal  banlieusard,  qui  soutenait  l'ancien  conseil,  continuait 
à  harceler  Firmin  Charmois,  à  lui  infliger  deux  fois  par  semaine 
les  insupportables  et  agaçantes  piqûres  de  ses  entrefilets  perfides 
et  de  ses  comptes  rendus,  intentionnellement  inexacts.  Le  rosié- 
riste  ne  décolérait  plus.  Il  devenait  extraordinairement  irritable 
et  perdait  le  sommeil.  Reine,  sa  femme,  recevait  le  contre-coup 
de  cette  nervosité  maladive.  Regrettant  l'ancienne  tranquillité 
de  son  intérieur,  maudissant  la  politique,  elle  n'osait  néanmoins 
dire  à  Firmin  tout  ce  qu'elle  avait  sur  le  cœur,  car  la  moindre 
contradiction  soulevait  une  tempête;  mais,  dès  qu'elle  se  trouvait 
.seule  avec  Désiré  et  Florence,  elle  se  répandait  en  lamentations 
amères  : 

—  Je  ne  reconnais  plus  votre  père,  soupirait-elle,  tant  ces 
mauvaises  gens  me  l'ont  changé!...  Il  a  toujours  eu  la  tête  près 
du  bonnet  et  des  fois  il  s'enlevait  comme  une  soupe  au  lait,  mais 
ses  colères  ne  duraient  pas  ;  tandis  qu'à  présent,  elles  ne  décessent 
plus.  Pour  un  mot  dit  de  travers,  ce  sont  des  scènes  à  faire  trem- 


DANS    LES    ROSES.  291 

bler.  La  politique  lui  tourne  la  tête,  il  en  rêve  la  nuit  et  me  ré- 
veille pour  me  réciter  les  discours  qu'il  tiendra  aux  électeurs... 
Ouanl  à  la  culture  et  aux  intérêts  de  son  commerce,  c'est  le  cadet 
de  ses  soucis.  Si  Désiré  n'était  pas  là  pour  surveiller  les  ouvriers 
et  s'occuper  de  la  correspondance,  nos  affaires  s'en  iraient  à  la 
débandade... 

—  Bah!  répondait  légèrement  Florence,  ce  n'est  qu'un  mau- 
vais moment  à  passer  et  vous  oublierez  bien  vite  vos  tracas, 
maman,  quand  il  sera  maire. 

—  Maire!  répliquait  la  bonne  dame,  en  fourrageant  dans  ses 
cheveux  avec  une  aiguille  à  tricoter,  le  sera-t-il  seulement?...  S'il 
ne  réussit  pas,  nous  deviendrons  la  risée  du  pays...  Et  s'il  réussit, 
la  belle  avance!...  La  mairie  mettra-t-elle  du  beurre  sur  notre 
pain?...  Non,  n'est-ce  pas?  Elle  nous  donnera  un  peu  plus  de  tin- 
touin et  creusera  un  nouveau  trou  dans  notre  bourse...  Voilà  le 
plus  clair  bénéfice  qu'il  en  tirera...  Toutes  ces  glorioles-là,  ça  n'a 
pas  plus  de  durée  qu'un  rayon  de  soleil  ! . . ,  Ah  !  j'en  suis  à  regretter 
l'ancien  temps,  où  nous  trimions  comme  des  nègres  et  où  Firmin 
n'avait  que  ses  roses  dans  la  tête!... 

Les  affiches  vertes,  jaunes  et  bleues  tapissaient  de  leur  bario- 
lage toutes  les  murailles  de  Saint-Saviol.  Trois  jours  avant  le  vote, 
le  rosiériste  avait  adressé  un  dernier  appel  aux  électeurs  : 

«  Si  vous  désirez  me  maintenir  au  conseil  municipal,  leur 
disait-il,  écrivez  sur  vos  bulletins,  à  côté  de  mon  nom,  tous  ceux 
des  honorables  candidats  qui  se  sont  groupés  autour  de  moi. 
Votez  pour  notre  liste  tout  entière.  Point  de  suppression,  point 
d'addition...  Allez  au  scrutin  avec  la  fermeté  de  braves  gens  qui 
exercent  un  droit,  et  votez  sans  crainte  pour  la  justice  et  le  pro- 
grès, pour  la  bonne  administration  et  la  prospérité  de  la 
commune!  » 

A  quoi  le  comité  Touche  bœuf  avait  répondu  par  un  placard  de 
même  dimension  où  on  lisait  : 

<(  Electeurs,  vous  avez  sous  les  yeux  deux  listes  :  sur  l'une, 
figurent  tous  les  hommes  que  vous  avez  honorés  de  votre  con- 
fiance, tous  vos  conseillers  municipaux,  moins  un...  Sur  l'autre, 
M,  Charmois  reste  seul  avec  les  ]i\vQS  sectaires,  avec  des  hommes 
sans  foi  et  sans  principes...  Maintenant  comparez  et  choisissez. 
Du  bulletin  que  vous  déposerez  dans  l'urne,  dépendra  le  salut  ou 
la  ruine  de  la  commune!  » 

Pendant  cette  veillée  des  armes,  et  malgré  sa  lière  assurance, 


292  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Firmin  Charmois,  anxieux,  se  demandait  lui-même  s'il  ne  s'était 
pas  fourvoyé.  Des  doutes  lui  montaient  au  cerveau,  pareils  à  ces 
nuages  noirs  qui  se  forment  dans  le  ciel  après  une  matinée  de 
gelée  blanche.  L'attitude  des  électeurs,  dans  les  réunions  publi- 
ques, l'inquiétait.  Ils  écoutaient  silencieusement  les  divers  ora- 
teurs, sans  un  geste,  sans  une  parole  d'approbation  ou  d'impro- 
bation.  Ils  gardaient  des  airs  mystérieux  de  sphinx,  et  les  traits 
impassibles  ou  narquois  de  leur  visage  ne  permettaient  pas  de 
deviner  quels  étaient  au  juste  leurs  sentimens.  Demeuraient-ils 
impénétrables  par  prudence  et  parce  qu'ils  craignaient  la  rancune 
de  Touchebœuf?  Ou  bien  leur  froideur  témoignait-elle  une  cer- 
taine méfiance  pour  les  nouveaux  candidats,  dont  les  noms  peu 
éclatans  figuraient  au-dessous  de  celui  du  rosiériste?...  Firmin 
l'ignorait  et  cette  pénible  incertitude  le  jetait  en  de  mortelles  an- 
goisses. Pourtant,  dans  les  derniers  jours  qui  précédaient  l'élec- 
tion, lorsqu  il  traversait  les  rues  du  village,  certains  sourires 
discrets,  certaines  furtives  poignées  de  main  de  gens  jusque-là 
indifférens  lui  remettaient  un  peu  d'espérance  au  Cd'ur.  Il  lui 
semblait  sentir  autour  de  lui  un  muet  courant  de  sympathie  qui 
le  réconfortait  au  passage. 

Enfin,  le  jour  du  vote  se  leva  dans  un  joli  ciel  a/uré  où  cou- 
raient de  légers  nuages,  fins  comme  une  mousseline.  C'était  le 
dimanche  de  Quasimodo.  Firmin  Charmois,  rasé  de  frais,  vêtu 
de  son  complet  neuf,  sortit  de  la  Châtaigneraie  avant  sept  heures 
et  se  dirigea  lentement  vers  la  mairie,  où  le  scrutin  allait  s'ou- 
vrir. Bien  qu'une  émotion  poignante  lui  serrât  la  poitrine,  il  s'ef- 
forçait de  faire  bonne  contenance.  Un  clair  soleil  répandait  sa  lu- 
mière rose  sur  les  champs  reverdis.  Les  sonneries  dominicales 
s'envolaient  en  notes  allègres  hors  du  vieux  clocher  roman,  et  des 
alouettes  chantaient  emmi  la  plaine.  Cette  gaîté  Je  la  terre  et 
du  ciel  parut  à  Firmin  d'un  heureux  augure.  Il  entra,  un  peu 
rasséréné,  dans  la  salle  du  vote,  où  venait  de  se  former  le  bureau 
présidé  par  Blouet,  en  sa  qualité  d'adjoint,  et  où  le  rosiériste  de- 
vait siéger  lui-même,  comme  assesseur,  en  compagnie  de  Touche- 
bœuf,  du  marguillier  Odoulet  de  l'horticulteur  I^antelme.  Autour 
de  la  table,  où  le  secrétaire  de  la  mairie  avait  installé  la  boîte  ca- 
denassée servant  d'urne,  et  étalé  les  procès-verbaux  avec  la  liste 
d'émargement,  des  groupes  stationnaient  déjà,  afin  de  surveiller 
les  opérations.  Charmois  échangea  des  poignées  de  main  avec 
Jourd'heuil,  Jacquin  etDespàquis,  puis  s'assit  au  bureau.  Le  ha- 


DANS    LES    ROSES.  293 

sard  l'avait  placé  à  côté  de  Touchebœuf.  Sans  se  regarder,  mais 
ayant  chacun  une  lueur  de  défi  dans  l'œil,  les  deux  adversaires 
tirèrent  simultanément  un  journal  de  leur  poche  et  affectèrent 
de  le  lire  attentivement,  dans  les  intervalles  de  loisir. 

Au  début,  les  votahs  étaient  rares.  Ils  se  dirigeaient  un  à  un 
vers  la  table,  saluaient  gravement,  présentaient  leur  carte,  puis, 
toujours  impénétrables,  tiraient  de  leur  gilet  un  billet  plié  et  re- 
plié méticuleusement  et  le  tendaient  au  président,  qui  l'insérait 
dans  la  boîte,  en  même  temps  que, mû  par  une  pression  du  doigt, 
un  timbre  tintait  sous  le  couvercle,  pour  indiquer  que  le  vote 
avait  eu  lieu.  Jusque  vers  onze  heures,  les  électeurs  se  succédè- 
rent lentement;  mais,  après  la  messe,  ils  arrivèrent  en  masse.  Les 
membres  du  bureau  ne  savaient  auquel  entendre,  et  cette  affluence, 
loin  de  diminuer,  s'accroissait  maintenant  d'heure  en  heure.  A 
l'exception  des  malades  ou  des  vieillards  impotens,  il  était  clair 
que  tous  les  inscrits  avaient  eu  à  cœur  de  venir  déposer  leur 
bulletin.  Firmin  constatait  cet  empressement  exceptionnel  et  se 
demandait,  non  sans  un  anxieux  frisson,  si  le  zèle  de  ses  conci- 
toyens se  manifestait  en  sa  faveur  ou  à  son  détriment.  Il  fouillait 
avidement  la  physionomie  des  gens  qui  défilaient,  leur  bulletin 
à  la  main;  mais  il  y  perdait  sa  peine  :  ouvriers  ou  bourgeois, 
tous  demeuraient  indéchiffrables,  et  rien  ne  permettait  de  pré- 
ciser quel  serait  le  résultat  du  scrutin. 

A  une  heure,  profitant  d'un  renouvellement  du  bureau,  le 
rosiériste  courut  à  la  Châtaigneraie  pour  y  dîner.  La  fièvre  dont 
il  était  agité  lui  ôtait  l'appétit  et  il  lui  fut  presque  impossible 
d'avaler  une  bouchée.  D'ailleurs,  il  ne  pouvait  rester  en  place;  il 
lui  semblait  qu'en  son  absence  les  choses  marcheraient  plus 
mal  dans  la  salle  de  vote  et,  après  s'être  sustenté  d'une  tasse  de 
café  noir,  il  s'esquiva  de  nouveau,  ramené  vers  la  mairie  par  une 
crainte  superstitieuse. 

Une  accalmie  se  produisait.  Le  gros  des  électeurs  avait  donné, 
et  maintenant  on  ne  voyait  plus  émerger  que  quelques  retarda- 
taires, indifférens  ou  indécis,  qui  avaient  attendu  jusqu'au  der- 
nier moment  pour  glisser  leur  bulletin  dans  l'urne.  A  mesure 
que  l'après-midi  avançait,  l'impatience  de  Charmoisse  traduisait 
par  une  nervosité  plus  aiguë  et  il  trouvait  que  les  minutes  se 
traînaient  avec  une  lenteur  agaçante.  —  Tout  à  coup  il  sursauta. 
Six  heures  sonnaient  à  l'horloge  municipale  et  on  venait  de 
déclarer  le  scrutin  définitivement  clos. 


294  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  un  clin  d'oeil,  la  salle  fut  envahie.  Presque  tous  les  élec- 
teurs voulaient  assister  au  dépouillement,  et  la  grande  pièce  nue, 
au  carrelage  de  briques,  si  tranquille  et  solitaire  un  quart  d'heure 
avant,  devint  bientôt  pleine  de  groupes  bruyans  et  houleux.  Le 
pharmacien  Blouet  décadenassa  l'urne  et  on  procéda  au  comptage 
des  bulletins,  au  milieu  d'un  brouhaha  de  voix  dont  le  diapason 
s'élevait  peu  à  peu.  Il  y  avait  dans  la  boîte  près  de  six  cents  bul- 
letins. On  les  répartit  en  quatre  corbeilles,  que  !'  s  scrutateurs 
transportèrent  vivement  vers  de  petites  tables  installées  dans  les 
encoignures,  et  le  dépouillement  conmiença. 

Comme  chaque  liste  contenait  seize  noms,  l'opération  était 
longue  et  minutieuse.  Bientôt  la  salle,  déjà  ennuagée  par  des 
fumées  de  tabac,  s'emplit  d'une  obscurité  crépusculaire.  On  alluma 
le  gaz  et  on  apporta  des  lampes  aux  scrutateurs.  Sous  cette  clarté 
rougeâtre,  les  têtes  des  curieux  attroupés  autour  des  tables  se 
profilaient  en  noires  silhouettes  grimaçantes.  Sur  la  basse  des 
voix  bourdonnantes,  se  détachait  par  intervalles  l'appel  des  scru- 
tateurs lisant  chaque  bulletin:  «  Charmois,  Jourd'henil,  Loyer, 
Saintot  »,  etc.,  ou  bien:  «  Toucheb(puf,  Odoul,  Blouet,  Lan- 
telme...  »  De  temps  à  autre  une  discussion  éclatait,  des  interpel- 
lations furibondes  s'entre-croisaient  à  propos  d'un  bulletin  dou- 
teux, puis  un  calme  relatif  renaissait  et  de  nouveau  l'appel  des 
listes  résonnait  monotone.  Charmois,  accoudé  à  la  table  du  bureau, 
écoutait  fiévreusement  ces  séries  de  noms  jetées  dans  l'agitation 
de  la  salle.  Peu  à  peu,  il  lui  semblait  que  le  sien  revenait  plus 
fréquemment  sur  les  lèvres  des  scrutateurs  et  un  croissant  espoir 
dégonflait  sa  poitrine  oppressée.  De  quart  d'heure  en  quart 
d'heure,  la  probabilité  du  succès  de  sa  liste  s'accusfit  davantage; 
il  le  devinait  aux  mines  déconfites  de  quelques-uns  de  ses  anciens 
collègues  et  aux  joyeux  éclairs  qui  illuminaient  les  traits  de  ses 
partisans.  A  dix  heures,  ce  laborieux  dépouillement  fut  enfin 
terminé,  et  le  secrétaire  en  transmit  la  récapitulation  au  prési- 
dent Blouet,  qui  blêmit  tout  d'abord  dès  le  premier  coup  d'oeil. 
Cependant  il  voulut  se  montrer  stoïque  et,  se  dressant  sur  ses 
jambes  flageolantes,  proclama  d'une  voix  morne: 

«  Firmin  Charmois  —  420  suffrages...  » 

Il  fut  interrompu  par  des  tonnerres  d'applaudissemens,  — 
suivis  soudain  d'une  formidable  huée  saluant  le  départ  de  Tou- 
chebœuf.  Celui-ci,  effondré,  lamentable,  une  main  appuyée  sur 


DANS    LES    ROSES.  295 

l'épaule  trapue  d'Odoul,  gagnait  lourdement  la  porte  et  dispa- 
raissait au  milieu  des  vociférations  de  la  foule;  tandis  que  le 
pharmacien, dissimulant  mal  sa  mauvaise  humeur,  continuait  la 
lecture  des  résultais  du  scrutin.  L'écrasement  était  complet;  le 
parti  Touchobœuf  subissait  une  accablante  défaite;  la  liste  Char- 
mois  passait  tout  entière,  tandis  que  celle  des  adversaires  ne 
venait  ensuite  qu'avec  des  chiffres  dérisoires,  s'échelonnant  de 
cent  quarante  à  cent  voix.  Une  joie  tumultueuse  affolait  les  vain- 
queurs, qui  s'écoulèrent  bruyamment  au  dehors  pour  répandre 
dans  le  bourg  la  nouvelle  de  la  victoire.  Peu  s'en  fallut  qu'on  ne 
portât  Charmois  en  triomphe.  Une  longue  et  chantante  procession 
d'amis  inconnus  l'accompagna  jusqu'au  seuil  de  la  Châtaigneraie 
et  stationna  longtemps  devant  les  haies  du  jardin,  en  criant: 
u  Vive  Charmois  !  Vive  le  maire  !  » 

A  l'intérieur,  les  élus  s'étaient  réunis  autour  de  leur  chef  de 
file  et  se  félicitaient  mutuellement.  En  un  tour  de  main,  une 
table  avait  été  dressée  dans  le  jardin;  on  débouchait  des  bou- 
teilles de  Champagne  et  on  emplissait  des  verres,  que  Désiré 
distribuait  à  la  ronde.  Florence  apporta  à  son  père  un  énorme 
bouquet  de  roses  et  se  précipita  dans  ses  bras... 

—  Mes  amis,  mes  chers  amis,  s'écriait  le  rosiériste  avec  une 
voix  mouillée,  je  suis  heureux,  bien  heureux!...  Je  bois  à  vous 
tous;  je  bois  aussi  aux  électeurs  de  Saint-Saviol  qui  viennent  de 
nous  témoigner  leur  confiance  de  la  façon  la  plus  éclatante  !... 

Tandis  que  sous  le  scintillement  des  étoiles,  parmi  les  odeurs 
des  premières  fleurs  printanières,  les  verres  se  choquaient 
bruyamment,  tout  à  coup,  au  loin,  du  côté  de  la  place  des  Quin- 
conces, on  entendit  les  roulemens  voilés  des  tambours  et  une 
traînante  musique  d'inslrumens  de  cuivre.  —  C'était  la  fanfare, 
dirigée  par  Loyer,  qui  jouait  une  ironique  marche  funèbre  sous 
les  fenêtres  d'Eloi  Touchebœuf. 

Andhé  Thi:uiuet. 

{Lu  troisième  partie  au  prochain  numéro.) 


L'AUTRICHE  FUTURE 

ET 

LA  FUTURE  EUROPE 


Si  les  peuples  malgré  eux  réunis  sous  le  nom  de  Monarchie 
austro-hongroise  ne  sont  guère,  quant  à  présent,  que  les  élé- 
mens  d'un  Etat  qu'on  ne  connaît  pas  et  qui  ne  se  connaît  point 
lui-même  ;  qui  se  défait  et  se  refait  ;  qui  se  cherche  sans  s'être 
jusqu'ici  trouvé;  qui  est  moins  qu'il  ne  devient,  et  dont  le  devenir 
importe  singulièrement  à  V avenir  de  l'Europe  (1);  une  question 
se  pose  pour  nous  et  pour  tout  le  monde,  qui  est  celle-ci:  com- 
ment cet  Etat  va-t-il  se  refaire?  où  va-t-il  se  trouver  ?  que  devient- 
il?  Et,  puisque  l'hypothèse  est  souvent  le  chemin  de  la  vérité,  à 
cause  de  l'extrême  importance  de  la  question,  il  nous  faut  n'écar- 
ter, sans  l'examiner,  aucune  des  solutions  dont  peut  être  suscep- 
tible la  crise  de  la  Monarchie  austro-hongroise.  Elles  sont, 
comme  on  le  pense  bien,  nombreuses,  car  le  champ  est  si  vaste 
qu'il  n'a,  pour  ainsi  dire,  pas  de  limites.  INous  ne  retiendrons  que 
les  principales,  les  plus  solides,  les  moins  aventureuses,  —  et  il 
y  en  a  plusieurs  encore. 

La  première,  dans  l'ordre  du  prochain  et  du  positif,  est  tout 
simplement  la  transformation  du  régime  dualiste  de  ces  trente 
dernières  années,  Autriche-Hongrie,  1867-1897,  en  régime  tria- 
liste  ou  triunitaire  :  Autriche-Hongric-Bohème.  Cette  solution, 
qui  serait  fondée  sur  des  droits  historiques  plus  ou  moins  évidens, 
plus  ou  moins  certains,  aurait  contre  elle  de  mécontenter,  jusqu'à 
les  irriter  et  peut-être  les  armer,   d'autres   prétentions  qui    se 

(1)  Voyez  la  Revue  des  13  octobre  et  1"  décembre  1897. 


l'aUTHICHE  future  et  la  future  EUROPE.         297 

croient,  olles  aussi,  des  droits:  Polonais  de  Galicie,  Italiens  du 
Trentin,  duTyrol  et  du  Kiistenland,  Slovènes  de  la  Carinthie  et 
de  la  Carniole  ne  manqueraient  pas  de  protester  et  d'en  réclamer 
le  bénéfice:  la  Hongrie,  sûrement,  gronderait.  On  risquerait  à  la 
fois  de  donner  trop  et  de  donner  trop  peu. 

Ce  ne  serait,  —  si  c'en  était  une,  —  qu'une  solution  provi- 
soire; après  quoi,  de  cette  transformation  de  la  Monarchie,  en 
sortirait  une  autre,  et  le  régime  trialisle^  à  son  tour,  se  change- 
rait en  régime  fédéraliste.  Mais,  outre  que  les  ressorts  qui  ten- 
dent, à  sa  plus  grande  puissance,  les  forces  d'un  Etat  en  seraient 
nécessairement  relâchés  et  que  la  valeur  européenne  de  l'Autriche 
en  diminuerait,  au  point  de  vue  intérieur  lui-même,  ce  ne  serait 
point  une  solution,  si,  en  effet,  ayant  chacune  une  place  dans  la 
Monarchie,  les  nationalités  combattaient  désormais  à  qui  d'entre 
elles  y  aurait  la  place  prééminente.  Le  nombre,  considéré  seul, 
assurerait  alors  l'hégémonie  à  l'élément  ou  plutôt  aux  élémens 
slaves,  et  ainsi  la  transformation  de  la  Monarchie  dualiste  en  Mo- 
narchie fédéraliste  entraînerait  comme  de  soi,  dans  la  politique 
internationale,  la  transformation  d'an  facteur  auparavant  tenu 
pour  allemand  en  un  facteur  qui  pourrait  s'ajouter  à  la  masse 
slave.  Seulement  la  constitution,  au  détriment  de  l'influence  alle- 
mande, d'un  nouvel  empire  d'influence  slave,  ne  s'opérerait  pas 
sans  que  l'Allemagne  proprement  dite  prît  ses  sûretés,  et  proba- 
blement un  peu  plus  que  des  sûretés;  sans  pousser  à  bout,  sans 
rejeter  au  dehors  la  Hongrie  magyare,  anti-slave  par  définition, 
qui  tomberait  tout  à  fait  dans  l'orbite  allemande,  coupant  en  deux 
tronçons  ce  conglomérat  slave,  déjà  si   mélangé,  si  hétérogène, 
d'ailleurs.  —  Ou  bien,  comme  après  tout  il  y  a  autre  chose  que  le 
nombre,  comme  il  faut  compter  à  leur  prix  la  cohésion,  l'énergie, 
le  sentiment  national,  l'aptitude  politique,  une  quatrième  solu- 
tion ne  saurait-elle  prévaloir,  qui  ferait  de  l'Autriche-Hongric  que 
nous  avons  vue,  et  dans  laquelle  la  Hongrie  semblait,  parfois  à 
tort,  au  second  rang,  une  Hongrie-Autriche  où  les  rôles  seraient 
intervertis,  où  la  Hongrie  deviendrait  la  moitié  dirigeante,  et,  en 
quelque  sorte,  la  gérante  de  l'association  devant  le  mond-  ?Mais 
celle-ci  aurait  contre  elle  les  rancunes  de  l'Autriche  dépossédée 
et  les  colères  des  Slaves  désespérés. 

Entrons  de  plus  en  plus  avant  dans  le  domaine  de  l'hypothèse. 
Une  solution  autrement  radicale,  mais  qui,  toutefois,  rencontre 
des  gens  pour  la  préconiser,  serait  la  séparation  de  l'Autriche  et 


298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  Hongrie,  suivie  de  la  formation  cVune  Confédération  des 
États  balkaniques,  dont  la  Hongrie  aurait  la  présidence.  Il  n'est 
sans  doute  pas  besoin  d'insister  sur  la  faiblesse  d'un  tel  système, 
par  lequel  la  Hongrie,  au  lieu  d'être  la  moitié,  et  la  plus  forte 
moitié,  d'une  grande  puissance  européenne,  serait  ramenée  à  n'être 
plus  qu'un  Etat  oriental,  une  Serbie  ou  une  Bulgarie  de  première 
classe,  tandis  qu'on  ne  sait  trop  ce  que  l'autre  moitié,  l'Autriche, 
deviendrait.  La  formation  de  cette  Confédération  balkanique 
n'irait,  du  reste,  pas  toute  seule;  et  si  même  on  y  réussissait,  on 
n'aurait  encore  élevé  qu'un  bien  fragile,  branlant  et  ruineux  édi- 
fice, dans  les  fondemens  duquel  on  aurait  enfermé,  comme  autant 
de  perpétuelles  menaces  d'éboulement  et  d'ensevelissement  sous 
les  décombres,  au  moins  trois  ou  quatre  idées  nationales  contra- 
dictoires :  l'idée  magyare,  l'idée  serbe,  l'idée  bulgare,  l'idée  rou- 
maine. Toutes  ces  «  idées  »  ou  toutes  ces  ambitions,  tous  ces 
rêves  de  suprématie,  se  limitent,  se  stérilisent,  se  neutralisent, 
s'inutilisent  les  uns  les  autres.  L'obstacle  à  la  grande  Hongrie, 
c'est  la  grande  Serbie,  pour  laquelle  l'obstacle,  c'est  la  grande 
Bulgarie,  pour  laquelle  l'obstacle,  c'est  la  grande  Boumanie;  — 
sans  compter  ce  qu'il  peut  y  avoir  derrière  la  Hongrie,  la  Serbie, 
la  Bulgarie  ou  la  Boumanie  ;  et  il  peut  y  avoir,  pour  ne  parler 
que  des  voisins  immédiats  et  des  alliés  déclarés,  l'Autriche,  la 
Bussie  et  l'Empire  ottoman;  à  cause  de  l'Autriche,  l'Allemagne 
et  l'Italie,  et  à  cause  de  la  Bussie,  la  France  :  car  les  obligations 
des  alliances  débordent  toujours  le  texte  des  traités  et  le  ^lit  en 
crée  de  lui-même,  que  la  lettre  n'avait  pas  prévues.  —  Ainsi,  le 
moindre  déplacement  de  forces  dans  les  Balkans  pourrait  avoir, 
et  presque  nécessairement  aurait  pour  conséquence  un  boulever- 
sement de  l'Europe  entière.  Si,  dans  l'état  de  morcellement  poli- 
tique où  se  trouve  à  présent  la  péninsule  des  Balkans,  l'Europe 
s'estime  intéressée,  et  l'est,  en  effet,  à  ce  qu'on  n'y  remue  pas  une 
pierre,  à  combien  plus  sérieuse  et  plus  impérieuse  raison,  quand 
il  s'agirait,  pour  faire  la  Confédération  balkanique  ou  seulement 
une  grande  Serbie,  une  grande  Bulgarie  ou  une  grande  Bou- 
manie, d'y  niveler  des  montagnes  ou  d'y  combler  des  fleuves! 

De  toutes  manières,  il  semble  que  la  crise  austro-hongroise  ne 
puisse  être  résolue,  — je  ne  dis  pas  :  la  crise  parlementaire,  qui 
n'est  qu'agitation  et  gesticulation  vaines,  mais  la  crise  ethnique, 
géographique  et  historique,  des  nationalités  et  des  Etats,  la  crise 
profonde  de  la  Monarchie,  et  sa  vraie  crise  celle-là;  —  il  semble 


l'aUTRICUE  future  et  la  future  EUROPE.         299 

qu'elle  ne  puisse  être  résolue,  sans  que  l'Européen  ressente  jus- 
qu'en ses  extrémités  la  répercussion  plus  ou  moins  violente. 
Cependant,  comme,  parmi  les  solutions  qui,  par  hypothèse,  se 
présentent  à  l'esprit,  les  unes  compromettraient  plus  que  les 
autres  l'équilibre  européen  et  avec  lui,  de  toute  nécessité,  la  paix 
européenne,  ce  ne  sera  pas  perdre  son  temps  que  de  les  étudier 
de  très  près.  Aussi  bien  n'y  a-t-il  pas  là  une  belle  occasion  d'es- 
sayer, sur  la  vie  même,  d'après  le  fait  vu  et  saisi,  de  fixer,  dans 
l'histoire  des  peuples  qui  composent  la  Monarchie  austro-hon- 
groise, ce  qu'il  est  certainement  permis  d'appeler  un  moment 
psychologique? 

I 

La  solution  trialiste  consisterait  à  faire  entrer  la  Bohême  en 
tiers  dans  la  raison  sociale  :  Autriche-Ho7igrie ,  qui  se  changerait 
en  :  Autriche-Hongrie-Bohême .  inY\à\(\\iemQïii  et  dans  les  formes, 
ce  changement  s'opérerait  ainsi  :  chacun  des  deux  Etats  actuelle- 
ment associés  passerait  avec  le  royaume  de  Bohême  un  compromis 
semblable  à  celui  que  l'Autriche  et  la  Hongrie  passèrent  ensemble, 
en  1867.  Mais  on  a  bien  raison  de  dire  passerait;  il  faut  ne  parler 
ici  qu'au  conditionnel,  et  dès  le  premier  mot,  les  difficultés  se 
découvrent. 

Négligeons  pour  l'instant  toutes  celles  qui  s'élèveraient  entre 
l'Autriche  et  la  Bohême,  toute  la  peine  qu'éprouverait  l'Autriche 
à  consentir  à  cette  diminution  d'elle-même,  que  la  rhétorique  la 
plus  ingénieuse  s'efforcerait  en  vain  de  lui  cacher  sous  ses  fleurs, 
et  à  traiter  de  pair  à  égal  avec  une  de  ses  provinces  qui  se  recon- 
stituerait en  Etat.  Mais  la  Hongrie,  partie  essentielle  au  contrat, 
comment  la  déciderait-on  à  traiter  avec  la  Bohème?  Entre  la 
Hongrie  et  la  Bohême,  l'antagonisme,  pour  ne  dire  rien  de  plus, 
est  profond,  irrémédiable,  exaspéré  sourdement  par  l'instinctive 
défiance  et  l'inquiétude  naturelle  que  les  Tchèques  inspirent  aux 
Magyars,  comme  représentant  l'élément  le  plus  considérable  du 
slavisme  en  Autriche-Hongrie. 

r 

Ecoutez  là-dessus  les  Hongrois;  —  et,  afin  que  ces  témoignages 
pèsent  de  tout  leur  poids,  je  préviens  que  sous  chacune  de  ces 
paroles  je  pourrais  mettre  des  noms  qui  seraient  ceux  de  person- 
nages politi(jues  de  premier  phin,  connus  bicu  au  delà  des  fron- 
tières de  leur  pays.  —  «  Il  n'y  a,  déclarent-ils,  aucimo  assimilation 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  faire  de  l'ancien  royaume  de  Bohême  au  royaume  de  Hongrie.  Le 
royaume  de  Bohême  s'est  éteint  au  plus  tard  et  définitivement  à  la 
bataille  de  la  Montagne-Blanche,  en  1620  :  depuis  lors,  la  Bohême 
a  subi  le  sort  d'une  terre  conquise,  d'une  province  ;  elle  a  reçu  ses 
lois  toutes  faites;  elle  n'a  jamais  figuré  ni  stipulé  dans  aucun  acte 
librement  et  souverainement  (1).  Quoique  vaincue  et  mutilée,  au 
contraire,  la  Hongrie  a  vu  se  poursuivre  et  se  continuer  sans  in- 
terruption, se  perpétuer  son  existence  nationale  dont  elle  a,  en  1896, 
fêté  solennellement  le  millénaire.  Au  contraire  de  la  Bohême,  elle 
n'a  jamais  cessé  de  figurer  et  de  stipuler  librement  et  souveraine- 
ment vis-à-vis  de  l'Autriche.  Elle  n'a  point  été  prise  par  la  maison 
de  Habsbourg,  elle  sest  donnée  à  elle,  sous  des  conditions  débat- 
tues, acceptées,  inscrites  dans  un  traité,  garanties  en  forme  de  ser- 
ment juré,  et  portant  expressément  que  la  Hongrie  n'était  pas  un 
pays  conquis,  mais  «  un  royaume  distinct  et  indépendant  ».  La 
Pragmatique  Sanction  de  1713,  au  regard  de  la  Hongrie,  n'a  été 
qu'une  confirmation  de  ce  traité,  et  elle-même  n'a  acquis  sa  pleine 
valeur  qu'après  avoir  reçu,  dix  ans  plus  tard,  l'assentiment  de  la 
Diète  hongroise.  Le  droit  national  de  la  Hongrie  est  un  droit  vi- 
vant et  perpétué.  Qui  ne  se  réclame  que  d'un  droit  historique  se 
condamne  en  s'en  réclamant,  car  qu'est-ce  qu'un  droit  historique? 
Un  droit  mort.  —  Et  le  droit  vivant  n'est  fait  que  de  droits  histo- 
riques abolis,  et  la  politique  n'est  faite  que  d'histoire  consommée, 
et  les  nations  ne  sont  faites  que  de  royaumes  détruits,  » 

Ainsi,  à  Budapest,  parle  de  la  Bohême  et  de  ses  revendica- 
tions plus  d'un  chef  de  parti.  A  ce  langage,  on  reconnaît  l'école 
réaliste  dans  toute  sa  dureté  :  non  point  absolument,  peut-être, 
celle  de  M.  de  Bismarck  :  «  La  force  prime  le  droit  »,  mais  celle 
qui,  ne  s'attachant  qu'au  fait  et  n'admettant  rien  en  dehors  ni  au- 
dessus,  formule  d'un  cœur  impassible  sa  maxime  :  «  La  force  est 
la  condition  du  droit,  et  il  n'y  a  pas  de  droit  où  le  droit  ne  peut 
s'appuyer  sur  la  force.  »  C'est  là,  évidemment,  une  doctrine  que 
l'on  professe  plus  volontiers  pour  autrui  que  pour  soi-même  et, 
si  c'était  leur  tour  de  se  croire  lésés,  ceux  qui  en  accablent  le 
voisin  se  plaindraient  fort  qu'il  les  en  accablât.  Mais,  sans  philo- 
sopher ou  moraliser  davantage,  ne  prend-on  pas  ici  sur  le  vif  la 

(1)  Les  Tchèques,  de  leur  côté,  rappellent  que  l'empereur  Ferdinand  I"  avait, 
lors  de  son  couronnement,  juré  de  respecter  leurs  franchises  nationales,  et  que, 
depuis  lui,  tous  les  empereurs,  sauf  Joseph  II  et  François-Joseph,  sont  venus  ceindre 
à  Prague  la  couronne  de  saint  Wenceslas. 


l'aUTRICHE    FLTLKE    et    la    l'LTURE    EUROPE.  301 

lutte  des  races,  la  jalousie  innée,  la  haine  séculaire  des  nationa- 
lités les  unes  contre  les  autres? 

Haine  et  jalousie  que  les  Tchèques,  au  surplus,  rendent  bien  aux 
Magyars,  accrues,  envenimées  du  dépit  que  leur  cause  lu  fortune, 
suivant  eux  injuste  et  insolente,  de  la  Hongrie.  De  l'aveu  d'un  dos 
leurs,  et  non  d'un  des  moins  importans,  ils  estiment  la  Hongrie 
si  abusivement  favorisée  dans  le  régime  dualiste,  qu'ils  ne  dési- 
rent pas  tant  encore  s'élever  à  la  même  situition  vis-à-vis  de  l'Au- 
triche, que  de  la  voir  ramener  à  une  situation  plus  modeste,  et 
égale  à  celle  qui  serait  faite  à  la  Bohême,  dans  une  Monarchie 
autrement  comprise  et  construite.  Leur  idéal  serait  une  Autriche 
puissante  par  ses  finances,  son  commerce  et  ses  armes,  où  pour- 
tant les  diverses  couronnes  ou  royaumes  jouiraient,  égaux  entre 
eux,  d'une  très  large  autonomie;  centralisée  quant  à  l'extérieur,  et 
à  l'intérieur  décentralisée  :  un  Etat  un,  qui  serait  tout  de  môme 
plusieurs  et,  —  s'il  n'est  pas  inconvenant  d'appliquer  en  matière 
profane  une  comparaison  sacrée,  —  une  sorte  de  trinité  politique, 
par  exemple,  un  et  trois,  un  empire  en  trois  royaumes. 

Ne  dites  pas  qu'il  serait  sans  doute  difficile  de  convertir  à  cette 
combinaison  la  Hongrie,  qu'elle  ferait  descendre  d'un  degré,  car 
les  Tchèques  tout  aussitôt  vous  répondraient  qu'on  s'en  laisse  trop 
imposer  par  le  mirage  hongrois;  et,  pour  vous  en  fournir  la 
preuve,  ils  invoqueraient  les  statistiques,  —  éternelle  et  inépui- 
sable ressource  des  peuples  qui  se  disputent  l'Autriche,  u  Les 
Magyars!  combien  sont-ils?  On  n'en  sait  rien.  Et  n'est-ce  pas  un 
étudiant  magyar  qui,  interrogé  un  jour  à  ce  sujet  par  le  professeur 
Wagner,  de  Berlin,  dit  bonnement  :  —  Entre  six  et  neuf  mil- 
lions »  ?  N'insistez  point  :  n'objectez  pas  que  le  nombre  n"est  pas 
tout,  qu'il  ne  faut  pas,  en  politique,  négliger  le  poids  des  im- 
pondérables, que  la  grandeur  des  nations  a  aussi  ses  facteurs 
moraux  et  immatériels.  A  la  seule  pensée  que  c'est  aux  Magyars 
,  que  vous  appliquez  ces  beaux  principes,  les  Tchèques  sourient 
avec  dédain  et  vous  confondent  par  ces  mots  :  panache,  mise  eu 
scène  et  musique  tzigane  !  A  la  bonne  heure,  les  peuples  de  race 
slave  épars  en  Hongrie,  qu'ils  soient  Slovaques,  Croates  ou 
Serbes!  Ceux-là  croissent,  multiplient  et  se  développent:  ils  por- 
tent un  peu  de  l'avenir  du  slavisme  en  Autriche,  et  la  Bohème  se 
sent  pour  eux  une  tendresse  de  sœur  aînée.  —  Je  ne  prétends  pas 
qu'il  soit  imjjossible  de  trouver,  tant  en  Hongrie  qu'en  Bohème, 
<|uelques  sages  qui  considèrent  les  choses  de  plus  loin  et  de  plus 


302  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

haut,  pour  qui  le  Magyar  et  le  Slave  ne  sont  pas  nécessairement 
et  à  jamais  ennemis;  mais  c'est  bien  l'esprit  général,  cet  esprit 
de  haine  et  de  bataille.  —  Ainsi,  Magyars  contre  Tchèques,  et 
Tchèques  contre  Magyars  ;  Hongrie  contre  Bohème,  Bohème  contre 
Hongrie;  et  voilà  un  premier  obstacle,  —  qu'on  ne  sait  trop  com- 
ment surmonter  ni  tourner,  —  à  la  solution  en  apparence  natu- 
relle et  logique  :  substitution  au  régime  à  deux  d'un  régime  à, 
trois,  trialisme  au  lieu  àe  dualisme. 

Si  cet  obstacle  aux  ambitions  ou  aux  espérances  de  la  Bohême 
leur  est  opposé  du  dehors,  —  puisqu'il  vient  de  la  Hongrie, —  il 
en  est  d'autres  qui  viennent  du  dedans,  et  la  Bohème  est  singu- 
lièrement et  cruellement  divisée  sur  elle-même.  Un  antagonisme 
radical,  violent,  irréconciliable  y  sépare,  comme  par  un  abîme, 
les  deux  nationalités  que  la  géographie  et  l'histoire  y  ont  juxta- 
posées :  les  Tchèques  et  les  Allemands.  \\  n'y  a  pas  jusqu'à  ce 
nom  de  «  Tchèques  »  où  ne  se  révèle  cet  antagonisme  du  sang 
et  dans  lequel  les  Allemands  n'aient  voulu  mettre  une  nuance  de 
mépris  :  ce  sont  eux  qui  disent  les  Tchèques  pour  désigner  leurs 
adversaires,  qui  préfèrent  s'appeler  les  jÇoArm^^.s.  Les  ordonnances 
sur  les  langues,  du  5  avril  1897,  étaient  bien  peu  de  chose  dans 
leur  texte  et  ne  méritaient  ni  de  déchaîner  une  pareille  tempête 
au  Beichsrath  ni  de  précipiter  du  pouvoir  un  homme  de  la  va- 
leur et  de  l'autorité  du  comte  Badeni.  Les  Allemands,  menacés 
dans  leurs  positions,  n'ont  pas  manqué  de  s'en  emparer  et  de  les 
faire  servir  à  abriter,  sous  un  intérêt  national,  un  intérêt  électoral. 
Mais  tous  ces  cris  et  toutes  ces  fureurs  n'ont  de  vraie  signilication 
que  comme  symptôme  de  l'incompatibilité  native,  congénitale,  — 
et  encore  aggravée  par  des  siècles  d'une  vie  sans  cesse  déchirée 
sur  un  sol  sans  cesse  disputé,  —  entre  les  Allemands  et  les 
Tchèques. 

Pas  plus  que  la  statistique  magyare  et  la  statistique  croate  ou 
serbe,  la  statistique  allemande  et  la  statistique  tchèque  ne  peuvent 
s'accorder  sur  l'importance  relative  des  deux  élémens  en  Bohême. 
A  en  croire  une  brochure  qui  a  paru  au  plus  fort  du  débat,  en 
juillet  dernier,  —  et  qui  n'est  signée  que  des  initiales  L.  S.,  mais 
qu'on  a  de  bons  motifs  d'attribuer  au  docteur  Ludwig  Schlesinger, 
un  des  chefs  du  parti  allemand  (1), — dans  soixante-douze  districts, 
la  proportion    des   Tchèques   aux   Allemands    n'atteindrait  pas 

'Xi  Die  S!prachenverordnu>igen   vont   •)   april  1897 .   —  Verlag   des  «   Clubs    der 
deutschen  Landtags-Abgeordneten  »  in  Prag,  1897. 


l'aUTRICHE    FUTLIΠ   et    la    FLTLUE    EUROPE.  303 

5  pour  100;  des  5  804  065  habitans,  il  y  aurait,  contre 
3  644  188  Tchèques,  2159  011  Allemands  (1)  ;  enfin,  au  point  de 
vue  spécial  des  ordonnances,  on  distinguerait  : 

Un  domaine  linguistique  allemand  comprenant      75  districts. 

—  —     '  tchèque  —  104        — 

—  —        allemand-mixte    —  15        — 

—  —         tchèque-mixte      —  25        — 

Il  est  vrai  qu'à  ces  chiffres  les  statisticiens  de  race  tchèque,  — 
et,  pour  n'en  citer  qu'un,  le  docteur  Albin  Braf,  le  propre  gendre  du 
baron  Rieger,  —  répliquaient  par  d'autres  ;  ils  incriminent  en  bloc 
tous  ces  travaux  allemands,  faussés,  d'après  eux,  rien  que  par  ce 
fait  que  la  base  en  est  non  la  langue  de  naissance,  mais  bien  la 
langue  d'usage,  à  telles  enseignes  qu'y  seraient  comptés  pour  Alle- 
mands des  Tchèques  authentiques,  forcés,  parce  qu'ils  vivent  dans 
un  milieu  en  majorité  allemand,  d'apprendre  et  employer  la 
langue  allemande.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  disputes  d'écoles,  les- 
quelles ne  sont  que  l'écho  et  comme  le  prolongement  des  que- 
relles de  nationalités,  —  tant  la  science  elle-même  a  de  peine  à 
être  impartiale  !  —  d'une  manière  générale  on  peut  dire  que  la 
masse  tchèque,  en  Bohême,  est,  en  quelque  sorte,  entourée  d'une 
bande  ou  d'une  écharpe  allemande,  continue  sur  trois  des  côtés 
du  losange,  au  sud,  à  l'ouest,  au  nord,  et  qui,  à  l'est,  sur  le 
quatrième  côté,  n'ofîre  guère  que  cinq  déchirures  par  où  l«s 
Tchèques  de  Bohême  communiquent  sans  interception  avec  les 
Tchèques  de  Silésie  et  les  Tchèques  de  Moravie. 

De  là,  et  particulièrement  de  la  division  assez  arbitraire  du 
pays  en  domaines  linguistiques,  l'idée  ou  l'expédient  des  terri- 
toires fermés  :  c'est  la  politique  «  de  la  part  du  feu  »  :  l'allemand 
serait  la  langue  officielle  dans  les  75  districts  déclarés  allemands; 
le  tchèque,  dans  les  104  districts  reconnus  tchèques;  et  pour  les 
districts  mixtes,  on  s'arrangerait  (2).  Idée  allemande,  à  laquelle 
les  Tchèques  opposent  V indivisibilité  du  royaume  de  Bohème. 
A  aucun  prix  ils  ne  veulent  d'une  solution  qui  morcellerait  la 
terre  sacrée  et  romprait  en  deux  l'antique  couronne  de  saint  Wen- 
ccslas.  Ils  ont  à  cœur,  lorsqu'elle  ressuscitera  de  l'histoire,  que  la 
Bohême  ressuscite  tout  entière,  et  volontiers  ils  lui  apjtliqueraitMif , 

(1)  Divers  :  8«i6. 

(2)  Cette  cuiiiljinîiison  n'a  pas  réussi  au  liaron  ('laul-irli   von   Krankonthiiriii,  à 
<|iii  «•Ile  a,  aprcH  (|ueliiues  mois,  coûtô  le  pouvoir. 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  le  corrigeant  un  peu,  le  fameux  adage  ;  ils  diraient  d'elle, 
quelque  désir  qu'ils  aient  de  la  faire  revivre  :  Sit  iit  fuit,  aut  non 
sit!  Mais,  d'autre  part,  quel  paradoxe  que  de  poursuivre  V unité 
de  ce  qui  est  si  manifestement  double!  Et  comme  on  sent  bien  que 
ce  paradoxe,  si  on  le  réalise,  on  ne  le  maintiendra  que  par  la 
force  ! 

Tout,  en  effet,  dans  les  rues  de  Prague,  crie  qu'il  y  a  ici  deux 
nations,  deux  langues,  deux  cultures,  deux  peuples  et  deux  races. 
Lisez  les  enseignes  sur  les  boutiques  :  le  prénom  du  marchand  y 
est  peint  en  deux  langues,  en  allemand  et  en  tchèque.  Demandez 
à  entendre  une  leçon  à  l'Université  :  il  y  a  deux  universités,  l'al- 
lemande et  la  tchèque.  Pour  le  théâtre  aussi  vous  avez  le  choix  : 
il  y  a  l'allemand  et  le  tchèque.  Il  y  a  un  enseignement  tchèque, 
une  musique  tchèque,  une  peinture  tchèque,  qui  ne  sont  pas  l'en- 
seignement allemand,  ni  la  musique,  ni  la  peinture  allemandes. 
Il  y  a  des  fondations  tchèques,  —  comme  cette  Académie  du  comte 
Straka,  dont  la  longue  façade  s'aligne,  gaie  et  blanche,  au  bord  de 
la  rivière,  —  qui  ne  sont  pas  à  l'usage  des  Allemands,  et  ont,  soit 
pour  objet,  soit  pour  effet,  de  conserver  pure  et  intacte  l'àme 
tchèque.  Il  y  a  deux  sociétés,  deux  mondes  clos,  interdits  l'un  à 
l'autre,  qui  s'ignorent,  ou  ne  se  connaissent  que  pour  se  com- 
battre et  ne  se  rencontrent  que  pour  se  heurter.  Il  y  a  des  hôtels 
allemands  où  un  Tchèque  vous  reprochera  amèrement  d'être  logé  ; 
des  restaurans,  des  brasseries  tchèques  où  un  Allemand  ne  s'aven- 
turerait pas  sans  imprudence.  Le  professeur  Mommr m  a  eu 
grand  tort  d'appeler  sur  les  crânes  tchèques  les  coups  des  bâtons 
allemands  ;  car  il  pousse  aussi  du  bois  vert  dans  la  Bohême  tchèque 
et  il  est  arrivé  plus  d'une  fois  que  les  Allemand:  l'aient  appris  par 
expérience;  —  du  moins,  il  court  à  Prague  mainte  anecdote  qui 
le  prouverait. 

Aussi  les  ordonnances  sur  les  langues  qui,  redisons-le,  en 
tant  qu'ordonnances,  n'étaient  rien,  ou  peu  de  chose,  ont-elles 
donné  le  signal  d'une  véritable  guerre  civile;  dès  le  mois  de 
juillet  dernier,  la  vie,  jusque-là  déjà  difficile,  était  devenue  à  peu 
près  impossible  à  un  Allemand  en  pays  tchèque,  à  un  Tchèque 
en  pays  allemand.  Le  sous-préfet  d'Eger,  ville  allemande,  cou- 
pable seulement  d'avoir  exécuté  les  instructions,  —  à  l'avis  des 
Allemands  trop  favorables  aux  Tchèques,  —  du  gouverneur  et  du 
ministre,  ne  trouvait  plus,  à  Eger  même,  le  vivre  ni  le  couvert; 
et  chaque  soir  il  prenait  le  train,  non  par  plaisir,  mais  par  néces- 

f 


l'aUïRICIIE   future   et   la    future    EUROPE.  305 

site,  pour  aller  dîner  et  coucher  à  Franzensbad,  tranquille  et 
comme  exterritorialisé  dans  la  neutralité  cosmopolite  d'une  sta- 
tion thermale.  Vers  le  même  temps,  de  l'ouest  et  du  nord,  de  toute 
la  région  allemande  qui,  couverte  d'usines,  s'étend  d'Eger  à 
ïleichenberg,  refluaient  les  ouvriers  tchèques,  chassés,  malgré  le 
bas  prix  et  la  qualité  de  leur  travail,  réduits  à  la  misère,  unique- 
ment parce  qu'ils  étaient  Tchèques.  Ailleurs,  c'étaient  les  Tchèques 
qui  se  livraient  aux  pires  représailles  contre  la  personne  ou  les 
biens  des  Allemands  :  les  incendies  et  les  pillages  de  Prague  ne  les 
accusent  que  trop. 

A  deux  ans  du  vingtième  siècle,  tout  à  coup  on  a  revu,  en 
leur  brutalité  à  peine  atténuée,  des  scènes  où  revivait  le  moyen 
âge.  Mais  c'est  aussi  que,  depuis  le  moyen  âge,  le  fond  des  choses 
et  des  hommes  n'a  pas  changé,  et  le  paysan  de  Bohème  est 
aujourd'hui  Jeune-Tchèque  et  radical  comme  il  fut  autrefois 
Hussite.  Quelque  vastes  et  riches  possessions  que  la  noblesse 
allemande  ait  acquises  dans  le  pays,  quelque  domination  sociale 
qu'elle  ait  à  la  longue  fondée  là-dessus,  elle  n'a  jamais  pu  rien 
germaniser  autour  d'elle:  ou  bien,  venue  en  étrangère,  elle  est 
demeurée  étrangère,  séparée  du  peuple  comme  caste  et  comme 
race;  ou  bien,  plongée  dans  ce  bain  tchèque,  elle  s'est  elle-même 
plus  ou  moins  tchéguisée.  La  femme  tchèque  a  fait  en  Bohême 
ce  que  la  femme  cubaine  fait  aux  Antilles,  et  comme  l'une  trans- 
forme en  Cubain  un  pur  Espagnol,  l'autre  a  transformé  en  Tchèque 
TAllemand  immigré.  Parmi  les  représentans  tchèques  de  la 
Bohême,  il  ne  serait  pas  difficile  de  citer  tel  grand  seigneur  d'ori- 
gine allemande;  on  dit  même  que  lun  d'eux,  —  et  des  tout  à  fait 
grands,  —  aime,  par  un  changement  de  lettres,  à  donner  à  son 
nom  que  l'histoire  connaît  bien,  mais  qu'elle  aurait  peut-être 
quelque  peine  à  retrouver  sous  cette  nouvelle  forme,  un  son  et 
une  allure  tchèques.  Somme  toute,  ces  cas  ou  ces  tentatives  d'as- 
similation ne  sont  que  des  exceptions  et,  d'une  manière  générale, 
le  bloc  tchèque  et  le  bloc  allemand  sont  restés,  jetés  là  ou  posés 
côte  à  côte,  sans  que  le  ciment  d'une  nationalité  autrichienne 
commune  et  supérieure  à  tous  deux  soit  venu  les  relier,  les  joindre 
et  n'en  faire-plus  qu'un  seul  bloc. 

Condition  trop  mauvaise  pour  ({ue  le  royaume  de  Bohême 
ressuscite  et  puisse  faire,  entre  les  deux  autres  l']tats  de  la  Monar- 
chie, un  Etal.  Aux  obstacles  qui  s'opposent  du  dehors,  —  c'est-à- 
dire   de  Vienne  et   de  Budapest,  —  à  la   solution  trialiste,  ou 

TOME  CXLVlll     —   1898.  20 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

solution  tchèque,  de  la  crise  austro -hongroise,  s'ajoute  donc  ce 
formidable  empêchement  intérieur  :  la  guerre  des  Tchèques  et 
des  Allemands.  Et  c'est  pourquoi  cette  solution  est  loin  d'être 
aussi  simple  qu'elle  le  paraîtrait  d'abord;  mais,  en  outre,  le  fût- 
elle,  —  et  fût-elle  acceptée  à  Vienne,  à  Budapest  et  par  les  Alle- 
mands de  Bohême,  —  elle  ne  serait  pas  définitive,  ce  ne  serait  pas 
une  solution,  et  dès  le  lendemain  Tagitation  recommencerait. 

II 

Elle  n'aurait  changé  que  d'objet;  au  lieu  d'un  régime  à  trois, 
elle  aurait  désormais  pour  but  un  régime  à  plusieurs,  ou  à  tous; 
au  lieu  de  tendre  au  trial isme,  du  jour  où  le  trialisme  serait 
fondé,  elle  tendrait  au  fédéralisme.  Mais  ce  fédéralisme  môme, 
quel  serait-il?  Serait-il  intégral  ou  partiel?  Autrement  dit,  le& 
dix-sept  Pays  de  la  Cisleithanie  y  entreraient-ils,  tous  sans  excep- 
tion, et  quelle  que  soit  leur  importance  ?  ou  bien  n"introduirait-on 
comme  alliés  ou  confédérés  sous  l'Empire  et  l'Empereur  que  les 
groupes  les  plus  importans  ?  Dans  ce  dernier  cas,  quelle  serait  la 
mesure  ?  la  statistique  ou  l'histoire,  le  rôle  joué  dans  le  passé  ou 
le  montant  do  la  population  ? 

Si  les  dix-sept  Pays  devaient  tous  entrer  dans  l'I^^mpire  fédé- 
ratif,  y  entreraient-ils  de  plain-pied,  ou  bien  établirait-on  entre 
eux  une  échelle  de  valeur?  En  d'autres  termes,  ferait-on  de 
l'Autriche  une  espèce  de  Suisse  impériale,  en  dix-sept  Cantons 
ou  Pays,  conventionnellement  proclamas  égaux,  en  dépit  de 
l'histoire,  de  la  statistique  et  de  l'économie  politique?  ou  bien 
une  espèce  d'Allemagne  impériale,  sans  princes  alliés,  mais  avec 
un  Conseil  fédéral  où  les  voix  seraient  réparties  inégalement, 
suivant  des  règles  et  des  proportions  à  fixer? 

Et  si  les  dix-sept  Pays  n'étaient  pas  admis  comme  confédérés, 
que  deviendraient  ceux  qui  seraient  exclus;  des  Etats  de  seconde 
ou  de  troisième  classe.  Etats  protégés  ou  bailliages  communs 
comme  dans  l'ancienne  Confédération  helvétique?  Mais  ceux-là, 
en  vertu  de  quoi  les  exclure?  et  ceux  mêmes  que  l'on  admettrait, 
sous  quelle  forme  les  reconnaître?  Compterait-on  par  royaumes 
ou  par  nationalités?  La  Bohême,  par  exemple,  ne  ferait-elle  qu'un; 
ou  distinguerait-on  entre  Tchèques  et  Allemands?  N'y  aurait-il 
qu'un  royaume  de  Galicie;  ou  séparerait-on  les  3900000  Polonais 
des  3668000  Buthènes?Mais,si  l'on  ne  comptait  que  par  royaumes 


l'aUTRICIIE   future   et   la   future   El  rope.  307 

ou  Pays,  non  point  par  nationalités,  qui  ne  voit  que  ce  fodéra- 
lisme  incomplet  ne  satisferait  pas  tout  le  monde  et  tôt  ou  tard  en 
appellerait  un  autre,  qui  fractionnerait  et  subdiviserait  encore  lem- 
pire  d'Autriche? 

On  ne  sait  alors  ce  qu'il  adviendrait  de  la  Hongrie,  et  par  là 
même  de  la  Monarchie  austro-hongroise,  ou  plutôt  si  !  on  le  sait 
bien.  La  Hongrie,  qui  déjà  s'accommoderait  mal  de  l'établisse- 
ment en  Cisleithanie  d'un  fédéralisme  dans  lequel  la  seule  force 
du  nombre  assurerait  la  prépotence  aux  élémens  slaves,  ne  s'en 
accommoderait  plus  du  tout,  s'il  voulait  passer  la  Leitha  et,  de 
la  Bohême  ou  de  la  Galicic, gagner  la  Croatie  ou  la  Transylvanie. 
Elle  se  détacherait,  se  replierait, et,  seule  ou  avec  d'autres,  cour- 
rait le  risque  de  ses  destinées  libres.  Mais  que  serait  l'Autriche 
sans  la  Hongrie,  et  que  serait  la  Hongrie  sans  l'Autriche?  Ou 
enfin  si,  consommant  le  sacrifice,  se  souvenant  qu'elle  s'est  en- 
gagée envers  la  maison  de  Habsbourg  tant  que  u  la  descendance 
des  deux  sexes  des  archiducs  d'Autriche  ne  vient  pas  à  s'éteindre  », 
et  qu'à  cet  engagement  elle  n'a  mis  pour  conditions  essentielles 
que  le  maintien  de  sa  propre  constitution  en  premier  lieu,  et 
ensuite,  l'introduction  «  du  régime  constitutionnel  dans  les  autres 
Etats  et  Pays  de  Sa  Majesté»,  — quelles  que  fussent,  au  demeurant, 
les  relations  de  dépendance  ou  d'indépendance  de  ces  États  et 
Pays  entre  eux,  quel  que  fût  l'arrangement  intérieur  de  l'Au- 
triche, où  elle  n'aurait  rien  à  voir; — si  donc,  consommant  le  sacri- 
fice, la  Hongrie  consentait  à  rester  unie  à  VAulriclie  fédéralisée, 
que  serait  la  Monarchie  nouvelle,  qui  probablement  ne  serait  plus 
allemande;  serait-elle  slave  ou  magyare? 

Slave,  c'est  bientôt  dit;  mais,  à  supposer  vaincues  les  résis- 
tances allemandes  et  hongroises,  de  quel  slavisme?  Parmi  toutes 
ces  populations  slaves,  qui  n'ont  de  commun  que  le  germe  pri- 
mitif, rattachées  seulement  les  unes  aux  autres  par  la  vague  tra- 
dition d'une  fraternité  lointaine,  disjointes  et  désarticulées  par 
tout  le  reste  :  par  la  langue,  par  la  religion,  par  la  géographie, 
par  l'histoire;  parmi  tous  ces  élémens  slaves,  si  profondément,  si 
incurablement  divers,  lequel  imposerait  au  voisin,  shive  ou  non, 
son  slavisme  particulier?  lequel  donnerait  son  caractère  à  la  Mo- 
narchie transformée?  Seraient-ce  les  Slaves  du  nord  ;  ou  les  Slaves 
du  sud  :  ceux  de  Cisleithanie;  ou  ceux  de  Transloifliaiiie?  Parmi 
les  Slaves  du  nord,  seraient-ce  les  callioliques,  Tcbèfjues,  l*olo- 
nais  et  Slovaques;  ou  les  grecs  unis,  les   Kulhènes?  Parmi  les 


308  REVUE  DUS  DEUX  MONDES. 

Slaves  du  centre  et  du  sud,  seraient-ce  les  Slovènes  catholiques 
de  Styrie,  de  Carinthie,  de  Carniole;  ou  les  Croates,  catholiques 
aussi;  ou  bien  seraient-ce  les  Serbes,  grecs  orthodoxes?  De  tous 
ces  groupes  slaves,  il  faut  avoir  la  franchise  de  le  dire,  trois  ou 
quatre  seulement  apparaissent  politiquement  mûrs  ou  assez  près 
de  la  maturité:  les  Tchèques  et  les  Polonais, au  nord;  au  sud,  les 
Slovènes  et  les  Croates.  Un  pas,  qui  est  peut-être  un  grand  pas,  a 
pu  être  fait  l'été  dernier,  par  la  visite  d'une  délégation  tchèque  à 
Varsovie,  et  par  l'accueil  qu'elle  y  a  reçu.  Un  autre  pas  vient  d'être 
fait  à  Prague  même,  dans  les  fêtes  slaves  consacrées  à  la  mé- 
moire de  Palâcky.  Désormais,  Bohême  et  Pologne,  ou,  ce  qui  n'est 
pas  tout  à  fait  la  même  chose.  Tchèques  et  Polonais,  marchent 
ensemble  ou  parallèlement,  au  moins  jusqu'au  carrefour  où,  le 
chemin  se  rétrécissant,  les  deux  pays  ne  pourront  plus  aller  de 
front  et  où  il  faudra  que  l'un  passe  avant  l'autre.  Mais,  ce  jour-là, 
lequel  des  deux  passera  le  premier?  et  à  quelle  distance,  s'ils 
suivent,  les  plus  petits  frères  slaves  d'An  triche-Hongrie  sui- 
vront-ils? 

Magyare,  cela  s'expédie  aussi  d'un  trait.  Mais,  si  puissant  que 
soit  chez  les  Hongrois  le  sentiment  de  l'Etat  magyar  et  de  la 
nation  magyare,  quelque  force  qu'ils  puisent  dans  la  foi  en  leur 
force,  ce  sentiment  et  cette  force  morale,  s'ils  corrigent  et  atté- 
nuent en  une  certaine  mesure  la  force  matérielle  du  nombre,  tout 
de  même  ne  suppléent  pas  au  nombre,  qui,  sans  conteste,  n'est 
point  en  faveur  des  Magyars.  Es  sont,  —  d'après  les  statistiques 
officielles,  —  7  oOOOOO,  contre  6735000  Slaves,  rien  qu'en  Trans- 
leithanie,  c'est-à-dire  à  peine  en  majorité,  pour  la  Hongrie  même. 
Mais  si,  à  ces  0733000  Slaves  de  par  delà  la  Leithà,  l'on  devait 
ajouter  les  11 805000  d'en  deçà,  que  feraient  les  7500000  Magyars, 
en  face  des  21540  000  Slaves  de  la  Monarchie?  l\  a  beau  être  de 
roc  et  défier  depuis  mille  ans  les  tempêtes  de  l'histoire,  l'îlot 
hongrois  serait  à  la  fin  englouti  par  cette  mer  slave,  ou,  plus 
exactement,  par  ces  lacs  slaves,  qui,  bien  que  séparés  entre  eux, 
viennent  tous,  à  l'une  de  leurs  pointes,  le  battre  d'un  flot  cour- 
roucé. 

Quoi  donc,  si,  les  Allemands  ayant  perdu  l'hégémonie  dans 
l'Autriche-Hongrie  fédéralisée,  ni  les  Slaves,  ni  les  Magyars  ne 
réussissaient  à  la  prendre;  si  la  Monarchie  se  transformait  ou  se 
décomposait  en  un  Empire  fédérât  if  à  cinq  ou  six  têtes,  n'étant 
admises  que  les  nations  de  droit  historique  ou  prétendu  tel,  et 


l'aUTRICHE  future  et  la  future  EUROPE.         309 

même,  à  dix-sept,  dîx-huit  ou  vingt  tôtes,  étant  admis  à  l'égalité 
et  à  la  souveraineté  tous  les  peuples  de  toutes  les  races?  Mais  il  ne 
serait  pas  non  plus  impossible  que,  de  cet  empire  brisé  en  trop 
de  morceaux,  une  des  grosses  pièces,  la  Hongrie,  se  détachât. 
Fiers  de  leur  passé,  forls  de  leur  présent,  les  Magyars  referaient- 
ils  alors  au  rebours  le  chemin  suivi  par  leurs  pères,  et  comme 
jadis  ils  vinrent  chevauchant  vers  l'ouest,  peut-être,  aujourd'hui, 
iraient-ils,  chevauchant  vers  le  midi  et  vers  l'orient,  à  travers  la 
Bulgarie,  la  Serbie  et  la  Roumanie,  dans  le  dédale  des  Balkans, 
à  la  conquête  d'un  avenir?  — C'est  la  dernière  hypothèse,  la  plus 
hardie,  celle  où  la  Hongrie  deviendrait,  un  peu  plus  au  sud  et  un 
peu  plus  à  l'est,  sur  le  moyen  et  le  bas  Danube,  le  noyau  d'un 
nouvel  Etat  de  premier  ordre.  Bien  des  causes,  toutefois,  parais- 
sent concourir  à  rendre  cette  hypothèse  irréalisable  :  grand  rêve 
qui,  sans  doute,  ne  sera  jamais  qu'un  rêve. 

III 

Hypothèse  irréalisable,  tout  d'abord  parce  que  les  Hongrois 
eux-mêmes  n'en  désirent  pas  la  réalisation.  De  son  plein  gré  et 
tant  qu'elle  pourra  faire  autrement,  lui  en  dût-il  coûter,  la  Hongrie 
ne  se  séparera  pas  de  l'Autriche  :  il  faudrait  qu'elle  en  fût  vio- 
lemment ou  artificieusement  arrachée.  H  n'est  pas  un  homme  po- 
litique à  Budapest,  —  il  n'en  est  dans  aucun  parti,  —  qui  ne 
regarde  cette  séparation  comme  un  malheur,  non  point  assuré- 
ment par  amour  de  l'Autriche,  que  fjersonne  n'aime,  mais  par 
amour  de  la  Hongrie,  que  tout  Magyar  adore  et  exalte,  en  obéis- 
sance à  ce  sentiment  si  général  que  l'on  peut  dire  de  tout  Hon- 
grois qu'il  a  le  sens  de  l'Etal  magyar  et  de  la  nation  magyare.  Ce 
qu'il  adviendrait  de  l'Autriche  réduite  à  elle  seule,  ce  n'est  pas 
de  cela,  surtout  que  se  préoccupent  les  Szilâgyi,  les  Tisza,  les 
Andràssy,  tous  ceux  qui  veulent  maintenir  et  renouveler  le  Com- 
promis, bien  qu'il  ne  puisse  leur  être  indifl'érent  de  voir  soit  l'Au- 
triche se  slaviser,  soit  les  parties  allemandes  de  l'Autriche  aller 
à  la  Grande  Allonagnect,  des  autres  parties,  se  constituer,  autour 
de  la  Hongrie,  encore  un  Etal  ou  encore  des  l'^tats  slaves.  Mais 
ce  qui  fait  l'objet  de  leurs  soucis,  c'est  ce  qu'il  adviendrait  delà 
Hongrie  sans  l'Autriche.  L'Autriche  est  nécessaire  il  la  Hongrie, 
enlro  autres  choses,  pour  se  défendre  du  s/avisnie  qui  l'environne 
et  renvoloi)pe  :  n'eussent-clles  que  celui-là,  l'Autriche  et  la  Hou- 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grie  ont  cet  intérêt  commun;  elles  sont  unies  devant  la  menace 
et  dans  la  peur  du  Slave  :  si  ce  n'est  pas  tout  le  secret  de  la 
fidélité  de  la  Hongrie  au  pacte  solennel  qui  la  lie  à  l'Autriche, 
s'il  y  en  a  plusieurs  raisons  politiques  et  économiques,  c'est  du  moins 
tout  le  secret  de  ses  tendances  germanophiles,  et  l'Allemand  est 
l'ami  pour  elle,  ayant  avec  elle  un  même  ennemi,  le  Slave. 

Voilà  donc  la  Hongrie  pleinement  rendue  à  elle-même;  plus 
de  Pragmatique  Sanction,  plus  de  Compromis,  plus  de  Habsbourg 
qui  porte  les  deux  couronnes,  plus  d'union,  même  personnelle,  en 
qui  et  sous  qui  que  ce  soit.  L'Autriche,  à  part,  va  où  elle  veut;  la 
Hongrie,  à  part,  où  elle  veut  :  elles  se  sont  quittées,  elles  ne  se 
connaissent  plus.  Au  lendemain  de  la  séparation,  quelle  est  la 
situation  de  la  Hongrie,  la  situation  intérieure  de  l'État  magyar? 
Les  Magyars  sont  7  500  000;  ils  ont,  à  côté  d'eux,  sur  leur  propre 
territoire,  2120  000  Allemands;  en  face  d'eux,  2  050  000  Slo- 
vaques, 2700  000  Croates  et  Serbes,  390  000  Ruthones,  95  000  Slo- 
vènes, en  tout,  5  235  000  Slaves.  Si  l'on  y  ajoute  les  1500  000 
Croates  et  Serbes  de  Bosnie,  qui  sont  dans  le  voisinage  immédiat 
et  forment  comme  une  arrière-garde  ou  une  réserve  au  delà  de 
la  Save,  c'est,  au  total,  les  0  735  000  Slaves  de  Transleithanic, 
—  sans  parler  de  2  722  000  Roumains,  qui  ne  sont  pas  des  Slaves, 
mais,  autant  que  des  Slaves,  farouches  anti-Magyars.  —  Plus 
loin,  et  en  seconde  ligne,  appuyant  ces  populations,  ces  nations 
slaves  et  leur  réserves  mêmes,  hostiles  d'une  égale  hostilité,  le 
Monténégro,  la  Serbie,  la  Bulgarie,  h]tats  slaves;  le  royaume  de 
Roumanie,  prêt  en  secret,  quand  il  le  pourra,  à  épouser  la  que- 
relle des  Roumains  épars  en  Transylvanie,  ses  iiredenti,  ses  «  irra- 
chetés ».  Et  par-dessus,  lourde,  écrasante,  tombant  de  haut,  mon- 
tant du  fond  de  deux  continens,  l'ombre  énorme  de  la  Russie, 
l'ombre  du  monde  slave  tout  entier.  Deux  millions  de  Monténé- 
grins, 2  millions  et  demi  de  Serbes,  3  millions  et  demi  de  Bul- 
gares :  encore  8  millions  de  Slaves,  qui,  avec  les  autres,  font 
15  millions.  Contre  ces  15  millions  de  Slaves  du  dedans  et  du  de- 
hors qui  la  minent  ou  qui  l'enserrent,  que  serait,  détachée  de 
l'Autriche  et  isolée,  la  Hongrie  magyare,  de  moitié  moins  peu- 
plée? Sans  mettre  en  doute,  comme  le  font  quelques  intéressés, 
la  fécondité  de  la  race,  celle  des  peuples  slaves,  leur  puissance 
d'accroissement  n'est  certainement  pas  moindre  et  serait  plutôt 
supérieure;  de  telle  sorte  que  l'écart  ne  sera  pas  comblé,  mais 
s'accuserait  et  augmenterait  plutôt. 


l'aUTRICHE  future  et  la  future  EUROPE.  311 

Dès  lors,  pour  la  Hongrie,  il  n'y  aurait  plus  que  deux  ma- 
nières de  concevoir  et  de  pratiquer  la  vie  nationale.  Ou  bien,  sé- 
parée de  TAu triche,  elle  demeurerait  isolée,  au  milieu  de  ces 
groupes  slaves,  solitaires  eux  aussi,  mais  capables,  à  un  jour 
donné,  de  s'unir  en  haine  d'elle;  elle  vivrait  ou  vivoterait  comme 
eux  d'une  existence  humble,  qui  ne  demanderait  qu'à  se  faire 
ignorer, mais  précaire  quand  même  et  à  laquelle  sa  médiocrité  ne 
garantirait  pas  la  sécurité  :  conception  et  pratique  qui  ne  sont 
guère  d'accord  avec  le  tempérament  magyar  et  la  tradition  ma- 
gyare; misère  où  souffriraient  par  trop  l'orgueil  et  le  faste  ma- 
gyars. Ou  bien,  adoptant  la  tactique  qui  consiste  à  prendre  la 
tête  des  révolutions  qu'on  ne  peut  empêcher,  afin  de  les  dé- 
tourner et  d'essayer  de  les  conduire,  la  Hongrie  travaillerait  de 
ses  mains  à  nouer  cette  Confédération  des  Etats  balkaniques,  dont 
elle  s'attribuerait  la  présidence,  de  par  le  droit  du  plus  fort;  mais 
elle  y  serait  à  peine  plus  forte  que  tel  ou  tel  des  Etats,  ses  confé- 
dérés, pris  à  part;  absolument  à  leur  merci,  s'ils  parvenaient  h 
s'entendre  contre  elle. 

La  chose  allât-elle  d'ailleurs  au  gré  de  ses  plus  grandes  espé- 
rances, la  Confédération  balkanique  fût-elle  fondée,  et  la  Hongrie 
en  eût-elle  la  direction, non  seulement  incontestée,  mais  de  long- 
temps incontestable,  que  sa  condition  nouvelle  n'équivaudrait 
pas  à  celle  où  elle  vit  présentement,  n'étant  même  qu'une  moitié, 
—  la  seconde  ou  la  première,  —  de  la  Monarchie  austro-hon- 
groise. Car  elle  est  ainsi  la  moitié  d'un  grand  Etat  européen,  tan- 
dis que,  dans  une  Confédération  balkanique,  elle  ne  serait  quun 
petit  l^]tal,  presque  extra-européen,  elle  redeviendrait  comme  une 
marche  orientale  de  l'Europe;  et  quand  sa  vanité  pourrait  être 
flattée  d'exercer  quelque  part  une  hégémonie,  y  trouverait-elle 
une  compensation  suffisante  à  la  perte  de  sa  force  réelle,  de  sa 
force  réelle  européenne,  alors  que,  depuis  des  années,  son  ambi- 
tion a  été  de  totalement  s'européaniser? 

Mais,  au  surplus,  avant  de  passer  outre,  —  et  comme  enfin  il  y  a 
une  juste  limite,  même  à  l'hypothèse,  —  qu'on  nous  dise  comment 
se  fera  la  Confédération  des  Etats  balkaniques  ?  comment  les  Ma- 
gyars se  concilieront  Slovaques,  Slovènes,  Croates  et  Hulhènes? 
comment  ils  se  concilieront  et  réconcilieront  entre  eux  Monténé- 
grins, Serbes,  Bulgares,  et  Roumains  par  surcroît? Si  c'est  un  mi- 
racle de  l'histoire  que  de  voir  se  maintenir  duniut  dix  siècles  et 
vivre  millénaire  un  Etat  de  quelques  millioub  d'honimes,  c'eu  est 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  aussi  qu'au  long  de  dix  siècles,  cet  Etat  n'ait  pas  pu  fondre  en 
une  nation  les  diverses  nationalités  qui  occupent  ses  diverses 
provinces  ;  et  c'en  serait  un  plus  étonnant  encore  que,  n'ayant  pu 
faire  cela  en  dix  siècles,  tout  d'un  coup,  après  dix  siècles,  il  pût 
constituer,  sous  lui,  une  Confédération  avec  des  Etats  déjà  grands 
et  déjà  francs,  de  même  race  que  ces  nationalités  dont  il  a  été 
impuissant  à  faire  une  seule  nation,  et  de  plusieurs  familles 
de  cette  même  race.  Oui  certes,  il  peut  y  avoir  des  miracles  de 
l'histoire,  qui  vont  contre  l'ordre  apparent,  contre  ce  qu'on  ap- 
pelle la  loi  de  llàsloire;  il  ne  faut  pas  les  nier,  mais  il  faut  ne  les 
admettre  que  lorsqu'ils  se  sont  produits  ;  et  s'il  est  une  chose  que 
la  politique  ne  puisse  pas  préjuger,  sur  laquelle  elle  ne  doive  pas 
établir  ses  calculs,  c'est  le  miracle.  Laissons  donc  la  Confédéra- 
tion balkanique;  et  tâchons,  en  attendant  le  miracle  futur  qui 
changerait  tout,  de  déterminer  l'ordre  apparent  et,  pour  l'Orient 
de  l'Europe,  de  dégager  la  loi  de  l'histoire,  règle  unique  et  unique 
fondement  de  la  politique. 

IV 

Or,  cette  loi,  pour  tout  l'Orient  européen,  il  semble  bien  qu'elle 
établisse  un  particularisme,  un  individualisme,  et,  par  suite,  une 
anarchie  irrémédiables.  Reste  à  savoir  ce  qu'est  TUriont,  jusqu'où 
il  vient,  et  si,  comme  on  l'a  dit,  il  commence  à  Vienne,  ou  du 
moins  à  quelques  lieues  de  Vienne,  à  Wiener-Neustadt.  L'obser- 
vation des  faits,  môme  rapide,  montre  assez  qu'il  y  a  là  plus  qu'une 
simple  boutade  :  l'Orient  vient  finir,  en  effet,  ou  commence  tout 
près  de  Vienne,  et  ainsi  s'expliquerait-on  que  le  particularisme  y 
étant  sa  loi,  pourrait  être  le  sort  définitif  des  peuples  dont  est 
faite  l'Autriche-Hongrie.  Je  sais  bien  que  cette  proposition  a 
quelque  chose  de  paradoxal,  et,  la  première  fois  que  je  l'ai  enten- 
due, j'en  ai  été  moi-même  un  peu  choqué,  tant  elle  va  à  l'encontre 
des  opinions  reçues.  Mais  comme  celui  qui  la  développait  devant 
moi  est  l'homme  d'Europe  qui  connaît  le  mieux  l'Orient,  comme 
il  le  connaît  pratiquement  et  politiquement,  étant  en  train  d'ac- 
complir en  pays  oriental  une  grande  œuvre,  et  comme  chez  lui  le 
philosophe  raisonne  avant  que  le  ministre  exécute,  ses  paroles 
méritent  d'être  rapportées.  —  Voici  donc,  en  substance,  la  thèse 
qu'il  soutenait  : 

«  Le  fond  des  institutions  de  l'Orient,  et  le  fond  de  la  psycho- 


l'autriche  future  et  la  future  Europe.  313 

logie  de  l'Oriental,  c'est  V individualisme.  Entendons-nous.  L'in- 
dividu qui,  en  Orient,  existe,  y  existe  pleinement;  seulement  tous 
les  individus  n'y  existent  pas  :  les  plus  forts  prennent  la  place  des 
autres,  et  de  plus  forts  encore  s'installent  par-dessus.  En  Orient, 
la  société  et  l'Etat  sont  formés  d'une  multitude  de  petites  in- 
dividualités, de  petites  personnalités  collectives^  dont  la  za- 
drouga  serbe,  par  exemple,  est  un  des  types.  De  lui-même,  en 
lui-même,  par  lui-même,  l'État  n'est  pas.  Une  machine  admi- 
nistrative à  l'occidentale,  montée  sur  le  modèle  français  ou  s'en 
rapprochant,  étonne  les  gouvernés,  déroute  les  gouvernans  et, 
fmalement,  ne  fonctionne  point.  Le  roi  Milan  de  Serbie  m'a  ra- 
conté, un  jour,  qu'il  revenait  d'une  cérémonie  nationale  où  il  avait 
reçu  une  centaine  de  maires  ou  de  chefs  de  village;  il  avait  causé 
avec  eux,  et  l'un  d'eux  lui  avait  demandé  :  «  Que  peux-tu  bien 
faire  de  tous  ces  employés  qui  nous  ruinent?  A  quoi  servent-ils? 
Toi,  nous  te  reconnaissons  pour  notre  roi.  Tu  es  notre  père.  Mais 
laisse-nous  nous  administrer  nous-mêmes,  selon  nos  coutumes.  » 
De  même  en  Bosnie-Herzégovine;  car,  nulle  part,  l'Oriental  ne 
se  hausse  jusqu'à  l'idée  de  l'Etat.  Il  y  avait,  lorsque  nous  occu- 
pâmes la  Bosnie,  un  h^^  puissant,  le  beg  de  Banjaluka,  qui  vit 
maintenant  à  Constantinople  d'une  pension  que  nous  lui  faisons. 
Tout  de  suite  il  eut  le  désir  d'être  érigé  en  prince  sous  notre 
suzeraineté  Prince  de  quoi?  De  toute  la  Bosnie,  peut-être?  et  il 
eût  été  en  position  d'y  prétendre.  Non  pas;  mais  prince  de  Ban- 
jaluka. L'Etat,  pour  lui  non  plus,  ne  dépassait  guère  les  limites 
du  clan.  —  Quand  je  fis  mon  entrée  à  Sarajevo,  j'avais  pour 
escorte  toutes  les  autorités  religieuses,  militaires  et  civiles.  Ames 
côtés  se  tenait  un  pope  de  l'Eglise  grecque  orthodoxe,  un  géant 
qui  me  dépassait  de  la  tête.  Comme  nous  cheminions  ensemble, 
il  me  dit  subitement,  montrant  du  doigt  ceux  qui  m'accompa- 
gnaient :  «  Pourquoi  nous  amènes-tu  tous  ces  fonctionnaires? 
C'était  bien  inutile.  Laisse-moi  faire.  Charge-moi  de  recueillir 
l'impôt,  et  je  te  le  r(!mettrai.  Pas  besoin  de  tant  de  gens  ni  de 
tant  d'affaires!  »  Vainement  je  voulus  lui  faire  comprendre 
qu'il  fallait  un  ordre,  une  loi,  des  formes,  des  règles  :  ce  fut  peine 
perdue,  et  il  ne  fit  que  lever  les  épaules.  Voyez  :  les  chefs  qui 
haranguaient  le  roi  Milan  étaient  Serbes;  le  beg  de  Banjaluka 
était  Turc  et  musulman;  le  pope  de  Sarajevo  était  grec  orthodoxe; 
tous  Orientaux,  dans  la  tête  desquels  vous  n'auriez  jamais  fait 
entrer  l'idée  occidentale  de  l'Etal  un  et  plus  ou  moins  centralisé. 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  conclusion  à  tirer  de  là,  c'est  donc  que  l'Orient  est  profondé- 
ment et  essentiellement  particulariste  ;  que  ce  que  vous  nommez  à 
l'européenne  l'Etat  n'est  ici  qu'une  juxtaposition  de  clans;  et  que 
les  empires  n'y  sont,  quand  les  circonstances  historiques  en  for- 
gent, qu'un  assemblage  de  petits  Etats,  d'États  de  clans,  juxta- 
posés. » 

Puis  nous  revînmes  en  Autriche,  et  mon  interlocuteur  ne 
me  dit  plus  rien,  sinon  que  tout  lart  et  toute  la  vérité,  en  poli- 
tique, consistent  à  conformer  les  institutions  des  peuples  à  la 
vie  ;  et  qu'il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si  elles  sont  théoriquement 
les  meilleures  qui  se  puissent  imaginer,  mais  bien  si  elles  sont 
celles  qui  s'appliquenl  le  mieux  dans  les  conditions  données.  Je 
sortis,  mais,  en  m'en  allant,  je  ne  pus  chasser  cette  double  pen- 
sée, que  l'Orient  est  particulariste,  et  que  l'Orient  commence  à 
Vienne.  —  Et  je  crois  que  cette  explication  de  l'Orient  peut  grande- 
ment servir  à  la  connaissance  et  à  l'intelligence  de  la  Monarchie 
austro-hongroise. 

Pour  elle  aussi,  le  particularisme  est  la  loi,  et  ce  n'est  qu'une 
mosaïque  de  petits  Etats,  qui  ne  sont  guère  plus,  eux-mêmes, 
qu'une  mosaïque  de  clans.  Elle  se  divise  d abord  en  deux  moitiés: 
Autriche  et  Hongrie  ,  Cisleithanie  et  Transleithanie  ;  premier 
degré  du  particularisme.  —  Deuxième  degré  •  division  de  cha- 
cune de  ces  moitiés  en  plusieurs  royaumes  ou  Pays,  qui  n'est  pas 
seulement  une  division  administrative  en  provinces  ;  pour  la  Cis- 
leithanie :  Bohême,  Galicie,  Trcntin,  Tyrol,  Frioul,  Carinthic, 
Carniole,  Kiistenland,  etc.  ;  pour  la  Transleithanie  :  Croatie, 
Slavonie,  Fiume,  Transylvanie,  etc.  Et  dans  chacun  de  ces 
royaumes  et  Pays,  —  troisième  degré  du  particularisme,  —  des 
races  ou  des  populations  diverses  et  adverses:  en  Bohême,  Tchè- 
ques et  Allemands:  en  Galicie,  Polonais  et  Rutliénes;  dans  le 
Trentin,  le  Tyrol,  le  Frioul,  Allemands  et  Italiens;  dans  le  Ktis- 
tenland,  en  Carinthie  et  en  Carniole,  Italiens,  Allemands  et  Slo- 
vènes; de  l'autre  côté  de  la  Leitha,  dans  le  nord  de  la  Hongrie, 
Magyars  et  Slovaques;  en  Transylvanie,  Magyars  et  Roumains, 
Saxons,  Szekler  ;  en  Croatie-Slavonie ,  Magyars,  Croates  et 
Serbes;  à  Fiume,  Magyars,  Croates  et  Italiens.  Disséminés 
partout,  mais  inégalement,  de  l'ouest  à  l'est,  des  Israélites,  nom- 
breux jusqu'à  former  en  Galicie  un  véritable  Etat  juif  (le /^<^/en5/«rt;, 
dont  quelques-uns  caressent  le  projet,  se  trouve  là  tout  réalisé), 
très  nombreux  aussi  en  Hongrie,  mais  en  quelque  sorte  moins 


l'aLÏRICHE  future  et  la  future  EUROPE.         'il 5 

visibles,  parce  qu'il  n'est  pas  rare  qu'ils  se  marjy avisent,  au  moins 
de  nom,  —  et  en  adoptant  de  préférence  les  grands  noms  de  la 
Hongrie;  —  partout  ou  presque  partout  à  l'état  de  communautés 
distinctes;  quatrième  degré  du  particularisme . 

A  toutes  ces  différences  du  sang  ajoutez  toutes  les  dissidences 
de  la  foi,  cause  toute-puissante  d'unité  lorsqu'elle  unit,  iné- 
puisable source  de  divisions  lorsqu'elle  divise;  et  voici,  outre 
les  particularismes  d'origine  ethnique,  historique  ou  politique, 
les  particularismes  d'origine  religieuse  ;  pour  la  Gisleithanie,  en 
Galicie,  entre  Polonais  catholiques  et  Ruthèiics  grecs  unis;  pour 
la  Transleithanie ,  dans  la  Hongrie  du  nord,  entre  ces  mêmes 
Ruthones  grecs  unis,  Slovaques  catholiques  et  Magyars  calvi- 
nistes; en  Transylvanie,  entre  Magyars  calvinistes  ou  catholiques 
et  Roumains  grecs  orientaux;  en  Croatie-Slavonio,  entre  Serbes 
grecs  orientaux  et  Croates  catholiques;  en  Bosnie-Herzégovine, 
enfin,  entre  catholiques  grecs,  et  musulmans. 

Si.  du  moins,  ces  divergences  s'atténuaient  ou  sVfFaçaient  par 
une  forte  aspiration  vers  l'unité  nationale,  dans  le  sentiment  très 
fort  de  l'unité  nécessaire  de  l'Etat!  Mais  tout  au  contraire,  — et 
VOrient particu/ariste  se  retrouve  ici,  —  les  Allemands  d'Autriche 
n'ont  que  le  sentiment  d'un  Etat  allemand;  les  Magyars,  chez  qui 
il  est  porté  au  plus  haut  point  pourtant,  n'ont  que  le  sentiment 
d'un  Etat  magyar;  et  pour  les  autres,  ils  n'ont  pas,  Slaves,  le 
sentiment  d'un  Etat  slave,  mais  le  panslavisme ,  au  fond,  n'a  pas 
d'adversaires  plus  tenaces  que  tous  ces  slavismes  particuliers,  et 
ils  n'ont,  Tchèques,  que  le  sentiment  d'un  Etat  bohème;  Polo- 
nais, d'un  État  polonais;  Croates,  d'un  Etat  croate;  ou  Serbes, 
d'un  Etat  serbe.  Les  Roumains  de  Transylvanie  ne  pensent  qu'à 
un  Etat  roumain.  Quant  à  l'Etal  autrichien,  personne  peut-être, 
—  sauf  l'Empereur,  —  n'y  a  jamais  songé.  Ou  bien  encore  si 
ces  peuples  n'étaient  que  dillérens  de  race  et  de  religion,  sans  être 
mutuellement  hostiles!  A  défaut  de  l'unité  nationale  impossible, 
on  pourrait  alors  espérer  une  espèce  de  paix  impériale;  mais  ils 
se  jalousent,  se  méprisent  et  se  détestent  les  uns  les  autres.  On 
sait  assez  comment  se  comportent  les  Tchèques  vis-à-vis  des  Alle- 
mands, et  les  Allemands  vis-à-vis  des  Tchèques.  Entre  Polonais 
et  Huthènes,  non  plus,  ce  n'est  pas  seulement  des  tendresses  (ju'on 
échange.  Les  Magyars  ont  une  façon  de  mener  les  Slovaques,  et 
les  Slovaques  une  façon  de  pnrU'r  des  Magyars,  qui  ne  sont  pas 
pour  fain' régner  entre  eux  la  concorde  et  l'amour.  —  Ne  cite-t-on 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  ce  trait  d'un  noble  Magyar  qui,  dans  une  chasse  à  l'ours, 
voyant  venir  à  lui  la  bête,  à  peine  en  avance  de  quelques  pas  sur 
la  ligne  des  rabatteurs,  tira  quand  même,  au  risque  de  tuer  l'un 
des  paysans,  et  qui,  comme  son  voisin  le  lui  reprochait,  répondit 
avec  une  placidité  superbe:  «  Eh  bien!  après?  Ne  vaut-il  pas 
mieux  tuer  un  Slovaque  que  de  manquer  un  ours?  »  —  Le  Slo- 
vaque, pour  le  Magyar,  n"a  que  la  forme  d'un  homme,  et  tel  pro- 
priétaire hongrois,  qui  n'oserait  battre  un  ouvrier  de  sa  race,  pro- 
fesse hautement  que  le  Slovaque  ne  peut  et  ne  doit  être  conduit 
qu'avec  des  coups.  De  quoi  les  Slovaques  se  vengent,  quand 
l'occasion  s'en  offre,  et  de  quoi,  en  attendant,  ils  ne  cessent  de  se 
plaindre,  faisant  retentir  l'Europe  des  cris  de  leur  indignation  (1). 
Entre  Magyars  et  Roumains,  comme,  du  reste,  entre  Magyars 
et  Croates,  on  sait  que  les  relations  ne  sont  pas  meilleures. Toutes 
les  nationalités  non  magyares  gémissent  sous  le  joug,  suivant 
elles,  écrasant,  de  la  Hongrie,  que  quelque  injustice  de  la  force 
leur  a  imposé.  C'est-à-dire  que  les  Roumains  veulent  la  Transyl- 
vanie ou  du  moins  une  partie  de  cette  principauté  aux  Roumains, 
et  que  les  Croates  veulent  aux  Croates  l'ancien  royaume  de 
Croatie-Dalmatie-Slavonic.  Mais,  de  cet  ancien  royaume,  les 
Serbes  des  Confins  militaires,  eux  aussi,  veulent  un  morceau,  que 
les  Hongrois  n'entendent  céder  ni  aux  uns  ni  aux  autres.  Dans  le 
monde  officiel  de  Budapest,  on  estime  universellement  que  la 
Croatie  jouit  d'une  autonomie  très  suffisante,  et  les  plus  libé- 
raux, parmi  les  hommes  politiques,  cj  plaçant  toujours  au  point 
de  vue  de  l'Etat  magyar,  consentent  tout  au  plus  à  ce  que  Slova- 
'  ques.  Roumains,  Croates  et  Serbes  aient,  en  Hongrie,  non  plus 
sous  la  Hongrie,  des  droits  de  citoyens,  plutôt  que  de  sujets 
magyars.  Nul  ne  va  au  delà,  du  côté  magyar  ;  mais,  du  côté  opposé, 
nul  ne  va  jusque-là,  et  pour  Slovaques,  Roumains,  Croates  et 
Serbes,  être  «  sujets  »  ou  être  «  citoyens  »  magyars,  c'est  tout  un, 
puisqu'ils  ne  sont  pas  Magyars  et  tiennent  comme  à  leur  vie,  da- 
vantage peut-être,  à  ne  le  point  devenir.  En  même  temps,  et  sub- 
sidiairement,  les  Serbes  tiennent  à  n'être  pas  des  Croates,  les 
Croates  à  n'être  pas  des  Serbes.  Non  seulement,  —  bien  que 
l'union,  de  longtemps  proclamée,  soit  réglée  depuis  trente  ans 
par  un  compromis,  —  l'unité  n'est  pas  faite  (et  ce  compromis  lui- 
même  en  est  une  preuve)  de  la  Croatie  et  de  la  Hongrie  ;  mais  elle 

(1)  Voyez  Alexandre  Papkoff,  l'Esclavage  au  centre  de  l'Europe,  Saint-Péters- 
bourg, 1889. 


l'aUTRICHE    future    et    la    future    EUROPE.  317 

est  si  loin  d'ôtre  faite  entre  Croates  et  Serbes  qu'ils  ne  s'accordent 
pas  sur  le  nom  à  donner  à  la  langue  qu'ils  parient.  M.  de  Kâllay 
ayant,  dans  une  séance  des  Délégations,  prononcé  le  mot  de  langue 
serbo- croate,  se  vit  violemment  interrompu  et  fut  obligé  de  répon- 
dre :  «  Choisissez  donc  un  nom  unique,  je  m'engage  volontiers  à 
m'en  servir;  mais  pour  l'instant,  comme  je  ne  puis  dire  :  la  langue 
croate,  sans  froisser  les  Serbes,  ni  la  langue  serbe,  sans  blesser  les 
Croates,  je  répète  :  la  langue  serbo-croaU.  »  —  Et  ce  sont  encore 
autant  de  particidarismes  dans  le  parlicularhme. 

Rien,  nulle  part,  ne  pousse,  n'achemine,  même  de  loin,  vers 
une  unité  nationale  quelconque  les  peuples  de  la  Monarchie 
austro-hongroise.  Pas  plus  que  l'union  secondaire  de  la  Croatie 
et  de  la  Hongrie,  l'union  supérieure  de  la  Hongrie  et  de  l'Au- 
triche n'a  pu  porter  ce  fruit.  S'il  est  permis  d'user  de  termes  aussi 
barbares,  l'Autriche,  évidemment,  ne  songe  point  à  se  magya- 
riser,  mais  chaque  jour,  au  contraire,  la  Hongrie  se  désautrichia- 
nise.  L'association,  au  lieu  de  se  resserrer,  se  relâche  et,  sans  que 
personne  veuille  la  rupture,  on  ne  voit  agir  de  forces  que  dans 
le  sens  de  la  dissociation,  tout  au  moins  de  la  distinction  :  l'Au- 
triche faisant  un,  et  la  Hongrie,  deux.  Avec  une  ténacité,  une 
habileté,  une  fertilité  d'invention  merveilleuses,  sous  tout  pré- 
texte et  à  tout  coin  de  rue,  le  gouvernement  hongrois  traque  et 
expulse  les  souvenirs  autrichiens.  Le  plan  de  rcmagyansation 
de  Budapest  apparaît,  méthodiquement  conçu,  méthodiquement 
exécuté;  et,  dans  la  traditionnelle  promenade  où  vos  hôtes  vous 
font  admirer  les  agrandissemens,  embellissemens,  constructions 
et...  démolitions  de  leur  ville,  regardez  bien;  ce  ne  sont  pas  les 
démolitions  qui  sont  le  moins  intéressantes.  Devant  la  porto  môme 
de  la  Présidence  du  conseil,  entre  ce  palais  et  celui  de  l'archiduc 
Joseph,  au  milieu  de  l'étroite  place,  en  une  sorte  de  clocheton 
gothique,  assez  vilain  d'ailleurs,  s'élève  la  statue,  particulièrement 
déplaisante  aux  Hongrois,  du  général  autrichien  Ileindsieek.  Or  il 
se  trouve,  comme  par  hasard,  que  l'on  est  contraint  d'élargir  et  la 
Présidence  du  conseil  qui  occupe  l'une  des  faces,  et  le  palais  de 
l'archiduc  qui  occupe  l'autre,  et  le  Palais  royal,  qui  les  relie  sur  l'un 
des  côtés,  de  telle  façon  que,  pris  et  écrasé  entre  les  trois,  le  pau^Te 
Heindsieck  va  fatalement  être  condamné  ;\  disparaître.  Cependant, 
presque  vis-à-vis,  au  bout  dos  jardins  du  Palais,  est  le  monument 
érigé  aux  honvrds  hongrois  et  à  leur  chef,  le  vieux  Gcorgey  : 
à  celui-là,  on  ne  touche  pas;  ici,  il  n'y  a  rien  à  bàiir.Mais  sur  la 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rive  opposée  du  Danube,  où  est  Pest,  on  vous  montre  une  vaste 
caserne  :  c'est  dans  une  de  ses  cours  que  furent  fusillés  les  «  mar- 
tyrs de  l'indépendance  )>,et  à  leur  tête, le  comte  Batthiâny  :  tout 
juste  en  cet  endroit,  on  a  besoin  de  construire;  la  caserne  autri- 
chienne va  disparaître,  comme  la  statue  du  général  autrichien. 
Et,  à  chaque  fois,  c'est  un  peu  de  l'Autriche  qu'on  efface,  c'est  une 
trace  d'effort  unitaire  qu'on  recouvre,  c'est  un  pied  de  particula- 
risme qui  repousse.  —  Comment  ne  pas  penser  à  ce  que  m'a  dit  de 
l'Orient,  à  ce  que  m'a  laissé  deviner  de  l'Autriche-Hongrie, 
l'homme  qui  les  connaît  si  bien?  L'Orient,  il  est  là,  après  ce 
coude  où  le  fleuve,  surplombé  par  des  rocs  violets  et  roses,  semble 
tout  à  coup  s'étaler  en  une  nappe  qui  donne  l'impression  de  la 
mer;  à  ce  détour,  l'Orient  rejoint  l'Europe,  et,  à  ce  détour,  la 
question  d'Orient  se  mêlant  à  la  question  austro-hongroise,  elle 
se  développe  dans  toute  son  ampleur  et  devient  la  plus  vaste  et 
la  plus  redoutable  des  questions  européennes. 


Reprenons  maintenant,  au  point  de  vue  international  et 
européen,  les  trois  solutions  hypothétiques  que  nous  avons  exa- 
minées au  point  de  vue  national  et  autrichien:  \'^  transformation 
du  dualisme  en  trialisme;  2"  transformation  en  fédéralisme; 
8°  dissolution  de  la  Monarchie  et  constitution,  sous  la  présidence 
de  la  Hongrie,  d'une  Confédération  balkanique. 

Tout  d'abord, la  monarchiedualiste,  transformée, parl'accession 
de  la  Bohême  à  l'égalité  dans  la  souveraineté,  en  monarchie  tria- 
liste,  resterait-elle  pour  la  politique  internationale  le  facteur  qu'elle 
était,  et,  plus  particulièrement,  qu'elle  a  été  depuis  vingt  ans?  Ou 
bien,  plutôt,  d'un  élément  allemand  qu'elle  était  en  Europe,  sous 
l'influence  de  la  Bohême,  État  slave,  ne  tendrait-elle  pas  à  s'y  com- 
porter comme  un  élément  slavel  Ne  subirait-elle  pas  beaucoup 
moins  l'attraction  de  l'Allemagne,  et  beaucoup  plus  l'attraction  de 
la  Russie  ?Cela  dépend  naturellement  et  de  la  place  que  la  Bohême 
saurait  prendre  dans  la  Monarchie  modifiée,  et  de  la  mesure  dans 
laquelle  elle  réussirait  à  la  slavi.ser,ei  enfin  (car  la  dynastie,  qu'on 
ne  l'oublie  pas,  jouerait  en  cette  affaire  un  rôle  très  important),  de 
l'aptitude  que  montrerait  et  de  la  bonne  volonté  que  mettrait  la 
maison  de  Habsbourg  à  se  dégermaniser  pour  se  slaviser  elle- 
même.  —  Mais  ce  qui  est  infiniment  probable,  c'est  que,  si  cette 


l'aUTRICHE  future  et  la  future  EUROPE.         319 

tendance  à  se  laisser  attirer  par  la  Russie  s'aflirmail  dans  la  mo- 
narchie trialiste,  une  scission  ne  tarderait  pas  à  se  produire  eu  elle, 
ou  du  moins  elle  serait  tiraillée  en  deux  directions  contraires, 
l'Autriche  et  la  Hongrie  se  tournant  vers  l'Allemagne  tandis  que 
la  Bohême  se  tournerait  vers  la  Russie,  et  les  unes  poussant  d'au- 
tant plus  à  gauche  que  l'autre  irait  d'autant  plus  à  droite.  Qui 
l'emporterait?  Les  distances,  en  ce  cas,  ne  sont  point  à  négliger, 
et  c'est  la  géographie  qui  répond.  La  Russie  n'est  pas  toute 
proche;  les  Tchèques,  les  Slaves  de  Bohême,  sont  séparés  des 
Russes,  autres  Slaves,  par  les  Polonais,  troisième  espèce  de 
Slaves;  quoi  qu'on  ait  pu  faire  en  ces  derniers  temps  pour  récon- 
cilier les  frères  ennemis,  entre  la  Russie  et  la  Bohême,  s'étend 
le  fossé  polonais  :  il  y  a  une  large  solution  de  continuité.  En 
revanche,  entre  l'Allemagne  et  les  districts  allemands  de  la 
Bohême,  continuité  et  contiguïté  absolues  :  et  de  même,  entre  la 
Bohême  allemande  et  les  autres  pays  allemands  de  l'Autriche  : 
9  millions  d'Allemands  d'Autriche  s'appuient  sur  la  base  solide 
de  50  millions  d'Allemands  d'Allemagne.  —  D'incidence  en  inci- 
dence, il  serait  curieux,  et  inquiétant  pour  l'équilibre  européen, 
que  le  triomphe  des  revendications  de  la  Bohême  en  Autriche 
aboutît,  en  fin  de  compte,  à  un  nouvel  accroissement  de  l'Alle- 
magne en  Europe;  or,  c'est  une  conséquence  indirecte,  nullement 
certaine,  mais  nullement  impossible,  et  qu'il  faut  prévoir,  avant 
de  marquer  aux  Tchèques,  —  si  digne  d'intérêt  que  paraisse  leur 
cause,  —  de  trop  vives  et  trop  actives  sympathies. 

Le  trialisme,  à  son  tour,  se  transformant  en /ec^eV«/«me,  les 
mêmes  périls  subsisteraient  et  seraient  encore  aggravés.  Dans  le 
trialisme,  en  effet,  les  Tchèques  de  Bohême,  tout  Slaves  qu'ils 
se  sentent,  se  montreraient,  on  peut  l'espérer,  assez  Autrichiens 
pour  forcer  à  rester  Autrichiens  eux  aussi,  en  ne  leur  donnant 
pas  de  prétextes  à  vouloir  cesser  de  l'être,  leurs  voisins,  les  Al- 
lemands de  Bohême  ;  et  après  tout,  ce  régime  serait  fondé  sur  • 
V histoire,  où  il  y  eut  un  royaume  de  Bohême,  qui  était  non  seule- 
ment tchèque,  mais  à  la  fois  tchèque  et  allemand.  Le  fédéralisme, 
lui,  se  fonderait  sur  la  race,  et  dès  lors,  grâce  à  lui,  l'attraction 
de  la  Russie  sur  les  parties  slaves,  de  l'Allemagne  sur  les  parties 
allemandes  de  l'Autriche,  s'exercerait  pleinement  et  peut-être  ir- 
résistiblement ;  si  fort  que  le  gros  aimant  s'attacherait  peut-être 
ce  qu'il  attirerait.  Ce  serait  du  coup  que,  suivant  une  métaphore 
retentissante,^  la  pointe  de  l'épéed'Arminius  pourrait  arriver  jus- 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'à  l'Adriatique  »  et  que  l'Europe  pourrait  être  coupée  en  deux 
par  une  Allemagne  qui  la  barrerait  de  ses  mers  du  Nord  à  ses 
mers  du  Sud.  Mais  on  pense  bien  que  «  l'épée  d'Arminius  »  n'at- 
teindrait pas  ainsi  l'Adriatique  sans  rencontrer  l'épée  italienne 
dirigée  vers  Trieste,  l'épée  russe  étendue  au-dessus  des  popula- 
tions slaves  de  la  péninsule  des  Balkans,  et  —  qui  sait?  —  d'autres 
épées  encore.  —  En  tout  état  de  cause, un  agrandissement,  aux 
dépens  de  l'Autriche,  soit  de  l'Allemagne,  soit  de  la  Russie, 
—  agrandissement  territorial  ou  simplement  moral,  disons  di- 
plomatique, —  romprait  entièrement  ce  pauvre  équilibre  euro- 
péen déjà  si  chancelant  et  si  compromis.  La  disparition  ou,  s'il 
y  a  manifestement  excès  à  parler  de  disparition,  la  simple  dimi- 
nution de  TAutriche-Hongrie  creuserait,  au  centre  de  l'Europe, 
un  vide  qui  ne  serait  pas  rempli,  môme  si  l'on  parvenait, —  et 
rien  n'est  moins  établi,  —  à  constituer,  un  peu  plus  au  sud,  un  peu 
plus  à  l'est,  sur  le  moyen  Danube  et  dans  les  Balkans,  une  puis- 
sance de  rang  égal,  car,  la  position  géographique  de  cette  puis- 
sance n'étant  pas  la  même,  son  poids  politique  ne  serait  pas  le 
même,  et,  pour  tout  dire  d'un  mot,  située  là,  elle  serait  beaucoup 
plus  orientale  qu'européenne. 

Au  demeurant,  on  peut  encore  concevoir,  sans  se  faire  illu- 
sion sur  sa  solidité  ni  sur  sa  vitalité,  une  Autriche-Hongrie  fédé- 
raliste^ puisque,  sans  se  faire  illusion  non  plus  sur  la  solidité  ni 
sur  la  résistance  de  ce  lien,  on  sait  que  le  commun  amour  du 
souverain  commun  est  un  trait  d'union  entre  les  multiples  natio- 
nalités de  la  Monarchie.  Et,  à  la  vérité,  si  François-Joseph  était 
immortel,  peut-être  une  Autriche-Hongrie  fédéraliste  pourrait- 
elle  vivre  et  durer.  Le  malheur  est  qu'il  a  déjà  un  demi-siècle  de 
règne,  et  qu'il  ne  laissera,  après  lui,  que  de  lointains  héritiers, 
l'archiduc  François-Ferdinand  ou  l'archiduc  Othon.  Mais  enfin 
l'hypothèse  d'une  Autriche -Hongrie  fédéraliste,  toutes  réserves 
faites  et  toutes  craintes  exprimées,  n'est  pas  en  soi  inadmissible. 
Au  contraire,  l'hypothèse  d'une  Confédération  balkanique,  — 
d'où  l'Autriche  serait  exclue,  et  à  laquelle  manquerait  même  ce 
frôle  support  d'une  dynastie  respectée  et  aimée,  —  ne  tient  pas 
debout  un  seul  instant.  Cette  grande  puissance  des  Balkans,  quelle 
force  au  monde  la  créerait,  si  la  même  force  qui  divise  les  pays 
de  la  Monarchie  austro-hongroise  et  empêche  qu'un  Etat  vraiment 
un  y  puisse  être  réalisé  divise  aussi,  et  bien  plus  encore,  tous 
ces  royaumes  ou  principautés  :  Monténégro,  Serbie,  Roumanie, 


l'aUïRICHE  future  et  la  future  EUROPE.         321 

Bulgarie;  s'ils  contiennent  encore  plus  d'Orient,  autrement  dit 
plus  de  particularisme,  que  n'en  contiennent  les  royaumes  ou 
Pays  de  l'Autriche-IIongric?  Ils  ont  déjà  quelque  peino  ù  se 
tolérer  tels  qu'ils  sont;  comment  la  Serbie  permettrait-elle  à  la 
Roumanie  de  prendre  le  pas  sur  elle;  et  la  Roumanie,  comment 
permettrait-elle  à  la  Bulgarie  de  la  rattraper?  Non  ;  la  Serbie  ne 
laisserait  pas  passer  devant  elle  la  Roumanie,  qui  ne  le  céderait 
pas  à  la  Bulgarie  ;  et  toutes  les  trois  ensemble  arrêteraient  la 
Hongrie,  qui  les  rejetterait  toutes  les  trois  en  arrière.  Le  jour 
où  l'on  s'aviserait  de  les  marier,  on  les  brouillerait  à  mort,  et  de 
ce  jour,  s'ouvrirait  dans  les  Balkans  l'interminable  série  des 
compétitions  et  des  hostilités  que  nous  faisons  tout  pour  en- 
dormir. 

Dans  ces  querelles,  d'abord  localisées,  l'Europe,  puissance  à 
puissance,  serait  bientôt  amenée  à  intervenir;  la  Turquio.  que 
ses  victoires  sur  la  Grèce  ont  secouée  de  sa  torpeur,  n'assisterait 
pas  inditîérente  à  l'enfantement  d'une  Confédération  balkanique, 
ou  d'une  grande  Roumanie,  ou  d'une  grande  Bulgarie,  ou  d'une 
grande  Serbie,  ou  d'une  Hongrie  envahissante.  La  Russie  ne 
souffrirait  pas  qu'une  grande  Roumanie  vînt  la  couper  de  sa 
clientèle  slave  des  Balkans;  qu'une  grande  Hongrie  accaparât  et 
exploitât  cette  clientèle;  qu'une  Confédération  balkanique  pût  se 
former,  qui  ne  fût  pas  sous  sa  tutelle  et  de  sa  suite.  L'Allemagne, 
—  tout  étant  changé  par  les  changemens  survenus  en  Autriche,  — 
pourrait  être  tentée  de  reprendre  une  parole  qui,  comme  toutes 
les  paroles  humaines,  ne  fut  dite  que  pour  un  temps  et  de  trouver 
que  ceci  ou  cela,  dans  la  Péninsule  ou  ses  dépendances,  vaut 
bien  «  les  os  d'un  grenadier  poméranien  ».  Et,  de  la  sorte,  nous 
aurions  devant  nous  une  longue  perspective  d'anarchie  et  de 
guerre. 

Ce  triste  avenir  de  l'Europe,  nous  y  louchons  déjà,  si  le  devenir 
de  la  Monarchie  austro-hongroise  reste  aussi  incertain. L'anarchie 
autrichienne,  si  elle  s'exaspère  et  revêt  la  forme  aiguë,  c'est,  dans 
un  délai  qu'on  ne  saurait  fixer,  mais  trop  brel  en  tous  cas,  la  guerre 
européenne. —  Qui  fera doncque  cette  anarchie  ne  s'exaspère  pas? 
Qui  donc  tirera  du  cercle  vicieux,  où  elle  tourne  sans  issue,  l'Au- 
triche tout  ensemble  obligée  de  composer  un  seul  Etat,  fùt-il  en 
deux  ou  trois  personnes,  ou  plus,  et  décomposée  en  autant  de  par- 
ticuhirismes  que  de  pays  ou  de  provinces?  Et  cependant,  ce  cercle 
vicieux,  il  fuut  que  quelqu'un,  de  quelque   manière,  le  brise.  H 

TOME  CXLVUI.  —  1898.  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faut  que  quelqu'un  invente  quelque  mode  d'existence  nationale, 
où  tous  ces  fragmens  de  nations  puissent,  sinon  se  souder,  du 
moins  s'emboîter,  se  coller  et  tenir,  —  ce  que  tiennent  nos  ar- 
rangemens  et  nos  combinaisons.  —  Et  si  ce  mode  nouveau  ne 
satisfait  pas  l'esprit,  s'il  n'est  pas  «  rationnel  »,  s'il  ne  se  classe 
dans  aucune  catégorie  connue,  tant  pis,  ou  peut-être  tant  mieux! 
Quand  Deâk  eut  fait  adopter  le  Compromis  austro-hongrois  : 
((  Grâce  à  Dieu,  dit-il,  il  vivra  :  il  n'est  pas  logique!  »  Et  le 
Compromis  a  vécu,  et  par  lui  l'Au triche-Hongrie  a  vécu  :  la  vie 
souvent  n'est  pas  «  logique  ».  Est-il  usé?  a-t-il  donné  tout  ce 
qu'il  contenait?  Qu'on  le  remplace  alors  par  un  autre  illogisme, 
qui  vive,  comme  lui,  et  qui  fasse  vivre. 

Trois  choses,  en  effet,  doivent  ressortir  de  cette  étude  : 
l'extrême  difficulté, pour  l'Autriche-Hongrio,  de  continuer  à  être 
ce  qu'elle  est;  son  impuissance  a  être  autrement;  la  nécessité 
qu'elle  soit.  Il  faut  une  Autriche  en  Europe.  Voilà  le  prin- 
cipe à  poser;  et  puisque  la  question  austro-hongroise  est  à  plu- 
sieurs égards  et  sur  plusieurs  points  reliée  à  la  question  d'Orient, 
de  même  que  l'Europe,  quels  que  soient  les  bouleversemens  de 
la  Turquie,  s'efforce  de  maintenir  l'intégrité  de  l'Iimpire  ottoman, 
de  même,  quelles  que  puissent  être  les  révolutions  nationales 
ou  intérieures  de  l'Autriche,  à  travers  le  trialisme  et  le  fédéra- 
lisme et  toutes  les  épreuves  qu'elle  peut  subir,  il  faut  tâcher, 
pour  l'ordre  européen,  pour  la  paix  internationale,  —  n'y  trou- 
verions-nous que  du  répit,  non  le  repos,  et  ne  fût-ce  un  bien  que 
par  le  mal  différé,  —  de  gagner  trente  ans,  vingt  ans  ou  dix  ans 
encore  (la  politique  ne  porte  guère  plus  loin),  en  maintenant, 
coûte  que  coûte,  l'intégrité  de  la  Monarchie  austro-hongroise. 

Charles  Benoist. 


AU  CANADA 


L'EDUCATION   ET  LA   SOCIETE 


I 


Il  me  serait  presque  impossible  de  donner  à  mes  lecteurs  une 
idée  juste  et  vivante  de  la  société  contemporaine  au  Canada 
français,  sans  leur  rappeler  en  même  temps  sur  quelles  bases 
s'est  établie  cette  société,  quels  élémens  sont  entrés  dans  sa  for- 
mation. Au  fond  c'était  et  c'est  encore  en  miniature  la  société 
française  de  l'ancien  régime.  Le  seigneur,  proprement  dit,  a  dis- 
paru devant  la  conquête  étrangère,  mais  on  dira  la  seigneurie  et 
la  noblesse  tant  que  les  manoirs  resteront  debout,  tant  qu'il  sub- 
sistera des  fonctionnaires  et  un  haut  clergé.  En  réalité  la  sei- 
gneurie, dans  l'acception  féodale  du  mot,  est  aujourd'hui  la 
paroisse,  et  l'organisation  paroissiale  demeure  la  base  de  lorgani- 
sation  municipale,  l'érection  de  la  paroisse  religieuse  précédant  la 
constitution  de  la  municipalité.  Cest  seulement  quand  l'évêque 
a  organisé  une  paroisse  que  le  décret  d'érection  est  soumis  à  des 
commissaires  de  l'Etat  qui  tiennent  compte  de  ce  qui  a  été  fait  et 
ordonné  par  les  autorités  ecclésiastiques  (1).  Ceci  suffit  à  indiquer 
la  prépondérance  que  conserve  le  clergé,  prépondérance  dont  il 
ne  faudrait  peut-être  pas  qu'il  abusât  dans  l'avenir,  car  la  dîme 
et  certaines  autres  taxes  réclamées  par  l'Église  commenccnl  fi 
paraître  onéreuses. 

(I)  Voir  re.\ri'IIcn(  [x-lil  inaniicl  de  Droit  firit/ue  de  C.-.l.  N[;ij,'n;\n,  profcssonr  à 
l'Ecole  norrimlc  L.ival,  (|ui  renIVniie  les  notions  les  plus  précises  sur  i"ori;,mi<,ilioa 
l)olilii|ue,   munici|talc,  paroissiale,  scolaire  du  Canada  français. 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  curé  détient  les  registres  de  l'état  civil,  il  a  le  droit  de  vi- 
siter les  écoles  de  sa  paroisse  et  d'en  examiner  les  livres.  Sa  situa- 
tion présente  est  à  peu  près  celle  qu'il  possédait  chez  nous  avant 
la  Révolution.  Et,  dès  leur  bas  âge,  les  enfans  apprennent  que  le 
peuple  canadien,  cédé  à  l'étranger,  non  pas  conquis,  doit  d'exister 
encore  à  l'action  bienfaisante  du  clergé,  du  prêtre  patriote  qui 
seul  ne  l'a  pas  abandonné  ;  on  lui  dit  que  se  dévouer  à  l'Eglise, 
c'est  se  dévouer  à  la  patrie.  La  reconnaissance  à  l'Eglise  entre 
pour  une  large  part  dans  cette  devise  gardée  par  un  castor  sur  les 
armes  nationales  :  Je  me  souviens.  Il  est  vrai  que  la  dette  est 
énorme.  Le  prêtre,  on  le  retrouve  à  la  tête  de  tout,  d'un  bout  à 
l'autre  de  cette  histoire  si  curieuse,  si  embrouillée  par  les  vagues 
et  arbitraires  concessions  de  territoires  que  faisaient,  chacun  de 
son  côté,  les  gouvernemens  de  France  et  d'Angleterre.  Tous  les 
deux,  pendant  un  siècle  et  demi,  se  disputèrent  la  propriété  de 
l'Amérique  du  Nord,  l'Angleterre  au  nom  de  la  découverte  des 
Cabot  en  1498,  la  France  en  vertu  du  voyage  de  Verazzano  en  1524, 
Henri  IV,  Louis  XIII,  Jacques  P""  disposant  à  tort  et  à  travers 
de  terres  dont  ils  n'étaient  pas  bien  sûrs  d'être  possesseurs. 

Les  récollets,  les  jésuites,  les  sulpiciens  connaissaient  en 
revanche  de  visu  le  théâtre  du  conilit,  s'y  étant  transportés  de 
bonne  heure,  associés  aux  premières  découvertes,  et  mêlés  à 
toutes  les  fondations:  ils  dominèrent  sans  peine  les  colons,  culti- 
vateurs et  soldats.  J'ai  déjà  parlé  du  magnifique  régiment  de 
Carignan-Salières  qui,  envoyé  au  secours  de  l'empereur  d'Alle- 
magne pour  battre  les  Turcs,  s'était  couvert  de  gloire  en  Hongrie 
et  avait  servi  sous  Turenne  ;  il  se  fixa  dans  la  colonie  après 
l'avoir  défendue  et  l'énergie  qu'il  avait  d'abord  montrée  au  feu 
semble  s'être  concentrée  ensuite  sur  le  devoir  d'accroître  la  popu- 
lation le  plus  promptement  possible.  Presque  tous  les  officiers 
appartenaient  à  la  noblesse,  ils  reçurent  du  roi  des  seigneuries, 
tandis  que  leurs  hommes  se  groupaient  autour  d'eux  comme 
censitaires  et  «  habitans  ».  Ce  mot  d'habitant,  qui  s'est  perpétué 
jusqu'à  nos  jours,  exprime  une  idée  de  permanence,  de  stabilité. 
L'habitant  ne  sortait  pas  sans  son  fusil,  ayant  toujours  en  per- 
spective la  chance  d'être  surpris  par  les  sauvages  ennemis,  au 
milieu  de  ses  travaux,  trop  heureux  s'ils  lui  laissaient  le  temps  de 
se  réfugier  dans  les  forts  dont  le  pays  était  couvert.  Ces  ouvrages 
palissades  et  armés  enfermaient  ordinairement  l'église  et  le  ma- 
noir seigneurial.  En  cas  d'alarme  la  population  s'y  entassait  et 


AU    CANADA.  325 

quelques-uns  de  ces  petits  forts  furent  immortalisés  par  d'hé- 
roïques résistances.  Témoin  Daulac  qui,  avec  seize  de  ses  com- 
pagnons, des  jeunes  gens  de  Montréal,  et  cinq  ou  six  sauvages 
dévoués,  barra  le  passage  aux  Jroquois  partis  pour  assiéger 
Québec  en  l(j60.  Lo  fort  du  Long-Sault  où  ils  se  retranchèrent 
n'était  qu'une  méchante  palissade,  de  construction  indienne.  Il 
tint  néanmoins  dix  jours  entiers  et  les  Iroquois  en  l'emportant 
n'y  trouvèrent  que  des  cadavres,  mais  cette  longue  défense  d'une 
poignée  de  braves  sans  vivres,  mal  retranchés  derrière  de  simples 
pieux  contre  sept  cents  agresseurs,  les  découragea  de  s'attaquer 
aux  murailles  et  à  la  garnison  de  Québec.  Daulac  triompha  donc 
au  prix  accepté  par  lui  et  par  ses  camarades,  le  jour  où,  avec  le 
consentement  du  gouverneur  Maisonneuve ,  ils  avaient ,  après 
une  communion  publique,  fait  le  sacrifice  de  leur  vie.  Peut-on 
s'étonner  de  la  valeur  des  milices  qui  comptaient  dans  leurs  rangs 
des  hommes  de  cette  trempe? 

Le  goût  de  l'aventure  s'ajoutait  et  s'ajoute  encore  au  courage 
chez  tous  les  Canadiens;  peu  capables  de  persévérance  dans  le 
travail,  ils  trouvent  plus  de  plaisir  à  chasser  qu'à  conduire  la 
charrue,  et  l'intimité  des  premiers  colons  avec  les  Indiens  dont 
ils  partageaient  les  goûts  s'explique  ainsi.  C'est  un  des  traits  qui 
établissent  une  différence  fondamentale  entre  les  commencemens 
de  la  Nouvelle-France  et  ceux  de  sa  proche  voisine,  la  Nouvelle- 
Angleterre.  Jamais  les  Anglais  ne  se  familiarisèrent  avec  les 
aborigènes,  ils  n'eurent  jamais  d'eux  le  moindre  souci,  les  refou- 
lant, les  supprimant  aussitôt  qu'ils  le  pouvaient,  maintenant  tou- 
jours d'implacables  distances  entre  ces  vaincus  et  la  race  victo- 
rieuse. L'Indien,  sous  le  joug  anglais,  n'avait  aucuns  droits 
reconnus  ;  les  Français  pratiquèrent  à  son  égard  un  système  tout 
différent  où  la  charité  entrait  pour  beaucoup.  11  ne  faut  pas 
oublier  que  l'occupation  du  Canada  impliquait  un  ministère  reli- 
gieux à  remplir  envers  des  peuplades  barbares  et  dégradées.  Or, 
c'était  simplement  la  liberté  de  penser  à  leur  guise  qu'étaient  allés 
chercher  les  puritains  rebelles  au  despotisme  du  gouvernement 
et  de  l'église  établie  de  leur  pays.  L'esprit  des  deux  colonies 
était  donc  absolument  opposé  :  d'un  coté,  aristocraticjue  et  mili- 
taire; de  l'autre,  civil  et  commercial.  Dès  les  premiers  temps  de 
leur  installation  sur  le  rocher  de  Plymouth,  les  Américains  de 
l'avenir  se  proposèrent  d'agir  en  dehors  de  la  métropole,  de  se 
gouverner  seuls  le  plus  possible  et  à  tout  risque;  tandis  que  les 


326  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gens  de  la  Nouvelle-France,  bien  éloignés  de  toute  initiative, 
attendaient  l'ordre  du  roi  et  vivaient  sous  l'influence  directe  du 
prêtre.  L'autorité  de  celui-ci,  selon  la  politique  de  Louis  XIV, 
devait  faire  contrepoids  aux  autorités  civiles ,  de  même  que  la 
puissance  occulte  de  l'intendant  tenait  en  échec  la  suprématie 
déclarée  du  gouverneur,  tous  ces  pouvoirs  étant  d'ailleurs 
réunis  dans  sa  main  paternelle  et  royale.  Il  s'ensuivit  pour  les 
trafiquans  et  les  pêcheurs  de  la  Nouvelle-Angleterre,  renforcés 
par  l'affluence  toujours  grossissante  de  l'immigration,  une  ère  de 
prospérité  rapide;  pour  la  Nouvelle-France  au  contraire,  que  le 
roi  craignait  de  peupler  au  détriment  de  la  mère  patrie,  une 
colonisation  très  lente,  une  dépendance  absolue,  et  une  pauvreté 
qui,  d'ailleurs,  à  défaut  de  puritanisme,  fut  longtemps  la  gar- 
dienne des  mœurs. 

Pendant  que  les  Pères  pèlerins,  uniquement  préoccupés  de 
gain  et  de  liberté,  réussissaient  à  vivre  par  leurs  propres  forces, 
les  Français  du  Canada,  ne  songeant  qu'à  l'honneur,  ambitieux 
de  places,  de  commandemens,  de  tilres,  se  bornaient  en  fait  de 
besogne  manuelle  à  l'agriculture.  Le  roi  jugeait  que  les  indu- 
stries coloniales  pourraient  faire  tort  aux  industries  françaises. 
Non  pas  qu'il  défendît  le  commerce  ;  il  avait  même  décrété  que  ses 
gentilshommes  pourraient  s'y  livrer  sans  déroger,  mais  c'était  avec 
des  restrictions  telles  que  les  tentatives  naissantes  se  trouvaient 
aussitôt  paralysées.  Les  femmes  et  filles  d'habitans,  aussitôt  pour- 
vues de  métiers  à  tisser,  fabriquèrent  d'excellentes  étoffes  dont  on 
use  dans  le  pays  aujourd'hui  encore;  ^I"""  de  Hepentigny,  femme 
du  brave  officier  de  ce  nom,  avait  appris  de  prisonniers  anglais 
achetés  aux  sauvages  l'art  de  hier  le  colon;  elle  inventa  de  faire 
de  la  toile  avec  de  l'ortie  et  avec  de  l'écorce  de  bois  blanc;  tou- 
tefois les  Canadiens  n'avaient  le  droit  de  tisser  que  pour  leurs  be- 
soins personnels.  Le  commerce  unique,  celui  qui  absorbait  l'acti- 
vité de  la  colonie,  était  celui  des  fourrures.  Il  y  avait  à  Tadoussac, 
à  Trois-Rivières,  à  Montréal  des  foires  où  les  sauvages  appor- 
taient les  peaux  de  bêtes  tuées  pendant  l'hiver,  la  Compagnie  des 
Cent  Associés  possédant  le  monopole  de  la  traite.  On  ne  put 
empêcher  cependant,  vu  la  pauvreté  générale,  les  hommes  jeunes 
et  actifs  de  la  colonie,  de  se  faire  une  ressource  de  la  chasse  et  de 
trafiquer  directement  avec  les  Indiens.  Pour  régulariser  le  mal, 
Louis  XIV,  qui  suivait  très  attentivement  dans  les  moindres  dé- 
tails tous  les  gestes  de  ses  lointains  sujets,  accorda  des  patentes 


AU    CANADA.  327 

à  certains  particuliers,  mais  de  ces  patentes,  plus  d'un  se  passa; 
l'espi^ce  vaillante,  pittoresque,  romantique,  tant  vantée,  tant 
chantée  du  coureur  de  bois  surgit,  proche  parente  du  bandit,  si 
l'on  veut  bien  admettre  des  bandits-gentilshommes. 

Entre  le  coureur  de  bois  et  le  sauvage,  l'intimité  était  des  plus 
étroites;  ils  faisaient  ensemble  de  belliqueuses  excursions  chez 
les  fermiers  de  la  Nouvelle-Angleterre  qui  racontent  encore  les 
scènes  de  pillage  que  dirigèrent  les  «  gertilshommes  français  » 
et,  à  les  en  croire,  certains  prêtres  catholiques.  Il  est  très  vrai 
que  la  surveillance  du  jésuite  ou  du  prêtre  des  missions  étrangères 
s'exerça  jusque  dans  les  expéditions  de  cette  sorte,  mais  les 
historiens  protestans  en  ont  pris  prétexte  pour  des  calomnies;  ils 
ne  veulent  pas  admettre  que  le  but  du  missionnaire  en  suivant  la 
horde  déchaînée  était  d'empêcher  autant  que  possible  des  atro- 
cités toujours  menaçantes.  Le  sauvage  converti  était  soumis  au 
prêtre  comme  un  petit  enfant;  encore  fallait-il  qu'il  n'eût  pas 
goûté  à  Teau-de-vie  qui  faisait  de  lui  un  fou  furieux.  Ce  fut  le  but 
constant  du  clergé  que  d'empêcher  l'Indien  de  boire;  la  guerre 
violente  entre  M-''  de  Laval  et  le  gouverneur  Frontenac  n'eut  point 
d'autre  cause.  Cette  fois  le  gouverneur  fut  soutenu  par  la  poli- 
tique de  Colbert  qui  refusa  de  supprimer  complètement  un  trafic 
d'où  sortaient  de  grandes  ressources  pour  la  colonie.  Il  alléguait 
que  les  Indiens  habitués  à  l'eau  de  feu  iraient  en  demander  aux 
Anglais  et  aux  Hollandais.  Que  pouvait  le  clergé?  Multiplier  les 
excommunications,  les  refus  de  sépulture,  user  même  des  châti- 
mens  corporels  qui  tombaient  indistinctement  sur  les  Peaux 
rouges  et  blanches  sans  provoquer  de  révolte,  mais  aussi  sans 
amener  de  repentir  sérieux.  Le  jeu,  l'eau-de-vie,  tels  étaient  les 
vices  de  l'Indien,  vices  partagés  par  le  coureur  de  bois. 

Chez  l'habitant  régnaient  en  revanche  toutes  les  vertus  patriar- 
cales. Les  familles  étaient  nombreuses,  presque  à  l'état  de  tribus, 
les  parens  qui  tardaient  à  marier  leurs  enfans  se  voyaient  mis  à 
l'amende,  tandis  qu'un  «  don  du  roi  «récompensait  toute  fille  mariée 
dès  l'âge  de  quinze  ou  seize  ans,  sans  préjudice  de  la  dot  assurée 
?i  chacune  des  fiancées  qui  arrivaient  par  cargaisons  sur  les  na- 
vires de  France  et  que  les  colons  recevaient  de  la  main  des  reli- 
gieuses. La  suHir  Marguerite  Bourgeoys  s'acquittait  naïvement 
de  cette  besogne  d'entremetteuse  à  Montréal  :  elle  habitait  la 
maison  des  filles  d'honneur  et  présidait  auxentrevues;  une  pieuse 
veuve,  M""=  Bourdon,  s'était  chargée  du  même  soin  ;\  Québec.  Bien 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entendu  les  dois  variaient  selon  la  qualité  des  personnes,  mais 
on  se  trouvait  riche  alors  avec  peu;  exemple  le  contrat  de  Mag- 
deleineBochart,sœurdu  gouverneur  de  Trois-Rivières,  où  figurent 
deux  cents  francs  d'argent,  quatredraps,  deux  nappes,  sixservietles, 
un  matelas,  une  couverture,  deux  plats,  six  cuillères,  six  assiettes 
d'étain,  un  pot,  un  chaudron,  une  armoire,  une  table,  deux  esca- 
beaux, une  huche,  une  armoire  et  une  paire  de  cochons.  C'était 
là  un  grand  mariage  ;  il  appartient  au  temps  où  les  colons,  peu 
nombreux,  étaient  triés  sur  le  volet.  Le  roi  facilita  ensuite  ce 
qu'il  avait  d'abord  réprimé,  il  ouvrit  la  porte  à  tous  pêle-mêle, 
sauf  aux  protestans  qui  eussent  transporté  en  Amérique  les  forces 
vives  dont  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  privait  la  France. 
Louis  XIV  montra  en  ceci  moins  de  libéralisme  que  tels  de  ses 
prédécesseurs,  Charles  IX  ayant  permis  à  Coligny  do  fonder  un 
établissement  calviniste  dans  la  Floride  (1)  et  Henri  IV  s  étant 
intéressé  à  l'entreprise  du  sieur  de  Monts  en  Acadie. 

Le  Canada,  librement  ouvert,  cessa  d'être  ce  qu'il  avait  été 
d'abord,  une  sorte  de  communauté  religieuse.  Le  temps  vint  où 
la  mode  de  Paris,  au  rouge  près,  fut  suivie  à  Québec,  Dans  le 
récit  de  son  voyage,  fait  au  xviii*^  siècle,  un  très  perspicace  obser- 
vateur suédois,  Kalm,  s'étend  sur  le  charme  des  femmes  de  cette 
ville,  quoiqu'il  trouve  cell^^s  de  Montréal  plus  belles,  plus  sérieuses 
aussi;  mais  il  ajoute  que  les  Québecquoises  ont  à  un  plus  haut 
degré  l'usage  du  monde  et  que  leur  laisser  aller  aimable  plaît  par 
son  innocence  môme.  Il  reconnaît  que  les  Canadiennes  sontenclent 
aux  soins  du  ménage;  toutes,  sans  exception  de  rang,  vont  au 
marché.  Leurs  magnifiques  chevelures  sont  pour  elles  l'objet  d'un 

(1)  Cette  e^cpédition  ne  réussit  pas;  la  jalousie  des  Espagrnols  conspira  contre 
la  colonie  naissante.  On  connaît  l'horrible  épisode  des  huit  cents  Français  qui, 
s'étant  livrés  sur  parole,  furent  poignardés  un  à  un  par  ordre  de  Menendez.  Leur 
chef,  un  brave  marin  de  Dieppe  du  nom  de  Ribaut,  fut  écorché  vif  et  sa  peau  en- 
voyée à  Séville.  Tous  les  cadavres,  avant  d'être  brûlés,  se  balancèrent  à  des  arbres 
auxquels  on  attacha  l'inscription  suivante  :  «  Ceux-ci  n'ont  pas  été  traités  de  la 
sorte  comme  Français,  mais  comme  hérétiques  et  ennemis  de  Dieu.  » 

Catherine  de  Médicis  laissa  passer  cet  atlront  sans  le  punir,  en  haine  des  hu- 
guenots; ce  fut  un  simple  particulier,  marin  hardi,  bon  cathollipie  au  demeurant, 
le  chevalier  de  Gourgues,  qui  vengea  l'honneur  national.  11  vendit  tous  ses  biens, 
arma  trois  navires,  gagna  l'Ile  de  Cuba,  puis  la  Floride  où  il  se  ligua  avec  les  sau- 
vages mal  disposés  envers  les  Espagnols.  Ceux-ci  venaient  d'ajouter  deux  forts  à 
celui  qu'ils  avaient  enlevé  aux  Français.  AI.  de  Gourgues  les  prit  tous  les  trois  et 
tailla  en  pièces  la  garnison,  sauf  quelques  hommes  que,  pour  l'exemple,  on  pendit 
aux  mêmes  arbres  où  avaient  été  accrochées  naguère  les  victimes  de  France.  Puis, 
à  la  place  de  l'ancienne  inscription,  furent  attachés  ces  mots  :  «  Je  fais  ceci  non 
comme  à  Espagnols,  mais  comme  à  traîtres,  voleurs  et  meurtriers.  » 


AU    CANADA.  329 

soin  particulier.  Gaio,  vive  et  spirituelle,  la  Québccquoise  est  par 
l'éducation  et  les  manières  une  vraie  dame  française,  mais  Kalm 
lui  reproche  un  défaut  grave,  la  manie  d'épouser  l'étranger  au 
débarqué,  ce  qui  ôte  des  chances  aux  demoiselles  de  Montréal. 
Les  jeunes  filles  canadiennes  rappellent  encore  les  descriptions  de 
Kalm.  Moins  émancipées  que  les  autres  Américaines,  elles  sortent 
seules  cependant  et  ont  des  privilèges  dont  ne  jouissent  pas  les 
Fran(;aises  de  leur  âge.  J'eus  la  bonne  fortune  à  Québec  de  les  voir 
réunies  en  grand  nombre  pour  une  fête  qui,  plus  qu'aucune  autre, 
était  de  nature  à  les  faire  valoir  :  un  imprésario  yankee  avait 
monté  avec  leur  concours  ce  qu'il  appelait  la  parada.  Ce  joli  spec- 
tacle fut  donné  au  profit  d'une  milice  canadienne  nouvellement 
organisée.  Il  ne  fallut  que  huit  ou  dix  répétitions  pour  mettre  ces 
demoiselles  en  état  de  figurer  dans  des  tableaux  et  des  danses  de 
caractère  qui  m'ont  laissé  un  souvenir  très  particulier  de  beauté, 
d'aisance,  d'aplomb  et  de  talent.  Je  me  rappelle  entre  autres  un 
menuet  dansé  avec  les  atours  et  toute  la  majesté  du  grand  siècle, 
des  figures  de  ballet  militaire  où  la  précision  ne  faisait  aucun  tort 
à  la  grâce.  Qu'aurait  dit  de  voir  figurer  les  brebis  de  son  trou- 
peau sur  les  planches  d'un  vrai  théâtre,  ouvert  au  public,  le 
terrible  évéque  Ms'"  de  Saint- Vallier,  si  rigoureux  contre  les  bals, 
les  comédies,  les  toilettes?  Il  imposait  au  gouverneur  Denonville 
et  à  sa  femme  une  règle  de  conduite  quasi  monastique,  proscri- 
vant toutes  les  fêtes,  défendant  aux  jeunes  filles  les  robes  décol- 
letées, les  fontangcs  et  la  danse,  sauf  en  présence  de  leur  mère  et 
avec  des  personnes  de  leur  sexe.  Le  premier  bal  donné  au  Canada 
le  4  février  1667  fut  un  sujet  de  scandale  au  dire  des  jésuites 
dont  la  querelle  avec  Frontenac  vint  en  partie  de  ce  que  le  gouver- 
neur avait  fait  jouer  la  comédie,  notamment  Tartufe.  Sans  doute 
cette  tyrannie  s'est  relâchée;  cependant  plusieurs  des  demoiselles 
mêmes  qui  avaient  figuré  dans  la  parada  m'ont  assuré  qu'aucun 
confesseur  ne  tolérait  encore  les  danses  tournantes.  CqHc  parada 
fut  une  escapade  accomplie  en  masse,  excusée  en  faveur  de  son 
but,  et  pour  laquelle  apparemment  on  n'avait  pas  demandé  de 
permission. 

Si  le  clergé  s'oppose  aux  danses  tournantes  dans  les  salons,  il 
admet  parfaitement  dans  les  campagnes  les  danses  rondes  qu'ac- 
compagnent les  vieux  airs  de  France;  c'est  qu'elles  sont  dansées 
avec  une  grande  retenue:  au  lieu  de  la  vieille  formule  ((embrassez 
celle  que  vous  voudrez  »,  on  dit  (v  saluez  »;  et  le  baiser  tourne  en 


330  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

révérence.  Les  couplets  ont  été,  à  l'époque  où  ils  franchirent 
l'Océan,  expurgés  de  toutes  les  gaillardises  qu'ils  renfermaient  sur 
l'autre  rive  ;  mais  la  chanson,  d'ailleurs,  reste  intacte,  telle  que  les 
ancêtres  l'ont  apportée  de  Poitou,  de  Bretagne  ou  de  Normandie, 
avec  quelques  modifications  parfois  dans  le  rythme  qui  semble 
s'être  comme  élargi  devant  de  plus  vastes  horizons  ou  pénétré  de 
la  mélancolie  des  imposantes  solitudes.  L'une  de  mes  meilleures 
soirées  fut  passée  chez  un  excellent  musicien,  qui  est  aussi  ar- 
chéologue de  mérite  et  causeur  plein  d'esprit,  à  entendre  de 
charmantes  voix  dire  des  chansons  du  pays  où  je  retrouvais  les 
refrains  villageois  de  mon  enfance.  La  Claire  Fontaine  d'abord, 
qui  est  l'air  national  du  Canada  tout  autant  que  : 

Vive  la  Canadienne  ! 
Et  ses  jolis  yeux  doux  ! 

Puis  les  chansons  favorites  de  la  veillée,  celle  dont  le  bûcheron 
remplit  les  échos  de  la  forêt,  celle  que  le  voyageur  solitaire  se 
chante  en  canot  sur  la  cage,  sur  le  radeau  de  bois  flotté  :  A  Saint- 
Malo,  beau  port  de  mer,  Dans  les  prisons  de  Nantes,  En  revenant  de 
la  jolie  Rochelle,  et  ceci  qui  vous  fait  sentir  pour  ainsi  dire  la  fraî- 
cheur des  brises  du  grand  fleuve  : 

V'Ià  l'bon  vent!  v'ià  le  joli  vent! 
Via  rbùu  vent,  ma  mie  m'appelle. 

Elles  seraient  innombrables,  ces  chansons  rustiques.  M.  Ernest 
Gagnon  a  choisi  les  plus  originales,  les  a  écrites  telles  qu'il  les 
entendait  de  la  bouche  des  habitans,  puis  publiées  avec  annota- 
tions, en  indiquant  leurs  sources,  les  formes  de  langage,  les  tours 
particuliers,  la  révélation  des  traits  de  mœurs  et  de  caractères 
qu'elles  contiennent.  Cest  un  ouvrage  de  réelle  valeur,  où  l'on  a 
déjà  beaucoup  puisé. 

—  Presque  tous  nos  chants  populaires,  fait  observer  M.  Gagnon, 
se  rapprochent  de  la  tonalité  grégorienne. 

Il  ne  veut  pas  voir  dans  cette  tonalité  un  reste  de  barbarie  et 
d'ignorance,  mais  une  des  formes  infinies  de  l'art,  forme  parfaite- 
ment rationnelle  et  propre  à  l'expression  des  sentimens  religieux. 

«  —  Remarquez  que  le  violon  est  le  seul  instrument  connu  dans 
les  campagnes;  point  dinstrumens  à  sons  fixes,  de  musette,  de 
vielle,  de  biniou,  auxquels  on  pourrait  faire  remonter  une  certaine 
éducation  de  l'oreille.  Lorsque  le  peuple  chante,  il  obéit  sans  le 
savoir  à  un  ordre  créé  par  le  rapport  existant  entre  les  choses  vi- 


AU    CANADA.  331 

sibles  et  les  choses  invisibhes,  son  chant  subit  l'action  de  tout  ce  qui 
l'entoure,  climat,  habitudes,  circonstances.  En  écoutant  le  peuple 
canadien  on  devine  sa  piété,  sa  simplicité,  sa  foi  profonde  (1).  » 
Tandis  que  j'évoque  avec  un  souvenir  reconnaissant  et  doux 
cette  «  soirée  de  Québec  »,  il  me  semble  entendre  encore  le  chœur 
à  trois  voix  qui  me  fut  chanté  par  l'auteur  et  par  ses  filles,  très 
bonnes  musiciennes,  mais  sans  plus  de  prétentions  d'ailleurs  que 
n'en  doivent  avoir  les  rossignols  : 

Courez,  Joyeux  cortèf^'e,  raquette  agile,  traîneau  léger, 
Sur  l'éclatante  nei^e,  laissez-vous  emporter,  gai  ! 
Ali  !  qu'avez-vous  la  belle,  lou  gai  ! 

Et  je  suis  prête  à  dire  dans  notre  Paris  devenu  si  cosmopolite  : 
—  J'étais  alors  en  France. 

La  société  de  Québec  garde  toujours  le  même  agrément  dont 
parlent  Kalm  et  le  Père  de  Gharlevoix  :  parties  de  promenade, 
l'été  en  calèche  ou  en  canot,  l'hiver  en  traîneau  ou  en  patins, 
palais  de  glace  bâtis  à  l'occasion  du  carnaval.  Dans  ce  temps-là 
les  femmes  de  gouverneurs,  d'intendans,  do  personnages  officiels 
avaient  des  salons  où  l'on  se  rappelait  l'étiquette  de  Versailles, 
mais,  grandes  réceptions  à  part,  l'hospitalité  était  comme  aujour- 
d'hui générale.  La  pauvreté  même,  à  en  croire  le  Père  jésuite, 
se  cachait  sous  un  air  d'aisance  parfaitement  naturel,  chacun 
jouissant  du  peu  qu'il  possédait  et  souvent  se  vantant  de  ce  qu'il 
n'avait  pas,  au  lieu  que  dans  les  colonies  anglaises  existait  une 
réelle  opulence  dont  personne  ne  semblait  savoir  jouir.  Ceci  se 
rapporte  bien  à  ce  que  nous  dit  une  personnalité  brillante  de  la 
société  québecquoise,  M.  le  juge  Routhier  (2)  :  «  Québec  est  encore 
la  ville  où  l'on  prend  la  vie  par  le  meilleur  côté.  On  n'y  fait 
guère  fortune,  on  n'y  déploie  ni  faste,  ni  luxe,  mais  on  y  vit 
bien,  tranquillement,  gaiement,  sagement.  Le  talent  y  est  plus 
considéré  que  l'argent,  la  position  sociale  y  domine  la  richesse.  » 
L'amour  exagéré  de  la  politique,  ajoute-t-il  cependant,  est  un  dé- 
faut (juébecquois. —  Cela  ne  pouvait  manquer  dans  un  pays  où  il 
est  sans  cesse  question  de  suffrage,  dont  les  citoyens  sont  appelés  à 
voter  quatre  à  cinq  fois  l'an.  Et  tous  les  jeunes  gens  qui  ont  fait 
«  leurs  classes  »  au  séminaire,  s'ils  ne  deviennent  pas  prêtres, 
sont  avocats  ou  notaires,  graine  de  députés.  Sur  la  plupart  des 

(l)  Chansons  populaires  du  Canada,  recueillies  pur  iù'nest  Gagnon;   Darvcau, 
éditeur,  (Jurliec,  18Ui. 

(1)  De  Québec  à  Victoria.  [);u'  .V.-B.  lluutiiier;  Qiieljer,  18'J3. 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maisons  de  Québec  et  bien  souvent  aussi  à  Montréal,  se  trouve 
accroché  un  écriteau  où  vous  lisez  en  lettres  peintes  :  Un  tel,  avo- 
cat. Ce  qui  vous  donne  une  idée  formidable  des  procès  dont  tant 
de  monde  peut  vivre,  procès  hérités  sans  doute  d  un  vieux  fond 
de  chicane  normande. 

Parlons  sérieusement,  ce  fut  à  de  grands  avocats  qui  étaient 
en  même  temps  de  grands  patriotes,  les  Papineau,  les  Lafontaine, 
les  Parent,  les  Morin  et  d'autres  encore,  que  le  Canada  dut  les  con- 
cessions arrachées  une  à  une  au  gouvernement  anglais,  après  la 
terrible  période  de  conquête  et  de  répression,  durant  la  grande 
lutte  parlementaire  qui  dura  quarante-cinq  ans.  En  1840,  l'héri- 
tage des  ancêtres  semblait  condamné  à  périr;  ces  hommes,  par  la 
seule  force  de  la  parole,  obtinrent  le  rétablissement  du  français 
comme  langue  officielle,  la  responsabilité  du  ministère  devant  les 
Chambres,  l'abolition  de  la  tenure  seigneuriale,  le  gouvernement 
autonome,  pour  ce  qui  concerne  les  intérêts  particuliers  de  la  pro- 
vince de  Québec,  les  prérogatives  enfin  qui  ont  rendu  aux  Cana- 
diens leur  part  d'influence  dans  les  affaires  du  pays,  influence 
dont  l'élévation  de  Wilfrid  Laurier  au  rang  de  premier  ministre 
est  l'important  et  significatif  résultat.  Dans  ce  temps-là,  il  n'y  avait 
qu'un  parti  étroitement  uni,  celui  des  patriotes  ;malhcureusemont 
la  division  s'y  est  glissée;  c'est  là  un  péril  pour  l'avenir.  La  ten- 
dance funeste  des  politiciens  d'aujourd  hui  est  de  ramener  sur  le 
tapis  une  de  ces  questions  qui  semblent  définitivement  réglées, 
celle  des  écoles,  écoles  confessionnelles  et  séparées.  Ils  sont 
là-dessus  ombrageux  à  l'excès.  J'en  ai  eu  la  preuve  chaque  fois 
que  le  hasard  m'a  mise  en  rapport  avec  ceux  qu'on  nomme  bleus 
ou  castors.  Tout  prétexte  leur  est  bon  pour  lancer  cette  pomme  de 
discorde  :  les  fameuses  écoles  du  Manitobal  Etre  libéral  ou  cou- 
servateur  cela  signifie  au  Canada  avoir  pris  parti  pour  ou  contre 
le  compromis  Laurier.  Laurier  s'était  engagé  à  défendre  les  écoles 
catholiques  et,  voilà  le  grief,  il  a  consenti  à  une  transaction  ! 

—  Vous  n'allez  pas  accuser  celui-là  pourtant,  leur  disais-je, 
lui,  votre  grand  homme  qui  a  procuré  aux  Canadiens  français 
l'avantage  inespéré  de  voir  un  des  leurs  monter  au  premier  rang 
et  qui  jette  de  si  haut  le  poids  de  sa  parole  dans  les  conseils  de  la 
puissance?  Songez  à  ce  qu'il  a  déjà  fait  pour  votre  commerce,  à 
l'éclat  dont  il  vous  revêt  devant  l'Europe  entière. 

—  Sans  doute,  mais  il  avait  promis  de  défendre  notre  droit,  qui 
est  d'avoir  des  instituteurs  à  nous.  C'est  le  seul  moyen  d'échapper 


AU    CANADA.  333 

* 

à  ranglilication.  Le  nombre  des  protestans  augmente  toujours 
dans  le  Manitoba  ;  Ottawa  est  anglais,  Montréal  le  devient  à 
moitié.  Notre  conscience  ne  nous  permet  pas  d'envoyer  nos  enfans 
à  des  maîtres  qui...  Tenez,  pour  vous  donner  une  idée  du  mauvais 
enseignement  des  écoles  dites  nationales,  pendant  des  siècles  n'est- 
ce  pas,  il  a  été  admis  sans  conteste  que  le  Canada  avait  été  dé- 
couvert par  Cartier?  Eh  bien!  on  veut  maintenant  que  ce  soit 
Sébastien  Cabot;  et  on  fait  de  Cabot  un  Anglais,  sous  prétexte 
qu'il  est  né  à  Bristol,...  ce  qui  n'est  pas  exact! 

—  Au  fond,  vous  êtes  donc  hostiles  à  la  domination  anglaise? 

—  Nous  n'avons  garde  !  Le  Canada  est  redevable  à  l'Angleterre 
de  progrès  qui  eussent  été  impossibles  sous  le  régime  français  avec 
ses  gouverneurs,  ses  intendans,  tout  cet  excès  d'administration 
qui  arrêtait  l'élan  personnel.  Mais  cela  n'empêche  pas  que  les 
écoles... 

Si  un  libéral  se  mêle  à  la  conversation,  il  prouve  quon  ne 
peut  pourtant  pas,  dans  les  villages  lointains  de  l'Ouest,  fonder 
une  école  catholique  spéciale  pour  un  groupe  infime  d'enfans; 
leur  curé  est  autorisé  d'ailleurs  à  les  instruire  dans  l'école 
même  (i).  —  Et  la  discussion  éclate,  s'envenime  jusqu'au  mo- 
ment où  les  deux  adversaires  tombent  d'accord  sur  ce  point  que 
le  Canada  arrivera  tôt  ou  tard  à  posséder  sa  complète  autonomie, 
en  vertu  des  facilités  que  lAngleterre  accorde  avec  une  admi- 
rable sagesse  à  ses  colonies  pour  marcher  sans  lisières  en  se 
passant  d'elle. 

II 

J'ai  dit  que  l'instruction  de  toutes  les  classes  de  la  société 
en  Canada  français  avait  été  depuis  l'origine  et  quelle  est  encore 
exclusivement  entre  les  mains  du  clergé.  Les  premiers  éducateurs 
furent  les  jésuites,  dont  le  collège  fondé  en  1633,  avant  même 
l'université  de  Harvard,  ce  berceau  de  la  science  aux  Etals-Unis, 
eût  mérité  de  rester  debout,  ne  fût-ce  qu'à  titre  de  monument  his- 
torique. 11  a  été  démoli  cependant,  après  sa  transformation  en  ca- 
serne par  les  Anglais,  et  on  ne  peut  plus  que  deviner  la  place  qu'il 
occupait  en  face  de  la  basilicjue.  Les  deux  séminaires  de  Québec 

il)  Le  promicr  iiiinistrc  ilii  Dnmiiiiun  et  \c  ilorj^'r  callKiliiiiu'  |i;u'ai>senl  l'tre 
arrivés  depuis  peu  h  une  entente  sur  cette  ([uestlun  épineuse  el  tant  débattue. 
li  faut  espérer  (pu;  1  intervention  du  Souverain  l'ontil'e,  le  grand  paci(ioaleur  do 
notre  siècle,  aura  été  une  fuis  de  plus  elïicacc. 


334  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  Montréal  héritent  de  son  importance  passée.  L'un  et  l'autre 
ont  pour  annexe  une  Université  comprenant,  outre  la  faculté  de 
théologie,  la  faculté  de  droit,  celle  de  médecine  et  celle  des  arts 
(sciences  et  lettres  réunies).  Dans  les  deux  villes  cette  université 
porte  le  même  nom,  Université  Laval,  comme  s'il  n'y  avait  jamais 
eu  de  guerre  entre  le  premier  évêque,  ami  des  jésuites,  et  les  sul- 
piciens    représentés    par    l'abbé    de   Caylus.  Un  instant,  selon 
l'expression  de  Ms'  de  Laval,  on  faillit  voir  se  dresser  autel  contre 
autel,  mais  plus   de  deux  siècles  ont  passé  sur  la  querelle,  la 
réconciliation  s'est  faite  du  vivant  même  des  adversaires;  il  ne 
reste  des  deux  côtés  que  de  fervens  catholiques,  des  conserva- 
teurs résolus  de  la  langue  française  dont  les  efïorts  réunis  tendent 
à  ne  pas  se  laisser  distancer  par  la  redoutable  rivale  anglaise, 
cette  Université  Mac  Gill  de  Montréal,  si  florissante,  si  richement 
dotée,  si  magnifiquement  pourvue   d'engins  scientifiques  et  de 
laboratoires,  si  fermement  appuyée  sur  des  professeurs  de  pre- 
mier ordre.  Son  voisinage  ne  peut  être  qu'un  stimulant  précieux 
comme  l'est  celui  do  toutes  les  institutions  britanni([ues,  armées 
du  puissant  levier  qui  manque  aux  œuvres  françaises  :  l'argent. 
Mais  les  sulpiciens  sont  toujours  seigneurs  de  Montréal  derrière 
les  tours  et  les  murailles  de  leur  vénérable  séminaire.  On  sait 
que  la  ville  naissante,  l'île  entière  (1)  leur  fut  donnée  en  toute 
propriété  lorsque  se  retira  la  compagnie  dont  Maisonneuve  avait 
été  le  chef.  Ils  régnent  donc,  de  par  la  mémoire  -des  services 
rendus  pendant  plus  de  deux  cents  ans  dans  la  Nouvelle-France 
et  du  dévouement  qu'ils  montrèrent  en    particulier  aux  mal- 
heureux Acadiens  dont  la  dispersion  forcée  reste  l'un  des  événe- 
mens  les  plus  pathétiques  de  notre   histoire  coloniale.  Mais  je 
ne  puis  guère  parler  de  l'Université  Laval  de  Montréal,  que  jai 
entrevue  un  soir  seulement,  alors  que  certaine  conférence  sur 
Bossuet   réunissait  une  nombreuse   et  enthousiaste  assemblée, 
si  purement,  si  merveilleusement  française,  dans  la  salle  la  plus 
belle,  la  mieux  décorée,  la  plus  sonore,  la  plus  vibrante  de  sym- 
pathie où  ait  jamais  triomphé  un  orateur. 

Je  connais  mieux  le  séminaire  de  Québec.  Il  y  a  là,  au  nord  de 
la  basilique,  dans  le  majestueux  isolement  créé  par  dévastes  cours, 
un  groupe  considérable  de  bâtimens  précédé  de  porches  et  de 
grilles  dont  la  physionomie  est  du  xvii°  siècle,  encore  qu'ils  aient 

(1)  Montréal  est  situé  dans  une  île  triangulaire  formée   par  l'Ottawa,  qui  se 
divise  en  deux  branches  avant  de  se  jeter  dans  le  Saint-Laurent. 


AU    CANADA.  335 

été  reconstruits  au  xYin*",  après  les  inévitables  incendies.  C'est  là 
que  M*^'  de  Laval  forma  les  prêtres  nombreux  qu'il  répandait 
ensuite  dans  les  paroisses  de  son  diocèse,  prêtres  amovibles  à  son 
gré  et  soumis  en  outre  à  la  conduite  du  supérieur  de  ce  séminaire 
qui  était  affilié  aux  Missions  étrangères.  La  loi  des  jésuites,  dont 
le  but  est  de  réduire  l'homme  à  l'état  d'instrument  entre  les  mains 
d'un  directeur  suprême,  était  pratiquée  par  le  premier  évêque 
du  Canada  envers  son  clergé.  Dans  la  très  curieuse  biblio- 
thèque de  ce  qui  est  aujourd'hui  le  palais  archiépiscopal,  on  voit 
le  résultat,  heureux  en  somme,  de  ses  exigences.  Chaque  curé 
devait  lui  envoyer  régulièrement  tous  les  mois  les  registres  de 
sa  paroisse  avec  renseignemens  et  détails  à  l'appui.  Cette  obliga- 
tion, maintenue  jusqu'à  nos  jours,  a  produit  de  très  précieuses 
archives  historiques.  Les  registres,  titres  et  docum^ns  que  recèle 
cette  bibliolhôque  de  120000  volumes  relatifs  en  grande  partie 
au  Canada,  la  copieuse  correspondance  de  Rome,  des  commu- 
nautés religieuses ,  des  séminaires ,  des  paroisses ,  celle  des 
missionnaires  dispersés  sur  le  vaste  territoire  français  qui  s'éten- 
dait autrefois  du  golfe  Saint-Laurent  à  la  Louisiane,  tout  cela 
remplit  une  salle  que  fera  bien  d'explorer  avec  soin  quiconque 
se  proposera  dans  l'avenir  d'écrire  sur  cette  grande  colonie  de 
la  Nouvelle-France,  trop  peu  connue  chez  nous.  Les  explications 
d'un  jeune  prêtre  de  l'esprit  le  plus  distingué,  M.  C.-O.  Gagnon, 
m'ont  permis  de  garder  de  ces  trésors  autre  chose  qu'un  sou- 
venir confus;  mais  j'avoue  que  ce  qui  m'intéressa  surtout  fut 
l'œuvre  de  patience  et  d'amour  accomplie  au  profit  des  sauvages 
par  ceux  qui  s'efforçaient,  qui  s'efforcent  encore  de  les  évangé- 
liser  dans  leur  langue.  Il  y  a  là  une  longue  suite  de  traductions 
des  livres  saints,  de  prières,  de  cantiques  auxquels  sont  attachés 
des  noms  bien  souvent  répétés  à  Tadoussac,  sur  le  Saguenay  et 
sur  la  rive  Nord  du  Saint-Laurent  :  le  Père  Faber,  le  Père  de 
Crôpieul,  le  Père  Maurice,  le  Père  Coquart,  etc.  Sur  ces  ma- 
nuscrits jaunis,  aux  couvertures  grossières  de  toile  ou  décorce, 
souvent  grignotées  par  les  rats,  sur  ces  pages  qu'ont  battues  des  in- 
tempéries de  toute  sorte,  et  d'où  s  exhale  la  parole  de  Dieu,  mise 
à  la  })ortée  des  dilférentes  nations  indiennes,  courent,  alternative- 
ment avec  des  dessins  et  des  signes  hiéroglyphii[ues,  ces  écritures 
d'autrefois,  serrées,  fermes,  très  personnelles.  Un  catéchisme  du 
Père  Laure  me  fait  sourire.  Je  me  demande  s'il  pouvait  écrire  en 
montagnais  plus  na'ivement  encore  qu'en  français,  cette  phrase 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étant  de  lui,  à  propos  de  la  première  messe  qu'il  célébra  dans  la 
chapelle  neuve  de  Chicoutimi  :  «.  La  croix  du  clocher  nouveau  a 
été  saluée  de  trente-trois  martres,  par  tous  les  sauvages  charmés 
du  coq.  » 

Une  physionomie  bien  expressive  est  celle  de  Ms""  de  La- 
val, dans  la  galerie  où  se  trouvent  réunis  les  portraits  des 
évêques  de  Québec,  mal  peints  pour  la  plupart,  mais  possédant 
du  moins  cette  qualité  que  ne  peuvent  pas  toujours  revendiquer 
les  véritables  œuvres  d'art,  la  plus  impitoyable  ressemblance. 
L'esprit  de  domination  qui  s'alliait  chez  lui  à  d'ascétiques  vertus 
éclate  dans  cet  œil  saillant,  sur  ce  vaste  front  où  sont  marquées 
une  vigoureuse  intelligence  et  une  énergie  invincible.  Il  appar- 
tient à  la  maison  de  Montmorency  et  a  toute  la  mine  d'un  grand 
seigneur.  Le  nez  énorme  se  recourbe  sur  une  bouche  qui  veut  et' 
qui  ordonne.  Type  dliomme  d'Etat  autant  que  de  prêtre.  Sa  cha- 
rité, les  macérations  qu'il  s'imposait,  tous  les  détails  de  sa  con- 
duite privée  sont  d'un  saint;  les  pièces  relatives  à  sa  canonisation 
ont  même  été  présentées  à  Rome,  mais,  avant  que  soit  instruit 
le  procès,  on  peut  dire  que,  lorsqu'il  s'agissait  d'affirmer  son  au- 
torité, de  tenir  tète  au  gouverneur,  de  faire  prévaloir  les  jé- 
suites, d'abaisser  les  récollets  ou  de  défendre  les  droits  de  son 
séminaire,  M?'  de  Laval  ne  péchait  pas  par  excès  de  douceur.  Il 
poursuivait  sans  relâche  un  but  de  centralisation  qui  se  trou- 
vait d'accord  avec  les  désirs  du  roi.  L'instruction  publique  fut 
aussi  l'un  des  grands  intérêts  de  sa  vie.  Non  content  de  former 
des  prêtres,  il  fonda  sur  ses  terres  pour  les  colons  de  condition 
modeste  une  sorte  de  ferme-école  où  les  élémens  de  l'instruc- 
tion primaire  étaient  donnés  à  chaque  élève  avec  des  connaissances 
agricoles  et  l'initiation  à  divers  métiers.  C'était  là  en  efl'et  l'es- 
sentiel pour  la  majorité  des  Canadiens,  et  on  peut  regretter  que 
cette  première  école  industrielle  de  Saint-Joachim  n'ait  pas  jeté 
de  profondes  racines.  Elle  était  d'autant  plus  indispensable,  au 
moment  de  sa  création,  que  les  garçons  du  peuple  n'avaient  aucun 
movcn  de  s'instruire  hors  des  villes. 

Les  jeunes  filles  de  la  même  classe  furent  beaucoup  mieux 
partagées,  grâce  à  l'admirable  congrégation  de  Notre-Dame,  fondée 
par  Marguerite  Bourgeoys.  On  assure  qu'en  arrivant  à  Montréal 
avec  M"^  Mance,  elle  ne  possédait  que  dix  francs,  mais  de  nom- 
breuses protections  s'étendirent  sur  son  œuvre  humblement  com- 
mencée dans  une  étable.  Aujourd'hui  et  depuis  longtemps,  le  grain 


AL'    CANADA.  337 

de  sénevé  est  devenu  arbre;  les  sœurs  de  la  Congrégation  n'<jnt 
pas  moins  de  25  000  élèves  dans  leurs  écoles  de  divers  degrés  qui 
couvrent  littéralement  le  Canada.  N'y  a-t-il  pas  lieu  de  répéter 
que  les  femmes  contribuèrent  pour  une  part  presque  incalculable 
à  la  formation  de  la  Nouvelle-France?  C'est  la  marquise  de  Guer- 
cheviile,  la  môme  Antoinette  de  Pons  dont  la  vertu  avait  eu  raison 
des  galantes  entreprises  de  Henri  IV,  qui  envoie  les  premiers  jé- 
suites en  xVcadio  (1G11);  c'est  la  duchesse  d'Aiguillon  que  nous 
avons  vue  fonder  l'ilôtel-Dieu  de  Québec,  enrichi  ensuite  par 
M"'^  d'Ailleboust  ;  c'est  M'""  de  la  Peltrie  qui  crée  le  premier  cou- 
vent de  filles  ;  c'est  M""  de  BuUion,  la  bienfaitrice  inconnue,  comme 
on  l'appelait,  qui  aide  à  l'établissement  de  cette  colonie  de  Mon- 
tréal dont  on  peut  bien  appeler  M"^  Mance  et  la  bonne  Marguerite 
Bourgeoys  les  mères,  sans  parler  de  M"^  d'Youville,  de  M"*  Roy 
et  de  tant  d'autres  qui  apportèrent  leur  pierre  à  l'édifice,  se 
chargeant,  celles-ci  des  filles  perdues,  celles-là  des  vieillards  et 
des  enfans  trouvés.  Cette  œuvre  de  patriotisme,  d'éducation  et 
de  charité  accomplie  sous  des  influences  religieuses,  dans  un 
temps  qui  n'était  pas  celui  des  revendications  féministes,  sera 
difficilement  surpassée,  en  quelque  lieu  que  ce  soit,  par  la  femme- 
homme  dont  nous  menace  l'avenir  et,  si  l'on  tient  à  ce  type-là, 
il  y  eut  en  outre  au  Canada  des  guerrières  qui  ne  le  cèdent  à 
aucune,  témoin  M""  Magdeleine  de  Verchères  qui,  à  l'âge  de 
quatorze  ans,  défendit  un  fort  contre  les  Iroquois. 

Verchères  est  situé  sur  le  Saint-Laurent,  entre  Montréal  et 
Québec.  Le  22  octobre  1690,  le  seigneur  étant  de  serviceen  ville, 
sa  femme  absente  aussi  et  presque  tous  les  autres  habitans  en 
train  de  travailler  aux  champs,  il  n'y  avait  dans  la  place  que  deux 
soldats,  deux  jeunes  garçons,  un  vieillard,  des  femmes  et  des  en- 
fans.  Magdeleine,  sortie  avec  un  serviteur,  se  vit  poursuivie  par 
une  cinquantaine  de  sauvages;  elle  courut  vers  le  fort  sous  la 
grcle  de  balles  qui,  raconte-t-elle  naïvement  dans  son  rapport, 
écrit  plus  tard  à  la  demande  du  gouverneur,  M.  de  Beauharnais, 
«  me  sifflaient  aux  oreilles  et  me  faisaient  trouver  le  temps  long-  ». 
Elle  réussit  à  atteindre  le  fort,  y  entre,  fait  fermer  toutes  les  portes 
et  rétablir  les  palissades  délabrées,  puis  elle  reproche  énergique- 
ment  leur  lâcheté  aux  deux  soldats  qui  se  cachaient  et  dit  à  ses 
deux  frères  :  «  Défendons-nous  jusqu'à  la  mort.  » 

Ces  enfans,  de  dix  à  douze  ans,  et  les  deux  mauvais  soldats  à 
qui  la  jeune  fille  avait  communiqué  son  courage,  se  mirent  à 

TOME  CXLVIll.    —   1898.  22 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tirer  par  les  meurtrières,  se  multipliant  sur  différens  points,  tant 
et  si  bien  que  les  Iroquois  ne  soupçonnèrent  pas  la  faiblesse  de 
la  garnison.  Ils  s'en  tinrent  à  massacrer  les  malheureux  qui 
travaillaient  dehors.  Sur  ces  entrefaites  une  barque  toucha  au 
rivage  ;  c'était  un  colon  et  sa  famille  qui  venaient  se  mettre  à 
l'abri  des  remparts;  nul  n'osait  aller  à  leur  rencontre  :  «  — J'irai 
donc  seule  »,  déclara  Magdeleine.  —  Les  Iroquois,  qui  n'étaient 
pas  loin,  la  virent  franchir  le  porche;  ils  crurent  que  c'était  une 
ruse  pour  les  attirer  et  faire  contre  eux  une  sortie.  Sa  hardiesse 
sauva  tout.  Le  hasard  lui  ayant  ainsi  envoyé  quelques  bras  de 
plus,  elle  fit  passer  dans  le  blockhaus,  qui  se  rattachait  au  fort 
par  un  chemin  couvert,  la  partie  inutile  de  la  garnison.  La  nuit, 
en  dépit  du  vent  et  de  la  neige,  les  cris  de  :  «  Tout  va  bien!  » 
furent  échangés  sans  relâche  entre  le  fort  et  le  blockhaus,  indi- 
quant que  l'on  faisait  bonne  garde. 

Une  semaine  se  passa  sur  le  qui-vive,  l'ennemi  rôdant  alen- 
tour sans  se  décider  à  l'attaque.  A  la  fin  arriva  un  lieutenant  de 
M.de  Callières,le  gouverneur,  avec  quarante  hommes.  Lorsquils 
furent  signalés,  Magdeleine,  épuisée  par  les  veilles,  se  reposait, 
le  front  sur  une  table,  son  fusil  dans  les  bras.  Elle  dit  au  lieute- 
nant :  —  Monsieur,  je  vous  rends  les  armes. 

Il  répondit  galamment  :  —  Elles  sont  en  bonnes  mains,  made- 
moiselle. 

Et,  de  fait,  quand  il  eut  inspecté  le  fort,  il  trouva  tout  en 
ordre,  une  sentinelle  sur  chaque  bastion. 

M"^  de  Verchères,  qui  devint  depuis  M""  de  la  Naudière,  puis 
M"""  de  la  Perrade,  n'était  pas  la  première  de  sa  famille  qui  se 
fût  signalée  ainsi,  sa  mère  ayant  auparavant  tenu  tête  aux  sau- 
vages quarante-huil  heures  de  suite.  Et  au  siège  de  Louisbourg 
(1758),  jie  vit-on  pas  M'"'"  de  Drucour,  femme  du  commandant  do 
la  place,  demeurer  sur  le  rempart  et  tirer  elle-même  le  canon, 
pour  donner  l'exemple? 

Pendant  la  période  lamentable  de  iG82  à  1689,  qui  se  termina 
par  «  l'année  du  massacre  »,  l'horrible  massacre  de  Lachine,  où 
les  cruautés  diaboliques  des  Iroquois  se  déchaînèrent  ;  où  deux 
cents  personnes  périrent  brûlées  vives;  où,  jusqu'aux  portes  de. 
Montréal,  les  paroisses  turent  ravagées,  les  enfans  mêmes  égorgés 
avec  des  raffînemens  de  férocité  inouïe,  pendant  cette  période 
d'indicible  misère,  les  filles  des  plus  nobles  familles  aidaient  leurs 
parens  ruinés  à  couper  le  blé,  à  conduire   la  charrue.  Il  faut 


AL    CANADA.  339 

remarquer  combien  les  femmes  de  ce  temps-là  savaient  s'élever  à 
la  hauteur  des  circonstances.  Ce  n'était  pas  particulier  d'ailleurs 
au  Canada,  mais  aux  colonies  de  l'Amérique  du  Nord  en  général. 
Jai  parlé,  je  crois,  quelque  part,  des  fresques  du  Woma)is  buil- 
dinf/  à  l'Exposition  de  Chicago,  qui  montraient  les  filles  des  Pèle- 
rins, récemment  débarquées,  aux  prises  avec  de  rudes  et  grossières 
besognes, tout  enchantant  des  psaumes  et  en  faisant  lire  la  Bible 
aux  enfans.  Les  Ursulines  ont  dans  leur  cloître  l'équivalent  de  cette 
composition,  un  tableau  ancien  qui  représente  la  forêt.  Au  milieu 
de  nombreux  personnages  secondaires, gentilshommes  en  habita 
la  française,  missionnaires,  sauvages  et  sauvagesses,  M""'  de  la 
Peltrie  est  en  conciliabule  avec  un  chef  indien ,  tandis  qu'une  femme 
au  type  énergique,  la  mère  Marie  de  l'Incarnation,  explique  non 
pas  la  Bible,  mais  le  catéchisme  aux  petites  néophytes,  sous 
le  grand  frêne  resté  debout  jusqu'en  1867.  Cette  forêt,  à  peine 
défrichée,  n'est  autre  que  l'emplacement  actuel  du  superbe  mo- 
nastère des  Ursulines.  Parmi  les  bâtimens  qui  le  composent, 
environnés  de  grandes  cours  et  de  vastes  jardins,  figure  encore  la 
maison  de  M'""  de  la  Peltrie.  La  communauté  naissante  y  chercha 
refuge  vers  1650,  après  un  de  ces  incendies  terribles  qui  jouent 
dans  l'histoire  de  Québec  un  rôle  si  fréquent  que  la  ville  semble 
renaître  presque  périodiquement  de  ses  cendres.  A  quoi  donc  les 
attribuer?  A  l'agglomération  des  maisons,  aux  piles  énormes  de 
bois  de  chaufTage  qui  les  entourent,  aux  grands  feux  rendus 
nécessaires  par  un  climat  glacial.  Une  fois  allumés,  ils  ne  s'étei- 
gnaient guère  que  d'eux-mêmes,  vu  l'absence  de  pompes,  la  co- 
lonie n'étant  pas  assez  riche  pour  s'en  procurer.  Les  débris  de  la 
tribu  des  Hurons,  qui  dressaient  leurs  tentes  à  l'ombre  protectrice 
des  deux  monastères  voisins,  l'Hôtel-Dieu  et  les  Ursulines,  vin- 
rent alors  trouver  ces  dernières  si  cruellement  éprouvées,  leur 
apportant  deux  colliers  de  grains  de  porcelaine  qui  représentaient 
pour  eux  tous  les  biens  de  ce  monde  puisqu'ils  ne  possédaient 
plus  autre  chose,  leur  offrant  ces  trésors  chimériques  alin  dob- 
tenir  que  les  filles  de  la  prière  continuassent  quand  môme  à  in- 
struire les  petites  Huronnes.  Et  en  effet  les  bonnes  Ursulines  se 
dévouèrent,  malgré  toutes  les  vicissitudes,  tant  aux  petites  Hu- 
ronnes qu'aux  petites  Françaises.  Plus  tard,  quand  les  indigènes 
se  furent  éloignés  des  centres  de  civilisation,  le  séminaire  sauvage, 
comme  on  l'appelait,  se  ferma,  mais  le  pensionnai  français  ne  lit 
que  grandir.  Les  religieuses,  au  moment  de  la  conquête  anglaise. 


340  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

crurent  à  tort  que  leur  importance  allait  décroître.  Mais  le  gou- 
vernement britannique  les  entoura  de  respect;  quelques  Anglaises 
entrèrent  bientôt  dans  l'ordre  et,  pour  répondre  aux  besoins 
nouveaux  de  la  société  canadienne,  les  Ursulines  placèrent  sur 
le  même  pied  l'enseignement  des  deux  langues.  Depuis  lors  (1836), 
on  afflue  de  tous  côtés  dans  ce  vieux  couvent,  l'institution  sco- 
laire  la  plus  ancienne  du   continent  américain. 

Planté  dans  une  partie  très  élevée  de  la  ville  il  se  recom- 
mande par  ses  conditions  de  salubrité.  Douze  corps  de  logis 
entourent  l'église  conventuelle  :  les  uns  sont  attribués  à  la  com- 
munauté, au  noviciat,  au  grand  et  petit  pensionnat,  à  l'externat, 
à  l'école  normale  des  jeunes  filles;  les  autres  renferment  l'infir- 
merie, les  parloirs,  les  salles  de  musique.  J'ai  le  sentiment  d'abor- 
der une  institution  puissante,  presque  royale,  lorsque,  pénétrant 
dans  le  parloir  des  religieuses,  je  vois  derrière  la  grille,  un  groupe 
officiel  composé  de  la  supérieure  et  de  plusieurs  mores.  Au  mi- 
lieu de  ces  Françaises,  je  reconnais,  à  la  ditlérence  du  type,  une 
figure  de  Boston,  celle  de  la  Mère  Holmes,  sœur  du  véuérable 
abbé  Holmes  qui,  par  son  savoir  et  ses  dons  généreux,  rendit  tant 
de  services  au  séminaire.  C'est  avec  elle  qu'après  les  premiers 
complimens  j'engage  la  conversation,  lui  parlant  de  son  pays 
dont  j'arrive.  Je  lui  demande  si  elle  est  parente  du  célèbre  écri- 
vain, le  docteur  Wendell  Holmes,  récemment  décédé,  et  que  j'ai 
eu  le  privilège  de  connaître.  Elle  me  répond  finement  :  «  Pas 
assez  peut-être  pour  pouvoir  m'en  vanter  »,  puis  elle  me  parle  de 
lui,  de  ses  ouvrages,  de  sa  correspondance  publiée  depuis  peu, 
le  tout  avec  une  évidente  connaissance  du  monde.  La  supérieure 
est  moins  abordable  sur  son  terrain.  Je  décou\Te  cependant  que 
les  Ursulines  occupent  une  forteresse  imprenable  :  les  diplômes 
sont  décernés  par  le  couvent  même,  sans  contrôle  d'aucune  sorte  (1) . 
Elles  donnent  à  leurs  élèves,  autant  que  je  puis  m'en  rendre 
compte,  une  instruction  qui  est  l'équivalent  de  celle  qu'on  reçoit 
à  Paris,  au  Sacré-Cœur  ou  aux  Oiseaux.  Pour  les  filles  qui  ont 
à  gagner  leur  vie  existe  l'enseignement  de  la  sténographie,  de 
la  clavigraphie,  du  télégraphe;  mais  l'instruction  proprement 
dite  est  surtout  littéraire.  Une  société,  placée  sous  l'invocation  de 
sainte  Ursule,  compte  vingt  académiciennes;  le  nombre  des  agré- 
gées et  aspirantes  n'est  pas  limité,  et  à  dates  fixes  une  séance 

(1)  ]1  en  est  ainsi  dans  tous  les  couvens  et  séminaires  du  Canada. 


AU    CANADA.  341 

académique  a  lieu  dans  la  grande  salle  de  réception;  des  croix  de 
Malte,  des  décorations  d'honneur  sont  conférées  aux  membres  de 
cette  association,  sans  préjudice,  bien  entendu,  de  la  distribution 
des  prix  et  des  brevets  à  la  fin  de  l'année  scolaire.  Celle-ci  com- 
mence le  l'""  septembre  et  se  termine  vers  la  fin  de  juin.  Dans 
tous  les  couvens  canadiens,  le  travail  manuel  est  tenu  en  estime; 
il  y  a  des  classes  spéciales  où  les  élèves  font  non  seulement  des 
broderies  et  autres  ouvrages  de  luxe, mais  du  linge  et  des  robes; 
elles  reçoivent  des  leçons  d'économie  pratique,  obligées  à  de  cer- 
tains nettoyages,  conduites  par  groupes  à  la  cuisine,  etc.  L'essen- 
tiel pour  les  Ursulines  est  de  former  des  chrétiennes,  des  femmes 
d'intérieur  et  des  femmes  du  monde  dans  la  meilleure  acception 
du  mot,  capables  de  s'acquitter  dignement,  comme  on  disait  jadis, 
des  devoirs  de  leur  état.  Elles  y  parviennent  à  souhait,  jeu  ai  jugé 
par  leurs  élèves  rencontrées  de  côté  et  d'autre. 

Les  Ursulines  de  Québec  et  le  magnifique  couvent  de  Villa- 
Maria,  de  la  Congrégation  de  Notre-Dame,  qui  occupe,  près  de 
Montréal,  Monklands,  l'ancienne  résidence  du  gouverneur  gé- 
néral ,  sont  les  deux  pensionnats  aristocratiques  du  Canada  ;  ils 
admettent  des  élèves  protestantes,  dont  un  bon  nombre  vient  des 
États-Unis,  pour  appre-ndre  la  langue  sans  doute,  la  conversa- 
tion en  français  étant  obligatoire,  mais  aussi  peut-être  pour  s'y 
plier  à  ces  habitudes  de  discipline  que  certaines  familles  pré- 
fèrent encore  à  des  talens  virils.  Il  va  sans  dire  que  le  niveau  des 
études  est  au-dessous  de  celui  de  la  moindre  université  améri- 
caine, mais  il  atteint  celui  des  meilleurs  couvens  d'Europe,  et 
l'hygiène  y  est  peut-être  plus  qu'en  Europe  un  sujet  de  pré- 
occupation. 'Villa-Maria,  par  exemple,  n'a  rien  à  envier  aux  col- 
lèges les  mieux  situés.  Sous  les  arbres  superbes  d'un  parc  qui 
couvre  la  montagne,  les  jeunes  filles  peuvent  faire  de  longues 
promenades  ;  elles  ont  un  petit  lac  pour  y  ramer,  et  tous  les  engins 
de  gymnastique  et  de  sport,  —  sauf,  jusqu'ici,  la  bicyclette. 

Un  autre  couvent,  situé  en  pleine  campagne,  à  la  môme  dis- 
tance de  Québec  que  Villa-Maria  de  Montréal,  c'est  Sillery,  dirigé 
par  les  religieuses  de  Jésus-Marie.  Leur  mode  d'enseignoinont  me 
semble  assez  particulier.  Les  matières  sont  divisées  par  cours,  et 
tous  les  cours  indépendans  les  uns  des  autres,  aliii  de  periiu>ltre 
aux  élèves  d'avancer  chacune  suivant  ses  aptiluiles  naturelles. 
Ainsi  une  élève  qui  a  des  dispositions  pour  la  littérature  n'est  pas 
empêchée  de  progresser  en  cette  branche  parce  que  son  ignoianco 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  retient  dans  un  cours  inférieur  d'arithmétique  ;  mais  aucune 
élève  ne  passe  d'un  cours  à  un  autre  sans  y  être  devenue  suffisam- 
ment forte.  Une  grande  fille  peut  demeurer  avec  les  plus  petites 
sur  tel  ou  tel  point,  tandis  que  pour  le  reste  elle  est  presque  ar- 
rivée à  la  fin  de  ses  huit  années  d'études.  Cela  suppose  un  nombre 
restreint  d'élevées  et  beaucoup  de  professeurs. 

«  Notre  mode  d'enseignement,  m'expliquent  ces  dames,  est  le 
mode  concentrique.  Il  fait  converger  vers  un  but  unique,  qui  est 
la  connaissance  de  la  langue,  toutes  les  difterentes  matières, 
objets  de  cours  particuliers;  de  sorte  que  chacun  de  ces  cours  de- 
vient un  cours  de  langue  :  explication  approfondie  de  tous  les 
mots  employés  avec  leurs  sens  dilTérens.  Par  ce  moyen,  le  cours 
de  langue  proprement  dit  est  à  son  tour  l'occasion  d'une  foule  de 
connaissances  scientifiques,  sociales  et  morales.  Un  mot  dans  une 
dictée  ou  dans  une  lecture  raisonnée  donnera  lien,  par  exemple,  à 
une  petite  leçon  de  philosophie  ou  dhistoire  naturelle,  ou  d'his- 
toire politique,  à  des  notions  de  chimie,  de  physique,  de  bien- 
séance, etc.,  et  souvent  à  l'étude  de  tous  ces  points  à  la  fois  par 
l'association  des  idées  qui  trouve  naturellement  sa  place  dans 
cette  sorte  d'enseignement  à  mesure  que  le  vocabulaire  de  l'en- 
fant s'augmente  en  produisant  1  équilibre  de  ses  facultés.  » 

Cette  préoccupation  de  l'étude  de  la  langue  primant  toutes  les 
autres  s'explique  lorsqu'on  a  constaté  la  confusion  que  le  proche 
voisinage  de  l'anglais  et  du  français  produit  souvent.  Beaucoup  de 
gens  du  monde  disent  par  exemple,  même  sans  savoir  l'anglais,  se 
donner  du  trouble  pour  de  la  Tpe'nic,  marier  que/quwiiponr  épouser, 
adresser  une  assemblée,  n'être  pas  opposé^  pour  s'adresser  à  une 
assemblée,  ne  pas  rencontrer  d'opposition.  11  est  remarquable  que 
les  plus  attentifs  évitent,  afin  de  ne  pas  tomber  dans  ce  travers, 
tous  les  anglicismes  qui  ont  souvent  cours  chez  nous;  beaucoup 
d'entre  eux  ne  veulent  même  pas  de  wagon  ni  de  rail,  ils  ])ré- 
fèrent  char  et  lisse.  Peut-être  y  a-t-il  là  un  autre  genre  de  pro- 
testation. Pour  ne  pas  accepter  d'être  traitées  de  s t réels,  les  rues 
de  Québec  s'annoncent  par  un  seul  mot  :  Palais,  Parloir,  Sous- 
le-port.  Fabrique,  etc. 

Les  religieuses  de  Sillery  sont  ardentes  entre  toutes  à  dé- 
fendre l'intégrité  du  français.  Elles  pensent,  en  outre,  développer 
le  jugement  de  leurs  élèves  par  la  critique  que  celles-ci  sont  in- 
vitées à  faire  des  compositions  les  unes  des  autres  dans  des 
réunions  spéciales. 


AU    CANADA.  343 

Il  est  impossible  d'avoir  plus  d'aisance  gracieuse  et  modeste 
que  n'en  montrent  les  pensionnaires  qui  me  sont  présentées  en 
masse  dans  la  grande  salle  du  premier  étage,  dont  une  estrade 
occupe  le  fond.  Je  devrais  dire  plutôt  un  théâtre,  car  cette  jeunesse 
est  groupée  devant  un  décor  qui  représente  le  château  de  Chillon. 
Je  suis  accueillie  par  des  chants,  des  complimens,  des  révé- 
rences, des  bouquets,  une  gentillesse  sans  mélange  de  timidité. 
Cette  grande  famille  de  jeunes  lilles,  aux  ceintures  de  diverses 
couleurs,  toutes  fraîches  et  bien  portantes,  reçoit  assurément 
l'éducation  la  plus  saine  qui  puisse  être  donnée  à  des  mères  de 
famille  futures.  Rien  ici,  pas  plus  qu'à  Villa-Maria,  quoique  l'élé- 
gance et  la  recherche  soient  poussées  moins  loin,  ne  suggère 
l'idée  dune  prison,  ni  même  d'un  cloître;  c'est  une  admirable 
maison  de  campagne  dont  les  fenêtres  ouvrent  sur  de  beaux 
horizons  ;  on  ne  peut  pas,  comme  à  Yilla-Maria,  décidément  amé- 
ricanisée, avoir  des  chambres  particulières,  mais  les  dortoirs  si 
blancs  ont  des  lits  séparés  par  des  rideaux  qui  forment  un  ca- 
binet de  toilette  ;  les  classes  sont  organisées  d'après  les  systèmes 
les  plus  hygiéniques,  le  réfectoire  communique  avec  une  jolie 
serre  remplie  de  tieurs,  véritable  jardin  d'hiver.  Je  suis  conduite 
à  travers  le  parc  par  de  charmantes  personnes,  non  pas  muettes 
et  un  peu  gauches,  mais  prêtes  à  causer,  s'intéressant  à  tout.  Je 
crois  que  la  présence  du  digne  chapelain,  qui  soccupe  d'elles 
comme  un  vieillard  bienveillant  et  lettré  sait  s  occuper  des  jeunes 
intelligences  en  les  élevant  par  de  paternelles  conversations,  est 
pour  beaucoup  dans  leurs  progrès. 

Ce  qui  m'a  extrêmement  intéressée  dans  tous  les  couvens  que 
j'ai  visités  à  Québec,  c'est  le  contraste  des  doubles  classes  faites  en 
anglais  et  en  français  par  les  religieuses  des  deux  nations.  L'en- 
seignement est  le  même,  mais  entre  les  professeurs  comme  entre 
les  élèves,  il  y  a  des  dilTérences  aussi  marquées  dans  les  qualités 
de  l'esprit  que  dans  le  type  extérieur  :  je  ne  sais  quoi  de  plusraide 
et  de  plus  décidé  à  la  fois  chez  les  Anglaises,  une  grande  prédi- 
lection pour  les  sciences,  les  sciences  naturelles  surtout;  qualités 
de  style  plutôt  chez  les  Françaises. 

Je  me  rappelle  avoir  entendu  à  l'académie  des  Sœurs  Grises  la 
lecture  d'une  série  d'improvisations  dont  quelques-unes  me  frap- 
pèrent. Ce  ne  fut  pas  seulement,  je  dois  le  dire,  par  la  forme,  ce 
fut  d'abord  par  le  fond.  Six  fois  sur  dix  au  moins  s'y  trahissaient 
des  aspirations  plus  ou  moins  nettement  déclarées  vers  la  vie  re- 


3i4  REVUE    DES    DEUX    MO.NDES. 

ligieuse.  J'en  fis  la  réflexion  :  —  Gela  s'évapore  souvent  en  paroles, 
me  dirent  les  Sœurs.  —  Mais  elles  convinrent  que  souvent  aussi 
cet  idéal  se  réalisait.  Je  n'en  fus  pas  surprise.  Vocation  à  part,  ces 
enfans,  très  patriotes,  sont  averties  des  besoins  de  leur  pays;  elles 
voient  le  bien  qui  se  fait  autour  d'elles,  la  beauté  de  la  vie  de  leurs 
maîtresses,  le  respect  dont  elles  sont  l'objet;  elles  sentent,  pour 
peu  qu'elles  aient  le  goût  de  la  pédagogie,  qu'il  n'y  a  pas  d'autre 
voie  à  suivre.  La  carrière  des  institutrices  laïques,  si  misérable- 
ment payées,  confondues  dans  l'opinion  publique,  eussent-elles 
des  diplômes,  avec  les  médiocrités  non  brevetées,  ne  peut  être 
comparée  sous  aucun  rapport  à  la  haute  tnission  des  religieuses 
enseignantes.  Celles-ci  sont  seules  à  jouir  d'une  liberté  réelle, 
celle  que  vous  assure  l'absence  des  soucis  infimes  de  chaque 
jour.  Toute  jeune  lille  possédant  un  grain  d'enthousiasme  doit 
être  tentée  par  leur  exemple  et,  comme  les  parens  ne  font,  règle 
générale,  aucune  opposition,  tout  au  contraire!  il  y  a  beaucoup 
de  prises  de  voile,  ce  qui  n'empêche  pas  le  nombre  imposant  des 
mariages;  les  plantureuses  familles  canadiennes  peuvent  suffire  à 
tout. 

Mais  tant  de  paroisses  surgissent  et  se  disséminent  sur  ces 
immenses  territoires  à  mesure  que  les  chemins  nouvellement  ou- 
verts permettent  de  pousser  toujours  pkis  loin,  tant  d'instituteurs 
et  d'institutrices  sont  demandés,  que  les  écoles  normales  ont  aussi 
leur  utilité  très  grande.  Il  n'y  en  a  que  deux  pour  les  filles  dans 
toute  la  province  de  Québec,  qui  comprend  1  488  53.">  habitans: 
une  à  Montréal,  pour  les  élèves  protestantes;  une  à  Québec,  pour 
les  élèves  catholiques.  J'ai  visité  en  détail  l'Ecole  normale  Laval, 
après  m'être,  grâce  à  la  courtoisie  du  surintendant  de  l'Instruc- 
tion publique,  M.  Boucher  de  la  Bruère.  mise  au  courant  de  la  loi 
scolaire  de  la  province  et  avoir  pris  connaissance  des  rapports 
annuels.  Il  faudrait,  pour  traiter  ce  sujet,  une  étude  à  part,  qui 
sera  faite,  j'espère,  par  des  juges  plus  compélens  que  moi. 

Quoi  qu'il  puisse  manquer  encore  à  l'organisation  des  écoles, 
organisation  qui  ne  date  que  de  1849  et  qui  lutte  contre  des  diffi- 
cultés dont  l'ancien  monde  ne  peut  soupçonner  l'étendue,  les 
statistiques  indiquent  un  progrès  constant  de  l'instruction,  le 
nombre  des  municipalités  scolaires  augmentant  graduellement 
avec  la  colonisation  des  terres.  En  moyenne,  71  enfans  sur  100 
vont  à  l'école  primaire.  Le  nombre  des  instituteurs  et  des  insti- 
tutrices non  brevetés  diminue  à  mesure.  En  1893-94  il  était  de 


AU    CANADA.  345 

\  080,  en  1896,  il  est  descendu  à  686,  et,  dans  cette  môme  année 
les  anciens  élèves  de  l'Ecole  Laval  ont  procuré  les  bienfaits  de 
l'instruction  à  14  000  enfans.  Ce  que  je  dirai,  pour  l'avoir  vu,  c'est 
que  rien  ne  peut  surpasser  le  zèle  intelligent  de  M.  l'abbé  Rou- 
leau, principal  de  l'école^  admirablement  secondé  par  des  profes- 
seurs excellcns.  Je  ne  cite  que  le  professeur  d'écriture,  M.  Aherii, 
inventeur  d'une  métbode  des  plus  ingénieuses,  et  le  professeur  de 
dessin,  M.  Lefèvre,  parce  que  leurs  travaux  sont,  plus  que  d'autres, 
abordables  dans  une  rapide  visite.  M.  Lefèvre  est  arrivé  à  vaincre 
l'indifférence  que  les  Canadiens  témoignaient  pour  un  art  inutile 
à  leur  gré  en  prouvant  qu'il  est  au  contraire  «  la  base  de  tout 
travail  manuel  et  indispensable  à  Fagriculteur,  obligé  bien  sou- 
vent d'être  son  propre  architecte,  son  propre  menuisier,  son 
propre  arpenteur  ».  Il  a  maintenant  de  très  bons  élèves,  qu'il 
fait  profiler  de  l'expérience  acquise  dans  une  étude  comparative 
des  dilTérens  systèmes  européens,  une  mission  spéciale  l'ayant 
conduit  en  Belgique,  en  Hollande,  en  Prusse,  etc.  La  France  sur- 
tout lui  a  fourni  des  exemples  et  il  les  applique  avec  un  succès 
qui  a  été  reconnu  à  l'Exposition  de  Chicago. 

J'avoue  que  quelques-uns  des  apprentis  instituteurs  m'ont  paru 
un  peu  lourds  et  timides;  les  enfans  de  l'école  annexe  auxquels  ils 
faisaient  la  classe  semblaient  plus  éveillés  qu'eux-mêmes;  mais 
la  conscience  et  la  bonne  volonté  existent,  il  est  facile  de  s'en 
rendre  compte,  chez  ces  braves  jeunes  gens,  et  ce  qu'on  me  dit 
de  leur  valeur  morale  suffit  pour  inspirer  confiance.  Après  tout, 
ce  n'est  pas  de  l'éclat  et  du  brio  qu'on  leur  demande,  il  s'agit  de 
donner  les  clartés  indispensables  à  une  population  très  simple, 
très  pieuse,  très  indiflerente  aux  innovations  de  tous  genres.  La 
détourner  de  l'agriculture  serait  anti-national;  le  comité  catho- 
lique tient  à  ce  que  des  cours  aussi  complets  que  possible,  des 
manuels  préparés  avec  soin,  développent  de  plus  en  plus  chez  le 
Canadien  l'amour  de  la  terre. 

Soixante-quinze  diplômés,  en  moyenne,  sortent  chaque  année 
de  l'école.  La  préparation  au  brevet  d'école  primaire  dure  un  an  ; 
d'école  modèle,  deux  ans;  d'école  académique,  trois  ans.  Les 
jeunes  filles  ont  les  mêmes  professeurs  que  les  garçons;  elles 
enseignent  à  une  école  annexe  fréquentée  par  plus  de  160  enfans, 
sous  la  direction  du  principal  et  des  révérendes  Dames  Ursulines 
qui  répondent  d'elles  moralement.  Elles  aussi  ont  pris  le  goût  d'un 
certain  genre  de  dessin;  le  temps  que  les  garçons  donneni  aux 


346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

figures  géométriques,  elles  le  consacrent  à  tracer  des  patrons 
pour  la  coupe  des  vêtemens.  Cette  partie  de  leurs  études  est  même 
ce  qui  a  donné  lieu,  durant  la  visite  que  je  leur  ai  faite,  à  une 
petite  scène  amusante.  J'ai  dit  que  le  local  qu'elles  habitent  était 
compris  dans  le  couvent;  les  Ursulines  ont  l'Ecole  normale 
sous  leur  aile.  Après  s'être  distinguées  en  arithmétique,  après 
avoir  lu  presque  sans  accent  normand  quelques  pages  de  Louis 
Veuillot  et  m'avoir  prouvé  que  l'histoire  nationale  ne  leur  était 
point  étrangère,  les  futures  institutrices  passèrent  à  des  exer- 
cices plus  pratiques.  Deux  d'entre  elles  montèrent  sur  l'estrade 
surmontée  d'un  tableau  noir,  l'une  prenant  des  mesures,  mar- 
quées sur  le  tableau,  et  l'autre,  jouant  le  rôle  passif  de  man- 
nequin ;  les  chiffres  étaient  jetés  tout  haut  :  tour  de  taille,  tour  de 
poitrine,  largeur  d'épaules,  etc.,  comme  si  l'on  eût  été  chez  la 
couturière.  De  graves  ecclésiastiques  cependant  assistaient  à  cette 
démonstration,  et  au  fond  de  la  chambre,  derrière  une  grille,  la 
religieuse  de  garde  allait  et  venait. 

Sur  la  liste  des  élèves  de  l'École  normale,  je  remarquai  pour  la 
première  fois  la  préciosité  de  beaucoup  de  noms  de  baptême 
canadiens  :  Exilia,  Lélia,  Lumina,  Malvina,  Palmyre,  Atala, 
Azilda.  Les  hommes  de  la  même  classe  se  nomment  Zozime, 
Évariste,  Abdon,  Télesphore,  Zéphyrin,  et  ceci  encore  est  fiançais 
du  vieux  temps.  Je  songe  à  deux  de  mes  petits  camarades,  au 
village  de  l'Orléanais  où  je  demeurais  enfant  :  ils  portaient  des 
sabots,  lui  une  blouse  bleue  et  elle  un  bonnet  rond,  mais  ils 
s'appelaient  Alcide  et  Lasthénie. 

III 

Jamais  je  n'ai  vu  l'institutrice  laïque  exercer  ses  fonctions 
au  Canada  même,  mais  ailleurs,  elle  m'a  très  fort  intéressée.  C'était 
en  Nouvelle-Angleterre  ;  j'y  habitai  quelque  temps,  chez  une 
amie,  le  plus  exquisement  puritain  des  villages  du  Maine.  Dans 
ce  village,  où  les  signes  d'idolâtrie  papiste  doivent  être  en  horreur, 
s'ouvre  cependant,  à  l'usage  de  quelques  Irlandais,  une  pauvre 
petite  église  catholique,  régie  par  un  pasteur  irlandais  lui-môme. 
On  m'avait  dit  que  cette  population  catholique  était  fort  peu  nom- 
breuse :  je  fus  donc  étonnée,  le  dimanche,  de  trouver  l'église 
pleine.  Ma  surprise  fut  plus  grande  encore  quand  le  prêtre,  après 
avoir  prêché  en  anglais,  recommença  son  sermon  en  français.  Je 


AU    CANADA.  -  3i7 

me  demandai  si  c'était  par  courtoisie  pour  moi,  car  j'étais  hien 
sûre  d'être  la  seule  Française  du  village,  mais,  regardant  alentoui-, 
je  découvris  beaucoup  de  grands  gars  aux  larges  épaules,  hum 
plantés  sur  leurs  jambes,  qui  ne  ressemblaient  ni  de  type,  ni  de 
carnation,  aux  citoyens  de  l'endroit.  C'étaient  des  Canadiens  re- 
venus en  ces  parages,  qu'autrefois  ils  ravagèrent  si  souvent  en 
compagnie  des  Indiens;  revenus,  dis-je,  avec  des  intentions 
pacifiques  désormais,  pour  travailler  à  la  terre.  Ils  gagnent  ainsi 
de  l'argent,  qui  leur  profite  peu  car  ils  le  dépensent  à  mesure; 
on  les  voit  rentrer  au  pays  avec  de  beaux  habits,  une  montre 
dans  le  gousset;  au  fond,  ils  feraient  mieux  de  rester  chez  eux  à 
défricher  le  sol  natal,  mais  la  passion  du  voyage,  du  déplace- 
ment, de  l'aventure,  et  je  ne  sais  quel  atavisme,  les  -emportent. 
Le  prêtre,  toujours  missionnaire,  de  même  qu'il  accompagnait 
leurs  aïeux  au  combat,  les  suit  volontiers  aujourd'hui  dans  ces 
pacifiques  expéditions,  à  moins  qu'ils  ne  soient  sûrs,  comme 
dans  le  cas  actuel,  de  trouver  un  curé  parlant  français. 

Ils  n'avaient  emmené  à  S. -B.  que  la  mai  tresse  d'école.  Oh  !  celle- 
là,  je  suis  bien  sûre  qu'elle  n'avait  pas  de  brevet  !  Elle  me  fit  l'efTct 
d'une  petite  paysanne  tout  inculte,  quand  elle  me  rendit  visite, 
introduite  par  la  femme  de  chambre  irlandaise,  qui  était  son  amie. 
Je  me  rappelle  avec  quelle  attention  elle  écoutait  ce  parler  de 
Paris,  nouveau  pour  ses  oreilles  et  qu'évidemment  elle  jugeait  in- 
correct; de  son  côté  elle  ne  devait  pas  enseigner  une  langue  très 
pure,  mais  du  matin  au  soir,  tandis  que  les  parens  étaient  aux 
champs,  elle  donnait  à  leurs  enfans  ses  soins,  son  temps,  sa  vie, 
dans  une  espèce  de  grange  qui  lui  servait  d'école.  Elle  ne  se  ré- 
servait môme  pas  le  dimanche;  à  l'église,  elle  aidait  le  curé, 
réunissant  les  siens  pour  le  chapelet  qu'elle  récitait  avec  une 
rapidité  prodigieuse.  Seul  un  moulin  à  prières  aurait  pu  rivaliser 
avec  elle.  Et  cette  pauvre  petite  figure  noiraude,  mal  fagotée, 
avait  sa  grandeur  ;  elle  se  tenait  au  milieu  de  son  peuple  comme 
l'image  même  de  la  paroisse  absente. 

Ce  qui  devait  lui  être  le  plus  étranger,  c'étaient  les  livres, 
mais  nombre  de  Canadiens  sont  dans  le  même  cas.  Sous  pré- 
texte qu'il  existe  de  mauvais  livres,  ils  se  défondent  même  les 
bons  :  jamais  je  ne  m'étais  doutée,  avant  d'avoir  causé  avec  eux,  — 
je  parle  des  gens  éclairés,  —  qu'autant  d'oeuvres  littéraires  fus- 
sent à  l'index,  et  il  n'y  a  rien  de  plus  vide,  de  plus  désolé  qu'une 
librairie  de  Québec,  si  ce  n'est  le  même  magasin  à  Montréal.  Mais, 


3i8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  Montréal,  une  réaction  commence  à  se  produire,  et  elle  vient  des 
femmes.  J'en  eus  la  preuve  à  peine  débarquée.  On  parlait  beau- 
coup de  la  conférence  faite  par  une  jeune  M"*  Dandurand,  fille  et 
femme  d'hommes  politiques  au  pouvoir.  Elle  avait  pris  prétexte 
d'une  réunion  de  charité  à  l'asile  de  la  Providence  pour  faire  un 
peu  de  féminisme,  sans  même  reculer  devant  ce  mot  discrédité.  Le 
premier  journal  que  j'ouvris  me  mit  au  courant  de  son  discours, 
censé  à  l'adresse  des  dames  exclusivement,  mais  qu'entendirent 
dans  l'ombre  plusieurs  hommes.  Elle  prévint  leurs  critiques  en  dé- 
clarant très  vertement  qu'après  avoir  été  tous  féministes,  au  moins 
une  fois  dans  leur  vie,  ils  seraient  forcés  de  le  redevenir  quand, 
réduits  à  l'état  des  vieillards  qu'abritait  ce  toit  hospitalier,  ils 
ressentiraient  la  vérité  de  la  parole  de  l'Esprit  saint:  «  Malheur 
à  l'infirme  qui  n'a  que  des  cœurs  d'hommes  et  des  mains  d'hom- 
mes autour  de  ses  douleurs  !  »  Après  leur  avoir  ainsi  fermé  la 
bouche,  elle  se  garda  prudemment  de  faire  l'apologie  du  féminisme 
de  tous  les  pays,  ce  mot  ne  contenant  pas  un  programme  fixe  et 
ses  tendances  variant  selon  les  lieux.  Au  Canada,  l'Etat  qui  se 
désintéresse  de  l'éducation  supérieure  des  filles,  de  l'assistance 
publique  (1)  et  des  œuvres  de  bienfaisance  en  général,  s'en  remet- 
tant entièrement  à  l'initiative  et  à  la  compétence  féminine,  ne 
peut  honnêtement  réprouver  des  prétentions  qui  se  résument  en 
un  mot:  être  utiles,  se  rendre  utiles  de  plus  en  plus.  Pour  cela 
il  faut  que  Ton  permette  aux  femmes  l'étude.  Pourquoi  pas?  Fé- 
nelon,  M?""  Dupanloup,  M='"d'Hulst  la  leur  ont  bien  conseillée! 
Il  faut  qu'au  nom  même  des  enfans  qu'elles  élèvent  on  leur  per- 
mette de  lire.  C'est  une  tendance  générale,  universelle,  qui  dirige 
le  siècle  vers  la  haute  culture  ;  or  cette  tendance  n'est  favorisée 
au  Canada  que  parles  adversaires  de  la  foi.  Les  catholiques  res- 
teront-elles donc  dans  un  état  d'infériorité?  Seront-elles  forcées, 
pour  en  sortir,  d'aller  chercher  dans  un  milieu  neutre  ou  hostile 
ce  qu'elles  ne  trouveraient  pas  dans  leur  propre  entourage?  La 
question  se  pose  ainsi.  JVP'  Dandurand  concluait  que  l'Université 
Laval,  créée  pour  l'instruction  supérieure  de  la  jeunesse  mas- 
culine, pouvait  et  devait  assurer  aux  jeunes  filles  quelques  res- 
sources intellectuelles,  celles  qu'accorde  l'Université  protestante 
et  anglaise.  En  lisant  ces  réclamations  très  mesurées,  très  justes 
au  fond,  je  pensais  que  les  Canadiennes  avaient  franchi  du  chemin 

(1)  La  loi  contre  la  mendicité  a  toujours  été  néanmoins  très  rigoureusement 
appliquée. 


AU    CANADA.  349 

depuis  celles  dont  un  certain  Mémorial  de  famille  (1),  lu  avec 
beaucoup  d'intérêt  à  Québec,  me  retraçait  les  vertus  domestiques. 
La  dame  d'autrefois,  qui  faisait  ses  délices  des  études  philoso- 
phiques d'Auguste  Nicolas,  qui  se  défendait  Walter  Scott  comme 
un  péché,  qui  relisait  tout  entière,  trois  fois  pendant  sa  vie,  la 
grande  flistoire  de  l'Eglise  de  l'abbé  Rohrbacher  est  loin,  très 
loin,  évidemment;  il  faut  que  l'Eglise  en  prenne  son  parti,  la 
voix  légère  de  M"'*  Dandurand  et  son  fm  sourire  l'affirment.  J'ai 
causé  avec  elle,  et  elle  m'a  conquise,  plus  encore  par  sa  prudence 
et  par  ses  réserves  que  par  ses  revendications,  car,  d'abord,  cette 
féministe  modérée  est  épouse  et  mère,  catholique  et  Française. 
Elle  fait  partie  du  Conseil  des  femmes  du  Canada  présidé  par 
lady  Aberdeen,  qui  se  met  à  la  tête  de  toutes  les  organisations 
de  charité,  mais  elle  déclare  fermement  que  chaque  section  de 
ce  comité  doit  être  indépendante  et  que  les  membres  catho- 
liques, si  leurs  convictions  étaient  froissées,  se  retireraient  sur- 
le-champ  d'un  terrain  hostile.  Elle  ne  se  borne  pas  à  le  dire, 
elle  l'a  écrit  dans  un  petit  journal  dirigé  par  elle  pendant  quatre 
ans,  le  Coin  du  feu,  journal  soutenu,  administré,  rédigé  uni- 
quement par  des  femmes.  Son  apparition  avait  été  presque  un 
scandale;  puis  il  se  fit  accepter,  et  je  le  comprends,  car 
j'en  ai  vu  plusieurs  exemplaires  où  les  intérêts  intellectuels  et 
moraux  de  la  famille  étaient  principalement  en  jeu,  oi^i  abon- 
daient les  bons  conseils  donnés  avec  esprit.  D'ailleurs  on  y 
citait  presque  à  chaque  page  les  écrivains  français;  on  y  lais- 
sait percer  quelques  illusions  naïves  sur  les  hommes  poli- 
tiques de  chez  nous  ;  tout  ce  qui  est  de  France  en  général  y 
était  cité  à  titre  d'exemple;  nous  serions  mal  venus  à  nous  en 
plaindre. 

Donc  il  existe  des  femmes  de  lettres  canadiennes;  la  première 
en  date  fut  W^^  Laure  Conan  :  son  roman  d'un  très  noble  idéalisme, 
Angéline  de  Montbrun,  prouve  qu'elle  s'est  nourrie  d'Eugénie  de 
Guérin  ;  mais  ni  la  tendresse,  ni  le  sentiment  de  la  nature,  ni  la 
passion  n'y  manquent,  et  quand  on  sait  que  l'auteur  écrivait  dans 
la  solitude  d'une  campagne  inabordable  aux  bruits  du  monde, 
sans  autres  inspirations  que  le  grand  spectacle  du  fleuve  et  le 
calme  rustique  de  la  vie  de  famille,  on  n'a  pas  le  courage  de 
reprocher  à  cette  isolée  qu'enivre  la  lecture  de  quelques  cliefs- 

(1)  Mr/tinira   de  famille.   Ij'Iloiwrable  C.-E.  C(tsf/rain  et   M""   Casi/niiii.  Rivière 
Quelle.  Manoir  d'Airvuull.  Édition  essentiellement  privée. 


350  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'œuvre,  d'abuser  un  peu  des  citations.  Ce  qui  manque  à  tous 
les  hommes  de  lettres  au  Canada,  c'est,  comme  le  disait  très  bien 
l'un  des  plus  connus,  Octave  Crémazie,  le  poète,  c'est  d'avoir  une 
langue  à  eux,  de  parler  iroquois  ou  huron,  car  ils  auraient  alors 
des  chances  pour  être  traduits.  Ecrivant  en  français,  comme  les 
Belges,  ils  n'ont  pas,  à  proprement  parler,  de  littérature  natio- 
nale; ils  sont  de  simples  «  colons  littéraires.  »  Octave  Crémazie 
regrettait  qu'avant  Fenimore  Cooper  il  ne  se  fût  pas  trouvé  un 
Canadien  capable  d'initier  l'Europe  aux  splendeurs  delà  forêt, aux 
exploits  légendaires  des  sauvages  et  des  trappeurs.  Il  eût  cer- 
tainement approuvé  W^^  Barry,  qui  signe  Françoise  des  récits 
champêtres,  de  s'appliquer  à  rendre  avec  sincérité  la  physionomie 
et  le  langage  de  ses  personnages  (1). 

Ce  fut  M""  Barry  qui  m'adressa  une  invitation  pour  la  réunion 
de  la  société  du  château  Ramezay.  Et  là,  ni  plus  ni  moins  qu'à 
Boston,  je  me  trouvai  au  beau  milieu  d'un  club.  On  n'ose  pro- 
noncer ce  nom  défendu,  et  le  but  est  assez  hypocritement  déguisé 
sous  apparence  de  collections  historiques.  Rien  de  plus  légitime 
que  de  rassembler  les  curiosités  de  la  province  dans  ce  vaste 
bâtiment,  qui  date  de  170o  et  servit  quelque  temps  de  résidence 
officielle  aux  gouverneurs  anglais.  Deux  salles  renferment  beau- 
coup de  vieux  portraits  accrochés  au-dessus  d'armes  rouil- 
lées ,  de  flèches  sauvages  à  pointes  de  silex,  de  débris  variés  de 
toute  sorte.  La  cloche  de  Louisbourg,  offerte  par  M"'  Barry, 
n'est  pas  l'objet  le  moins  précieux.  Il  semble  qu'elle  sonna  le 
glas  de  cette  ville  forte,  à  jamais  disparue,  qui  vit  toute  sa 
population  transportée  en  France  à  la  fois,  tandis  que  la  garnison 
décimée  partait  captive  pour  l'Angleterre.  La  société  féminine  des 
antiquaires  au  château  Ramezay  me  montra,  pour  la  première 
fois,  ce  qui  est  la  caractéristique  de  Montréal,  deux  mondes  de 
nationalités  et  d'habitudes  différentes  subsistant  côte  à  côte  sans 
se  mêler.  Dans  la  ville,  c'est  ainsi  :  les  Français,  qui  forment  plus 
de  la  moitié  de  la  population,  habitant  les  quartiers  de  l'est,  les 
Anglais  vivant  à  l'ouest,  avec  la  grande  rue  Saint-Laurent  entre 
eux  comme  un  abîme.  De  même  les  membres  anglais  et  fran- 
çais de  la  société  des  antiquaires  se  séparent  instinctivement 
malgré  le  trait  d'union  créé  par  leur  présidente,  qui  porte  le 
nom  écossais  de  Mac  Donald,  tout  en  étant  de   la  famille  du 

(1)  Fleurs  champêtres,  par  Françoise;  Montréal,  1893.  —  Fleurs  très  fraîches  et 
d'une  très  savoureuse  couleur  locale. 


AU    CANADA.  351 

marquis  de  Vaiidrcuil,  dernier  gouverneur  français  du  Canada. 

La  première  lecture  est  faite  par  une  dame  anglaise , 
M*'*  Logan.Elle  lit  un  très  bon  morceau  sur  M"'"  de  la  Tour,  l'hé- 
roïne acadienne,  venue  de  France, native  du  Mans,  L'Acadie  avait 
été  partagée  en  trois  provinces,  dont  le  gouvernement  et  la  pro- 
priété furent  distribués  entre  des  ambitieux  qui  renouvelèrent 
entre  eux  les  luttes  des  grands  vassaux  au  moyen  âge.  C'étaient 
des  rivalités  pour  la  traite  des  pelleteries,  des  discussions  pour  la 
limite  de  leurs  terres,  des  jalousies  de  toute  sorte  produisant  de 
véritables  guerres.  Il  en  fut  ainsi  entre  Charles  de  la  Tour  et  le 
sieur  d'Aulnay  de  Charnisay.  Le  premier  obtint  l'alliance  précaire 
et  très  peu  loyale  des  Bostonais ,  comme  on  appelait  alors  les 
voisins  d'Amérique;  avec  leur  aide  il  empêcha  son  adversaire 
de  s'emparer  du  fort  Saint-Jean  qui  lui  appartenait,  mais  Char- 
nisay devait  se  venger  de  cet  échec.  Pendant  une  absence  de  La 
Tour,  il  assiégea  le  fort  de  nouveau.  M"^  de  la  Tour,  électrisant 
par  son  courage  la  poignée  d'hommes  qui  l'entourait,  fit  une  si 
belle  défense  qu'une  première  fois  l'ennemi  se  retira.  Il  revint 
cependant  avec  des  forces  nouvelles  et  elle  dut  consentir  fina- 
lement à  accepter  des  conditions  honorables.  Mais  Charnisay 
viola  aussitôt  la  capitulation;  en  entrant  dans  le  fort,  il  fit  pendre 
la  petite  garnison  et  força  iM"""  de  La  Tour  d'assister  au  supplice, 
la  corde  au  cou.  Elle  en  mourut  d'horreur  et  de  rage.  J'aurais  su 
plus  de  gré  encore  à  son  apologiste  d'avoir  parlé  et  si  bien  parlé 
d'une  héroïne  française  si  je  n'eusse  démêlé  que  la  victime  de 
Charnisay  était  huguenote  et  que  son  mari  avait  constamment 
joué  un  double  jeu  entre  la  France  et  l'Angleterre.  M"  Logan 
fut  chaleureusement  applaudie,  puis  les  dames  anglaises,  pres- 
que en  masse,  suivirent  leur  compatriote  dans  la  pièce  voi- 
sine, où  les  conversations  bourdonnèrent,  tandis  que  M""'Dan- 
durand,  à  son  tour,  lisait  un  essai  fort  bien  tourné  sur  un  livre 
écrit  par  quelqu'un  de  ses  ancêtres.  Il  paraît  que,  dans  le  cas 
contraire,  c'eût  été  le  même  manque  d'égards,  les  Françaises 
ne  se  gênant  pas  plus  avec  l'autre  camp  qu'il  ne  se  gêne  avec 
elles. 

La  musique  mit  tout  le  monde  d'accord,  on  écouta  les  inter- 
mèdes d'airs  canadiens  agréablement  chantés  par  les  dames 
de  la  ville.  Elles  ont  l'instinct  et  le  goOt  de  la  musique.  Les  An- 
glaises, de  leur  côté,  nous  donnèrent  un  joli  concert  de  banjo: 
un  thé  des  plus  élégansfut  servi  avec  accompagnement  de  glaces, 


3o2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  rafraîchissemens  de  toute  sorte;  bref,  la  France  eut  le  dernier 
mot,  puisqu'on  se  sépara  au  son  de  Vive  la  Canadienne! 

Je  m'informe  des  origines  de  la  société.  En  somme,  elles  sont 
anglaises;  tout  l'honneur  de  ce  développement  intellectuel  qui  se 
prépare  au  Canada  remonte  à  lady  Aberdeen.  Elle  a  éveilbj  une 
noble  émulation  pour  les  choses  de  l'esprit  chez  ces  mères  de  fa- 
mille qui  jusque-là  dirigeaient  leur  activité  d'un  seul  côté.  Je  con- 
state les  aspirations  sérieuses  de  quelques  très  jeunes  femmes 
que  la  poésie,  le  roman,  la  littérature  pure  et  simple  efîrayo  un 
peu  comme  frivole.  L'une  d'elles,  fille  d'un  jurisconsulte,  a  com- 
posé un  cours  de  droit  élémentaire  pour  aider  les  femmes  à  bien 
mener  leurs  affaires  et  celles  de  leurs  enfans.  Il  faut  dire  qu'au 
Canada,  bien  qu'il  soit  toujours  régi  par  la  Coutume  de  Paris, 
quelque  peu  modifiée  sans  doute,  les  femmes  ne  sont  pas  en  tu- 
telle. Le  droit  de  tester  à  sa  guise  existant  pour  le  père,  il  arrive 
que  les  fils  n'héritent  pas  directement;  le  fils  aîné  d'une  famille 
nombreuse  me  disait  :  «  —  Notre  grande  soumission  à  notre  mère 
restée  veuve  ne  venait  pas  seulement  de  l'amour  qu'elle  nous 
inspirait.  Nous  savions  que  notre  avenir  matériel  était  entre  ses 
mains,  puisque,  héritière  unique  de  notre  père,  elle  pouvait  à  sa 
guise  répartir  ses  biens  entre  nous  ou  nous  en  déposséder  tout  à 
fait.  »  La  tendresse  naturelle  des  parenspour  les  enfans  répond  de 
la  justice  apportée  dans  cette  distribution.  Généralement  le  fils 
aîné  est  avantagé,  ayant  des  devoirs  particuliers  à  l'égard  de  ses 
frères. 

Mais  revenons  à  la  question  féministe  :  lady  Aberdeen,  qui 
tient  le  gouvernail,  ne  se  borne  pas  à  encourager  les  travaux  de 
l'esprit;  tous  les  efforts,  quels  quils  soient,  l'intéressent;  elle  veut 
que  le  labeur  de  la  servante  ou  de  la  journalière  soit  honnête- 
ment rétribué,  elle  se  préoccupe  du  sort  de  ces  humbles,  et,  pour 
donner  l'exemple,  elle  réunit  ses  propres  domestiques  dans  des 
meetings,  où  les  enseignemens  utiles  et  les  bons  conseils  alternent 
avec  les  lectures  et  les  tasses  de  thé.  Son  influence  sur  tous  les 
points  est  des  plus  salutaires,  chacun  le  reconnaît. 

Lady  Aberdeen  n'habite  ni  Montréal,  ni  Québec,  quoique 
maintes  circonstances  officielles  l'amènent  dans  ces  deux  villes. 

La  capitale  de  la  puissance  [dominion]  et  la  résidence  du 
gouverneur  général  du  Canada  est  Ottawa,  une  ville  neuve  de 
40  000  habitans  environ,  tandis  que  Québec  en  compte  75  000, 
et  Montréal  plus  de  200000;  mais  le  choix   d'Ottawa  eut  jus- 


AU    CANADA.  353 

temcnt  pour  but  d'empêcher  des  discussions  de  pr(^séance  entre  la 
vieille  cité  historique  et  le  grand  centre  commercial  qui,  lui 
aussi,  a  ses  annales  glorieuses. 

Il  est  impossible  de  difîdrer  plus  que  ne  le  font  Québec  et 
Montréal.  Au  point  de  vue  pittoresque,  la  silhouette  de  Québec, 
abordée  du  côté  de  la  rade,  avec  ses  remparts,  sa  citadelle, 
ses  rues  escarpées,  ses  toitures  de  fer-blanc  qui  étincellent,  est 
tout  autrement  saisissante;  mais,  si  l'on  veut  rendre  justice  à 
Montréal,  il  faut  le  contempler  des  hauteurs  de  ce  paro  public, 
l'un  des  plus  beaux  qui  se  puissent  voir  en  Amérique  ou  partout 
ailleurs.  Il  revêt  une  montagne  où  les  massifs  de  rochers  se  dé- 
gagent de  bois  séculaires.  De  la  plate-forme  qui  couronne  le 
sommet,  la  vue  s'étend  illimitée  sur  la  ville  et  sur  ses  environs. 
Il  y  a  tant  de  rues  plantées,  tant  de  promenades,  de  quinconces, 
tant  d'arbres  en  un  mot  qu'on  croirait  cette  grande  cité  aux  tours, 
aux  flèches  et  aux  clochers  nombreux,  gisante  à  plat  dans  une 
forêt.  Les  faibles  ondulations  qui  aboutissent  au  Mont-Royal  sont 
couvertes  des  plus  belles  résidences,  toutes  anglaises,  puis  une 
vaste  étendue  plane  se  déroule  jusqu'aux  quais  qui  rejoignent  une 
autre  forêt  de  mâts,  de  voiles,  de  cheminées  fumeuses,  pressés 
les  uns  contre  les  autres  sur  le  Saint-Laurent.  Dans  l'intervalle 
les  églises,  les  couvens,  les  hôpitaux  et  d'autres  bâtimens  publics 
plaquent  leurs  masses  grises  ou  rougeàtres  sur  la  verdure  inin- 
terrompue. Le  pont  Victoria,  long  presque  de  trois  kilomètres, 
repose  sur  vingt-quatre  piles.  Bercée  par  le  grand  fleuve  bleu, 
voilà  l'île  Sainte-Hélène  dont  le  nom  rappelle  à  jamais  la  première 
dame  européenne  débarquée  au  Canada,  cette  belle  Hélène  de 
Champlain  que  les  sauvages,  non  convertis  encore,  voulaient  adorer 
comme  une  divinité.  Elle  était  huguenote  quand  son  mari  l'épousa 
à  douze  ans,  mais  il  la  convertit  si  bien  qu'elle  n'aspira  ]dus  qu'au 
cloître.  La  mort  de  Champlain  lui  permit  de  prendre  le  voile  à 
Meaux,  dans  un  couvent  d'Ursulines  qu'elle  avait  fondé. 

L'autre  rive  du  Saint-Laurent  est  iVslonnée  de  collines,  der- 
rière lesquelles  on  entrevoit  les  Adirondacks,  malgré  quelques 
brumes  légères  qui  estompent  çà  et  là  le  bleu  du  ciel;  la  dou- 
ceur de  ces  vapeurs  ensoleillées  au-dessus  d'une  éblouissante  éclo- 
sion  printanière  ne  peut  se  rendre.  Le  mot  de  printemps,  du  reste, 
n'est  pas  juste  au  Canada;  l'été  éclate  soudain  au  lendemain  dos 
frimas.  La  semaine  dernière  encore,  à  Québec, c'était  l'hiver.  Par- 
tie le  20  mai,  il  m'a  semblé  en  route  que  la  campagne  verdissait  à 

TOME  CXLVIll.   —    1898.  -23 


3P)4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vue  d'œil  ;  le  feuillage  tendre  des  saules,  des  bouleaux  et  des  aunes, 
les  fleurettes  blanches  du  senellier  tranchaient  délicatement  sur  le 
noir  des  vieux  sapins  durcis  par  les  girandoles  de  glace  qui  s'y 
étaient  si  longtemps  accrochées.  L'herbe  se  déroulait  en  nappes 
d'une  fraîcheur  virginale,  avivée  encore  par  les  cascades  des  petites 
rivières  tout  en  rapides  qui,  bondissant  sur  les  roches,  forment  des 
couches  de  cristal  étagées.  Et  le  ciel  noyé  s'éclairait  tout  à  coup  de 
tons  d  argent  bruni.  Les  vergers  en  fleur  promettaient  ces  superbes 
pommes  dont  nous  ne  connaissons  en  Europe  que  les  moindres 
échantillons;  la  grise  et  surtout  «  la  fameuse  »,  rouge  même 
à  l'intérieur,  se  consomment  sur  place,  car  des  greffes  multiples 
ont  rendu  l'espèce  primitive  relativement  rare.  Feuillage,  gazons, 
dessous  de  bois,  tout  faisait  penser  aux  paysages  trop  verts  de 
César  de  Koch.  Maintenant,  sur  la  plate-forme  du  parc  de  Mont- 
Royal,  la  verdure  est  plus  belle  encore,  quoique  moins  métal- 
lique, car  s'il  a  plu  hier,  s'il  doit  pleuvoir  demain,  il  ne  pleut 
p6us,il  ne  peut  pleuvoir  aujourd'hui  pour  une  raison  péremptoire  : 
c'est  le  jour  de  naissance  de  la  Reine.  Le  temps  est  toujours  beau 
en  l'honneur  de  Sa  Gracieuse  Majesté,  on  dit  avec  confiance  ihe 
Quee7is  weather.  De  mémoire  d'homme,  il  n'a  plu  pour  sa  fête. 
Beaucoup  de  drapeaux,  beaucoup  de  pétards.  La  population  en 
masse  est  dehors  ;  les  chemins  de  fer,  les  tramways  électriques 
transportent  au  rabais  tout  le  monde  à  la  campagne. 

IV 

Si  j'ai  été  introduite  par  le  clergé  dans  les  cercles  qué- 
becquois,  je  dois  d'entrer  en  rapport  avec  la  société  montréalaise 
à  la  courtoisie,  à  la  bonne  grâce  obligeante  du  consul  général 
qui  représente  la  France  au  Canada,  comme  on  voudrait  qu'elle 
fût,  pour  son  honneur  et  son  plus  grand  bien,  partout  repré- 
sentée. 

Les  souvenirs  agréables  me  reviennent  en  foule  :  soirées  char- 
mantes où  les  jeunes  filles  sont  toutes  naïvement  jolies,  gaies, 
simples  et  bien  mises  à  la  fois,  dansant  avec  une  légèreté  d'oiseau, 
coquettes  d'une  coquetterie  moins  savante  que  celle  des  Améri- 
caines proprement  dites,  rappelant  plutôt,  avec  quelques  diffé- 
rences dues  'à  l'effet  du  climat,  d'autres  gracieuses  créoles  (1), 

(1)  Créole,    pris  dans  son  véritable  sens,  veut  dire  né  aux  colonies,  d'ancêtres 
européens. 


AL"    CANADA.  355 

celles  de  la  Louisiane,  bref,  réalisant  le  type  de  l'ingénue  d'autre- 
fois, l'ingénue  de  chez  nous,  mais  en  liberté. 

On  fait  partout  beaucoup  de  musique.  Aux  thés  de  cinq  heures, 
entre  Françaises,  se  glissent  une  ou  deux  Anglaises  qui, par  leur 
sympathie  pour  les  choses  de  France,  ont  acquis  des  droits  à 
l'intimité.  Grand  luncheon  de  dames,  plus  cérémonieux  et  très 
élégant,  mi-parti  français,  mi-parti  anglais,  en  nombre  à  peu 
près  égal,  vingt-quatre  couverts,  chez  la  femme  d'un  haut  fonc- 
tionnaire dont  le  nom  français  s'associe  au  titre  de  lady,  son  mari 
ayant  été  anobli  par  la  Reine.  Ceci  arrive  comme  en  Angleterre, 
pour  récompenser  de  loyaux  services,  au  grand  dépit  des  bleus 
intransigeans  qui  ne  pardonnent  pas  à  leurs  compatriotes  de  se 
laisser  sirer  (1).  Accueil  affable  entre  tous  dans  Ihospitalière 
maison  de  l'homme  distingué,  vrai  magistrat  français  de  l'ancien 
régime,  qui,  gouverneur  de  Québec  aujourd'hui,  a  quitté  sa  maison 
de  Montréal  pour  la  splendide  résidence  de  Spencer  Wood. 

Il  y  a  beaucoup  plus  de  diversité  dans  la  société  montréalaise 
que  dans  celle  de  Québec.  Le  nom  de  Français  s'étend  à  tous  ceux 
qui  parlent  notre  langue,  fussent-ils  Suisses  ou  Belges,  et  par- 
tout on  sent  l'infusion  des  habitudes  anglaises  comme  elle  n'existe 
pas  à  Québec.  Par  exemple,  nous  chercherions  vainement  dans 
cette  dernière  ville  rien  qui  ressemblât  au  salon  si  intéressant  de 
]^jme  j|gj.(j^^  femme  d'un  professeur  de  l'Université  Mac  Gill.  J'y 
ai  entendu  de  la  musique  qui  ne  saurait  être  comparée  à  ce  qu'on 
appelle  d'un  bout  du  monde  à  l'autre  musique  d'amateur,  et  en 
outre  des  lectures  qui  révélaient  de  réelles  qualités  littéraires,  le 
tout  sans  pédantisme;  mais  le  ton  bien  français  de  la  maison  était 
très  distinctement  protestant,  ce  que  nous  appelons  ici  genevois, 
même  quand  Genève  n'y  est  pour  rien. 

Il  y  a  douze  ans  que  la  société  dont  M.  et  M""^  Herdt  font 
partie  s'est  formée  entre  amis  pénétrés  des  mêmes  goûts.  Une 
fois  par  semaine  ses  membres  se  rassemblent  chez  l'un  d'entre 
eux,  à  tour  de  rôle;  un  compte  rendu  de  la  réunion  précédente  est 
donné,  puis  lecture  est  faite  de  dilTérens  travaux,  chacun  d'eux 
choisi  au  gré  de  l'auteur;  intermèdes  de  chant,  de  musique  in- 
strumentale et  de  conversation.  Il  y  a  bien  peu  de  salons  à  Paris 
où  l'on  trouverait  les  élémens  d'une  fête  de  ce  genre;  l'égalité 
des   sexes  dans  le  talent  m'y  a  paru  chose  démontrée  ;  cepen- 

(1)  D  acccplcr  le  tifrc  de  sir. 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

daiit  jaimerais  à  citer,  comme  tout  à  fait  supérieur,  un  morceau 
sur  la  moralité  et  la  croyance,  à  propos  d'Octave  Feuillet,  par 
le  Révérend  M.  D.  Coussirat,  de  l'Université  de  France,  profes- 
seur d'hébreu  et  de  littérature  orientale  à  l'Université  Mac  Gill. 
Le  poète  attitré  du  Canada,  Fréchette,  était  présent.  Il  nous  dit 
un  poème  patriotique,  éclos  au  milieu  des  terribles  nouvelles  du 
bombardement  de  Paris  en  1870  : 

Tandis  qied'un  œil  sec  d'autres  regardaieut  faire, 

Par  delà  l'Allantique,  aux  champs  du  Nouveau  Monde, 

Que  le  bleu  Sainl-I. auront  arrose  de  sou  onde, 

Des  fils  de  l'Armorique  et  du  vieux  sol  normand. 

Des  Français,  qu'un  roi  vil  avait  vendus  gaîment, 

Une  humble  nation  qu'encore  à  peine  née, 

Sa  mère  avait  un  jour,  hélas  !  abandonnée, 

Vers  celle  que   chacun  reniait  à  son  tour 

Tendit  les  bras  avec  un  indicible  amour. 

La  voix  du  sang  parla,  la  sainte  idolâtrie 

Que  dans  tout  noble  cœur  Dieu  mit  pour  la  pairie 

Se  réveilla  chez  tous... 

et,  avec  une  émotion  accrue  par  celle  de  son  auditoire,  le  poète 
répète  ce  cri  qu'alors  poussa  un  million  de  voix  :  «  Vive  la 
France  !  Il  dit  comment,  à  Québec,  dans  le  quartier  des  fabriques, 
le  faubourg  Saint-Roch,  la  Marseillaise,  une  Marseillaise  bien  dé- 
tournée (lu  sens  révolutionnaire,  éclata  tout  à  coup  : 

C'était  le  vieux  faubourg, 
Qui  grondant  comme  un  (lot  que  l'ouragan  refoule, 
Gagnait  la  haute  ville  et  se  ruait  en  foule 

Autour  du  coiisulal... 

Et  voilà  qu'un  homme  de  la  troupe,  un  forgeron,  le  scapulaire 
au  cou,  parle  :  il  annonce  que  lui  et  les  siens  sont  prêts  à  partir. 

(I  ...  Prenez  toujours  cinq  cents. 
Et  dix  mille  demain  vous  répondront  :  Présens!  » 
Hélas!  son  instinct  filial 
Ignorait  que  le  code  international. 
Qui  pour  l'âpre  négoce  a  prévu  tant  de  choses. 
Pour  les  saints  dévouemens  ne  contient  pas  de  clauses. 

Nul  n'aurait  pu  dire  si  les  vers  étaient  bons  ou  mauvais,  mais 
il  y  eut  un  long  silence  plus  significatif  que  tous  les  applaudisse- 
mens.  Pour  rompre  ce  charme  douloureux,  l'auteur  àe  la  Légende 
d^un  peuple  nous   lut,  sans  transition,  une  amusante  histoire  de 


AU    CANADA.  337 

conducteur  de  cage  sur  le  Saint -Laurent,  où  le  patois  de  Nor- 
mandie, les  mots  de  vieux  français  revenaient  à  chaque  li^^ue.  On 
se  sépara  fort  tard,  sans  se  douter  de  l'heure  avancée.  Ce  sont 
des  maisons  telles  que  celles-ci  dont  les  plaisirs  délicats  font 
rêver  les  jeunes  dames  catholiques  de  Montréal.  Bientôt,  je  n'en 
doute  pas,  elles  auront  des  bibliothèques,  des  soirées  littéraires, 
elles  échapperont  dans  une  certaine  mesure  au  joug  qui,  si  long- 
temps, a  pesé  sur  elles  et  que  certains  esprits  avancés  commen- 
cent à  traiter  di' obscurantisme .  Le  clergé,  qui  a  tant  fait  à  trav'ers 
les  siècles  pour  le  Canada,  n'attendra  pas  qu'on  le  dépossède  d'une 
part  d'autorité  qui,  jadis  utile  à  tous,  tend  à  devenir  excessive. 
Il  consentira  spontanément  au  sacrifice,  —  sacrifice  plus  difficile 
qu'aucun  autre,  car  partout  nous  voyons  les  maîtres,  les  parens, 
tous  ceux  qui  ont  exercé  une  autorité  sans  contrôle  pour  le  bien 
des  faibles  et  des  ignorans,  hésiter,  l'heure  venue,  à  leur  laisser 
le  gouvernement  d'eux-mêmes.  Cependant  c'est  la  fin  et  ce  de- 
vrait être  le  but  de  toute  éducation. 

Le  contact  du  self  government  britannique  a  nécessairement 
agi  sur  le  Canada.  Croirait-on  que  le  premier  journal  date  de  la 
conquête  anglaise  ?  Auparavant  on  n'éprouvait  le  besoin  de  rien 
imprimer  ni  de  rien  lire.  Au  point  de  vue  esthétique,  c'était  plus 
beau  et  beaucoup  plus  original,  cette  grande  pastorale  paisible 
traversée  d'un  souffle  d'épopée;  mais  il  n'y  a  pas  à  réagir  contre 
le  progrès  quand  une  fois  son  action  a  commencé.  A  en  juger  par 
le  passé,  encore  si  proche,  et  par  ce  qui  reste  aux  Canadiens,  môme 
à  ceux  des  villes,  de  leurs  qualités  natives,  ils  ne  prendront  pas 
le  mors  aux  dents,  ils  suivront  le  sage  conseil  de  leur  historien 
Garneau.  Que  les  Canadiens,  dit  Garneau  en  abrégé,  soient  fidèles 
à  eux-mêmes,  qu'ils  restent  sages  et  persévérans,  que  le  brillant 
des  nouveautés  sociales  et  politiques  ne  les  séduise  pas.  Cest 
un  peuple  de  cultivateurs  dans  un  climat  rude  et  sévère.  Depuis 
la  conquête,  il  a  fondé  toute  sa  politique  sur  sa  propre  conserva- 
tion. Il  était  trop  peu  nombreux  pour  prétendre  se  mettre  à  la  tète 
d'un  mouvement  quelconque  à  travers  le  monde.  Une  partie  de  sa 
force  vient  de  ses  traditions.  Qu'il  ne  s'en  éloigne  que  graduelle- 
ment. N'est-il  pas  sorti  surtout  de  cette  Vendée  noiinande,  bre- 
tonne, angevine,  dont  l'admirable  courage  a  couvert  de  gloire  le 
drapeau  qu'elle  leva  au  milieu  de  la  Révolution  française? 

Certes  les  Canadiens  sont  bien  loin  d'oublier  ce  drapeau  ;  voyez 
plutôt,    dans    la  cathédrale    de   Montréal,  l'espèce  de  piété  qui 


3o8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entoure  celui  que  les  dames  de  la  ville  donnèrent  aux  zouaves 
pontificaux  du  Canada.  Cependant  le  mal  et  le  bien  de  l'individua- 
lisme commencent  à  se  glisser  chez  eux,  et,  comme  toujours, 
c'est  la  femme  qui,  la  première,  cueille  le  fruit  de  science.  Tout 
en  consentant  encore  à  représenter  les  rouages  très  actifs  d'une 
machine  qui  fabrique  le  plus  de  citoyens  possible  (1),  puisque 
la  prépondérance  des  Canadiens  français  ne  peut  s'affirmer  que 
par  le  nombre,  ces  dames  réclament  quelques  récompenses  tout 
intellectuelles;  le  clergé  ne  les  gardera  pour  alliées  qu'au  moyen 
de  concessions  sur  ce  chapitre.  Il  devra  en  faire  plusieurs  autres 
encore  que  nous  ne  nous  permettrons  pas  d'indiquer,  mais  qui 
s'imposent  visiblement.  Alors  les  libraires  français  et  catholiques 
justifieront  leur  nom  en  vendant,  ni  plus  ni  moins  que  les 
libraires  anglais  et  proteslans,  des  livres  qui  auront  cessé  d'être 
marchandise  prohibée.  Mais  dès  à  présent,  malgré  certains  pré- 
jugés et  certains  abus,  il  est  consolant  et  instructif  pour  notre 
pays,  qui  va  trop  vite  en  beaucoup  de  choses,  de  regarder  de  loin 
cet  autre  lui-même,  si  fortement  pourvu  des  plus  sérieuses 
qualités  de  la  race,  si  peu  touché  encore  par  les  maux  de 
la  civilisation,  gardant  une  si  ample  réserve  de  vertus  solides 
qui  sont  tout  de  même  les  vertus  françaises,  vertus  surannées 
de  la  Nouvelle-France,  devenue  maintenant  par  excellence  l'an- 
cienne. 

Tu.   Bentzon. 

(1)  Un  prêtre  m'a  dit  que  dans  sa  longue  carrière  de  confesseur  il  n'avait  ren- 
contré qu'une  seule  femme  en  révolte  contre  le  fardeau  de  la  maternité. 


.i; 


LOUIS  XVIII  ET  LE  DUC  DECAZES 

D'APRÈS    DES   DOCUMENS   INÉDITS 


L  ASSASSINAT   DU   DUC   DE   BERRY   (1820) 


I 

L'ordonnance  qui  mettait  dans  les  mains  de  Decazes  la  direc- 
tion suprême  du  gouvernement  était  à  peine  signée  qu'on  l'accu- 
sait de  l'avoir  arrachée  à  la  faiblesse  du  Roi.  L'accusation  n'avait 
pas  plus  de  fondement  que  n'en  avait  eu,  l'année  précédente,  celle 
de  s'être  livré  à  des  manœuvres  souterraines  pour  contraindre 
Richelieu  à  donner  sa  démission.  Plus  tard,  beaucoup  plus  tard, 
ces  deux  griefs  devaient  se  dissiper  à  la  lumière  de  la  vérité. 
L'histoire  en  a  fait  justice.  En  réalité,  Decazes  n'avait  fait  qu'obéir 
à  la  volonté  du  Roi  comme  aux  objurgations  du  comte  de  Serre. 
S'il  commit  alors  la  faute  de  n'y  pas  résister  et  de  ne  pas  se 
montrer  plus  habile  à  se  ménager  l'avenir,  en  se  retirant,  du 
moins  ne  faisait-il  de  tort  qu'à  lui-même.  Il  ne  pouvait  d'ailleurs 
oublier  qu'à  maintes  reprises,  il  avait  trouvé  des  appuis  à  gauche 
sans  associer  la  Gauche  au  pouvoir.  N'était-il  pas  fondé  à  espérer 
qu'il  aurait  le  même  bonheur  avec  la  Droite  et  qu'elle  le  soutien- 
drait sans  exiger  des  portefeuilles?  Il  se  jetait  donc  dans  la  ba- 
taille avec  son  ordinaire  énergie.  Il  est  bien  difficile  de  le  blâmer 
d'avoir  eu  d'abord  confiance  dans  le  succès.  Mais,  en  peu  de  jours, 
cette  confiance  reçut  de  rudes  assauts.  Vainement,  d'accord  avec 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  juin  et  ilu  !"  juillet. 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Serre,  et  pour  rassurer  ropinion  qu'alarmaient  les  modifica- 
tions annoncées  dans  la  loi  électorale,  il  promettait  des  lois  de 
liberté,  le  rappel  des  derniers  bannis,  supprimait  la  censure  des 
journaux,  réintégrait  dans  la  Chambre  des  Pairs  les  huit  membres 
de  cette  Chambre,  contre  qui  avait  été  maintenue  au  mois  de 
mars  précédent  l'exclusion  prononcée  en  1815,  ces  mesures  ne 
ramenaient  pas  la  Gauche,  hypnotisée  par  la  crainte  de  la  réforme, 
et  irritaient  la  Droite,  plus  que  jamais  asservie  à  la  doctrine  du 
Tout  ou  Rien. 

Une  autre  circonstance  vint  accroître  ces  difficultés.  La  loi 
des  élections  qui  aurait  pu  être  adoptée,  si  on  l'eût  présentée  aux 
Chambres  dès  la  reprise  de  leurs  travaux,  —  le  29  novembre,  — 
quand  les  partis  non  encore  initiés  à  leurs  intentions  réciproques 
se  redoutaient  et  s'observaient,  cette  loi  n'était  pas  prête.  Les  mi- 
nistres n'avaient  pu  s'entendre  sur  le  projet  rédigé  par  de  Serre. 
Ce  projet  modifiait  la  Charte  en  y  introduisant  le  renouvellement 
intégral  aux  lieu  et  place  du  renouvellement  partiel. Sur  ce  point, 
qui  allait  soulever  tant  de  tempêtes,  les  ministres  étaient  d'accord. 
Mais  de  Serre  avait  imaginé,  quant  à  l'organisation  des  collèges 
électoraux,  un  système  impliquant,  au  profit  d'une  catégorie  pri- 
vilégiée d'électeurs,  le  droit  de  voter  deux  fois,  que  Decazes  trou- 
vait trop  peu  démocratique.  Par  suite  de  ces  dissentimens,  on  ne 
parvenait  pas  à  mettre  la  loi  sur  pied,  et  en  même  temps  que, 
par  ces  retards,  on  accordait  aux  oppositions  le  temps  de  pré- 
parer leur  résistance,  on  laissait  passer  le  moment  où  il  eût  été 
aisé  de  tirer  parti  de  leur  défaut  d'entente. 

Dès  le  10  décembre,  à  la  Chambre  des  députés,  l'élection  des 
membres  de  la  commission  chargée  de  rédiger  l'adresse  annuelle 
en  réponse  au  discours  de  la  Couronne  fournit  aux  opposans  l'oc- 
casion de  manifester.  «  Le  choix  de  la  commission  n'est  ni  satis- 
faisant, ni  de  bon  augure  pour  l'avenir,  écrit  le  Roi  à  Decazes. 
Sur  neuf  membres,  j'en  compte  quatre  décidément  mauvais,  deux 
douteux,  un  tellement  accoutumé  à  être  hostile  qu'il  ne  saura 
comment  s'y  prendre  pour  ne  pas  l'être,  et  un  seul  bon.  0  Tory  s  !  ô 
Whigs  !  où  êtes- vous  .^  »  Ce  qu'il  y  a  de  plus  grave,  c'est  que  celui 
que  désigne  le  Roi  comme  accoutumé  à  être  hostile,  c'est  Laine, 
son  ancien  ministre,  naguère  encore  collègue  de  Decazes. 

Le  jour  suivant,  dans  un  débat  préparatoire,  un  des  membres 
de  la  commission.  Kératry,  demande  qu'un  paragraphe  de  l'adresse 
soit  consacré  à  signaler  au  Roi  le  péril  que  font  courir  à  la  religion 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  361 

les  missions  religieuses  qui  se  sont  répandues  dans  toute  la 
France.  En  passant,  il  dit  à  Laine,  en  manière  d'éloge  : 

—  Elles  sont  aujourd'hui  plus  nombreuses  que  lorsque  vous 
étiez  ministre  de  l'Intérieur. 

C'est  inexact  ;  mais  Laine  ne  proteste  pas.  Quoiqu'il  se  pro- 
nonce contre  la  motion  Kératry,  elle  est  votée.  L'incident  porté 
à  la  connaissance  du  Roi  l'affecte  péniblement. 

«  J'ai  peu  reçu,  mon  cher  fils,  de  portefeuilles  dont  le  con- 
tenu m'ait  fait  autant  de  peine.  La  séance  de  la  commission  a 
été  détestable  et  nous  promet  de  tristes  suites,  d'autant  plus  que 
je  ne  vois  point  de  force  dans  ceux  de  la  minorité.  Gomment 
Laine,  par  exemple,  a-t-il  pu  avaler  le  compliment  de  Kératry? 
Comment?  C'est  qu'il  était  dirigé  contre  toi,  car,  certes,  il  y  a  eu 
plus  de  missions  pendant  qu'il  était  ministre  de  l'Intérieur  que 
depuis  que  tu  l'es.  En  tout,  il  n'est  que  trop  facile  de  prévoir 
quel  sera  l'esprit  général  de  l'adresse.  Je  sais  bien  que  tout  ne 
sera  pas  perdu  pour  cela.  Nous  avons  la  ressource  d'amender  et, 
au  pis  aller,  celle  de  rejeter;  mais,  ne  nous  faisons  pas  illusion; 
nous  combattrons  sur  un  mauvais  terrain. 

«  D'autre  part,  pouvons-nous  compter  même  sur  la  Droite 
pour  reprendre  la  question?  Lisons  leurs  journaux.  Celui  des  Dé- 
bats est  détestable.  Mais  la  Quotidienne  est  cent  fois  pire,  d'autant 
plus  que  j'y  ai  été  attrapé.  La  première  colonne  m'avait  fait  plai- 
sir, je  commençais  à  espérer  une  conversion,  presque  même  à  y 
croire.  La  fin  ne  m'a  été  que  plus  sensible.  Je  sais,  comme  on  te 
l'écrivait  hier,  qu'on  ne  gouverne  pas  avec  des  affections.  Je  crois 
l'avoir  prouvé,  il  y  a  un  an.  Mais  fermer  tout  à  fait  l'entrée  de 
mon  cœur,  non,  cela  m'est  impossible. 

«  Et  si  Rome  demande  une  vertu  plus  haute, 

((  Je  rends  grâces  aux  dieux  de  n'être  pas  Romain 

«  Pour  conserver  encor  quelque  chose  d'humain.  » 

Ainsi,  le  Roi  envisage  l'avenir  sous  les  plus  sombres  couleurs. 
Il  s'en  inquiète  non  seulement  pour  la  chose  publique  et  le  bien 
de  l'Etat,  qu'il  voit  compromis  par  l'attitude  de  la  Droite  dans  les 
deux  Chambres,  mais  encore  pour  Decazes,  de  plus  en  plus 
attaqué.  Il  ne  juge  pas  cependant  le  mal  inguérissable,  ni  le  cas 
désespéré.  Loin  de  se  décourager,  il  s'efforce  de  rallier  des  voix 
au  ministère  : 

«  Je  viens  de  voir  Courvoisier.  Je  ne  l'ai  j)oiiil  ramené,  bien 
que  je  n'y  aie,  je  crois,  rien  épargné,  ce  qui  ne  m'a  pas  empoché, 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  terminant,  de  lui  dire  que  le  fourreau  était  jeté,  que  je  savais 
tout  ce  qu'il  pouvait,  que  je  désirais  avec  ardeur  qu'il  employât 
ses  moyens  pour  nous  et  que  j'étais  persuadé  qu'après  réflexions, 
il  les  emploierait.  Dans  la  conversation,  il  m'a  attaqué  par  le  dé- 
faut de  la  cuirasse,  c'est-à-dire  par  la  différence  d'opinions  entre 
ton  oncle  (le  Comte  d'Artois)  et  ton  Louis.  J'y  ai  répondu  par  des 
généralités.  Il  m'a  dit  qu'il  croyait  qu'à  la  Chambre,  nous  aurions 
la  majorité.  Si  je  te  vois  ce  soir,  tu  auras  des  détails.  » 

La  croyance  de  Courvoisier  fut  justifiée  par  l'événement. 
L'adresse,  telle  qu'en  des  circonstances  si  critiques  pouvaient  la 
souhaiter  le  Roi  et  ses  ministres,  réunit  une  majorité  approu- 
vant la  revision  de  la  loi  électorale  et  disposée  à  la  voter.  C'était 
un  succès,  mais  un  succès  bien  précaire.  Cette  majorité,  rien  n'en 
garantissait  ni  la  cohésion,  ni  la  force,  ni  la  durée.  Le  ministère 
marchait  au  combat  sans  avoir  pu  dresser  avec  certitude  l'effectif 
de  ses  défenseurs,  ni  celui  de  ses  ennemis.  Tout  on  y  marchant,  il 
était  contraint  de  l'éviter,  ou  de  s'en  tenir  à  des  escarmouches, 
avançant  un  jour,  reculant  le  lendemain,  obligé  de  tenir  tête  de 
tous  les  côtés  à  la  fois, même  du  côté  de  ses  amis, car,  delà  aussi, 
surgissaient  à  l'improviste  des  mécontens,  des  pressés,  des  décou- 
ragés, qui  devenaient  promptement  des  adversaires.  Pour  grouper 
la  majorité,  une  action  rapide  eût  été  indispensable.  Mais  la  loi 
sur  les  élections  était  lente  à  sortir  des  délibérations  ministé- 
rielles, l'entente  entre  les  ministres  longue  à  se  faire.  L'opposition 
triomphait  de  tout  ce  temps  perdu. 

Une  complication  nouvelle  vint  retarder  encore  la  présenta- 
tion de  la  loi.  De  Serre,  qui  seul  pouvait  la  défendre  efficacement 
à  la  tribune,  puisqu'elle  était  son  œuvre,  tomba  malade.  On  espéra 
d'abord  enrayer  le  mal  en  peu  de  jours.  On  ne  se  rendait  pas 
compte  du  caractère  véritable  de  ce  mal:  un  épuisement  complet 
des  forces  physiques,  déterminé  par  les  agitations  d'une  âme  in- 
capable de  se  modérer  et  qui  se  livrait  avec  un  frénétique  dévoue- 
ment aux  causes  qu'elle  avait  embrassées.  Cette  àme  exaltée  avait 
usé  le  corps,  trop  frêle  pour  résister  à  ses  transports.  L'athlète, 
démesurément  affaibli,  se  trouvait  arrêté  au  moment  d'engager  la 
lutte.  Pour  présenter  la  loi,  il  fallait  attendre  qu'il  fût  rétabli.  Son 
malheur  privé  devenait  ainsi  un  malheur  public. 

Quoique  moins  atteinte,  la  santé  de  Decazes  inspirait  aussi  des 
inquiétudes  ;  les  lettres  du  Roi  datées  de  cette  époque  y  font  al- 
lusion à  tout  instant.  Decazes    lui-même    avouait   que,  depuis 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  363 

quatre  ans  qu'il  était  sur  la  brèche,  il  n'avait  pas  pris  un  jour  de 
repos.  Un  rhume  négligé  le  rendait  momentanément  incapable 
de  se  faire  entendre  dans  les  Chambres.  Le  ministre  des  Affaires 
étrangères  Pasquier,  le  seul  des  autres  membres  du  cabinet  qui 
fût  orateur,  n'aurait  pu  supporter  seul  le  poids  d'une  discussion 
aussi  laborieuse  que  celle  de  la  loi  électorale.  Ces  circonstances 
ajoutaient  aux  embarras  de  la  situation  et  achevaient  de  con- 
vaincre Decazes  de  la  nécessité  de  fortifier  ie  ministère  en  déci- 
dant Richelieu  à  en  prendre  la  présidence,  que  lui-même  était 
prêt  à  lui  céder.  Il  ne  perdait  aucune  occasion  de  lui  en  renou- 
veler l'offre.  Dans  les  derniers  jours  de  décembre,  il  lui  dépêchait 
ses  deux  collègues,  Pasquier  et  Portai,  pour  le  supplier  de  ne  pas 
se  dérober  plus  longtemps  à  ce  qu'exigeait  de  lui  l'intérêt  de  la 
monarchie.  Mais  Richelieu  persistait  à  se  récuser. 

Ces  difficultés  n'étaient  pas  les  seules  qu'eût  à  surmonter 
Decazes.  Il  avait  à  se  débattre  contre  l'ingérence  du  corps  diplo- 
matique étranger  dans  les  affaires  intérieures  de  la  France.  Les 
ambassadeurs  accrédités  à  Paris  affectaient  de  considérer  le  projet 
de  substituer  au  renouvellement  partiel  de  la  Chambre  des  députés 
son  renouvellement  intégral  comme  une  atteinte  aux  principes 
proclamés  par  la  Charte.  Celui  de  Russie,  Pozzo  di  Borgo,  se  faisait 
remarquer  par  l'acrimonie  et  la  vivacité  de  ses  critiques.  Decazes 
s'en  plaignait  avec  amertume  dans  une  lettre  qu'il  écrivait,  de  son 
lit,  le  2  janvier  1820,  au  comte  de  la  Ferronnays,  représentant  du 
Roi  à  Saint-Pétersbourg  : 

«  Pozzo  continue  à  ne  voir  et  à  ne  parler  que  par  le  comte 
Mole.  Les  amis  du  duc  de  Richelieu  l'ont  cependant  rendu  un  peu 
plus  réservé  dans  ses  conversations  publiques.  Celles  particulières, 
qui  deviennent  bien  vite  publiques  à  leur  tour,  n'y  ont  rien  gagné  ; 
il  y  a  en  lui  des  sentimens  blessés  qui  ne  pardonnent  que  diffici- 
lement. Je  lui  ai  fait  dire  par  le  duc  de  Richelieu  quil  n'y  avait  ni 
justice,  ni  convenance,  ni  habileté  dans  son  intérêt  personnel  à 
dire,  par  exemple,  que  c'était  coupable  à  nous  de  proposer  le  re- 
nouvellement intégral,  que  l'Empereur  le  trouverait  très  mauvais, 
attendu  qu'il  tenait  beaucoup  à  la  Charte.  Il  n'y  avait  pas  justice 
de  sa  part  à  parler  ainsi,  car,  il  y  a  deux  ans  et  cet  été  encore,  il 
tenait  un  autre  langage  :  convenance  pour  un  ministre  étranger 
de  respecter  les  projets  du  Trône  annoncés  dans  le  discours  du 
Roi;  intérêt,  car  il  ne  peut  convenir  à  l'Empereur  que  la  légèreté 
d'un  de  ses  ministres  cherche  à  compromettre  son  nom.  » 


364  REVL'E  DES  DEUX  MONDES. 

Après  avoir  rédigé  cette  protestation/  afin  que  la  Ferronnays 
en  tirât  parti  dans  ses  conversations  avec  les  ministres  russes, 
Decazes  traçait  à  grands  traits  le  tableau  des  dangers  que  créait  au 
ministère  lattitude  de  la  Droite. 

<(  Les  propos  de  Pozzo  encouragent  l'opposition  de  quelques 
fous  de  la  Droite,  qui  menacent  de  tout  perdre  si  on  ne  consent 
pas  à  tout  leur  sacrifier,  et  qui,  dans  leur  haine  pour  les  personnes 
et  leur  amour  pour  le  pouvoir,  veulent  non  pas  leur  salut  et  celui 
de  la  chose  publique,  mais  leur  triomphe.  Cette  opposition  ne 
sera  pas  nombreuse,  j'espère.  Si  elle  l'était,  je  croirais  que,  comme 
les  Jacobins  sont  là,  il  faudrait  lui  céder  dans  cette  circonstance 
et  lui  sacrifier  les  hommes  pour  sauver  les  choses.  C'est  vous  dire 
que  nous  ferons  tout  pour  assurer  le  succès.  C'est  vous  dire  aussi 
la  seule  combinaison,  je  pense,  qui  pourrait  dans  ce  moment 
amener  quelque  changement  ministériel,  changement  qui  n'est  pas 
probable  et  qui  n'arriverait,  s  il  arrivait,  qu'autant  que  le  duc  de 
Richelieu  changerait  de  résolution  et  voudrait  accepter  et  le  legs 
que  nous  lui  ferions  et  l'appui,  le  secours  entier,  complet  de  tous 
nos  efforts  et  de  tous  nos  amis.  Je  vous  parle  de  cette  possibilité 
parce  que  je  veux  tout  vous  dire,  et  même  ce  qui,  sans  être  vrai- 
semblable, est  possible. 

«La  maladie  de  M.  de  Serre  pourrait  faire  seule,  du  reste,  que 
la  chose  le  fût.  Hier,  on  nous  faisait  craindre  qu'il  fût  hors 
d'état  de  parler  pendant  la  session.  Aujourd'hui,  une  consultation 
a  eu  lieu  et  les  docteurs  disent  que,  vers  la  fin  du  mois,  nous  pour- 
rons compter  sur  lui.  Pris  moi-même  d'un  catarrhe  qui  ne  me 
permet  pas  d'aborder  la  tribune,  il  nous  est  impossible  de  songer 
à  aborder  une  discussion  où  le  baron  Pasquier  serait  seul.  Le  projet 
de  loi  a  d'ailleurs  des  dispositions,  comme  le  double  vote,  que  M.  de 
Serre  peut  seul  défendre  convenablement,  parce  qu'il  les  a  conçues, 
méditées,  et  qu'il  est  préparé  dès  longtemps.  C'est  la  partie,  la 
plus  chanceuse  de  la  loi,  parce  qu'elle  s'éloigne  le  plus  des  idées 
ordinaires  et  de  ce  qui  a  été  jusqu'à  ce  jour.  Je  n'aurais  jamais 
songé  à  proposer  ce  moyen,  si  la  confiance  qu'il  y  mettait  ne  m'y 
avait  encouragé,  et  comme  mes  collègues  ont  les  mêmes  impres- 
sions que  moi,  il  est  probable  que  notre  projet  subirait  à  cet  égard 
quelques  modifications,  s  il  était  porté  par  nous  au  lieu  de  l'être 
par  le  garde  des  Sceaux.  Nous  y  serions  d'autant  plus  forcés  que 
ni  M.  Laine,  ni  le  côté  droit  ne  veulent  défendre  ce  point,  tout  en 
avouant  que  le  résultat  en  serait  fort  bon. 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  365 

«  Vous  savez  que  nous  avons  été  abandonnés  par  Royer-Gollard, 
qui  cependant,  et  jusqu'à  la  composition  du  nouveau  ministère, 
avait  partagé  toutes  nos  idées  et  senti  toutes  les  nécessités  que 
nous  imposait  le  péril,  et  qui  nous  demandait  aussi  à  grands  cris 
le  changement  ministériel  qui  a  eu  lieu,  mais  qui  n'a  pas  compris 
comment  tout  cela  avait  pu  se  faire  sans  lui. 

«  La  veille,  il  nous  disait  :  —  J'appuierai  votre  projet;  je  vous 
serai  bien  plus  utile  en  dehors  qu'en  dedanp.  Je  serai  le  rappor- 
teur de  la  loi,  si  vous  le  voulez.  » 

Promesses  fragiles  et  bien  vite  oubliées. 

De  même,  Courvoisier.  L'année  précédente,  à  propos  des  pé- 
titions contre  la  réforme  électorale,  il  s'élançait  à  la  tribune,  dé- 
clarait que  ces  pétitions  n'étaient  dues  qu'aux  manœuvres  d'un 
comité  directeur.  Comme  il  a  changé  depuis  !  Elu  dans  le  Doubs,  il 
en  est  revenu  persuadé  que  l'ancienne  loi  n'offre  aucun  inconvé- 
nient puisqu'elle  l'a  fait  député.  Il  déclare  à  tout  venant  qu'il  n'y 
a  pas  lieu  de  la  modifier.  «  Loin  de  nous  être  utile,  il  nous  donnera 
beaucoup  d'embarras,  sans  pourtant  être  hostile  aux  personnes^et 
peut-être  sans  attaquer  directement  la  loi.  »  Laine  se  tait  depuis 
la  séance  où  il  prit  la  parole  contre  l'élection  Grégoire,  et  sans 
doute  va-t-il  persévérer  dans  son  silence.  Corbière,  qui,  l'an  der- 
nier, «  était  fort  bien  »,  est  devenu  anti-ministériel.  Il  a  voté 
contre  les  six  douzièmes  provisoires  avec  la  Bourdonnaye,  qu'on 
avait  pu  croire  converti  aux  idées  de  modération,  mais  ciiez  qui 
le  vieil  homme,  violent,  intolérant,  acerbe,  a  bientôt  reparu. 

A  ces  douloureuses  constatations,  Decazes  ajoute  mélanco- 
liquement :  «  Rien  ne  serait  plus  facile  que  de  reformer  un 
centre,  de  reprendre  trente  personnes  de  la  Gauche  ou  du  ('entre 
gauche,  et  de  faire  avec  elles  quelque  chose  de  mieux  que  ce  qui 
existe  quant  aux  élections  et  à  la  liberté  de  la  presse.  Alais  ce 
quelque  chose  serait-il  suffisant?  Il  ne  le  serait  pas,  et  il  faudrait 
recommencer.  »  Il  n'y  a  donc  pas  à  hésiter.  Il  faut  mettre  le  côté 
droit  en  demeure  de  se  prononcer  et  de  se  démasquer.  «  Nous  le 
ferons.  Je  suis  bien  déterminé  à  recevoir  le  feu  do  leurs  tirailleurs 
sans  riposter,  à  aller  droit  au  fait,  à  m'adresser  à  leur  conscience 
et  à  les  défier  de  rejeter  une  bonne  loi  en  présence  des  Jacobins 
et  de  la  loi  actuelle  qu'ils  exploiteront  de  nouveau.  Monsieur  nous 
aidera  certainement  et  ne  souiïrira  pas  que  ces  messieurs  le 
déshonorent  en  le  perdant,  et  nous  avec  lui.  » 

Tout  dans  cette  lettre  témoigne  d'une  rare  faculté  de  voir  et 


366  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'observer.  Mais  Decazes  se  trompe  lorsqu'il  croit  que,  la  crise  se 
prolongeant,  le  Comte  d'Artois  interviendra  pour  la  dénouer  et 
s'emploiera  à  calmer  les  ressentimens  de  ses  amis.  C'est  mal 
connaître  et  mal  juger  ce  prince  que  de  le  supposer  capable  de 
déployer  à  cet  effet,  malgré  ses  promesses  antérieures,  le  dévoue- 
ment, l'énergie,  la  constance  qui  seraient  nécessaires  pour 
opérer  leur  conversion.  Il  s  est  toujours  laissé  dominer  par  eux; 
c'est  eux  qui  l'entraînent  et  non  lui  qui  les  guide;  quand  il  se 
croit  obéi,  il  n'est  que  dirigé.  Mais  comment  Decazes  ne  se  trom- 
perait-il pas  quand,  le  jour  môme  où  il  écrit  à  La  Ferronnays  la 
lettre  qu'on  vient  de  lire,  il  reçoit  du  Roi  ce  billet  rassurant  en 
ce  qui  touche  l'attitude  de  Monsieur  et  les  dispositions  de  la  Du- 
chesse d'Angoulême:  «  Tu  as  pu  en  juger  parla  démarche  qu'un 
mot  de  toi  a  fait  faire  au  premier  pour  Soult  (1),  et  moi,  j'en  juge 
par  leurs  mines  qui,  depuis  huit  ou  dix  jours,  ne  sont  pas 
reconnaissables  de  ce  qu'elles  étaient,  quand  ils  entendent  pronon- 
cer ton  nom.  »  Cette  constatation  a  mis  le  Uoi  en  belle  humeur. 
Elle  se  manifeste  par  ce  coup  de  patte  qu'en  passant,  il  donne  à 
Laine:  c  11  dit  que  tu  n'es  pas  très  fort,  parce  qu'il  n'accorde  le 
superlatif"  qu'à  lui-même;  mais  c'est  une  chose  immense  pour  lui 
que  de  te  donner  même  le  positif.  » 

Les  jours,  les  semaines  s'écoulent  au  milieu  de  ces  alterna- 
tives, de  ces  lenteurs  dont  les  Chambres  commencent  à  se  lasser 
et  à  se  plaindre.  La  santé  du  ministre  de  Serre  ne  s'améliore  pas  ; 
les  médecins  ont  fait  entrevoir  l'urgence  d'un  voyage  dans  le 
Midi.  L'état  de  Decazes  ne  vaut  guère  mieux.  Il  peut  encore  rem- 
plir les  devoirs  de  sa  fonction  présidentielle.  Mais,  c'est  de  sa 
chambre  et  du  fond  de  son  lit  qu  il  les  remplit  le  plus  souvent.  Il 
a  été  obligé  d'espacer  ses  visites  du  soir  chez  le  Roi.  La  marche 
ministérielle  se  trouve  entravée.  La  presse  royaliste  le  constate 
en  un  langage  où  l'insulte  se  mêle  à  la  violence. 

Cet  ensemble  de  fâcheux  contretemps  trouble  le  Roi.  Sa  corres- 
pondance trahit  les  perplexités  de  toutes  sortes  auxquelles  il  est 
livré.  Un  jour,  —  le  3  janvier,  —  Decazes  lui  ayant  mandé  qu'il 
est  trop  souffrant  pour  venir  aux  Tuileries,  il  lui  répond  :  «  J'avais 
fait  d'avance  le  sacrifice  de  ma  soirée;  je  sens  bien  qu'il  ne  faut 
pas  nous  en  tenir  là.  Il  faut  te  mettre,  s'il  est  possible,  en  état  de 

(1)  «  Soult  sera  reçu  dimanche  au  serment  de  maréchal.  Le  Roi  a  voulu  qu'il 
en  eût  l'obligation  à  Monsieur,  à  qui  j'ai  proposé  d'en  faire  la  demande  à  Sa  Ma- 
jesté ».  Decazes  au  comle  de  la  Ferronnays,  2  janvier  1820. 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  367 

venir  au  Conseil  mercredi.  Ainsi,  je  t'ordonne  comme  Roi  et  je  te 
conjure  comme  père  de  ne  pas  songer  à  venir  demain  de  toute 
la  journée.  »  Un  autre  jour,  il  apprend  par  Pasquier  que  quelques 
royalistes  ont  exprimé  le  désir  de  voir  Laine  être  mis,  à  défaut  de 
Richelieu,  à  la  tête  du  Conseil  :  «  J'ai  vu  Pasquier.  Il  ma  rendu 
compte  de  la  nouvelle  démarche  qui  va  être  faite  auprès  de  Laine. 
J'ai  écouté  tout  cela  avec  une  impassibilité  apparente,  bien  dé- 
mentie parles  mouvemens  de  mon  cœur.  Je  pensais  comme  toi  sur 
le  duc  de  Richelieu.  Mais,  pour  Laine,  c'est  une  autre  affaire.  L'or- 
gueil donne  tant  de  hardiesse!  J'avoue  que  j'aurais  pu  supporter 
de  voir  mon  Elle  remplacé  par  un  Richelieu;  mais,  par  un  Laine  ! 
Cela  me  fait  éprouver  le  tourment  du  lion  devenu  vieux.  » 

Le  14  janvier,  un  débat  s'engage  à  la  Chambre  des  députés  sur 
des  pétitions  contre  la  réforme  électorale.  La  Gauche  en  demande 
le  renvoi  au  gouvernement  ;  le  ministère  réclame  l'ordre  du 
jour.  Decazes  et  de  Serre  sont  absens,  alités  tous  les  deux.  Pas- 
quier est  seul  pour  répondre.  Malgré  ses  efforts,  il  ne  peut,  après 
une  longue  discussion,  obtenir  la  clôture.  La  Chambre  s'ajourne 
au  lendemain.  L'ordre  du  jour  est  alors  voté.  Mais  ce  n'est  que 
grâce  à  l'intervention  de  Villèle  et  de  Laine. 

«  J'ai  trouvé,  mon  cher  fils,  la  majorité  bien  petite.  Pasquier 
prétend  qu'il  en  manquait  dix  ou  douze  de  notre  côté.  Tant 
mieux.  Sed  quid  hœc  inter  tantos?  J'ai  été  content,  d'après  les 
extraits,  de  Pasquier  et  de  Laine.  Villèle  a  bien  parlé...  pour  la 
question  du  moment.  Le  résultat  apprend,  il  est  vrai,  aux  ultras 
qu'ils  ne  peuvent  se  passer  de  nous.  Mais  il  leur  fait  voir  aussi 
que  nous  ne  pouvons  nous  passer  d'eux  et  une  pareille  défaite  doit 
bien  rehausser  le  courage  de  la  Gauche.  » 

Quoique  penchant  maintenant  à  droite,  Decazes  ne  perd  de 
vue  aucune  des  promesses  qu'il  a  faites  de  l'autre  côté.  Il  s'est 
engagé  à  rappeler  jusqu'au  dernier  des  derniers  bannis.  L'un 
d'eux,  le  général  Gilly,  compromis  pendant  les  Cent-Jours, attend, 
caché  dans  un  coin  perdu  des  Cévennes,  les  effets  de  la  clémence 
royale.  Pour  arracher  au  Roi  une  décision  sans  cesse  rt- tardée, 
Decazes  emploie  le  Duc  d'Angoulème  et  le  Roi  cède  à  la  prière  de 
son  neveu  :  «  Ton  mal  de  tête,  cher  fils,  en  fait  au  cu'ur  de  toH 
père.  Je  ne  suppose  pas  que  cela  doive  empêcher  le  Conseil  de 
demain.  Si  je  me  trompais,  fais-le-moi  savoir  avant  neuf  heures... 
Grâce  à  Gilly.  Qu'il  la  doive  tout  entière  au  Duc  d'Angoulème. 
Je  crois  que  je  pourrai  signer  demain.  Je  l'aime.  » 


3G8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quelques  jours  plus  tard,  c'est  un  autre  incident  auquel  est 
encore  mêlé  un  général,  mais  celui-là  plus  illustre  que  Gilly.  «  Je 
suis  fâché  que  tu  n'aies  pas  pu  assister  à  la  Chambre  des  Pairs. 
Mais  il  ne  me  paraît  pas  certain  que  tu  eusses  trouvé  l'occasion 
d'y  parler.  Je  suis  persuadé  qu'il  n'y  aura  pas  eu  discussion  sur 
l'ordre  du  jour.  Il  y  aura  peut-être  eu  un  incident  assez  désa- 
gréable, mais  où  tu  n'aurais  rien  pu.  C'est  une  sottise  du  prince 
d'Eckmiihl  sur  le  procès- verbal  (1).  »  Puis,  c'est  la  maladie  du 
garde  des  sceaux  qui  s'aggrave.  «  De  Serre  moins  bien  me  fait 
de  la  peine  ;  mais  mon  bon  fils  vraiment  mieux  me  fait  tant  de 
plaisir  que  la  balance  penche  de  son  coté.  Je  ne  te  donne  point 
quittance  du  portefeuille  pour  ce  soir.  Je  t'aime  trop  pour  cela.  » 
Grâce  à  cette  amélioration  de  sa  santé,  Decazes  peut  se  mettre 
activement  à  la  besogne  pour  l'achèvement  de  la  loi  électorale. 
«  Travaille,  mon  ami,  travaille.  Je  ne  sais  ce  qu'en  dira  ton 
père  ;  mais,  le  Roi  est  sûr  que  tu  feras  de  bonne  besogne  et 
d'avance,  il  voit  tout  r HcUespont  blanchissant  sous  nos  rames.  » 
Mais,  le  lendemain,  —  19  janvier,  —  nouvel  arrêt  dans  les  pro- 
grès du  mieux  que  le  Roi  constatait  avec  tant  de  joie.  Il  est  en- 
core privé  du  plaisir  de  revoir  son  fils:  «  Mon  Dieu!  s'écrie-t-il, 
quand  finiront  et  ma  cruelle  soufl'rance  et  ce  jeûne  qui  n'est  qu'un 
accessoire? Tiens,  tu  sais  le  peu  de  cas  que  je  fais  de  Gall.  Dubois 
est  un  grand  chirurgien  ;  mais  cela  ne  me  prouve  pas  qu'il  soit 
bon  médecin  et  je  ne  puis  croire  qu'ils  te  traitent  bien.  Par  pitié 
pour  moi,  appelle  des  médecins  fameux  comme  Portai,  comme 
Halley;  je  ne  respirerai  qu'après  leurs  ordonnances.  Je  t'aime 
tant.  »  Mais,  voici,  le  môme  jour,  qui  est  plus  fâcheux  encore  : 
«  J'allais  fermer,  lorsque  Portai  le  médecin  est  venu  me  rendre 
compte  de  l'état  do  De  Serre.  Détestable.  On  le  condamne  à  partir 
pour  Nice.  » 

Dans  l'état  des  affaires  et  des  partis,  ce  départ  du  grand  ora- 
teur dont  tout  le  monde  dit  que  seul  il  peut  déterminer  les 
Chambres  à  voter  la  loi  électorale  est  une  véritable  catastrophe. 
Le  21  janvier,  le  Roi,  au  moment  de  se  rendre  à  la  mesce  commé- 
morative  de  la  mort  de  Louis  XVI,  reçoit  une  lettre  du  garde  des 
Sceaux,  lettre  d'adieux  et  de  regrets.  Il  l'envoie  à  Decazes  qui  ne 
peut,  vu  l'état  de  sa  santé,  assister  à  la  cérémonie.  «  Voici  la  lettre 

(1)  Dans  la  séance  du  ,18  janvier,  le  maréchal  Davout  avait  qualifié  de  niisé- 
ralik's  les  auteur-!  d'une  pétition  demandant  l'abrogation,  pour  cause  dinconstitu- 
tionualité,  de  la  loi  contre  les  régicides. 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  309 

de  De  Serre.  Garde-la.  Si  qous  avons  le  malheur  de  perdre  l'écri- 
vain, ce  sera  un  beau  titre  d'honneur  pour  sa  famille.  J'y  vois 
qu'il  est  question  de  Siméon  pour  un  intérim.  Vous  êtes  donc 
sûrs  de  lui?  » 

Les  circonstances,  par  suite  de  cet  événement,  sont  d'une  telle 
gravité  que  Dccazes,en  suppliant  le  Roi  de  ne  pas  s'inquiéter  à 
cause  de  lui,  annonce  que,  coûte  que  coûte,  il  viendra  le  voir 
dans  la  soirée.  Cette  fois,  c'est  le  Uoi  qai  le  lui  défend  :  «  Il 
faut  donc  que  le  Roi  voie  sans  s'émouvoir  le  ministre  en  qui 
repose  sa  confiance,  virum  dexlrœ  siise,  que  le  père  voie  sans  s'alar- 
mer le  fils  qu'il  chérit  plus  que  sa  propre  vie  s'enrhumer  de 
nouveau  à  chaque  instant  ou,  pour  mieux  dire,  ne  pas  cesser  d'être 
enrhumé.  Pour  t'obéir,  il  faudrait  une  force  plus  qu'humaine  et 
elle  ne  m'a  pas  été  accordée  ;  je  te  l'avoue  donc,  je  suis  inquiet, 
tourmenté,  aflligé,  malheureux...  N'étant  pas  venu  à  la  messe 
aujourd'hui,  il  ne  serait  pas  convenable  que  tu  parusses  aux 
Tuileries.  Aller  chez  de  Serre  est  une  autre  affaire  à  débattre  entre 
les  médecins  et  toi.  Pour  demain,  les  mêmes  raisons  n'existeront 
plus.  Mais,  hélas!  tant  de  fois  trompé  par  l'espérance,  je  n'ose 
plus  l'écouter.  Plains  ton  ami,  cher  fils;  il  souffre  autant  qu'il 
t'aime;  c'est  tout  dire.»  Ils  se  revoient  enfin  dans  la  journée  du  22 
et,  le  lendemain,  le  Roi  écrit,  impatient  :  «  Je  commence  à  sentir 
tout  de  bon  le  bonheur  de  t'avoir  revu.  Recommencera-t-il 
demain?  L'appétit  vient  en  mangeant  et  j'en  visage  déjà  le  moment 
où  il  reviendra  à  sa  véritable  heure.  »  Ce  billet  est  à  peine  parti 
que  Decazes  se  présente.  L'entrevue  est  courte;  néanmoins,  «  ce 
délicieux  quart  d'heure  panse  la  plaie  du  Roi.  »  Mais,  la  nuit  qui 
suit  est  mauvaise.  C'est  en  gémissant  qu'il  approuve,  le  24-,  «  la 
réclusion  d'aujourd'hui.  »  Dans  ce  même  billet,  il  s'exprime  dure- 
ment sur  les  attaques  auxquelles  se  livrent  contre  Decazes  cer- 
tains membres  du  corps  diplomatique  :  «  Pozzo  di  Borgo  est  un 
misérable.  Au  reste,  Stuart,  quoiqu'il  soit  bien  depuis  un  an,  ne 
vaut  guère  mieux  et  je  dirais  d'eux,  comme  un  Gascon  de  deux 
frères:  Je  voudrais  assommer  l'ahié  à  coups  de  cadet.  » 

Le  20  janvier,  de  Serre  part  tristement  pour  le  Midi,  laissant 
le  ministère  désemparé.  Jamais  Decazes  n'a  été  plus  violemment 
attaqué.  Une  révolution  vient  d'éclater  en  Espagne.  Elle  sert  de 
prétexte  à  des  accusations  calomnieuses.  C'est  le  favori,  c'est  sa 
politique  inepte  et  funeste  (jui  ont  diichaint''  partout  l'esprit  révo- 
lutionnaire et  bonapartiste.  «  Je  t'ai  vu,  pour  la  première  fois, 

TOME  CXLVIll.   —   1898.  24 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ému  des  horreurs  dont  tu  es  le  point  de  mire.  Je  conçois  leur  effet 
sur  un  cœur  comme  le  tien  et  c'est  à  ce  cœur  que  j'offre  pour 
consolation  non  l'immuable  confiance  du  Roi,  mais  l'inaltérable 
tendresse  de  ton  père...  Songe  que,  dans  aucun  cas,  un  ministre 
ne  doit  aller  sur  le  pré.  »  Cependant,  après  réflexion,  il  ajoute: 
«  Il  faut  pourtant  avouer  que  l'avis  de  tes  collègues  me  fait  quelque 
impression.  Je  te  conseille  d'écrire  au  ministre  de  la  Guerre  que, 
ne  pouvant  sortir,  tu  le  pries  de  se  donner  la  peine  de  venir  le 
plus  tôt  possible  chez  toi  et  là,  seul  à  seul,  de  raisonner  à  fond 
avec  lui.  Je  m'en  rapporte  à  son  avis.  »  La  Tour-Mau bourg, 
convoqué,  est  d'avis  que  Decazes  ne  doit  demander  raison  à  per- 
sonne. Decazes  cède  à  ce  conseil.  Un  moment  troublé  par  la  mul- 
tiplicité dos  agressions,  il  se  redresse,  résolu  à  les  dédaigner,  à 
braver  ses  adversaires,  et  à  se  consacrer  tout  entier  à  la  loi  élec- 
torale. 

Sur  son  conseil,  le  Roi  consent  à  ce  que  quelques  personnages 
considérables  soient  adjoints  aux  ministres  pour  statuer  défini- 
tivement. Le  duc  de  Richelieu,  le  chancelier  Dambray,  Laine, 
Mounier,  Cuvier  sont  désignés  pour  faire  partir  de  cette  grande 
commission.  Villèle  et  Corbière,  redoutant  d'être  soupçonnés  de 
complaisance  par  les  ultras  refusent  d'y  siéger.  Mais  ils  consen- 
tent à  faire  connaître  leur  opinion  sur  les  mesures  proposées, 
par  l'intermédiaire  de  Pasquier.  En  prévision  de  la  réunion  de  ce 
Conseil  extraordinaire  qu'il  doit  présider,  le  Roi  invite  Decazes  à 
céder  sa  place  à  Richelieu  autour  de  la  table  des  délibérations. 
«  S'il  refuse,  j'ordonnerai  et  je  ferai  mettre  le  chancelier  à  ma 
gauche.  »  Les  séances  de  la  commission  se  prolongent  jusqu'au 
9  février.  Ce  jour-là,  elle  arrête  enfin  une  rédaction  définitive, 
qui  n'est  à  vrai  dire  qu'une  reproduction  du  projet  de  Serre, 
plus  ou  moins  amendé.  Telle  qu'elle  est,  elle  satisfait  Villèle,  qui 
promet  de  la  soutenir.  Monsieur  prend  l'engagement  de  faire 
cesser  l'opposition  de  ses  amis,  et  le  Cabinet  peut  raisonnablement 
espérer  la  victoire.  «  Tu  es  encore  le  point  de  mire  de  mille  atro- 
cités, mande  le  Roi  au  président  du  Conseil.  J'en  soutire  plus  que 
toi-même  sans  que  mon  espérance  ait  été  un  moment  abattue. 
Mais,  après  avoir  lu  le  projet,  je  crois  pouvoir  t'appliquer  ce  pas- 
sage d'un  psaume  :  Eiinles  ibant  et  flebant,  mittentes  semina  sua. 
Venientes  autem  venient  cum  exultatione , portantes  manipiilos 
suos.  » 

Le  10,  la  détente  est  générale,  au  moins  en  apparence.  Le  Roi 


LOUIS  XVHI  ET  LE  DUC  DECAZES.  371 

a  confiance  dans  le  succès.  «  Je  crois  aux  conversions.  Celles  de 
Mathieu  de  Montmorency,  de  Sosthènes  de  la  Rochefoucauld, 
môme  du  rude  Fitz-James  me  paraissent  sincères.  Aussi  je  me 
sais  bon  gré  d'avoir  été  très  aimable  pour  M""*  Sosthènes,  lors- 
qu'elle est  venue  chercher  hier  l'almanach  que,  depuis  le  mois  de 
janvier  4815,  jo  suis  en  possession  de  lui  donner  tous  les  ans... 
Les  déblatérations  de  Pozzo  m'indignent  et  me  baillent  un  peu 
martel  en  tète;  il  y  a  quelqu'un  derrière  lii...  Pour  rester  sur  la 
bonne  bouche,  la  lettre  de  l'évêquede  Samos  est  excellentissime. 
Qu'on  te  connaisse,  mon  ami,  qu'on  te  connaisse,  c'est  tout  ce 
que  je  demande.  »  A  cette  satisfaction  du  Roi,  il  y  a  cependant 
une  ombre.  Son  Elie  est  de  nouveau  souffrant:  «  Je  ne  t'en  exhorte 
pas  moins  à  aller  à  la  bataille.  Fais  ce  que  dois,  advienne  que 
pourra.  »  La  bataille  est  prochaine.  Mais,  une  question  se  pose. 
L'engagera-t-on  à  la  Chambre  des  Pairs  d'abord,  ou  à  celle  des 
députés?  Le  Roi  consulté  répond  :  «  Dans  mon  humble  opinion, 
je  crois  qu'il  faut  commencer  par  la  Chambre  des  députés.  La 
victoire  remportée  là  nous  l'assure  ailleurs  et  je  ne  suis  pas  très 
sûr  que,  remportée  au  Luxembourg,  elle  ne  nous  fût  pas  plus 
nuisible  qu'utile  au  Palais-Rourbon.  L'exemple  de  l'Angleterre 
ne  prouve  rien.  La  Chambre  des  Pairs  y  fut  toujours,  sauf  le 
temps  du  Long  Parlement,  comptée  pour  beaucoup.  Ici,  j'ai  tou- 
jours peur  qu'on  ne  la  traite  de  superfétation.  »  L'avis  du  Roi 
prévaut.  Le  même  jour,  10  février,  le  président  de  la  Chambre  des 
députés  est  averti  qu'elle  recevra,  le  lundi  14,  une  importante 
communication  du  gouvernement. 

Durant  les  trois  journées  qui  suivent,  le  Roi  n'est  préoccupé 
que  de  la  santé  de  «  son  fils  »  et  que  de  l'accueil  qui  sera  fait  à  la 
loi  par  les  Chambres,  par  la  France,  et  par  l'Europe.  Il  a  chargé 
Richelieu  d'aller  féliciter  en  son  nom  le  nouveau  roi  d'Angle- 
terre, George  IV,  à  l'occasion  de  son  avènement.  Il  veut  que  l'en- 
voyé royal  emporte  à  Londres  une  copie  du  projet  et  qu'il  la 
montre  à  qui  voudra  la  voir.  De  même,  il  entend  que  son  mi- 
nistre des  Afi'aires  étrangères  en  communique  sans  retard  des 
exemplaires  à  ses  agens  à  l'étranger.  En  ce  qui  touche  Decazes,  il 
lui  prodigue  sa  sollicitude  avec  plus  d'ardeur  qu'il  ne  l'a  jamais 
fait.  Il  le  sait  absorbé  par  la  rédaction  de  l'exposé  des  motifs. 
«  Tout  va  être  fatigue  pour  toi  d'ici  à  lundi  et  ce  jour-là  n'en  sera 
pas  un  de  repos...  Je  voudrais  que  dès  lundi,  en  sortant  de  la 
Chambre,  tu  allasses  à  Madrid,  pour  y  passer  tout  le  mardi  et  ne 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

venir  que  le  mercredi  pour  le  Conseil.  »  Et  le  lendemain,  veillée 
des  armes,  il  termine  un  des  trois  billets  qu'il  écrit  en  quelques 
heures  par  ce  souhait  que  lui  dicte  son  cœur  :  «  J'espère  bien  dès 
demain,  au  sortir  de  la  Chambre,  voir  mon  ami  et  serrer  dans 
mes  bras  le  fils  que  j'aime  de  tout  mon  cœur.  » 

II 

Durant  la  soirée  du  13  février,  Paris  s'amusait;  on  touchait 
à  la  fin  du  carnaval.  Obligé  de  ménager  ses  forces  en  vue  de  la 
journée  du  lendemain,  où  devait  être  portée  à  la  Chambre  des 
députés  la  loi  électorale,  Decazes  avait  laissé  sa  jeune  femme  aller 
seule  à  un  bal  donné  par  le  maréchal  Suchet,  duc  d'Albuféra.Il 
était  resté  chez  lui,  en  compagnie  de  son  collègue  Pasquier.  Les 
deux  ministres  relisaient  ensemble  l'exposé  des  motifs  du  projet 
de  loi,  rédigé  par  Decazes.  Un  peu  après  onze  heures,  comme  ils 
achevaient  ce  travail  de  revision,  un  homme  entra  sans  s'être  fait 
annoncer,  le  visage  pâle  et  décomposé.  C'était  l'officier  de  paix 
Joly,  agent  de  confiance,  spécialement  chargé  de  veiller  à  la  sûreté 
du  Duc  de  Berry.  A  sa  mine  bouleversée,  les  ministres  devinèrent 
qu'il  était  messager  de  malheur.  Ils  ne  se  trompaient  pas.  Joly 
s'écriait  avec  désespoir  : 

—  Monsei2:nour  vient  d'être  assassiné. 

Au  seuil  de  l'Opéra,  le  prince  avait  été  frappé  d'un  coup  de 
poignard,  au  moment  où  il  rentrait  au  Ihéâtre  après  avoir  mis  en 
voiture  la  Duchesse  de  Berry,  qui  se  retirait  sans  attendre  hi  fin 
du  spectacle.  L'assassin,  arrêté  sur-le-champ,  se  nommait  Louvel. 
Son  arme  avait  pénétré  profondément  dans  la  poitrine  de  sa 
victime,  mais  sans  donner  la  mort.  Joly  ne  put  dire  si  la  bles- 
sure était  ou  non  mortelle.  Quand  il  avait  quitté  le  théâtre,  le 
prince  venait  d'être  transporté  dans  l'appartement  du  régisseur. 
Appelés  en  hâte,  des  médecins,  parmi  lesquels  se  trouvait  Du- 
puytren,  lui  prodiguaient  leurs  soins.  Le  Comte  d'Artois  arrivait, 
suivi  du  Duc  et  de  la  Duchesse  d'Angoulême.  Le  Roi  n'était  pas 
encore  prévenu. 

C'est  à  celui-ci  qu'au  su  de  ces  premiers  détails,  Decazes  son- 
gea d'abord.  Il  lui  écrivit  pour  lui  annoncer  la  catastrophe.  Il  pro- 
mettait d'aller  le  voir  dès  qu'il  se  serait  assuré  de  l'état  du  blessé. 
Il  partit  ensuite  pour  aller  à  l'Opéra.  Pasquier  l'accompagnait. 
A  l'Opéra,    le    spectacle   s'achevait,   la  nouvelle  du    crime  ne 


LOUIS    XVIIl    ET    LE    DUC    DECAZES,  373 

s'étant  pas  encore  répandue  parmi  les  spectateurs.  Mais,  dans  la 
chambre  où  le  prince  était  couché,  se  pressaient,  pôle-môle,  les 
membres  de  sa  famille,  ses  gens,  divers  personnages  de  la  cour. 
Tout  était  désarroi,  consternation,  gémissemens.  Insensible  aux 
efforts  tentés  pour  apaiser  sa  douleur,  la  Duchesse  de  Berry  se 
livrait  au  désespoir  le  plus  exalté.  Dupuytren,  assisté  de  ses  con- 
frères, suivait  les  effets  des  premiers  remèdes  qu'il  avait  prescrits. 
Après  avoir  pratiqué  plusieurs  saignées,  il  venait  d'ordonner  l'ap- 
plication de  sangsues,  espérant  éviter  ainsi  un  épanchemcnt  qui 
eût  précipité  la  mort. 

En  voyant  entrer  le  président  du  Conseil,  le  Comte  d'Artois 
s'était  élancé  au-devant  do  lui.  Il  l'embrassa  à  plusieurs  reprises. 

—  Allez  prévenir  mon  frère,  lui  dit-il.  Suppliez-le  d'avoir  du 
courage.  Nous  sommes  bien  malheureux.  Mais  nos  amis  ne  nous 
abandonneront  pas.  Nous  comptons  sur  vous,  mon  cher  Dccazes. 

Tout  en  larmes,  Decazes  s'avança  vers  le  lit  sans  entendre  les 
murmures  qui  s'élevaient  sur  son  passage  et  sans  remarquer  qu'à 
son  approche,  la  Duchesse  de  Berry  s'écartait  avec  un  geste  d'hor- 
reur. Il  ne  songeait  qu'à  interroger  Dupuytren.  Quoique  l'illustre 
médecin  ne  désespérât  pas  de  sauver  le  Duc  de  Berry,  ses  réponses 
témoignaient  d'un  tel  trouble  que  Decazes  déclara  qu'on  devait  re- 
courir aux  lumières  du  docteur  baron  Dubois.  Il  offrit  d'aller  lui- 
même  le  chercher  en  revenant  des  Tuileries  où  il  était  attendu. 

Comme  il  sortait.  Monsieur  le  rappela  : 

—  Faites  tous  vos  efforts  pour  empocher  le  Roi  de  venir,  lui 
recommanda-t-il.  Sa  présence  apporterait  la  gêne  de  l'étiquette. 
Assurcz-le  que  nous  n'avons  pas  perdu  tout  espoir.  S'il  fallait  y 
renoncer,  il  serait  averti  assez  tôt  pour  avoir  le  temps  d'apporter 
sa  bénédiction  à  mon  pauvre  fils. 

Pendant  que  Decazes  courait  aux  Tuileries,  sa  femme  appre- 
nait chez  le  maréchal  Suchet  le  dramatique  événement  de  la  soirée. 
Nous  lisons  dans  ses  cahiers  : 

«  Je  dansais  avec  je  ne  sais  trop  qui,  lorsque  M.  de  Balincourt 
vint  à  moi  et  me  glissa  à  l'oreille  qu'après  la  contredanse,  il 
aurait  quelque  chose  de  très  sérieux  à  me  dire.  La  contredanse 
finie,  il  m'emmena  dans  l'antichambre  et  me  dit  : 

«  —  l^e  Duc  d('  Berry  est  assassiné. 

«  —  Mon  Dieu  !  nous  sommes  tous  perdus!  m'écriai-jo.  Esl-il 
mort? 

«  —  Non,  on  espère  môme  le  sauver... Le  Maréchal  d(''sire  que 


37 i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  bal  ne  soit  pas  interrompu  et  que  la  nouvelle  ne  circule  pas. 
Mais  j'ai  pensé  qu'il  fallait  vous  avertir.  Partez  ;  je  préviendrai 
votre  belle-sœur  et  vos  nièces  qu'étant  souffrante,  vous  vous  êtes 
retirée. 

«  Je  montai  en  voiture;  j'allai  à  l'Opéra.  La  loge  royale  et  le 
petit  salon  qui  la  précède  étaient  pleins  de  monde.  Je  m'informai 
de  mon  mari.  On  me  dit  qu'il  venait  de  se  rendre  chez  le  Roi.  Je 
revins  alors  chez  moi.  J'y  trouvai  ma  belle-sœur  et  beaucoup  de 
gens.  Mais  je  ne  parlai  à  personne.  J'étais  atterrée.  » 

Le  récit  de  Decazes  n'est  pas  moins  émouvant. 

«  Je  trouvai  le  Roi  couché  depuis  une  heure,  très  agité,  en 
proie  à  la  fiè\Te.  Il  voulait  se  lever  et  j'eus  beaucoup  de  peine  à 
l'en  empocher.  Il  céda  sur  la  promesse  que  je  lui  fis  de  le  tenir 
assez  exactement  informé  pour  que,  si  son  neveu  devait  succom- 
ber, il  pût  lui  fermer  les  yeux.  »  Quelques  instans  après,  le  pré- 
sident du  Conseil  était  de  retour  à  l'Opéra,  ramenant  Dubois  avec 
lui.  «  Il  ne  me  laissa  aucune  espérance.  Après  avoir  écouté  Du- 
puytren,  il  fut  d'avis  d'arrêter  l'application  des  sangsues. 

«  —  Monseigneur  n'a  perdu  que  trop  de  sang,  fit-il  remarquer. 
Je  voudrais  pouvoir  lui  en  rendre. 

«  Se  tournant  vers  moi,  il  me  demanda  si  j'avais  interrogé 
Louvel.  Je  compris  sa  funeste  pensée.  J'allai  dans  la  pièce  voisine, 
où  Louvel,  garrotté,  était  gardé  à  vue.  Le  procureur  général  et  le 
procureur  du  Roi  l'interrogeaient.  Je  me  penchai  à  son  oreille  et 
lui  demandai  si  le  poignard  était  empoisonné.  Il  se  récria  avec 
une  sorte  d'indignation.  La  question,  concertée  avec  les  deux  ma- 
gistrats, avait  été,  ainsi  que  la  réponse,  entendue  par  eux,  parle  duc 
de  Fitz- James  et  par  divers  serviteurs  de  la  famille  royale.  Le 
Drapeau  blanc  ne  m'en  dénonça  pas  moins,  le  lendemain,  comme 
ayant  parlé  bas  à  Louvel  et  lui  ayant  sans  doute  donné  des  aver- 
tissemens  pour  sa  défense.  Il  fallut  une  déclaration  formelle  du 
duc  de  Fitz-James  pour  couper  court  à  cette  infâme  calomnie.  » 

Cependant,  personne  n'avait  mis  en  doute  la  sincérité  de  la 
réponse  de  Louvel.  Mais  elle  ne  parut  pas  rassurer  Dubois.  Du- 
puytren  le  questionnait  : 

((  —  Que  faut-il  faire  ? 

—  Rien. 

—  Vous  n'êtes  donc  pas  d'avis  de  continuer  à  mettre  les 
sangsues  ? 

—  Non!  répliqua  Dubois  avec  impatience,  je  croyais  vous 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  375 

l'avoir  déjà  dit.  L'état  de  Monseigneur  est  désespéré;  le  cœur  est 
touché.  Les  remèdes  ne  feront  que  hâter  sa  fin.  » 

Après  cette  déclaration,  véritable  arrêt  de  mort,  Tétat  du 
prince  s'aggrava  rapidement.  Decazes  dut  prendre  les  ordres  de 
Monsieur,  qui  l'autorisa  à  aller  chercher  le  Roi.  En  voyant  entrer 
le  ministre  dans  sa  chambre,  le  Roi  lui  cria  :  * 

—  Tout  est  fini  ? 

—  Non,  Sire;  mais  on  demande  Votre  Majesté.  Je  la  supplie 
de  faire  appel  à  tout  son  courage. 

«  Il  m'embrassa,  continue  Decazes.  Il  m'ordonna  ensuite  d'ap- 
peler son  valet  de  chambre,  s'habilla  sans  dire  un  mot  et  persista 
dans  son  silence  tout  le  long  de  la  route.  » 

On  connaît  les  émouvantes  scèn%  auxquelles  donna  lieu  la 
présence  de  Louis  XVII I  auprès  du  lit  sur  lequel  agonisait  son 
neveu  :  la  Duchesse  de  Berry  se  jetant  à  ses  pieds  et  le  suppliant 
de  consentir  à  ce  qu'elle  retournât  en  Sicile,  son  pays  natal,  avec 
sa  fille,  loin  de  cette  France  où,  sans  cesse,  tout  lui  rappellerait 
son  malheur;  l'insistance  que  mit  le  moribond  à  solliciter  du  Roi 
la  grâce  de  «  l'homme  »,  son  assassin;  et  enfin  l'allusion  qu'il  fit 
soudain  à  la  grossesse  de  sa  femme,  que  personne  ne  soupçon- 
nait encore,  —  lueur  d'espoir  s  allumant  à  l'improviste  dans  l'obs- 
curité sinistre  de  cette  nuit  de  deuil. 

«  Toutes  ces  dernières  heures  furent  déchirantes.  La  douleur 
du  Roi  était  extrême.  On  voyait  de  grosses  larmes  couler  sur  ses 
joues.  Quand  son  neveu  eut  rendu  le  dernier  soupir,  il  s  approcha 
de  son  lit,  lui  baisa  la  main  et,  lui  ayant  fermé  les  yeux  : 

«  —  Allons,  dit-il,  ma  tâche  est  remplie. 

«  Il  remonta  en  voiture  et  rentra  aux  Tuileries.  Je  l'y  accom- 
pagnai et  me  retirai  bientôt  ;  le  Roi  avait  besoin  de  repos,  et  moi 
aussi.  » 

Que  s'étaient-ils  dit,  le  vieux  Roi  et  son  favori,  pendant  les 
quelques  instans  où  ils  avaient  pu  se  trouver  seuls  après  la  mort 
du  prince  sur  qui  reposait  jusqu'à  ce  jour  l'espoir  des  Bourbons 
de  France?  Il  est  aisé  de  reconstituer  les  paroles  qu'ils  échan- 
gèrent. Le  Roi  ne  pouvait  se  méprendre  aux  conséquences  de 
l'événement.  Il  n'ignorait  pas  qu'à  la  faveur  de  celte  catastrophe, 
les  partis  allaient  se  soulever;  il  prévoyait  que  les  ultras  se  pré- 
paraient à  lui  déclarer  «  une  guerre  terrible  ».  Il  n'est  pas  dou- 
teux que,  dès  ce  premier  soir,  il  ait  fait  part  à  Decazes  de  ses 
inquiétudes  et  de  ses  craintes. 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ils  vont  exploiter  ma  douleur,  disait  le  Roi  ;  ce  n'est  pas 
ton  système  qu'ils  attaqueront,  mon  cher  fils;  c'est  le  mien.  Ce 
n'est  pas  seulement  à  toi  qu'ils  en  veulent;  c'est  à  moi.  —  Et 
comme  Decazes  faisait  entendre  que  sa  démission  serait  peut-être 
le  plus  sûr  moyen  de  conjurer  ces  orages  et  d'écarter  ces  périls, 
le  Roi  se  récriait  avec  véhémence  et  ordonnait:  —  J'exige  que  tu 
restes  au  ministère;  ils  ne  nous  sépareront  pas! 

Le  tableau  de  «  cette  nuit  effroyable  ->,  où  l'on  vit,  parmi  les 
royalistes  «  des  figures  rayonnantes  »,  resterait  inachevé  si  nous  ne 
le  complétions  par  le  récit  des  incidens  qui  se  déroulaient  presque 
en  môme  temps  au  ministère  de  l'Intérieur.  C'est  encore  dans  les 
cahiers  de  la  duchesse  Decazes  que  nous  trouvons  ce  récit. 

((  Durant  toute  cette  nu  t,  ce  fut  une  succession  continuelle  de 
visites. A  cinq  heures  du  matin,  on  entendit  ouvrir  la  petite  porte 
qui  était  sous  mes  fenêtres.  On  vint  nous  dire  que  c'était  Louvel 
qu'on  amenait  pour  lui  faire  subir  un  interrogatoire.  Toutes  les 
personnes  qui  étaient  dans  le  salon  se  précipitèrent  aux  fenêtres 
de  la  salle  à  manger  pour  voir  passer  l'assassin.  Je  me  cachai  ; 
j'éprouvais  une  horreur  que  je  ne  peux  dire, en  sachant  ce  monstre 
si  près  de  moi.  Il  me  faisait  horreur  pour  son  crime,  et  peut-être 
aussi  avais-je  le  pressentiment  du  chagrin  qu'il  me  causerait  per- 
sonnellement. Bientôt  après,  on  vint  nous  dire  que  le  prince  était 
mort.  Ce  furent  des  larmes  et  des  cris...  Je  voyais  cette  pauvre 
femme  penchée  sur  son  mari  assassiné  et  je  me  figurais  le  mien 
avant  bientôt  le  même  sort.  Les  innombrables  menaces  dont  il 
avait  été  l'objet  me  revenaient  à  l'esprit.  Dans  chaque  figure  nou- 
velle qui  se  présentait  à  moi,  je  voyais  un  assassin...  Mon  mari 
était  rentré  peu  après  l'arrivée  de  Louvel.  Mais  je  ne  pus  le  voir. 
Il  me  fit  dire  d'aller  dans  la  journée  au  Louvre,  où  le  corps  du 
Duc  de  Berry  avait  été  déposé  (1).  » 

Peut-être  les  craintes  exprimées  alors  par  la  duchesse  Decazes 
sembleront-elles  aujourd'hui  excessives  et  exagérées.  Elles  ne 
l'étaient  pas,  cependant,  à  l'heure  où  elle  les  éprouvait.  L'irritation 
des  ultra-royalistes  contre  son  mari,  quoique  encore  contenue  par 

(1)  Dans  le  désordre  qui  suivit  la  mort  du  prince,  les  ordres  donnés  pour  l'expo- 
sition de  sa  dépouille  mortelle  ne  furent  pas  exécutés.  Decazes  raconte  que,  s"étant 
rendu  au  Louvre  dans  la  matinée  du  14,  il  fut  aussi  mécontent  que  surpris  de 
trouver  le  corps  étendu  sur  la  table  à  manger  de  M.  d'Autichamp,  capitaine  des 
gardes,  avec  un  seul  cierge,  sans  eau  bénite  et  sans  un  prêtre.  <i  J'allai  moi-même 
à  Saint-Germain-l'Auxerrois,  paroisse  du  Louvre,  pour  faire  réparer  cet  étrange 
oubli,  et  j'écrivis  au  grand  aumônier  pour  qu'il  prît  les  mesures  nécessaires.  » 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  377 

la  protection  dont  le  Roi  le  couvrait,  allait  en  réalité  jusqu'à  la 
fureur.  Certains  d'entre  eux,  — il  faut  oser  le  dire,  puisque  telle 
est  la  vérité,  — :  ne  songeaient  qu'à  se  réjouir  d'un  forfait  qui  sem- 
blait rendre  sa  chute  inévitable.  Si  ce  monstrueux  contentement 
hésitait  encore  à  se  manifester,  il  se  laissait  apercevoir  déjà  par- 
tout où  se  trouvaient  les  familiers  de  Monsieur  et  de  ses  bclles- 
filles.  De  ces  dispositions  non  équivoques,  les  cahiers  auxquels 
j'emprunte  tant  de  détails  inédits  contiennent  une  preuve  qu'il 
convient  de  mentionner  avant  de  citer  toutes  celles  que  nous 
révèlent  les  manuscrits  de  Decazes.  Elle  se  rapporte  à  la  journée 
du  14  février. 

«  La  veuve  du  Duc  de  Berry  avait  été  conduite  à  Saint-Gloud. 
Les  femmes  de  la  Cour  étaient  tenues  d'aller  s'inscrire  chez  elle.  Le 
Roi  m'écrivit  pour  m'indiquer  l'heure  à  laquelle  il  s'y  trouverait 
et  m  inviter  à  m'y  rendre  au  même  moment  (1).  Ma  bonne  maman 
me  proposa  d'y  venir  avec  moi.  Nous  y  fûmes.  C'est  la  première 
fois  que  la  figure  de  la  disgrâce  s'est  offerte  à  mes  regards.  Je 
vis  d'abord  qu'on  faisait  des  difficultés  pour  me  laisser  entrer. 
Puis,  à  peine  me  faisait-on  la  révérence.  J'avoue  que,  d'abord,  je 
n'y  attachai  pas  une  grande  importance,  tant  ma  douleur  m'ab- 
sorbait. Ce  n'est  qu'après  avoir  quitté  le  Palais,  que  je  me  sou- 
vins de  tout  ce  qui  s'était  passé.  M"*  Juste  de  Noailles,  dame 
d'atours  de  la  Duchesse  de  Berry,  avait  été  la  seule  personne  qui 
se  fût  montrée  réellement  polie  pour  moi.  Quand  le  Roi,  qui  arriva 
comme  je  m'éloignais,  me  vit,  il  m'appela,  et  me  dit  deux  ou  trois 
paroles  bienveillantes.  Aussitôt  qu'il  eut  passé,  je  m'en  allai.  Il 
me  tardait  d'être  sortie.  » 

Dans  la  matinée  de  ce  jour,  le  Conseil  des  ministres,  réuni, 
arrêta  qu'une  loi  serait  présentée  «  pour  empêcher  que  la  presse 
n'augmentât  par  des  publications  perfides  ou  téméraires  l'irrita- 
tion, les  craintes,  peut-être  les  espérances  que  le  forfait  pouvait  ou 
devait  faire  naître».  Cette  mesure  était  surtout  motivée  parla 
violence  avec  laquelle  les  journaux  royalistes  accusaient  du  crime 
l'opinion  libérale.  Par  une  autre  loi,  le  gouvernement  demandait 
à  être  armé  «  du  droit  d'arrêter  les  individus  soupçonnés  de  mé- 
diter le  renouvellement  de  pareils  attentats.  »  On  en  revenait 
ainsi  à  la  politique  arbitraire  de  1815  et  de  181().  L'ultra-roya- 

(1)  Il  dit  h  Decazes,  le  lenilcin.iin,  (|iie,  ne  ]i(Hivanl  la  recevoir,  il  ne  voulait  pas 
perdre  cette  occasion  de  voir»  la  nialiieureuse  innocente,  (|ui  devait  laiil  snullVir 
des  infâmes  calomnies  dont  son  mari  était  l'objet  ». 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lisme  triomphait.  Les  ministres  décidèrent  enfin  que  rien  ne 
serait  changé  à  leurs  projets  antérieurs  en  ce  qui  touchait  la  ré- 
forme électorale.  Les  Chambres  devaient  être  saisies,  sous  vingt- 
quatre  heures,  de  ces  diverses  propositions.  Dans  la  même  jour- 
née, communication  leur  fut  faite  «  de  cet  affreux  malheur.  » 

A  la  Chambre  des  Pairs,  tout  se  passa  avec  convenance. 
Mais,  à  la  Chambre  des  députés,  avant  même  que  le  Président 
Ravez  eût  donné  lecture  de  la  lettre  du  président  du  Conseil,  un 
député  de  la  fraction  la  plus  avancée  de  la  Droite,  Clausel  de 
Cou ssergues,  s'élança  à  la  tribune  et  proposa  «  de  porter  un  acte 
d'accusation  contre  M.  Decazes,  comme  complice  de  l'assassinat 
du  Duc  de  Berry».  Il  voulait  développer  sa  proposition.  Des  pro- 
testations presque  unanimes  couvrirent  sa  voix.  Il  dut  regagner 
sa  place  au  milieu  des  huées  de  ses  adversaires  et  des  reproches 
de  ses  amis. 

Decazes  n'assistait  pas  à  cette  séance.  Mais  d'autres  ministres 
étaient  présens.  Aucun  d'eux  ne  demanda  la  parole  pour  le  dé- 
fendre. Ils  considérèrent  qu'il  n'avait  pas  besoin  d'être  défendu. 
Decazes  n'en  fut  pas  moins  blessé  de  leur  silence.  Il  leur  déclara 
que,  si,  le  lendemain,  à  l'ouverture  de  la  Chambre,  l'un  d'eux  ne 
faisait  pas  justice  «  de  ce  misérable  »,  rien  ne  pourrait  l'empê- 
cher de  se  faire  justice  lui-même.  Ils  eurent  la  plus  grande  peine  à 
le  calmer  et  à  obtenir  de  lui  qu'il  se  reposât  sur  eux  du  soin  de 
prendre  toutes  les  mesures  que  nécessiterait  le  souci  de  son 
honneur.  Le  soir  venu,  il  recevait  du  Hoi  cette  lettre  bien  propre 
à  lui  prouver  qu'en  dépit  du  crime  de  la  veille,  la  faveur  royale 
lui  restait  tout  entière  : 

«  Je  savais,  mon  cher  fils,  par  Pasquier,  avant  l'entrée  de  la 
Chambre  des  députés,  que  tu  n'y  serais  pas  et,  tout  en  gémissant 
de  la  cause,  je  ne  puis  que  tapprouver.  Cette  affreuse  nuit  en  au- 
rait accablé  de  plus  forts  que  toi.  Souviens-toi  qu'il  faut  que  les 
lois  d'exception  soient  draconiennes  et  promptement  proposées. 
Tout  est,  malgré  l'infâme  Clausel  de  Coussergues,  bien  disposé. 
Mais  il  faut  battre  le  fer  pendant  qu'il  est  chaud. 

«  Parmi  ces  horribles  mensonges  du  café  de  Valois,  il  y  aune 
chose  vraie  :  c'est  la  demande  que  tu  as  pu  entendre  la  Duchesse 
de  Berry  me  faire  â  genoux  d'emmener  sa  fille  en  Sicile.  J'ai 
chargé  Pasquier  de  te  dire  qu'il  serait  bon  que  nos  journaux  par- 
lassent du  soupçon  de  grossesse  qui  existait  déjà  quelques  jours 
avant  le  crime.  Bonsoir,  cher  fils  bien-aimé.  » 


LOUIS    XYIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  379 

Cette  lettre,  l'attitude  de  Monsieur  pendant  la  nuit  du  crime, 
tout  était  pour  entretenir  les  illusions  de  Decazes.  Il  ne  savait  pas 
que,  dans  la  journée,  ses  plus  ardens  ennemis,  réunis  chez  Vi- 
trolles,  s'étaient  concertés  pour  déterminer  le  Comte  d'Artois, 
d'une  part,  à  se  remarier  afin  de  donner  des  héritiers  à  la  couronne 
et  d'autre  part,  à  faire  auprès  du  Roi  une  démarche  solennelle  à 
l'effet  d'obtenir  qu'il  sacrifiât  son  ministre.  Il  ignorait  que 
Monsieur,  en  écartant  la  première  proposition,  celle  d'un  mariage 
que  la  grossesse  de  sa  belle-fille  permettait  d'ajourner,  avait 
agréé  la  seconde,  promis  d'agir  sur  son  frère,  conformément  aux 
désirs  de  ses  amis. 

Il  put  s'en  douter,  le  lendemain,  en  ouvrant  les  journaux.  «  Oui, 
monsieur  Decazes,  lui  disait  Martainville,  dans  le  Drapeau  blanc, 
c'est  vous  qui  avez  tué  le  Duc  de  Berry.  Pleurez  des  larmes  de 
sang;  obtenez  que  le  ciel  vous  pardonne;  la  patrie  ne  vous  pardon- 
nera pas.  »  La  Gazette  de  France  dénonçait  «  sa  complicité  morale 
avec  l'assassin  ».  Les  Débats^  la  Quotidienne,  le  Censeur  faisaient 
chorus;  Chateaubriand  se  distinguait  par  sa  violence  en  s'associant 
à  ces  atrocités.  Decazes,  indigné,  donna  l'ordre  au  procureur  général 
de  poursuivre  le  Drapeau  blanc.  Une  nouvelle  lettre  du  Roi  datée 
du  1 5,  deux  heures  un  quart,  venait,  dans  ces  épreuves,  raffermir  son 
courage.  «  Tes  nouvelles,  mon  cher  fils,  me  consolentun  peu  du  mal 
que  ton  état  d'hier  m'avait  fait...  Je  ne  reçois  ni  le  Drapeau  blanc 
ni  le  Censeur.  Mais  leurs  extraits  font  horreur.  Tu  as  bien  fait  de 
les  dénoncer.  Je  suis  peut-être  plus  blessé  que  toi  de  l'infamie  de 
Clausel.  Mais  j'avoue  que  je  pense  un  peu  là-dessus  comme  Col- 
lin  :  la  Chambre  en  a  fait  justice.  A  bientôt,  je  t'aime  de  tout  mon 
cœur.  »  Dans  la  soirée,  nouvelle  allusion  à  ces  attaques  des  jour- 
naux. «Je  lis  ordinairement,  mon  cher  fils,  un  peu  en  diagonale  les 
œuvres  de  M.  de  Chateaubriand.  Mais,  aujourd'hui,  je  me  suis  im- 
posé la  pénitence  de  le  lire  en  entier.  J'en  suis  indigné.  Je  vou- 
drais aller  trouver  l'auteur,  et,  le  bâton  haut,  l'obliger  à  signer  le 
désaveu  de  son  infamie.  »  Et  comme,  ce  mèmejour,  les  lois  d'excep- 
tion et  la  loi  électorale  avaient  été  déposées  sur  le  bureau  des 
Chambres,  le  Roi  témoignait  sa  satisfaction  :  «  Je  suis  bien  aise 
qu'enfin  les  lois  soient  portées.  J'espère  que  cela  te  donnera  du 
répit.  Pour  y  contribuer,  je  n'ai  point  commandé  le  Conseil  pour 
demain.  Mande-moi,  je  te  prie,  quand  tu  le  veux  et  si  tu  exécutes 
le  projet  de  Madrid.  Honsoir,  cher  fils  ami.  » 

Mais  il  ne  pouvait  être  question  pour  Decazes  de  se  livrer  au 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

repos.  A  la  Chambre  des  députés,  Clausel  de  Coussergues  repre- 
nait sa  motion  de  la  veille.  Comme  la  veille,  elle  était  accueillie 
par  une  explosion  4  indignation  générale.  On  pouvait  cependant 
remarquer  qu'il  n'y  avait  plus  unanimité  pour  la  repousser.  Pas 
plus  que  la  veille,  Decazes  n  était  présent,  et  ses  collègues  persis- 
taient dans  leur  silence.  C'est  son  beau-père,  le  comte  de  Saintc- 
Aulaire,  qui  répondait  à  Clausel  de  Cousscrgues  :  «  Vous  êtes  un 
calomniateur.  »  D'autre  part,  dès  le  matin  du lo,  le  préfet  de  police 
lui  signalait  l'agitation  des  gardes  du  corps  qui  se  réunissaient  au 
café  de  Valois.  Leurs  proposétaientmenaçans,  trahissaient  une  haine 
ardente  et  des  desseins  d'une  rare  violence.  Quelques  heures  plus 
tard,  un  avis  analogue  lui  arrivait  sous  une  forme  encore  plus 
intimidante.  Il  avait  été  décidé  que  les  ministres  se  rendraient  au- 
près de  Monsieur  pour  lui  présenter  leurs  complimens  de  condo- 
léance. Empêché  par  une  circonstance  toute  fortuite  de  se  joindre 
à  eux,  et  le  marquis  de  la  Tour-Maubourg,  ministre  de  la  Guerre, 
se  trouvant  dans  le  même  cas,  Decazes  avait  pris  rendez-vous 
avec  lui  pour  faire  ensemble  cette  visite  d'étiquette. 

«  A  trois  heures,  raconte-t-il,  je  me  disposais  à  me  rendre  au 
pavillon  de  Marsan  et  j'attendais  mon  collègue  de  la  Guerre,  qui 
était  rentré  un  moment  à  son  ministère  pour  signer  les  ordres  des- 
tinés aux  généraux  commandant  les  divisions  militaires,  lorsque 
le  général  Alexandre  d'Ambrugeac,  ami  du  comte  de  Bruges  et 
mon  intermédiaire  habituel  avec  cet  aide  de  camp  de  Monsieur, 
entra  dans  mon  cabinet  pendant  que  je  signais  moi-même  mes 
dépêches  pour  les  départemens.  M.  de  Bruges  l'avait  chargé,  me 
dit-il,  de  me  remercier  de  n'avoir  pas  accompagné  mes  collègues 
à  l'audience  de  Son  Altesse  Royale;  il  avait  reconnu  dans  cette 
abstention  ma  prudence  dont  il  se  réjouissait,  d'autant  plus  qu'il 
était  persuadé  que  je  ne  serais  pas  sorti  vivant  de  la  salle  des 
gardes  du  prince,  tant  l'irritation  des  gardes  du  corps  était  grande. 
Pour  toute  réponse,  je  sonnai  et  demandai  qu'on  fît  avancer  ma 
voiture,  attelée  depuis  plusieurs  heures. 

«  —  Accordez-moi  quelques  instans,  me  dit  le  général  d'Am- 
brugeac; j'ai  beaucoup  de  choses  à  vous  raconter. 

«  Le  ministre  de  la  Guerre  étant  entré  en  ce  moment,  je  dis 
au  général  : 

«  —  Je  ne  peux  vous  écouter.  Nous  nous  rendons  auprès  de 
Monsieur,  ce  que  nous  avons  été  empêchés  de  faire  avec  nos  col- 
lègues, parce  que  nous  étions  à  la  Chambre  des  Pairs. 


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LOUIS    XVlll    ET    LE    DUC    DECAZES.  381 

«  —  N'avez-vous  donc  pas  entendu  ce  que  jo  vous  ai  dit  de  la 
part  du  comte  de  Bruges;  il  est  de  la  meilleure  foi  du  monde,  je 
vous  jure. 

«  —  C'est  parce  que  je  l'ai  entendu  que  je  presse  ma  visite  à 
Son  Altesse  Royale,  étant  convaincu  que  messieurs  les  gardes 
du  corps  ont  été  calomniés  auprès  de  l'aide  de  camp  de  Monsei- 
gneur. 

«  —  Au  nom  de  Dieu,  laissez-moi  du  moins  le  temps  de  pré- 
venir M.  de  Bruges. 

«  En  descendant  de  voiture,  nous  trouvâmes,  à  l'entrée  du 
vestibule  du  prince,  le  général  d'Ambrugeac  désespéré.  M.  de 
Bruges  était  sorti.  Nous  entrâmes  chez  Monsieur.  Les  gardes  du 
corps  de  service  dans  la  salle  des  gardes  se  levèrent  à  notre  ar- 
rivée ;  le  garde  de  faction  à  la  porte  de  Son  Altesse  Royale  nous 
fit  le  salut  d'usage  du  port  d'armes  et  du  talon.  Monseigneur  vint 
à  nous  avec  empressement,  me  prit  les  mains,  me  remercia  de 
ma  sollicitude  pendant  la  funeste  nuit.  Des  larmes  coulaient  de 
mes  yeux;  il  me  dit  : 

«  —  Nous  avons  besoin  de  forces  pour  prévenir  les  maux  que 
cet  alTreux  malheur  peut  amener  et  de  prendre  tout  sur  nous.  Je 
suis  très  touché  de  cet  attendrissement  dont  j'ai  été  témoin  toute 
la  nuit. 

«  Et  comme  j'excusais  le  ministre  de  la  Guerre  et  moi  de  n'être 
pas  venus  avec  nos  collègues,  espérant  que  Monseigneur  trouve- 
rait bon  que  nous  eussions  rempli  aux  deux  Chambres  les  devoirs 
qui  nous  y  avaient  appelés,  il  reprit  : 

<(  —  Je  vous  en  remercie,  il  ne  faut  pas  que  notre  malheur 
nous  fasse  oublier  le  service  du  Roi  et  les  dangers  du  pays. 

«  Il  nous  reconduisit  jusqu'à  la  porte  de  son  appartement  en 
me  serrant  la  main  à  plusieurs  reprises  avec  la  plus  vive  émotion. 
La  réflexion  n'avait  pas  changé  les  dispositions  des  gardes  du 
corps,  qni  nous  rendirent  les  mêmes  honneurs  qu'à  notre  arrivée.  » 

Il  est  regrettable  pour  la  mémoire  du  Comte  d'Artois  qu'on 
surprenne  ici  ce  prince  en  flagrant  délit  de  comédie  et  de  men- 
songe. Tandis  qu'il  prodiguait  à  Decazes  ces  témoignages  de  bien- 
veillance, il  n'ignorait  rien  du  complot  qui  s'ourdissait  contre  le 
président  du  Conseil.  Le  même  soir,  les  gardes  du  corps  habitués 
du  café  de  Valois  se  présentèrent  au  café  Lemblin,  rendez-vous 
ordinaire  des  (jfliciers  à  demi-solde,  inféodés  au  parti  libéral  et 
qu'on  savait  bien  disposés  pour  Decazes,  qui  s'était  fait  eu  plu- 


382  REVTE  DES  DEUX  MONDES. 

sieurs  circonstances  le  défenseur  de  leurs  intérêts.  Il  y  eut  des 
provocations,  des  rixes.  La  police  dut  intervenir.  On  consigna 
les  gardes  dans  leur  caserne.  Mais,  l'ordre  ne  pouvant  atteindre 
ceux  qui  étaient  sortis  au  moment  où  on  le  donnait,  le  bruit  se 
répandit  qu'ils  projetaient  d'enlever  le  président  du  Conseil.  Il  ne 
semble  pas  qu'il  ait  d'abord  ajouté  foi  à  ces  rumeurs  inquiétantes. 
Cependant  des  mesures  de  sûreté  furent  prises.  Nous  en  devons 
à  la  duchesse  Decazes  un  tableau  complet  et  bien  vivant  : 

«  Dans  la  soirée,  j'entrai  chez  mon  mari.  Je  lui  demandai  s'il  y 
avait  quelque  chose  de  nouveau  : 

((  —  Non,  ma  chère  amie,  va  te  coucher. 

«  Je  montai  chez  moi,  et  me  couchai.  Mais  je  ne  sais  quel 
pressentiment  m'empêcha  de  dormir.  A  deux  heures,  la  peur  me 
prit.  Je  me  levai  pour  aller  chercher  ma  femme  de  chambre 
Louise.  Je  trouvai  à  ma  petite  porte,  où  il  n'y  avait  jamais  per- 
sonne, le  grand  Henri  assis  sur  une  chaise.  Je  lui  demandai  ce 
qu  il  faisait  là  : 

«  —  Rien,  Madame;  j'attends  Monsieur. 

«  Je  voulus  sortir  par  une  autre  porte.  J'y  trouvai  le  domes- 
tique qui  me  servait  personnellement.  J'appelai  Louise;  nous  ou- 
vrîmes les  fenêtres  du  salon;  deux  gendarmes  étaient  sur  la  ter- 
rasse et  j'aperçus  beaucoup  de  soldats  dans  la  cour.  Alors,  je  pensai 
qu'il  y  avait  quelque  chose  de  sérieux.  Je  descendis  de  nouveau 
dans  les  bureaux  d'en  bas.  Tous  les  secrétaires  et  employés  y  étaient 
réunis.  Ils  m'apprirent  qu'on  avait  découvert  un  complot  des 
gardes  du  corps.  Ils  devaient  venir  attaquer  le  ministère  pour  en- 
lever le  ministre  et  ses  papiers.  Mais  les  précautions  étaient  prises, 
les  postes  doublés,  les  portes  barricadées.  Et  puis,  nous  aurions 
toujours  le  temps  de  nous  sauver  par  le  jardin.  J'ai  su  depuis  par 
mon  mari  que  le  duc  de  Talleyrand  lui  avait  fait  proposer  de  sortir 
par  sa  maison.  M.  d'Ecquevilly  lui  avait  offert  aussi  un  asile. 
Mais  il  avait  refusé,  ne  croyant  pas  à  une  attaque.  On  pense  bien 
qu'ainsi  avertie,  je  n'eus  plus  envie  de  me  coucher.  Ne  pouvant 
voir  mon  mari,  je  remontai  dans  ma  chambre.  J'y  fis  venir  mon 
fils  avec  sa  nourrice  et  Louise,  et  nous  restâmes  là  jusqu'au 
matin. 

«  A  huit  heures,  j'allai  chez  M""*  Séjourné,  mère  du  chef  du 
cabinet  de  M.  Decazes.  J'y  trouvai  son  fils,  qui  avait  passé  la  nuit 
avec  quinze  officiers  de  paix  à  surveiller  les  mouvemens  qui  se 
faisaient  dans  la  caserne  des  gardes  du  corps  et  à  calmer  les  offi- 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  383 

ciers  à  demi-solde  qui  s'étaient  réunis  en  grand  nombre  rue  des 
Saints- Pères  et  rue  des  Augustins.  Ils  devaient  beaucoup  à  M.  De- 
cazes  et  voulaient  le  défendre  contre  les  ultras.  Toutes  ces  précau- 
tions furent  d'ailleurs  inutiles.  On  avait  consigné  les  gardes  dans 
leur  caserne;  le  mouvement  ne  put  avoir  lieu.   » 

III 

Les  attaques  et  les  menaces  dont  Decazes  était  l'objet  avaient 
dans  le  cœur  du  Roi  de  douloureux  échos.  Néanmoins,  quoique 
déconcerté  par  l'orage  qui  venait  de  fondre  sur  lui,  il  était 
encore  bien  résolu,  le  IG  février,  à  ne  pas  se  séparer  de  son  mi- 
nistre. En  se  levant,  il  lui  traçait  la  conduite  qu'il  souhaitait  lui 
voir  tenir  en  face  de  ses  accusateurs  : 

«  Il  est  encore  de  trop  bonne  heure,  mon  cher  fils,  pour  avoir 
de  tes  nouvelles;  mais  voici  toujours  quelques  réflexions.  Hier, 
je  me  contentais  de  la  manière  dont  la  Chambre  a^ait  repoussé 
lodieuse  motion  de  Glausel  de  Goussergues.  Aujourd'hui,  les 
choses  sont  changées.  Ce  n'est  plus  une  accusation  absurde  qu'il 
porte  contre  toi;  c'en  est  une  qui  n'est  assurément  pas  mieux 
fondée,  mais  qui  est  constitutionnelle.  Peux-tu  garder  le  silence? 
Je  ne  le  pense  pas.  Il  me  semble,  au  premier  aperçu,  que  tu  dois 
relever  le  gant,  et  voici  comme  j'entends  que  tu  pourrais  le  faire. 
Remercier  la  Chambre  d'avoir  repoussé  par  son  improbation  la 
calomnie  aussi  atroce  qu'insensée  portée  contre  toi  comme  par- 
ticulier, mais  la  prier  de  ne  pas  agir  de  même  dans  l'attaque  qu'on 
te  fait  comme  ministre,  et,  au  contraire,  de  permettre  au  membre 
qui  a  déposé  sur  le  bureau  la  proposition  de  la  développer.  Je  n'ai 
pas  besoin  de  t'indiquer  ce  que  tu  peux  ajouter  ;  le  champ  est  fer- 
tile et  le  moissonneur  bon...  Je  reçois  le  portefeuille.  Je  persiste 
dans  ce  que  j'ai  écrit  en  te  conjurant  de  consulter  des  gens,  non 
qui  t'aiment  plus  tendrement,  qui  soient  plus  attachés  à  ta  gloire 
que  moi,  mais  qui  s'entendent  mieux  à  ce  qu'elle  peut  exiger... 
Tu  ne  me  dis  rien  de  ta  santé.  Hélas!  quel  jugement  en  porterai- 
je?  Je  t'aime.  » 

Cette  lettre  était  écrite  à  huit  heures  du  matin  et  envoyée 
aussitôt.  Mais  Decazes  ne  se  hâta  pas  d'y  répondre.  Ropoussée 
la  veille  par  la  Chambre  des  députés,  la  motion  Clausel  de  (lous- 
sergues  avait  déjà  perdu  beaucoup  de  son  intérêt,  grâce  surtout  â 
des  questions   plus  pressantes.  Il  s'agissait  maintenant  de  tout 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autre  chose.  La  journée  qui  commençait  devait  décider  du  sort 
des  lois  présentées  la  veille  aux  Chambres  :  loi  sur  les  élections, 
loi  rétablissant  pour  cinq  ans  la  censure  des  journaux,  loi  sur  la 
liberté  individuelle.  Or,  au  moment  où  il  recevait  la  lettre  du 
Roi,  le  président  du  Conseil  venait  d'apprendre  que,  dans  diverses 
réunions  préparatoires,  tous  ces  projets  avaient  été  désapprouvés 
par  la  Droite  comme  par  la  Gauche.  Royer-Collard  et  Camille  Jor- 
dan se  présentaient  bientôt  après  chez  lui  pour  lui  déclarer  au 
nom  du  Centre  gauche,  où  le  ministère  comptait  encore  des  amis, 
que  ce  groupe  était  résolu  à  ne  se  prêter  à  aucune  modification  de 
la  loi  électorale,  et  que,  quant  aux  lois  d'exception,  il  ne  les  voterait 
qu'autant  qu'il  serait  stipulé  qu'on  les  abrogerait  au  bout  de  quel- 
ques mois.  Quelques  heures  plus  tard,  Decazes  constatait  dans  les 
deux  Chambres  l'existence  d'une  coalition  de  droite  et  de  gauche, 
plus  puissante  que  le  parti  ministériel  désorganisé.  «  Retirez  la 
loi  électorale  lui  disaient  les  coalisés  de  gauche,  et  nous  vous 
soutiendrons.  »  —  «  Que  le  président  du  Conseil  donne  sa  dé- 
mission, disaient  ceux  de  droite,  et  nous  accorderons  au  ministère 
tout  ce  qu'il  nous  demandera.  »  Le  Roi  considérant  la  réforme 
électorale  comme  indispensable  au  salut  de  la  monarchie  et 
s'obstinant,  d'autre  part,  à  ne  pas  sacrifier  son  favori,  c'en  était 
donc  fait  de  la  majorité  parlementaire.  Il  n'y  avait  plus  d'autre 
ressource  que  la  dissolution.  Mais  le  remède  ne  serait-il  pas  pire 
que  le  mal  ?  Les  dernières  élections  ne  devaient-elles  pas  faire 
craindre  une  victoire  nouvelle  des  libéraux?  Dans  ces  conjonc- 
tures, Decazes  n'eût  pas  osé  conseiller  au  Roi  d'en  appeler  aux 
électeurs. 

La  lettre  qu'il  lui  écrivit  atteste  à  la  fois  son  désintéresse- 
ment et  son  initiative.  Il  y  traçait  le  tableau  fidèle  des  intrigues 
déchaînées  contre  sa  personne  et  de  leurs  fâcheux  effets:  la 
désagrégation  du  parti  ministériel,  la  défection  du  Contre  gauche, 
l'ultimatum  des  ultras.  Désespérant  de  vaincre  ces  difficultés, 
persuadé  que  seul  le  duc  de  Richelieu  pourrait  en  avoir  raison, 
il  suppliait  le  Roi  d'intervenir  personnellement  auprès  de  celui-ci 
pour  le  décider  à  prendre  le  pouvoir.  Quant  à  lui,  il  offrait  sa 
démission,  tout  prêt  d'ailleurs,  si  le  Roi  la  refusait,  à  faire  partie 
du  même  ministère  que  Richelieu,  soit  comme  ministre  de  la 
Maison,  soit  avec  un  autre  portefeuille. 

Au  reçu  de  cette  lettre,  portée  aux  Tuileries  dans  l'après-midi, 
le  Roi  répondit  :  «  Il  faut,  mon  cher  fils,  que  j'y  aie  bien  peu  vu 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  38o 

tantôt, pour  n'avoir  pas  aperçu  l'ultimatum  des  ultras;  n'importe. 
Ta  lettre  m'a  tué;  c'est  à  peine  si  j'ai  la  force  d'y  répondre;  je 
m'en  vais  tâcher  de  le  faire  par  articles  :  —  1"  Il  est  absolument 
impossible  que  tu  fasses  partie  d'un  même  ministère  que  le  duc 
de  Richelieu.  —  2^  Si  le  Duc  rentre,  il  faut  que  ce  soit  lui-môme 
qui  choisisse  ses  collègues  ;  ce  n'est  pas  le  Hoi  qui  est  la  clef  de 
voûte:  c'est  le  président  du  Conseil.  —  3°  Ma  répugnance  pour 
avoir  un  ministre  de  la  Maison,  faisant  parti,  du  ministère,  est  in- 
vincible. —  4°  Je  te  laisse  carte  blanche  pour  faire  ce  que  tu  vou- 
dras; mais  il  m'est  impossible  de  parler  au  duc  de  Richelieu.  Il 
ne  m'a  pas  été  donné  de  pleurer  à  volonté,  et  si  je  versais  des 
larmes,  le  Duc  me  connaît  assez  pour  bien  voir  que  ce  serait  son 
acceptation  et  non  pas  son  refus  qui  les  ferait  couler.  Je  t'attends, 
cher  fils.  —  Cinq  heures.  » 

En  entrant  chez  le  Roi,  après  dîner,  Decazes  le  surprit  excité, 
agité,  «  la  figure  d'un  rouge  violet,  les  yeux  injectés  de  sang  ». 

—  Oh  î  mon  Dieu  !  s*écria-t-il,  qu'a  donc  le  Roi? 

Et  le  Roi  de  répondre,  tremblant  de  colère,  en  montrant  la 
place  près  de  son  fauteuil  : 

—  Là,  tout  à  l'heure,  mon  frère,  ma  nièce,  tous  deux  à  genoux, 
me  déclarant  qu'ils  ne  se  relèveraient  que  lorsque  je  leur  aurais 
promis  de  te  sacrifier  !...  On  a  dû  mentendre  du  Carrousel,  tant 
ma  réponse  a  été  vive  et  emportée. 

—  Que  le  Roi  se  calme,  supplia  Decazes;  il  n'a  jamais  eu  plus 
besoin  de  ses  forces  et  de  sa  présence  d'esprit  ;  qu'il  daigne  m'ap- 
prendre  ce  qui  s'est  passé. 

Alors,  le  Roi  raconta  qu'après  le  dîner,  le  service  retire,  le 
Comte  d'Artois  et  la  Duchesse  d'Angoulême  s'étaient  jetés  à  ses 
pieds,  pour  lui  demander  l'éloignemcnt  du  président  du  Conseil. 
Le  Comte  d'Artois,  qui  portait  la  parole,  avait  parlé  de  Decazes 
dans  les  termes  d'une  véritable  bienveillance  et  d'une  parfaite 
estime. 

—  Je  rends  pleine  justice  à  ses  sentimens  et  à  son  mérite.  Je 
reconnais  que  ses  services  pourront  de  nouveau  être  très  utiles. 
Mais  l'opinion  royaliste  s'est  prononcée  contre  lui  avec  une  telle 
violence  qu'il  est  impossible  qu'il  fasse  le  bien.  Je  déplore  (lu'il 
soit  indispensable  de  céder  à  cet  orage  passager;  je  serai  le  pre- 
mier à  demander  avant  trois  mois  le  rappel  de  M.  Decazes.  Mais, 
aujourd'hui,  il  faut  qu'il  s'éloigne. 

La  Duchesse  d'Angoulênie  était  alors  intervenue  : 
TOMK  cxLviii.  —  18^8.  2;; 


380  IiE\LL    DES    DEUX    MOMJES. 

—  Sire,  nous  vous  le  demandons  pour  empêcher  un  nouveau 
crime,  pour  empêcher  qu'il  y  ait  une  victime  de  plus. 

Le  Roi,  se  méprenant  à  cette  insinuation,  avait  cru  que  sa  nièce 
voulait  parler  de  lui;  il  protesta. 

—  Comme  mon  neveu,  je  br^iverai  les  poignards.  Il  y  a  plus 
loin  qu'on  ne  croit,  malgré  ce  funeste  exemple,  du  poignard  d'un 
assassin  au  cœur  d'un  honnête  homme. 

—  Ah!  Sire,  répondit  Madame,  grâce  à  Dieu,  nos  craintes 
ne  portent  pas  sur  Votre  Majesté,  mais  sur  une  personne  qui  vous 
est  chère. 

—  J'aurai  pour  mon  ami  le  même  courage  que  pour  moi- 
même,  et  je  défie  le  crime  pour  lui  comme  pour  moi. 

En  achevant  ce  récit,  le  Roi  ajouta  que,  pendant  toute  la  scène, 
le  Duc  d'Angoulême  était  resté  derrière  son  père  et  sa  femme, 
debout,  silencieux,  tête  baissée,  fuyant  les  regards  de  son  oncle 
qui  semblaient  lui  dire  :  Tu  quoquc.l  La  famille  s'était  ensuite  re- 
tirée sans  avoir  rien  obtcjiu. 

—  Que  fera  Votre  Majesté?  demanda  Decazes,  quand  le  Roi  se 
fut  calmé. 

—  Ce  que  je  ferai?  je  ne  céderai  pas.  Est-ce  toi  qui  me  con- 
seillerais cette  lâcheté?  Ne  vois-tu  pas  qu'autant  vaudrait  abdi- 
quer (1)? 

—  Le  Roi  sait  que  je  n'ai  jamais  été  d'avis  qu'il  abdiquât  ni  en 
fait  ni  en  droit.  Il  ne  doit  pas  cependant  se  dissimuler  les  diffi- 
cultés de  la  situation  actuelle.  Je  les  lui  ai  exposées  dans  ma  lettre 
de  tout  à  l'heure.  La  circonstance  est  trop  grave  pour  que  je  ne 
lui  dise  pas  la  vérité  tout  entière  en  oubliant  ce  qui  m'est  per- 
sonnel... Sire,  lorsque  Monsieur  intervenait  jadis  dans  les  affaires 
de  Votre  Majesté,  à  l'occasion  de  la  loi  du  recrutement,  par 
exemple,  nous  étions  bien  forts  pour  lui  résister.  Il  empiétait 
alors  sur  votre  autorité,  et  j'étais  le  premier  à  conseiller  à  Votre 
Majesté  de  montrer  à  tous  que  c'était  elle,  elle  seule  qui  était  Roi. 
Aujourd'hui,  l'empiétement  de  Monsieur  sera  excusé  par  ladou- 

(1)  En  reconstituant,  d'après  les  notes  de  Decazes,  cette  curieuse  scène,  j'ai 
rétabli  le  tutoiement  dont  usait  le  Roi  envers  lui  quand  ils  étaient  seuls,  comme 
dans  ses  lettres  intimes,  et  je  l'ai  placée,  à  la  date  du  16  février,  contrairement  aux 
assortions  de  divers  historiens  qui  disent  quelle  eut  lieu  le  18. Leur  erreur  provient 
de  ce  qu'ils  n'ont  connu  que  celle-là,  alors  qu'il  y  en  eut  au  moins  deux.  Le  Roi 
ne  céda  que  dans  la  seconde.  Sa  correspondance,  qui  me  sert  de  guide,  est,  à  cet 
égard,  un  témoignage  plus  autorisé  que  tous  les  autres,  même  que  celui  de  Villèle, 
qui  ne  savait  qu'imparfaitement  ce  qui  se  passait  aux  Tuileries. 


LOUIS    XVIH    ET    LE    DUC    DECAZES.        '  387 

leur  du  père,  et,  si  le  Roi  résiste,  on  dira  qu'il  a  sacrifié  son  frère 
à  son  favori. 

—  Tu  me  conseilles  donc  d'abdiquer? 

—  Non,  Sire;  que  le  Roi  résiste,  s'il  le  peut  faire  avec  succès. 
Mais  le  peut-il?  La  majorité  n'est  plus  avec  moi,  et,  quoique 
prêt  à  de  nouveaux  efforts  pour  la  ramener,  je  n'ose  espérer  d'y 
parvenir . 

Le  Roi  était  visiblement  ébranlé.  Il  se  rappelait  que  son  fr^'re 
lui  avait  dit  qu'il  ne  s'agissait  pas  de  sacrifier  un  système,  mais 
une  personne  et  que,  Decazes  parti,  la  Droite  soutiendrait  le  mi- 
nistère. Il  répéta  ces  propos  à  son  ministre  : 

—  Les  loups  ne  demandent  au  berger  que  le  sacrifice  de  ses 
chiens,  fit-il  avec  amertume. 

—  D'un  seul  de  ses  chiens,  objecta  Decazes  ;  les  six  autres  se- 
ront conservés. 

—  Eh  !  tu  sais  bien,  s'écria  le  Roi,  que,  toi  de  moins,  le  berger 
n'aura  plus  de  chiens  pour  le  garder. 

Devant  la  constatation  d'une  position  sans  issue,  Decazes  en 
revint  au  parti  d'appeler  le  duc  de  Richelieu  à  la  présidence 
du  Conseil.  Mais  le  Roi,  qu'avaient  blessé  les  refus  antérieurs  du 
Duc,  ne  voulait  pas  s'exposer  à  en  subir  un  nouveau.  Que  Decazes, 
s'il  le  voulait,  fît  les  premières  démarches;  quant  à  lui,  il  n'inter- 
viendrait pas.  Cependant,  à  la  demande  du  président  du  Conseil, 
il  consentit  à  le  pourvoir  d'une  lettre  qui,  mise  dès  le  lendemain 
sous  les  yeux  de  Richelieu,  lui  marquerait  son  désir  ;  il  l'écrivit 
séance  tenante  afin  que  Decazes  pût  l'emporter: 

«  J'ai  reçu  votre  lettre,  mon  cher  Comte  ;  j'approuve,  je  ne 
crains  pas  de  le  dire,  j'admire  les  sentimens  que  vous  m"y 
exprimez,  et  je  vous  autorise  à  faire  toutes  les  démarches  que 
vous  jugerez  utiles  pour  déterminer  le  duc  de  Richelieu  à  rentrer 
au  ministère.  Mais  quoique  entièrement  convaincu  de  son  zèle 
pour  l'Etat  et  de  son  attachement  à  ma  personne,  vous  devez 
sentir  qu'ayant  reçu  de  lui,  et  de  vive  voix  et  par  écrit,  plus  d'un 
refus  à  cet  égard,  je  ne  dois  pas  m'exposer  à  en  recevoir  un  nou- 
veau. Vous  connaissez,  mon  cher  Comte,  toute  mon  amitié 
pour  vous.  » 

Lorsque,  après  ce  long  entretien,  le  Hoi  se  sépara  de  son  minis- 
tre, ils  n'avaient  rien  décidé.  Ee  lendemain,  dès  le  matin,  il  lui 
expédiait  ce  billet  révélateur  de  la  détresse  de  son  âme  :  «  Ma 
nuit,  mon  cher  fils,  a  été  bonne,  mon  réveil  affreux.  Et  toi,  mon 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pauvre  ami,  comment  cela  va-t-il?  Tu  sais  si  je  t'aime.  »  A  trois 
heures,  ce  fut  une  missive  plus  longue.  Elle  témoignait  de  plus 
de  calme  et  de  liberté  d'esprit,  mais  non  d'un  amoindrissement  de 
sa  douleur. 

«  Je  viens  de  recevoir  une  lettre  de  Pasquier,  noire  comme  de 
l'encre,  dans  laquelle  il  me  répète  tout  ce  que  tu  m'as  écrit  hier; 
je  vais  lui  répondre  que  tu  dois  voir  le  Duc  ce  matin  (4) . 

«  Les  gardes  du  corps  sont  consignés.  Le  duc  d'Havre  m'a  re- 
présenté ce  matin  qu'ils  n'ont  pas  été  seuls  coupables;  que  beau- 
coup d'officiers  de  la  garde  royale  l'ont  été  autant  si  ce  n'est  plus 
qu'eux  et  que  ne  punir  qu'un  corps,  c'est  l'entacher.  Que  faire  en 
pareil  cas?  Consigner  tous  les  corps,  la  mesure  est  violente  et 
pourrait  échauffer  les  esprits.  Il  pense  qu'il  vaudrait  mieux  lever 
la  consigne,  en  publiant  un  ordre  du  jour  très  ferme.  Le  duc 
d'Havre  m'en  a  montré  un  projet  dont  je  suis  fort  content.  Je  lui 
ai  dit  que  je  verrais. 

«  Le  Cardinal  m'a  dit  ce  matin  que  son  coadjuteur  ne  pour- 
rait jamais  être  prêt  pour  mardi  et  je  le  conçois  fort  bien.  H  ne 
s'agit  pas  ici  de  ces  lieux  communs  qu'il  est  aujourd'hui  d'usage 
de  débiter  en  quatre  phrases,  mais  d'une  véritable  oraison  funèbre. 
Sur  cela,  j'ai  fait  appeler  M.  de  Brézé,  qui  m'a  proposé  un  parti,  le 
seul  praticable,  et  que  j'ai  adopté  d'autant  plus  volontiers  qu'il  est 
conforme  à  l'ancien  usage.  C  est  de  transporter  le  corps  à  Saint- 
Denis  dès  lundi  soir  ou  au  plus  tard  mardi,  de  l'y  déposer  dans  une 
chapelle  et  de  ne  faire  les  funérailles  que  dans  quelque  temps, 
lorsque  tout  sera  prêt.  Ma  grand'mère  ne  fut  enterrée  que  quarante- 
huit  jours  après  sa  mort  et  mon  grand-père,  soixante  et  dix-huit. 

«  Je  souhaite  que  tu  ne  te  fasses  pas  illusion  sur  la  loi  des 
journaux,  mais  je  crains  que  si.  A  ce  sujet,  je  dois  te  dire  que  ce 
matin,  le  duc  de  la  Châtre  était  furieux  de  la  commission,  mais 
bien  plus  encore  contre  M.  de  Chateaubriand,  dont  l'outrecuidance 
a  rompu  une  majorité  toute  formée,  et,  sur  cela,  il  m'en  a  dit  de 
toutes  les  couleurs  sur  le  noble  vicomte. 

(1)  Dans  ses  Mémoires,  le  chancelier  semble  ne  s'être  pas  souvenu  de  cette 
réponse  du  Roi  et  avoir  ignoré  la  démarche  de  Decazes.  «  Il  fallait  obtenir  deux 
choses  fort  difficiles,  dit-il  :  que  le  Roi  consentît  à  se  détacher  de  M.  Decazes  et 
que  M.  de  Richelieu  se  résignât  à  prendre  la  présidence  du  Conseil.  Nos  collègues 
chargèrent  M.  Portai  et  moi  de  pressentir  le  Roi  sur  cette  délicate  question.  Le  Roi 
nous  répondit  assez  sèchement  par  un  refus  absolu.  »  il  n'y  a  pas  trace,  dans  la 
correspondance  du  Roi,  d'un  refus  pareil.  En  revanche,  elle  contient  la  preuve  que, 
Tingt-quatre  heures  avant  de  recevoir  la  lettre  de  Pasquier,  il  avait  autorisé  Decazes 
à  négocier  avec  Richelieu. 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  389 

«  Je  suis  bien  affligé  de  te  savoir  enrhumé  ;  nous  n'avions  pas 
besoin  de  cela  de  plus.  Tu  me  demandes  comment  je  vais;  ah  ! 
mon  ami,  il  fallait  d'abord  me  demander  si  j'existe;  je  t'aurais 
répondu  :  guère.  Ce  matin,  en  ouvrant  les  paupières,  le  corps 
réveillé,  l'esprit  encore  fort  peu,  j'ai  senti  que  je  me  portais,  mais 
que  j'avais  un  point  douloureux  au  cœur;  j'ai  cherché  ce  qui  le 
causait;  successivement,  mes  idées  se  sont  développées  et, enfin, 
la  triste  vérité  s'est  montrée  tout  entière.  Ma  douleur  est  grande; 
elle  l'est  d'autant  plus  que  je  ne  peux  me  livrer  à  l'espoir  que  tu 
m'offres.  Tu  semblés  te  la  reprocher.  Ah  !  songe  plutôt  à  toutes  les 
jouissances  que  tu  as  fait  éprouver  à  mon  cœur  ;  songe  à  trois 
années  de  bonheur  pur,  continu,  sans  un  seul  nuage,  ("ouronnées 
par  le  plus  grand  de  tous  pour  moi,  celui  d'avoir  assuré  le  tien; 
songe,  enfin,  que  le  triomphe  de  nos  ennemis  ne  sera  pas  com- 
plet, car,  malgré  eux,  ils  diront  comme  Phèdre  :  Ils  saimeront 
toujours.  » 

Pendant  que  la  tendre  sentimentalité  de  Louis  XVIII  s'épan- 
chait en  cette  prose  désolée,  Decazes  allait  chez  Richelieu.  Après 
lui  avoir  montré  la  lettre  royale,  comme  une  preuve  du  caractère 
officiel  de  sa  mission,  il  recommençait  une  tentative  déjà  faite  à 
plusieurs  reprises  et  n'était  pas  plus  heureux  cette  fois  que  lors 
de  ses  précédentes  démarches.  Richelieu  se  retranchait  derrière 
la  réponse  qu'au  mois  de  novembre,  il  envoyait  de  La  Haye.  Il  ne 
se  croyait  pas  indispensable.  Ce  qu'on  attendait  de  lui,  d'autres 
pouvaient  l'accomplir  et  mieux  que  lui-même,  «  ayant  toujours 
été  la  bête  noire  des  ultras.  » 

—  Quand  vous  êtes  devenu  président  du  Conseil,  dit-il  à 
Decazes,  Monsieur  vous  avait  promis  son  appui.  Cela  ne  Tapas 
empêché  de  vous  le  retirer  en  des  circonstances  si  graves,  et 
sans  motif.  Ce  qu'il  vient  de  faire  contre  vous,  il  le  ferait  contre 
moi.  Rien  ne  me  garantit  la  durée  de  l'engagement  qu'il  se  dé- 
clare prêt  à  prendre  si  j'accepte  le  pouvoir. 

Decazes  ne  put  ébranler  la  résolution  de  Richelieu.  Il  revint 
chez  lui  découragé,  malade,  hors  d'état  de  se  rendre  auprès  du 
Roi,  à  qui  il  fit  part  cependant  de  son  échec.  Pour  la  troisième  fois 
de  la  journée,  Louis  XVIIÏ  prenait  alors  la  plume  :  «  Ton  état 
physique  me  désole,  mon  cher  fils,  le  moral  n'est  guère  plus 
consolant.  Que  ferons-nous  d'après  l'invincibilité  du  Duc?  Pensez- 
y  bien;  pour  moi,  je  suis  à  bout  de  voie.  Je  suis  du  moins  bien 
aise  que  ton  oncle  ait  été  bien  pour  toi...  Bonsoir,  cher  fils,  je 


390  REVTE  DES  DEDX  MONDES. 

n'ai  plus  que  la  force  de  t'aimer  de  tout  mon  cœur.  »  Le  lende- 
main matin,  c'était  même  antienne.  «  Mon  paiivTe  cœur  souffre 
beaucoup.  Ton  oncle  m'a  écrit  pour  me  demander  un  rendez- 
vous.  Je  l'ai  assigné  à  neuf  heures.  » 

Dans  cette  seconde  entrevue,  le  Comte  d'Artois  insista  de 
nouveau  auprès  du  Roi  pour  obtenir  le  renvoi  de  Decazes,  qui  en 
fut  aussitôt  averti.  «  Mon  frère  n"a  point  pris  ce  ton  exigeant  que 
tu  sais  qu'il  prend  quelquefois.  Il  m'a  simplement  dit  ce  qui  m'est 
revenu  de  plusieurs  autres  côtés,  qu'avec  toi,  les  lois  seraient  re- 
jetées, que,  toi  de  moins,  elles  seraient  adoptées.  Que  lui  ré- 
pondre ?  Le  vent  souffle  trop  de  toutes  parts  pour  que  cela  ne 
soit  pas  vrai.  Je  lui  ai  dit  l'inutile  démarche  que  tu  as  faite  hier 
auprès  du  duc  de  Richelieu.  J'ai  voulu  du  moins  jeter  cette 
fleur...  non...  je  ne  puis  achever.  »  Il  n'achevait  pas  parce  qu'il 
lui  en  eût  trop  coûté  d'avouer  que,  vaincu  par  les  sollicitations 
de  son  frère,  il  lui  avait  promis,  formellement  promis  le  sacrifice 
qu'on  exigeait  de  lui,  si  toutefois  le  duc  de  Richelieu  se  laissait 
fléchir  et  consentait  à  recueillir  la  succession  de  Decazes.  Mais, 
s'il  ne  confessait  pas  ce  qu'il  appelait  sa  faiblesse,  il  s'en  excusait 
en  laissant  voir  à  quel  point  elle  le  rendait  malheureux.  «  Viens 
le  plus  tôt  que  tu  pourras;  viens  voir  le  Prince  ingrat  qui  n'a  pas 
su  te  défondre  et  qui  a  encore  besoin  de  te  consulter  sur  les 
choix;  viens  mêler  tes  larmes  à  celles  de  ton  trop  malheureux 
père...  Tu  me  trouveras  avec  la  main  gauche  gantée;  j'ai  quelque 
chose  à  l'index;  mais  c'est  le  moindre  de  mes  maux...  Peux-tu 
croire  encore  que  je  t  aime  ?  »  Et  dans  la  même  lettre  :  «  Je  n'ai 
qu'une  seule  raison  pour  croire  qu'on  ait  perverti  le  Duc  d'An- 
goulême,  c'est  que  ce  malheur  me  manquait.  » 

Il  avait  vu  son  neveu,  dans  «  la  fatale  soirée  du  16  »,  écouter, 
sans  s'y  joindre,  mais  aussi  sans  protester,  les  lamentations  du 
Comte  d'Artois  et  de  Madame,  et,  quoiqu'il  eût  d'abord  attribué 
cette  attitude  à  la  timidité  naturelle  du  prince,  depuis,  sur  la  foi 
de  propos  inexacts,  il  le  croyait  passé  à  l'ennemi.  Cette  défection 
ajoutait  à  sa  douleur.  A  deux  jours  de  là,  il  y  revenait  encore  : 
«  César  fut  plus  heureux  que  moi  ;  il  ne  dit  qu'une  fois  :  Tu 
quoquel  Shakspeare  connaissait  bien  le  cœur  humain.  Voici  la 
malédiction  du  roi  Lear  contre  sa  fille  :  Piiisse-t-elle  sentir  com- 
bien plus  acéré  que  la  dent  d'un  serpent  il  est  d'avoir  un  enfant 
ingrat!  Je  ne  prononce  point  cette  malédiction,  Dieu  m'en  garde; 
mais  je  sens  combien  elle  est  cruelle.  »  Le  Duc  d'Angoulême  ne 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  391 

méritait  pas  ces  reproches.  Quand  il  sut  que  le  Koi  s'était  offensé 
de  le  voir  s'associer  par  sa  présence  et  par  son  silence  à  la  dé- 
marche de  son  père  et  de  sa  femme,  il  vint  spontanément  pro- 
tester de  son  estime  et  de  son  attachement  pour  Decazes.  Cette 
explication  loyale  et  sincèi-e  lui  rendit  le  cœur  du  Roi.  «  Hier  soir, 
j'ai  éprouvé  quelque  douceur  à  appeler  le  Duc  d'Angoulême  mon 
fils.  Cela  ne  m'était  pas  arrivé  depuis  samedi.  » 

Cependant,  la  promesse  faite  par  le  Roi  à  son  frère,  dans  la 
matinée  du  18  février,  de  sacrifier  Decazes  à  Richelieu  ne  chan- 
geait rien  aux  dispositions  de  celui-ci.  Aux  offres  pressantes  qui 
lui  étaient  faites  au  nom  du  Comte  d'Artois,  il  continuait  à  oppo- 
ser l'invincible  répugnance  que  lui  inspirait  le  pouvoir.  Son  refus 
jetait  le  désarroi  parmi  les  ultra-royalistes.  Ils  avaient  cru  tenir 
la  victoire  et  s'en  étaient  déjà  réjouis.  A  la  pensée  qu'ils  s'étaient 
flattés  d'un  vain  espoir  et  trop  hâtés  de  triompher,  leur  fureur 
reprenait  toute  sa  violence.  Elle  n'avait  d'égales  que  leurs  craintes. 
Decazes  redevenu  nécessaire  et  partant  consolidé,  décidant  le 
Roi  à  renoncer  à  la  réforme  électorale,  s'assurant  à  ce  prix  le 
concours  de  la  Gauche,  telle  était  la  perspective  qui  s'offrait  à  eux 
à  la  faveur  des  rumeurs  contradictoires  dont,  pendant  vingt-quatre 
heures,  dut  se  payer  leur  impatience.  Quelques-uns,  à  défaut  de 
Richelieu,  mettaient  en  avant  le  nom  de  Talleyrand,  qu'ils  mépri- 
saient, quoique  depuis  sa  chute  il  se  fût  rapproché  d'eux.  Sou- 
tenu par  Mole,  Talleyrand  se  faisait  fort,  avec  sa  jactance  accou- 
tumée, de  constituer  un  ministère  dans  lequel  Villèle  aurait  eu  sa 
place,  combinaison  irréalisable  et  que,  d'ailleurs,  Villèle  s'empres- 
sait de  repousser,  la  considérant  ((  comme  une  œuvre  de  fous.  » 
Au  milieu  de  cette  agitation,  un  peu  d'espoir  rentrait  dans  le 
cœur  du  Roi.  Si  faible  que  fût  cet  espoir,  un  billet  écrit  le  19  fé- 
vrier le  laisse  transpirer  :  «  Que  dis-tu  donc  de  m'engager  dans 
les  lacs  des  ultras?  Ils  ne  me  tiennent  pas.  Je  n'espère  pas 
grand'chose  de  la  visite  au  duc  de  Richelieu.  Mais  qui  sait  ce 
qui  peut  arriver  si  nous  vainquons  à  la  Chambre  des  Pairs  ?  lu 
me  feras   savoir  ce  que  tu  espères  de  ce  côté.  » 

La  visite  à  laquelle  le  Roi  faisait  allusion  —  visite  de  Monsieur 
au  duc  de  Richelieu  —  était  In  dernière  carte  des  ultra-royalistes. 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  piquant,  c'est  qu'elle  avait  été  conseillée  au 
Comte  d'Artois  par  Decazes  lui-môme.  A  bout  de  ressources, 
Monsieur  s'était  décidé  à  faire  appel  au  dévouement  et  à  la  loyauté 
de  l'homme  que,  depuis  plus  de  trois  ans,  ses  amis  et  lui  travail- 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laient  à  renverser.  Il  lui  avait  envoyé  le  comte  Jules  de  Polignac 
pour  le  supplier  de  s'éloigner  volontairement. 

«  Je  répondis  au  comte  Jules,  raconte  Decazes,  que,  si  Mon- 
sieur lui  avait  réellement  confié  son  entretien  avec  Sa  Majesté,  il 
devait  savoir  que  la  difficulté  ne  résultait  que  du  refus  du  duc 
de  Richelieu.  J'ajoutai  que  ce  refus  avait  pour  cause  la  défiance 
du  Duc  en  ce  qui  concernait  la  sincérité  du  parti  ultra  et  de  Mon- 
sieur lui-môme. 

«  —  Que  Monsieur  le  voie,  dis-je,  qu'il  le  rassure,  et  la  dif- 
ficulté sera  dénouée.  » 

Le  Comte  d'Artois  s'était  alors  décidé  à  se  rendre  chez  le  duc 
de  Richelieu.  On  sait  par  quels  formels  engagemens,  par  quelles 
promesses  d'un  concours  sincère  et  durable,  destinées  à  être 
si  vite  oubliées,  il  parvint  à  ébranler  une  résistance  qui,  jusqu'à 
ce  jour,  n'avait  pas  faibli. 

«  —  Votre  politique  sera  la  mienne,  déclarait-il  ;  je  serai  votre 
premier  soldat.  » 

Et  Richelieu,  sur  cette  assurance  chevaleresque,  donnée  d'une 
voix  vibrante,  ainsi  qu'un  serment  solennel,  consentait  à  écouter 
les  propositions  du  Roi.  Ce  n'était  pas  encore  un  consentement 
définitif.  Les  perplexités  de  Louis  XVIII  ne  cessaient  pas,  bien  que 
l'objet  en  fût  changé.  Maintenant,  il  souhaitait  avec  ardeur  ce 
consentement,  s'élant  enfin  convaincu  que  Decazes  ne  pouvait 
plus  être  sauvé.  «Espérons,  mon  cher  fils,  que  le  Duc  cédera.  Ac- 
tuellement, je  puis  lui  parler  et  je  le  ferai  demain.  Sans  lui,  la 
nécessité  nous  jetterait  dans  ce  Talleyrand.  »  Le  dimanche  20  fé- 
vrier, à  quatre  heures,  le  Roi  écrit  de  nouveau  :  «  Ma  lettre  pour 
le  duc  de  Richelieu  ne  fait  que  de  partir.  J'en  avais  écrit  les  pre- 
miers mots  avant  la  messe;  depuis  mon  retour,  je  n'ai  pas  eu  un 
instant  de  libre.  Mais  j'ai  fait  voir  ce  commencement  à  Pasquier, 
qui  allait  chez  le  Duc,  afin  qu'il  fût  (le  Duc)  certain  de  la  démarche 
que  j'allais  faire.  Un  de  mes  mangeurs  de  temps  a  été  La  Tour- 
Maubourg,  qui  avait  un  très  long  travail  à  me  présenter.  Mais  je 
lui  en  ai  pardonné  la  longueur,  parce  que,  lui  ayant  dit  à  la  fin  ce 
que  j'allais  faire  vis-à-vis  du  Duc,  il  s'est  mis  sur  cela  à  me  parler 
de  toi,  sans  chaleur,  parce  que  tel  est  son  caractère  et  qu'il  n'est 
pas  ton  ami  intime,  mais  parfaitement.  J'ai  senti  que  les  larmes 
me  gagnaient,  et  je  l'ai  congédié.  Après  son  départ,  j'ai  pleuré,  et 
cela  ma  un  peu  soulagé, à  peu  près  comme  la  ponction  soulage 
un   hydropique...  Je   suis  bien,  mais  mon   cœur  est  brisé...  Je 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  393 

reçois  la  réponse  du  Duc;  il  accepte  et,  ne  pouvant  venir  ni  écrire 
beaucoup,  il  m'annonce  qu'il  m'enverra  Pasquier  pour  traiter  les 
détails.  Je  souffre  l'impossible.  Nous  nous  reverrons,  n'est-il  pas 
vrai,  fils  adoré?  » 

Le  pauvre  vieux  Roi  n'est  pas  au  bout  de  ses  tribulations.  Pas- 
quier arrive  pour  «  traiter  les  détails.  »  La  présidence  du  Conseil 
sans  portefeuille  attribuée  à  Richelieu,  Siméon  à  l'Intérieur, Por- 
tails à  la  Justice  en  attendant  le  retour  de  De  Serre,  toujours  ma- 
lade, dans  le  Midi;  les  autres  ministres  maintenus,  ainsi  que  les 
trois  lois  présentées  aux  Chambres,  tout  cela  est  bien  vite  réglé. 
Mais  voici  une  condition  inattendue.  Decazes  restant  à  Paris,  le 
gouvernement  serait  impossible,  car  on  croirait  toujours  à  la 
continuation  de  son  influence.  Il  faut  qu'il  parte,  et,  au  nom  de 
Richelieu,  Pasquier  propose  de  le  nommer  ambassadeur  à  Lon- 
dres, étant  entendu  qu'il  rejoindra  son  poste  sur-le-champ.  Le 
Roi  est  contraint  de  céder.  A  grand'peine,  il  obtient  pour  Decazes 
un  délai  de  quelques  semaines,  que  celui-ci,  à  qui  le  repos  est 
impérieusement  nécessaire,  passera  dans  ses  propriétés  de  la  Gi- 
ronde après  avoir  pris  l'engagement  de  ne  pas  se  montrer  à  Paris 
pendant  ce  temps.  Ces  choses  décidées,  le  Roi  signe,  la  mort  dans 
l'âme,  l'ordonnance  qui  ratifie  son  malheur, 

Decazes  étant  venu  le  voir,  iï  lui  fait  connaître  la  résolution 
à  laquelle  il  a  dû  souscrire.  Mais  il  lui  annonce  en  même  temps 
qu'il  l'a  créé  duc  et  ministre  d'Etat,  tenant  à  prouver  qu'en  se  sé- 
parant de  lui,  il  ne  lui  retire  ni  sa  faveur  ni  son  amitié.  Il  lui 
montre  môme  la  lettre  qu'il  vient  d'écrire  au  roi  d'Angleterre. 

«  Monsieur  mon  frère,  j'ai  jugé  à  propos  de  rappeler  le  duc  de 
Richelieu  à  la  présidence  de  mon  Conseil,  et  j'ai  nommé  le  comte 
(aujourd'hui  duc  Decazes)  mon  ambassadeur  auprès  de  Votre 
Majesté.  Il  partira  dans  quelque  temps  pour  se  rendre  à  son 
poste.  Mais  j'ose  d'avance  solliciter  pour  lui  les  bontés  particu- 
lières de  mon  auguste  ami.  En  quittant  le  ministère,  le  duc  De- 
cazes n'a  rien  perdu  de  ma  confiance,  et,  à  ce  titre,  je  me  flatte 
qu'il  recevra  de  vous  un  accueil  favorable.  Jo  vous  prie  surtout 
d'ajouter  foi  à  ses  discours.  » 

En  rentrant  chez  lui,  après  cette  émouvante  entrevue  qui  ne 
doit  pas  cependant  être  la  dernière,  Decazes  se  demande  s'il  a  sa- 
gement agi  en  consentant  à  quitter  la  France.  Peut-être  eût-il 
mieux  fait  de  refuser  l'ambassade  qui  vient  de  lui  être  accordée 
sans  qu'il  la  sollicite,  et  de  rester  ;\  Paris;  il  est  pair  du  royaume, 


394  BEVL£  DES  DEUX  MONDES. 

nul  n'aurait  pu  le  contraindre  à  s'éloigner,  s'il  s'était  mis  en  tête 
de  siéger  dans  l'assemblée  à  laquelle  il  appartient.  Un  parti  d'op- 
position libérale  se  serait  bien  vite  formé  autour  de  lui  et  l'aurait 
en  peu  de  temps  ramené  au  pouvoir.  N'est-ce  point  par  peur  de 
cette  éventualité  que  le  duc  de  Richelieu  a  exigé  son  éloigne- 
ment?  Lui-même  n'a-t-il  pas  eu  tort  de  céder, et,  quand  il  sera 
parti,  n'essayera-t-on  pas  de  le  perdre  dans  l'esprit  du  Roi?  Aux 
questions  qu'il  se  pose,  c'est  sa  jeune  femme  qui  répond.  Elle  n'a 
pas  encore  dix-huit  ans.  Mais,  au  spectacle  des  intrigues  de  cour 
dont  elle  est  témoin  depuis  son  mariage,  elle  a  précocement  ac- 
quis la  maturité,  l'expérience. 

«  Quand  mon  mari  revint  de  chez  le  Roi,  il  m'apprit  que  le  Roi, 
en  acceptant  sa  démission,  lui  donnait  le  titre  de  duc  et  le  nom- 
mait ambassadeur  en  Angleterre  ;  que  le  duc  de  Richelieu  exi- 
geait qu'il  ne  restât  pas  en  France  et  n'acceptait  le  ministère  qu'à 
cette  condition.  Je  lui  observai  qu'en  son  absence,  tous  ses  en- 
nemis allaient  tomber  sur  lui;  que  les  absens  ont  toujours  tort; 
qu'il  n'aurait  personne  pour  le  défendre. 

«  —  Tu  ne  peux  rester  ministre,  soit;  mais  tu  dois  demeurer 
à  ton  poste  de  pair  pour  répondre  à  ceux  qui  t'attaqueront. 

«  —  Mes  amis  répondront  pour  moi. 

«  —  Tes  amis!  Tu  quittes  la  partie  ;  ils  la  quitteront  avec  toi. 

«  — Non,  ils  me  défendront.  D'ailleurs,  Monsieur  a  donné  sa 
parole  au  Roi  qu'après  mon  départ,  les  attaques  cesseraient.  » 

Il  croit  encore  à  la  parole  de  Monsieur!  Sa  femme  n'est  pas 
convaincue.  Mais  elle  se  résigne,  en  pensant  que  la  retraite  à  la- 
quelle il  a  consenti  sera  favorable  à  sa  santé  compromise.  Seule- 
ment, ses  prévisions  commencent  à  se  vérifier  dès  le  lendemain. 
Les  journaux  royalistes  célèbrent  la  chute  de  Decazes  avec  des 
cris  de  cannibale. C'est  un  torrent  de  violences  et  d'injures,  qui  long- 
temps encore  coulera.  Chateaubriand  écrit  la  phrase  inexcusable  : 
«  Nos  larmes,  nos  gémissemens,  nos  sanglots  ont  étonné  un  im- 
prudent ministre  :  les  pieds  lui  ont  glissé  dans  le  sang  ;  il  est 
tombé.  )) 

A  partir  de  ce  jour  jusqu'à  celui  de  son  départ,  les  relations  de 
Decazes  avec  le  Roi  ne  sont  plus,  suivant  l'expression  de  celui-ci, 
qu'une  «  agonie  prolongée.  »  Les  lettres  royales  qui  lui  parvien- 
nent encore  présentent  le  caractère  d'une  lamentation.  «  Ton 
oppression  m'arrache  le  cœur;  je  n'ai  pu  conserver  le  meilleur 
des  ministres,  conserve-moi  le  meilleur  et  le  plus  tendrement 


LOUIS    XVIII    ET    LE    DUC    DECAZES.  395 

aimé  des  fils.  »  —  «  Mon  moral  est  abîmé  ;  puisses-tu  souffrir 
moins  que  ton  père.  »  —  «  Mon  moral  souffre  de  la  fin  de  mon 
bonheur.  Je  suis  bien  malheureux,  cher  fils.  »  —  <(  Je  ne  suis  pas 
surpris  que  tu  aies  été  content  du  duc  de  Gramont.  Je  l'avais 
été  fort,  à  tel  point  que  je  ne  me  suis  pas  gêné  de  satisfaire  de- 
vant lui  le  plus  impérieux  de  mes  besoins,  besoin  que  j'éprouve 
à  chaque  instant,  celui  de  pleurer.  »  —  «  Hélas  !  c'est  le  com- 
mencement de  nos  peines  ;  elles  sont  déjà  grandes,  bientôt  elles 
seront  affreuses;  aie  plus  de  courage  que  moi.  »  —  «  Je  t'en  con- 
jure, viens  de  bonne  heure;  que  ce  soit  le  dernier  jour  ou  non, 
viens  de  bonne  heure.  Mon  cœur  est  brisé,  mon  fils,  mon  cher 
fils.  Je  t'aime,  je  t'aimerai  jusqu'à  mon  dernier  soupir.  » 

Cette  correspondance  élégiaque  se  continue  jusqu'au  25  février. 
Brusquement,  Richelieu  y  coupe  court.  Il  vient  déclarer  au  Roi 
que  l'intérêt  du  ministère  comme  celui  de  la  paix  publique 
exige  que  Decazes  parte  sans  plus  de  retard  et  qu'il  le  lui  a  fait 
savoir.  Accablé  par  cette  mise  en  demeure,  Louis  XVIIl  écrit  : 
«  Le  duc  de  Richelieu  m'avait  dit  ce  qu'il  t'a  fait  dire  par  le  mar- 
quis de  La  Tour-Maubourg.  Il  m'a  glacé  le  sang.  Je  ne  sais  si  je 
t'en  aurais  parlé...  0  mon  fils,  mon  cher  fils,  pour  te  venger  de 
tes  ennemis,  je  leur  souhaite  mon  cœur;  ils  seront  assez  punis.  » 

Le  départ  fixé  au  lendemain,  Decazes  reçoit  encore  ce  billet  : 
«  J'ai  bien  dormi,  mon  cher  fils;  je  te  laisse  à  juger  du  réveil. 
Puisse  la  route,  un  climat  plus  doux  et  le  repos  te  rendre  la 
santé.  Adieu,  mon  Élie,  mon  Égédie,  mon  petit  Louis,  ma  Zélia, 
je  vous  aime  et  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  »  Enfin,  la 
nuit  venue,  comme  sa  famille  et  lui  vont  monter  en  voiture, 
Gonet,  le  valet  de  chambre  du  Roi,  apporte  un  papier  plié  en 
quatre,  adressé  «  A  mon  cousin  le  duc  Decazes  »,  et  qui  ne  con- 
tient que  deux  lignes  :  «  Adieu,  cher  fils;  c'est  du  fond  d'un  cœur 
brisé  que  je  te  bénis;  je  t'embrasse  mille  fois.  »  C'est  sur  ce  cri 
qui  semble  lui  assurer,  de  loin  comme  de  près,  l'éternelle  affection 
de  Louis  XVIIl,  que  Decazes,  tombé  du  pouvoir,  quitte  Paris, 
avançant  son  départ  de  quelques  heures,  afin  de  déjouer  les  ma- 
nifestations hostiles  qu'ont  annoncées  des  avis  mystérieux. 

Ernest  Daudet. 


LA 


SUPPRESSION  DES  DISTANCES 


La  télégraphie  et  la  téléphonie  sont,  aujourd'hui,  tellement 
entrées  dans  nos  habitudes, qu'on  a  peine  à  concevoir  une  société 
organisée  sans  ces  moyens  de  communication.  Cependant,  les  per- 
sonnes qui  sont  nées  dans  le  premier  quart  de  ce  siècle  ont  connu 
une  époque  où  la  télégraphie  n'existait  pas,  et  c'est  seulement 
depuis  la  guerre  de  1870  que  la  téléphonie  a  vu  le  jour.  On  peut 
donc  évoquer  le  souvenir  d'un  temps  où  les  conditions  écono- 
miques de  la  vie  étaient,  au  point  de  vue  des  rapports  de  ville  à 
ville  et  de  pays  à  pays,  peu  différentes  de  ce  qu'elles  étaient  dans 
un  passé  lointain. 

Le  progrès,  en  cette  matière,  a  été  d'une  lenteur  extrême.  Il 
s'est,  en  quelque  sorte,  manifesté  tout  à  coup;  depuis,  il  a  marché 
à  pas  de  géant. 

Les  chemins  de  fer,  la  navigation  à  vapeur,  la  télégraphie 
terrestre  et  sous-marine  et,  plus  récemment,  le  téléphone,  ont 
rapproché  les  distances,  rendu  le  monde  plus  petit,  et  ramené 
déjà  à  portée  de  la  voie  humaine  des  distances  de  1  000  kilomè- 
tres. La  parole  franchira-t-elle  bientôt  les  océans,  comme  elle 
franchit  la  Manche,  et  deux  personnes  placées  des  deux  côtés  de 
l'Atlantique  arriveront-elles  à  pouvoir  s'entendre  parler  récipro- 
quement et  se  voir  ?  Il  n'est  pas  téméraire  de  penser  que  le  pro- 
blème de  la  transmission  des  sons,  comme  celui  de  la  transmis- 
sion de  la  vision  à  distance  seront  bientôt  résolus  et  que  la  voix 
ainsi  que  l'image  pourra  se  reproduire  instantanément  au  delà 
des  mers,  comme  les  signaux  de  la  télégraphie. 

C'est  la  dernière  étape  qui  reste  à  franchir. 


LA    SUPPRESSION    DES    DISTANCES.  397 

I 

Un  officier  allemand,  le  major  Bauchrœder,  publia  a  Hanaii, 
en  1795,  un  Traité  des  Signaux,  dans  lequel  il  dit  que  la  tour  de 
Babel  fut  édifiée  pour  établir  un  centre  de  communication  entre 
les  peuples.  L'assertion  était  hasardeuse.  Il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  l'art  des  signaux  est  vieux  comme  le  monde. 

L'ancienne  Grèce  fut  couverte  de  phares  et  de  feux  servant 
de  signaux,  le  jour,  parla  fumée,  la  nuit,  par  leur  éclat  lumineux. 
Ces  faits  ont  laissé  derrière  eux  de  nombreux  témoignages.  An- 
nibal  fit  construire  des  tours  d'observation  en  Afrique  et  en  Es- 
pagne, donnant  ainsi  un  exemple  qui  fut  suivi  par  les  Romains. 
Un  bas-relief  de  la  colonne  Trajane  montre  l'installation  d'un 
poste  de  signaux.  Les  Arabes  et  les  Chinois  connurent  aussi  ces 
procédés  de  communication.  La  télégraphie  opLique,  remise  en 
honneur  de  nos  jours  pour  le  service  des  armées  en  campagne, 
était  pratiquée,  dit-on,  en  Chine  depuis  des  milliers  d'années. 

Robert  Hooke  inventa  en  166-4  un  système  de  signaux  formés 
de  planches  de  diverses  formes,  dont  la  combinaison  donnait  cer- 
taines phrases.  C'est  le  système  sémaphorique,  aujourd'hui  en 
usage  sur  les  côtes. 

Quel  chemin  parcouru  depuis  la  séance  de  la  Convention  où 
fut  décrété  l'essai  de  l'invention  de  Claude  Chappe,  à  qui  la  troi- 
sième République  a  élevé  une  statue  ! 

Les  Chappe  étaient  cinq  frères  qui  se  vouèrent  tous  aux  pro- 
grès de  la  télégraphie  que  Claude  avait  imaginée,  et  qui,  succes- 
sivement, furent  administrateurs  des  lignes  télégraphiques.  Par 
une  singulière  ironie  du  sort  et  par  une  injustice  à  laquelle  la 
politique  des  partis  nous  a,  depuis  longtemps,  habitués,  les  deux 
derniers  frères,  René  et  Abraham,  furent  destitués  lors  de  la  Ré- 
volution de  1830,  parce  qu'ils  avaient  refusé  de  transmettre  aux 
départemens  les  dépèches  du  gouvernement  provisoire. 

Aussi  bien,  pendant  cette  première  période  de  la  télégrapliie, 
n'élait-il  venu  à  personne  l'idée  que  le  télégraphe  pût  être  autr- 
chose  qu'un  instrument  de  gouvernement.  La  généralisation  de  son 
emploi  futdemandée,pour  la  première  fois, en  1830.  par  un  officier 
d'état-major,  qui  publia,  à  Montpellier,  un  mémoire,  où  il  émit 
l'opinion  (jue  le  télT-graplie  pourrait  favoriser  les  transactions,  s'il 
était  mis  à  la  disposition  des  particuliers.  Cette  idée  pai'ul  si  étrange 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elle  ne  fut  reprise  et  soumise  à  l'Assemblée  Nationale  que 
dix-neuf  ans  plus  tard.  Elle  fut  repoussée,  et  son  auteur  reçut  du 
ministre  de  l'Intérieur  une  semonce  publique.  On  se  contenta 
de' décider  la  transmission  journalière  dans  les  principales  villes 
de  France,  des  cours  du  3  pour  100,  du  5  pour  100  et  des  actions 
de  la  Banque  de  France. 

Cependant,  à  la  faveur  des  travaux  d'OErstedt,  d'Arago,  de 
Wheatstone  et  de  Davy,  la  télégraphie  électrique  avait  pris  nais- 
sance et,  en  1844,  sous  l'influence  d'Arago,  une  commission,  dont 
faisaient  partie  Pouillet  et  Becquerel,  fut  nommée,  par  le  mi- 
nistre de  l'Intérieur,  pour  en  étudier  l'application.  L'organisation 
de  ses  services  et  la  création  d'un  réseau  complet,  reliant  Paris  à 
tous  les  chefs-lieux,  datent  de  1852. 

Il  était  intéressant  de  rappeler  ces  souvenirs,  déjà  lointains, 
pour  marquer  les  débuts  d'un  des  grands  services  de  l'Etat  qui 
depuis,  aussi  bien  dans  notre  pays  que  chez  les  autres  nations,  a 
pris  une  importance  sans  cesse  croissante.  Il  est  bon  aussi, 
dans  une  étude  sur  les  transmissions  rapides  de  la  pensée 
écrite  ou  parlée,  de  montrer  qu'à  l'origine  des  travaux  qui  ont 
révolutionné  le  monde  entier,  c'est  un  Français  qui  marche  à 
l'avant-garde.  Si  Claude  Chappe  n'est  pas  le  fondateur  de  la  téh';- 
graphie  électrique,  il  est  le  promoteur  de  la  télégraphie  sans 
épithète.Il  fut  un  précurseur,  et  c'est  un  devoir  de  ne  pas  oublier 
cette  famille,  qui  mérita  bien  de  la  science  et  de  la  patrie.  Pen- 
dant quarante  années,  les  frères  Chappe  furent  à  la  tète  de  l'ad- 
ministration des  télégraphes,  dont  Claude,  l'aîné,  avait  prévu 
l'influence  future,  lorsqu'il  écrivait  «  qu'il  est  de  la  gloire  de  la 
grande  nation  de  ne  laisser  rien  à  faire  pour  le  perfectionnement 
d'une  découverte  dont  elle  se  glorifie.  '>  Si, plus  tard,  les  travaux 
de  perfectionnement  de  la  télégraphie  électrique  ont  trouvé  de 
précieux  auxiliaires  dans  des  inventeurs  de  diverses  nations, 
Morse,  Wheatstone,  Hughes,  etc.,  c'est  encore  à  un  Français, 
M.  Baudot,  qu'on  doit  l'appareil  avec  lequel  la  capacité  de  trans- 
mission d'un  fil  de  ligne  est  portée  à  son  maximum. 

Depuis  1852,  nous  avons  fait  du  chemin.  Rien  qu'en  France,  le 
nombre  de  lignes,  qui  représentait  à  cette  époque  2133  kilomè- 
tres, correspondait  en  1894  au  chiffre  de  93  829.  Ces  lignes  repré- 
sentent actuellement  une  longueur  de  317724  kilomètres.  Elles 
ont  transmis  l'année  dernière  42718337  dépèches  intérieures  et 
2  563  436  télégrammes  internationaux,  soit  un  total  de  plus  de 


LA    SUPPRESSION    DES    DISTANCES,  399 

4o  millions  de  dépêches  pour  l'année.  Le  produit  des  taxes  s'est 
élevé  à  31  513  253  francs,  contre  76  722  francs,  montant  des  taxes 
de  1851.  Il  faut,  en  outre,  remarquer  que  la  moyenne  du  prix 
d'un  télégramme,  à  l'époque  du  coup  d'Etat,  était  de  8  fr.  51  et  que 
cette  moyenne  est  tombée  aujourd'hui  à  0  fr.  88.  On  se  rend  ainsi 
compte  de  la  progression  suivie  perdant  quarante  années  dans 
le  mouvement  des  correspondances  télégraphiques  terrestres;  la 
comparaison  ne  peut  manquer  de  donner  lieu  à  do  curieuses 
réflexions. 

II 

De  même  que  l'idée  de  la  télégraphie  électrique  avait  été  sug- 
gérée par  une  sorte  de  divination,  plutôt  que  par  un  travail 
scientifique  raisonné,  et  cela  plusieurs  années  avant  l'époque  à 
laquelle  elle  a  été  pratiquement  appliquée,  de  même  l'idée  de 
transmettre  le  son  entre  deux  cornets  acoustiques  réunis  par  un  fil 
précéda,  de  longtemps,  la  découverte  du  téléphone. 

L'appareil  qu'on  appelle  le  téléphone  à  ficelle  remonte  à  la 
fin  du  xvii*"  siècle.  Il  fut  inventé  par  un  Anglais,  nommé  Robert 
Hooke,  déjà  cité  au  cours  de  cette  étude,  mais  il  fut  presque 
aussitôt  délaissé.  Robert  Hooke  écrivait  en  1667  :  «  Il  n'est  pas 
impossible  d'entendre  un  bruit  à  grande  distance,  car  on  y  est 
déjà  parvenu,  et  l'on  pourrait  même  décupler  cette  distance,  sans 
qu'on  puisse  taxer  la  chose  d'impossible...  Je  puis  affirmer  qu'en 
employant  un  fil  tendu,  j'ai  pu  transmettre  instantanément  le  son 
à  une  grande  distance  et  avec  une  vitesse,  sinon  aussi  rapide  que 
celle  de  la  lumière,  du  moins  incomparablement  plus  grande  que 
celle  du  son  dans  l'air.  Cette  transmission  peut  être  effectuée, 
non  seulement  avec  le  fil  tendu  en  ligne  droite,  mais  encore 
quand  ce  fil  présente  plusieurs  coudes.  » 

C'est  encore  à  un  Français  qu'on  doit  d'avoir  dégagé  cette 
idée  de  l'oubli  dans  lequel  elle  se  trouvait. 

Un  ingénieur,  nommé  Charles  Bourseul,  publia  en  1854,  dans 
les  Annales  téléf/raphiqucs,  un  notice  très  succincte  sur  un  appa- 
reil téléphonique.  Mais  l'heure  de  la  téléphonie  n'avait  pas  encore 
sonné.  Comme  le  précédent,  l'appareil  de  Mourseul  fut  complète- 
ment oublié  jusqu'en  INlii.  A  ccîto  époqu(\  Meiss  lit  des  essais 
dont  le  résultat  ne  fut  pas  encore  dérisif. 

Le  comte  du   Moncel  raconte  que,  jus([u'cn   185i.  personne 


400  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'aurait  osé  admettre  la  possibilité  de  la  transmission  de  la  parole 
à  distance  et  que,  lorsque  parut  la  note  de  Bourseul,  son  idée  fut 
regardée,  par  tout  le  monde  et  par  lui-même,  comme  un  rêve 
fantastique.  Cette  note  contient  les  phrases  suivantes  :  «  Après 
les  merveilleux  télégraphes  qui  peuvent  reproduire  à  distance 
l'écriture  de  tel  ou  tel  individu,  et  même  les  dessins  plus  ou 
moins  compliqués,  il  semblerait  impossible  d'aller  plus  en  avant 
dans  les  régions  du  merveilleux.  Essayons,  cependant,  de  faire 
quelques  pas  de  plus  encore.  Je  me  suis  demandé,  par  exemple, 
si  la  parole  elle-même  ne  pourrait  pas  être  transmise  jmr  l électri- 
cité; en  lin  mot,  si  Von  ne  pourrait  pas  parler  à  Vienne  et  se  faire 
entendre  ci  Paris. 

«  La  chose  est  praticable  et  voici  comment:...  Imaginons 
qu'on  parle  près  d'une  plaque  mobile,  assez  flexible  pour  ne  perdre 
aucune  des  vibrations  produites  par  la  voix,  que  cette  plaque 
établisse  et  interrompe  successivement  la  communication  avec 
une  pile,  vous  pourrez  avoir,  à  distance,  une  autre  plaque  qui 
exécutera,  en  môme  temps,  les  mômes  vibrations... 

«  J'ai  commencé  des  expériences  à  cet  égard;  elles  sont  déli- 
cates et  exigent  de  la  patience  et  du  temps,  mais  les  approxima- 
tions obtenues  font  entrevoir  un  résultat  favorable.  » 

La  priorité  de  l'idée  du  téléphone  appartient  donc  bien  à 
Charles  Bourseul. 

On  sait  avec  quelle  rapidité,  à  la  faveur  des  études  électriques 
nouvelles,  la  téléphonie  a  conquis,  dans  le  monde  entier,  son 
droit  de  cité.  Cette  invention  était  à  ce  point  dans  l'air,  si  l'on 
peut  s'exprimer  ainsi,  que,  le  même  jour,  le  14  février  i87G,  deux 
Américains,  Graham  Bell,  de  Boston,  et  Elisha  Gray,de  Chicago, 
déposaient  simultanément  une  demande  de  brevet  au  bureau  des 
patentes  de  Washington.  Un  mois  avant,  jour  pour  jour,  Edison 
avait  demandé  une  protection  provisoire  pour  un  appareil  ana- 
logue !  C'est  une  date  qu'il  faut  se  rappeler,  car  elle  marque 
l'origine  d'une  ère  nouvelle  dans  l'histoire  des  communications 
à  grande  distance. 

Le  développement  des  communications  téléphoniques  n'aurait 
certainement  pas  été  aussi  considérable,  si  ce  curieux  appareil 
n'avait  été  complété  par  un  instrument,  non  moins  intéressant, 
dont  MM.  Hughes  et  Edison  se  sont  disputé  la  paternité,  qui 
paraît  acquise  à  M.  Hughes.  Nous  voulons  parler  du  iiiicrophone. 
Déjà,   en  1865,  un  savant  ingénieur  du  corps  des  télégraphes 


LA    SUPPRESSION    DES    DISTANTES.  401 

français,  M.  Clérac,  avait  étudié  les  différences  de  résistance  élecr 
trique  que  produit,  dans  un  circuit  télégraphique,  l'introduction 
de  particules  de  plombagine.  Ces  expériences  contenaient  en 
germe  l'invention  du  microphone. 

Comme  son  nom  l'indique,  cet  appareil  a  pour  objet  de  rendre 
perceptibles,  à  distance,  les  sons  les  plus  légers  :  le  tic  tac  d'une 
montre,  le  frottement  d'une  plume,  les  pas  d'une  mouche  et 
même,  suivant  M.  Hughes,  so7i  cri  de  mort.  Cette  sensibilité  dans 
la  transmission  des  bruits  légers  est  obtenue  généralement  par 
l'interposition,  dans  le  circuit  téléphonique,  de  baguettes,  de  pas- 
tilles ou  de  granules  de  graphite  disposés  de  diverses  façons  et 
qui  ont  la  propriété  d'augmenter  considérablement  l'intensité  du 
son.  La  disposition  la  plus  usitée  en  France  est  celle  deMM.  Ader 
et  Berthon. 

Dès  les  premiers  pas  faits  par  la  téléphonie,  les  esprits  clair- 
voyans  devinèrent  le  rôle  considérable  qu'elle  était  appelée  à  jouer 
dans  la  vie  sociale  et  politique.  En  France,  c'est  à  la  Société  gé- 
nérale des  Téléphones  et  à  ses  fondateurs  que  revient  l'honneur 
d'avoir  organisé  la  téléphonie  en  service  public,  malgré  les  défec- 
tuosités du  début,  la  routine,  l'hostilité  de  certains,  et  la  neutra- 
lité plus  ou  moins  bienveillante  du  gouvernement,  qui  suivait, 
d'un  œil  jaloux,  les  progrès  de  la  nouvelle  industrie.  Il  m'appar- 
tient moins  qu'à  tout  autre  de  revenir  sur  un  sujet  qui  a  été  fé- 
cond en  polémiques  et  en  revendications  énergiques. 

Aujourd'hui,  en  France,  la  téléphonie  est  un  service  d'Etat,  au 
môme  titre  que  la  popte  et  k  télégraphie.  Limitée,  tout  d'abord, 
à  l'exploitation  urbaine,  la  téléphonie  s'est  petit  à  petit  étendue 
aux  villes  voisines.  Elle  a  réuni,  plus  tard,  les  points  les  plus 
éloignés  de  notre  territoire  et,  enfin,  franchi  les  frontières. 

Si  lerôve  de  Bourseul,  «  la  communication  verbale  entre  Paris 
et  Vienne,  »  n'est  pas  encore  réalisé,  il  n'y  a  plus  de  doute  sur 
sa  possibilité  technique.  Paris  et  Londres,  Paris  et  Bruxelles, 
New-York  et  Chicago,  Berlin  et  Rome,  réseau  dont  il  est  à  peine 
besoin  de  souligner  l'intérêt  politique,  sont,  depuis  plusieurs 
années,  reliés  entre  eux,  et  ce  mode  de  communication  a  eu  un 
tel  succès,  que  les  lignes  primitives  ont  été  rapidement  insuffi- 
santes, et  qu'il  a  fallu  en  créer  de  nouvelles.  Un  réseau  d'en- 
semble a  été  étudié  pour  toute  lu  France;  il  est  aujourd'hui  en 
grande  partie  achevé. 

TOME  CXLVIll.   —   1898.  -2(3 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

III 

Une  circonstance  particulière  a  favorisé  les  progrès  de  la  té- 
léphonie. Certains  savans  entrevoient  la  possibilité  de  communi- 
cations électriques,  télégraphiques  ou  téléphoniques,  entre  des 
points  non  reliés  par  un  lien  matériel.  L'avenir  nous  dira  si  cette 
idée,  qui  a  été  préconisée  par  des  savans  éminens  (M.  Preece,  par 
exemple),  peut  donner  un  résultat  pratique,  et  être  autre  chose 
qu'une  curiosité  scientifique.  Jusqu'à  présent,  il  a  fallu,  entre  les 
points  en  correspondance,  une  liaison  effective,  un  conducteur 
canalisant  les  vibrations  électriques  qui  véhiculent  les  signaux  ou 
la  parole.  Ce  lien  a  été  pour  le  télégraphe,  faute  de  mieux,  formé 
par  le  fil  de  fer,  matière  assez  mauvaise  conductrice  de  l'électri- 
cité, facilement  altérable  et  destructible,  mais  d'un  emploi  écono- 
mique. 

Dans  la  série  des  métaux  bons  conducteurs  de  l'électricité,  le 
fer  ou  l'acier  occupent  une  place  médiocre,  loin,  bien  loin  der- 
rière l'argent  et  le  cuivre.  De  l'argent,  il  n'en  faut  point  parler. 
Dans  le  pays  le  plus  honnête  du  monde,  il  ne  resterait  pas  un 
mètre  de  fil  sur  les  poteaux,  si  le  gouvernement  était  assez  riche 
poui-  se  payer  des  lignes  en  argent.  Il  est  déjà  assez  difficile  de 
sauver  de  la  déprédation  le  cuivre,  métal  moins  aristocratique, 
mais  tentant  tout  de  même.  Aussi,  pendant  longtemps,  soit  que 
les  lignes  ne  fussent  pas  suffisamment  protégées,  soit,  plutôt, 
parce  qu'on  ne  savait  pas  travailler  le  cuivre  de  façon  à  le  rendre 
plus  résistant-,  sans  rien  lui  enlever  de  ses  qualités  conductrices, 
on  a  complètement  négligé  le  concours  précieux  de  ce  métal, 
sans  lequel  on  peut  affirmer  que  la  téléphonie  n'existerait  pas. 

Elle  ne  peut  se  contenter,  en  effet,  d'une  canalisation  aussi 
médiocre  que  la  télégraphie  et,  sans  parler  de  l'inertie  magnétique 
que  le  fer  oppose  à  la  transmission  des  vibrations  téléphoniques, 
le  calcul  montre  que,  si  un  simple  fil  de  fer  de  deux  m-illimètres 
d'épaisseur  peut  suffire  pour  transmettre  les  signaux  télégra- 
phiques à  plusieurs  centaines  de  kilomètres,  il  faudrait  de  véri- 
tables barres  d'acier  pour  transmettre,  à  la  même  distance,  la  pa- 
role téléphonique.  Cette  obligation  aurait,  à  elle  seule,  rendu  la 
canalisation  des  vibrations  téléphoniques  absolument  impossible. 
Au  contraire,  avec  le  bronze,  ou  avec  le  cuivre  chimiquement 
pur  et  sans  aucune  trace  de  corps  étrangers,  tel  qu'on  sait  le 


LA    SUPPRESSION    DES    DISTANCES.  403 

préparer  aujourd'hui  par  [es  procédés  électrolytiques,  on  arrive 
à  obtenir  un  métal  aussi  bon  conducteur  que  l'argent  lui-même, 
et  d'un  prix  qui  n'est  pas  un  obstacle  à  l'économie  des  installa- 
tions. Aussi  la  téléphonie  interurbaine  et  internationale  a-t-elle 
pris  rapidement,  dans  tous  les  pays,  un  développement  que  justi- 
fient des  besoins  de  communication  sans  cesse  croissans. 

Paris  a  été  relié  avec  Bruxelles  et  avec  Londres,  et  le  trafic  a 
été  si  intense  sur  ces  deux  lignes,  qu'il  a  fallu  les  doubler,  les 
tripler,  les  décupler  après  un  temps  très  court.  Marseille,  qui  est, 
en  France,  le  point  le  plus  éloigné  de  Paris,  dans  l'état  des  com- 
munications téléphoniques  actuelles,  donne  également  lieu  à  des 
communications  si  nombreuses  qu'il  a  fallu  créer  une  ligne  spé- 
ciale pour  Lyon. 

Toutes  ces  lignes  sont  formées  de  deux  fils  de  grosseur  variable 
avec  la  distance.  Un  seul  fil  ne  suffirait  pas  pour  soustraire  la 
transmission  de  la  voix  à  l'influence  fâcheuse  des  agens  extérieurs, 
de  l'électricité  de  l'atmosphère,  et  du  courant  qui  circule  dans  les 
fils  télégraphiques  voisins.  Cette  action,  dite  inductive,  se  mani- 
feste par  des  bruissemens,  auxquels  on  a  donné  le  nom  caracté- 
ristique de  ((  friture  »,qui  se  superposent  aux  émissions  de  la  voix 
et  en  masquent  la  netteté,  s'ils  ne  la  suppriment  pas  absolument. 
Le  remède  est  à  côté  du  mal;  il  consiste  à  doubler  le  fil  et  à 
fermer  ainsi  la  ligne  par  un  retour  qui  neutralise  les  effets  de  l'in- 
duction. Ce  remède  est  efficace,  mais  il  n'est  pas  absolument 
économique.  Doubler  une  ligne  de  cuivre  n'est  pas  toujours  une 
dépense  insignifiante;  quelques  chiflres  permettent  de  s'en  rendre 
compte. 

La  ligne  de  Paris  à  Bruxelles  a  environ  330  kilomètres  de 
longueur.  Elle  est  formée  de  deux  fils  de  cuivre,  de  3  millimètres 
de  diamètre,  dont  le  kilomètre  pèse  environ  63  kilos.  Le  poids 
total  des  330  kilomètres  est  donc  de  21  000  kilos  environ  et,  au 
prix  où  est  le  fil  de  cuivre  (1  fr.  70  le  kilo  approximativement), 
on  voit  qu'il  n'est  pas  indifférent  d'avoir  à  en  employer  42  tonnes 
au  lieu  de  21 .  C'est,  a  fortiori,  plus  sensible  comme  dépense  pour 
une  ligne  comme  celle  de  Paris-Marseille  qui,  en  tenant  compte 
de  la  distance,  des  détours  et  des  dénivellations  subies  par  la  ligne, 
ne  comporte  pas  beaucoup  moins  de  2000  kilomètres  de  fil  aller 
et  retour.  Ce  fil  est  plus  gros  que  celui  de  Paris-Bruxelles.  Il  a  un 
diamètre  de  4""", 5  et  pèse  142  kilos  le  kilomètre.  La  ligne  double 
tout  entière  n'emploie  donc  pas  beaucoup  moins  de  300  tonnes  de 


404  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fil.  On  voit,  par  conséquent,  que,  si  la  téléphonie  est,  commer- 
cialement parlant,  une  bonne  affaire  pour  l'Etat,  elle  exige  une 
mise  de  fonds  importante,  puisque  le  conducteur  seul,  —  sans 
compter  son  installation,  les  poteaux  qui  le  supportent,  les  ap- 
pareils, le  transport  de  tout  le  matériel  et  les  frais  généraux,  — 
coûte  déjà  près  d'un  demi-million  pour  une  distance  de  1 000  kilo- 
mètres à  franchir. 

Quoi  de  plus  léger,  en  apparence,  que  ces  fils  ténus,  courant  le 
long  des  voies  ferrées,  et  dans  la  masse  desquels,  comme  en  au- 
tant de  canaux,  se  transportent  les  ondes  électriques  !  L'œil  les 
distingue  à  peine  à  quelque  distance,  et  l'on  a  du  mal  à  se  figurer, 
si  on  ne  se  livre  pas  à  un  calcul  précis,  que  leur  poids  soit,  en 
définitive,  celui  qu'on  annonce.  Le  seul  fil  de  la  ligne  Paris-Mar- 
seille correspond  au  chargement  de  30  wagons  de  marchandises. 
Il  n'est  donc  pas  surprenant  qu'avec  les  progrès  gigantesques 
des  applications  de  l'électricité,  l'industrie  ait  vu  se  créer,  depuis 
vingt  ans,  des  usines  considérables  pour  le  laminage  et  le  tréfi- 
lage du  cuivre.  Ces  usines  sont  des  plus  prospères,  leur  production 
ne  cesse  de  s'accroître  et  s'accroîtra  certainement  encore  pendant 
de  longues  années. 

La  chose  est  d'autant  plus  digne  de  remarque,  que  le  cuivre 
a  ce  grand  avantage  sur  le  fer,  qu'il  ne  s'use,  pour  ainsi  dire, 
pas.  Le  fer  se  rouille, malgré  la  galvanisation  dont  on  le  protège; 
la  moindre  piqûre,  dans  le  vernis  de  zinc  dont  on  le  revêt,  laisse 
à  l'humidité  un  passage  qui  s'accroît  rapidement,  s'attaque  à  la 
surface  vive  du  métal,  la  corrode,  la  ronge  et  la  fait  bientôt  tomber 
en  poussière.  La  conservation  du  cuivre,  presque  indéfinie,  est 
assurée  partout  où  il  n'a  pas  à  souffrir  de  fumées  sulfureuses. 
Ces  fumées  résultent  souvent  de  la  combustion  de  houilles 
contenant  des  pyrites.  C'est  un  cas  exceptionnel,  auquel  on  est 
exposé  principalement  dans  les  lieux  mal  aérés  où  les  fumées 
ne  sont  pas  rapidement  balayées,  tels  que  les  tunnels.  Mais  les 
lignes  de  cuivre  résistent  longtemps,  presque  indéfiniment.  En 
refondant  les  fils  et  en  affinant  le  cuivre  qui  en  résulte,  on  est 
presque  assuré  de  n'avoir  à  subir  aucun  déchet  de  matière.  Le 
cuivre  est  donc  un  auxiliaire  très  précieux  pour  les  canalisations 
électriques. 

Si  le  conducteur  de  cuivre  a  rendu  la  téléphonie  interurbaine 
possible,  on  peut  égalementdire  que,  sans  lui,  la  télégraphie  sous- 
marine  n'aurait  pas  existé.  Ici,  la  question  de  la  canalisation  prend 


LA    SUPPRESSION    DES    DISTANCES.  40o 

une  importance  toute  particulière,  tant  à  cause  des  immenses 
espaces  à  franchir,  qu'en  raison  des  soins  que  demande  la  canali- 
sation, et  des  intérêts  financiers  considérables  qu'elle  met  en  jeu. 

IV 

On  imagine  difficilement  le  nombre  des  causes  de  détérioration 
auxquelles  sont  exposées  les  lignes  électriques.  Dans  l'homme 
et  l'insecte,  elles  ont  trouvé  des  ennemis  implacables.  Le  règne 
végétal  lui-même  en  fournit  un  certain  nombre,  tels  que  les  cham- 
pignons et  autres  excroissances  parasitaires.  N'oublions  pas  les 
agens  météorologiques  :  la  chaleur,  la  sécheresse,  l'humidité,  la 
pluie,  l'oxygène  de  l'air,  l'électricité  atmosphérique,  la  foudre. 
En  procédant  à  l'entretien  des  lignes  électriques,  on  retrouve 
chacun  de  ces  ennemis  aux  prises  avec  les  moyens  de  lutte  ima- 
ginés contre  lui. 

Mais  ce  qu'il  faut  retenir,  c'est  que  l'homme  se  trouve  placé 
en  tête  de  cette  armée  malfaisante.  Plus  particulièrement  dans 
les  pays  nouveaux,  il  s'obstine  à  ne  pas  comprendre  que  l'éta- 
blissement du  télégraphe  est  un  bienfait  qui  améliore  les  relations 
sociales  et  facilite  les  transactions. 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  les  régions  nouvellement  ou- 
vertes à  la  civilisation,  où  l'homme  est  encore  une  sorte  de  sau- 
vage, que  le  télégraphe  trouve  ses  ennemis  les  plus  acharnés.  Il 
semble  qu'un  malin  besoin  de  destruction  existe  au  fond  du  cœur 
humain.  Seul  ennemi  conscient  des  lignes,  il  s'attaque  à  toutes 
leurs  parties  sans  exception.  En  France,  et  dans  la  plupart  des 
pays  d'Europe,  ce  sont  surtout  les  isolateurs  qui  attirent  les  re- 
gards par  leur  blancheur  éclatante.  Les  pierres,  les  coups  de  feu, 
les  détruisent  à  l'envi,  et  il  n'est  pas  rare  de  voir  des  lignes  en- 
tières, où  chaque  poteau  porte  la  trace  de  ces  attaques.  Les  moyens 
prohibitifs  pour  combattre  ces  actes  de  vandalisme  étant  impuis- 
sans,  on  a  dû  se  résoudre  à  des  moyens  de  protection  très  coûteux, 
tels  que  les  isolateurs  blindés,  et  les  isolateurs  colorés  en  brun, 
dont  l'apparence  excite  moins  la  tentation  que  colle  des  isolateurs 
blancs.  Ce  petit  fait  porte  en  lui  une  leçon  de  psychologie  qu'il 
est  intéressant  de  signaler. 

Dans  les  pays  iu)uveanx,  l'action  destructive  se  donne  libre- 
ment carrière.  Le  liîh'îgiaphc  étant,  au  premier  chef,  un  inshument 
do  conquête  matérielle  et  morale,  on  devait  s'attendre  à  de   fré- 


406  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quentes  tentatives  dirigées  contre  lui  par  les  populations  conquises. 
La  difficulté  de  surveiller  les  lignes  donne  beau  jeu  à  leurs  enne- 
mis :  un  fil  est  si  vite  coupé,  un  poteau  si  rapidement  jeté  à  terre  ! 
Mais  ce  n'est  cependant  pas  à  une  hostilité  particulière  au  télé- 
graphe qu'il  faut  attribuer  les  plus  fréquentes  attaques  dont  il 
est  l'objet.  Les  lignes  aériennes  se  composent  de  trois  élémens 
adaptables  aux  nécessités  d'un  ménage  rudiinentaire.  Les  isola- 
teurs renversés  forment  des  récipiens,  grossiers  sans  doute,  mais 
inespérés,  pour  les  Arabes,  grands  amateurs  de  café,  mais  peu 
riches  en  tasses.  Plus  recherchés  sont  encore  les  fils  de  ligne. 
S'ils  sont  en  fer,  les  usages  auxquels  on  peut  les  appliquer  sont 
innombrables  :  ornemens,  armes,  liens,  clôtures,  etc.  S'ils  sont 
en  cuivre,  la  coquetterie  des  naturels  de  certains  pays  les  trans- 
forme en  bagues,  bracelets  et  bijoux  de  toute  sorte.  Dans  l'Inde, 
où  les  fils  de  laiton,  coupés  en  courtes  tiges,  forment  une  monnaie 
courante,  les  fils  des  lignes  de  cuivre  risqueraient  fort  d'être 
volés  pour  cet  usage,  si  la  couleur  du  métal  n'était  très  vite  ter- 
nie par  les  poussières  de  l'air,  et  si,  d'ailleurs,  le  faible  diamètre 
de  ces  fils  n'empêchait  de  la  distinguer. 

Les  poteaux  en  bois  ont  mainte  utilité  :  on  peut  les  brûler  pour 
se  chaulTer  ou  faire  sa  cuisine.  On  les  emploie  aussi  pour  la  con- 
struction. Quant  aux  poteaux  en  fer,  quelle  bonne  fortune,  s'ils  sont 
tubulaires,  comme  ceux  qu'on  a  employés  en  Asie  Mineure,  en 
Egypte  et  en  Perse!  Voilà  une  conduite  d'eau  toute  trouvée.  Dans 
les  Indes,  et  surtout  dans  le  Mekràn,  où  l'on  a  employé  des  po- 
teaux tubulaires  analogues  aux  poteaux  d'Asie,  les  gens  du  pays 
s'emparaient  du  paratonnerre  en  fer  forgé  qui  les  surmonte  pour 
en  faire  une  arme  en  le  fixant  à  l'extrémité  d'un  bambou  ;  il  a 
fallu  le  river  au  poteau. 

Les  déprédations  télégraphiques  s'exercent  quelquefois  d'une 
façon  naïve.  Tel  est  le  cas  de  ce  paysan  annamite  qui,  après  avoir 
enlevé  les  fils  de  fer  pour  les  approprier  à  ses  besoins  personnels, 
les  avait  consciencieusement  remplacés,  entre  les  poteaux,  par  de 
longs  bambous  liés  ensemble,  afin  que  la  ligne  pût  toujours 
fonctionner. 

Le  fanatisme  se  met  souvent  de  la  partie.  En  Chine,  lorsqu'on 
a  voulu  construire  les  premières  lignes  télégraphiques  aériennes, 
on  s'est  heurté  à  une  hostilité  invincible  de  la  part  des  popula- 
tions. On  sait  de  quelle  vénération  est  entouré  le  culte  des  an- 
cêtres. Il  n'y  a  pas  de  cimetière  en  Chine.  Chaque  famille  garde 


LA    SUPPRESSION    DES    DISTANTES.  407 

ses  morts  et  les  enterre  autour  de  la  demeure  commune,  dans  le 
jardin  qui  l'entoure.  On  rencontre  des  sépultures  à  chaque  pas. 
Or,  laisser  tomber  une  ombre  sur  la  tombe  d'un  ancêtre  est  con- 
sidéré comme  une  suprême  injure,  cette  ombre  fût-elle  celle  d'un 
fil  télégraphique.  C'est  en  vertu  de  ce  sentiment,  profondément 
enraciné  dans  le  cœur  des  Chinois,  que  les  premières  lignes  furent 
détruites  sans  que  les  autorités  osassent  chercher  un  moyen  de 
répression.  Les  compagnies  télégraphiques  ne  se  tirèrent  d'affaire 
qu'en  renonçant  dans  le  voisinage  des  tombeaux  aux  lignes 
aériennes  et  en  employant  des  lignes  souterraines. 

Les  agens  atmosphériques,  l'air,  la  chaleur  et  l'humidité, 
exercent  une  action  destructive  très  rapide  sur  les  fils  des  lignes. 
Les  fils  de  fer  sont  corrodés  par  la  rouille,  même  lorsqu'ils  sont 
protégés  par  une  galvanisation  superficielle.  Le  moindre  choc  qui 
détache  un  morceau  de  la  pellicule  protectrice  détermine  un 
foyer  d'oxydation  qui  atteint  bientôt  toute  la  masse  du  fil.  Les 
fumées  qui  se  trouvent  dans  l'air,  surtout  dans  les  régions  indus- 
trielles, les  vapeurs  salines  au  bord  de  la  mer,  activent  cette 
corrosion.  Aussi  une  part  du  succès  qu'ont  obtenu  les  lignes  de 
cuivre  tient-elle  à  la  résistance  que  ce  métal  oppose  aux  influences 
destructives  de  l'air  et  du  temps. 

Fils  de  fer  ou  de  cuivre,  les  fils  de  ligne  sont  fréquemment 
détruits  au  cours  de  l'hiver  par  l'accumulation  de  verglas  qui  se 
produit  sur  eux  et  les  entoure  souvent  de  manchons  de  glace  plus 
gros  que  le  bras.  Le  froid  lui-même,  en  dehors  de  toute  produc- 
tion de  glace,  peut  faire  rompre  les  lignes,  lorsque  la  tension  d'un 
fil,  établi  pendant  la  belle  saison,  n'a  pas  été  calculée  de  façon  à 
tenir  compte  de  la  contraction  du  fil.  Aussi,  dans  les  pays  froids, 
a-t-on  fréquemment  à  constater  des  ruptures  de  fils.  Ces  rup- 
tures sont  d'autant  plus  à  craindre  dans  les  pays  du  nord  de 
l'Europe  que,  pendant  la  saison  froide,  la  nuit  est  presque  inin- 
terrompue; la  réparation  des  lignes  constitue  une  opération  pé- 
nible et  périlleuse. 

En  Norvège,  où  les  lignes  télégraphiques  atteignent  la  plus 
haute  latitude,  il  y  a,  dans  la  i)artic  qui  s'étend  de  Tromso*  au 
Cap  Nord,  un  réseau  télégraphique  dont  la  longueur  atteint 
2000  kilomètres,  tandis  (jue  la  distance  totale  à  vol  d'oiseau  des 
villes  à  relier  n'en  atteint  pas  mille.  Ces  lignes  se  développent  en 
contournant  les  nombreuses  sinuosités  dont  les  Mords  dentellent  les 
côtes.  Elles  traversent  un  pays  couvert  seulemcul  de  maigres  bou-' 


408  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leaux  et  de  pierres,  sans  voies  de  communication,  où  le  fil  télégra- 
phique est  le  meilleur  guide  que  le  voyageur  ait  à  suivre.  Sur  le 
parcours  de  ces  lignes  inhabitées,  un  certain  nombre  de  cabanes 
sont  construites  pour  donner  abri  au  malheureux  télégraphiste 
qui,  soudainement,  au  milieu  d'une  épaisse  obscurité  et  par  des 
froids  extrêmement  rigoureux,  est  obligé  de  partir  sur  la  neige 
pour  aller  réparer  une  ligne  rompue.  Ces  cabanes  qui  offrent 
aussi  un  asile  au  voyageur  (nous  avons  été  heureux  d'en  user), 
contiennent  un  lit  de  camp,  le  matériel  nécessaire  aux  répara- 
tions, et  quelques  ustensiles  de  cuisine.  Il  n'est  pas  rare  que  des 
bourrasques  de  neige  détruisent  même  ces  refuges. 

Les  poteaux  en  bois  sont  soumis  aux  diverses  causes  de  des- 
truction qui  agissent  sur  les  autres  bois.  Ils  ne  résistent  qu'un 
certain  temps.  La  pluie  et  même  l'humidité  pénètrent  les  bois, 
dissolvent  les  corps  antiseptiques  et  les  rendent  plus  accessibles  à 
toutes  les  causes  de  destruction.  L'eau  s'introduit  dans  les  canaux 
du  bois  et  les  remplit  petit  à  petit  du  haut  au  bas  du  poteau. 

La  sécheresse  facilite  l'action  ultérieure  de  la  pluie  en  déter- 
minant des  fentes  longitudinales  à  la  surface  du  poteau. 

Le  contact  du  sol  agit  également  par  son  humidité;  il  agit 
aussi  par  les  matières  minérales  et  végétales  que  contient  le  sol 
et  qui  peuvent  occasionner  des  réactions  chimiques  avec  les  im- 
prégnations antiseptiques  des  poteaux.  C'est  ainsi  que  les  terrains 
calcaires  donnent  lieu  à  la  production  de  bicarbonate  de  chaux 
qui  réagit  sur  le  sulfate  de  cuivre  et  le  fait  disparaître  du  pied  du 
poteau.  Cette  action  est  si  nette  que  le  seul  fait  d'être  planté  au 
voisinage  d'un  massif  de  maçonnerie  accélère  la  pourriture  des 
poteaux.  Les  sols  riches  en  débris  organiques  facilitent  égale- 
ment la  pourriture  du  bois. 

Lorsque  le  bois  est  attaqué  par  la  pourriture  humide,  on  voit 
se  développer  en  même  temps,  à  sa  surface,  des  champignons  dont 
l'espèce  varie  suivant  l'essence.  Le  champignon  du  pin  et  du 
sapin,  essences  employées  le  plus  ordinairement  pour  les  poteaux, 
porte  le  nom  de  mérule  [Meridus  destruens  ou  lacnjma7is).\\  se 
manifeste  sur  la  partie  du  poteau  tournée  vers  le  nord,  c'est-à- 
dire  du  côté  le  plus  humide  et  le  moins  exposé  à  la  lumière,  sous 
la  forme  de  longs  filamens  blancs  qui  remplissent  les  fentes  du 
poteau,  se  développent  avec  rapidité  dans  le  sol  environnant,  puis 
se  réunissent  en  une  masse  molle,  compacte,  d'où  suinte  un 
liquide  incolore.  Ce  champignon,  qui  se  développe  sur  tous  les 


LA    SUPPRESSION    DES    DISTANCES,  409 

bois,  et  qui,  à  l'état  de  maturité,  forme  des  masses  brunes  de  2o 
à  30  centimètres  de  circonférence,  reste  généralement  sur  les  po- 
teaux à  l'état  de  mycélium,  c'est-à-dire  de  filamens,  qui  envahis- 
sent graduellement  la  masse  du  bois,  en  se  logeant  dans  l'es 
moindres  fentes,  la  pénètrent  tout  entière,  et  s'étendent  dans  le 
sol  en  largeur  et  en  profondeur. 

Né  de  la  pourriture,  ce  champignon  l'accélère  à  son  tour.  Il 
détermine  une  sorte  de  contagion  qui  se  propage  avec  rapidité, 
soit  par  contact,  soit  à  distance,  les  spores  étant  transportées  par 
la  pluie  et  le  vent. 

De  profonds  ravages  sont  également  causés  dans  les  bois  par  les 
insectes.  Ceux-ci  exercent  leur  action  destructive  tantôt  à  l'étal  de 
larves,  tantôt  à  leur  état  définitif,  soit  isolément,  soit  en  colonies. 
Parmi  ceux  qui  attaquent  les  bois  avec  le  plus  d'activité  figure 
le  scolyte  destructeur,  petit  coléoptère  dont  la  femelle  perce  les 
écorcos,  creuse  une  galerie  dans  le  bois  et  y  dépose  ses  œufs  à  la 
suite  les  uns  des  autres.  Les  œufs  éclosent  et  donnent  naissance 
à  des  larves  qui  se  nourrissent  du  liber  et  de  l'aubier,  en  perçant, 
de  part  et  d'autre  de  la  galerie  initiale,  une  série  de  galeries 
rayonnantes.  Arrivées  au  dehors  et  transformées  en  insectes  par- 
faits, elles  s'accouplent,  et,  après  la  fécondation,  pénètrent  de 
nouveau  dans  le  bois,  à  l'exemple  de  leur  mère.  Les  bois  morts, 
tels  que  les  poteaux,  sont  plus  facilement  attaqués  que  les  bois 
vivans,  car,  sur  ceux-ci,  il  arrive  fréquemment  que  les  scolytes 
sont  noyés  par  l'afflux  de  la  sève  au  moment  du  printemps. 

Le  cossus  et  le  zeuzera  sont  deux  papillons  dont  les  larves  se 
nourrissent  de  la  matière  même  du  bois. 

Le  termite  figure  parmi  les  plus  redoutables  ennemis  du  bois. 
Son  action  est  très  difficile  à  combattre,  et,  comme  il  attaque  la 
masse  des  bois  en  laissant  la  surface  intacte,  on  ne  s'aperçoit  de 
son  œuvre  que  lorsque  le  mal  est  sans  remède.  D'ailleurs,  les  la- 
vages et  les  enduits  à  la  chaux  sont  sans  effet  sur  lui.  Le  termite 
est  très  commun  dans  l'intérieur  et  au  sud  de  l'Afrique.  On  le 
rencontre  dans  le  midi  et  l'ouest  de  la  France. 

Un  petit  crustacé,  de  4  millimètres  de  long,  le  Limnoria  tcre- 
brans.  est  plus  dangereux  que  le  taret  qui,  lui,  n'attaque  les  bois 
que  dans  l'eau,  en  ce  qu'il  les  attaque  non  seulement  dans  l'eau 
claire  ou  trouble,  mais  même  dans  les  remblais  humides.  Toutes 
les  essences  de  bois  sont  la  proie  de  ce  petit  crustacé.  Seul  VEuca- 
lyptiis  rostrata  échappe  à  ses  attaques. 


410  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  côté  des  détériorations  qui  sont  la  conséquence  du  temps, 
de  la  vétusté,  de  Faction  des  insectes  et  des  champignons,  il  en 
est  d'autres  qui  sont  le  fait  d'animaux  et  qui  se  produisent  dans 
dés  conditions  souvent  bizarres. 

A  l'exposition  d'électricité,  à  Paris,  en  4881,  on  pouvait  voir, 
dans  la  section  norvégienne,  des  poteaux  en  bois  percés,  près  de 
leur  sommet,  d'un  trou  les  traversant  de  part  en  part.  Ces  trous 
sont  l'œuvre  d'un  oiseau,  le  pic  noir  et  vert,  qui  se  nourrit  d'in- 
sectes vivant  sous  l'écorce  des  arbres  en  décomposition.  La 
vibration  des  fils  fait  sans  doute  supposer  à  l'oiseau  qu'elle  est 
duo  à  la  présence  des  insectes.  Il  attaque  le  poteau  de  son  bec 
puissant  et  finit  par  le  percer  de  trous  qui  ont  jusqu'à  7  centi- 
mètres de  diamètre.  Ce  fait  se  produit  fréquemment  en  Norvège, 
sur  les  lignes  voisines  des  bois  où  habite  cet  oiseau. 

Dans  le  même  pays,  et  probablement  pour  la  même  cause, 
les  ours  renversent  souvent  les  poteaux.  Très  friands  de  miel, 
attribuant  probablement  au  bourdonnement  des  abeilles  le  bruit 
produit  par  la  vibration  des  fils,  il  arrive  fréquemment  qu'ils 
afTouillent  la  base  des  poteaux  et  finissent  par  les  faire  tom- 
ber. 

Si  les  ennemis  animaux  et  végétaux  des  lignes  télégraphiques 
sont  nombreux  dans  les  climats  tempérés,  que  dira-t-on  des  diffi- 
cultés de  toutes  sortes  que  rencontrent  les  téb'graphistes  des  con- 
trées tropicales  ? 

Au  Brésil,  les  poteaux  sont  rarement  plantés,  comme  en  Eu- 
rope, le  long  des  routes,  d'abord  parce  qu'il  y  en  a  peu,  ensuite 
à  cause  des  caravanes  de  lourds  chariots  que  des  bêtes  de  somme, 
sans  conducteurs,  traînent  sur  les  chemins.  Les  poteaux  seraient 
vite  renversés  par  elles.  Le  plus  souvent,  les  lignes  ont  été  lancées 
en  pleine  forêt  vierge,  à  travers  des  taillis  et  des  broussailles 
presque  impraticables,  au-dessus  de  marais  étendus  et  de  larges 
fleuves  à  grandes  crues. 

Les  conditions  météorologiques  sont  une  première  cause  de  dé- 
térioration. L'air,  très  chargé  d'humidité  pendant  une  partie  de 
l'année,  favorise  la  pourriture  des  poteaux  de  bois,  l'oxydation 
des  fils  et  la  déperdition  de  l'électricité.  Puis  viennent  des  séche- 
resses qui  durent  souvent  pendant  de  longs  mois  :  les  poteaux  se 
fendent,  et  les  champignons  se  développent  dans  les  fentes  pro- 
duites. L'abaissement  de  température,  qui  se  produit  subitement 
après  le  coucher  du  soleil,  fait  souvent  rompre  les  fils  et  éclater 


LA    SUPPRESSION    DES    DISTANCES.  4H 

les  isolateurs.  Les  orages,  très  fréquens  au  Brésil,  occasionnent 
de  nombreux  accidens. 

Le  développement  extraordinaire  des  végétaux  rend  l'entretien 
des  lignes  très  pénible.  Les  lianes  enlacent  les  poteaux  et  les 
fils.  Mais  c'est  surtout  le  règne  animal  qui  fournit  le  plus  grand 
nombre  d'ennemis  du  téhîgraphe.  Ce  sont  d'abord  les  animaux 
fouisseurs  qui  minent  les  poteaux  à  leur  base  et  les  font  tomber; 
une  martre,  l'hyrare  [Galera  bavbara),  le  surilho  [MepJiistis  suf- 
focans),  qui  habitent  surtout  les  forêis  vierges;  dans  les  espaces 
découverts,  les  pampas,  un  animal  ressemblant  au  lapin,  mais 
plus  grand,  le  hiracha  [La//ostomos-  t?nchodactî/lus),  qui  se  creuse 
des  terriers,  à  nombreuses  galeries,  sur  une  élendue  de  0  à 
8  mètres;  dans  la  forêt,  les  tatous  ou  armadilles,et  parmi  eux  l'ar- 
madille  ^éaTïi[Dasypnsgigas),  qui  atteint  la  taille  d'un  grand  porc  ; 
enfin,  de  nombreuses  espèces  de  singes  qui  grimpent  aux  po- 
teaux, se  suspendent  aux  fils,  les  emmêlent  ou  les  cassent. 

L'action  des  oiseaux  est  différente.  Un  grand  nombre  d'entre 
eux  affectionnent  le  sommet  des  poteaux  pour  y  construire  leurs 
nids,  faits  d'argile,  d'herbes  et  de  plumes,  qui  englobent  souvent 
les  isolateurs  et  les  fils  et  établissent  des  dérivations,  surtout 
lorsque  le  temps  est  humide. 

Un  oiseau  nommé  hobereau  {Fwiariiis  rit  fus),  répandu  dans 
presque  tout  le  Brésil,  a  la  spécialité  de  ces  constructions  gênantes. 
Son  nid  a  la  forme  d'un  pot  ou  d'un  four;  il  est  très  artistement 
construit  en  terre  glaise,  il  est  long  de  20  à  22  centimètres,  haut 
de  15  à  18,  profond  de  10  à  12;  l'oiseau  lui-même  a  19  centi- 
mètres de  longueur.  Les  hobereaux,  le  mâle  et  la  femelle,  con- 
struisent un  nid  en  trois  ou  quatre  jours,  surtout  en  août  et  en 
septembre,  au  moment  de  la  couvée.  A  peine  une  ligne  est-elle 
nettoyée,  qu'elle  est  de  nouveau  couverte  de  nids. 

Les  énormes  vols  d'oiseaux  qui  circulent  après  le  coucher  et 
avant  le  lever  du  soleil  se  heurtent  contre  les  lignes  et  les  rom- 
pent. Les  perroquets  s'attaquent  surtout  aux  fils  de  ligature. 

Pour  être  plus  petits,  les  insectes  n'en  sont  pas  moins  à  re- 
douter pour  les  lignes.  Les  isolateurs  servent,  à  la  plupart  J'outre 
eux,  pour  rédification  de  leurs  nids.  Plusieurs  espèces  de  guêpes 
les  construisent  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur.  Les  abeilles  tapis- 
sières les  composent  de  cellules  faites  de  brins  de  feuilles,  les 
abeilles  maçonnes  les  construisent  avec  un  feutrage  de  poils  de 
plante,  qui  englobe  souvent  l'isolateur  tout  entier.   Les  nids  do 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Polybia  liliacea  ont  quelquefois  jusqu'à  l'",50  de  long  et  60  cen- 
timètres de  large. 

Passons  à  l'armée  des  fourmis.  Les  termites,  ou  fourmis 
blanches,  élèvent  sur  le  sol  d'énormes  nids,  en  forme  de  meules 
à  foin,  qui  ont  souvent  jusqu'à  5  mètres  de  hauteur  et  15  à 
18  mètres  de  surface  à  la  base. 

Ces  nids  sont  en  terre  glaise,  et  ils  sont  souvent  réunis  en 
grand  nombre  les  uns  à  côté  des  autres.  Lorsqu'un  de  ces  villages 
s'établit  au  voisinage  d'un  poteau  télégraphique,  le  pauvre  po- 
teau est  vite  englobé  dans  les  constructions  des  termites,  qui  l'at- 
taquent et  le  transpercent,  quelle  que  soit  la  dureté  du  bois.  Ces 
nids  sont  si  durs,  qu'ils  résistent  à  la  pioche  et  à  la  hache.  On 
n'arrive  à  protéger  les  bois  et  les  cultures  contre  la  fourmi 
blanche  que  par  des  arrosages  à  l'aide  d'une  dissolution  d'hydro- 
carbure nommée  formigera,  qui  en  détruit  un  très  grand  nombre, 
sans  nuire  à  la  végétation. 

Au  tour  des  araignées  maintenant.  L'une  d'elles,  grosse  araignée 
dont  le  dos  est  couvert  de  taches  rouges  et  d'une  croix  noire,  vit 
en  sociétés  nombreuses  qui  construisent  des  nids  à  60  centimètres 
les  uns  des  autres.  Ces  nids  sont  réunis  entre  eux;  ils  englobent 
fils,  poteaux,  buissons,  d'un  tissu  très  résistant,  qui  donne  lieu  à 
des  dérivations  lorsqu'il  est  imprégné  de  pluie  ou  de  rosée. 

Si  l'on  songe  que,  par  suite  du  manque  de  voies  de  commu- 
nication, le  transport  du  matériel  est  très  difficile;  que  le  per- 
sonnel ne  peut  se  déplacer  facilement  et  que,  déplus,  il  est  exposé 
aux  influences  débilitantes  et  énervantes  d'un  climat  tour  à  tour 
sec  ou  humide  avec  excès,  on  voit  combien  sont  grandes  les  diffi- 
cultés que  rencontrent,  dans  de  telles  contrées,  la  construction  et 
l'entretien  des  lignes  télégraphiques. 

Trop  heureux  les  télégraphistes  d'Europe,  s'ils  connaissaient 
leur  bonheur  ! 

V 

Le  câble  sous-marin  est  un  organe  multiple  qui  comprend 
deux  parties  principales.  L'une,  essentielle  à  la  transmission,  a 
reçu  le  nom  caractéristique  à'dme.  C'est  elle  qui  est  le  dépositaire 
de  la  pensée  en  mouvement.  Le  reste,  le  corps,  ou  l'armature, 
n'est  que  l'enveloppe  destinée  à  protéger  l'âme. 

L'âme  est  formée  d'un  ou  de  plusieurs  fils  de  cuivre  de  la 


LA    SUPPRESSION    DES    DISTANCES.  413 

pureté  la  plus  grande,  qu'entoure  une  gaine  isolante.  Cette  gaine 
doit  présenter  le  double  avantage  de  ne  pas  être  perméable  à 
l'électricité  et  d'être  inattaquable  par  les  élémens  qui  peuvent 
l'atteindre,  tels  que  l'eau  de  mer.  La  gutta-percha  est  à  peu  près 
le  seul  corps  qui  remplisse,  à  un  haut  degré,  les  conditions  re- 
quises, et  c'est,  pour  les  fabricans  de  câbles  sous-marins,  une 
préoccupation  qui,  en  ces  derniers  temps,  est  arrivée  à  l'état 
aigu,  de  savoir  que  les  principales  sources  de  production  de  la 
gutta-percha  seront  bientôt  taries. 

La  gutta-percha  a  un  ennemi  des  plus  redoutables.  C'est  un 
petit  animal  marin,  le  taret,  qui  s'en  nourrit,  et  qui  finirait  par 
mettre  le  conducteur  de  cuivre  en  contact  avec  l'eau  de  mer  et  par 
y  pratiquer,  en  quelque  sorte,  une  fuite,  sans  la  protection  exté- 
rieure dont  il  va  être  question.  L'âme  et  son  isolant  sont  garnis 
d'une  couche  de  chanvre  formant  un  épais  matelas,  sur  lequel  on 
enroule,  en  spirale,  une  série  de  fils  d'acier,  à  grande  résistance 
mécanique,  serrés  les  uns  contre  les  autres.  Le  tout  est  entouré 
de  toile  goudronnée.  On  forme  ainsi  un  ensemble  continu,  souple 
et  résistant  à  la  fois,  dont  l'âme  est  calculée  d'après  la  distance  à 
franchir,  et  l'armature  d'après  les  conditions  de  la  pose  et  la  na- 
ture des  fonds  sur  lesquels  elle  doit  se  développer  dans  son  par- 
cours au  sein  des  océans. 

Aux  abords  des  côtes,  là  où  la  profondeur  est  faible,  les  câbles 
sont  exposés  à  de  nombreux  accidens.  Les  engins  de  pêche,  la 
quille  des  navires  ou  leurs  ancres,  les  menacent  sans  cesse.  Dans 
les  mers  froides  où,  au  printemps,  descendent,  vers  le  sud, 
d'énormes  masses  de  glace,  il  n'est  pas  rare  que  ces  icebergs,  dont 
la  base  descend  dans  les  couches  inférieures  de  l'eau,  heurtent  les 
câbles  sous-marins.  Le  fait  se  produit  souvent  au  voisinage  du 
banc  de  Terre-Neuve. 

Pour  ces  raisons,  l'armature  doit  être  très  puissante,  formée 
de  gros  fils  d'acier  présentant  le  maximum  de  résistance,  tandis 
que,  dans  les  grands  fonds,  où  les  causes  d'usure  sont  plus  rares, 
elle  peut  être  calculée  d'une  façon  moins  rigoureuse. 

C'est  même  une  nécessité,  dans  les  profondeurs  considérables, 
d'avoir  des  câbles  réunissant,  à  la  fois,  les  qualités  de  résistance 
indispensables  et  le  maximum  de  légèreté,  car,  le  câble  devant 
supporter  son  propre  poids,  un  excès  de  lourdeur  l'exposerait  à 
se  briser  lui-même. 

La  fabrication  et  la  pose  des  câbles  sous-marins  sont  des  opé- 


414  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rations  extrômement  délicMes.  Le  moindre  défaut  peut  rendre 
infructueuses  des  dépenses  de  plusieurs  millions,  dont  on  jxnif 
dire  qu'elles  sont  véritablement  suspendues  à  un  fil.  Il  n'est  donc 
pas  de  précaution  minutieuse  (ju  on  ne  prenne  au  cours  de  la 
fabrication  et  de  la  pose. 

La  pose  est,  en  particulier,  un  travail  d'une  nature  exception- 
nelle qui  exige  un  matériel  très  compliqué.  Elle  entraîne  l'appli- 
cation simultanée  de  la  science  de  l'électricien  et  de  connais- 
sances nautiques  approfondies.  Elle  doit  être  précédée  d'une 
campagne  de  sondage  destinée  à  dresser  la  carte  de  la  région  sous- 
marine  dans  laquelle  le  cable  doit  se  dérouler,  et  à  donner  une 
idée,  aussi  exacte  que  possible,  des  reliefs  et  des  dépressions  que 
présente  le  fond  de  la  mer. 

L'amirauté  anglaise  a.  depuis  longtemps,  fait  exécuter  des 
mesures  de  sondage,  en  vue,  surtout,  de  la  pose  des  câbles  dont 
elle  a  eu,  depuis  l'origine,  le  monopole  presque  absolu.  C'est  par 
ses  travaux  qu'on  a  pu  être  renseigné,  d'une  façon  assez  précise, 
sur  la  variation  des  fonds  qui  s'étendent  entre  l'Angleterre  et 
l'Amérique,  dans  la  partie  où  repose  un  faisceau  de  douze  câbles 
diilérens  réunissant  l'Europe  au  Nouveau-Monde. 

Si  l'Océan  pouvait  être  dessécbé  eu  cette  partie,  on  verrait  un 
sol  uni,  à  pentes  douces,  pendant  3(i0  kilomètres  environ;  puis, 
un  ])lateau,  uniforme  sur  l  000  kilomètres,  k  une  profondeur  de 
4  à  îiOOO  mètres,  formant  une  cavité,  dans  laquelle  il  serait  pos- 
sible de  loger  le  Mont-Blanc;  puis,  vers  les  rivages  américains, 
une  déclivité,  en  sens  inverse  de  la  première,  sur  près  de  000  ki- 
lomètres. Une  voiture  pourrait,  sans  efforts  ni  obstacles  parti- 
culiers, franchir  cette  distance. 

Dans  les  parties  où  ils  reposent  sur  les  fonds,  les  câbles  trou- 
vent ordinairement  un  sol  vaseux,  formé  d'une  boue  très  onc- 
tueuse, dont  des  détritus  coquilliors  microscopiques  constituent 
la  substance.  Cette  vase  est  un  abri  excellent  pour  les  câbles,  qui 
s'y  enlizent  et  y  sont  à  l'abri  de  toute  cause  de  détérioration. 

Il  n'en  est  pas  de  môme  ailleurs,  en  pleine  mer,  où  les  câbles 
ont  de  nombreux  et  terribles  adversaires  dans  les  animaux  marins, 
baleines,  requins,  espadons,  etc.,  qui  les  heurtent,  les  mordent  et 
souvent  arrivent  à  les  détruire.  On  a  cité  le  cas  d'une  baleine  qui, 
dans  le  golfe  Persique,  se  prit  dans  la  boucle  d'un  câble,  s'y  en- 
roula en  s'y  débattant  et,  prisonnière,  finit  par  être  dévorée  par 
d'autres  animaux. 


LA    SUPPHESSION    DES    DISTANCES.      '  415 

La  pose  des  câbles  est  faite  par  des  navires  aménagés  en  vue 
de  ce  travail,  de  façon  à  pouvoir  emporter,  sinon  la  totalité  du 
câble,  du  moins  la  plus  grande  partie.  Le  bâtiment  porte,  en  son 
milieu,  de  très  grandes  cuves  en  fer,  dans  lesquelles  le  câble  est 
enroulé  sur  lui-même,  en  couches  successives.  Il  sort  de  ces  cuves 
pour  passer  sur  des  appareils  qui  le  dirigent  jusqu'au  point  d'im- 
mersion et  qui  indiquent,  à  chaque  instant,  la  tension  à  laquelle 
il  est  soumis.  Le  navire  avance  ainsi  surr  sa  route,  en  laissant 
couler  derrière  lui  le  câble,  jusqu'au  moment  où  il  a  épuisé  la 
longueur  de  la  section  qu'il  a  emportée.  A  ce  moment,  l'extré- 
mité du  câble  est  attachée  à  une  bouée  flottante,  d'où  l'on  re- 
partira pour  faire,  de  la  même  façon,  la  pose  de  la  section  sui- 
vante. 

La  réunion  du  bout  de  câble  fixé  à  la  bouée  avec  le  commen- 
cement de  la  section  suivante  est  une  opération  difficile  et  minu- 
tieuse, dont  le  succès  est  capital  pour  le  bon  fonctionnement  futur 
de  la  ligne.  Cette  réunion  est  faite  par  ce  qu'en  terme  du  métier 
on  appelle  une  épissure.  Elle  comporte,  d'abord,  la  réunion  intime 
des  âmes  du  câble  qui  doivent  former  un  conducteur  continu 
entre  les  deux  points  d'atterrissement,  puis  la  juxtaposition 
successive  des  divers  élémens  de  protection  de  l'âme.  Pour  avoir 
une  idée  des  précautions  que  nécessite  ce  travail,  il  faut  dire  que 
la  moindre  trace  de  sueur,  sur  la  main  de  l'ouvrier  soudeur  qui 
l'exécute,  peut  en  compromettre  le  succès,  en  empêchant  le  con- 
tact intime  des  parties  à  réunir.  Il  faut  que  le  soudeur,  après  s'être 
lavé  les  mains,  les  trempe  dans  un  bain  de  naphte  pour  avoir  les 
doigts  absolument  secs  et  que,  cela  fait,  il  n'ait  à  toucher  aucun 
autre  objet,  pendant  tout  le  cours  de  l'opération. 

Pour  faire  fonctionner  le  câble,  lorsqu'il  est  tout  à  fait  installé, 
on  emploie,  pour  la  transmission  des  signaux,  le  système,  bien 
connu,  de  l'Américain  Morse,  dont  le  principe,  modifié  et  très 
perfectionné  depuis,  est  appliqué  sur  tous  les  réseaux. 

Primitivement ,  les  ondes  électriques  consécutives  de  la 
transmission  venaient  agir  par  un  système  magnétique  sur  un 
petit  miroir.  Ce  miroir  oscillait  à  droite  ou  à  gauche,  suivant 
que  le  courant,  émis  par  la  station,  était  positif  ou  négatif,  et 
correspondait  aux  émissions  longues  et  brèves  de  l'appareil 
Morse. 

Dans  les  réseaux  où  il  fonctionne  encore,  le  miroir  oscillant 
reçoit  un  rayon  lumineux  qu'il  réfléchit  sur  un  écran,  et  ce  sont 


416  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  variations  amplifiées  de  l'image  qu'il  produit,  qui  forment  les 
lettres  et  les  mots. 

Ce  système  est  très  fatigant  pour  les  opérateurs,  dont  il  exige, 
en  pleine  obscurité,  une  attention  soutenue.  En  outre,  il  ne  laisse 
aucune  trace  des  signaux  transmis.  Aussi  lui  a-t-on  substitué  un 
procédé  différent,  dans  lequel  les  oscillations  sont  communiquées 
à  un  stylet  léger,  formé  d'un  tube  très  fin  rempli  d'encre  très 
fluide,  qui  laisse  les  traces  de  son  mouvement  à  droite  ou  à  gauche 
sur  une  bande  de  papier.  C'est  le  syphon  recorder  de  Sir  W. 
Thompson  (Lord  Kelvin). 

Les  Compagnies  télégraphiques  sous-marines  étudient,  en  ce 
moment  même,  un  système  nouveau  qui  permettrait  la  transmis- 
sion directe  des  caractères  imprimés.  Ce  système,  dont  l'inven- 
teur est  M.  Ader,  nous  fournirait  des  dépêches  transatlantiques 
semblables  à  celles  que  transmettent  aujourd'hui  les  grandes  ar- 
tères télégraphiques  terrestres. 

VI 

Si  la  télégraphie  électrique  a  été  à  son  point  de  départ  une 
invention  française,  celle  de  Chappe,  et  si  les  noms  d'Arago,  Am- 
père, Becquerel,  Pouillet  sont  associés  à  ses  origines;  si  la  télé- 
phonie a  eu  pour  précurseur,  sinon  pour  inventeur,  un  ingénieur 
français,  Charles  Bourseul;  il  faut  reconnaître  que  la  télégraphie 
sous-marine  est  une  invention  et  a  été,  jusqu'à  ce  jour,  une  in- 
dustrie presque  exclusivement  anglaise.  Le  gouvernement  anglais 
l'a  soutenue,  développée  et  subventionnée,  avec  un  soin  jaloux, 
qui  mérite  d'être  imité. 

On  verra  plus  loin  que  la  presque  totalité  des  lignes  exis- 
tantes appartient  à  des  sociétés  anglaises,  et  il  n'est  pas  sans  in- 
térêt, malgré  l'aridité  de  cette  nomenclature,  de  donner  le  nom 
des  sociétés,  l'indication  des  lignes  qu'elles  exploitent  et  l'impor- 
tance des  capitaux  qui  sont  engagés  dans  ces  entreprises.    * 

Ces  Compagnies  se  divisent  en  trois  groupes  principaux  :  le 
groupe  de  l'Amérique  du  Nord  ;  le  groupe  de  l'Amérique  du 
Sud;  le  groupe  d'Orient  et  d'Extrême-Orient. 

Le  premier  comprend  les  Compagnies  suivantes  : 

Anglo- American  Telegraph,  qui  possède  l'un  des  câbles  atter- 
rissant à  Brest,  et  trois  autres  câbles  entre  i'Europe  et  l'Amérique. 
Longueur  du  réseau,  15  200  kilomètres. 


LA    SUPPRESSION    DES    DISTANCES. 


417 


Direct  United  States  Télégraphe  un  câble  transatlantique. 

Commercial  Cable  C'^.  Entreprise  amëricaine.  Trois  câbles 
entre  l'Irlande  et  l'Amérique,  12  700  kilomètres. 

Le  deuxième  groupe  est  formé  par  : 

Brazilian  Submarijie  Telegraph.  Deux  lignes  entre  l'Europe  et 
le  Brésil,  13  800  kilomètres. 

Western  and  Brazilian  Telegraph.  Côte  atlantique  de  l'Améri- 
que du  sud,  de  Para  à  Buenos-Ayres,  10  000  kilomètres. 

Le  troisième  groupe  est  formé  de  : 

VEastern  Telegraph  0\  qui  possède  les  câbles  de  la  Méditer- 
ranée, de  la  Mer-Bouge  et  de  la  mer  des  Indes,  47  000  kilomè- 
tres. 

V Eastern  Extension  Australia  and  China  Telegraph,  qui  est  le 
prolongement,  vers  l'Extrême-Orient,  des  lignes  de  l'Eastern  Te- 
legraph O,  28  000  kilomètres. 

\J Eastern  and  South  African  Telegraph,  qui  prolonge  sur  les 
côtes  africaines  le  réseau  de  l'Eastern  Telegraph  O,  12  000  kilo- 
mètres. 

Ces  trois  Compagnies  ont  une  exploitation  commune;  à  ces 
groupes  principaux,  il  faut  ajouter  un  certain  nombre  de  Com- 
pagnies secondaires. 

Le  tableau  ci-après  indique  les  capitaux  engagés  dans  ces  di- 
verses exploitations  anglaises  : 


Francs. 


Europe 


Direct  Spanish  Telegraph 

Spanisli  National  Telegraph 

niack  Sea  Telegraph 

Europe  and  Azores  Telegraph 

Ajiglo-American  Telegraph 

Direct  United  States  Telegraph 

Commercial  Cahle 

Halifax  and  iîerniiides  Telegraph.  .  .    . 

Cuba  Subniarinc  Telegraph 

West  India  and  Panama  Telegraph.  .    . 

Amérique.  {  Mexioan  Telegraph 

Central  and  South  American  Telegraidi. 
West  Coast  of"  American  Telegraph.    .    . 

IWa/.ilian  Suhmaiine  Telegraph 

\N  cstcrii  and  Hrazilian  Telegraph.  .    .    . 

South  American  Telegraph 

Pacific  Telegraph 

TOMR   CXLVIII.    —    1898. 


4oonooo 

10  000  000 
2000000 

:;oooooo 

173000000 
32000000 
50000000 

42:;oooo 

;i;i000(»0 
34000000 
lOoOOOOO 

.toooonoo 

1  1  iiOOOOO 
.liiOOOOOO 
47000000 
20000000 
."iOOOOOOO 


418  '  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Francs. 

West  African  Telegraph 17500000 

African  Direct  Telegraph 13500000 

Eastern  and  South  African  Telegraph.  .    .  34000000 

Afrique.    .   {  Eastern  Telegraph ^ 152000000 

Eastern  Extension  Australia  and  China.  .  H  500000 

Indo  European  Telegraph 78000000 

Ces  diverses  Compagnies  sont  donc  propriétaires  de  230  000  ki- 
lomètres de  câbles  sous-marins,  et  d'un  capital  de  838750  000  fr. 
Malgré  une  situation  des  plus  prospères,  elles  reçoivent  encore  du 
Gouvernement  anglais  des  subventions  dont  l'ensemble  atteint 
près  de  6  millions  de  francs.  L'intérêt  de  la  flotte  britannique 
est  en  cause,  et  la  sûreté  de  ses  communications  navales  crée, 
à  juste  titre,  pour  le  Gouvernement  de  la  Reine,  un  souci  égal 
à  celui  que  comporte  l'armement  même  de  sa  Ûotte. 

Si  l'on  jette  un  coup  d'œil  sur  le  réseau  télégraphique  sous- 
marin  du  globe,  on  est  frappé  par  la  place  infime  qu'occupent 
les  câbles  français  et  même  ceux  des  autres  nations  dans  l'enche- 
vêtrement immense  du  réseau  anglais. 

Dans  la  Méditerranée,  sont  immergés  les  cAbles  français  reliant 
Marseille  à  Oran,  Alger  et  Tunis.  A  travers  l'Atlantique,  un  seul 
câble  français,  entre  la  France  et  les  États-Unis,  existe  aujour- 
d'hui. Un  autre  câble,  reliant  l'Amérique  du  Sud  aux  Antilles, 
appartient  également  à  la  France.  Et  c'est  tout! 

Dans  la  mer  du  Nord,  se  trouvent  quelques  câbles  qui  se  diri- 
gent vers  le  Danemark;  ils  sont  prolongés  par  des  lignes  terres- 
tres, qui  traversent  la  Russie  et  toute  la  Sibérie,  et  vont  rejoin- 
dre, à  Wladivostock,  d'autres  câbles  qui  descendent  jusqu'à 
Hong-Kong.  Tous"  ces  câbles  appartiennent  à  la  grande  Com- 
pagnie danoise  et  russe  des  télégraphes  du  Nord,  compagnie  à 
laquelle  s'intéresse  particulièrement  la  famille  impériale  russe 
qui  y  a  engagé  des  capitaux  importans. 

Qu'est  tout  «elaà  côté  de  l'immense  développement  des  lignes 
anglaises  ?  Elles  s'étendent  partout  et  enserrent  le  monde  entier 
dans  une  véritable  toile  d'araignée. 

Du  côté  de  l'Amérique,  un  faisceau  de  dix  câbles  transatlan- 
tiques relie  l'Angleterre  à  Terre-Neuve  et  au  Canada. 

Plus  bas,  vers  le  sud,  trois  autres  lignes  anglaises  rattachent 
le  Brésil  au  Portugal  ou  à  l'Espagne,  et,  par  leurs  prolongemens, 
à  Londres  ;  d'autres  lignes  anglaises  s'étendent  le  long  de  la  côte 


LA    SUPPRESSION    DES    DISTANCES.  419 

du  Pacifique,  dans  l'Amérique  centrale  et  dans  toutes  les  Antilles, 
et  complètent  ce  premier  réseau. 

Du  côté  de  l'Orient,  les  lignes  anglaises  partant  de  Londres, 
tournent  l'Espagne  par  Gibraltar,  touchent  à  Malte,  traversent 
la  Mer-Rouge  et  arrivent  à  Aden,  où  elles  bifurquent  :  d'abord, 
par  un  faisceau  de  trois  câbles  qui  se  dirigent  sur  l'Inde  et  se 
prolongent  par  d'autres  lignes  jusqu'à  la  Chine,  d'une  part; 
jusqu'à  l'Australie  et  la  Nouvelle-Zélande,  d'autre  part;  ensuite, 
par  une  ligne  qui  descend  d'Aden  à  Zanzibar,  et  longe  la  côte 
orientale  d'Afrique,  jusqu'au  Cap. 

Ce  réseau  oriental  est  doublé  par  des  lignes  mi-sous-marines, 
mi-terrestres,  qui,  partant  également  de  Londres,  traversent  l'Eu- 
rope et  vont  aborder  l'Inde  par  le  Golfe  Persique. 

Du  côté  de  la  côte  occidentale  d'Afrique,  les  lignes  anglaises 
descendent  d'abord  jusqu'à  Balhurst,  au-dessous  du  Sénégal, 
puis,  de  là,  festonnent  le  long  de  la  côte  jusqu'au  Cap.  Observez 
la  façon  dont  ce  réseau  est  constitué.  Quelques-unes  de  ces  lignes 
touchent  à  des  territoires  français  :  Konakry,  sur  les  Rivières  du 
Sud,  Grand-Bassam,  Kotonou,  sur  la  côte  du  Dahomey,  et  Libre- 
ville, sur  la  côte  du  Gabon,  et  reçoivent  des  subventions  du  gou- 
vernement français.  Or,  les  stations  de  passage  sur  lesquelles 
viennent  converger  tous  ces  câbles  sont  Accra,  Sierra-Leone  et 
Bathurst,  toutes  en  territoires  anglais.  On  voit  sous  quel  régime 
ces  stations  anglaises  peuvent  être  placées  en  temps  de  guerre! 

Le  développement  de  cet  immense  réseau  de  lignes  sous-ma- 
rines qui  embrasse  le  monde  entier,  dépasse,  comme  nous 
l'avons  vu  plus  haut,  250  000  kilomètres.  Il  a  été  construit  et 
posé  en  trente  ans  à  peine,  et  chaque  année  ce  réseau  s'agrandit 
encore.  Depuis  deux  ans,  il  sest  augmenté  de  25  000  kilomètres; 
depuis  cinq  ans,  de  plus  de  50  000  kilomètres.  Dans  trente  nou- 
velles années,  il  atteindra  peut-être  oOOOOO  kilomètres. 

La  création  d'un  réseau  aussi  étendu  est  bien  duc  à  l'initiative 
de  puissantes  Compagnies,  mais  elle  doit  surtout  être  attribuée  à 
la  clairvoyante  protection  du  gouvernement  anglais. 

Dès  que  la  possibilité  de  correspondre  à  de  grandes  distances, 
au  moyen  de  câbles  sous-marins,  a  été  démontrée  pratiquement, 
le  Gouvernement  britannique  a  compris,  en  efîet,  l'incontcstiible 
prépondérance  commerciale  et  politique  que  pouvait  lui  assurer 
la  création  d'un  réseau  téb'graphique  qui  resterait  sous  sa  dépen- 
dance. Il  a  favorisé  de  toutes  ses  forces  la  constitution  de  grandes 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Compagnies,  en  les  aidant  fréquemment  par  de  puissans  concours 
financiers,  et  en  les  patronnant  énergiquement  auprès  de  tous  les 
gouvernemens  étrangers. 

Dans  une  très  intéressante  conférence  qu'il  a  faite  à  l'Union 
coloniale  française,  M.  J.  Depelley,  dont  la  compétence  en  ma- 
tière d'exploitation  de  télégraphie  sous-marine  est  hors  de  pair,  a 
démontré  jusqu'à  quel  point  le  concours  de  l'Amirauté  anglaise 
est  assuré  à  ces  entreprises.  La  plupart  des  tracés  de  cables  sont 
étudiés  à  l'avance  par  la  marine  de  guerre.  Si  l'on  se  reporte  aux 
cartes  marines  anglaises,  on  retrouve  facilement  dans  l'Atlantique 
les  lignes  de  sondages  relevées  d'avance  autour  des  Açores  et  des 
Bermudes,  et  indiquant  la  route  que  suivront  les  nouveaux 
câbles  destinés  à  faire  de  ces  points  des  centres  d  informations 
maritimes. 

Les  Compagnies  télégraphiques  anglaises,  qui  ont  aujourd'hui, 
comme  on  l'a  vu,  un  capital  de  plus  de  800  000  millions  de  francs, 
réalisent  une  recette  annuelle  supérieure  à  110  millions  de  francs, 
recette  qui  est  une  sorte  d'impôt  prélevé  annuellement  sur  tous 
les  pays  qui  font  usage  du  télégraphe. 

On  voit  donc  que  le  Gouvernement  anglais  et  les  Compagnies 
de  télégraphes  ont  montré,  dans  rétablissement  de  leurs  réseaux 
sous-marins,  un  sens  pratique,  une  prévoyance  et  un  esprit  poli- 
tique qu'il  faut  avoir  le  courage  d'admirer  ;  mais  on  ne  doit  pas 
oublier  que  leur  initiative  place  les  autres  puissances  colo- 
niales et,  en  particulier  la  France,  dans  une  situation  déjà  grave 
en  temps  de  paix  et  qui  pourrait  être  fatale  pour  notre  marine  si 
les  circonstances  provoquaient  une  guerre  entre  les  deux  pays. 

Si  improbable,  —  si  peu  désirable  surtout,  quoi  qu'en  pense 
M.  Chamberlain,  —  que  puisse  être  un  pareil  événement,  on  peut 
envisager  les  conséquences  qu'aurait,  pour  un  adversaire  de  la 
Grande-Bretagne,  l'empire  qu'elle  a  conquis  sur  les  mers.  Cette 
prépondérance  s'exerce  non  seulement  par  l'occupation  des 
points  stratégiques  comme  Gibraltar,  Malte,  l'Egypte,  Aden,  Sin- 
gapore,  mais  aussi  et  surtout  par  la  possibilité  qu'aurait  l'Angle- 
terre de  couper  instantanément  les  communications  de  l'Europe 
avec  toutes  les  parties  du  monde,  en  conservant  les  siennes.  Toutes 
les  nations  de  l'Europe  sont  ses  tributaires  et  sont  obligées,  sauf 
de  rares  exceptions,  de  lui  confier  la  transmission  de  leurs  télé- 
grammes. Dans  une  circonstance  critique,  il  ne  faudrait  guère 
compter  sur  l'éclectisme  qui  lui  a  été  reproché  lorsque,  dans  des 


LA    SUPPRESSION    DES    DISTANCES.  421 

expéditions  coloniales,  ses  propres  troupes  ont  trouvé  devant  elles 
des  ennemis  munis,  par  les  soins  de  négocians  anglais,  d'armes 
de  fabrication  anglaise  !  Aussi  le  Gouvernement  de  la  Reine  a-t-il 
pris  soin  de  faire  insérer,  dans  les  cahiers  des  charges,  cette 
quadruple  condition  : 

Que  les  compagnies  de  câbles  ne  devront  pas  avoir  d'employés 
étrangers  ; 

Que  les  fils  ne  passeront  dans  aucun  bureau  étranger  et  ne 
pourront  être  sous  le  contrôle  d'un  gouvernement  étranger; 

Que  les  dépêches  du  gouvernement  anglais  auront  la  priorité 
sur  toutes  autres  ; 

Qu'en  cas  de  guerre,  le  gouvernement  pourra  occuper  toutes 
les  stations  du  territoire  anglais  ou  sous  la  protection  de  l'Angle- 
terre,  et  se  servir  du  câble  au  moyen  de  ses  propres  agens. 

Maintenant  qu'il  est  bien  établi  qu'aucune  dépêche  partie  d'un 
point  quelconque  du  globe  ne  peut  atteindre  l'Europe  qu'à  travers 
le  réseau  des  câbles  anglais,  imaginons,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise, 
comme  l'a  indiqué  M.  Henry  Bousquet,  dans  un  remarquable 
ouvrage  (1),  que  la  guerre  éclate  entre  les  deux  grandes  puissances 
maritimes  du  monde,  l'Angleterre  et  la  France. 

Nous  n'examinons  pas  ce  qui  peut  arriver  dans  la  Manche  et 
la  Méditerranée.  Nous  admettons  que  nos  deux  escadres  y  tiennent 
tête  à  l'énorme  développement  des  forces  anglaises  et  que  les 
travaux  de  défense  dont  ces  côtes  sont  hérissées  suffisent  à  écarter 
l'ennemi  et  à  le  tenir  au  large.  Mais  la  France  n'est  pas  seulement 
une  puissance  continentale.  Elle  possède  un  empire  colonial,  et 
c'est  pour  le  protéger  qu'elle  entretient,  dans  l'Atlantique,  dans 
le  Pacifique  et  dans  l'Océan  Indien,  des  divisions  navales.  Que 
deviendront  ces  colonies  ?Que  deviendront  ces  navires  ? 

La  déclaration  d'hostilités  a  été  faite;  il  importe  que  notre 
gouverneur  général  de  l'Indo-Chine  et  le  chef  de  nos  forces  na- 
vales en  Extrême-Orient  en  soient  informés  aussitôt.  La  nouvelle 
est  donc  télégraphiée.  Mais  prenez  donc  la  carte  des  communi- 
cations sous-marines,  vous  y  verre/  que  le  câble  anglais  touche 
à  Aden,  terre  anglaise;  à  lîombay,  terre  anglaise;  à  Madras  et  à 
Singapore.qui  sont  bien,  si  nous  ne  nous  trompons, des  terres  an- 
glaises. Les  télégrammes  sont  arrêt(''S  et  voilà  donc  nos  navires  sans 
nouvelles,  sans  instructions  précises,  séparés  de  la  mère  patrie 

(1)  1.(1  Question  des  câbles  soiis-marins  en  France,  par  Henry  Uousquot. 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  des  milliers  de  lieues,  abandonnés  à  leurs  propres  forces.  Qu'on 
songe  maintenant  à  la  puissance  de  l'ennemi  contre  lequel  ils 
doivent  lutter.  L'escadre  anglaise  en  Extrême-Orient  est  près  de 
cinq  fois  supérieure  à  la  nôtre  :  elle  peut,  de  plus,  appeler  à  son 
secours  les  divisions  du  Pacifique  et  d'Australie,  et  jeter,  en 
quelques  semaines,  sur  notre  Indo-Chine,  une  partie  de  l'armée 
des  Indes.  Tandis  que  les  dépêches  de  notre  gouvernement  s'ar- 
rêtent en  route  ou  arrivent  trop  tard,  l'Amirauté  a  toute  liberté 
de  donner  les  ordres  nécessaires.  Il  y  a  là,  assurément,  un  danger 
sérieux  et  de  nature  à  rendre  singulièrement  inégales  les  chances 
de  la  lutte. 

De  plus,  ces  stations  créées  partout,  peuplées  d'agens  anglais, 
constituent  un  moyen  d'influence  précieux.  Combien  plus  précieux 
encore  dans  des  circonstances  telles  que  les  incidcns  siamois  ou 
marocains,  qu'on  a  encore  présens  à  la  mémoire,  et  où  des  rup- 
tures de  câbles  opportunes  ou  des  encombremens  miraculeux 
aboutissaient  toujours  à  ce  résultat,  que  la  diplomatie  anglaise 
était  la  première  ou  la  seule  informée  de  choses  que  d'autres  na- 
tions auraient  eu  un  égal  intérêt  à  connaître  ! 

Tout  récemment  encore,  au  moment  oii  la  flotte  américaine 
cherchait  à  détruire  les  escadres  espagnoles,  on  a  pu  voir  le  rôle 
important  que  joue  la  possession  du  càblc  télégraphique  dans  la 
transmission  des  nouvelles. 

VII 

Depuis  quelques  années,  une  agitation  s'est  produite  dans 
l'opinion  en  France.  Une  compagnie  puissante  a  été  créée  avec 
l'appui  des  pouvoirs  publics.  Une  importante  société  de  construc- 
tions électriques,  la  Société  industrielle  des  téléphones,  a  créé  à 
Calais  une  usine  de  fabrication  de  câbles  sous-marins;  elle  a  ainsi 
pu  entreprendre  la  pose  et  l'exploitation  des  lignes  nouvelles  qui 
relient  entre  eux  le  Brésil,  les  petites  Antilles,  Haïti  et  la  Havane. 
Le  gouvernement  de  la  République,  pénétré  de  l'infériorité  de 
notre  situation,  a  fait,  dernièrement,  voter  par  les  Chambres  de 
fortes  subventions  pour  faciliter  la  jonction  des  deux  Amériques 
au  moyen  d'un  câble  français,  et  surtout  pour  créer  un  nouveau 
câble  transatlantique.  Ce  câble  sera  le  seul  qui  reliera  directement 
l'Europe  continentale  aux  États-Unis.  Sa  valeur  atteint  20  millions 
de  francs  ;  il  a  été  construit  dans  les  usines  de  Bezons  et  de  Calais, 


LA    SUPPRESSION    DES    DISTANCES.  423 

SOUS  la  direction  de  M.  Léauté,  administrateur  de  la  Compagnie 
et  membre  de  l'Institut.  Il  est  actuellement  eu  voie  de  pose  avec 
un  personnel  entièrement  français  et  dirigé  par  M.  Paul  Wallers- 
teiu,  également  administrateur  de  la  Société  industrielle  des  té- 
léphones. Un  ingénieur,  délégué  par  le  gouvernement  français, 
M.  Ferdinand  de  Nerville,  est  chargé  d'accompagner  et  de  con- 
trôler l'expédition.  Il  importe  de  signaler  aux  futurs  historiens 
de  nos  communications  sous-marines  les  hommes  qui  ont  atta- 
ché leurs  noms  à  la  première  entreprise  sérieuse  que  la  France 
ait  tentée  pour  organiser  son  faisceau  de  communications  inter- 
océaniques. 

Ce  n'est  encore  làqu'un  début  relativement  modeste,  il  est  vrai, 
mais  qui  doit,  avant  une  année,  arracher  au  monopole  télégra- 
phique de  nos  voisins  d'outre-Manche  nos  colonies  d'Amérique. 
Du  côté  de  l'Orient,  de  l'Extrême-Orient  et  de  l'Afrique  du  Sud, 
la  situation  reste  la  même,  et  il  faudra  un  eiFort  sérieux  pour  ob- 
tenir, de  ces  divers  côtés,  l'indépendance  qui  nous  fait  défaut. 

Un  tel  programme  n'est  pas  impossible  à  réaliser. 

De  bons  navires  ne  suffisent  pas  à  constituer  une  Hotte  de 
défense,  il  faut  encore  avoir  le  moyen  de  communiquer  avec  eux. 
Môme  au  point  de  vue  financier,  rien  ne  devrait  entraver  le  pro- 
gramme du  gouvernement  français.  L'analyse  de  la  situation 
des  principales  colonies  anglaises  montre  que  les  afTaires  de  câbles 
sous-marins  sont  de  bonnes  affaires.  On  a  vu  plus  haut  que  le 
capital  engagé  dans  les  sociétés  télégraphiques  anglaises,  qui  est 
de  838  730 000  francs,  donne  un  rendement  annuel  de  flO  mil- 
lions de  francs. 

Lïntérêt  général  est,  en  l'espèce,  d'accord  avec  l'intérêt  pa- 
triotique. Cette  considération  doit  donner  confiance  à  tous  ceux 
qui  ont  le  souci  de  la  sécurité,  de  la  grandeur  et  de  l'honneur  de 
notre  pays. 

Lazare  Weiller. 


PAYSANS  ET  OUVRIERS 


DEPUIS   SEPT   SIÈCLES 


IV  (1) 

LES   FRAIS   DE  NOURRITURE   AUX  TEMPS  MODERNES 


I 

«  Vers  l'an  1750,  dit  Voltaire,  la  nation  rassasiée  de  vers,  de 
tragédies,  de  comédies,  d'opéras,  de  romans,  d'histoires  roma- 
nesques, de  réflexions  morales  plus  romanesques  encore  et  de 
disputes  théologiques  sur  la  grâce  et  sur  les  convulsions,  se  mit 
enfin  à  raisonner  sur  les  blés.  »  Elle  avait  là  belle  matière  à  rai- 
sonnemens.  Et  d'abord,  se  demandait-on,  la  France  produit-elle 
assez  de  blé?  — Elle  en  produit  trop,  répondaient  les  agriculteurs, 
tous  libre-échangistes  en  ce  temps-là.  La  preuve  c'est  qu'elle  n'ar- 
rive pas  à  le  vendre  ;  heureusement  elle  en  exporte  une  bonne  partie 
à  l'étranger;  néanmoins  les  céréales  restent  à  vil  prix.  —  Au  con- 
traire, répliquaient  les  consommateurs,  le  pays  est  bien  loin  de 
récolter  sa  suffisance.  La  preuve  c'est  que,  malgré  la  défense  lé- 
gale de  laisser  sortir  les  blés  du  royaume,  on  y  mange  fort  peu  de 
froment  et  que,  même  en  faisant  du  pain  avec  des  grains  de  toute 
espèce,  souvent  on  en  manque.  Et,  de  fait,  la  question  du  pain 
fut,  durant  les  deux  derniers  siècles,  l'un  des  soucis  constans  du 
gouvernement.  La  correspondance  administrative  est  pleine  de 

(1)  Voyez  la  Revue  des  1"  et  13  octobre  1896  et  13  juin  1898. 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  425 

notes,  de  rapports,  de  craintes  exprimées  et  de  calculs  multipliés, 
pour  savoir  comment  la  population  mangera  l'an  prochain,  voire 
l'année  courante.  Cependant,  par  une  étrange  contradiction,  la 
France,  sous  Louis  XIII  et  Louis  XIV, était,  avec  la  Pologne,  le 
principal  fournisseur  de  blé  de  l'Europe.  Elle  figurait  encore,  au 
milieu  du  xvni''  siècle,  parmi  les  pays  exportateurs.  Sa  grande 
rivale  était  alors  l'Angleterre  —  quantum  muta  ta  —  qui,  au  lieu 
d'acheter  son  grain  sur  le  continent  comme  par  le  passé,  vendait 
année  moyenne  aux  étrangers  près  de  G  millions  d'hectolitres. 

Comment  le  paysan  français  exportait-il  du  blé,  puisqu'il  en 
manquait.^  Et  comment  en  manquait-il, puisqu'il  se  plaignait  d'en 
être  encombré?  C'est  qu'il  souffrait  tour  à  tour  des  d'iux  excès.  Il 
sort  actuellement  des  millions  de  sacs  de  blé  de  contrées  dont  les 
habitans  ont  à  peine  de  quoi  vivre.  Même  phénomène  dans  l'an- 
cienne France.  «  Les  chevaux  qui  labourent  l'avoine,  disait  un 
vieux  proverbe  rural,  ne  sont  pas  ceux  qui  la  mangent.  »  C'eût 
été  folie  au  manant  de  prétendre  consommer  ce  blé  si  cher  et  si 
noble ,  qu'au  dire  d'un  contemporain  de  Louis  XV,  il  n'y  avait 
pas  en  Europe  plus  de  2  millions  d'hommes  mangeant  du  pain 
blanc.  En  fait  de  trafic  extérieur,  la  règle,  pour  les  blés,  c'était  la 
prohibition.  On  voulait,  sous  l'ancien  régime,  les  empêcher  de 
sortir, comme,  aujourd'hui,  on  veut  les  empêcher  d'entrer.  Il  serait 
facile  de  citer  des  douzaines  de  lettres  patentes  ou  ordonnances 
royales  à  cet  effet;  et  quant  aux  défenses  analogues,  émanant 
des  municipalités  ou  des  corps  judiciaires,  c'est  par  centaines  que 
l'on  en  trouverait;  car  tout  le  monde  se  mêlait  de  la  «  police  des 
blés.  »  Ces  diverses  autorités  agissaient  d'ailleurs  en  des  sens 
contraires;  c'était  l'usage  du  temps.  Il  ne  faut  pas  trop  s'en 
plaindre  ;  les  oppositions  réciproques  maintenaient  pour  les  sujets 
un  reste  de  liberté. 

Aussitôt  qu'une  hausse  survenait,  chaque  province,  chaque 
localité  s'agitait;  pendant  que  les  «  jurats-gouverneurs  »  de  lîor- 
deaux  pétitionnent  auprès  du  Roi  pour  obtenir.  «  en  raison  de  la 
disette  de  cette  ville,  »  de  tirer  des  blés  de  Normandie  et  de  Bre- 
tagne «  où  il  y  a  grande  abondance,  »  les  Normands  pétitionnent 
de  leur  côté  pour  qu'on  ne  laisse  pas  distraire,  au  profit  des 
autres  régions,  la  moindre  parcelle  de  leurs  récoltes  :  «  Est-il  rai- 
sonnable, disent  leurs  députés,  que  nous  arrosions  le  terroir  de 
nos  voisins  pendant  que  le  nôtre  est  pressé  d'une  si  cuisante  soif?» 
La  licence  d'enlever  des  bb's  est-elle  donnée  à  quelque  seigueur. 


426  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  quelque  prélat?  Il  n'en  peut  user  qu'avec  l'appui  de  la  force  pu- 
blique, sous  escorte  des  sergens,  «  pour  qu'il  n'y  ait  aucun  scan- 
dale. »  Le  stock  autorisé  à  sortir  est-il  de  conséquence?  Vite  une 
sédition  s'organise.  Sur  le  chapitre  du  pain,  ce  peuple,  en  général 
si  soumis,  n'entend  pas  raillerie.  Il  s'en  prend  à  ses  magistrats 
et  s'opposera  par  l'émeute  à  ce  qu'on  enlève  «  ses  blés.  »  Au  con- 
traire, le  pouvoir  supérieur  intervient-il  pour  immobiliser  des 
grains  qui  allaient  partir,  ce  sont  des  transports  de  joie.  La  popu- 
lace accueille  cette  décision  «  chapeau  au  poing,  »  avec  des  vivats 
plein  la  bouche. 

La  multiplicité  même  des  prohibitions  prouve  qu'elles 
n'étaient  guère  respectées.  Elles  comportaient  des  exceptions  fré- 
quentes, et  la  question  était  entièrement  laissée  à  l'arbitraire  admi- 
nistratif, animé  d'intentions  excellentes,  mais  dont  l'intervention 
tutélaire  agissait  souvent  à  contre-coup  et  toujours  trop  tard.  On 
connaît  les  plaintes  de  M""  de  Sévigné  écrivant  de  Bourgogne  à 
sa  fille  :  «  Tout  crève  ici  de  blé,  et  je  n'ai  pas  un  sol.  J'en  ai 
20  000  boisseaux  à  vendre  ;  je  crie  famine  sur  un  tas  de  blé.  » 
Simultanément,  en  divers  lieux,  des  gens  souffraient,  et  parce  que 
les  denrées  étaient  trop  bon  marché, et  parce  qu'elles  étaient  trop 
chères.  Chaque  fois  que,  par  inesure  générale,  l'exportation  des 
grains  était  défendue,  on  était  forcé,  peu  après,  de  l'autoriser  ici 
ou  là,  «  attendu  que  les  propriétaires  ou  fermiers  n'en  ont  pas  le 
débit  sur  place.  »  Par  suite  des  brèches  que  l'Etat  faisait  ainsi 
lui-même  à  ses  règlemens,  on  ne  saurait  dire  si  le  commerce  des 
blés  était  permis  ou  défendu  en  pratique,  puisqu'il  était  en  théorie 
l'un  et  l'autre.  Mais  quelle  spéculation  imprudente  ce  devait  êtrel 
à  la  merci  de  tous  les  hasards:  émotion  d'une  foule,  caprice  d'un 
fonctionnaire.  Le  négociant,  opérant  en  vertu  de  grâces  suscep- 
tibles de  révocations  soudaines,  sujet  à  des  surtaxes  imprévues 
ou  à  des  franchises  subites,  aussi  dangereuses  que  les  surtaxes, 
risquait  toujours,  après  avoir  évité  naufrages  et  corsaires,  de 
trouver  les  blés  tombés  à  vil  prix  quand  son  navire  arrivait  au 
port. 

L'État  et  les  communes  se  croyaient  mieux  placés  que  les  par- 
ticuliers, pour  créer  et  maintenir  des  approvisionnemens.  Le 
premier  et  les  secondes  s'acquittaient  de  cette  tâche  avec  plus  ou 
moins  de  sagacité.  La  réserve  de  Strasbourg,  en  1633,  contenait 
encore  des  blés  de  1525  et  môme  de  1439.  Singulière  chose  que 
ces  grains  âgés  d'un  ou  deux  siècles;  quel  raffinement  n'avait-il 


PAYSANS    ET    OUVKIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  427 

pas  fallu  apporter  à  l'art  de  leur  conservation!  Il  semble  que, 
grâce  à  ces  précautions,  à  cette  épargne  municipale  qui  atteignait 
les  trois  quarts  ou  la  moitié  de  la  consommation  annuelle,  les 
prix  n'auraient  dû  subir  ici  que  des  variations  minimes.  Le  ré- 
sultat répondit  pourtant  assez  mal  aux  efforts  du  Sénat  strasboui- 
geois  :  l'hectolitre  passe  brusquement,  au  milieu  du  xvii''  siècle, 
de  G  à  34  francs,  de  o  à  43  francs  et,  vers  la  fin,  de  11  à  28  francs 
et  de  4  à  10  francs. 

Si  le  système  des  greniers  officiels  n'a  pas  eu  des  conséquences 
plus  appréciables  là  où  il  était  porté  à  une  perfection  relative,  on 
peut  augurer  la  faible  influence  qu'il  dut  avoir,  pratiqué  sur  une 
échelle  beaucoup  moindre,  comme  à  Rouen,  ou  par  des  achats 
occasionnels,  comme  ceux  des  villes  de  Nantes  ou  d  Angers,  qui 
envoyèrent  chercher  plusieurs  fois  un  renfort  de  blé  jusqu'en 
Pologne.  Ces  provisions  lointaines  se  trouvent  souvent,  lors  de 
leur  arrivée  tardive,  embarrasser  leurs  détenteurs.  Les  Etats  de 
Charolais,  pour  écouler  le  blé  qu'ils  avaient  fait  venir  lors  d'une 
disette  (1749),  et  qui  leur  est  resté,  défendent  à  qui  que  ce  soit  de 
vendre  aucun  grain  dans  tout  le  comté,  jusqu'à  épuisement  com- 
plet du  grenier  provincial.  C'est  en  général  par  perquisitions  et 
réquisitions  que  les  échevins  se  flattent  d'imprimer  au  commerce 
un  surcroît  d'activité.  Une  bonne  mesure,  et  bien  populaire,  con- 
siste, lorsqu'on  a  découvert  quelque  malin  spéculateur  qui  s'est 
muni  de  grains  «  pour  les  revendre  à  tel  prix  qu'il  voudra  ».  à  le 
contraindre  manu  militari  de  les  céder  pour  un  taux  déterminé 
Aussi  faut-il  voir  comme  le  froment  se  cache. 

Pour  le  punir  de  s'être  caché,  on  le  condamne,  lorsque  l'abon- 
dance est  revenue,  à  demeurer  en  prison  chez  «  ceux  qui  ont  fait 
des  amas.  »  Défense  à  ces  accapareurs  «  d'amener  leurs  grains 
sur  le  marché  jusqu'à  nouvel  ordre,  avec  injonction  de  rendre 
compte  de  la  quantité  dont  ils  sont  chargés.  »  La  valeur  mar- 
chande des  céréales  a  pu  toutefois  se  ressentir  de  la  sollicitude 
des  municipalités  lorsque,  pourrétablir  l'ordre,  elles  distribuaient 
à  un  peuple  en  fureur  quel(|ues  centaines  de  quintaux  au-des- 
sous du  cours;  ou  quand,  afin  d'assurer  la  subsistance  du  pauvre, 
elles  s'imposaient  le  sacrifice  d'acheter  des  grains  pour  les  re- 
vendre à  perte.  Lyon  importe  du  blé  de  Barbarie  (^1770)  et  livre 
aux  boulangers,  pour  34  francs,  ce  qui  lui  eu  coûte  5i.  Le  sys- 
tème laisse  d'ailleurs  à  dt^sircr  :  il  arrive  que.  malgré  la  sur- 
veilUncc  la  mieux  combinée,  des  citoyens  indt'licals  absorbent 


428         •        REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  marchandises  offertes  à  vil  prix,  pour  les  remettre  en  circula- 
tion avec  bénéfice.  , 

A  Paris,  le  lieutenant  civil  faisait  chaque  semaine,  dans  son 
rapport  au  Conseil,  mention  de  l'abondance  ou  de  la  rareté  des 
blés.  La  capitale  vivait  presque  au  jour  le  jour.  Une  vingtaine 
de  marchands  en  gros  se  chargeaient  de  l'alimenter  au  début  du 
règne  de  Louis  XIV.  Un  seul  disposait  de  quelques  capitaux;  les 
autres  n'avaient  pas  plus  de  40  à  50  000  francs  chacun  de  fonds 
de  roulement.  A  eux  tous,  ils  ne  tenaient  en  magasin  que 
60  000  hectolitres  et  ne  renouvelaient  cette  provision  dans  les 
campagnes  environnantes  qu'au  fur  et  à  mesure  de  leurs  ventes 
aux  boulangers  parisiens.  Aux  heures  de  crise,  la  peur  de  manquer 
est  si  grande  que  le  roi  fait  ouvrir,  en  1636,  sa  propre  galerie  du 
Louvre,  à  ceux  qui  apportaient  du  grain,  avec  permission  de  l'y 
vendre  en  toute  liberté  comme  en  un  marché  public  et  sans  être 
astreints  à  aucun  loyer  pour  l'usage  de  cette  princière  halle. 

Toutes  les  villes, sous  l'ancien  régime,  taxaient  le  pain,  comme 
font  aujourd'hui  encore  nombre  de  localités,  où  l'arrêté  muni- 
cipal ne  gêne  personne,  parce  qu'il  est  d'accord  avec  les  cours.  La 
commune  d'autrefois,  qui  souvent  s'efforçait  de  réduire  arbitraire- 
ment le  prix  au  profit  du  consommateur,  se  heurtait  à  des  oppo- 
sitions incoercibles.  Nos  pères,  dans  ce  genre,  ont  tout  essayé;  ils 
ont  lutté  corps  à  corps  durant  des  siècles  avec  tous  les  prix,  mais 
surtout  avec  ce  prix  du  grain  dont  dépend  l'existence  des  hommes, 
sans  parvenir  à  le  maîtriser.  Nous  n'inventerons  rien,  en  fait  de 
règlemens,  qu'ils  n'aient  avant  nous  inventé.  Nous  ne  saurions 
faire  un  pas  dans  cette  voie  sans  marcher  dans  leurs  pas  d'hier. 
Les  boulangers  déclaraient-ils,  devant  les  exigences  administra- 
tives, renoncer  à  faire  du  pain?  Les  récalcitrans  étaient  traqués, 
frappés  d'amende.  Peine  inutile;  la  taxe  officielle  demeurait  lettre 
morte;  le  public  l'éludait  en  payant  secrètement  la  valeur  réelle. 
L'autorité  s'entêtait  parfois  :  elle  faisait  procéder  «  à  l'interroga- 
toire des  pauvres  gens  pour  savoir  au  vrai  combien  les  marchands 
vendent  le  pain;  »  plus  raisonnable,  on  la  voyait  passer  des 
contrats  avec  les  boulangers  auxquels  elle-même  livrait  le  grain 
à  bas  prix,  à  moins  qu'elle  ne  leur  allouât  une  indemnité  égale  à 
la  perte  que  la  taxe  leur  faisait  subir. 

Il  y  aurait  eu  un  troisième  procédé  plus  avantageux,  mais  il 
ae  paraît  pas  avoir  réussi  :  c'était  de  faire  du  pain  avec  peu  ou 
point  de  farine!  L'archevêque  d'Arles  recommandait  au  cardinal 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLTÎS-.  429 

de  Richelieu  (1G31)  l'un  de  ses  diocésains,  inventeur  d'un  pain 
«  mangeable,  disait-il,  par  les  soldats,  les  serviteurs  de  basse  fa- 
mille, et  par  toute  sorte  de  gens  en  temps  de  nécessité,  »  contenant 
un  tiers  moins  de  farine  que  le  pain  commun  et  dont  «  la  matière  se 
trouve  en  tous  pays.  »  Il  faut  se  hâter  d'acheter  son  secret,  con- 
cluait le  prélat,  «  car  il  pourrait  le  vendre  au  roi  d'Espagne.  » 
J'ignore  si  ce  novateur  fit  en  effet  marché  avec  l'étranger,  mais 
nos  compatriotes  n'avaient  pas  besoin  de  cette  découverte  pour 
manger  de  mauvais  pain.  Le  journal  d'IIérouard  conte  qu'au  Dau- 
phin —  plus  tard  Louis  XIII  —  était  souvent  servi  du  pain  bis, 
qu'une  fois  entre  autres,  il  le  jeta  <<  parce  qu'il  était  pourri.  » 
Circonstance  fortuite  sur  une  table  royale;  mais  le  pain  rassis 
devait  être  d'une  consommation  courante,  puisqu'on  beaucoup 
de  maisons  bourgeoises,  on  ne  chauffait  le  four  qu'une  fois  par 
mois.  Les  montagnards  du  Dauphiné  cuisaient  leur  pâte  en  oc- 
tobre, pour  tout  l'hiver;  aussi  devenait-elle  si  dure  qu'il  fallait  la 
couper  à  la  hache,  comme  du  bois.  • 

II 

Le  blé,  le  pain,  sont  choses  si  respectables  que  l'échevinage 
ne  s'en  occupe  jamais  trop  :  le  grain  arrive-t-il  sur  le  marché, dé- 
fense d'ouvrir  les  sacs  avant  l'heure  fixée  ;  tout  acheteur  doit  jus- 
tifier que  ses  emplettes  ont  pour  but  exclusif  sa  propre  consom- 
mation :  défense  d'acheter  pour  revendre  ni  d'absorber  plus  d'une 
quantité  déterminée.  Toute  infraction  est  punie  du  fouet, 
d  amende  ou  de  prison.  Au  meunier,  ordre  exprès  de  rendre  tant 
de  boisseaux  de  farine  pour  tant  de  blé;  au  boulanger,  ordre  de 
fabriquer  ses  pains  de  tel  poids,  de  les  faire  marquer  et  poin- 
çonner avant  de  les  mettre  en  vente,  et  parfois  de  ne  les  vendre 
qu'en  un  lieu  unique;  aux  boulangères,  injonction  de  se  bien 
tenir,  «  de  ne  filer  ni  faire  autre  acte  immonde  en  débitant  leur 
pain.  »  L'année  a-t-elle  été  bonne?  Permission  du  maire  «  défaire 
à  volonté  des  beignets  de  farine  à  l'huile,  attendu  la  vileté  du 
blé.  »  La  récolte  est-elle  mauvaise?  Ordre  aux  mitrons  «  de 
laisser  de  côté  les  brioches  et  gâteaux,  »  de  renoncer  aussi  au 
<(  pain  mollet  »  —  pain  blanc  à  croûte  dorée  —  et  de  ne  plus 
faire  que  du  pain  bis  ou  noir. 

On  a  maintes  fois  cité  le  mot  du  Duc  d'Orléans,  qui  lit'posa 
un  jour  sur  la  table  du  Conseil,  devant  Louis  XV,  un^jpain  sans 


430  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

farine,  en  disant  :  «  Voilà,  Sire,  de  quel  pain  se  nourrissent  au- 
jourd'hui vos  sujets  !  »  L'année  1739,  à  laquelle  le  propos  se  rap- 
porte, n'était  cependant  pas  une  année  exceptionnelle  :  la 
moyenne  de  l'hectolitre  ne  ressort  qu'à  14  francs.  Mais  elle  se 
compose  de  prix  qui  vont,  suivant  les  provinces,  de  6  francs  jus- 
qu'à 28,  et  les  salaires  d'alors  étaient  trois  fois  moindres  que  les 
nôtres.  Non  seulement  la  qualité  du  pain  ne  s'améliora  pas,  de 
Henri  IV  à  Louis  XVI,  pour  la  masse  de  la  nation,  mais  il  est  pro- 
bable qu'elle  dut  être  inférieure  à  ce  qu'elle  avait  été  à  la  fin  du 
moyen  âge.  Si  l'on  compare  le  gain  des  ouvriers  à  la  valeur  des 
céréales,  on  constate  qu'il  ne  pouvait  en  être  autrement.  Le  pain 
coûtait  beaucoup  moins  en  France  qu'en  Angleterre,  d'après 
Arthur  Young;  mais  il  était  beaucoup  plus  mauvais,  d'une  nature 
tout  autre.  Pour  les  pauvres,  en  temps  ordinaire,  on  ne  séparait 
que  le  gros  son;  on  supprimait  complètement  le  blutage  en  temps 
de  disette.  Ce  son  formait,  avec  les  «  purges  du  blé,  »  le  triste 
-pain  aumône  par  beaucoup  d'hospices  à  leur  clientèle  néces- 
siteuse. En  Beauce,  patrie  du  froment,  le  paysan  ne  mangeait 
que  de  l'orge  et  du  seigle;  en  Normandie  et  en  Bretagne,  il  se 
nourrissait  de  blé  noir;  partout  il  avait  recours  à  l'avoine,  en 
cas  de  hausse  des  grains.  L'avoine  et  le  son  jouaient,  sur  la  table 
populaire,  un  rôle  d'échelle  mobile  contre  la  disette.  Dans  le  Midi, 
la  bouillie  de  millet, —  le  millet  des  oiseaux, —  formait  le  fond  , 
de  l'alimentation  modeste.  Elle  fut  remplacée,  au  xvin«  siècle, 
par  le  maïs,  pilé  dans  le  «  mortier  à  mil.  » 

Quand  ces  grains  renchérissaient  trop,  le  «  pauvre  homme  de 
labeur  »  se  rejetait,  suivant  les  régions,  sur  les  châtaignes,  les 
raves,  les  fèves,  les  haricots,  plus  récemment  sur  les  pommes  de 
terre.  Le  méteil  même,  jusqu'à  la  Révolution,  demeura  de  luxe; 
en  beaucoup  de  villages  de  la  région  parisienne,  on  ne  mangeait 
du  pain  blanc  que  le  jour  de  la  fôte  patronale  et,  dans  certains 
districts  bretons,  l'on  ne  put  établir  en  l'an  III  la  taxe  du  blé, 
parce  que  cette  céréale  n'y  avait  jamais  été  cultivée. 

Jusqu'à  nos  jours,  les  peuples  civilisés,  quoiqu'ils  eussent  fait 
de  belles  découvertes,  écrit  des  livres  immortels,  remué  beaucoup 
d'idées  et  atteint,  en  certains  arts,  aux  dernières  limites  de  la 
perfection,  n'étaient  point  parvenus  encore  à  s'assurer  de  quoi 
vivre.  Il  arrivait  périodiquement  qu'ouvriers  et  laboureurs,  c'est- 
à-dire  les  quatre  cinquièmes  de  la  nation,  manquaient  de  pain. 
Chaque  récolte  insuffisante  était  comme  une  de  ces  batailles  où 


PAYSANS    ET    OIVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  431 

sont  fauchées  d'un  seul  coup  des  milliers  d'existences.  On  re- 
marque, en  dépouillant  les  actes  paroissiaux,  que  les  périodes  de 
mortalité  correspondent  presque  toutes  aux  époques  de  cherté  du 
grain.  La  mort  est  l'argument  décisif  par  lequel  la  population 
appuie  ses  doléances.  Lorsque  les  Etats  provinciaux,  intendans  ou 
publicistes  déclarent  que  les  paysans  «  sont  contraints  de  paître 
l'herbe;  »  lorsqu'ils  montrent  l'habitant  d'une  région  sans  ré- 
colte, errant,  égaré  par  la  douleur,  réduit  à  «  ramasser  dans  les 
ruisseaux  des  boucheries  du  son  mêlé  de  sang,  »  on  doit  craindre 
qu'ils  n'amplifient;  mais  les  récits  des  chroniqueurs  et  les  rap- 
ports des  fonctionnaires  sont  documentés.  Notre  temps  n'entend 
plus  ce  cri,  poussé  parfois  d'un  bout  à  l'autre  du  royaume,  sur  la 
détresse  d'alimens,  sur  la  faim  transformée  en  passion,  puis  en 
supplice.  Le  drame  du  pain,  au  dénouement  funèbre,  ne  se  joue 
plus,  du  moins  en  France.  Il  est  si  oublié  qu'il  en  devient  im- 
probable. Nos  fils  auront  quelque  peine  à  y  croire. 

Si  l'objet  de  cette  étude  ne  m'engageait  à  me  renfermer 
dans  le  domaine  précis  des  chiffres,  il  serait  aisé  de  multiplier 
les  détails  cruels.  En  dehors  des  famines  bien  connues  de  1694  et 
de  1709,  les  deux  derniers  siècles  subirent  plus  de  vingt-cinq 
années  où  la  pénurie  de  grain  se  fit  rudement  sentir.  Exprimés 
en  monnaie  de  nos  jours,  d'après  la  puissance  d'achat  de  l'argent, 
[es  prix  moijens  de  l'hectolitre  de  froment  furent  de  04  francs  en 
1G08,  de  74  francs  en  1024,  de  8o  francs  en  1031,  de  70  francs  en 
1036  et  1637,  de  o6  francs  en  1060,  1661,  1662,  de  67  francs  en 
1710  et  1714,  de  ()2  francs  en  1793.  L'abondance  exceptionnelle 
de  certaines  récoltes  et  le  bon  marché  qui  en  était  la  consé- 
quence ne  compensaient  nullement  les  disettes  des  heures  désas- 
treuses, ni  pour  la  bourse,  ni  pour  l'estomac  du  travailleur;  et 
lorsque  ce  travailleur  était  un  rural,  c'est-à-dire  un  producteur,  ce 
bon  marché  excessif  le  mettait  mal  à  l'aise. 

Les  moyennes  annuelles  se  composent  en  effet  de  prix  si 
divers  que,  dans  les  temps  modernes  comme  au  moyen  âge,  la 
pléthore  d'une  province  coïncidait  avec  l'indigence  d'une  autre, 
sans  qu'elles  parvinssent  à  se  porter  un  mutuel  secours.  Le  blé 
vaut, en  lliC"),  ;{8  francs  à  Agen  et  7  fr.  50  à  Strasbourg.  En  1(JI2, 
il  vaut  29  francs  à  Eille  et  7  francs  à  Gaen.  En  1630,  il  monte  jus- 
qu'à 41  francs  à  Tulle  et  s'abaisse  jusqu'à  11  francs  à  Chiiteauclun; 
})rix  intrin!i<'qm's,f\\\'\\  faut  doubler  ou  tripler  pour  avoir  leur 
valeur  actuelle.  Sous  Louis  XIV^  le  blé  se  vendit,  en  1670.  31  francs 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  Paris  et  7  francs  à  Orléans;  en  1686,  il  descendit  au  prix  déri- 
soire de  2  francs  à  Rouen,  tandis  qu'il  se  maintenait  à  17  francs 
à  Uzès,  Sous  Louis  XV,  les  écarts  sont  moins  grands;  la  valeur 
ne  diffère  que  du  triple,  d'une  ville  à  l'autre,  et  plus  d'une  fois, 
durant  l'excellent  ministère  de  Fleury,  les  prix  se  trouvent 
identiques  shf  tout  le  territoire.  Avec  le  développement  des 
routes,  sous  Louis  XVI,  la  tendance  au  nivellement  s'accentue;  la 
différence  maximum  n'est  plus  que  du  simple  au  double.  Mais  les 
prix  avaient  uniformément  haussé,  sur  tout  le  territoire,  beau- 
coup plus  que  les  salaires.  Les  progrès  de  la  population  surpas- 
saient les  progrès  de  l'agriculture. 

Si  une  révolution  inverse  ne  s'était  effectuée  de  nos  jours,  et  si 
nous  n'avions  pas,  en  outre,  la  ressource  de  l'importation,  non 
seulement  les  Français  d'aujourd'hui  mangeraient  encore  du  pain 
d'avoine,  mais  cet  aliment  môme  leur  ferait  défaut,  puisque  le 
nombre  des  bouches  à  nourrir  s'est,  depuis  cent  ans,  accru  de  près 
de  moitié  à  l'intérieur  de  nos  frontières. 

En  comparant  le  revenu  de  l'hectare  de  terre  au  prix  de  l'hec- 
tolitre de  blé,  on  constate  que,  de  1500  à  1600,  le  blé  avait  quin- 
tuplé, —  de  i  à  20  francs  rhectolitre,  —  tandis  que  le  revenu  fon- 
cier était  seulement  deux  fois  et  demie  plus  fort,  —  de  8  à  19  fr, 
—  Comme  le  prix  de  la  main-d'œuvre  était  stationnai re,  cela  si- 
gnifiait que  la  terre  était  mal  cultivée,  qu'elle  rendait  peu,  puisque 
ses  produits  haussaient  de  prix  beaucoup  plus  qu'elle-même.  Du 
xvii"  siècle  à  la  Révolution,  le  revenu  de  la  terre  et  la  valeur  du 
blé  demeurent  à  peu  près  dans  le  même  rapport.  Enfin,  depuis 
cent  ans,  ce  rapport  a  totalement  changé  :  la  rente  de  la  terre  a 
doublé  pendant  que  le  blé  ne  haussait  que  d'un  quart,  mouvement 
tout  contraire  à  celui  du  xvi"^  siècle. 

Pour  que  la  terre  ait  pu  se  louer  ainsi  beaucoup  plus  cher, 
quoique  les  marchandises  tirées  de  son  sein  n'aient  presque  pas 
enchéri,  il  a  fallu  que  ces  marchandises  se  fussent  multipliées  en 
quantité,  Qi  chacun  sait  en  effet  quelles  améliorations  ont  été  réa- 
lisées par  l'agronomie  contemporaine.  Le  fait  mérite  d'autant 
mieux  d'attirer  l'attention  que,  durant  le  même  laps  de  temps,  les 
salaires  ruraux  ont  triplé,  et  que,  par  conséquent,  les  frais  de 
fabrication  du  blé  auraient  augmenté  dans  une  mesure  analogue, 
sans  la  découverte  des  machines  à  moissonner  et  à  battre.  La  ré- 
colte moyenne  de  l'hectare  ensemencé  en  froment,  que  l'on  éva- 
lue aujourd'hui  à  15  hectolitres,  ne  dépassait  pas  naguère  8  ou   9 


PAYSANS    ET    OLVKIEHS    DEIMIIS    SEPT    SIÈCLES.  433 

sur  l'ensemble  des  surfaces  emblavées.  Elle  avait  peu  varié  du- 
rant six  cents  ans.  Un  traité  de  1290  estime  le  rendement  des 
bonnes  terres  à  87.j  litres  par  hectare,  —  cinq  fois  la  semence, 
qu'il  compte  à  175  litres  seulement,  —  et  conseille  de  renoncer 
à  la  culture  du  froment  dans  les  terrains  où  le  rapport  n'excède 
pas  le  triple  de  la  semence  (il  s'en  voyait  d'aussi  médiocres), 
parce  qu'en  ce  cas  la  valeur  du  grain  ne  -ouvrait  pas  les  frais  de 
labour  et  de  moisson.  La  crise  agricole  n'est  donc  pas  née  d'hier  ; 
dès  la  fin  du  xni"  siècle,  il  y  avait  des  propriétaires  qui  se  plai- 
gnaient. 

Le  salaire  du  manœuvre  contemporain  représente  21  litres  de 
seigle  et  12  litres  et  demi  de  blé,  en  adoptant  pour  ce  grain  le 
prix  de  20  francs  l'hectolitre,  supérieur  à  la  moyenne  des  der- 
nières années.  Le  journalier  de  1789  ne  gagnait  que  o  litres  70  de 
blé  et  7  litres  de  seigle.  Pour  l'ensemble  des  xvn«  et  xvui®  siècles 
la  journée  de  travail,  évaluée  en  froment,  représente  seulement 
5  litres  25  de  cette  céréale.  Il  est  clair  que  la  consommation  d'une 
denrée  aussi  coûteuse  était  interdite  au  paysan  et  à  l'ouvrier, 
puisque  sa  valeur  eût  absorbé,  dans  les  familles  nombreuses,  le 
total  du  salaire. 

Cette  constatation  m'empêche  de  comparer  le  prix  du  pain 
actuel  à  celui  des  pains  anciens,  puisque  leur  nature  n'est  pas  la 
même.  Depuis  le  méteil,  le  conségal,  le  véronet,  —  mélanges  où 
le  froment  entre  pour  la  moitié,  voire  pour  le  quart,  —  jusqu'à 
l'avoine  et  au  blé  noir,  il  y  avait  de  tout,  y  compris  du  son,  dans 
ces  pâtes  antiques,  et  ce  n'était  pas  par  fantaisie  que  les  pauvres 
alors  mangeaient  des  pains  aussi  «  complets.  »  En  lG31,oùle  kilo 
de  froment  se  vendait  44  centimes,  le  kilo  de  pain  bis  ne  valait 
que  IG  centimes,  le  pain  noir,  dit  de  brodde,  valait  20  centimes, 
le  «  moyennement  blanc,  »  ou  «  bourgeois,  »  29  centimes,  le  pain 
de  Chailbj  30  centimes,  et  le  pain  de  chapitre  i^  centimes.  A 
côté  du  pain  blanc,  qui  valait  à  peu  près  autant  que  de  nos 
jours,  sauf  dans  les  années  de  pénurie  ou  d'abondance  extrême, 
figurent  nombre  de  pains  «  gris,  »  de  pains  «  bruts,  »  de  pains 
«  roussets,  ))de  pains  «  des  pauvres,  »  «  des  prisonniers»  ou  «  de 
munition,»  cotés  à  moitié  ou  au  tiers  du  pain  de  froment,  et  va- 
riant entre  25  et  10  centimes  le  kilo;  soit,  en  monnaie  actuelle,  — 
d'après  la  puissance  d'achat  de  l'argent,  —  de  G3  à  25  centimes. 
A  ces  prix,  le  pain  d'alors,  si  médiocre  cependant,  exigeait  des 
consommateurs  peu  aisés  un  débours  proportionnellement  très 

TUME    CXLVIII.    —    iS'.'S.  "28 


434  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

supérieur  à  celui  de  l'excellent  pain  qu'ils  possèdent  aujourd'hui. 
L'ouvrier,  forcé  de  réserver  à  l'achat  de  cet  aliment  indispen- 
sable uue  plus  grande  part  de  son  budget,  avait  ainsi  moins  de 
faculté  de  se  nourrir  d'autre  chose,  et  la  cherté  même  du  pain 
obligeait  les  pauvres  gens  à  en  manger  davantage. 

III 

Adam  Smith  était  tout  près  de  regarder  comme  extraordinaire 
ce  temps  où  le  prix  de  la  viande  s  élève  assez  haut  pour  qu'il  y  ait 
autant  de  profit  à  employer  la  terre  à  l'alimentation  du  bétail  qu'à 
l'alimentation  des  hommes;  pour  qu'il  fût,  en  d'autres  termes, 
aussi  avantageux  au  cultivateur  de  faire  de  l'herbe  que  du  grain. 
«  Arrivé  à  ce  niveau,  ajoutait- il,  le  prix  du  bétail  ne  peut  plus 
beaucoup  hausser.  »  Cette  observation  devait  être  suggérée  à  l'au- 
teur de  la  Richesse  des  nations  par  la  plus-value  importante  des 
animaux  de  boucherie,  qui  se  produisait  sous  ses  yeux  dans  la 
seconde  moitié  du  xvin*'  siècle. 

Le  kilo  de  bœuf  était  arrivé,  sousLouisXVI,à  valoir  trois  kilos 
de  froment  ;  tandis  qu'antérieurement,  il  n'en  valait  que  deux.  Ce 
rapport  nouveau  du  bétail  aux  céréales  n'était  pas  sans  exemple  : 
à  la  fin  du  xv*'  siècle,  un  poids  donné  de  viande  se  vendait  le  triple 
du  même  poids  de  blé.  Mais  qui  donc,  au  temps  d'Adam  Smith, 
se  souciait  des  chiffres  du  xv*"  siècle?  L'état  de  la  science  agri- 
cole ne  faisait  guère  prévoir  que  l'on  parviendrait  à  multiplier  le 
rendement  des  vieilles  terres,  et  l'état  des  moyens  de  transport 
ne  permettait  pas  d'imaginer  que  bientôt  des  grains,  issus  de 
terres  nouvelles,  iraient  se  promener  sur  le  globe  en  quête  d'ache- 
teurs. Ces  deux  causes  ont  eu  pour  résultat  d'immobiliser  en 
Europe  la  valeur  du  blé,  tandis  que  celle  de  la  viande  augmentait 
encore;  si  bien  qu'aujourd'hui,  ce  n'est  plus  2  kilos  de  froment, 
comme  sous  Louis  XV,  ni  3  kilos  comme  au  temps  de  la  Révo- 
lution, mais  bien  7  kilos  de  froment  qu'il  faut  payer  1  kilo  de 
bœuf  :  celui-ci  coûte  1  fr.  70,  l'autre  24  centimes. 

Instruit  par  l'expérience  de  l'histoire,  je  me  garderai  bien  de 
tirer,  du  changement  de  rapport  des  prix  de  la  viande  avec  ceux 
du  grain,  la  formule  d'une  de  ces  lois,  soi-disant  «  nécessaires,  » 
à  laquelle  le  train  journalier  du  monde  viendrait,  demain  peut- 
être,  donner  quelque  éclatant  démenti.  Je  ne  vois,  —  à  cet 
écart  grandissant,  entre  les  cours  des  deux  denrées, — aucune  cause 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  43 


O 


fatale,  ni  même  durable  :  rien  n'empêche  d'augurer  que  la  viande 
soit  destinée  à  baisser  dans  l'avenir,  tant  par  l'accroissement  du 
bétail  élevé  sur  notre  sol  que  par  les  importations  du  dehors.  On 
sait  qu'il  n'est  venu  jusqu'ici  de  l'étranger  qu'une  faible  quantité 
de  chair,  fraîche  ou  conservée;  certaines  matières  animales,  — 
suifs,  peaux,  laines,  etc.,  —  ont  seules  pénétré  en  assez  grande 
abondance  pour  influencer  la  cote  de  nos  similaires  indigènes.  Le 
bon  marché  même  de  ces  produits  accessoires,  favorable  à 
plusieurs  industries  et  à  divers  besoins  de  l'homme,  devait  natu- 
rellement faire  enchérir  la  portion  comestible  de  l'animal,  seule 
capable  désormais  de  donner  aux  bouchers  un  bénéfice. 

Comparée,  non  plus  au  blé,  dont  le  prix  est  presque  identique 
à  ce  qu'il  était  il  y  a  cent  ans,  mais  au  coût  de  la  vie  en  général, 
que  nous  olimons  avoir  doublé  depuis  un  siècle,  la  viande  a  subi 
une  hausse  plus  forte  que  la  moyenne  des  marchandises  :  de 
68  centimes  le  kilo,  qu'elle  se  vendait  sous  Louis  XVI,  elle  est 
passée  à  1  fr.  70;  elle  est  donc  deux  fois  et  demie  plus  chère.  Non 
qu'elle  soit  moins  abondante  sur  notre  territoire;  mais  la  con- 
sommation, favorisée  par  l'aisance,  s'est  accrue  dans  une  mesure 
plus  large  encore  que  les  progrès  de  l'élevage,  qui  pourtant  ont 
été  considérables. 

Que  les  bestiaux  aient  été  à  vil  prix  au  moyen  âge,  cela  tenait 
à  l'immensité  de  la  lande,  de  la  forêt,  au  chiffre  infime  des  ha- 
bitans.  Dès  le  milieu  du  xvi''  siècle,  pour  faire  subsister  sur  une 
même  surface  un  bataillon  plus  serré  d'êtres  humains,  il  fallut 
changer  les  conditions  d'exploitation.  Le  guéret  dut  s'élargir, 
tandis  que  la  forêt  songea  à  se  défendre,  parce  que  le  bois  prenait 
de  la  valeur.  L'espace  abandonné  au  bétail  demeurait  bien  vaste 
pourtant,  mais,  —  fait  explicable  après  tant  de  pillages  et  de 
ruines, —  le  bétail,  sous  Henri  IV,  manquait.  Le  paysan  pouvait^ 
grâce  au  système  de  la  vaine  pâture,  entretenir  des  animaux  sans 
posséder  de  terre.  Mais,  n'ayant  pas  toujours  de  quoi  en  acheter, 
il  les  louait,  et  l'on  s'aperçoit  qu'il  les  louait  fort  cher.  Tel  «  labou- 
reur de  vignes,  »  en  Seine-et-Oise,  prend  à  bail  d'un  receveur  de 
la  Cour  des  Aides  à  Paris  «  une  vache  sous  poil  brun,  »  moyen- 
nant un  loyer  annuel  de  17  francs  (1600).  Ces  17  francs  étaient 
une  somme  considérable,  presque  le  tiers  de  la  valeur  de  l'ani- 
mal, qui  coûtait  alors  56  francs  en  moyenne.  Beaucoup  de  baux 
du  même  genre  sont  cependant  faits  à  la  même  date  pour  le 
même  chillre;  tandis  que,  quatorze  ans  plus  tard,  le  loyer  avait 


436  REVUE    DES    DEUX    MO^DES. 

baissé  à  8  francs,  preuve  évidente  de  la  multiplication  de  l'espèce. 
Les  locations  de  bestiaux  furent  un  placement  mobilier  du  moyen 
âge,  dont  le  taux,  selon  qu'il  montait  ou  descendait,  était  l'indice 
de  la  misère  ou  de  l'aisance  des  campagnes.  Aux  temps  modernes, 
ce  genre  de  transactions  tend  à  disparaître  ;  on  ne  le  remarque 
plus  guère  que  dans  le  Dauphiné,  où  les  vaches  au  siècle  der- 
nier se  louaient  6  francs  de  mai  à  octobre,  ou  bien  en  des  pé- 
riodes critiques  telles  que  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV. 

La  renaissance  agricole  qui  signale  les  premières  années  du 
xvn®  siècle  amena  les  novateurs  à  se  demander  si  l'on  ne  pour- 
rait améliorer  les  vaches  indigènes  de  qualité  assez  médiocre.  On 
leur  substitua  peu  à  peu,  en  Normandie,  en  Poitou  et  dans  les 
marais  de  la  Charente,  une  race  importée  de  Hollande,  qui  pas- 
sai!, suivant  une  opinion  un  peu  légendaire,  pour  avoir  elle- 
même  été  tirée  des  Indes;  sa  grande  taille  et  sa  forme  élancée  lui 
avaient  valu  le  nom  de  flandrine.  Les  flandrines,  au  dire  de  leurs 
partisans,  donnaient  du  lait  toute  l'année;  leurs  veaux  pouvaient 
être  sevrés  au  bout  de  peu  de  temps  et  nourris  de  lait  baratté, 
tandis  que  ceux  de  France  ne  s'accoutumaient  pas  à  ce  régime 
et  mouraient. 

Il  semble  au  premier  aspect  que  le  système  d'autrefois,  —  li- 
berté à  chacun  d'envoyer  son  bétail  dans  les  bois  et  les  jachères, 
—  directement  issu  du  régime  de  la  communauté  partielle  des 
biens,  qui  a  subsisté  jusqu'à  nos  jours,  ait  dû,  plus  que  le  can- 
tonnement moderne,  être  favorable  à  la  pullulation,  sinon  à 
l'amélioration  des  sujets.  Le  contraire  pourtant  se  produisait. 
L'abondance  du  bétail  n'était  qu'apparente;  dès  que  la  population 
augmenta,  elle  manqua  de  viande.  Que  penser  de  l'ordonnance 
qui,  au  temps  du  cardinal  de  Fleury,  interdit,  sous  peine  de 
3  000  livres  d'amende,  de  faire  sortir  du  royaume  aucun  bétail  et 
décharge  en  même  temps  de  tout  droit  celui  qui  viendrait  de 
l'étranger?  Une  autre  décision  administrative  avait  précédem- 
ment défendu  «  de  vendre  ou  tuer  des  agneaux  à  partir  de  1726.  » 
Des  règlemens  de  police  avaient  souvent  édicté,  au  xvn'^  siècle, 
les  mêmes  prohibitions  pour  les  agneaux  âgés  de  moins  d'un  an 
et  rappelé  les  édits  de  Charles  IX  et  d'Henri  111  qui,  «  pour  faire 
régner  l'abondance,  »  prescrivaient,  «  sous  peine  du  fouet,  »  de 
ne  tuer  aucun  agneau  depuis  le  1"  janvier  jusqu'au  31  juillet  de 
chaque  année.  Pareille  prévoyance  était  recommandée  pour  les 
veaux,  «  lesquels,  par  la  friandise  de  ce  temps,  voient  à  peine  la 


/ 

PAYSANS    ET    OUVRIKRS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  437 

lumière,  »  allusion  à  quelques  gourmets  qui  mangeaient  des  veaux 
de  lait  engraissés  avec  des  œufs. 

Mais  ce  n'était  nullement  pour  satisfaire  le  luxe  délicat  d'une 
poignée  de  gastronomes,  que  les  campagnards  se  débarrassaient 
très  souvent  de  leurs  veaux  à  peine  nés  ;  c'était  par  suite  de  la 
difficulté  de  les  nourrir,  avec  des  vaches  qui,  réduites  pendant 
l'hiver  aune  alimentation  insuffisante,  ne  donnaient  presque  pas 
de  lait.  S'il  avait  fallu  servir  à  la  mère,  pour  rendre  sa  traite  plus 
abondante,  une  ration  quotidienne  de  ce  son  précieux  que  les 
paysans  mettaient  dans  leur  pain,  et  qui  coûtait  de  iO  à  12  francs 
les  cent  kilos,  le  veau  se  serait  vendu  trop  cher  pour  que  les  bou- 
chers eussent  pu  l'acheter. 

Le  boucher  n'était  pas  un  commerçant,  comme  celui  de  nos 
villes  qui  exerce  librement  sa  profession;  c'était  une  sorte  de 
fonctionnaire.  Il  prête,  en  prenant  possession  de  son  étal,  le  ser- 
ment solennel  «  de  bien  servir  la  cité  et  tenir  toujours  assorti- 
ment de  viandes  saines  »  au  taux  légal.  Car  il  va  de  soi  que  la 
viande  est  taxée,  après  des  «  essais  »  laborieux,  faits  par  les 
maires  et  échevins  pour  en  établir  le  rendement.  Et  non  pas  la 
viande  en  général,  mais  chaque  morceau  en  particulier;  et  si  le 
boucher  prétendait  profiter  de  quelque  omission  dans  l'ordon- 
nance municipale  pour  agira  sa  guise,  la  population  se  plaignait 
aussitôt  aux  consuls,  comme  elle  fait  à  Nîmes  (1631),  que  «  les 
langues  de  bœufs  soient  vendues  huit  sous,  qui  est  un  prix  fort 
excessif.  «Quoique  les  choses  paraissent  ainsi  réglées  au  mieux, 
avec  de  bonnes  amendes  naturellement  prévues  vis-à-vis  des 
contrevenans,  les  relations  demeurent  difficiles  et  orageuses  entre 
les  autorités  et  le  commerce  de  la  «  chair.  »  Ici  le  conseil  com- 
munal menace  les  préposés  officiels  de  faire  venir  des  étrangers, 
en  concurrence  avec  eux,  «  s'ils  continuent  à  mal  satisfaire  les 
acheteurs.  »  Ailleurs,  sur  le  refus  des  bouchers  de  vendre  au  prix 
fixé,  l'administration  organise  elle-même  une  boucherie  qu'elle 
fait  desservir  par  ses  employés.  Les  bouchers  essaient-ils  d'une 
résistance  concertée,  se  mettent-ils  en  grève  et  ferment-ils  leurs 
boutiques:  c'est  par  la  confiscation  de  leurs  «  bancs  »  et  par 
Y cmprisonjiemrnt  de  leurs  personnes  que  les  récalcitrans .  au 
xviii"  siècle  comme  au  xv!!"",  dans  les  moindres  localités  aussi 
bi(!n  que  dans  les  chefs-lieux  de  province,  sont  ou  paraissent 
être  mis  à  la  raison. 

En  fait,  cet  appareil  coercitif  n'aboutissait  à  rien  de  pratique. 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  pouvoirs  publics,  malgré  leur  ingérence  minutieuse,  finis- 
saient toujours  par  capituler.  Lorsque  les  bouchers  qui  «  refu- 
saient de  tuer  »  étaient  demeurés  quelques  jours  sous  les  ver- 
rous, l'autorité  se  voyait  forcée  d'en  venir  à  composition  et  le 
prix  de  la  viande  se  trouva  ainsi,  à  travers  mille  disputes,  exac- 
tement ce  qu'il  eût  été,  s'il  n'avait  dépendu  que  de  la  libre  vo- 
lonté des  marchands  et  des  acheteurs. 

Le  prix  moyen  des  bœufs,  vaches  et  taureaux  passa  de 
56  francs,  sous  Henri  IV,  à  8i  francs,  sous  Louis  XIV,  pour  redes- 
cendre à 69  francs, dans  les  dernières  années  de  ce  règne.  A  partir 
de  1750  il  ne  cessa  de  hausser,  de  sorte  que  sa  valeur  ressort  à 
105  francs,  à  la  fin  de  Louis  XV  et  à  HO  francs,  au  moment  de  la 
Révolution.  Mais  le  prix  des  bêtes  sur  pied  ne  signifie  pas  grand"- 
chose,  parce  que  le  progrès  de  l'engraissement  les  modifia  de  fa- 
çon que  les  bœufs  de  1790  n'avaient,  avec  ceux  de  1625,  de 
commun  que  le  nom.  Les  vaches  à  lait  avaient  beaucoup  moins 
haussé.  Elles  valaient,  sous  Louis  XVI,  de  50  à  70  francs  en  Nor- 
mandie, et  moins  encore  en  Berry  ou  en  Bretagne,  tandis  que  des 
bœufs  gras  atteignaient  alors  250  et  300  francs.  C'est  le  prix  du 
détail  qu'il  faut  uniquement  considérer,  le  kilo  de  viande  étant 
seul  une  marchandise  nettement  définie.  En  Angleterre,  au 
xvii''  siècle,  les  bœufs  sur  pied  valaient  deux  fois  plus  qu'en 
France;  la  viande  pourtant  n'y  était  pas  plus  chère,  la  quantité 
fournie  par  chaque  animal  étant  sans  aucun  doute  plus  grande. 
La  plus-value  du  bétail  sur  pied  fut  de  150  pour  100,  de  Henri  IV 
à  Louis  XVI,  tandis  que  l'augmentation  de  la  viande  n'est  que 
de  80  pour  100.  H  a  fallu,  pour  qu'un  pareil  écart  se  produisît, 
que  l'embonpoint  de  l'espèce  se  lût,  d'une  date  à  l'autre,  accru 
de  moitié. 

Cet  accroissement  n'a  pas  eu  lieu  de  façon  régulière  :  mis  en 
regard  des  prix  du  bétail  vivant,  ceux  du  kilo  débité  révéleront 
les  progrès  ou  les  reculs  de  l'agriculture.  Ainsi,  de  Richelieu  à 
Colbert,  tandis  que  la  hausse  est  de  33  pour  100  par  tète  de  bœuf 
ou  de  vache,  elle  n'est  pas  supérieure  à  5  pour  100  sur  le  taux  de 
la  viande  ;  dans  les  années  suivantes,  la  viande  baisse  et  le  bétail 
vif  ne  diminue  pas.  Le  changement  de  rapport  des  prix  entre  eux 
ne  s'explique  que  par  l'existence,  à  la  fin  du  xvn°  siècle,  d'animaux 
plus  gros:  le  poids  vif  représente  139  kilos  en  1640,  177  kilos  en 
1670,  202  kilos  en  1685.  Un  mouvement  inverse  se  produit  dans 
le  premier  quart  du  xvm'' siècle  :  le  kilo  de  bœuf  monte,  tandis 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  439 

que  le  bœuf  sur  pied  descend;  ranimai  a  donc  perdu  de  son  vo- 
lume. 

Les  prix  de  la  viande  au  détail  varient  naturellement  moins 
que  ceux  des  bêtes  sur'  pied:  cependant,  le  kilo  de  bœuf,  pour 
l'armée,  est  évalué  en  France  à  24  centimes  (1629),  et  celui  que 
l'évêque  de  Soissons  paye  à  son  boucher  vaut  62  centimes.  Il  est 
des  vaches  de  22  centimes  le  kilo,  en  Bresse  et  des  bœufs  à  84 
centimes,  en  Limousin.  Le  cardinal  de  Richelieu  s'engage,  par 
contrat  avec  son  fournisseur  (  1633),  à  payer  la  langue  de  bœuf 
2  francs  le  kilo;  cependant,  à  Marseille,  on  l'achète,  pour  les  ga- 
lères, à  la  même  époque,  à  raison  de  30  centimes.  La  viande 
était  beaucoup  plus  chère  en  hiver  qu'en  été;  sans  doute  parce 
qu'en  hiver,  les  bestiaux  étaient  plus  maigres  et  les  paysans,  pour 
ce  motif,  moins  disposés  à  s'en  défaire:  une  ordonnance  munici- 
pale taxe  le  kilo  de  bœuf  à  28  centimes,  «  de  juillet  à  décembre, 
et  à  40  centimes,  de  janvier  à  juin.  » 

De  pareils  écarts  sont  inconnus  de  nos  jours;  mais  il  se  trouve 
encore  sur  notre  territoire,  suivant  les  villes,  la  qualité  des  su- 
jets et  le  choix  des  morceaux,  du  bœuf  à  0  fr.  80  et  du  bœuf  à 
4  fr.  50  le  kilo.  La  «  viande  pour  les  pauvres  »  de  Ihospice,  à 
Clermont-Ferrand,  est  cotée  0  fr.  22  (1772);  celle  qui  est  servie 
aux  employés  coûte  0  fr.  40.  La  même  année,  à  Rouen,  le  bœuf 
est  vendu  par  les  «  bouchers  de  ville  »  1  fr.  27  le  kilo  et,  par  les 
«  bouchers  forains,  »  0  fr.  8o;  à  coup  sûr,  ce  n'est  pas  la  même 
viande.  Au  marché  actuel  de  la  Yillette,  il  se  négocie,  le  même 
jour,  des  taureaux  qui  ressortent  à  1  fr.  le  kilo,  en  «  viande 
nette,  »  et  des  bœufs  dont  la  chair  revient  à  1  fr.  90.  Le  veau,  le 
mouton,  le  porc  même,  valaient  plus  cher  que  le  bœuf.  Le  lard 
était  toujours  à  un  taux  très  différent  des  autres  parties  du  cochon, 
tandis  qu'aujourd'hui,  le  gras  et  le  maigre  sont  d'un  prix  sem- 
blable. C'est  là  un  point  fort  important,  puisque  la  classe  rurale 
de  nos  jours  se  nourrit  surtout  de  lard  :  sous  Louis  XIV,  lorsque 
le  porc  frais  valait  0  fr.  54  le  kilo,  le  lard  coûtait  1  fr.lO  ;  lorsque 
le  porc  baissa  à  0  fr.  42  (1700),  le  lard  se  vendait  encore  0  fr.  90. 
La  distance  se  maintient  au  xviii''  siècle;  elle  ne  s'atténue  que  vers 
la  fin  de  l'ancien  régime. 

Que  la  viande  de  boucherie  ait  complètement  disparu  de  l'ali- 
mentation des  classes  laborieuses,  durant  les  deux  derniers  siècles, 
voilà  qui  semble  assez  singulier,  puisque  le  salaire  du  manœuvre 
d'autrefois,  comparé  au  prix  des  denrées  de  cette  sorte,  corres- 


440  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pond  à  une  quantité  de  viande  égale,  ou  même  supérieure,  à  celle 
qu'il  représente  de  nos  jours.  En  1898,  au  prix  moyen  de  1  fr.  60 
le  kilo  pour  le  bœuf  et  le  porc,  la  paye  de  2  fr.  oO  du  journalier 
contemporain  lui  permet  d'en  acheter  1  600  grammes  environ.  Le 
gain  du  prolétaire  de  jadis,  mis  en  regard  des  prix  de  la  viande 
au  détail,  équivaut,  suivant  les  dates,  à  1  600  grammes  aussi  (1715), 
voire  à  2  kilos  de  bœuf  ou  de  porc  (1683).  C'est  seulement  à 
l'époque  de  Louis  XVI  que  la  proportion  devient  décidément,  pour 
r  «  homme  de  labeur,  »  moins  favorable  qu'à  l'heure  actuelle  : 
1  200  grammes  en  1785.  Cette  consommation,  presque  60  pour  100 
plus  onéreuse  que  cent  années  auparavant,  avait  dû  se  réduire  en 
conséquence. 

On  voit  nombre  d'hospices  décider,  en  raison  de  l'augmenta- 
tion de  la  viande,  qu'il  n'en  sera  plus  donné  aux  «  pauvres  ren- 
fermés» que  deux  fois  par  semaine.  Ils  semblent  favorisés  encore, 
car  les  campagnards  sont  soumis  au  régime  du  maigre  toute 
l'année  :  en  certains  cantons  de  Normandie,  au  moment  de  la  Ré- 
volution, «  la  boucherie,  dit-on,  est  si  modique  qu'il  n'y  a  pas 
lieu  d'établir  de  prix  pour  les  viandes  au  détail.  »  Mais,  dès  le 
xvii''  siècle,  avant  le  dernier  renchérissement,  il  est  remarquable 
que  l'ouvrier  de  métier,  à  plus  forte  raison  le  paysan,  ne  man- 
gent de  viande  qu'en  de  rares  circonstances.  On  tue  quelques 
bœufs  au  temps  des  moissons  ;  le  reste  de  l'année,  les  villageois 
se  partagent  d'office,  —  une  vieille  tradition  communiste  l'exige, 
—  la  chair  de  ceux  que  leurs  propriétaires  ont  dû  abattre  par 
suite  d'accidens.  Les  autres  victuailles  ne  sont  pas  plus  répan- 
dues :  le  cadeau  d'un  mouton  à  l'évêque,  à  quelque  magistrat, 
au  grand  seigneur  dont  on  veut  se  concilier  les  bonnes  grâces,  est 
chose  d'usage  dans  les  paroisses  rurales.  Pour  elle-même,  la 
communauté  n'y  prétend  guère;  il  est  seulement  spécifié,  dans 
le  bail  de  la  boucherie  locale,  que  le  preneur  «  devra  tuer  du 
mouton,  quand  il  en  sera  averti  pour  quelque  banquet.  » 

Si,  toutefois,  la  masse  du  peuple  devait  s'abstenir  de  viande, 
c'était  surtout,  comme  je  viens  de  le  dire,  à  cause  de  la  cherté  du 
pain  qui  absorbait  une  trop  grosse  part  de  son  budget;  et  si  l'usage 
de  la  viande  s'est  accru  depuis  cent  ans,  ce  n'est  pas  que  son  prix 
ait  diminué  par  rapport  aux  salaires,  puisque  la  valeur  d'une  jour- 
née de  travail  ne  représente  pas  plus  de  grammes  de  bœuf,  en 
1898,  qu'au  milieu  du  règne  de  Louis  XV.  Mais  d'autres  chapitres, 
en  devenant  moins  lourds,  ont  laissé  plus  de  latitude  au  paysan. 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  441 

IV 

Tel  est,  par  exemple,  le  poisson,  dont  le  développement  des 
transports  a  modifié  la  qualité  :  si  l'on  excepte  une  étroite  bande 
de  terrain  dans  le  voisinage  immédiat  des  côtes,  on  ne  connais- 
sait d'autre  poisson  frais  que  celui  d'eau  douce.  Dans  les  marchés 
passés  pour  la  fourniture  des  princes  et  grands  seigneurs,  il  était 
stipulé  toujours  que  le  pourvoyeur  «  ne  devrait  livrer  aucun 
poisson  mort,  dans  les  localités  sises  sur  une  rivière;  »  d'où  Ion 
peut  induire  que,  faute  d'un  étang  ou  d'un  fleuve  à  proximité  de 
leur  résidence,  des  personnages  très  délicats  se  contentaient  de 
poisson  salé.  Si  tous  les  émules  de  Vatel  avaient  été  piqués  d'un 
amour-propre  égal  au  sien,  la  race  glorieuse  des  «  écuyers  de 
cuisine  »  n'eût  pas  tardé  à  disparaître,  victime  de  son  désespoir, 
parce  que  les  arrivages  de  marée  ne  pouvaient  être  ni  très  bons, 
ni  très  sûrs. 

L'écart  entre  le  prix  des  poissons  frais  et  salés  demeurait  con- 
sidérable, aux  temps  modernes:  un  saumon  de  0",80  de  longueur 
se  vendait  à  Paris,  sous  Mazarin,  40  francs,  s'il  était  frais,  8  francs 
seulement,  s'il  était  salé.  Cent  ans  plus  tard,  un  saumon  de  même 
taille,  servi  sur  la  table  de  Marie  Leczinska,  se  payait  encore 
8  francs,  à  l'état  salé,  et  ne  valait  plus  que  28  francs,  à  l'état  frais. 
La  question  du  transport  dominait  si  bien  toute  cette  branche  de 
commerce  que  les  huîtres,  consej^vées  ou  marinées^  descendaient, 
au  XVII®  siècle,  jusqu'à  0  fr.  30  le  cent,  tandis  que  les  huîtres 
en  (kailles,  de  moyenne  grosseur,  se  vendaient  au  moins  3  francs. 
Quant  aux  huîtres  vertes  de  Marennes,  recherchées  par  les  gour- 
mets et  seules  admises  à  l'honneur  de  la  table  royale,  elles  re- 
venaient à  17  francs  le  cent  dans  Paris. 

En  1789,  le  kilo  de  carpes,  perches  ou  brochets  se  payait 
\  fr.  15,  le  kilo  de  bœuf,  0  fr.  66  seulement;  rapport  aujour- 
d'hui totalement  changé.  La  viande  de  boucherie  vaut  beaucoup 
plus,  à  poids  égal,  que  le  poisson  d'eau  douce  et  même  que  le 
poisson  de  mer,  à  l'exception  des  espèces  de  luxe,  enchéries  le 
long  des  côtes,  diminuées  à  l'intérieur.  Le  kilo  de  sole  ou  de 
turbot  valait,  au  siècle  dernier,  0fr.70  à  lîrest;  il  coûtait  5  francs  à 
Paris  où,  de  nos  jours,  son  prix  moyen  ressort  à  2  fr.  fiO,  peu  ditîé- 
rent  sur  le  carreau  dos  Halles  de  ce  qu'il  est  dans  le  port  d'expé- 
dition. Et  si  l'on  envisage  seulement  les  sortes  coinnmncs,  raies 


442  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  congres  ou  cabillauds,  dont  le  kilo  varie  de  30  à  75  centimes 
aujourd'hui,  on  constate  que  ces  chiffres  étaient,  à  peu  de  chose 
près, les  mêmes  sous  Louis  XV,  quoique  la  consommation  ait  pro- 
digieusement augmenté;  à  Paris,  depuis  cent  ans,  elle  a  décuplé. 
L'alimentation  a,  par  suite,  changé  de  nature  ;  la  consommation  du 
hareng  et  de  la  morue,  seuls  poissons  que  mangeât  le  peuple  de 
Paris  au  xvii''  siècle,  n'a  cessé  de  décroître  dans  la  capitale  :  de 
4  millions  de  kilos  qu'elle  atteignait  sous  Louis  XV,  elle  est 
tombée  à  moins  de  900000,  malgré  l'accroissement  de  la  popula- 
tion. 

Le  poisson  frais,  offert  dans  les  villes,  a  relégué  les  «salines  » 
dans  la  chaumière  du  paysan,  qui  naguère  osait  rarement  y  pré- 
tendre ;  ainsi  le  progrès  a  beaucoup  allongé  la  liste  des  comestibles, 
comme  celle  des  matières  servant  à  l'éclairage  ou  au  vêtement. 
Ici,  le  prix  des  denrées  anciennes,  soit  parce  qu'elles  n'ont  plus 
qu'un  rôle  accessoire,  soit  parce  qu'elles  sont  elles-mêmes  plus 
abondantes,  n'a  pas  augmenté  dans  la  mesure  moyenne  du  coût 
de  la  vie.  La  morue,  vendue  de  nos  jours  1  franc  ou  1  fr.  20  le 
kilo,  valait  aux  deux  derniers  siècles  de  0  fr.  60  à  1  fr.  25,  en 
général  0  fr.  80.  La  hausse  est  de  50  pour  100  à  peine.  Le  hareng 
était  moins  cher  au  xvin*  siècle  :  6  à  8  francs  le  cent  dans  les 
villes  du  centre,  3  à  5  francs  dans  les  ports  de  pèche  ;  mais,  sous 
Louis  XIV,  il  se  vendait  à  un  taux  peu  inférieur  aux  1 1  francs  quïl 
coûte  maintenant  chez  les  marchands  de  détail. 

C'avait  été  un  luxe,  en  certaines  périodes  du  moyen  âge,  quand 
on  avait  deux  œufs  pour  0  fr.  02,  de  manger  un  hareng  de  0  fr.  06 
ou  0  fr.  07.  A  la  fin  de  l'ancien  régime,  la  dépense  semblait  iden- 
tique, le  hareng  ayant  diminué,  tandis  que  la  douzaine  d'œufs 
augmentait.  Hausse  très  relative  du  reste,  puisque  la  moyenne 
s'établit  à  0  fr.  38,  de  1601  à  1700,  et  àO  fr.  30  seulement,  de  1701 
à  1790.  La  hausse  des  œufs  est  liée  sans  doute  au  développement 
de  l'agriculture,  à  la  diminution  des  jachères,  où  les  poules  va- 
gabondes ne  coûtaient  rien  à  entretenir.  Les  œufs  descendaient,  il 
y  a  200  ans,  jusqu'à  0  fr.  18  la  douzaine,  au  printemps,  dans  la 
campagne  et  montaient  en  hiver,  s'ils  étaient  frais,  à  0  fr.  75  au 
moment  de  la  cherté  annuelle.  Des  écarts  analogues  existent 
à  nos  halles  contemporaines,  suivant  la  saison  et  la  grosseur. 
Au  prix  moyen  de  1  franc  la  douzaine,  la  journée  actuelle  du 
manœuvre  équivaut  à  30  œufs  ;  elle  en  représenta  d'ordinaire 
25  au  xvn"  siècle  et  29  au  xviu*".  Sur  ce  chapitre,  où  la  hausse 


PAYSANS    EP    OUVRIEKS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  413 

pourtant  a  été  si  forte,  le  travailleur  d'à  présent  est  aussi  bien 
traité  que  ses  ancêtres.  Peut-être  môme  l'esl-il  mieux,  si  l'on 
considère  que  les  œufs  modernes  sont  en  général  plus  gros  que 
ceux  de  jadis,  par  suite  du  régime  des  volailles  et  de  la  sélection 
des  races. 

L'accroissement  de  bien-être  est  sensible,  pour  les  fromages  dont 
les  types  figurent  encore  sur  nos  marchés;  ils  ont  à  peine  doublé 
de  prix  ;  le  gruyère,  qui  vaut  1  fr.  23  à  2  francs  le  kilo,  variait  de 
0  fr.  75  à  1  fr.  20,  et  les  autres  à  l'avenant.  Le  beurre,  bien  que 
sa  consommation  ait  singulièrement  progressé,  n'a  de  même 
haussé  que  du  double  :  de  1  fr.  25  à  2  fr.  50  le  kilo.  Le  plus 
renommé  naguère,  celui  de  Vanvres,  s'achetait 4  i'r.  50  à  5  francs; 
celui  des  campagnes  lorraines  ou  bourguignonnes  ne  valait,  à 
l'état  salé,  que  0  fr.  45.  La  différence  des  prix,  de  l'hiver  à  l'été, 
devait  être  beaucoup  plus  sensible  que  de  nos  jours,  en  raison  de 
la  stérilité  périodique  des  vaches.  De  là,  sans  doute,  provenaient 
les  prix  élevés  du  lait,  qui  vaut,  dans  la  même  région,  de  9  à 
33  centimes  le  litre.  La  moyenne  de  0  fr.  15,  résultant  des  chiffres 
fournis  par  les  diverses  provinces  au  moment  de  la  Révolution, 
est  certainement  très  supérieure  à  la  moitié  de  la  valeur  actuelle 
du  lait. 


Pour  n'avoir  pas  à  subir  les  adultérations  raffinées  que  les  dé- 
couvertes récentes  ont  rendues  possibles,  le  lait  et  le  beurre  n'en 
étaient  pas  moins  soumis  à  diverses  pratiques  frauduleuses  :  le  lait 
de  Paris,  dès  le  xiv''  siècle,  était  souvent  écrémé  et  baptisé  par  les 
marchands.  Ce  serait,  au  reste,  une  erreur  de  croire  que  la  falsi- 
fication des  denrées  alimentaires  soit  l'apanage  exclusif  du  temps 
présent  :  les  générations  précédentes  faisaient,  en  ce  genre,  ce 
quelles  pouvaient;  elles  y  apportaient  moins  d'art,  mais  non  plus 
de  scrupules  que  nous. 

Le  vin  seul  suffirait  à  défrayer  un  chapitre.  Les  efforts  faits 
dans  le  passé,  avec  plus  ou  moins  d'adresse,  pour  modifier  arti- 
ficiellement le  jus  naturel  du  raisin  venaient  de  ce  que  celui-ci 
souvent  était  déteslablo.  Défauts  du  terrain,  ou  dos  cépages,  ou 
de  la  fabrication,  il  fallut  une  éducation  plusieurs  fois  séculaire 
pour  remédier  à  tout  cela,  à  travers  mille  làtonnemens.  Il  y  eut 
ainsi,  dans  toute  la  France,  desprovinces  entières  et,  dans  l'étendue 


444  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  chaque  province,  nombre  de  surfaces  où  la  vigne  successive- 
ment fut  plantée,  puis  arrachée,  reparut  de  nouveau  pour  dispa- 
raître encore.  Gela,  sous  diverses  inlluences,  économiques  ou  agri- 
coles, fiscales  ou  politiques.  Sïnspirant  des  ordonnances  du 
xvi«  siècle,  qui  craignaient  de  voir  le  labour  délaissé  «  pour  faire 
plant  excessif  de  vignes  >>,  des  arrêts  du  Conseil,  sous  Louis  XV, 
condamnaient  encore  à  3  000  livres  d'amende  les  habitans  d'une 
paroisse  voisine  de  Bourges,  qui  avaient  transformé  sans  permis- 
sion quelques-uns  de  leurs  fonds  en  vignobles. 

Cependant,  à  quelques  lieues  de  distance,  des  propriétaires 
convertissaient  volontairement  d'anciennes  vignes  en  champs.  Dans 
le  Maine,  l'Orléanais,  en  Normandie,  en  Ile-de-France,  point  n'était 
besoin  d'opposer  de  barrières  à  l'envahissement  des  ceps;  ils  se 
retiraient  d'eux-mêmes;  leur  rendement  était  trop  faible,  —  une 
vingtaine  d'hectolitres  à  l'hectare  dans  le  bassin  de  la  Seine  ;  — 
le  vin  obtenu  ne  rapportait  souvent  pas  plus  que  les  céréales  et 
coûtait  beaucoup  plus  à  produire. 

C'avait  été  le  rêve  du  moyen  âge  d'empêcher  le  vin  «  étranger  » 
de  venir  faire  concurrence  à  celui  du  cru,  et  par  «  étrangers  » 
l'on  entendait  tous  ceux  qui  ne  sortaient  pas  des  pressoirs  de  la 
seigneurie  ou  de  la  ville.  L'idéal  semblait  être  de  maintenir  un 
prix  de  vente  réglé,  en  chaque  localité,  sur  le  prix  de  revient  :  à 
Bourg,  en  Bresse,  l'achat  du  raâcon,  du  beaujolais,  du  bugcy  est 
sévèrement  prohibé,  au  profit  d'un  certain  «  révermont  »  qu'il  faut 
boire  sous  peine  d'amende.  En  Languedoc,  Gascogne,  Provence, 
dans  tout  le  Midi,  chaque  bourgade  se  condamne  à  absorber  son 
vin  jusqu'à,  la  dernière  goutte,  par  ordonnance  du  maire,  et  à  le 
payer  au  prix  fixé  par  arrêté  municipal.  Jurats  et  consuls  tiennent 
la  main  à  ce  que  les  aubergistes  n'achètent  pas  d'autres  futailles 
que  celles  des  habitans,  et  c'est  par  une  faveur  tout  exception- 
nelle que  le  curé  est  autorisé  parfois  à  introduire  pour  sa  provi- 
sion quelques  pièces  du  dehors. 

Des  barrières  analogues  à  celles  qui  arrêtaient  l'entrée  des 
boissons  avaient  aussi  été  organisées  sur  chaque  territoire  pour 
paralyser  leur  sortie,  théoriquement  du  moins,  puisque,  prati- 
quement, les  vins  voyageaient  comme  les  blés,  en  vertu  de  tolé- 
rances ou  de  permissions  fréquemment  renouvelées.  Quand  la  ré- 
colte était  mauvaise,  au  siècle  dernier,  dans  les  régions  où  Paris 
s'approvisionnait,  les  marchands  de  la  capitale  obtenaient  la  sus- 
pension des  taxes  qui  frappaient  les  vins,  au  passage  de  Rouen  et 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  44S 

(lu  Havre,  afin  d'en  faire  venir  par  mer  du  Languedoc.  A  l'inté- 
rieur, les  impôts  perçus  par  le  Trésor,  sous  des  noms  et  formes 
multiples,  la  masse  des  petits  profits  de  péage,  contrôle,  courtage, 
reliage,  tirage,  attribués  à  des  fonctionnaires  légalement  interposés 
entre  producteurs  et  consommateurs,  doublaient  aisément  le  prix 
d'achat.  Le  port  et  l'entrée  à  Paris  d'un  muid  de  208  litres  coûtait 
50  livres  en  1712,  soit  environ  loO  francs  d  aujourd'hui,  en  tenant 
compte  de  la  valeur  relative  de  l'argent. 

J'ai  recueilli,  pour  les  xvii''  et  xvui'^  siècles,  environ  sept  cent 
cinquante  prix  de  vin;  de  IGOl  à  1700,  très  peu  sont  supérieurs  à 
100  francs  l'hectolitre,  sauf  en  une  année  de  disette  (1693),  où  le 
chiffre  de  126  francs  est  pratiqué  à  Nîmes.  Ce  dernier  taux,  nor- 
mal pour  le  vin  de  table  fourni  à  la  Duchesse  de  Bourgogne,  n'est 
guère  dépassé  que  par  les  bouteilles  de  vin  d'Espagne  ou  des 
Canaries,  payées  jusqu'à  2  fr.  70  chacune.  A  l'autre  bout  de 
l'échelle,  il  ne  manque  pas  de  vins  indigènes  au-dessous  de 
10  francs  l'hectolitre;  il  s'en  trouve  d'inférieurs  à  5  francs,  lors 
des  récoltes  exceptionnelles.  Le  cardinal  de  Richelieu  ne  trouvait 
preneur  du  jus,  défectueux  à  coup  sûr,  qu'il  vendangeait  à  Rueil, 
qu'à  raison  de  t  francs  l'hectolitre.  Il  se  gardait  d'en  boire,  ni  de 
le  faire  boire  dans  sa  maison.  Celui  qui  était  servi  à  Son  Emi- 
nence  revenait  à  60  francs  l'hectolitre;  pour  les  personnes  de  sa 
suite,  il  coûtait  39  francs,  et  29  francs  «  pour  le  commun,  »  la- 
quais et  serviteurs  de  tout  grade.  Ce  dernier  chiiTre  se  rapproche 
de  la  moyenne  de  l'époque,  qui  ressort  à  22  francs.  Le  vin  donné 
aux  soldats  était  évalué  à  11  francs  l'hectolitre  (1629),  mais  on 
ne  pouvait  espérer  un  pareil  prix  que  dans  le  Midi,  ou  durant  les 
années  d'abondance.  Les  cours  subissaient,  en  effet,  des  lluctua- 
tions  inconnues  à  notre  époque  ;  dans  la  région  parisienne,  où 
nous  venons  de  citer  des  vins  à  4  francs,  nous  en  pourrions  citer 
aussi  à  60  francs.  Ils  varient  en  Bourgogne  de  12  à  o5  francs 
l'iiectolitre,  de  8  à  42  francs  en  Alsace,  de  3  à  26  francs  en  Lan- 
guedoc, de  ()  à  40  francs  en  Provence. 

Et  s'il  est  vrai  que,  selon  le  cru,  l'âge,  l'année,  selon  qu'il  est 
vendu  en  gros  ou  en  détail,  la  valeur  de  ce  qu'on  ap|)elle  du  u  vin  » 
est  susceptible  d'aller  aujourd'hui  de  7  francs  à  1  000  francs  l'hec- 
tolitre, —  le  premier  chill're  se  rapportant  par  exemple  aux  vins 
de  l'Aude  et  du  Gard  en  1893,  le  second sappliquant  à  des  cham- 
pagnes  de  grande  marque  ou  à  des  chàteau-yqnem  d'une  date 
renommée;  — s'il  est,  par  conséquent,  impossible,  de  conclure,  du 


446  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rapprochement  des  chiffres  d'une  année  à  la  suivante  et,  dans  la 
même  année,  d'une  ville  à  l'autre,  que  le  prix  des  vins  était  sujet 
à  des  alternatives  de  hausse  et  de  baisse  plus  brusques  et  plus 
saisissantes  autrefois  qu'à  l'heure  actuelle;  cependant,  lorsqu'on 
suit  les  cours  des  mêmes  vignobles  durant  un  certain  temps  et 
lorsqu'on  note  le  taux  excessif  atteint  par  des  liquides  très  ordi- 
naires, si  la  récolte  venait  à  manquer,  —  Moulins,  en  1710,  paya 
le  vin  100  francs  l'hectolitre,  etMézières  lo5  francs,  lorsque  sa  va- 
leur moyenne  était  de  2i  francs,  —  on  peut  se  convaincre  de  l'état 
précaire  où  le  défaut  de  circulation  et  l'absence  de  réserves  suffi- 
santes plaçaient  à  la  fois  les  consommateurs  et  les  producteurs. 

Pour  le  vin  comme  pour  le  blé,  la  réglementation  du  com- 
merce par  l'Etat  et  les  villes  n'obtenait  donc  ni  l'un  ni  l'autre  des 
résultats  qu'elle  se  proposait  :  assurer  lécoulement  des  marchan- 
dises aux  époques  de  pléthore;  obvier,  aux  momens  de  pénurie, 
à  la  hausse  démesurée.  Le  vin,  qui  peut  être  évalué  à  19  francs 
l'hectolitre  pour  l'ensemble  du  xvii''  siècle,  demeura  au  même 
prix  de  1701  à  1790,  mais  avec  une  tendance  à  la  baisse  vers  la  fin 
de  l'ancien  régime.  Comparé  aux  salaires,  il  avait  au  contraire 
légèrement  enchéri  sous  Louis  XVI.  La  journée  du  manœuvre 
représentait,  tantôt  3"', 30  de  vin,  sous  Richelieu,  tantôt  5'", 30 
sous  Colbert.  Elle  tomba  à  3  litres  sous  la  Régence  du  Duc 
d'Orléans  pour  remonter  à  4"', 80  sous  Fleury  et  se  réduisit  ensuite 
à  4'", 10.  Le  journalier  était  donc,  à  cet  égard,  moins  favorisé  que 
de  nos  jours,  où  son  gain  de  2  fr.  oO  correspond  à  8"*, 30. 

La  consommation  du  vin,  par  les  classes  laborieuses,  aurait 
dû  être  par  conséquent  moitié  moindre.  En  pratique,  elle  variait, 
bien  plus  qu'aujourd'hui,  suivant  les  récoltes  et  les  provinces.  La 
piquette  était  la  boisson  commune  des  paysans,  même  dans  des 
régions  vinicoles;  les  hospices  du  Midi,  si  l'année  était  mauvaise, 
ne  donnaient  à  leurs  malades  que  du  «  demi-vin  »  et,  dans  les 
campagnes  du  Nord,  le  jus  du  raisin  était  ignoré.  «  Sur  1  OOOhabi- 
tans  de  mon  village,  dit  un  curé  de  Picardie,  je  suis  convaincu 
que  950  n'ont  jamais  bu  de  vin.  » 

Si  les  vins  ordinaires  n'avaient  pas  haussé,  de  Heni'i  IV  à  la 
Révolution,  les  qualités  de  luxe  étaient,  durant  la  même  période, 
devenues  beaucoup  plus  chères;  résultat  de  l'aisance  croissante 
des  classes  bourgeoises  et  du  développement  des  transports.  Les 
bons  crus  de  Bourgogne  s'achetaient  de  100  à  150  francs  l'hecto- 
litre, le  chambertin  monte  à  180  francs,  le  montrachet  à  280.Le 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  447 

Champagne  mousseux,  qui  se  vendait  1  fr.  00  la  bouteille  à  Paris, 
par  «  mannequin  de  100  (laçons,  »  vers  la  lin  du  règne  de 
Louis  XIV,  valait  2  fr.  25  en  1751  et  jusqu'à  3  francs  en  1790.  Le 
bordeaux,  dont  la  vogue  était  récente,  puisqu'il  avait  toujours 
été  défendu  jusqu'en  1763  d'en  servir  sur  la  table  royale;  le  bor- 
deaux, qui,  longtemps,  navait  été  connu  en  France  que  sous  les 
noms  génériques  de  «  blaye  »  ou  de  «  lib(  urne,  »  voyait  au  mo- 
ment de  la  Révolution  ses  ((  châteaux  »  de  Laffite  et  de  Latour 
cotés  160  francs  l'hectolitre  dans  la  capitale. 

De  toutes  les  denrées  qui  précèdent,  l'ollre  et  la  demande 
réglaient  plus  ou  moins  la  valeur:  le  sel,  au  contraire,  était  plu- 
tôt un]  impôt  qu'une  marchandise,  puisqu'il  arrivait,  par  suite  des 
droils,  à  coûter  au  public  30  fois  plus  que  le  fermier  des  gabelles 
ne  l'achetait  aux  salines.  En  certains  districts,  du  moins,  car  la 
taxe  était  singulièrement  inégale.  Le  royaume  se  divisait  en  caté- 
gories, dont  les  unes  —  p^tys  de  francs-salés  —  payaient  peu  ou 
point,  dont  les  autres  supportaient  une  charge  écrasante.  Ces 
territoires  diversement  grevés  étaient  si  enchevêtrés  les  uns  dans 
les  autres  que,  pour  réprimer  la  fraude,  l'administration  finan- 
cière fut  amenée  à  établir  une  aggravation  nouvelle,  les  «  greniers 
d'impôt,  ')  dans  le  voisinage  des  régions  privilégiées. 

Là,  les  habitans  étaient  tenus  de  prendre  tous  les  ans  une  cer- 
taine quantité  de  sel  et,  «  s'ils  ne  le  vont  quérir,  on  le  porte  chez 
eux  et  on  les  contraint  de  le  payer,  même  par  emprisonnement 
de  leur  personne.  »  En  principe,  les  laboureurs  dont  la  cote  de 
contribution  directe  était  inférieure  à  3  francs  pouvaient  se  sous- 
traire au  sel  obligatoire;  en  pratique,  on  les  y  soumettait.  L'ap- 
préciation arbitraire  des  commis,  prétendant  savoir  ce  que  chaque 
famille  en  doit  absorber,  ne  permettant  pas  de  l'économiser  outre 
mesure  et  ne  faisant  pas  grâce  d'une  once,  soulevait  des  protes- 
tations am  ères.  Pour  l'ouvrier  des  provinces  de  «  grande  gabelle,  >> 
qui  payait  le  sel  1  fr.  50  le  kilo  sous  Louis  XVI  —  soit  3  francs  de 
notre  monnaie  —  et  en  usait  un  ou  deux  kilos  par  mois  suivant 
le  nombre  de  ses  enfans,  cette  seule  denrée  absorbait  à  coup  sûr 
une  part  supérieure  à  3  pour  100  du  liudget,  part  que  nous  esti- 
mons représenter  de  nos  jours  l'ensemble  des  dépenses  d'épicerie 
dans  un  ménage  rural.  Il  est  vrai  qu'en  189S  le  manœuvre,  dont 
le  salaire  a  d'ailleurs  triplé,  n'achète  son  sel  que  20  centimes  le 
kilo. 


448  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


VI 

L'histoire  des  prix  du  travail  montre  qu'ils  n'ont  eu  aucune 
corrélation,  ni  avec  le  coût  de  la  vie,  — ce  qui  vient  d'être  dit 
pour  l'alimentation  est  également  vrai  pour  toutes  les  autres  dé- 
penses, —  ni  avec  les  progrès  agricoles,  mais  que  les  salaires 
s'étaient  proportionnés,  ^^^^^rz/'à  notre  siècle,  au  mouvement  de  la 
population  et  à  l'étendue  de  terre  disponible.  Ainsi,  le  xv''  siècle 
s'était  signalé  à  la  fois  par  l'enrichissement  des  possesseurs  du 
sol  et  par  un  appauvrissement  inouï  des  prolétaires.  Ni  l'adoucis- 
sement des  mœurs  aux  temps  modernes,  ni  l'affranchissement  de 
la  Révolution  n'avaient  pu  remédier  à  cette  décadence  du  bien- 
être  populaire.  On  ne  se  souvenait  même  pas,  en  1789,  qu'il  eût 
jamais  existé  pour  l'ouvrier  un  état  meilleur  dans  le  passé,  et  l'on 
n'en  concevait  pas  de  plus  avantageux  dans  l'avenir. 

A  la  fin  du  premier  tiers  de  notre  siècle,  est  entrée  en  scène 
une  force  nouvelle  :  la  Science.  Elle  a  multiplié  pour  l'homme  la 
faculté  de  produire  les  objets  utiles  ou  agréables  à  l'existence,  de 
telle  sorte  que  le  vieil  équilibre  entre  la  population,  la  terre  et 
les  subsistances  s'est  enfin  trouvé  rompu  et  que  la  hausse  du 
taux  des  salaires  a  dépassé  l'accroissement  du  nombre  des  bras. 
Le  rôle  de  l'État,  dans  ces  reculs  ou  ces  progrès,  a  été  nul  : 
jadis,  l'autorité  ne  s'occupait  des  salaires  que  pour  les  réduire  et 
la  loi,  misé  au  service  des  consommateurs,  était  injustement  plus 
favorable  aux  employeurs  qu'aux  employés.  Volontiers  elle  pen- 
cherait maintenant  dans  l'autre  sens.  Toutefois,  esclave  hier, 
libre  aujourd'hui,  despote  demain  peut-être,  le  travailleur  qui  a 
connu  dans  le  passé  de  bons  et  de  mauvais  jours,  sans  que  TEtat 
ait  été  pour  rien  dans  les  uns  ou  dans  les  autres,  ne  paraît  pas 
pouvoir  dans  l'avenir,  par  sa  volonté  propre,  influer  sur  le  taux 
delà  main-d'œuvre;  la  preuve,  c'est  que  les  corporations  fermées 
du  moyen  âge,  elles-mêmes,  n'ont  pas  réussi  à  procurer  à  leurs 
membres  une  condition  meilleure  que  celle  des  ouvriers  isolés  : 
monopoles,  privilèges  ou  entraves  n'ont  eu  ni  avantage  ni  incon- 
vénient pour  la  rémunération  des  uns  ou  des  autres. 

Torturée  par  la  Science,  qui  lui  dérobe  ses  secrets  un  à  un, 
la  Nature  se  laisse  approcher  et  se  résigne  enfin  aux  assauts 
qu'on  lui  livre.  Nous  avons  forcé  ses  élémens  à  s'accoupler  à 
notre  guise,  domestiqué  le  feu  et  l'eau,  le  sol  et  l'air,  et  mis  quoi- 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  449 

que  peu  la  foudre  en  bouteille.  Pratiquement  il  en  est  résulté  ceci  : 
une  heure  de  travail  manuel,  évaluée  en  pain  ou  en  drap,  en 
éclairage  ou  en  boisson,  procure  maintenant  moitié  plus  de  den- 
rées ou  de  marchandises  qu'elle  n'en  procurait  en  moyenne,  il  y  a 
cent  ans.  Le  travailleur  jouit  ainsi  d'un  bien-être  moitié  plus 
grand  que  celui  de  ses  aïeux  immédiats.  Comment  donc  ne  se 
félicite-t-il  pas  sans  cesse  d'être  venu  au  monde  en  un  temps 
si  favorable?  Pourquoi  gémit-il,  au  contraire,  lui  qui  est  riche, 
tandis  que  les  générations  précédentes  ne  se  plaignaient  pas,  quoi- 
qu'elles fussent  pauvres? 

Sans  doute,  c'est  que  le  bien-être  ne  contribue  que  dans  une 
faible  mesure  au  bonheur  ;  il  agit  dans  un  domaine  étroit  en 
somme,  satisfait  quelques  appétits,  mais  ne  garantit  pas  la  pre- 
mière de  toutes  les  joies  physiques,  la  santé.  Pour  les  souffrances 
de  l'esprit,  pour  les  chagrins  du  cœur,  la  crue  du  bien-être  est 
indifférente.  La  vie  à  cet  égard  demeure  dure,  mauvaise  ;  si  mau- 
vaise et  si  décevante  que,  chaque  jour,  quelques-uns  d'entre  nous 
volontairement  la  quittent  et  que  beaucoup  regardent  comme 
une  délivrance  l'heure  où  ils  seront  quittés  par  elle. 

Mais  quoi!  ces  douleurs  morales,  vieilles  autant  que  l'huma- 
nité, ne  provoquent  pas  plus  de  révolte,  à  notre  époque  et  dans 
notre  pays,  qu'elles  n'en  suscitaient  naguère.  D'où  vient  que  ce 
peuple  et  ce  temps,  assouvis  de  jouissances  insoupçonnées  par 
les  autres  peuples  et  les  autres  temps,  est  précisément  indigné 
contre  son  sort  sur  ce  seul  chapitre  où  il  devrait  se  réjouir?  Ou- 
vriers de  la  douzième  heure,  pour  qui  s'est  allégé  le  poids  de 
l'antique  et  universelle  misère,  nous  protestons  avec  fureur  contre 
une  destinée  que  les  ouvriers  des  heures  matinales  eussent 
rêvée  à  peine;  eux  qui  acceptaient  sans  murmurer  leur  infor- 
tune, qui  l'acceptent  encore  dans  ces  trois  quarts  du  globe  où 
l'homme  est  loin  de  pouvoir  se  repaître  comme  une  vache  dans 
un  bon  pré. 

Il  semble  que  le  civilisé  du  xix*'  siècle,  depuis  qu'il  est  vêtu, 
s'aperçoit  de  sa  nudité  ;  la  boisson  dont  est  rempli  son  verre  lui 
révèle  la  soif,  et  la  conscience  de  ce  qu'il  possède  engendre  chez 
lui  le  sentiment  de  la  privation.  Il  se  connaît  tout  à  coup  misé- 
rable; il  l'est  par  conséquent,  comme  a  dit  Pascal,  puiï^que  c'est 
être  misérable  que  de  se  connaître  tel.  Le  fellah,  le  moujik,  le 
paria,  le  bédouin,  le  nëgre  ou  le  Peau-Rouge  ne  se  connaissent 
pas  misérables  ;  aussi  ne  le  sont-ils  pas. 

TOM»  cxLviii.  —  1898.  29 


450  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Est-ce  donc  Fultime  résultat  de  la  civilisation  que  de  faner  les 
fleurs  en  nos  mains  à  mesure  qu'elle  nous  les  donne  à  cueillir  et 
de  nous  prodiguer  des  pains  qui  se  changent  en  pierres?  Dans 
l'ordre  intellectuel,  si  la  majorité  du  genre  humain  avait  con- 
science de  sa  médiocrité,  elle  serait  inconsolable.  L'amour-propre 
individuel  nous  préserve  de  ce  malheur,  parce  qu'il  est  moins 
aisé  d'apercevoir  la  modicité  de  son  esprit  que  celle  de  ses  res- 
sources, comparées  à  'ses  désirs.  Misère  de  comparaison,  en  effet, 
les  plaintes  actuelles  n'ont  pas  d'autre  origine.  L'inégalité  des 
fortunes  subsiste  ;  elle  semble  insupportable  à  l'âme  inquiète  et 
compliquée  de  notre  démocratie  ;  tandis  que  les  cervelles  en  friche 
du  peuple  féodal,  où  \ hommage  était  l'unique  lien,  ne  conce- 
vaient point  d'autre  monde;  et  que, même  sous  l'ancien  régime, 
lorsque  le  respect  immobilier  des  âges  antérieurs  s'évaporait 
lentement,  la  plèbe  des  «  chers  et  bien-amés  »  sujets  avait  encore 
le  privilège  de  ne  point  voir  la  hiérarchie  d'aisance  qui  s'étageait 
au-dessus  de  sa  tête. 

Le  pouvoir  ayant  été  transporté  depuis  cent  ans  du  roi  à  la 
nation,  d'une  poignée  d'individus  à  l'ensemble  des  citoyens, 
comme  la  majorité  des  citoyens  se  composait  de  travailleurs  ma- 
nuels, par  cela  seul  qu'il  était  l'égal  des  autres  citoyens,  le  tra- 
vailleur devenait  leur  maître,  puisque  le  «  nombre  »  régnait  et 
qu'il  était  le  «  nombre.  «  On  s'avisa  donc  que  le  peuple  existait! 
le  peuple,  la  foule,  que  l'on  n'aperçoit  tout  le  long  de  notre 
histoire  qu'à  travers  un  nuage,  figurant  dans  un  lointain  vague, 
en  quelques  préambules  d'édits  qui  s'inquiètent  d'abord  de  faire 
son  bonheur  et  finissent  par  lui  demander  simplement  de  l'ar- 
gent. 

Les  hommes  d'État  de  jadis,  même  quand  ils  jaillissaient  de 
la  plèbe,  —  il  y  en  eut  de  ceux-là^  —  commençaient  par  l'oublier 
pour  s'adonner  à  quelque  œuvre  grandiose,  capable  d'immorta- 
liser leur  nom.  Aussi  arriva-t-il  que  les  momens  où  «  la  France  » 
était  le  plus  heureuse  furent  souvent  ceux  où  «  les  Français  » 
étaient  le  plus  malheureux  ;  que  le  pays  faisait  à  la  fois  l'admira- 
tion du  monde  et  le  désespoir  de  ses  habitans.  Les  hommes 
d'État  contemporains, même  quand  ils  sont  nés  aux  sommets,  ont 
pour  souci  principal  de  plaire  aux  travailleurs  et  la  concurrence 
s'établit  à  qui  leur  plaira  le  mieux.  On  leur  a  donné  tout  ce  que  peut 
donner  la  législation  politique,  mais  ils  se  trouvent  médiocrement 
satisfaits.  C'est  du  pain  qu'ils  voudraient  plutôt  que  des  lois;  du 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  451 

pain,  c'est-à-dire  un  bien-être  plus  large  encore  avec  de  plus 
amples  loisirs.  Cependant  les  députés  ne  savent  comment  s'y 
prendre.  Ils  n'ont  à  leur  portée,  dans  les  cartons,  que  des  lois 
toujours  et  pas  de  pain.  Si  l'on  essayait  de  faire  du  pain  avec  des 
lois?  C'est  la  question  qui  se  pose. 

De  nobles  réformes  politiques  s'étant  trouvées  accomplies  à 
une  époque  peu  éloignée  de  découvertes  scientifiques  prodigieuses, 
beaucoup  de  gens  ont  cru  qu'entre  les  deux  choses  il  y  a  un  rap- 
port quelconque,  bien  qu'il  n'y  en  ait  absolument  aucun  :  l'ou- 
vrier de  1835  ressemblait  beaucoup  comme  .y«/«nV  à  celui  de 
1788  dont  il  différait  si  fort  comme  citoyen;  l'ouvrier  de  1898 
est  semblable,  comme  citoyen,  à  celui  de  1848  dont  il  diffère  si 
fort  comme  salarié.  La  science  et  la  politique  ont  leurs  domaines 
distincts;  la  première  donne  le  bien-être,  la  seconde  donne  la  li- 
berté et  la  justice.  Pour  forcer  l'Etat  à  sortir  de  sa  sphère,  des 
méchans  et  des  naïfs  affirment  à  la  masse  qu'elle  est  spoliée.  Ils 
ne  savent  pas,  hélas  !  à  quel  point  on  les  croira.  Le  trésor  qu'ils 
promettent  n'existe  nulle  part,  mais  le  regret  d'être  privé  de  cette 
richesse  imaginaire  suffit  à  gâter,  pour  la  foule,  le  charme  des 
biens  nouveaux  et  réels  dont  ce  siècle  l'avait  gratifiée. 

V*   G.  d'Avenel. 


REVUE  LITTÉRAIRE 


UN    ROMAN    DE    MŒURS    NAPOLITAINES 


Notre  siècle,  à  l'exemple  du  dix-huitième,  est  un  siècle  de  vulgari- 
sation scientifique.  Il  s'en  vante  à  juste  titre.  Je  remarque  seulement 
que  nous  autres  ignorans,  depuis  que  la  science  s'est  abaissée  à  notre 
niveau,  nous  avons  pris  certaines  façons  nouvelles  de  raisonner  et  de 
discuter.  Nous  ne  nous  contentons  plus  des  notions  que  nous  fournis- 
sait le  bon  sens  aidé  de  l'expérience,  et  qui,  modestes  sans  doute  et 
timides,  avaient  du  moins  le  mérite  d'être  comprises  de  ceux  qui  les 
employaient.  Nous  avons  maintenant  à  notre  disposition  de  grandes 
théories,  ornées  d'étiquettes  toutes  pleines  de  prestige.  Ces  théories 
sont  si  générales,  que  chacun  en  peut  tirer  l'application  qui  lui  con- 
vient, et  les  termes  qui  les  désignent  sont  si  parfaitement  abstraits, 
que  chacun  peut  les  interpréter  au  gré  de  ses  désirs  et  y  découvrir  les 
réalités  dont  il  a  besoin.  Faut-U  rappeler  à  quels  usages  imprévus  on  a 
plié  les  théories  ou  les  hypothèses  de  l'hérédité  et  de  la  lutte  pour  la 
vie?  Altérées,  faussées,  parodiées,  elles  ont  servi  à  décorer  nombre  de 
sottises  et  à  pallier  nombre  d'infamies.  Mais  c'est  l'idée  de  race  dont  on 
a  fait  en  ces  derniers  temps  le  plus  étrange  et  le  plus  dangereux  abus. 
On  l'a  fait  entrer  dans  les  controverses  journaUères  où  elle  joue  le  rôle 
d'argument  décisif,  et  jusque  dans  les  conversations  familières,  dont 
elle  est  le  «  tarte  à  la  crème  »  sans  réplique.  Qu'il  s'agisse  de  politique 
ou  de  reUgion,  d'affaires  intérieures  ou  internationales,  de  rapports  de 
classes  ou  de  rapports  de  peuples,  elle  y  est  pareillement  de  mise  et  se 
prête  avec  une  souplesse  merveilleuse  à  tous  les  emplois.  Elle  n'est  pas 
moins  commode,  qu'on  traite  de  littérature  ou  qu'on  disserte  sur  les 


REVUE    LITTÉRAIRE.  453 

beaux-arts.  Quelles  lumières  l'histoire  littéraire  n'est-elle  pas  destinée 
à  recevoir  de  l'anthropologie?  Hier  encore,  une  revue  choisissait  pour 
sujet  d'une  interview  circulaire  une  enquête  sur  le  sens  précis  des 
mots  «  esprit  français,  race  française,  âme  française,  »  dont  il  paraît 
que  la  fréquente  répétition  trouble  beaucoup  d'intelligences  et  jette  les 
gens  dans  de  cruelles  incertitudes.  «  Ces  incertHudes,  était-il  dit  dans 
le  questionnaire,  provoquées  en  dehors  des  aspirations  et  des  an- 
goisses patriotiques  (et  par  cela  même  concrètes  et  facilement  compré- 
hensibles), restent  uniquement  réservées  au  domaine  de  la  pensée  lit- 
téraire. Comment  distinguer  un  auteur  de  race  française  pure  d'un 
autre  écrivain  qui  écrit  un  français  aussi  pur,  sinon  plus  correct,  tout 
en  n'ayant  pas  l'honneur  d'être  né  sur  le  sol  de  notre  pays?  »  Vingt- 
sept  écrivains  ont  compris  ce  pathos,  puisqu'ils  y  ont  répondu.  Ils 
ont  inventorié  les  traits  de  l'esprit  français;  ce  qui  prouve  bien  qu'il 
existe.  M.  Paul  Bourget  a  presque  seul  manqué  à  fournir  une  défini- 
tion congruente  ;  d'ailleurs  il  ne  croit  pas  à  la  réalité  de  ces  formules 
si  générales  :  l'esprit  français,  l'esprit  anglo-saxon.  M.  Zola  y  croit.  Et 
nous  voilà  replongés  de  plus  belle  dans  ces  incertitudes  dont  on  préten- 
dait nous  tirer.  «  Nous  sommes  des  Latins,  je  le  répète,  et  c'est  là  la 
grande  famille  à] opposer  aux  familles  du  septentrion.  »  Telle  est  la 
démarcation  nettement  tranchée  qu'établit  l'historien  des  Rougon- 
Macquart,  avec  son  habituelle  décision  et  sans  s'arrêter  aux  difficultés 
de  détail.  Il  y  a  le  Nord  en  haut,  le  Midi  en  bas,  et  ce  qui  appartient  au 
Nord  ne  saurait  se  rencontrer  dans  le  Midi.  Sur  les  choses  septentrio- 
nales nous  sommes  amplement  documentés,  et  depuis  tantôt  vingt  ans 
qu'on  catalogue  pour  nous  toutes  les  variétés  de  l'âme  polaire,  nous 
ne  sommes  plus  en  risque  de  prendre  ni  la  Suédoise  pour  la  Norvé- 
gienne, ni  la  Petite  Russienne  pour  la  Finlandaise.  Il  est  temps  qu'on 
nous  renseigne  avec  la  même  abondance  et  la  même  minutie  sur  les 
races  latines,  dont  on  convient  que  nous  faisons  partie.  C'est  pourquoi 
un  roman  de  mœurs  napoUtaines  ne  pouvait  venir  plus  à  propos. 

Ce  roman  que  M'"^  Matilde  Serao  intitule  Au  pays  de  Cocagne  (i),  et 
dont  on  vient  de  nous  donner  une  bonne  traduction,  est  des  plus  re- 
marquables. Il  faut  louer  d'abord  le  talent  dont  y  fait  preuve  M"""  Serao 
et  la  maîtrise  avec  laquelle  elle  y  applique  des  procédés,  qu'au  surplus 
elle  a  bien  pu  apprendre  à  l'école  de  nos  romanciers.  Elle  sait  conter 
et  elle  sait  peindre.  Ses  personnages  vivent.  Grands  seigneurs  ruinés, 
commerçans   dont    les  affaires    s'embarrassent,    usuriers,    escrocs, 

(1)  Au  pays  de  Coca(]iic,  par  M'""  Matilde  Serao,  1  vol.  in-li',  chv/.  l'Ion. 


434  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hommes  et  femmes  du  peuple,  gens  de  la  rue  et  du  ruisseau,  nous 
devinons  qu'ils  ont  été,  non  pas  dessinés  d'après  un  type  de  conven- 
tion, mais  pris  sur  le  vif,  et  qu'Us  ressemblent.  Nous  avons  tôt  fait  de 
lier  connaissance  avec  eux  et  leur  image  se  grave  dans  notre  souvenir. 
Les  scènes  de  la  vie  napolitaine  se  succèdent  en  une  série  de  tableaux, 
tous  composés  avec  le  même  soin,  si  d'ailleurs  ils  ne  sont  pas  tous  éga- 
lement nécessaires  :  scènes  d'intérieur  et  scènes  de  la  place  publique, 
une  fête  bourgeoise,  le  tirage  de  la  loterie,  le  carnaval,  le  miracle  de 
saint  Janvier.  Cela  grouille  à  souhait.  Il  y  a  dans  ces  tableaux  une 
abondance,  parfois  excessive,  un  relief,  un  éclat,  une  largeur  de 
touche,  une  vigueur  de  pinceau,  une  puissance  d'évocation  qui  met 
les  choses  sous  les  yeux.  La  description  du  miracle  de  saint  Janvier, 
traitée  à  la  manière  d'un  morceau  de  bravoure,  donnerait  une  idée 
assez  exacte  de  la  virtuosité  de  l'auteur.  C'est  d'abord,  à  travers  les 
rues  étroites  de  la  vieille  Naples,  regorgeant  de  monde,  le  défilé  des 
saints,  saint  Antoine,  saint  Roch,  saint  Biaise,  et  beaucoup  d'autres 
que  le  peuple  salue  d'appellations  famihères,  implorant  de  chacun 
d'eux  les  grâces  dont  il  a  le  monopole.  Puis,  c'est,  dans  la  nef  trop 
étroite  de  Santa  Chiara,  une  foule  anxieuse,  attendant,  invoquant, 
pressant  de  ses  vœux,  de  ses  prières,  de  ses  cris,  l'accomplissement 
du  miracle  annuel.  La  série  des  Credo  entonnés  par  des  milliers  de 
voix,  et  qui  se  succèdent  à  perte  d'haleine,  traduit  les  sentimenspar 
où  passent  tour  à  tour  ces  âmes,  unies  dans  une  même  angoisse,  et 
qui  ne  forment  plus  qu'une  âme  collective  et  tumultueuse  :  l'espoir, 
l'inquiétude,  l'impatience,  la  colère  ;  et  enfin,  lorsque,  après  le  trente- 
neuvième  Credo,  le  prêtre,  de  sa  main  levée,  montre  au  peuple  l'am- 
poule où  le  précieux  sang  est  en  ébulhtion,  c'est  une  frénésie  d'en- 
thousiasme éclatant  en  clameurs,  en  gémissemens,  en  sanglots,  faisant 
■vibrer  les  cloches  du  campanile  et  trembler  jusque  dans  ses  fondemens 
l'antique  éghse.  Le  morceau  est  comparable  aux  plus  fameux  en  ce 
genre,  à  la  procession  de  Casalbordino  dans  le  Triomphe  de  la  mort,  au 
pèlerinage  àdsis  Lourdes,  —  et  il  leur  est  antérieur  (1).  Je  ne  songe  guère 
à  insinuer  que  M.  d'Annunzio  ou,  après  lui,  M.  Zola  aient  pu  s'inspirer 
de  cette  description  ;  ce  dont,  au  surplus,  ils  auraient  eu  parfaitement  le 
droit.  Mais  ce  fait  que  des  écrivains,  d'une  nature  d'esprit  fort  diffé- 
rente, ont  traité  ce  genre  de  scènes  avec  un  succès  à  peu  près  égal,  n'en 
reste  pas  moins  significatif.  Il  prouve  que  ce  fameux  art  de  «  manier 
les  foules,  »  dont  on  fait  tant  d'affaires  et  que  les  admirateurs  de  M.  Zola 

(1)  Le  roman  de  M°"Serao  a  paru  en  italien  en  1891. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  455 

exaltent  comme  étant  le  trait  distinctif  de  son  génie  et  la  marque  chez 
lui  du  poète  épique,  n'est  ni  très  nouveau,  ni  peut-être  d'une  qualité 
très  relevée.  Chaque  genre  a  ses  lieux  communs,  et  chaque  art  a  ses 
poncifs.  L'épopée  avait  ses  «  boucliers  »  et  ses  «  descentes  aux  enfers.» 
La  bucolique  a  ses  chants  alternés;  la  tragédie  a  le  «  songe.  »  L'art  na- 
turaliste, art  tout  extérieur,  qui  procède  par  énumération  et  accumula- 
tion, a  ses  processions  et  ses  émeutes,  ses  pèkrinages  et  ses  grèves. 
Ce  sont  choses  de  métier,  où  les  disciples  peuvent  exceller  à  l'égal  du 
maître. 

Aussi  bien  l'auteur  du  Pays  de  Cocagne  ne  décrit  pas  pour  décrire; 
ce  qui  donne  tout  leur  prix  à  ses  peintures,  c'est  qu'elles  ne  sont  pas 
leur  fin  à  elles-mêmes,  et  qu'elles  tendent  vers  un  objet  qui  les  dé- 
passe ;  ce  qui  fait  que  leur  profusion  ne  fatigue  pas,  c'est  que  chacune 
d'elles,  en  outre  de  son  mérite  d'art,  a  la  valeur  d'un  argument,  et  sert 
à  mettre  en  un  jour  plus  éclatant  l'idée  maîtresse  du  livre.  Cette  idée 
n'est,  je  le  crois  bien,  pas  une  fois  exprimée  en  termes  abstraits  et  mise 
sous  forme  de  démonstration  ;  mais  elle  se  lit  entre  toutes  les  lignes. 
Elle  est  l'âme  qui  anime  cette  masse.  A  vivre  de  la  vie  de  ses  Napoli- 
tains, M™^  Serao  a  pu  constater  les  ravages  que  fait  parmi  eux  la  pas- 
sion du  jeu  sous  les  espèces  de  la  loterie  officiellement  organisée  par 
l'État.  Elle  n'a  eu  besoin  ni  de  déclamer  contre  le  gouvernement,  ni 
de  s'apitoyer  sur  l'infortune  des  joueurs  :  il  lui  a  suffi  d'analyser  cette 
fièvre  et  d'en  étaler  les  conséquences,  pour  composer  contre  l'institu- 
tion eUe-même  de  la  loterie  le  plus  \dolent  réquisitoire.  Et,  cette  insti- 
tution étant  de  celles  qu'on  peut  supprimer  d'un  trait  de  plume,  qui  ne 
subsistent  que  par  la  complicité  de  l'opinion,  et  qu'un  mouvement 
d'opinion  ferait  disparaître,  M'""  Serao  a  donc  fait,  au  sens  où  l'enten- 
dait Dumas  fils,  de  «  l'art  utile  ;  »  son  roman  est  une  œuvre  d'art  qui  a 
une  portée  sociale. 

Le  livre  s'ouvre  sur  l'effrayant  spectacle  du  tirage  de  la  loterie  :  un 
vent  de  fohe  embrase  toute  la  scène,  au  début  souffle  d'ardentes  con- 
voitises, à  la  fin  tempête  d'espérances  déçues  et  de  récriminations  en- 
ragées. Désormais  le  jeu  sera  le  maître  unique  et  tout-puissant  de 
l'action,  maniant  les  êtres,  déformant  les  caractères,  anéantissant  les 
volontés,  engageant  tous  ces  insensés  et  tous  ces  inconsciens  sur  la 
pente  qui  conduit  aux  mêmes  abîmes.  Le  fléau  sévdt  pareillement  à 
travers  toutes  les  classes,  et  pas  une  n'est  à  l'abri  de  la  contagion.  Le 
gentilhomme  engage  ses  tableaux  'et  son  argenterie,  l'ouvrier  engage 
sa  i)aic  de  la  semaine.  Celui-ci  rêve  de  renouveler  l'antique  splendeur 
de  sa  maison,  ce  négociant  rêve  de  relever  ses  afTaires  compromises. 


456  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  père  veut  doter  sa  fille,  ce  pauvre  diable  aspire  à  se  donner  le  luxe 
de  manger  tous  les  jours  ;  et  tous  ils  fondent  leurs  espérances  d'avenir 
sur  la  même  garantie  fragile  d'un  billet  de  loterie.  Un  mirage  est  de- 
vant leurs  yeux,  et  ils  vont  à  lui,  fascinés,  incapables  de  rien  voir  en 
dehors  de  lui.  —  Ce  qui  fait  que  cette  passion  du  jeu  est  si  générale- 
ment répandue,  c'est  qu'elle  répond  à  quelques-uns  des  instincts  les 
plus  profonds  de  notre  nature.  Car  le  travail  est  une  loi  imposée  par 
la  nécessité,  salutaire  dans  ses  efTets,  ouvrière  et  gardienne  de  tout 
l'édifice  de  la  morale  ;  mais  l'effort  qu'elle  nous  impose  est  pénible  à 
notre  indolence  :  le  jeu  concilie  notre  naturel  instinct  de  paresse  et 
notre  désir  du  gain.  Les  fruits  de  tout  travail  régulier  sont  lents  à 
mûrir,  et  il  arrive  qu'au  moment  où  ils  se  détachent  de  l'arbre,  le 
temps  soit  passé  pour  nous  d'en  jouir.  Le  jeu  supprime  les  transitions 
et  les  lenteurs  :  il  est  l'unique  moyen  de  réahser  immédiatement,  par 
une  chance  heureuse,  une  immense  fortune  :  il  est  le  magicien  qui  va 
d'un  coup  de  sa  baguette  nous  introduire  aussitôt  au  «  pays  de 
Cocagne.  »  Ce  qui  avive  cette  passion  du  jeu,  ce  qui  l'exaspère  et  la 
rend  irrésistible,  c'est  l'attrait  de  l'inconnu,  le  même  qui  pousse  en 
avant  les  chercheurs  d'aventures,  qui  fait  la  poésie  de  la  guerre  et  des 
expéditions  lointaines,  et  qui  prête  à  la  sensation  du  danger  une  in- 
time et  si  étrange  séduction.  Cet  attrait  de  l'inconnu,  quand  on  y 
songe,  qu'est-il  autre  chose  que  le  principe  même  de  la  vie?  Car  ce  qui 
nous  rend,  en  dépit  d'elle-même,  la  vie  supportable,  c'est  l'espoir  que 
demain  nous  apportera  quelque  émotion  nouvelle  qu'hier  ne  nous  a 
pas  donnée;  ceux  dont  l'horizon  s'est  fermé,  qui  n'attendent  de 
l'avenir  rien  qu'ils  ne  connaissent  déjà  et  qu'ils  n'aient  jugé,  ceux-là 
peuvent  bien  végéter  encore,  ils  font  les  mêmes  gestes,  ils  disent  les 
mêmes  paroles  que  les  autres  hommes,  mais  ils  ne  vivent  plus.  —  Le 
joueur  ne  s'aperçoit  pas  qu'en  fm  de  compte  il  perd  toujours,  et  que 
la  seule  certitude  à  laquelle  les  détours  du  hasard  le  ramènent  inévi- 
tablement est  celle  d'une  déception  :  il  suffit  de  gains  insignifians, 
obtenus,  à  de  longs  intervalles,  pour  entretenir  sa  frénésie.  Il  est  per- 
suadé qu'il  ne  peut  manquer  de  réaliser  quelque  jour  un  gain  consi- 
dérable, et  que  cela  lui  est  dû.  Il  a  une  certitude  particulière,  qui  résiste 
à  tous  les  démentis  des  faits  et  contre  laquelle  l'évidence  elle-même 
ne  saurait  prévaloir.  Il  croit  d'ailleurs  qu'il  y  a  des  moyens  de  prévoir 
sûrement  les  numéros  qui  sortiront  :  on  peut  y  arriver  par  un  calcul 
de  probabilités,  et  les  «  cabahstes  »  se  hvrent  à  des  opérations  compli- 
quées qui  ont  en  apparence  la  rigueur  des  mathématiques  ;  ou  encore 
on  peut  en  avoir  la  révélation.  Les  personnes  pieuses,  les  solitaires, 


REVUE    LITTÉRAIRE.  457 

les  recluses,  les  extatiques  voieiit  les  numéros.  Toute  la  semaine  se 
passe  en  combinaisons  pour  capter  la  chance,  tendre  des  pièges  au 
sort,  et  le  prendre  comme  dans  un  filet;  jusqu'à  ce  que  la  fièvre  éclate 
le  vendredi,  veille  du  tirage,  et  se  déchaîne  comme  l'accès  d'un  mal 
chronique.  Alors  commence  la  procession  chez  l'usurier,  dans  les 
agences  de  prêt,  au  Mont-de-Piété,  partout  où  l'on  peut  emprunter  les 
quelques  lires  ou  les  quelques  sous  qu'on  risqaera  demain.  Alors  on 
assiège  les  boutiques  où  se  vendent  des  billots.  Alors  se  tiennent  au 
coin  des  rues  ou  sous  le  porche  des  maisons,  des  conciliabules  qui 
sont  comme  les  assises  d'une  folio  spéciale.  —  Le  livre  se  ferme  à  la 
manière  d'un  nécrologe.  Ceux  que  nous  avions  \'us,  naguère,  heureux 
de  ce  pauvre  bonheur  des  hommes  fait  de  tant  de  misères,  sont  de- 
venus insensiblement  de  tristes  maniaques,  moins  des  hommes  que 
des  automates  humains;  ils  sont  acculés  maintenant  à  la  famine,  au 
déshonneur,  au  suicide,  Ce  commerçant  a  dû  liquider,  cet  agent  de 
change  s'est  vu  exécuter,  cet  avocat  est  frappé  d'apoplexie,  ce  profes- 
seur a  vendu  sa  conscience,  ce  docteur  s'embarque  sur  un  vaisseau 
d'émigrans,  ce  tâcheron  a  volé  le  pain  de  ses  enfans.  Et  derrière  ces 
misères  il  y  en  a  d'autres,  beaucoup  d'autres,  misères  prévues,  iné%i- 
tables,  car  c'est  ici  l'une  de  ces  passions  qui  ne  lâchent  pas  leur  proie, 
et  la  passion  porte  en  elle-même  le  germe  du  châtiment. 

C'est  à  Naples  que  M"®  Serao  a  été  témoin  de  ces  scènes  de  désola- 
tion, et  elle  nous  les  présente  donc  dans  le  cadre  où  elle  les  a  observées. 
Elle  en  aurait  rencontré  d'analogues  dans  d'autres  Ailles  et  dans  les 
plus  minces  villages  du  royaume.  De  toutes  pareilles  se  sont  passées 
chez  nous,  à  l'époque  encore  voisine  où  la  loterie  était  autorisée.  Elles 
se  passent  encore  àLongchamps,  à  Epsom,  ou  si  l'on  veut,  à  Monaco. 
Car  U  n'importe  guère  qu'on  joue  sur  un  billet  de  loterie,  sur  un 
cheval  ou  sur  une  carte.  Et  cette  étude  des  ravages  du  jeu  est  sans 
doute  saisissante  et  poignante;  mais  elle  n'a  rien  qui  soit  proprement 
italien  ou  spécialement  napoUtain. 

De  cette  foule  de  possédés  un  groupe  se  détache,  sur  lequel  on  a 
concentré  l'intérêt,  c'est  le  groupe  tragique  que  forment  le  marquis 
Cavalcanti  et  sa  fille  Bianca  Maria.  Un  rôve  splendide  et  généreux 
habite  la  tôte  chimérique  du  marquis,  sous  la  couronne  de  ses  cheveux 
blancs.  Il  s'est  promis  de  rétablir  dans  son  antique  magnificence  la 
maison  seigneuriale  ;  naturellement  c'est  au  jeu  qu'il  demande  des 
ressources  qu'il  ne  peut  attendre  ni  du  travail,  ni  même  de  la  spécu- 
lation. C'est  pourquoi  peu  â  peu,  dévorés  par  le  jeu  delolto,  les  bijoux 
d'immense  valeur,  la  pesante  argenterie  ancienne  et  moderne,  les 


458  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tableaux  de  maîtres,  les  livres  précieux,  les  curiosités  artistiques,  de 
bronze,  d'ivoire,  de  bois  sculpté,  tout  a  disparu.  Tourmenté  par  un 
perpétuel  besoin  d'argent,  le  marquis  s'abaisse  à  des  combinaisons 
déshonnêtes,  emprunte  des  sommes  qu'il  ne  pourra  pas  rendre,  prend 
à  ses  domestiques  le  peu  qu'ils  ont  mis  en  réserve  pour  la  dépense 
journalière.  Fatalement  rapproché  de  ceux  que  hantent  les  mêmes 
chimères,  il  se  compromet  dans  de  louches  compagnies.  Un  escroc, 
celui  qu'on  appelle  «  l'assisté,  »  exploite  la  superstition  des  joueurs,  en 
se  prétendant  \'isité  par  un  esprit  qui  lui  révèle  les  numéros  gagnans. 
Sordide,  avec  sa  face  de  fiévreux,  ses  vêtemens  déchirés,  son  linge 
élimé,  ses  cravates  en  ficelle,  il  s'est  fait  un  extérieur  mystérieux  et 
qui  en  impose.  Il  promène  ses  loques  et  son  imposture  parmi  ceux 
qui  croient  en  lui  et  auxquels  il  pompe  des  sommes  énormes.  C'est 
au  bras  de  ce  filou  qu'on  peut  voir  le  noble  héritier  d'un  nom  fameux. 
Il  se  fait  l'intime  et  le  suivant  de  !'«  assisté,  »  quitte  à  l'amener  lui- 
même  au  guet-apens,  le  jour  où,  fatigués  d'être  sans  cesse  bernés, 
les  joueurs  se  décident  à  séquestrer  l'assisté  afin  de  le  contraindre 
à  leur  dire  la  vérité.  Il  oscille  entre  la  crédulité  puérile  et  la  méfiance. 
Agenouillé  au  pied  de  l'autel  familial,  devant  la  statue  de  V Ecce  homo 
protecteur  de  la  maison,  il  se  frappe  la  poitrine  dévotement  ;  et  une 
nuit,  enragé  contre  ce  Dieu  qui  l'abandonne,  il  le  traîne  jusqu'au 
puits  d'où  on  le  tire  le  lendemain,  ruisselant  d'eau  et  de  couleur  diluée, 
pareil  à  un  noyé  lamentable  et  risible.  Effrayant  et  grotesque,  tel  est 
bien  ce  vieillard,  plus  d'aux  trois  quarts  fou,  qui  a  fait  mourir  de  cha- 
grin sa  femme,  qui  torture  lentement  sa  fille.  11  se  peut  bien  que 
M"*'  Serao  sache  où  est  situé  dams  Naples  le  palais  dénudé  qui  abrite 
cette  démence,  mais  elle-même,  en  faisant  grimacer  la  figure  de  ce 
père,  bourreau  de  sa  fille,  elle  se  souvient  d'un  héros  plus  vrai  que  ne 
sont  les  êtres  de  la  vie  réelle,  c'est  ce  roi  de  la  Grande-Bretagne,  le 
vieux  Lear  auprès  du  cadavre  de  la  douce  CordeUa. 

C'est  une  pâle  figure  de  rêve  et  de  mélancolie  que  celle  de  Bianca 
Maria  ;  elle  est  toute  la  grâce  de  ce  livre  où  elle  met  un  rayon  d'idéal  ; 
et  les  mains  robustes  de  l'auteur  se  sont  faites  caressantes  et  délicates 
pour  esquisser  ce  fin  profil  de  vitrail.  11  y  a  de  ces  âmes  dont  on  dirait 
qu'elles  n'ont  été  créées  que  pour  la  souffrance  et  pour  l'immolation  ; 
elles  sont  toute  bonté,  toute  tendresse,  toute  candeur  ;  elles  pourraient 
prier  dans  un  cloître  et  s'élever  jusqu'à  Dieu  dans  les  parfums  de  l'en- 
cens et  sur  l'aile  des  cantiques;  elles  ne  sont  pas  faites  pour  riwe  de 
notre  vie  et  se  heurter  à  l'égoisme  humain;  elles  sont  incapables  de 
se  défendre  et  sitôt  qu'elles  ont  senti  sur  elles  la  menace  d'un  danger, 


REVUE    LITTÉRAIRE.  '  459 

repliées  dans  leur  pudeur  silencieuse,  elles  ne  savent  que  languir  et 
mourir.  La  marchesina  Cavalcanti  est  une  de  ces  ânies-là.  Conflnée 
dans  le  palais  désert,  où  ses  vingt  ans  ont  pour  toute  compagnio  celle 
d'une  \-ie01e  servante,  elle  va,  dans  le  cercle  de  ses  jours  monotones, 
de  sa  chambre  à  la  chapelle,  de  la  chapelle  au  couvent  voisin.  Elle  sait 
que  sa  mère  est  morte,  victime  de  la  manie  féroce  du  marquis,  et 
qu'elle,  à  son  tour,  en  mourra.  Mais  l'idée  ne  lui  vient  même  pas 
que  ce  soit  son  droit,  peut-être  son  devoir  de  créature  humaine,  de  se 
soustraire  à  cette  tyrannie.  Pliée  à  l'obéissance  fdiale  la  plus  absolue, 
elle  respecte  aveuglément  l'autorité  paternelle.  Ce  père  indigne  exerce 
sur  elle  un  terrible  ascendant,  faisant  plier  sa  volonté  d'un  regard 
d'impérieuse  fascination.  Donc  elle  se  borne  à  souffrir  chaque  jour 
davantage  dans  son  cœur  et  dans  ses  nerfs.  »  Un  son  de  voix  la  fait 
trembler,  une  émotion  porte  à  ses  joues  subitement  colorées  le  peu 
de  sang  de  ses  veines  anémiées.  Elle  s'étiole  dans  l'ombre,  elle  tombe 
avant  le  temps,  flétrie  sur  sa  tige,  cette  fleur  sans  soleil  sous  le  soleil 
napolitain. 

Ce  que  nous  suivons  à  travers  ce  récit  de  la  lente  agonie  de 
Bianca  Maria,  c'est  l'envahissement  d'une  âme  par  la  contagion  de  la 
folie.  Car  la  folio  habite  dans  ces  murs,  et  Bianca  Maria  en  retrouve 
partout  l'obsédante  image  :  dans  l'humeur  bizarre  du  marquis  alter- 
nant entre  l'exaltation  et  l'abattement,  dans  les  regards  des  cabalistes, 
seuls  hôtes  du  palais,  dans  leur  jargon  mystérieux,  qu'elle  ne  com- 
prend pas,  et  qui  lui  paraît  un  langage  d'aliénés.  En  parcourant  ces 
pièces  trop  vastes,  trop  hautes  et  sonores,  U  lui  arrive  d'entendre  der- 
rière elle  des  frôlemens  d'ombre,  elle  perçoit  de  profonds  soupirs.  Il 
lui  semble  qu'une  main  légère  se  pose  sur  son  épaule,  et  folle  de 
terreur,  sans  qu'un  cri  puisse  sortir  de  sa  poitrine,  elle  s'affaisse  sur  le 
sol,  terrassée  par  une  indicible  épouvante.  La  peur,  une  peur  éner- 
vante, s'est  emparée  d'elle,  l'éveille  de  son  sommeil,  assiège  ses 
insomnies.  Ainsi  commence  à  chanceler  cette  raison  vacillante.  Reste 
maintenant  que  le  marquis  la  fasse  sombrer  dans  ses  propres  aberra- 
tions. Car  il  est  persuadé  que  Bianca  Maria,  l'innocente  et  pieuse  en- 
fant, doit  avoir  des  visions.  Il  la  supplie  d'en  avoir,  d'évoquer  l'esprit, 
et  de  lui  demander  la  révélation  qui  sauvera  la  maison  Cavalcanti.  Il 
la  soumet  à  d'absurdes  privations,  il  la  force  à  jeûner,  il  la  torture  de 
ses  obsessions,  usant  tantôt  delà  prière  et  tantôt  de  la  menace,  il  l'im- 
plore au  milieu  de  la  nuit,  il  s'agenouille,  père  devant  sa  fille,  vieillard 
devant  une  enfant.  Et  elle,  qui  croit  en  Dieu,  et  qui  ne  croit  pas  à  ces 
rêveries,  elle  en  vient,  gagnée  par  le  souffle  voisin  de  la  folie,  à  voir 


4G0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'esprit;  elle  suit  ses  gestes,  elle  lui  parle,  elle  répète  ses  paroles.  Ce 
sont  alors  des  poussées  de  fièvre  suivies  de  longues  torpeurs.  Elle  se 
rend  compte  au  réveU  des  progrès  du  mal,  auxquels  elle  assiste  en 
témoin  impuissant  et  désolé.  Et  nous-mêmes,  nous  sommes  poursui- 
vis par  le  souvenir  de  ces  nuits  tragiques  où  le  délire  delà  fille  répond 
au  délire  du  père. 

Mais  d'où  nous  viennent  ces  histoires  d'esprits,  de  fantômes,  d'ap- 
paritions, ces  jeux  de  la  démence  et  de  l'épouvante?  Qui  donc  voyait 
dans  le  «  frisson  de  la  peur  »  et  dans  le  «  sens  du  mystère  »  les  signes 
où  se  reconnaît  Tâme  septentrionale?  Ces  fantasmagories  n'ont  pas 
été  conçues  dans  les  brumes  du  Nord  :  elles  sont  nées  sur  les  rives 
lumineuses  d'une  mer  enchantée,  dans  l'atmosphère  transparente  des 
nuits  méditerranéennes. 

C'est  de  même  un  lieu  commun  de  parler  de  la  sensualité  méridio- 
nale. L'Italie  est  une  terre  de  volupté.  C'est  pourquoi  Stendhal  l'a  cé- 
lébrée :  apparemment  s'il  se  souvenait  de  Boccace  et  d'Arioste,  il  ou- 
bliait Dante  et  Pétrarque.  Il  est  curieux  que,  dans  ce  roman  de  mœurs 
napolitaines,  le  principal  épisode  amoureux  soit  emprunté  à  la  con- 
ception la  plus  épurée,  la  plus  éthérée  de  l'amour.  Pour  avoir  aperçu 
derrière  une  fenêtre  le  visage  émacié  de  Bianca  Maria,  le  docteur 
Amati  en  est  devenu  amoureux.  Celui-ci  est  l'homme  de  science,  le 
médecin,  l'homme  fort  à  la  mode  d'aujourd'hui.  Il  est  d'esprit  posi- 
tif; il  a  quarante  ans  ;  il  sait  la  vie  ;  et  rien  que  d'avoir  vu  paraître  au 
balcon  ce  délicat  et  pensif  ^^sage  de  jeune  fille,  il  en  a  été  remué  jus- 
qu'au fond  de  son  être.  Il  a  vu  de  loin  la  jeune  fille,  et  pendant  deux 
ans  il  lui  a  suffi  de  la  voir.  Il  a  deviné  dans  cette  existence  monotone 
et  désolée  un  infini  de  souffrance  ;  c'est  par  là  qu'il  a  été  conquis.  On 
l'a  appelé  auprès  de  la  malade  pour  la  soigner  ;  et  ce  qu'il  a  éprouvé 
auprès  d'elle,  c'a  été  un  sentiment  de  pitié  profondément  tendre.  II  a 
voulu  la  protéger,  la  rendre  à  la  santé,  à  la  joie,  et  ce  désir  a  grandi 
en  lui  au  point  de  devenir  le  plus  puissant  intérêt  de  sa  vie.  Une  inti- 
mité s'est  établie  entre  les  deux  amans,  sans  qu'un  mot  d'amour  ait 
été  prononcé.  Car  ils  s'étaient  reconnus,  suivant  la  glose  des  mys- 
tiques. Et  c'est  des  deux  côtés  le  même  amour  idéal,  où  le  cœur  et  la 
tête  sont  seuls  engagés,  et  si  noble,  si  désintéressé,  si  délivré  de  toute 
scorie  charnelle,  si  difi'érent  de  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler 
l'amour,  qu'on  voudrait  lui  donner  un  autre  nom  et  trouver  un  mot 
pour  distinguer  de  la  vulgaire  émotion  des  sens  cette  claire  flamme 
qui  semble  une  parcelle  du  feu  divin. 

Nous  pourrions  prendre  ainsi  l'un  après  l'autre  chacun  des  person- 


REVUE    LITTÉRAIRE.  461 

nages  qui  figurent  dans  l'abondanto  galerie  du  Pays  de  Cocagne;  nous 
ne  les  trouverions  pas  très  différens  de  ceux  que  nous  avons  rencon- 
trés chez  Dickens  ou  chez  Daudet,  chez  Balzac  ou  chez  Tolstoï.  Voici 
le  joyeux  confiseur  Cesare  Fragala,  avantageusement  connu  sur  la 
place  et  qui  jouit  d'une  bonne  honorabilité  bourgeoise.  Lui  aussi  il  a 
sacrifié  au  démon  du  jeu  :  ses  affaires  s'embarrassent,  ses  échéances 
restent  impayées,  son  crédit  s'évapore;  il  est  obligé  d'avouer  à  sa 
femme  l'imminence  de  la  ruine.  Alors,  tandis^  que  le  mari  ne  sait  que 
s'affoler,  se  frapper  la  poitrine,  et  s'épancher  en  un  déluge  de  larmes, 
c'est  la  femme  qu'on  voit  descendre  à  la  boutique,  s'installer  au  comp- 
toir, vérifier  les  livres,  mettre  un  peu  d'ordre  dans  les  affaires  en 
déroute  et  faire  face  aux  nécessités  les  plus  urgentes.  Mais  de  combien 
d'exemples  analogues  ne  nous  souvenons-nous  pas?  Et  combien  de 
fois  le  même  cas  s'est-il  présenté,  dans  tous  les  pays  et  sous  toutes 
les  latitudes,  d'un  bout  du  monde  des  affaires  à  l'autre  bout?  On  a 
maintes  fois  constaté  ces  ressources  d'énergie  dont  la  femme  se  trouve 
capable  en  face  du  malheur.  Et  plût  au  ciel  que  nous  n'eussions  jamais 
d'autres  occasions  de  méditer  sur  l'amère  dérision  qui  fait  de  la  bra- 
voure une  vertu  masculine  !  —  Le  jeu  a  naturellement  pour  auxiliaire  : 
l'usure.  M""^  Serao  a  fait  à  la  description  de  l'usure  la  place  qui  lui 
convenait,  opposant  en  deux  tableaux  qui  se  répondent  l'usure  popu- 
laire et  l'usure  qui  s'adresse  aux  gens  distingués.  Chez  l'usurière 
Concetta,  c'est  la  fille  du  peuple,  c'est  le  coupeur  de  gants  ou  le  décrot- 
teur  qui  viennent  contracter  d'infimes  emprunts.  Chez  don  dennaro  Pa- 
rascandalo,  le  financier,  le  commerçant,  le  fils  de  famille  viennent  signer 
de  belles  lettres  de  change.  Et  toute  l'ingéniosité  napoHtaine  n'a  pas 
réussi  à  renouveler  les  procédés  des  Harpagon  ou  des  Gobseck.  Le 
seigneur  Harpagon  tenait  à  la  disposition  de  ses  cliens  des  lézards 
empaillés.  Le  seigneur  Parascandalo  dispose  de  quarante  douzaines  de 
chaises  de  Chiavari  à  six  lires  l'une.  Chaises  ou  lézards,  l'emprunteur 
serait  embarrassé  de  choisir  entre  ces  fournitures  illusoires.  —  Les 
joueurs  sont  superstitieux,  et  il  n'est  pas  un  d'eux  qui  n'ait  sa  martin- 
gale ou  son  fétiche.  C'est  ce  qui  rend  si  lucrative  et  si  peu  dangereuse 
la  fourberie  de  l'assisté.  Celui-ci  a  épousé  une  sorcière;  et  cela  fait  un 
ménage  assorti.  «  Dans  le  peuple  napolitain  il  y  a  des  femmes  qui  ont 
un  grand  renom  de  magiciennes,  fatluchiare  émérites,  aux  pliiltres, 
aux  exercices,  aux  [allure  desquelles  rien  ne  résiste.  Quelques-unes 
d'entre  elles  ont  une  grande  clientèle,  bien  supérieure  à  celle  que 
pourrait  avoir  un  médecin,  et  presque  chaque  quartier  vaille  sa  sorcière, 
capable  des  plus  bizarres  miracles,  toujours  cependant  avec  l'aide  do 


462  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dieu  et  de  la  Madone.  »  Comme  si  ce  fût  là  mie  industrie  exclusive- 
ment napolitaine.  Paris  n'avait-il  pas  hier  sa  «  voyante,  »  elle  aussi 
réputée  pour  la  sincérité  de  sa  dévotion?  Rebouteurs  et  magiciennes 
abondent  dans  notre  cité  sceptique,  et  on  étonnerait  bien  des  gens  en 
leur  apprenant  où  se  recrute  leur  clientèle.  Et  dans  les  campagnes 
M.  Homais  aidé  des  instituteurs  de  M.  Bourgeois  a  bien  pu  répandre 
l'évangile  de  la  libre  pensée,  il  n'a  pas  déshabitué  les  gens  de  la  crédu- 
lité superstitieuse  :  ils  continuent  à  se  méfier  du  médecin,  et  pour 
avoir  un  diagnostic  plus  sûr,  c'est  chez  la  somnambule  qu'ils  portent 
les  vêtemens  de  leurs  malades.  —  Afin  de  compléter  la  revue  des  types 
de  là-bas,  et  aussi  pour  se  conformer  à  l'esthétique  naturaliste, 
j^jme  Serao  ^  tenu  à  nous  présenter  une  intéressante  figure  de  sou- 
teneur. Le  «  camorriste  >>  napolitain  porte  les  pantalons  en  cloches,  le 
chapeau  à  bords  étroits,  la  chaînette  d'argent  avec  une  corne  de  corail, 
les  souliers  vernis.  Dans  les  duels  entre  camarades  ou  dans  les  rixes 
avec  les  gendarmes,  il  procède  à  coups  de  revolver.  Je  crois  bien  que 
nos  camorristes  ont  une  tenue  moins  élégante,  et  usent  surtout  du 
couteau  et  du  coup  de  poing.  Mais  ces  nuances  n'atteignent  que  le 
costume  et  les  usages  ;  la  coiffure  diffère  sur  nos  boulevards  extérieurs 
ou  dans  les  quartiers  de  la  vieille  Naples  :  les  âmes  sont  les  mêmes. 
Les  âmes  sont  les  mêmes  ;  telle  est  la  conclusion  qu'on  pourrait  tirer 
de  ce  livre  qui  a,  autant  que  nul  autre,  la  saveur  du  ,terroir  et  l'accent 
de  sa  proA'ince.  On  se  sentait  aux  premières  pages  tout  dépaysé,  au 
milieu  de  cette  foule  bariolée,  remuante  et  bruyante,  dans  cette  bizarre 
atmosphère  morale,  qu'y  font,  en  se  mêlant,  l'instinct  de  la  paresse,  le 
goût  du  plaisir,  le  luxe  de  l'imagination,  la  crédulité  superstitieuse,  la 
fièvre  du  jeu.  On  s'écriait  :  «  Ah  !  que  cela  est  napolitain  !  Commentpeut- 
on  être  si  napolitain?  »  Nous  nous  sommes  amusés  à  mettre  en  lumière 
les  ressemblances  qui  se  cachent  sous  ce  vernis  des  mœurs  locales. 
Transportez  ce  roman  dans  un  autre  cadre,  le  cadre  seul  aura  changé, 
vous  pourrez  garder  les  personnages,  les  sentimens,  le  drame.  C'est 
qu'en  effet  ce  qui  diffère  d'un  pays  à  un  autre,  c'est  le  décor,  et  d'un 
peuple  à  un  autre  c'est  le  costume  ;  et  nous,  frappéspar  ces  différences, 
tout  extérieures  et  superficielles,  nous  ne  reconnaissons  plus  nos  idées 
et  nos  passions  pour  peu  qu'elles  se  déguisent  et  revêtent  des  ori- 
peaux étrangers.  Tourguenef  prête  à  un  de  ses  personnages  cette  bou- 
tade :  «  Nous  n'avons  su  donner  au  monde  que  le  samovar,  et  encore  se 
peut-il  qu'il  ne  soit  pas  de  notre  invention.  »  Et  l'humoriste  Mark  Twain, 
fatigué  de  voir  tant  de  consciencieux  analystes  occupés  à  peindre  les 
Américains  tels  qu'ils  sont  et  à  les  montrer  tels  qu'on  n'est  nulle  part 


REVUE   LITTÉRAIRE.  463 

ailleurs  :  «  J'ai  fait,  dit-il,  des  mœurs  de  mes  compatriotes  l'étude  de 
toute  ma  vie.  La  seule  particularité  que  j'aie  notée  chez  eux,  c'est 
qu'ils  boivent  de  l'eau  glacée.  »  On  exagère  à  plaisir  l'importance  de 
ces  traits  caractéristiques.  On  imagine  entre  les  races  on  ne  sait 
quelles  différences  ethniques  irréductibles,  afin  d'entretenir  plus  sû- 
rement les  haines,  et  de  couvrir  d'un  manteau  scientifique  des  mo- 
biles qu'on  aurait  honte  d'avouer.  On  range  sous  l'appellation  com- 
mune de  races  latines  des  peuples  qui  n'ont  peut-être  pas  dans 
les  veines  une  goutte  de  sang  latin.  Et  il  est  digne  de  remarque 
que  le  moment  où  cette  fragile  idée  de  la  race  retrouve  un  regain 
de  faveur  est  justement  celui  où  les  races  se  mêlent,  où  les  peuples 
se  pénètrent,  où  s'accentue  la  tendance  à  l'uniformité.  Il  n'y  a  pas  de 
race  pure,  et  vraisemblablement  il  n'y  en  a  jamais  eu.  Qu'importe 
d'ailleurs  ?  Et  pense-t-on  qu'il  y  ait  sur  cette  petite  terre  plusieurs 
humanités  ?  Les  différences  ne  viennent  que  du  degré  de  culture 
et  sont  relatives  au  moment  historique.  Encore  ne  modifient-elles 
que  le  dehors,  le  mode  de  vie,  les  formes  de  langage,  les  conventions 
et  les  convenances.  Sous  cette  mince  couche,  le  fond  se  retrouve  qui 
n'est  ni  septentrional,  ni  méridional,  mais  humain.  La  passion,  celle 
du  jeu,  celle  de  l'amour  ou  de  l'argent,  ignore  les  degrés  des  latitudes, 
comme  elle  ignore  ceux  de  la  hiérarchie  sociale.  Elle  possède  celui 
dont  elle  a  fait  sa  proie  et  sa  chose,  détruit  en  lui  jusqu'aux  senti- 
mens  qu'on  appelle  naturels,  le  rend  étranger  à  toutes  les  influences 
venues  du  dehors,  à  ses  propres  intérêts,  à  toute  raison  de  vivre,  et  le 
fait  se  consumer  dans  une  agonie  pareillement  douloureuse,  que  ce  soit 
sous  le  cHmat  du  Nord  dont  Une  sent  pas  la  rudesse,  ou  sous  des  cieux 
dont  il  ne  sait  plus  voir  l'inutile  beauté. 

René  Doumic. 


REVUE  MUSICALE 


Théâtre  de  l'Opéra  :  La  Cloche  du  Rhin,  drame  lyrique  en  trois  actes,  livret 
de  MM.  Montorgueil  et  Gheusi,  musique  de  M.  Samuel  Rousseau.  — 
Théâtre  de  l'Opéra-Comique  :  La  Vie  de  Bohême,  comédie  lyrique  en 
quatre  actes,  de  MM,  Giacosa  et  Illica,  d'après  le  roman  d'Henri  Murger, 
version  française  de  M.  Paul  Fcrricr;  musique  de  M.  Giacomo  Puccini. 

Le  dernier  livre  du  comte  Tolstoï  :  Quest  ce  que  l'art?  commence 
par  des  pages  qui  ne  sont  point  à  lire  avant  une  répétition  d'opéra. 
Consacrées  au  récit  de  cet  exercice,  elles  en  étalent,  avec  une  para- 
doxale, mais  contagieuse  ironie,  la  misère  ou  le  néant.  L'cpéra  que  ,vit 
répéter  le  comte  Tolstoï  se  passait  aux  Indes.  L'action  de  la  Cloche  du 
Rhin  nous  reporte  à  l'époque  de  l'avènement  du  christianisme  en 
Germanie.  Mais,  à  l'Opéra,  tous  les  peuples  sont  frères  et,  pendant  la 
répétition  de  la  Cloche,  nous  avons  plus  d'une  fois  pensé  de  ces 
Germains  ce  que  pensa  le  grand  écrivain  russe  des  Indiens  qu'il  vit 
manœuvrer  sur  la  scène  :  «  Jamais  il  n'y  a  eu,  jamais  U  n'y  aura 
d'Indiens  de  cette  espèce.  Il  était  trop  certain  aussi  que  ce  qu'ils 
faisaient  et  disaient,  non  seulement  n'avait  rien  à  voir  avec  les  mœurs 
indiennes,  mais  n'avait  rien  à  voir  avec  aucunes  mœurs  humaines, 
sauf  celles  des  opéras.  Car  enfin  jamais,  dans  la  vie,  les  hommes  ne 
parlent  en  récitatifs,  jamais  ils  ne  se  placent  à  des  distances  régulières 
et  n'agitent  leurs  bras  en  cadence  pour  exprimer  leurs  émotions; 
jamais  personne,  dans  la  vie,  ne  se  fâche,  ne  se  désole,  ne  rit  ni  ne 
pleure  comme  on  faisait  dans  cette  pièce.  Et  que  personne  au  monde 
n'ait  jamais  pu  être  ému  par  une  pièce  comme  celle-là,  cela  encore 
était  hors  de  doute.  >> 

Tout  cela  nous  revenait  à  l'esprit.  Ayant  lu  ces  pages  le  matin,  le 
soir  une  répétition  d'opéra  nous  paraissait  un  vain  simulacre.  A  quoi 


\i 


REVUE    MLS[CALE.  4Go 

bon,  demandait  une  voix  en  nous,  «  ces  costumes,  ces  processions  et 
ces  mouvemens  de  bras?...  Au  profit  de  qui  tout  cela  était-U  fait?... 
Pour  qui  cela  se  fait-il  tous  les  jours,  dans  toutes  les  villes,  d'un  bout 
à  l'autre  du  monde  civilisé?  »  En  vain  nous  accusions  l'écrivain  de 
mauvaise  humeur  et  presque  d'impiété.  Nous  avions  beau  lui  répondre 
que  cet  appareil,  ou  ces  apparences,  et  ces  artifices  même,  que  tout 
ce  travail  de  fiction,  presque  de  mensonge,  inu'ile  et,  si  l'on  veut,  ridi- 
cule quand  il  ne  produit  que  des  œuvres  insignifiantes,  est  pourtant 
la  condition  nécessaire,  et  qui  peut  être  ennoblie,  de  chefs-d'œuvre 
admirables  et  sacrés.  Nous  en  venions  à  penser,  malgré  nous  et  parla 
faute  de  Tolstoï,  que  les  chefs-d'œuvre  sont  rares  et  que,  de  plus,  ils 
ne  sont  reconnus  pour  tels  qu'après  de  longues  années.  Alors  les  pa- 
roles décevantes  du  maître  insinuaient  en  nous  l'incertitude  et  le 
trouble,  et  ce  n'était  plus  seulement  des  œuvres  médiocres  et  vides, 
c'était  de  l'art  lui-même  et  tout  entier  que  nous  arrivions  à  douter  s'il 
est  autre  chose  qu'illusion  et  vanité. 

Le  sujet  de  la  Cloche  du  Rhin  n'est  pourtant  pas,  comme  celui  de 
l'opéra  pris  à  partie  par  Tolstoï,  «  plus  profondément  absurde  que  tout 
ce  qu'on  peut  rêver.  »  Voici  l'argument  de  ce  livret  légendaire,  bar- 
bare et  pieux. 

Dans  le  clocher  d'un  monastère  de  femmes,  au  bord  du  Rhin,  des 
mains  inconnues  avaient  suspendu  une  cloche  mystérieuse.  Elle  son- 
nait d'elle-même  quand  un  chef  païen  devait  mourir.  Aussi,  dans  le 
burg  qui  dominait  le  fleuve,  le  vieil  Halto,  Konrad  son  petit-fils, 
leur  écuyer  Hermann  et  Liba,  prêtresse  des  dieux,  haïssaient  la  cloche 
fatidique.  Ce  matin  même,  elle  avait  sonné  le  glas,  celui  de  l'aïeul  sans 
doute.  Et,  ce  matin,  Hermann  furieux  était  descendu  dans  la  vallée 
avec  ses  hommes  'd'armes.  Il  avait  rencontré  sur  la  route  une  des 
vierges  consacrées,  Hervine,  qui  montait  vers  le  burg,  et  il  la  rame- 
nait prisonnière. 

Or  Hervine  venait,  elle  aussi  messagère  de  mort,  annoncer  à  Halto 
sa  fm  prochaine  et  le  supplier  de  croire  au  Seigneur.  Sans  l'entendre, 
Halto  tira  son  glaive.  Alors  de  nouveau  la  cloche  tinta,  et  le  vieillard 
tomba  sans  vie.  Ce  que  voyant,  et  voyant  aussi  que  la  jeune  fille  était 
l)clle,  Konrad  s'émut  de  colère  d'abord,  et  bientôt  d'amour.  Et  comme 
elle  le  repoussait,  à  son  tour,  il  sortit  du  burg  avec  les  guerriers;  il 
égorgea  les  compagnes  d'Ilervinc,  livra  leur  monastère  aux  flammes 
et  jeta  la  cloche  dans  le  fleuve,  où  presque  en  même  temps,  profitant 
de  l'absence  du  chef,  Liba  faisait  précipiter  Hervine  elle-même. 

Trop  cruellement  vengé,  Konrad  s'est  retiré  dans  la  solitude.  Il 

TOMK  CXLVIII.   —   1898.  30 


466  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

erre  jour  et  nuit  au  bord  du  fleuve,  appelant  Hervine.  Fidèle  à  sa  douce 
morte,  et  pour  elle,  par  elle,  infidèle  à  ses  dieux,  il  déteste  leur  culte  ; 
il  trouble  de  ses  fureurs  le  sacrifice  que  leur  offre  Liba,  et  tombe,  percé 
de  coups,  sur  leur  autel  par  lui  profané.  Au  moment  de  mourir,  il 
entend  encore  tinter  doucement  au  fond  des  eaux  la  cloche  engloutie  ; 
mais  la  mort  que  cette  fois  elle  sonne  sera  chrétienne,  sera  sainte,  et 
le  blanc  fantôme  d'Her\'ine,  marchant  sur  les  flots,  vient  recevoir  le 
dernier  soupir  et  le  premier  baiser  de  Konrad,  repentant  et  sauvé. 

La  Cloche  du  Rhin  (je  parle  maintenant  delà  musique)  est  un  exem- 
plaire très  distingué  de  «  l'opéra  d'été.  »  On  sait  que  l'Académie  na- 
tionale de  musique  ne  représente  guère  que  deux  opéras  par  an  :  un 
grand  en  hiver,  en  été  un  petit.  L'  «Académie  »  consacre  le  reste  de 
l'année  à  des  loisirs,  que  trouble  à  peine  l'exécution,  régulière  et  mé- 
diocre, de  quelques  œuvres  qui  constituent  le  répertoire.  La  plupart 
des  chefs-d'œuvre,  et  tous  les  ouvrages  qui  présenteraient  un  intérêt 
d'histoire,  d'archéologie  ou  d'éducation  publique,  sont  exclus  de  ce 
maigre  fonds  de  roulement.  Les  opéras  de  Gluck  n'y  figurent  pas  plus 
que  ceux  de  Weber,  de  Spontini,  de  Berhoz,  et  tant  d'autres.  Ils  dor- 
ment tous,  oubliés,  dans  la  Bibliothèque.  C'est  là  qu'il  faut  aller  pour 
les  connaître.  C'est  là  que  nous  avons  été  bien  des  fois.  Bien  des  fois 
nous  avons  ouvert  la  porte  qui  communique  avec  la  salle.  Et  cette 
salle, où  l'on  devrait  toujours  travailler,  préparer,  essayer  des  œuvres 
ou  des  interprètes,  nous  l'avons  toujours  trouvée  muette,  endormie 
elle  aussi,  et  comme  figée  sous  sa  croûte  d'or. 

Les  opéras  d'été  sont  courts  et  ne  comportent  jamais  plus  de  trois 
actes.  Le  cahier  des  charges  les  impose  aux  directeurs,  et  les  directeurs 
les  commandent,  par  ordre  d'ancienneté  plutôt  que  de  mérite,  à  des 
musiciens  inégalement  âgés,  mais  également  «  prix  de  Rome  »  et,  pour 
la  plupart,  également  ignorés.  Il  n'est  pas  impossible  que  dans  la  vie 
d'un  compositeur,  même  fort  distingué,  cette  commande  reste  unique. 
Le  compositeur  ne  l'ignore  pas;  aussi,  n'ayant  à  jouer  qu'une  seule 
carte,  D  joue  la  meilleure,  ou  la  plus  forte.  Il  donne  tout  ce  qu'il  peut 
et  montre  tout  ce  qu'il  sait.  Excellent  musicien,  vieux  musicien  quel- 
quefois, n  tient  à  faire  voir,  ou  entendre,  que  rien  de  la  musique,  et 
d'aucune  musique,  ne  lui  est  étranger.  Il  rempUt  son  œuvre,  il  la 
bourre,  il  la  bonde,  afin  que  la  plénitude  en  rachète  la  brièveté. 

La  Cloche  du  Rhin  témoigne  de  ce  zèle.  Prix  de  Rome,  il  y  a  juste 
vingt  ans,  maître  de  chapelle  de  Sainte-Clotilde,  M.  Samuel  Rousseau, 
qui  n'est  pas  encore  un  ^deux  musicien,  est  depuis  longtemps  un  mu- 
sicien excellent.  Il  est  l'auteur  couronné  d'un  opéra  non  représenté, 


REVUE   MUSICALE.  467 

Mi-rowig,  où  se  trouve  une  longue  scène,  que  je  me  rappelle  de  loin, 
admirable  de  mélancolie  et  de  grandeur.  Mérowig,  errant,  proscrit 
peut-être,  s'est  endormi  la  nuit  sur  la  neige  des  champs.  Le  anatin, 
passent  des  paysans,  qui  le  réveillent  et  l'interrogent.  Il  leur  répond 
qu'n  cherche  la  demeure  de  sa  bien-aimée  et  les  supplie  de  l'y  con- 
duire. Mais,  si  j'ai  bonne  mémoire,  comme  celle  qu'il  leur  nomme  est 
la  reine  et  que  lui-même  est  méconnaissable  sous  ses  haillons,  ils  le 
méconnaissent  en  effet.  Incrédules,  ou  ne  croyant  qu'à  sa  folie,  ils  se 
retirent  en  chantant  la  beauté  blanche  de  l'hiver.  Et  c'est  vraiment  très 
douloureux,  très  pathétique,,  le  contraste  de  cette  retraite  lente,  de  ce 
froid  abandon,  avec  l'ardeur  et  le  désespoir  de  cet  amour  incompris  et 
abandonné.  Dans  une  lettre  qu'il  me  fit  récemment  l'honneur  de 
m'écrire,  M.  Samuel  Rousseau  me  priait  «  de  ne  pas  préjuger  de  la 
Cloche  du  Rhin  par  Mérowig  »  et  de  ne  voir  dans  son  œuvre  ancienne 
que  l'ébauche  ou  l'annonce  de  son  style  ou  de  son  «  système  »  nou- 
veau. Mais  il  n'est  pas  bien  sûr  que  M.  Samuel  Rousseau  se  connaisse 
lui-même  et,  malgré  le  très  grand  mérite  de  la  Cloche,  le  beau  frag- 
ment de  Méroivig  témoigne  peut-être  encore  d'un  effort  plus  soutenu, 
plus  noble  et  plus  heureux. 

Dans  la  Cloche  du  Rhin  le  musicien  ne  s'est  pas  mis  seulement  tout 
entier  :  il  y  a  mis  un  peu  de  tout,  et  c'est  par  là  qu'il  semble  bien  avoir 
contenté  tout  le  monde.  Que  nous  parlait-il  de  «  système?  »  Il  est  le 
moins  systématique  des  hommes,  et  les  moyens  ou  les  procédés  les 
plus  divers  se  rencontrent  dans  son  œuvre  et  ne  s'y  contredisent  point. 
Dans  la  Cloche  du  Rhin,  il  y  a  des  leitmotive  et  il  n'y  en  a  pas.  M.  Rous- 
seau m'en  avait  annoncé  six;  j'en  trouve  un  de  plus  que  je  n'espérais. 
C'est  peu  de  chose,  et  la  table  thématique  d'un  Fervaal  est  autrement 
chargée.  C'est  assez  pourtant,  et  M,  Rousseau  n'a  pas  tort  d'estimer 
qu'  «  avoir  trente  leitmotive  équivaut  à  n'en  avoir  pas  un.  »  11  a  raison 
encore,  se  servant  du  leitmotiv,  de  ne  s'y  point  asservir  et  au  besoin 
de  s'en  priver;  de  ne  pas  sacrifier  à  l'élaboration  des  thèmes,  à  la  mo- 
saïque et  à  la  micrographie  musicale,  la  liberté,  l'ampleur  de  la  forme, 
les  Lignes  générales  et  les  grands  partis  pris. 

En  matière  d'instrumentation,  d'harmonie  et  même  d'enharmonie, 
M.  Samuel  Rousseau  n'a  rien  épargné  non  plus.  Prodigue  de  modula- 
tions, d'accords  audacieux,  il  ne  l'est  pas  moins  de  sonorités  écla- 
tantes. En  écoutant  cet  orchestre  rugir,  hurler  ce  vieil  énergumène 
de  Halto,  et  vociférer  la  prêtresse  Liba,  je  rêvais  à  la  douceur  que  ce 
serait  d'entendre  un  opéra  tempéré,  sans  fracas  ni  violence.  Il  ferait 
peu  de  bruit  et  beaucoup  de  bien.  On  n'y  verrait  plus  de  barbares,  plus 


I 


468  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  guerriers  aux  longs  cheveux,  aux  bras  nus  cerclés  de  fer  ;  plus  de 
burg  ni  de  burgraves,  de  prophétesses  ni  de  processions  ;  plus  de 
boucliers  ni  de  lances,  de  bric-à-brac  ni  de  ferblanterie.  En  cet  opéra, 
des  choses  simples  et,  s'il  se  pouvait,  aimables,  —  ce  qui  n'empêche- 
rait pas  qu'elles  fussent  profondes,  —  seraient  exprimées  par  des 
paroles  choisies,  que  les  artistes  prononceraient,  que  le  public  pourrait 
entendre  ;  par  des  chants,  simples  aussi,  qui  ne  seraient  jamais  des 
cris,  et  que  de  fines  harmonies,  un  orchestre  sobre,  accompagneraient 
délicatement. 

Il  y  a  dans  la  Cloche  du  Rhin  au  moins  deux  chants  de  cette  espèce. 
L'un,  chanté  par  Konrad  à  Hervine,  est  beaucoup  plus  qu'un  leilmoliv 
de  quelques  notes  :  une  longue  et  belle  période  musicale;  mélodie,  air 
ou  romance,  —  lequel  choisir  entre  tant  de  mots  disqualifiés  aujour- 
d'hui ?  —  quelque  chose  enfin  d'élégant,  de  tendre,  d'abondant  aussi, 
que  soutient  légèrement  un  orchestre  divisé,  complexe,  mais  harmo- 
nieux. L'autre  page,  que  je  crois  la  plus  haute  et  la  plus  poétique  in- 
spiration de  l'ouvrage,  est  le  dernier  duo  de  Konrad  mourant  et  d'Her- 
vine  morte.  Je  l'aime,  ce  duo,  parce  que  la  mélodie  en  est  large,  libre, 
sans  banalité,  avec,  de  temps  en  temps,  un  accent  et  comme  une 
morsure  qui  ra\dve  ;  je  l'aime  aussi,  non  seulement  parce  qu'il  est  très 
purement  écrit  dans  le  style  ou  la  forme  particulière  du  canon,  c'est- 
à-dire  pour  deux  voix  qui  se  suivent  et  se  font  écho  l'une  à  l'autre  ; 
mais  parce  que  cette  forme  est  ici  de  l'effet  le  plus  convenable  et  le 
plus  heureux.  La  voix  d'Her%'ine,  chantant  la  première,  attire  la  voix 
de  Konrad,  et  la  voix  de  Konrad  s'approche  de  celle  d'Hervine,  l'imite 
et  s'efforce  de  la  rejoindre.  Ainsi  les  deux  voix  sont  dans  le  même 
rapport  que  les  deux  personnages  ou  que  les  deux  âmes,  et  par  cette 
correspondance  profonde  la  figure  sonore  se  trouve  non  seulement 
justifiée,  mais  embellie. 

Ce  musicien  éclectique  est  aussi  un  musicien  dramatique.  Il  a  le 
sens  et  le  don  de  l'action  et  du  mouvement.  Il  a  su  non  seulement 
fonder  sur  un  rythme  rigoureux  et  constant,  mais  composer,  distri- 
buer et  surtout  animer  d'une  vie  intense  et  qui  s'accroît  jusqu'au  bout, 
un  très  beau  finale  d'opéra,  celui  du  second  acte.  Il  a  su,  dans  le  beau 
duo  de  Konrad  et  d'Hervine,  exprimer  par  un  seul  cri  pathétique  et 
puissant:  Chantez,  chantez^  mes  sœws!  le  péril  et  le  salut  de  la  vierge 
un  moment  égarée,  mais  se  retrouvant  et  se  reprenant  elle-même 
au  son  lointain  des  cantiques. 

Avant  de  s'affirmer  à  l'Opéra,  le  tempérament  di-amatique  de 
M.  Samuel  Rousseau  s'était  révélé  même  à  l'éghse.  Un  jour  de  Noël 


REyUE    MUSICALE.  409 

OU  de  Pâques,  entrez  dans  la  basilique  de  Sainte-Clotilde.  Embaumée 
et  fleurie,  sous  la  clarté  de  ses  lustres  pareils  à  des  couronnes  de  feu, 
les  chants  dont  elle  retentit  ne  sont  point  austères.  Gela  ne  veut  pas 
dire  qu'ils  ne  soient  pas  religieux.  Ils  le  sont  comme  il  convient  à 
ces  voûtes  gothiques,  mais  d'un  gothique  moderne  et  sans  terreur  ; 
à  de  nobles  fidèles,  à  des  chrétiens  qui  sont  du  monde  plutôt  que  du 
peuple,  et  qui  trouveraient  la  mélodie  grégorienne  un  peu  nue,  un 
peu  mystique  et  monotone  l'harmonie  de  Palestrina.  Entre  ce 
temple,  cette  assistance  et  cette  musique,  la  convenance  est  parfaite. 
Cette  paroisse  de  choix  a  le  maître  de  chapelle  qu'il  lui  faut.  Un  «  sa- 
lut »  de  M.  Samuel  Rousseau,  je  veux  dire  composé  de  ses  œuvres  et 
dirigé  par  lui,  m'a  fait  souvent  songer  à  ce  que  devaient  être  certains 
offices  dans  lltalie  du  xvii''  ou  du  xviii^  siècle.  Et  ce  ne  furent  là,  vous 
le  savez,  ni  des  siècles  sans  génie,  ni  même  des  siècles  sans  foi.  Pour 
faire  à  l'action  et  au  drame  une  part  plus  grande  qu'à  la  prière,  à  la 
méditation  et  à  l'extase,  pour  n'être  pas  des  chels-d'œuATe  Uturgiques, 
les  cantates  d'un  Carissimi  ou  les  psaumes  d'un  Marcello  n'en  sont  pas 
moins  des  chefs-d'œuvre  sacrés.  J'ai  pensé  quelquefois  que  M.  Samuel 
Rousseau  devait  les  bien  connaître  et  beaucoup  les  aimer.  Il  semble 
qu'on  retrouve  en  lui  quelque  chose  des  grands  maîtres  de  cette  école 
et  qu'il  soit  demeuré  fidèle  à  leur  idéal  éclatant. 

M.  Albert  Carré  a  deux  visages;  il  est  le  Janus  des  directeurs.  Il 
regarde  à  la  fois  du  côté  de  l'ombre  et  du  côté  du  soleil.  Il  nous  a 
donné  coup  sur  coup  Fervaal  et  la  Vie  de  Bohème.  Ce  sont  deux  coups 
très  différens.  Je  ne  rechercherai  pas  lequel  a  été  le  plus  sensible  au 
public,  et  le  plus  agréablement.  Mais  tout  de  même  il  doit  trouver 
quelquefois,  ce  pauvre  public,  qu'on  le  ballotte  un  peu,  et  qu'allant 
de  l'austère  Feruaa/ à  l'aimable  Vie  de  Bohême,  la  musique,  comme  le 
vaisseau  de  Molière,  «  va  tantôt  à  la  cave  et  tantôt  au  grenier.  » 

Un  Italien  qui  s'y  connaît,  consulté  sur  le  mérite  de  ses  jeunes 
compatriotes  par  un  critique  de  nos  amis,  lui  répondait  ceci  :  «  Vous 
me  demandez  s'il  y  a  quelques  pages  à  écrire  sur  les  jeunes  musi- 
ciens d'Italiu.  Que  dois-je  vous  répondre?  Si  je  vous  encourage  à  le 
faire,  je  crains  pour  eux;  mais,  si  je  vous  conseille  de  ne  point  écrire 
et  si  leur  mérite  est  plus  considérable  que  je  ne  pense,  le  tort  que  je 
leur  ferai  sera  plus  grave  encore.  Je  suis  mauvais  juge  en  cette 
question;  mes  admirations  sont  ailleurs  depuis  trop  longtemps  et 
sur  de  trop  hauts  lieux.  Vous  me  demandez  s'ils  ont  un  principe  qui 
les  relie  ;non,  mais  ils  écrivent  tous  la  même  musique.  (Juant  au  priu- 


470  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cipe,  ils  s'en  moquent,  et  sur  ce  point,  je  les  approuve.  L'instinct,  ou 
le  calcul,  les  porte  à  choisir  leurs  sujets  dans  une  époque  très  rappro- 
chée de  la  nôtre;  ils  pensent,  en  agissant  de  la  sorte,  toucher  le  public 
de  plus  près  et  le  mettre  pour  ainsi  dire  en  cause;  leur  idéal,  —  et  ils 
sont  près  de  l'atteindre,  —  est  de  mettre  en  musique  le  chapeau  haute 
forme.  Ils  ont  cet  avantage  sur  vos  jeunes  musiciens  à  vous,  qu'ils  ne 
sont  pas  prétentieux  et  que  le  succès  les  accompagne  partout;  ils 
abandonnent  toute  la  besogne  aux  librettistes  et  ne  se  mêlent  pas  de 
bouleverser  le  monde  avec  des  théories.  Parfois  l'intention  scénique 
les  visite  ;  ils  possèdent  l'orchestre  comme  les  vôtres,  et  la  clarinette 
basse  (voix  mystérieuse!)  n'a  pas  de  secrets  pour  eux.  » 

De  tous  ces  considérans,  U  en  est  (les  plus  bienveillans)  que  jus- 
tifie l'œuvre  qui  vient  de  nous  être  présentée;  elle  infirme  les  plus 
rigoureux.  Et  d'abord,  clarinette  basse  à  part,  U  a  paru  que  M.  Puccini 
possède  en  effet  l'orchestre  aussi  bien,  sinon  de  la  même  manière, 
que  tel  ou  tel  de  nos  jeunes  nmsiciens,  et  que  son  instrumentation 
ne  manque  ni  d'éclat,  ni  de  pittoresque,  ni  même  d'esprit.  Quant  aux 
caractères  essentiels  de  l'œuvre,  le  compatriote  de  M.  Puccini  en  a  jus- 
tement signalé  quelques-uns.  Réaliste,  ou  «  vériste,  »  comme  disent 
les  Italiens  eux-mêmes,  scénique,  sincère  et  facile,  voilà  ce  que  cette 
musique  est  le  plus. 

La  réalité  qu'elle  cherche,  celle  du  moins  que  la  plupart  du  temps 
elle  trouve,  n'est  pas  assez  souvent  cette  réalité  cachée,  intime,  et, 
pour  ainsi  dire,  idéale,  qui  fait  le  fond  de  la  vie  ou  de  l'âme.  La  mu- 
sique de  M.  Puccini  s'attache  volontiers  à  la  réalité  matérielle  et  sen- 
sible, aux  dehors  et  aux  apparences,  aux  signes  extérieurs  et  légers. 
De  telles  attaches  doivent  être  communes  en  Italie,  puisqu'il  s'y  est 
rencontré  deux  musiciens,  MM.  Puccini  et  Leoncavallo,  pour  choisir 
un  sujet  comme  le  roman  de  Murger,  dont  le  moindre  mérite  est  sans 
doute  l'analyse  ou  la  psychologie.  Cette  réalité  de  surface,  qui  est  à  la 
vérité  profonde  ce  qu'est  le  décor  ou  le  costume  (le  chapeau  haute 
forme)  à  la  pensée  ou  au  sentiment,  la  musique  de  M.  Puccini  l'ex- 
prime à  merveille  ;  elle  nous  en  donne  la  sensation  aiguë  et  constante. 
Et  comment  y  arrive-t-elle?  Quelquefois  en  se  renonçant  elle-même,  en 
ne  craignant  pas  de  se  sacrifier  soit  à  la  parole  ou  à  l'action,  soit  à  l'ap- 
pareil théâtral  et  aux  effets  purement  scéniques.  Qu'est-ce  qui  fait  si 
émouvante  la  dernière  scène  de  la  Vie  de  Bohême,  la  mort  de  Mimi? 
Une  musique  d'où  la  musique  est  presque  absente;  où  le  parler  (je 
pense  aux  toutes  dernières  pages)  remplace  le  chant,  où  le  silence 
même  a  peut-être  plus  de  part  et  d'efficacité  que  le  son,  jusqu'au  mo- 


REVUE    MUSICALE.  471 

ment  où  deux  ou  trois  accords  de  cuivre,  assénés  tout  d'un  coup,  nous 
ébranlent  d'une  secousse  physique  et  nous  arrêtent  brutalement  devant 
la  réalité  du  cadavre  encore  plus  que  devant  le  mystère  de  la  mort. 

Réaliste  aussi,  le  début  du  troisième  tableau  :  une  ancienne  bar- 
rière de  Paris,  un  matin  d'hiver.  On  voit  les  hommes  du  poste  s'éveil- 
ler, ouvrir  les  grilles  aux  balayeurs,  aux  charretiers,  aux  laitières.  Les 
employés  de  l'octroi  soulèvent  les  bâches  ei  tâtent  les  paniers.  Tandis 
que  les  réverbères  s'éteignent,  un  prêtre  gagne  son  église,  des  enfans 
leur  école,  et  le  facteur  va  de  porte  en  porte.  Encore  une  fois,  on  voit 
tout,  tout  ce  qui  passe  et  tout  ce  qui  se  passe  à  pareille  heure,  en  pa- 
reil lieu.  Mais  on  n'entend  pas  grand'chose  :  quelques  appels,  des  cris 
lointains,  un  salut  échangé  à  la  hâte,  deux  ou  trois  mots  de  dialogue, 
un  refrain  dans  un  cabaret,  un  tintement  de  cloche  ou  de  grelots.  Ici, 
comme  tout  à  l'heure  et  peut-être  davantage,  la  musique  se  fait 
humble  et  la  fiction  sonore  s'efface  devant  la  réalité  visible. 

Mais  le  chef-d'œuvre  du  genre,  c'est  le  second  ncte  :  le  réveillon 
au  quartier  Latin.  Ici,  le  plus  de  mouvement  et  de  vie  extérieure  pos- 
sible est  rendu  par  le  moins  possible  de  musique.  J'ai  vu  peu  de  spec- 
tacles aussi  bien  réglés,  aussi  variés  et  divertissans  que  ce  tableau. 
Je  ne  dis  pas  que  la  réalité  n'y  souffre  encore  quelques  atteintes 
légères.  Le  chmat  parisien  ne  permit  jamais  aux  bohèmes  les  plus 
endurcis  de  faire  réveillon  en  plein  air.  Et  puis  il  y  a  trop  d'enfans 
aux  fenêtres.  En  chemise  de  nuit,  la  nuit  de  Noël  !  Et  si  nombreux,  au 
quartier  Latin!  Des  enfans  naturels  sans  doute.  Le  reste,  tout  le  reste 
est  la  vérité  et  la  vie.  Impossible  de  mieux  donner  aux  yeux  l'illu- 
sion de  la  foule,  du  fourmillement  et  de  la  cohue,  d'une  fête  ou  d'une 
foire  nocturne,  de  l'entrain  populaire,  de  la  bousculade  et  du  chari- 
vari. Étudians  et  grisettes,  acheteurs  et  marchands  ambulans,  gardes 
nationaux  et  bourgeois,  pas  un  personnage  ne  manque,  pas  un  inci- 
dent n'est  omis,  depuis  la  criée  des  jouets  et  des  gâteaux,  jusqu'à  la 
retraite  qui  passe,  avec  le  tambour-major  et  le  cliien.  Des  scènes 
de  ce  genre,  moins  triviales  seulement,  ont  déjà  tenté  les  musiciens  : 
le  Berlioz  de  lienvenulo  Cellini,  le  Gounod  de  la  Kermesse  et  le 
Bizet  de  Carmen.  Mais,  tandis  que  ceux-ci  demandaient  à  la  musique 
d'abord,  surtout  à  la  musique,  l'expression  de  la  réalité  pittoresque  et 
familière,  M.  Puccini  la  cherche  trop,  —  et  je  reconnais  qu'il  l'y  trouve, 
—  à  côté  ou  en  dehors  de  la  musique  môme.  Ici  la  réalité,  plutôt  que 
d'être  transformée,  transfigurée;  par  les  sons,  n'est  guère  plus  qu'imi- 
tée ou  reproduite  par  des  bruits.  Ainsi,  dans  les  jours  troublés  qu'elle 
traverse,  la  musique  hésite  et  se  partage.  Les  uns.  Français  ou  .\lle- 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mands,  rétendent,  l'accroissent  et  l'alourdissent  ;  il  est  des  œuvres  que, 
littéralement,  elle  écrase.  D'autres,  pour  l'alléger,  la  dépouillent,  la 
vident,  et  ce  sont  les  Italiens,  qui  jadis  lui  faisaient  peut-être  trop  de 
sacrifices,  qui  craignent  le  moins  aujourd'hui  de  la  sacrifier. 

Heureusement,  ils  n'en  ont  pas  toujours  le  courage,  et  la  musique, 
/eu?' musique,  leur  échappe  et  s'envole  en  chantant.  «  ...  Du  talent  et 
même  de  la  facilité.  »  Oh!  oui,  surtout,  partout  de  la  facilité,  et,  dans 
le  temps  où  nous  sommes,  cela  est  précieux,  cela  semble  presque  di- 
vin, «  Ils  écrivent  tous,  disiez-vous,  la  même  musique.  »  Mais  du 
moins  ce  n'est  pas  la  même  que  nous.  On  pourra  se  plaindre,  et  nous 
nous  en  plaignions  tout  à  l'heure,  que  cette  musique  manque  de  pro- 
fondeur et  de  «  dessous.  »  Oui,  mais  la  surface  en  est  agréable  et  bril- 
lante. Et  cela  nous  change  et  nous  délasse  de  tant  de  musique  dont  le 
'<  dessous  »  est  peut-être  admirable,  mais  qui  n'a  pas  de  «  dessus,  »  ou 
dont  le  «  dessus»  est  affreux.  La  partition  de  la  Vie  de  Bohême  n'est 
certes  pas  un  modèle  d'écriture,  et  ses  quintes  successives  sont  déjà 
fameuses.  Vous  n'êtes  pas  sans  ignorer  que  rien  n'est  plus  défendu  en 
musique  que  de  «  faire  »  deux  quintes  de  suite.  Cela  est  défendu,  parce 
que  cela  est  vilain  et  désagréable  à  l'oreille.  Or,  M.  Puccini  n'en  fait 
presque  jamais  moins  d'une  demi-douzaine.  Et  cela,  en  effet,  offense 
l'oreille;  mais  il  se  peut  quelquefois  que  cela  satisfasse  l'esprit.  Je 
m'explique  par  un  exemple  célèbre.  Au  second  acte  de  Guillaume  Tell, 
dans  le  ra\'issant  petit  chœur  :  Voici  la  mal,  Rossini,  qui  se  gênait  peu, 
s'est  permis  une  série  de  quintes  descendantes.  Il  s'agissait  là  d'un 
effet  à  produire,  et  que  les  quintes  ont  produit  :  celui  de  la  tombée  lente 
et  régulière  du  soir.  Les  quintes  de  M.  Puccini  sont  généralement  plus 
dures,  parce  qu'elles  sont  moins  entourées,  moins  atténuées,  que 
celles  de  Rossini.  On  en  citerait  pourtant  quelques-unes  (dans  l'acte  du 
réveillon,  dans  celui  de  la  barrière  d'Enfer)  que  l'intention  dramatique 
ou  pittoresque  justifie  et  transforme  presque  en  fautes  heureuses. 

Peu  soucieux  de  la  loi,  M.  Puccini  l'est  encore  moins  de  la  conven- 
tion. Avec  une  désinvolture,  un  sans-gêne  qui  me  ravit,  ce  libre  Italien 
joue,  plutôt  qu'il  n'en  use,  du  leitmotiv  allemand.  Une  ou  aeux  fois,  il 
nous  montre  qu'il  saurait  au  besoin  «  traiter  un  motif  par  augmenta- 
tion »  (celui  de  Rodolphe  ou  celui  de  Mimi).  Partout  ailleurs  il  préfère, 
comme  plus  facile  et  faisant  bon  effet  à  meilleur  compte,  le  motif  rap- 
pelé. C'est  ainsi  que  le  dernier  acte  n'est,  à  peu  de  chose  près,  que  la 
reproduction  du  premier.  Je  m'empresse  d'ajouter  qu'il  n'en  est  pas 
pour  cela  moins  attendrissant. 

Et  puis,  comme  vous  savez,  les  quintes,  ce  n'est  que  l'écriture;  le 


REVUE    xMLSlCALE.  473 

leitmotiv  ou  ses  variantes,  ce  n'est  que  le  système  ou  le  procédé.  Au 
fond,  une  seule  chose  importe  en  art,  ou  du  moins  elle  est  la  plus 
importante  :  c'est  la  sensibilité.  Il  ne  s'agit  pas  seulement,  mais  il  s'agit 
surtout  d'avoir  du  cœur,  et  la  musique  de  M.  Puccini  en  a.  Elle  en  a  de 
bien  des  façons,  toutes  faciles  et  toutes  sincères  :  souvent  elle  a  le 
cœur  gai,  elle  a  quelquefois  le  cœur  tendre,  et  d'autres  fois  elle  a  le 
cœur  gros.  Tout  le  début  du  premier  acte  de  la  Vie  de  Bohème  est 
charmant.  Je  l'aime  pour  les  notations  sommaires,  mais  justes,  dont  il 
est  fait,  pour  tant  de  touches  un  peu  grosses,  mais  colorées,  savou- 
reuses ;  pour  l'épisode  du  propriétaire,  ne  fût-ce  que  pour  une  plirase 
étonnamment  indignée  :  M.  Benoit  fait  la  fête  à  Mabille!  dont  l'em- 
phase héroï-comique  eût  ravi  Flaubert,  ennemi  des  bourgeois.  J'aime 
la  mauvaise  tenue,  justiiiée  et  presque  exigée  par  le  sujet,  de  cet  art 
bon  enfant,  un  peu  lâché,  débraillé,  et  comme  en  manches  de  che- 
mise. Tant  de  musique  aujourd'hui,  intéressante,  estimable,  toute 
pleine  de  science  et  de  conscience,  a  le  défaut  d'être  morte,  qu'on 
pardonne,  que  dis-jel  qu'on  sait  gré  à  celle-ci  de  n'être  qu'instinc- 
tive, en  la  bénissant  d'être  vivante.  <i  Je  vis,  s'écriait  un  jour  Henri 
Heine,  et  la  rouge  Uqueur  de  la  vie  fermente  dans  mes  veines.  »  Sans 
doute  alors,  ce  n'est  que  la  vie  physique  qu'il  chantait.  Celle-ci  pour- 
tant a  son  prix,  même  sa  joie.  On  l'a  trop  oublié.  Il  n'est  pas  impossible 
que  demain  la  sensation,  et  la  sensation  seule,  ait  son  tour,  ou  son 
retour,  et  sa  revanche.  Et  ce  sera  bien  la  faute  des  «  intellectuels,  »  — 
il  y  en  a  en  musique  aussi,  —  car,  à  force  de  la  mépriser  et  de  la  pro- 
scrire, Us  en  ont  réveillé  le  goût  et  presque  exaspéré  le  désir. 

Je  ne  dis  pas  d'ailleurs  que  la  musique  de  la  Vie  de  Bohême  soit 
toute  sensuelle.  Sentimentale  souvent,  elle  sait  l'être  avec  infiniment 
de  grâce,  de  justesse  et  de  vérité.  La  fin  du  premier  acte,  la  première 
rencontre  de  Rodolphe  et  de  Mimi,  la  nuit,  dans  la  chambrelte,  tout 
cela,  musique  de  théâtre  ou  musique  pure,  est  délicieux.  Pas  de  poly- 
phonie, pas  de  symphonie,  mais  des  filets  ou  des  ruisseaux  de  mélodie 
courante,  qui  parfois  se  rassemblent  en  torrent  impétueux.  Musique 
d'amourette,  mais  en  deux  ou  trois  passages,  vraiment  lyriques,  nui- 
sique  d'amour;  musique  de  mansarde  et,  encore  une  fois,  de  grenier, 
mais  du  grenier  où  on  est  bien  à  vingt  ans. 

Je  crains  même  d'avoir  été  un  peu  loin  tout  à  l'heure,  et  d'avoir 
paru  étendre  à  l'œuvre  entière  de  M.  Puccini  un  reproche  qu'elle  ne 
mérite  qu'en  partie.  Non,  tout  n'est  pas  superliciel  et  léger  dans  cette 
musique.  Elle  gUsse  souvent,  mais  il  arrive  aussi  (pi'en  vraie  musiciue 
italienne,  elle   appuie,  enfonce  et  décliire.   Straziantc,   con  slancxo, 


474  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

disent  les  Italiens,  avec  des  mots  qui  ressemblent  à  leurs  mélo- 
dies. Nous  avons  beau  nous  défendre,  et,  quand  on  nous  parle  de  ces 
mélodies-là,  faire  les  fiers  et  les  forts,  à  peine  les  entendons-nous 
chanter  elles-mêmes,  que,  Latins  que  nous  sommes,  amoureux  malgré 
nous  de  force  simple  et  de  chaude  clarté,  elles  nous  reprennent,  elles 
ont  raison  de  nous  par  les  raisons  du  cœur,  et  devant  elles,  nous  rede- 
venons enfans.  Au  premier  acte  de  la  Vie  de  Bohême,  entre  tant  de 
phrases  rappelées,  écoutez  cette  phrase  nouvelle,  la  plus  belle  peut- 
être  de  tout  l'ouvrage,  celle  de  Mimi  mourante,  restée  seule  avec 
Rodolphe,  et  lui  murmurant  son  amour  dans  son  dernier  soupir,  le 
lui  criant  dans  son  dernier  sanglot.  Écoutez  la  plus  grande  partie  du 
troisième  acte  :  deux  duos,  un  quatuor,  tant  de  cantilènes  faciles,  un 
peu  lâches,  mais  d'où  jaiïUt  à  tout  moment  l'accent  de  la  tendresse  ou 
de  la  douleur,  celui  de  la  vie  et  de  la  vérité.  Écoutez  enfin,  au  premier 
acte,  s'élargir  certaine  phrase  de  Rodolphe.  Écoutez  ces  violons  chanter 
à  plein  archet,  ce  ténor  à  plein  cœur,  et  la  musique  monter,  monter 
toujours  jusqu'à  certaines  notes,  frémissantes  et  comme  éperdues,  de 
l'instrument  et  de  la  voix.  Alors  vous  aurez  beau  faire,  protester 
peut-être  au  fond  de  vous-même  contre  votre  trop  facile  et  trop 
physique  plaisir,  votre  plaisir  sera  le  plus  fort.  N'en  ayez  pas  de  honte, 
car  ces  accens  vont  loin,  plus  loin  que  la  situation,  les  sentimens 
ou  les  personnages.  Et  c'est  aussi  de  loin  qu'ils  viennent  :  de  la 
vieille  terre  illustre  où  la  mélodie  est  née,  où,  si  déchue,  si  appauvrie 
qu'elle  soit,  elle  survit  encore  et  se  défend.  Aimée  ainsi,  pour  elle- 
même,  pour  elle  seule,  la  mélodie  itahenne  reste  le  signe  ou  le  sou- 
venir affaibli,  mais  touchant,  de  quelque  chose  de  grand,  presque  de 
sacré.  Là-bas,  «  ils  chantent  encore  »  et  quand  un  de  leurs  chants,  un 
chant  qui  soit  bien  à  eux,  qui  soit  bien  eux,  arrive  à  notre  oreUle, 
est-ce  notre  faute,  notre  très  grande  faute,  si  nous  sentons,  comme  j 

disait  le  poète,  notre  Italie  nous  battre  dans  le  cœur,  si  je  ne  sais  | 

quelle  douceur  de  vivre  nous  pénètre  et  nous  inspire  un  vague  désir  t 

de  larmes? 

La  représentation  pittoresque  et  scénique  de  la  Vie  de  Bohême  est 
quelque  chose  de  délicieux.  L'interprétation  musicale  en  est  excellente. 
M"*  Guiraudon  (Mimi)  est  toute  charmante  d'intelligence  et  de  sensibi-  : 

lité.  Au  dernier  acte,  elle  a  été  simple  et  douce  envers  la  mort;  c'est 
déjà  une  artiste  que  cette  toute  jeune  fUle. 


Camille  Bellaigue. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


UN    CONFIDENT    DE    RICHARD    ^WAGNER 


Erlebnisse  mit  Richard  Wagner,  Franz  Liszt,  und  vielen  andercn  Zeit(jenossen, 
par  Wendelin  Weissheimer,  1  vol.  in-8,  Stuttgart,  1898. 

J'ai  naguère  raconté  ici  (1)  de  quelle  façon  impré\aie  un  obscur 
musicien  allemand,  Ferdinand  Prager,  s'était  un  beau  jour  révélé  au 
monde  comme  l'ami  et  le  confident  de  Richard  Wagner.  Publiés  si- 
multanément en  Angleterre  et  en  Allemagne,  ses  Souvenirs  reprodui- 
saient de  nombreuses  lettres  de  l'auteur  de  Tristan,  toutes  remplies  à 
son  endroit  des  marques  de  la  plus  tendre  affection  ;  ce  qui  d'ailleurs 
n'empêchait  point  Prager  de  juger  avec  une  extrême  s('vérité  le  carac- 
tère de  son  ami,  qu'il  accusait,  entre  autres  choses,  d'avoir  été  un 
menteur,  un  lâche,  et  un  débauché.  Et  peut-être  ses  jugemens  au- 
raient-ils fait  foi,  si  M.  H.  S.  Chamberlain  n'avait  eu  la  bonne  fortune 
de  pouvoir  prouver  que  ce  soi-disant  «  confident  »  n'avait  jamais  entre- 
tenu avec  Wagner  que  des  relations  de  hasard,  que  la  plupart  de  ses 
récits  reposaient  sur  des  affirmations  inexactes,  et  qu'il  avait  même 
poussé  le  sans-gêne  jusqu'à  falsilier  quelques-unes  des  lettres  à  lui 
écrites,  jadis,  par  son  illustre  «  ami.  » 

Ce  sont  là  des  reproches  que  personne,  sans  doute,  ne  pourra 
adresser  à  un  autre  musicien  allemand  qui  vient,  lui  aussi,  de  se  révé- 
ler à  l'improviste  comme  l'ami  et  le  conlidcnt  de  Richard  Wagner,  et 
dont  les  Souvenirs  sont  en  train  de  produire,  dans  le  monde  musical, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  lo  novembre  18!):i. 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  émotion  pareille  à  celle  qu'y  ont  autrefois  produite  les  trop  ingé- 
nieux Souvenirs  de  Prager.  Les  nombreuses  lettres  de  Wagner  que 
reproduit  M.  Wendelin  Weissheimer  sont ,  suivant  toute  vraisem- 
blance, d'une  authenticité  absolue.  Et  je  ne  crois  pas  non  plus  qu'on 
puisse  contester  la  parfaite  exactitude  des  faits  qu'il  raconte,  encore 
qu'il  y  en  ait  trois  ou  quatre  sur  lesquels  sa  mémoire  l'a  peut-être 
trompé  :  car  on  a  peine  à  se  figurer,  par  exemple,  Wagner  écoutant 
avec  des  transports  d'enthousiasme,  une  soirée  durant,  la  partition 
de  la  Juive  déchiffrée  au  piano.  C'est  à  Starnberg,  en  1864,  qu'aurait 
eu  lieu  cette  scène  bizarre.  M.  Weissheimer  nous  dit  qu'il  avait  eu  avec 
son  ami,  ce  soir-là,  une  discussion  des  plus  chaudes  sur  les  Juifs,  que 
Wagner,  comme  on  sait,  tenait  pour  incapables  de  rien  «  créer  »  en 
musique  :  admirateur  passionné  de  Meyerbeer,  d'Halévy,  et  presque 
d'Offenbach,  le  jeune  musicien  avait  tout  mis  en  œuvre  pour  le  guérir 
d'une  erreur  aussi  monstrueuse,  lorsque  l'idée  lui  était  venue  de  s'as- 
seoir au  piano  et  de  jouer  la  Juive,  que,  fort  heureusement,  il  con- 
naissait par  cœur.  Et  Wagner  avait  écouté,  et  à  tout  instant  il  s'était 
écrié  :  «  Jouez  encore!  C'est  sublime!  Impossible  de  s'en  rassasier!  » 
Évidemment  l'auteur  du  Judaïsme  dans  la  Musique  était  converti.  «  Et 
malgré  cela,  ajoute  tristement  M.  Weissheimer,  il  fil  paraître,  cinq  ans 
après,  une  nouvelle  édition  de  sa  fameuse  brochure!  Mais  cette  réédi- 
tion fut  de  sa  part  une  simple  manœuvre  :  car  sur  le  terrain  de  la  tac- 
tique aussi  Wagner  était  un  grand  maître.  Après  la  représentation  des 
Maîtres  Chanteurs,  la  presse  avait  eu  un  retour  en  sa  faveur,  ce  qui  le 
contrariait  :  il  avait,  en  effet,  besoin  d'une  opposition  pour  réussir  plus 
\He.  Aussi  s'empressa-t-il  de  rééditer  son  Judaïsme  dans  la  Musique  : 
et  il  atteignit  d'ailleurs  parfaitement  son  but,  puisque  tout  de  suite 
tous  les  journaux  allemands  se  remirent  à  l'accabler  d'injures.  » 

Ces  quelques  lignes  suffiraient  à  montrer  que  M.  Weissheimer  ne 
se  laisse  pas  aveugler  par  l'amitié,  dans  les  jugemens  qu'il  porte  sur 
le  caractère  de  Wagner.  Son  livre,  comme  celui  de  Prager,  est  tout 
imprégné  d'une  amère  rancune  :  et  le  spectacle  est,  en  vérité,  curieux, 
de  ces  deux  hommes  qui,  après  s'être  posés  devant  nous  en  amis  du 
maître,  s'emploient  assidûment  à  nous  le  faire  détester.  Mais,  tandis 
que  la  rancune  de  Prager  tenait  à  miDe  petites  causes  inavouées,  celle  de 
M.  Weissheimer  s'étale  au  contraire,  avec  une  ingénuité  qui  nous  en 
découvre  aussitôt  le  motif  et  la  portée,  et  qui  finit  même  par  nous  la 
rendre  touchante.  Car  nous  hsons  bien,  dans  son  livre,  que  Wagner 
était  «  maître  en  tactique,  »  qu'il  était  prodigue  et  désordonné,  et  qu'il 
s'est  un  jour  presque  fâché,  parce  que  M""*  Cosima  de  Bulow  —  la  future 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  477 

t 

^jme  Wagner  —  avait  renversé  en  passant  une  de  ses  pipes  turques  : 
mais  ce  n'est  point  de  tout  cela  qu'il  lui  sait  mauvais  gré.  Il  lui  sait 
mauvais  gré,  simplement,  de  ne  l'avoir  pas  admis  à  partager  avec  lui 
le  succès  et  la  gloire,  après  l'avoir  eu  pour  compagnon  dans  ses  années 
de  lutte.  Il  aurait  voulu  que  Wagner  répondît  au  roi  de  Bavière,  quand 
celui-ci  lui  offrit  un  asile  où  il  pût  travailler,  et  un  théâtre  où  il  pût 
faire  jouer  son  œuvre  :  «  Sire,  je  n'accepterai  vos  faveurs  que  si  mon 
cher  Weissheimer  en  a  sa  part  aussi  !  » 

Je  n'exagère  pas.  Je  viens  de  relire  à  ce  point  de  vue  les  quatre  cents 
pages  du  volume,  et,  sauf  le  passage  que  j'ai  cité  sur  la  réédition  du 
Judaïsme  dans  la  Musique,  sauf  l'anecdote  de  la  pipe  trrque,  et  sauf 
quelques  exemples  de  la  facilité  avec  laquelle  Wagner  dépensait,  — 
ou  donnait,  —  son  argent,  je  n'ai  pu  trouver  que  deux  griefs  invoqués 
par  M.  Weissheimer  pour  justifier  la  rigueur  de  ses  appréciations  et  le 
ton  d'aigreur  dont  il  les  accompagne. 

Il  reproche,  d'abord,  à  Richard  Wagner  de  s'être  dédit  de  la  pro- 
messe qu'il  lui  avait  faite  d'assister  à  son  mariage.  Wagner  venait  alors 
de  s'installer  à  Munich,  dans  une  élégante  petite  maison  que  le  roi  de 
Ba-s-ière  avait  mise  à  sa  disposition:  M.  Weissheimer  était  chef  d'or- 
chestre au  théâtre  d'Augshourg,  et  allait  se  marier.  «  Wagner  se  réjouit 
fort  de  la  nouvelle  de  mon  prochain  mariage,  et  me  promit  aussitôt  d'y 
assister.  Puis  il  réfléchit  un  moment,  et  me  demanda  combien  de  per- 
sonnes j'avais  incitées  à  la  noce.  —  Fort  peu,  lui  répondis-je  :  car  nous 
voulons,  autant  que  possible,  rester  entre  nous.  —  Alors,  de  son  plein 
gré,  il  me  lit  une  proposition  qui,  naturellement,  me  ra\dt:  après  le 
mariage,  qui  aurait  lieu  à  Augsbourg  et  où  il  assisterait,  il  m'offrit  de 
nous  emmener,  ainsi  que  tous  nos  incités,  chez  lui  à  Munich,  où  il 
nous  ferait  préparer  un  dîner  de  circonstance,  et  où  ses  amis  les  Bulow 
viendraient  se  joindre  à  nous.  Je  fis  aussitôt  part  à  ma  fiancée  de  cette 
aimable  proposition.  Elle  me  répondit  avec  enthousiasme  :  «  Ah  !  quelle 
«  joie!  Le  bon  et  cher  Wagner!  »  Mais  voici  que,  la  veille  du  mariage, 
je  reçois  à  midi  le  télégramme  suivant  :  «  J'aurai  grand  plaisir  à  vous 
faire  demain  mes  vœux  de  bonheur,  ainsi  qu'à  votre  chère  fiancée  ; 
mais  il  me  sera  impossible  de  vous  recevoir  chez  moi  avec  vos  honorés 
hôtes,  car  je  me  sens  malade,  et  ai  besoin  d'un  repos  absolu.  »  Un 
second  télégramme,  qui  me  parvint  le  soir  à  sept  heures,  me  disait  : 
«  Je  viens  d'être  pris  d'une  lièvre  très  violente  :  impossible  d'être  avec 
vous  demain.  Désolé.  Wagner.  » 

Une  lettre  de  Hans  de  Bnlow,  reçue  deux  jours  après,  apprit  à 
M.  Weissheimer  que  Wagner  avait  été,  en  effet,  très  souffrant.  Et  Wag- 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ner,  dans  sa  lettre  suivante,  se  répandit  en  excuses  sur  ce  fâcheux 
contre  temps.  Mais  M.  Weissheimer  en  a,  aujourd'hui  encore,  après 
trente-quatre  ans,  l'âme  tout  ulcérée.  «  Qu'on  se  figure,  nous  dit-il, 
notre  étonnement  et  notre  embarras!  Toute  la  \ille  savait  que  Wagner 
devait  venir  à  notre  mariage  !  Et  ce  dîner,  dont  il  fallait  nous  occuper 
au  dernier  moment  1  » 

Le  second  grief  est  encore  plus  typique.  M.  Weissheimer,  comme 
je  l'ai  dit,  n'était  pas  seulement  l'ami,  mais  le  confrère  de  Richard 
Wagner.  Il  avait  composé  un  opéra,  Théodore  Kœrner,  sur  un  livret 
qu'avait  écrit  pour  lui  une  dame  de  ses  amies.  Et  il  avait  espéré  que 
Wagner,  admis  enfin  à  faire  jouer  les  Maîtres  Chanteurs  au  théâtre  de 
Munich,  userait  de  son  influence  pour  y  faire  jouer  aussi  son  Théodore 
Kœrner.  Mais  Wagner  s'était  excusé  :  avec  mille  complimens  sur  sa 
musique,  il  lui  avait  déclaré  que  le  livret  de  son  opéra  était  trop  mé- 
diocre, et  que  d'ailleurs  le  genre  môme  de  ce  livret  lui  rendait  difficile 
de  le  prendre,  à  ce  moment,  sous  sa  protection.  Quiconque  connaît  un 
peu  la  doctrine  wagnérienne  comprendra  qu'il  n'était,  en  effet,  guère 
possible  à  Wagner  d'associer  un  opéra  sur  Kœrner  à  l'expérience  dé- 
cisive qu'U  allait  tenter,  en  offrant  au  monde  ses  drames  nouveaux. 
M.  Weissheimer,  lui,  ne  l'a  point  compris  :  et  l'on  n'imagine  pas  avec 
quelle  violence  de  colère  et  d'indignation  il  nous  raconte,  en  quarante 
pages,  les  menus  épisodes  de  cette  «trahison  »  de  Wagner.  Il  affirme 
que  toutes  les  raisons  alléguées  par  son  illustre  ami  n'étaient  que  des 
prétextes;  peu  s'en  faut  qu'il  ne  les  mette  au  compte  de  la  jalousie. 
Ne  nous  dit- il  pas  que,  un  matin,  comme  U  jouait  à  Hans  de  Bulow 
des  fragmens  de  son  opéra,  dans  le  cabinet  de  Wagner,  le  domestique 
de  celui-ci  est  venu  le  prier  de  fermer  le  piano,  parce  que  son  maitre 
était  fatigué  et  avait  besoin  de  dormir? 

Voilà,  exactement,  sur  quoi  il  se  fonde  pour  nous  représenter  Wa-  \ 

gner  comme  un  faux  ami,  un  égoïste,  un  homme  incapable  de  rendre 
service  à  personne.  Et  ce  qu'U  y  a  de  plus  étrange  dans  son  aventure, 
ou  plutôt  de  plus  naturel  et  de  plus  humain,  c'est  que,  pour  mieux 
nous  convaincre  de  la  noirceur  d'âme  témoignée  par  son  ami  dans  ces 
deux  occasions,  il  s'évertue  à  nous  en  raconter  une  foule  d'autres  où 
Wagner,  au  contraire,  s'est  montré  à  son  égard  d'une  bonté,  d'une 
complaisance,  d'une  sollicitude  extrêmes.  Il  nous  le  fait  voirie  traitant 
en  frère,  s'intéressant  à  ses  travaux,  le  recommandant  comme  chef 
d'orchestre  —  et  recommandant  son  opéra  —  à  tous  les  directeurs  de 
théâtre  qu'U  rencontrait  dans  ses  voyages  ou,  pour  mieux  dire,  dans 
ses  fuites  affolées  à  travers  l'Allemagne. 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  479 

«  La  première  fois  que  j'allai  le  voir  à  Starnberg,  il  lit  servir  du 
Champagne  en  mon  honneur,  et  demanda  à  son  domestique  de  venir 
me  présenter  sa  femme  et  toute  sa  famille,  —  une  dizaine  de  per- 
sonnes dont  il  avait  pris  l'entretien  à  sa  charge  avant  même  que  l'in- 
tervention de  Louis  II  l'eût  tiré  de  la  misère.  Toute  la  nichée  fut  placée 
devant  moi,  par  rang  de  taille  ;  Wagner  leur  mit  en  main  un  verre  de 
Champagne,  et  tous,  les  uns  après  les  autres,  durent  trinquer  avec  moi 
et  boire  à  ma  santé.  Le  visage  de  Wagner  rayonnait  de  bonheur.  «  En- 
fin, me  dit-il,  enfin  la  destinée  me  permet  de  procurer  à  autrui  un 
plaisir  matériel  !  »  Et  tout  le  livre  est  rempli  de  traits  de  ce  genre, 
destinés  surtout  à  attester  l'affection  de  Wagner  pour  M.  Weissheimer, 
mais  qui  prouvent,  par  surcroît,  combien  Wagner  s'entendait  à  être 
bon  camarade.  Quoi  de  plus  touchant,  par  exemple,  que  sa  der- 
nière rencontre  avec  son  ami,  dans  un  corridor  du  théâtre  de  Munich, 
le  soir  de  la  répétition  générale  des  Maîtres  Chanteur<i7  M.  Weisshei- 
mer ne  l'avait  plus  revu  depuis  longtemps,  depuis  cotte  affaire  du 
Théodore  Kœrner  qu'il  ne  se  résignait  pas  à  lui  pardonner.  Soudain,  il 
l'aperçut  debout  devant  lui.  «  D'une  voix  infiniment  triste,  avec  une 
douceur  que  je  n'oublierai  jamais,  il  m'appela  par  mon  nom.  Puis  il 
me  saisit  les  mains,  et  me  regarda  sans  rien  dire.  »  Et  M.  Weissheimer 
ajoute  :  «  Jamais  plus  je  ne  l'ai  vu.  Après  ce  qui  s'était  passé  entre 
nous,  je  ne  me  sentais  plus  aucun  goût  pour  des  relations  qui  n'au- 
raient point  manqué  de  gâter  encore  la  belle  image  que,  jadis,  je 
m'étais  faite  de  Richard  Wagner.  » 

Ainsi  Wagner,  à  l'heure  du  triomphe,  a  vu  se  détacher  de  lui  un 
des  compagnons  de  ses  années  de  lutte.  Et  si  j'ai  tant  insisté  sur  cette 
dernière  partie  des  Souvenirs  de  M.  Weissheimer,  ce  n'est  pas  seule- 
ment parce  qu'elle  explique  comment,  à  son  insu  peut-être,  Fauteur 
s'est  trouvé  em})êché  par  ses  griefs  personnels  de  nous  offrir  une 
«  belle  image  »  de  son  glorieux  ami  :  c'est  aussi  parce  que  le  cas  de 
M.  Weissheimer  est  celui  de  bien  d'autres  anciens  amis  de  Wagner, 
qui,  depuis  vingt  ans,  plus  ou  moins  ouvertement,  avec  plus  ou  moins 
de  succès,  ont  essayé  de  nous  représenter  le  maître  de  Bayreuth  comme 
un  ingrat  et  un  faux  ami.  La  même  aventure  leur  est  arrivée  à  tous,  que 
M.  Weissheimer  nous  raconte,  avec  une  naïveté  et  une  bonne  foi  ad- 
mirables. Ayant  cru  en  Wagner,  dès  le  début,  ayant  ap[ilaudi  sa  mu- 
sique alors  que  la  masse  du  public  la  sifflait,  et  ayant  été,  en  récom- 
pense, autorisés  à  pénétrer  dans  son  intimité,  ils  se  sont  imaginé  que 
l'œuvre  wagnérienne  était  un  peu  leur  œuvre.  M.  Weissheimer,  par 
exemple,  n'est  pas  éloigné  de  se  poser  en  martyr  du  wagnérisme.  Il 


480  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'étend  avec  complaisance  sur  les  attaques  qu'il  a  eu  à  subir  de  la  part 
des  anti-wagnériens,  lorsqu'il  a  fait  jouer  sa  cantate,  le  Tombeau  de 
Busento,  et  sa  symphonie  romantique,  le  Chevalier  de  Toggenburg.  Et 
d'autres,  pendant  ce  temps,  souffraient  pour  Wagner,  en  écrivant  de^ 
articles  sur  lui,  en  courant  de  ville  en  ville  pour  acclamer  son  Lohen- 
grin,  ou  en  l'imàtant  à  dîner  et  en  le  logeant  sous  leur  toit.  A  tous 
Wagner  donnait,  en  échange,  mille  témoignages  de  reconnaissante 
amitié.  Il  se  sentait  seul,  sans  ressources,  entouré  d'ennemis  puissans 
et  adroits  :  le  moindre  signe  de  sympathie  lui  allait  au  cœur. 

Et  n'ayant  pas  même  le  moyen  d'offrir  à  M.  Weissheimer  le 
«  plaisir  matériel  »  d'un  verre  de  Champagne,  il  s'intéressait  à  son 
Tombeau  de  Busento,  il  recommandait  aux  directeurs  de  théâtre  son 
Théodore  Kœrner,  il  condescendait  à  s'extasier  avec  lui  sur  la  Juive  et 
sur  les  Huguenots.  Expansif  et  familier  par  nature,  il  ne  néghgeait 
rien  pour  se  maintenir  au  niveau  de  ses  amis.  Parfois  môme  il  leur 
empruntait  de  l'argent;  mais  souvent  aussi  il  leur  en  donnait.  Puis,  un 
jour,  brusquement,  miraculeusement,  les  circonstances  changèrent, 
et  une  vie  nouvelle  commença  pour  lui.  Il  se  trouva  chargé  de  réali- 
ser l'idéal  d'art  que,  vingt  ans  durant,  il  avait  rêvé.  Entreprise  im- 
mense, pour  laquelle  ce  n'était  pas  trop  de  tout  son  temps  et  de  toute 
sa  pensée.  Comment  s'étonner,  après  cela,  qu'il  n'ait  plus  été  en  état 
de  s'intéresser,  avec  autant  de  sollicitude  qu'autrefois,  aux  divers 
Busentos  de  ses  innombrables  amis?  Et  si  encore  ceux-ci  lui  avaient 
seulement  demandé  de  continuer  à  s'intéresser  à  leurs  Busentos!  Mais 
ils  entendaient  jouir  avec  lui  du  triomphe,  comme  ils  avaient  lutté, 
souffert  avec  lui.  Le  plus  sincèrement  du  monde  ils  estimaient  que  le 
roi  de  Bavière  les  avait  tous  appelés  à  sa  cour.  Et  quand  ils  s'aperce- 
vaient que  le  succès,  la  gloire,  la  faveur  royale  n'étaient  que  pour  le 
seul  Wagner,  la  déception  qu'ils  en  ressentaient  se  mêlait  invariable- 
ment d'un  peu  de  rancune.  N'est-ce  point  la  même  aventure  qui,  vingt 
ans  après,  arriva  encore  à  Frédéric  Nietzsche,  et  acheva  de  le  détacher 
de  Richard  Wagner  (1)?  Lui  aussi,  comme  M.  Weissheimer,  avait 
conscience  d'avoir  contribué  à  la  victoire  du  wagnérisme  :  lui  aussi  se 
plaignait  de  n'avoir  pas  la  part  de  récompense  qui  lui  était  due  ;  ou 
plutôt  il  ne  se  plaignait  point,  ayant  l'âme  trop  haute,  mais  ses  lettres 
et  le  récit  de  sa  sœur  attestent  clairement  la  souffrance  que  furent 
pour  lui,  en  1876,  ces  fêtes  de  Bayreuth,  où  tout  le  monde  s'occupait 
de  r Anneau  du  Nibelung,  et  personne,  de   son  livre   sur   Richard 

(1)  Voyez  la /{ei>Me  du  15  mai  1897. 


REVUES    ÉTRANGÈUES.  481 

Wagner.   Et  combien    d'autres  cas  semblables    on   pourrait  citer! 

Le  livre  de  M.  Weissheimer  se  trouve  ainsi  avoir  une  portée  plus 
générale  que  celle  qiie  l'auteur  a  voulu  lui  donner  :  il  nous  montre 
combien  de  petits  inconvéniens  s'attachent  au  métier  de  grand 
homme,  et  à  combien  de  hasards  est  exposée  l'amitié.  Mais  ce  n'est 
point  là,  sans  doute,  ce  qui  aura  attiré  sur  ce  livie  l'attention  du  monde 
musical  allemand.  J'imagine  plutôt  qu'on  aura  été  frappé  du  très 
grand  nombre  d'anecdotes  et  de  détails  curieux  rapportés  par 
M.  Weissheimer  sur  la  vie  intime  de  Wagner;  et  le  fait  est  que,  à  ce 
point  de  vue  aussi,  ses  Souvenirs  sont  parmi  les  plus  instructifs  qu'on 
nous  ait  offerts  depuis  de  longues  années.  Non  que  M.  Weissheimer 
ait  été  vraiment  ce  qu'on  peut  appeler  un  «  ami  »  de  Richard  Wagner, 
comme  l'ont  été  par  exemple  Liszt,  Bulow,  Rœckel  ou  Gobineau  ;  mais 
il  a  été  son  compagnon,  son  confident,  durant  une  des  périodes  les  plus 
importantes  de  sa  carrière,  et  une  de  celles  que,  jusqu'ici.,  ses  biogra- 
phes ont  le  plus  mal  connues. 

Il  occupait,  en  1862,  l'emploi  de  second  chef  d'orchestre  au  théâtre 
de  Mayence,  lorsque  Wagner  vint  s'installer  dans  un  endroit  voisin  de 
cette  ville,  à  Biebrich-sur-le-Rhin,  pour  y  écrire  le  poème  et  la  mu- 
sique des  Maîtres  Chanteurs.  Et  bien  que  Wagner  ne  fût  venu  à  Bie- 
brich  que  dans  l'espoir  d'y  travailler  en  silence,  il  ne  tarda  pas  ce- 
pendant à  se  lier  avec  son  jeune  confrère,  qui  d'ailleurs  l'admirait 
fort,  et  n'épargnait  rien  pour  lui  être  agréable.  Tous  les  soirs,  il  lui 
lisait  ce  qu'il  avait  écrit  dans  la  matinée  :  et  puis  on  dînait,  on  se  pro- 
menait au  bord  du  fleuve  ;  le  maître  évoquait  ses  souvenirs,  ou 
exposait  ses  projets.  M.  Weissheimer  a  pu,  de  cette  manière,  non 
seulement  assister  presque  jour  par  jour  à  l'enfantement  de  l'œuvre 
nouvelle,  mais  recueilhr  aussi  une  foule  de  particularités  intéressantes 
sur  le  caractère,  les  opinions,  les  procédés  de  travail  de  Richard 
Wagner.  Et  sans  doute  en  aurait-il  recueUU  et  nous  en  aurait-il  transmis 
davantage  encore,  s'il  avait  été  moins  constamment  préoccupé  de  se 
mettre  lui-même  en  valeur  :  car  on  n'imagine  pas  la  place  que  tenaient 
Busento  et  la  symphonie  de  Toggenburg  dans  ses  conversations  avec 
l'auteur  des  Maîtres  Chanteurs,  ni  la  place  qu'ils  tiennent  dans  ses 
Souvenirs.  Ilnousy  parle  môme  de  la  «  profonde  impression  »  éprouvée 
par  Wagner  en  écoulant  la  musique  composée  jadis  par  lui,  M.  \\'oiss- 
hcimer,  sur  le  poème  de  Tristan  et  /solde  !  Mais  son  hvre,  tel  qu'il 
est,  nous  apporte  vraiment  un  témoignage  précieux  sur  le  séjour  de 
Wagner  à  Hiebrich,  et,  d'une  façon  générale,  sur  ces  premières  années 
TOME  CXLVni.  —  d8'J8.  31 


482  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

du  retour  du  maître  en  Allemagne  qui  furent,  peut-être,  l'époque  la 
plus  sombre,  la  plus  dure,  la  plus  découragée  de  sa  xie. 

II  nous  apprend,  par  exemple,  que,  dès  novembre  1861,  Wagner 
avait  entièrement  écrit,  en  prose,  le  livret  des  Maîtres  Chanteurs.  Il  le 
récrivit  en  vers,  durant  les  deux  mois  suivans,  à  Paris,  où  le  prince  de 
Metternich  avait  mis  à  sa  disposition  un  pa^^llon  au  fond  du  jardin  de 
l'ambassade  d'Autriche.  Mais  Paris  était  trop  coûteux,  trop  fiévreux 
aussi  :  et  c'est  à  Biebrich  qu'il  composa  la  partition  de  son  opéra.  II  en 
composa  d'abord  l'ouverture,  puis  les  premières  scènes  du  premier  acte, 
et  ainsi  de  suite,  procédant  avec  un  ordre  si  méticuleux  que  pas  une  fois 
il  ne  voulut  aborder  une  scène  avant  d'avoir  entièrement  fini  la  précé- 
dente. Au  contraire  de  beaucoup  d'autres  musiciens,  n  ne  pouvait  com- 
poser qu'au  piano;  jamais  U  n'écrivait  une  mesure  avant  de  l'avoir  jouée 
et  rejouée  ;  M.  Weissheimer  raconte  même  qu'il  avait  fait  placer  sur  son 
piano  une  sorte  de  pupitre,  de  façon  à  pouvoir  noter  d'une  main  les 
accords  qu'il  essayait  de  l'autre.  Et  ni  le  temps,  ni  la  peine  ne  lui  coû- 
taient pour  mettre  au  point  une  sorte  de  première  esquisse  de  sa  mu- 
sique, qu'il  se  bornait  ensuite  à  transcrire  avec  tout  le  développement 
nécessaire,  sans  presque  jamais  en  modifier  le  fond.  C'est  ainsi  que  non 
seulement  l'ouverture  des  Maîtres  Chanteurs  fut  esquissée  en  entier 
avant  qu'une  note  fût  écrite  de  la  suite  de  l'opéra,  mais  M.  Weissheimer 
assure  qu'en  l'instrumentant,  plus  tard,  Wagner  n'y  fit  pas  le  moindre 
changement.  Cette  page  admirable  naquit  telle,  du  premier  coup,  que 
nous  la  connaissons  aujourd'hui.  Et  que  les  wagnériens  ne  se  fâchent 
pas  de  l'expression  d'opéra,  appliquée  ici  aux  Maîtres  Chanteurs!  Wag- 
ner lui-même  ne  manquait  pas  une  occasion  de  déclarer  que  cette  pièce 
n'était  pas  un  drame,  comme  Tristan  ou  la  Walku7'e,  mais  une  œuvre 
de  divertissement,  comme  les  Noces  de  Figaro  ou  la  Flûte  enchantée.  Il 
parlait  dans  ses  lettres  de  «  l'air  de  Pogner,  »  du  «  duo  d'Eva  et  de 
Sachs.  »Ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  se  rendre  bien  compte  de  l'excep- 
tionnelle valeur  artistique  des  Maîtres  Chanteurs,  ainsi  que  le  prouve 
une  lettre  qu'il  écrivait  à  M.  Weissheimer  le  22  mai  J862,  jour  anni- 
versaire de  sa  naissance  :  «  Depuis  ce  matin,  y  disait-il,  je  sais  à  coup 
sûr  que  les  Maîtres  Chanteurs  seront  mon  chef-d'œuvre.  » 

II  y  aurait  encore  à  noter  bien  d'autres  renseignemens  curieux. 
Sait-on,  par  exemple,  que  c'est  à  la  demande  de  Napoléon  III  que 
Wagner,  en  1861,  a  obtenu  le  pardon  du  roi  de  Saxe  et  l'autorisation 
de  rentrer  en  Allemagne?  Sait-on  que  le  Prélude  de  Lohengrin n'éinit  à 
l'origine  que  Vadagio  d'une  grande   Ouverture,  aussi  développée  que 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  483 

le  sont  celles  de  Taiinhauser  et  du  IluUandais  volantl  Sait-on  que  les 
paroles  des  Cinq  Poèmes,  généralement  attribuées  à  Wagner,  sont 
d'une  dame  de  ses  amies,  M""*  Wesendonck? 

M.  Weissheimer  a  eu  aussi  l'occasion  de  connaître,  à  Biebrich,  la 
première  femme  de  Wagner,  dont  le  caractère  et  le  rôle  ont  été  si  di- 
versement appréciés  par  les  biographes  du  maître.  EUe  revenait  de 
Dresde,  où  elle  avait  passé  plusieurs  mois  :  et  son  mari  fut  d'abord  en- 
chanté de  la  revoir.  Mais  quelques  heures  suffirent  pour  aviver,  de 
nouveau,  le  désaccord  de  leurs  sentimens  et  de  leurs  pensées.  «  Après 
le  dîner,  qu'il  avait  tenu  à  préparer  lui-même,  et  pendant  lequel  il 
s'était  montré  plein  de  tendres  égards,  Wagner  lut  à  sa  femme  le 
poème  des  Maîtres  Chanteurs.  Et  d'abord  tout  alla  bi^^n,  encore  que 
jjmc  Minna  interrompît  un  peu  trop  souvent  la  lecture  pour  poser  des 
questions  assez  inutiles.  Mais,  au  commencement  du  second  acte, 
comme  Wagner  lui  décrivait  le  décor  de  la  scène,  à  droite  l'atelier  de 
Sachs,  à  gauche  la  maison  de  Pogner  :  —  «  Et  ici  le  public  ;  »  s'écria-t-elle, 
en  même  temps  qu'elle  faisait  rouler  une  boulette  de  pain  sur  le  ma- 
nuscrit. La  lecture  en  resta  là.  »  M"""  Minna  Wagner  n'était  guère  dis- 
posée, du  reste,  à  goûter  les  Maîtres  Chanteurs.  Dans  toute  l'œuvre  de 
son  mari,  eUe  ne  goûtait  que  Rienzi.  «  Ah  !  si  Richard  pouvait  encore 
écrire  un  ou  deux  opéras  comme  celui-là!  »  disait-elle  avec  un  accent 
de  regret.  Elle  repartit  pour  Dresde  dès  la  semaine  suivante. 

Mais  ce  qui  donne  surtout  aux  Souvenirs  de  M.  Weissheimer  la  va- 
leur d'un  document  biographique  très  précieux,  c'est  qu'Us  nous  font 
voir  avec  une  évidence  saisissante  combien  la  situation  matérielle  et 
morale  de  Wagner  était  désespérée,  lorsque  se  produisit  la  miracu- 
leuse intervention  du  jeune  roi  de  Bavière.  On  n'imagine  pas  une  mi- 
sère plus  profonde,  ni  un  découragement  plus  complet.  Il  y  eut  des 
semaines  où  Wagner  se  trouva,  littéralement,  sans  asile,  faute  de  pou- 
voir payer  des  loyers  échus.  11  y  eut  des  jours  où  il  songea  à  aban- 
donner son  art,  pour  donner  des  leçons  ou  apprendre  un  métier  ma- 
nuel. Et  il  avait  cinquante  ans,  U  était  malade,  il  devait  pourvoir  à 
l'entretien  de  sa  femme  1  Toutes  ses  lettres  de  cette  période  ne  sont 
qu'un  cri  de  détresse.  «  Je  me  demande  avec  terreur  comment  je 
pourrai  vivre  jusqu'à  la  fin  du  mois,  »  écrit-U  à  M.  Wcisshoimer  le 
12  octobre  1862.  «  De  mon  aballement,  —  lisons-nous  dans  une  autre 
lettre,  —  de  la  façon  dont  la  vie  m'est  à  charge,  vous  ne  sauriez  vous 
faire  une  idée...  Toutes  les  issues  sont  fermées  autour  de  moi;  et  la 
seule  chose  qui  pourrait  me  consoler,  le  travaD,  m'est  désormais  im- 
possible. »  Et  de  jour  en  jour  l'horizoni  s'obscurcit.  «  Je  suis  un 


484  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

homme  perdu,  écrit-il  de  nouveau  le  10  juillet  1863...  Il  n'y  a  plus  de 
place  pour  moi  dans  ce  monde,  je  n  ai  plus  de  goût  pour  rien,  pour 
l'art  ni  pour  la  vie.  Tant  de  secousses  et  le  sentiment  de  mon  impuis- 
sance m'ont  anéanti.  »  Lorsque  le  secrétaire  aulique  du  roi  de  Ba- 
vière vint  lui  apporter  les  offres  de  son  maître,  il  le  trouva,  à  Stuttgart, 
dans  une  chambre  d'hôtel,  occupé  à  faire  ses  malles  pour  quitter  l'Al- 
lemagne :  ses  créanciers  avaient  obtenu  contre  lui  un  mandat  d'arrêt! 
M.  Weissheimer  lui  a  rendu  plus  d'un  service,  durant  ces  cruelles 
années.  Il  a  organisé  un  concert  à  son  bénéfice,  il  l'a  recommandé  à 
des  éditeurs,  il  a  même  mendié  pour  lui,  —  d'ailleurs  sans  résultat,  — 
dans  les  rues  de  Wiesbaden.  Et  personne  ne  trouvera  mauvais  qu'il 
s'en  fasse  honneur.  Pourquoi  seulement  n'a-t-il  pas  rendu  à  son  ami 
le  service  suprême  d'oubher  l'affaire  de  la  noce  et  celle  du  Kœrner? 
Pourquoi  n'a-t-il  pas  tiré  un  meilleur  parti  de  la  leçon  que  lui  don- 
nait, à  Munich,  durant  les  répétitions  des  Maîtres  Chanteurs,  son  con- 
frère et  ami,  Félix  Drœseke,  qui  avait  été,  lui  aussi,  un  wagnérien 
de  la  première  heure?  «  Sans  doute,  disait  ce  sage,  le  commerce  de 
Wagner  n'a  en  ce  moment  pour  nous  rien  de  bien  agréable  ;  mais 
plus  tard,  dans  trente  ou  quarante  ans,  comme  le  monde  entier  nous 
enviera  d'avoir  été  ses  amis  !  » 

T.  DE  Wyzewa. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  juillet. 

Le  ministère  Brisson  est  embarqué  j[)our  une  traversée  plus  ou 
moins  longue,  longue  peut-être.  Il  a  débuté  par  une  majorité  de 
86  voix,  ce  qui  est  sans  doute  plus  qu'il  n'espérait,  et  plus  même  qu'il 
n'aurait  été  désirable  pour  lui,  s'il  préfère  la  solidité  à  la  quantité. 
Le  ministère  MéUne  a  commencé  par  une  majorité  faible,  qui  a  été 
sans  cesse  en  grandissant,  et  qui,  même  après  l'épreuve  électorale,  ne 
s'est  pas  démentie  :  celle  de  M.  Brisson  ne  peut  guère  augmenter,  mais 
elle  peut  diminuer.  On  connaît  l'histoire  de  ce  directeur  de  théâtre  qui, 
pour  faire  mieux  sentir  l'étendue  de  son  succès,  disait  qu'il  faisait 
plus  que  le  maximum.  Ces  sortes  de  réussites  se  produisent  quelque- 
fois au  Palais-Bourbon,  mais  elles  n'ont  pas  toujours  de  lendemain. 

La  majorité  de  M.  Brisson  s'explique  par  deux  motifs.  Le  premier 
est  l'échec  des  combinaisons  modérées  qui  avaient  précédé  la  sienne. 
On  n'a  pas  encore  très  bien  compris  pourquoi  M.  Ribot,  chargé  de 
former  un  ministère,  est  allé  faire  des  offres  à  MM.  Sarrien  et  Peytral, 
qui  étaient  absolument  décidés  à  les  décliner.  L'un  et  l'autre  se  réser- 
vaient pour  un  cabinet  radical.  Les  ministères  composites,  de  con- 
ciliation ou  de  concentration,  sont  passés  de  mode.  Si  M.  Ribot  avait 
pris  son  parti  de  faire  un  ministère  de  Centre,  sans  entente  avec  les 
radicaux  plus  ou  moins  teintés  de  socialisme,  il  aurait  réussi  sans  la 
moindre  peine  et  il  aurait  eu,  le  lendemain,  une  majorité  tout  aussi 
nombreuse  que  celle  de  M.  Brisson.  Elle  aurait  été  composée  d'élémens 
un  peu  différens,  mais  pour  le  moins  aussi  fermes.  L'échec  de  M.  Bibot, 
suivi  bientôt  des  allées  et  venues  d'un  certain  nombre  de  progres- 
sistes qui  se  livraient  à  des  flirts  capricieux  avec  les  radicaux,  a  aug- 
menté le  désordre  moral.  Les  radicaux,  après  avoir  suffisamment  com- 
promis deux  ou  trois  modérés,  leur  ont  adressé,  —  sans  y  mettre 
d'ailleurs  aucune  forme,  —  une  sorte  de  :  «  Bonsdir,  messieurs!  »  Il 
était  dil'licile  d'être  plus  nettement  congédié.  Le  parti  progressiste  s'ea 


486  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  trouvé  affaibli,  comme  l'est  toujours  un  parti  qui  n'a  pas  compris 
une  situation,  et  qui  n'a  pas  vu  ce  que  tout  le  monde  voyait.  Les 
radicaux,  dans  ces  manœuvres  préliminaires,  ont  montré  une  supé- 
riorité qu'il  serait  injuste  de  méconnaître.  Tous  leurs  plans  ont 
réussi.  Le  tour  une  fois  joué,  —  et  c'est  la  seconde  explication  de 
leur  succès  parlementaire,  —  ils  ont  adopté  purement  et  simplement 
le  programme  des  modérés.  M.  Brisson  est  venu  lire  à  la  tribune  une 
déclaration  si  édulcorée  que  M.  Camille  Krantz  a  déclaré  qu'elle  aurait 
pu  être  signée  de  M.  Méline.  C'était  faire  tort  à  ce  dernier.  Les  radi- 
caux estiment  que,  lorsqu'ils  sont  de  leurs  personnes  au  pouvoir, 
leurs  amis  ont  des  garanties  suffisantes  pour  n'avoir  plus  besoin  de 
réformes  :  aussi  n'en  font-ils  aucune.  La  démocratie  doit  être  satis- 
faite, puisqu'ils  sont  satisfaits.  Au  contraire,  lorsque  les  modérés 
sont  aux  affaires,  les  radicaux  les  poussent,  les  objurguent,  les  pres- 
sent, les  débordent,  les  entraînent,  et  alors  on  fait  quelques  réformes. 
Il  est  vrai  que  les  radicaux  les  déclarent  aussitôt  insignifiantes.  Mais 
quand  en  feront-ils  autant? 

Le  programme  politique  de  M.  Brisson  a  d'ailleurs  passé  à  peu  près 
inaperçu.  On  a  refusé  de  le  regarder,  parce  qu'on  l'avait  déjci  trop  vu, 
et  trop  souvent.  Nous  nous  rappelons  le  temps,  —  il  date,  à  la  vérité, 
de  quelques  années,  —  où  l'on  attachait  de  l'importance  aux  décla- 
rations ministérielles.  Elles  étaient  les  manifestes  des  partis  qui 
arrivaient  de  haute  lutte  au  gouvernement.  Le  pays  se  passionnait 
pour  ou  contre,  et  les  Chambres  étaient  l'organe  naturel  de  ces  pas- 
sions diverses.  Il  y  avait  alors,  dans  la  vie  politique,  un  fond  sérieux 
qui  n'existe  plus  aujourd'hui.  Une  quinzaine  d'années  de  concentra- 
tion républicaine  ont  changé  tout  cela.  On  a  vn  se  succéder  dix,  vingt 
ministères  qui  se  ressemblaient  comme  des  frères,  et,  à  partir  de  ce 
moment,  la  littérature  politique  est  tombée  dans  une  banalité  qui 
n'est  pas  exempte  de  fadeur.  Il  y  a  là,  sauf  la  différence  des  genres, 
quelque  chose  de  comparable  à  ce  qui  est  arrivé  à  notre  tragédie  clas- 
sique qui,  autrefois  faite  de  génie,  a  été  faite  ensuite  de  procédé,  et  a 
conservé  sa  plasticité  extérieure  après  avoir  perdu  sa  vie  intérieure. 
Tous  les  ministères  se  ressemblant,  toutes  les  déclarations  ministé- 
rielles devaient  se  ressembler  aussi.  De  cette  uniformité  est  né  un  grand 
ennui.  Nous  avons  traversé  une  période  politique  où  tout  était  vague, 
flottant,  indéterminé.  On  pouvait  croire  que  la  fin  de  la  concentration 
serait  aussi  la  fin  de  cette  phraséologie,  à  peine  supportable  dans  le 
Jownal  Officiel,  que  personne  ne  lit.  Avec  l'avènement  de  partis  tran- 
chés, se  succédant  aux  affaires,  on  pouvait  espérer  des  programmes 


REVUE.    CHRONIQUE.  487 

plus  précis.  On  allait  enfin  sortir  de  la  ouate.  QueUe  illusion  !  Les  mœurs 
littéraires  survivent  quelque  temps  encore  aux  circonstances  qui  les 
ont  fait  naître  et  les  ont  entretenues.  Il  y  a  aujourd'hui  deux  partis  dans 
la  république  :  le  parti  socialiste  qui,  pris  dans  sa  masse,  aime  mieux 
s'appeler  radical,  et  le  parti  modéré  qui  aime  mieux  s'appeler  progres- 
siste. Leurs  tendances  sont  différentes,  mais  leur  langage  est  le  même. 
Lorsque  le  parti  radical-socialiste  arrive  au  pouvoir,  U  balbutie  le  pro- 
gramme modéré  ;  et  lorsque  c'est  le  tour  du  parti  modéré-progressiste, 
il  éprouve  le  besoin  de  se  mettre  un  panache  tirant  sur  le  rouge,  sans 
réaliser  pourtant  cette  couleur  dans  tout  son  éclat.  Chaque  parti  fait 
la  poKtique  de  l'autre.  Si  M.  Brisson  avait  été  lui-même,  et  s'était 
montré  tel  quel,  il  n'aurait  certainement  pas  eu  86  voix  de  majorité. 
Cela  veut-il  dire  que  les  hommes  du  Centre  se  laissent  tromper 
aux  apparences  qu'on  leur  montre?  Non,  certes.  Ils  savent  fort  bien 
à  quoi  s'en  tenir  sur  la  réalité  des  choses  et  sur  la  quaUté  des  per- 
sonnes. Mais  ils  se  contentent  des  dehors.  C'est  un  jeu  qu'ils  jouent,  et 
qu'on  joue  avec  eux.  Les  augures  en  rient.  Le  pays  en  est  dupe:  le 
sera-t-il  toujours? 

Le  programme  radical,  au  cours  des  élections  dernières,  se  com- 
posait, à  côté  des  fioritures  accessoires,  d'un  article  essentiel  qui  était 
l'impôt  global  et  progressif  sur  le  revenu.  C'est  avec  ces  deux  adjectifs 
joints  qu'un  nombre  notable  de  candidats  ont  remporté  la  ^àctoire.  Nous 
mettons  de  côtelés  équivoques  qu'ils  ont  très  déloyalement  présentées 
aux  électeurs.  Ils  ont  laissé,  ou  plutôt  ils  ont  fait  croire  que  les  contri- 
buables qui  n'avaient  pas  un  certain  chiffre  de  revenu  net  ne  paieraient 
plus  d'impôts  du  tout.  Le  chiffre  adopté  était  généralement  2  500  francs  : 
toutefois  il  variait  suivant  les  régions.  Mais  c'est  la  partie  empirique  et 
grossière  de  la  proposition,  et  ce  n'est  pas  celle  qui  aujourd'hui  mé- 
rite le  plus  d'être  retenue.  Il  peut  y  avoir  diverses  manières  d'éta- 
blir l'impôt  sur  le  ou  les  revenus,  et  il  n'est  pas  impossible  de  s'en- 
tendre à  ce  sujet  entre  esprits  libéraux  ;  mais  les  radicaux  se  sont 
eux-mêmes  assujettis  à  un  système  unique,  en  proclamant  que  cet  im- 
pôt serait  global  et  qu'O  serait  progressif. 

Vilain  mot,  au  point  de  vue  de  la  langue,  que  celui  de  global  I 
M.  Doumer,  auquel  on  l'attribuait,  ne  manquait  jamais  une  occasion 
de  le  répudier  :  pourtant  il  a  prévalu.  Il  signifie  qu'on  prend  le  revenu 
dans  son  ensemble,  dans  sa  totahté,  en  vue  de  lui  imposer  une  taxe 
qui  ne  fait  aucune  distinction  entre  les  revenus  divers,  et  par  exemple 
entre  ceux  du  capital  et  ceux  du  travail.  Monstrueuse  iniquité,  sans 
aucun  doute  !  Elle  est  encore  aggravée  par  le  fait  que  le  revenu  d'en- 


488 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


semble  d'un  contribuable  ne  peut  pas  être  évalué  d'après  des  signes 
extérieurs,  et  qu'il  faut  iné^dtable^lent  recourir,  pour  cela,  soit  à  une 
déclaration  qu'on  contrôle,  soit  à  une  taxation  administrative  arbi- 
traire. M.  Doumer  ne  répudiait  pas  ces  conséquences  :  il  n'en  est  pas 
de  même  de  ses  successeurs.  Devant  les  protestations  qu'ils  ont  sou- 
levées, et  les  critiqpies  qu'ils  ont  provoquées,  ils  ont  reculé  peu  à 
peu.  Ils  ont  conservé  pour  les  électeurs  ce  mot  d'impôt  global,  qui 
avait  eu  prise  sur  leurs  esprits,  au  moins  dans  certaines  régions  ;  mais, 
en  fait,  ils  ont  commencé  à  admettre  la  distinction  entre  les  diverses 
sources  de  revenus.  Dès  lors,  que  devenait  le  principe  de  la  globa- 
lité? A  mesure  qu'ils  remaniaient  leurs  projets  primitifs  afin  de  les 
rendre  plus  acceptables,  les  radicaux  ont  renoncé  aux  principes  d'où 
ils  étaient  partis.  Autant  qu'on  peut  comprendre  la  déclaration  minis- 
térielle, il  ne  s'agit  plus  aujourd'hui  de  l'impôt  sur  le  revenu  qu'avait 
proposé  M.  Doumer,  mais  de  l'impôt  sur  les  revenus  qu'avaient  pré- 
paré MM.  Burdeau  et  Ribot.  Dans  notre  système  fiscal  actuel,  il  y  a 
le  germe  d'un  impôt  général  fondé  sur  les  signes  extérieurs  de  la  -j 

richesse  :    c'est  l'impôt  personnel  mobilier,   et  celui  des    portes  et  | 

fenêtres.  On  les  conserve,  en  changeant  leur  nom  et  en  modifiant  leur 
assiette.  C'est  un  abandon  complet  du  programme  initial.  Nous  ne 
reprochons  pas  aux  radicaux  d'avoir  abandonné  ce  programme,  mais 
seulement  de  ne  l'avoir  pas  dit  plus  tôt.  Ils  ont  fait  leur  campagne 
électorale  sur  un  mensonge.  Ils  ont  donné  aux  électeurs  naïfs  des 
espérances  qui  ne  peuvent  pas  se  réaliser.  Bien  plus,  ils  renoncent 
maintenant,  ou  du  moins  ils  paraissent  renoncer  à  la  progression, 
puisqu'ils  ne  parlent  plus  que  de  dégression.  Si  l'on  entend  par  dé- 
gression,  une  modération  de  taxe  pour  les  contribuables  les  moins  for- 
tunés, ce  n'est  plus  là  un  principe,  mais  c'est  un  expédient  pratique, 
sur  lequel  on  peut  se  mettre  d'accord.  Et  surtout  ce  n'est  pas  une 
chose  nouvelle.  Si,  au  contraire,  par  dégression,  on  entend  la  môme 
chose  que  par  progression  ;  si  on  se  contente  de  prendre  le  fait  à 
rebours  pour  arriver  au  même  résultat  ;  si,  au  lieu  d'adopter  l'échelle 
ascendante,  on  adopte  l'échelle  descendante  ;  si  l'on  change  seulement 
un  adjectif  dans  l'espoir  d'égarer  une  majorité  complaisante  ou  défail- 
lante, alors  on  crée  une  équivoque  nouvelle,  et,  cette  fois,  c'est  à  l'esprit 
de  la  Chambre  qu'on  cherche  à  faire  illusion.  Il  y  a  encore  trop  d'obscu- 
rités, en  tout  cela,  pour  qu'on  puisse  dès  aujourd'hui  porter  un  juge- 
ment définitif.  Le  ministère  Brisson  a  tenu  le  langage  des  modérés; 
mais  ses  projets  de  loi  seuls  nous  éclaireront,  lorsqu'il  les  déposera, 
sur  ses  intentions  véritables.  Il  a  pris  le  temps  de  réfléchir,  de  son- 


REVLE.    —   CIIUOMOLE.  489 

der  le  terrain,  d'éprouver  les  résistances.  Le  projet  de  loi  sur  les 
quatre  contributions  est  identique  à  celui  des  années  précédentes  : 
l'impôt  personnel-mobilier  et  l'impôt  des  portes  et  fenêtres  y  figurent 
eux-mêmes  dans  les  mêmes  conditions  qu'autrefois.  Nul  ne  peut  dire 
ce  que  sera  l'avenir,  et  M.  Brisson  y  serait  peut-être  aussi  embarrassé 
que  nous;  mais,  pour  le  moment,  il  a  jugé  ne  pouvoir  subsister  qu'à 
la  condition  expresse  de  parler  et  d'agir  comme  ses  devanciers.  Il 
était  difficile  de  donner  une  démonstration  plus  éclatante  à  ce  fait, 
d'ailleurs  incontestable,  que  le  programme  radical  n'a  pas  de  majo- 
rité au  Palais-Bourbon.  Pour  en  avoir  une,  les  radicaux  sont  obligés 
de  l'abandonner. 

Dès  lors,  on  se  demande  ce  qu'ils  sont  venus  fau^e  au  pouvoir,  et 
c'est  une  question  à  laquelle  il  est  difficile  de  se  faire  à  soi-même  une 
réponse  satisfaisante.  Nous  ne  voulons  pas  revenir  sur  les  détails  de  la 
crise  ministérielle  :  ils  sont  déjà  un  peu  anciens.  On  nous  permettra 
néanmoins  d'y  signaler  une  innovation  qui  n'est  pas  très  heureuse.  C'est 
la  première  fois  que  le  chef  de  l'État  a  donné  à  des  hommes  politiques 
chargés  de  former  un  ministère  ce  qu'on  a  appelé  dans  la  presse  un 
mandat  Umité,  et  c'est  la  première  fois  que  des  hommes  politiques  ont 
accepté  un  mandat  dans  des  conditions  aussi  étroites.  Jusqu'à  ce  jour 
un  homme  pohtique,  après  avoir  causé  avec  le  chef  de  l'Etat  et  lui  avoir 
fait  connaître  ses  vues,  était  chargé  purement  et  simplement,  si  ses 
vues  inspiraient  confiance,  de  former  un  cabinet  à  ses  risques  et  périls. 
Le  chef  de  l'État  irresponsable  n'allait  pas  plus  loin  ;  il  se  gardait  bien 
d'indiquer  lui-même  ce  que  devrait  être  la  combinaison  à  laquelle  il 
convenait  de  s'arrêter.  C'est  pourtant  ce  qui  est  arrivé  avec  deux  des 
hommes  pohtiques  que  M.  Félix  Faure  a  fait  appeler  à  l'Elysée, 
M.  Sarrien  et  M.  Peytral.  11  les  a  chargés  de  former,  s'ils  pouvaient  y 
réussir,  un  ministère  de  concihation,  mais  rien  qu'un  ministère  de 
conciliation.  S'ils  y  échouaient,  et  s'il  fallait  en  venir  à  un  ministère 
homogène,  M.  le  Président  de  la  République  avait  d'autres  candidats 
pour  le  constituer.  M.  Sarrien  et  M.  Peytral  se  sont  usés  en  efforts  in- 
fructueux. Peut-être  n'est-ce  pas  ainsi  qu'il  faut  parler  pour  être  tout  à 
fait  exact.  MM.  Sarrien  et  Peytral  ne  se  sont  pas  uses,  puisqu'ils  font 
partie  l'un  et  l'autre  du  ministère  actuel,  et  les  efforts  du  second  n'ont 
été  infructueux  que  parce  qu'il  l'a  bien  voulu.  Il  ne  dépendait  que  de  lui 
de  faire  un  ministère  de  conciliation  avec  deux  ou  trois  progressistes, 
égarés,  à  la  vérité,  et  un  peu  en  rupture  de  ban.  mais  qui  n'étaient  pas 
les  premiers  venus.  Quand  il  s'est  vu  sur  le  point  de  conclure,  il  a 
imaginé  lui-môme  un  empêchement  à  sa  combinaison,  et  s'est  em- 


490  REVTE  DES  DEUX  MONDES. 

pressé  d'en  faire  part  à  M.  le  Président  de  la  République.  Pourquoi 
celui-ci  n'a-t-il  pas  chargé  alors  M.  Peytral  lui-même  de  faire  un  mi- 
nistère comme  il  l'entendrait?  Pourquoi  n'en  avait-il  pas  chargé  au- 
paravant M.  Sarrien?  Pourquoi  a-t-il  eu  recours  à  M.  Brisson?  Mystère, 
profond  et  obscur  mystère  I  II  serait  impossible  d'en  trouver  la  clé 
dans  les  manifestations  parlementaires.  La  Chambre  nouvelle  n'en 
avait  pas  encore  fait  beaucoup;  le  temps  lui  avait  manqué  pour  cela; 
cependant  elle  en  avait  fait  trois  contre  M.  Brisson.  M.  Brisson  était 
jusqu'alors  le  seul  homme  qui  eût  été  mis  en  minorité  par  elle.  Per- 
sonne n'aurait  pu  imaginer  que  cela  même  le  désignerait  aux  préfé- 
rences de  M.  le  Président  de  la  République.  Si  les  scrutins  pour  l'élec- 
tion présidentielle  avaient  tourné  autrement,  et  si  M.  Paul  Deschanel, 
au  lieu  d'être  trois  fois  élu,  avait  été  trois  fois  battu,  on  aurait  été 
stupéfait  de  voir  M.  le  Président  de  la  République  lui  confier  le  soin  de 
faire  un  cabinet.  Nous  pensons  même  que,  par  convenance  person- 
nelle, M.  Deschanel  aurait  refusé  d'entrer  dans  aucun,  quand  même 
on  lui  aurait  demandé  de  le  faire.  Faut-il  croire  que,  lorsqu'il  s'agit  des 
radicaux,  il  n'y  a  plus  aucune  règle,  et  que  ce  qui  serait  une  contre- 
indication  à  l'égard  des  autres  devienne  une  investiture  pour  eux? 
Même  en  admettant  l'opportunité,  —  que  nous  nions,  —  de  constituer 
aujourd'hui  un  gouvernement  radical,  M.  Brisson  était  le  moint^  qua- 
lifié de  tous  pour  le  présider.  Il  ne  s'agit  pas  de  l'homme  ici;  M.  Bris- 
son ne  nous  déplaît  pas  plus  qu'un  autre  ;  mais  le  choix  qui  a  été  fait 
de  lui  montre  une  fois  de  plus  qu'après  avoir  tenu  peu  de  compte  des 
manifestations  électorales  du  pays,  on  n'en  a  pas  tenu  davantage  des 
manifestations  parlementaires  de  la  Chambre.  Et  cela  n'est  pas  sans 
gra^dté. 

L'avènement  des  radicaux  n'est  donc,  à  aucun  degré,  celui  d'une 
poUtique.  Il  vaudrait  mieux  pour  les  progressistes  avoir  en  face  d'eux 
une  politique  franche  et  avouée,  parce  qu'ils  pourraient  la  combattre 
franchement  et  ouvertement  :  mais  les  choses  ne  se  présentent  pas  ainsi. 
Les  radicaux  se  sentent  impuissans  à  appliquer  leur  programme  et  ils 
y  renoncent  avec  la  désinvolture  la  plus  dégagée.  Seulement,  ils  se 
réservent  de  remanier  l'administration,  d'y  opérer  de  larges  vides  et 
d'en  faire  profiter  leurs  amis.  Le  lendemain  des  élections  semble  de- 
voir être  une  véritable  curée.  Déjà  les  socialistes,  dont  le  ministère 
actuel  ne  peut  pas  plus  se  passer  que  ne  le  pouvait  jadis  le  ministère 
Bourgeois,  dictent  impérieusement  leurs  conditions  et  réclament  leur 
part  du  gâteau.  Ils  reprochent  avec  amertume  à  M.  Brisson  et  à  ses 
collègues  l'abandon  de  toutes  leurs  idées.  Eh  quoi!  il  faudra  renoncer 


REVUE.    CHRONIQUE.  491 

à  l'impôt  sur  le  revenu  ;  il  faudra  renoncer  à  la  revision  de  la  Consti- 
tution ;  il  faudra  renoncer  à  toutes  les  réformes  promises  et  que  le 
pays  attendait,  disait-on,  avec  une  si  \âve  impatience  1  Les  socialistes 
protestent;  puis  ils  se  résignent.  Ils  le  font  môme  avec  plus  de  facilité 
qu'on  n'aurait  pu  s'y  attendre  ;  mais  ils  demandent  ou  plutôt  ils  exigent 
des  satisfactions  de  personnes.  Ils  veulent  des  révocations.  Ils  reven- 
diquent des  places.  Nous  ne  savons  pas  dans  quelle  mesure  on  se  sou- 
mettra à  leurs  exigences,  mais  il  faudra  bien  faire  la  part  du  feu.  Au 
surplus,  les  socialistes  ne  sont  pour  le  ministère  que  des  amis  du  se- 
cond degré  :  il  y  a  les  amis  du  premier,  les  radicaux  sortis  tout  bouil- 
lans  de  la  lutte  électorale,  et  ceux-ci  sont  plus  exigeans  encore.  Ils 
ont  des  vengeances  à  exercer,  grand  plaisir  pour  ces  demi-dieux  d'un 
jour.  Ils  parlent  d'exemples  à  faire,  d'expiations  à  infliger,  et  quand 
même  M.  Brisson,  par  un  scrupule  qui  l'honorerait,  voudrait  résister 
à  la  poussée  qui  s'exerce  sur  lui  de  toutes  parts,  il  sera  iné\atable- 
ment  entraîné.  Il  faut  s'attendre  à  des  coupes  profondes  dans  l'admi- 
nistration préfectorale.  Dès  lors,  et  à  moins  d'arriver  dans  l'avenir  à 
de  promptes  et  à  de  larges  réparations,  bien  imprudens  et  bien  mal- 
adroits seraient  les  agens  du  gouvernement  qui  mettraient  désormais 
quelque  fidélité,  et  surtout  quelque  zèle  à  le  ser\dr  I  C'est  la  consé- 
quence de  la  grande  faute  qui  vient  d'être  commise.  Il  y  a  quelque 
chose  de  coupable  à  avoir  livré  toute  l'administration  politique  aux 
adversaires  de  la  veille,  d'autant  plus  enfiévrés  des  ardeurs  de  la 
bataille  qu'ils  n'en  sont  pas  sortis  vainqueurs.  S'ils  l'avaient  été,  peut- 
être  aurait-il  fallu  s'incliner.  Ce  qui  est  inexplicable,  c'est  qu'on  ait 
pris  ce  parti  sans  aucune  espèce  de  nécessité  et  par  une  sorte  de  dilet- 
tantisme politique.  Nous  avons  déjà  fait  une  première  épreuve  d'un 
ministère  radical,  et  U  en  est  résulté  un  mal  immense  pour  le  pays  ; 
de  là  est  venu  le  désordre  qui  est  encore  dans  les  esprits  ;  toutefois,  ce 
désordre,  M.  Bourgeois  n'avait  pas  eu  le  temps  de  l'introduire  dans  les 
faits.  C'est  sans  doute  pour  réparer  cette  omission  que  M.  Brisson  a 
été  mis  à  la  tête  du  gouvernement.  Il  n'y  avait,  en  1896,  aucune  bonne 
raison  d'appeler  M.  Bourgeois  aux  affaires;  mais  il  faut  bien  recon- 
naître que  la  majorité  des  modérés,  lassés,  fatigués,  un  peu  désem- 
parés, estimaient  alors  devoir  faire  cette  expérience  qui  leur  a  coûté 
si  cher.  Leur  sentiment,  aujourd'hui,  n'était  pas  le  même.  Ils  avaient 
sans  doute  l'ingénuité  de  croire  à  la  conciliation,  dont  les  radicaux 
parlaient  aussi  sans  en  vouloir  ;  mais  ils  étaient  très  loin  de  s'at- 
tendre à  un  gouvernement  purement  radical.  C'est  une  dure  épreuve 
qu'on  leur  impose  :  plusieurs    commenceront  par  y  succomber,   ne 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fût-ce  que  par  surprise.  La  majorité  de  86  voix,  obtenue  par  M.  Bris- 
son,  ne  s'explique  pas  autrement.  Pour  le  pays,  c'est  un  trouble  pro- 
fond. Un  paj^s,  et  surtout  une  administration,  ne  résistent  pas  long- 
temps à  ce  régime  d'alternance,  à  échéances  courtes  et  rapides.  De 
pareilles  secousses  ne  peuvent  être  légitimées  que  par  des  réformes 
qui,  arrivées  à  l'état  de  maturité,  s'accomplissent  enfin  et,  au  prix  de 
quelques  sacrifices  individuels,  augmentent  le  bien-être  général.  Mais 
on  n'avait  pas  besoin  de  M.  Brisson  pour  exécuter  les  réformes  de 
M.  Burdeau  et  de  M.  Ribot.  L'opinion  désorientée  cherchera  en  vain  la 
morale  de  ces  événemens  :  il  n'y  en  a  pas. 

Le  conflit  hispano-américain  est  entré  dans  une  phase  nouvelle. 
Nous  n'en  avons  pas  parlé  depuis  assez  longtemps,  parce  qu'on  avait 
beau  regarder  tous  les  points  de  l'horizon,  on  ne  voyait  rien  venir. 
Mais,  depuis  quelques  jours,  il  n'en  est  plus  de  même. 

La  guerre  déclarée  parles  Étals-Unis  avait  été  insuffisamment  pré- 
parée par  eux,  et  il  leur  a  fallu  de  longues  semaines  pour  se  mettre 
en  état  de  lui  donner  une  impulsion  décisive.  Le  résultat  final  n'était 
d'ailleurs  douteux  pour  personne  :  seule,  l'Espagne  pouvait  ou  voulait 
se  faire  des  illusions  que  les  lenteurs  de  l'ennemi  lui  ont  permis  de 
conserver  jusqu'à  ce  jour.  Les  États-Unis  avaient  une  telle  supério- 
rité de  ressources,  en  prenant  le  mot  dans  son  acception  la  plus 
étendue,  qu'ils  devaient  inévitablement  l'emporter.  Les  Espagnols  ont 
succombé,  et  les  efforts  qu'ils  pourront  faire  encore  ne  les  relèveront 
pas  de  leur  chute.  Toutefois,  ils  se  sont  battus  d'une  manière  digne  de 
leurs  ancêtres,  et  l'armée  américaine  ne  s'attendait  pas  à  la  résistance 
qu'elle  a  rencontrée.  Le  général  Shafter  ne  l'a  que  trop  montré  par 
l'imprudence  avec  laquelle  il  a  attaqué  Santiago,  sans  attendre  des 
renforts  dont  il  croyait  pouvoir  se  passer.  Il  a  perdu  beaucoup  de 
monde,  et  il  n'a  pas  encore  pris  la  ville.  Il  la  prendra  :  ce  n'est  qu'une 
question  de  jours,  peut-être  une  question  d'heures;  mais  les  Espa- 
gnols, dans  leur  détresse,  auront  eu  au  moins  la  satisfaction  d'avoir 
suspendu  le  cours  de  la  destinée. 

Nul  n'avait  pressenti,  au  début  de  la  guerre,  l'importance  que  de- 
vait acquérir  Santiago.  Il  n'y  avait  aucune  raison  pour  que  ce  point  de 
Cuba  dévint  plutôt  qu'un  autre  le  lieu  de  concentration  des  principales 
forces  de  l'Espagne  et  des  États-Unis.  C'est  l'amiral  Cervera  qui,  en  le 
choisissant  pour  refuge  de  sa  flotte,  y  a  attiré  non  seulement  la  flotte, 
mais  encore  l'armée  de  débarquement  américaines.  Tout,  depuis  lors, 
y  a  naturellement  convergé.  On  ne  s'explique  pas  très  bien  quel  a  été 


REVUE.    CHRONIQUE.  493 

le  but  de  l'amiral  espagnol  en  se  réfugiant  dans  la  rade  de  Santiago.  11 
n'aurait  dû  y  entrer  qu'à  la  condition  d'en  sortir  au  plus  vite,  car  il 
était  facile  de  prévoir  qu'au  bout  de  très  peu  de  jours,  il  y  serait  her- 
métiquement bloqué.  L'amiral  a  eu  près  d'une  semaine  pour  re- 
prendre le  large  :  pourquoi  ne  l'a-t-il  pas  fait?  La  seule  explication 
qu'on  puisse  admettre  est  que  l'état  de  ses  machines  ne  le  lui  permet- 
tait pas,  et  alors  il  faut  le  plaindre  de  s'être  v^u  condamné  à  la  plus 
douloureuse  immobiUté.  Au  dernier  moment,  lorsque  la  ville  a  été 
sérieusement  menacée  du  côté  de  la  terre  et  qu'on  a  pu  la  croire  sur 
le  point  de  tomber  entre  les  mains  de  l'ennemi,  l'amiral  Cervera  a  tenté 
une  sortie  coûte  que  coûte.  11  ne  pouvait  pas  se  méprendre  sur  le  dan- 
ger, sur  la  témérité  d'une  pareille  tentative,  dans  les  conditions  où  il 
l'opérait  ;  mais,  à  rester  dans  la  rade,  le  danger  n'était  pas  moindre,  sans 
qu'aucune  témérité  le  relevai.  L'amiral  Cervera  a  risqué  le  tout  pour  le 
tout.  Il  a  jugé  le  moment  venu  de  s'abandonner  à  la  fortune,  bonne  ou 
mauvaise.  Il  a  pensé  que,  si  les  chances  lui  étaient  favorables,  peut-être 
sauverait-il  quelques-uns  de  ses  vaisseaux,  tout  en  perdant  les  autres.  Le 
malheur  s'est  acharné  contre  lui,  et  ses  dernières  espérances  ont  été  dé- 
çues. On  a  beaucoup  parlé,  depuis  quelques  jours,  de  l'invincible  Armada 
de  Philippe  II  et  du  désastre  qui  l'a  anéantie  :  toutes  proportions  gardées, 
il  y  a  eu,  en  effet,  quelque  chose  d'analogue  dans  la  fatalité  qui  a  pesé 
sur  l'amiral  Cervera,  avec  la  différence  que  c'est  lui-même  qui  a  pris  le 
parti  d'échouer  ses  vaisseaux  sur  les  côtes  et  de  les  détruire.  Il  ne 
reste  presque  plus  rien  de  la  flotte  qu'il  commandait,  et  le  nombre  de 
ses  morts  a  été  considérable.  Les  Américains,  au  contraire,  n'ont 
fait  aucune  perte  dans  cette  circonstance  ;  leurs  dépêches  assurent 
qu'ils  n'ont  eu  qu'un  homme  de  tué.  Les  voilà  maîtres  de  la  mer,  et 
Cuba,  ne  pouvant  plus  recevoir  aucun  appui  du  dehors,  est  comme  une 
ville  assiégée  qui,  si  elle  n'est  pas  secourue,  doit  inévitablement  suc- 
comber. 

L'Espagne  avait  deux  flottes,  celle  de  l'amiral  Cervera  et  celle  de 
l'amiral  Camara.  La  seconde  subsiste,  mais  elle  est  bien  loin,  et  il  est 
probable  qu'on  ne  la  verra  jamais  dans  la  mer  des  Antilles.  Son  his- 
toire, en  un  sens,  n'est  pas  moins  triste  que  celle  de  l'autre.  Il  a  fallu 
longtemps,  trop  longtemps,  pour  la  ravitailler  et  la  mettre  en  mouve- 
ment. En  attendant,  la  situation  empirait  aux  Philippines,  et,  au  bout 
de  quelques  jours,  le  général  Augustin  la  présentait  comme  désespérée  : 
à  moins  qu'on  ne  lui  envoyât  rapidement  des  secours,  il  ne  répon- 
dait plus  de  rien.  L'amiral  Camara  est  parti  de  Cadix;  il  a  traversé  la 
Méditerranée  ;  il  s'est  engage  dans  le  canal  de  Suez,  se  dirigeant  sur  Ma- 


494  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

nille.  On  sait  les  difficultés  qu'il  a  rencontrées  de  la  part  du  gouvernement 
égyptien,  qui  lui  a  refusé  du  charbon  pour  continuer  sa  route.  Jamais 
situation  n'a  été  plus  mêlée  de  perplexité  et  d'angoisse  que  la  sienne. 
Il  a  dû  s'arrêter;  mais  ce  n'est  pas  tant  encore  le  défaut  de  charbon 
^ui  l'a  paralysé,  que  l'incertitude  de  ce  qui  se  passait  derrière  lui.  La 
flotte  de  Santiago  une  fois  détruite,  les  Américains  ont  réuni  quelques 
navires  pour  une  destination  inconnue.  Inconnue,  soit;  et  pourtant  fa- 
cile à  de\iner.  Il  est  naturel  que  les  Américains,  aujourd'hui  qu'il  n'y 
a  plus  un  navire  ennemi  dans  la  mer  des  Antilles,  menacent  directe- 
ment les  rivages  continentaux  de  l'Espagne.  On  comprend  que  le  gou- 
vernement de  Madrid  ait  donné  l'ordre  à  l'amiral  Camara  de  rebrousser 
chemin  et  de  venir  au  plus  \'ite  couvrir  la  patrie  en  danger.  Ne  faut-il 
pas  aller  au  plus  pressé,  et  pourvoir  au  péril  le  plus  imminent  ?  Mais 
qu'est-ce  que  cela  signifie,  sinon  qu'après  avoir  virtuellement  perdu 
Cuba  par  la  destruction  de  la  flotte  de  l'amiral  Cervera,  l'Espagne,  par 
le  rappel  de  la  flotte  de  l'amiral  Camara,  abandonne  définitivement  les 
Philippines  à  leur  malheureux  sort,  et  ne  songe  plus  qu'à  sa  propre 
sécurité?  Dans  l'état  où  elle  se  trouve,  elle  ne  saurait  faire  autrement, 
tenir  une  autre  conduite.  A  son  tour,  elle  peut  dire  que  tout  est  perdu, 
fors  l'honneur. 

La  situation  est  telle  que,  dans  la  presse  européenne,  le  mot  de 
paix  vient  instinctivement  sous  toutes  les  plumes.  L'Espagne  a  éxi- 
demment  épuisé  les  chances  que  la  guerre  pouvait  lui  réserver,  et 
la  sagesse  politique  lui  conseille  aujourd'hui  de  mettre  fin  à  des  hos- 
tilités dont  elle  n'a  plus  rien  à  espérer.  La  disproportion  des  forces 
entre  les  deux  belligérans  est  trop  évidente  pour  qu'il  soit  permis 
d'espérer  un  retour  de  fortune.  11  paraît  impossible  que  le  gouverne- 
ment espagnol,  composé  d'hommes  de  bon  sens,  conserve  à  ce  sujet  la 
moindre  illusion.  Sans  doute,  c'est  une  épreuve  cruelle  qui  s'impose 
au  patriotisme  de  M.  Sagasta;  M.  Canovas  a  été  plus  heureux,  d'être 
soustrait  par  la  balle  d'un  assassin  à  cette  douloureuse  extrémité;  mais 
le  devoir  est  là.  Il  consiste  à  sauver  de  l'Espagne  tout  ce  qui  peut  en- 
core en  être  sauvé  et  de  l'empêcher  de  tomber  dans  une  ruine  com- 
plète, radicale,  irrémédiable.  Quelque  désespérées  que  soient  ses 
affaires,  elle  peut  prolonger  la  résistance  pendant  quelque  temps  en- 
core. Son  armée  à  Cuba  est  vaillante  et  aguerrie;  elle  peut  disputer 
pied  à  pied  la  grande  île  aux  Américains  et  la  leur  faire  acheter  au 
prix  de  beaucoup  de  sang  et  de  sacrifices.  La  défense  de  Santiago 
montre  ce  que  les  Espagnols  sont  encore  en  mesure  de  faire.  Mais 
après?  Ils  finiront  toujours  par  succomber,  et  alors  les  Américains 


REVUE.    —    CHROMQLE.  49o 

ne  manqueront  pas  de  leur  imposer  des  conditions  plus  dures.  Certes, 
les  Espagnols  déploient  un  beau  courage  ;  s'ils  ont,  commis  des  fautes 
dans  leur  politique  coloniale, —  et  ces  fautes  sont  graves!  et  elles 
datent  de  loin  !  —  ils  les  ont,  moralement,  presque  réparées  par  la  ma- 
nière dont  ils  les  expient;  mais  qu'altendent-ils  désormais?  Ils  ont 
cru,  pendant  quelque  temps,  que  des  complications  générales  pour- 
raient se  produire  et  qu'ils  en  tireraieut  avantage.  L'arrivée  d'une 
escadre  allemande  dans  les  eaux  des  Philippines  leur  a  donné  une 
espérance  passagère,  dont  il  ne  reste  rien  aujourd'hui.  Aucun  secours, 
même  le  plus  indii^ect,  ne  peut  plus  venir  du  dehors. 

L'Espagne  en  est  au  point  où  il  faut  prendre  -virilement  son  parti 
de  ce  qui  est  iné\itahle.  Au  reste,  si  l'on  refuse  encore  de  s'en  rendre 
compte  fi  Madrid,  où  l'on  commence  à  parler  d'une  crise  ministérielle, 
il  n'en  est  pas  de  même  sur  toute  l'étendue  de  la  Péninsule.  Dans 
des  provinces  entières,  riches  autrefois,  aujourd'hui  ruinées,  dans  la 
Catalogne  par  exemple,  on  ne  cache  pas  le  désir  do  la  paix;  on  com- 
mence ^même  à  l'exprimer  avec  force,  et  peut-être  demain  essaiera- 
t-on  d'en  imposer  la  réalisation.  Quelque  résolution  qu'adopte  le 
gouvernement,  il  soulèvera  des  critiques,  des  protestations,  probable- 
ment même  des  colères,  des  menaces  et  des  dangers.  S'il  est  paci- 
fique, U  aura  demain  contre  lui  les  carlistes  et  les  républicains,  qui 
poussent  à  la  guerre  à  outrance.  S'il  continue  d'être  belliqueux,  il  aura 
après-demain  contre  lui  la  partie  la  plus  considérable  et  peut-être  la 
plus  saine  de  la  population.  C'est  à  lui  de  choisir,  et  nous  souhaitons 
qu'il  le  fasse  en  se  plaçant  au  seul  point  de  vue  des  intérêts  profonds 
et  pernianens  du  pays. 

Il  n'est  pas  douteux,  —  et  d'ailleurs  la  déclaration  en  a  été  faite  en 
termes  formels  —  que  si  l'un  ou  l'autre,  et  surtout  si  l'un  et  l'autre 
des  belligérans  croyaient  pouvoir  plus  facilement  mettre  fin  à  leur 
querelle  en  recourant  aux  bons  offices  de  l'Europe,  il  suffirait  d'un 
signe  pour  les  obtenir.  Mais  encore  faudrait-il  que  ce  signe  fût  fait. 
Aucune  puissance  ne  serait  assez  imprudente  pour  olïïir  une  mû 
diation  qu'on  ne  Im  demanderait  pas.  Au  surplus,  les  États-Unis  et 
l'Espagne  aimeront  peut-être  mieux  faire  la  paix  directement,  sans 
recourir  à  un  intermédiaire.  Il  serait  délicat  de  s'engager  dans  des 
conseils  à  ce  sujet.  Le  seul  qu'on  puisse  donner  est  celui  de  faire 
la  paix.  Ici,  nous  ne  craignons  pas  de  nous  tromper  sur  le  bien  commun 
de  l'Espagne  et  des  États-Unis  :  quant  à  savoir  piu'  quel  procédé  la 
paix  devra  être  rétablie,  c'est  à  eux  de  le  dire.  Le  meilleur  est  cehd 
qui  aboutira  le  plus  vite.  Assez  de  sang  a  coulé  pour  mettre  l'honneur 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'Espagne  hors  de  cause,  et  celui  qui  coulerait  encore  ne  serait 
d'aucun  profit  pour  ses  intérêts. 

M.  Buffet  ^^ent  de  mourir,  après  une  carrière  longue  et  bien  remplie. 
Le  Sénat,  auquel  il  faisaithonneur,  a  levé  sa  séance  en  signe  de  deuil  : 
c'est  un  républicain  qui  en  a  fait  la  proposition,  aux  applaudissemens 
de  toute  l'Assemblée.  Une  telle  manifestation  a  été  d'autant  plus  signifi- 
cative qu'elle  n'est  pas  dans  nos  mœurs  parlementaires;  mais  il  serait 
désirable  qu'elle  y  entrât.  M.  Buffet  a  joué  un  grand  rôle  politique.  Le 
moment  ne  serait  pas  opportun  pour  juger  ce  rôle,  qui  soulèverait 
inévitablement  des  appréciations  contradictoires.  Il  est  un  point,  au 
contraire,  sur  lequel  tout  le  monde  est  d'accord  :  c'est  que  M.  Buffet, 
doué  d'un  très  grand  talent  et  d'une  volonté  très  forte,  s'est  consacré 
avec  un  désintéressement  absolu  à  la  cause  qu'il  croyait  juste  et  vraie. 
Même  au  milieu  des  passions  déchaînées  autour  de  lui,  et  qu'il  par- 
tageait lui-même,  il  inspirait  du  respect  à  ses  adversaires.  Nul  n'a 
porté  plus  haut  la  probité  pohtique. 

M.  Buffet  appartenait  à  une  école  aujourd'hui  passée  de  mode,  et 
nous  ne  pouvons  pas  songer  à  lui  sans  rappeler  nos  observations  du 
commencement  de  cette  chronique.  Il  croyait  qu'on  ne  devait  arriver 
au  pouvoir  que  pour  y  appliquer  ses  idées.  Jamais  il  n'a  dissimulé  son 
drapeau;  jamais  U  n'a  amoindri  ou  tronqué  son  programme.  Ce  qu'il 
était,  il  l'était  tout  entier.  Peut-être  a-t-il  été  plus  modéré  et  plus  in- 
dulgent dans  l'opposition  qu'il  ne  l'avait  été  au  gouvernement.  De  là 
l'uiiité  de  sa  vie,  une  des  plus  honorables  de  notre  histoire  parlemen- 
taire, une  de  celles  dont  un  parti  peut  le  plus  justement  s'enorgueUhr. 
Nous  n'avons  pas  voulu  le  laisser  disparaître  sans  saluer  sa  mémoire, 
et  sans  rendre  hommage  à  l'exemple  qu'il  a  donné. 

Francis  Cuarmes. 

Le  Directeur-gérant, 
F.  Brlnetière. 


LE 


CONCERT  EUROPÉEN 


A  ne  voir  les  choses  qu'à  la  surface,  l'état  de  l'Europe,  en 
cette  fin  de  siècle,  n'était  certes  pas,  naguère,  pour  alarmer  les 
esprits  même  les  plus  timorés.  Dans  un  ensemble  harmonieux 
qui  avait  tous  les  caractères  d'un  concert  bien  ordonné,  empe- 
reurs, rois,  présidens,  tous  les  chefs  d'État  saisissaient,  avec  un 
égal  empressement,  toutes  les  occasions  qui  leur  étaient  offertes 
pour  témoigner  de  leurs  intentions  pacifiques  et  affirmer  que  la 
tranquillité  du  continent  européen  n'avait  jamais  été  plus  ferme- 
ment assurée. 

Au  cours  de  sa  dernière  apparition  à  Saint-Pétersbourg,  l'em- 
pereur Guillaume,  répondant  à  un  toast  courtois,  mais  rapide, 
de  l'empereur  Nicolas,  le  remerciait  longuement  de  la  réception 
«  si  cordiale  et  si  grandiose  qui  lui  était  faite,  »  et  il  ajoutait  : 
«  Je  puis,  avec  confiance,  jurer  de  nouveau,  à  Votre  Majesté,  — 
et  en  faisant  ce  serment  j'ai,  je  le  sais,  tout  mon  peuple  derrière 
moi, — que  j'aiderai  de  toutes  mes  forces  Votre  Majesté  à  accomplir 
la  grande  œuvre  tendant  à  conserver  la  paix  aux  peuples,  et  que 
je  prêterai  aussi  à  Votre  Majesté  mon  appui  le  plus  énergique 
contre  quiconque  essayerait  de  troubler  ou  de  rompre  la  paix.  » 
A  la  fois  conciliant  cL  comminatoire,  bien  qu'inusité  dans  les 
relations  personnelles  des  souverains  qui  ne  se  doivent  récipro- 
quement aucun  serment,  ce  langage  n'a  surpris  personne  ;  le 
prince  qui  l'a  tenu  a,  de  longue  date,  habitué  son  auditoire  eu- 
ropéen à  l'entendre  exprimer,  avec  abondance  et  précision,  ses 
senti  mens  et  sa  volonté.  D'autre  part,  il  serait  dii'licile  de  mécon- 
naître qu'il  ne  pouvait  offrir  un  gage  plus  solennel  de  sa  ferme 

TOMK  CXLVIII.  —  1898.  32 


498  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

résolution  de  fortifier  l'harmonie  entre  les  puissances;  venant 
de  l'allié  de  l'Autriche  et  de  l'Italie,  du  maître  tout-puissant  de 
l'Allemagne,  de  semblables  affirmations,  formulées  en  ces  termes, 
étaient  bien  propres,  on  ne  saurait  en  disconvenir,  à  satisfaire 
les  amis  de  la  paix. 

Peu  de  jours  après,  le  Président  de  la  République  française, 
revenant  précisément  de  Saint-Pétersbourg  où  avait  retenti  la 
parole  de  l'empereur  Guillaume,  était  accueilli  et  fêté  à  Paris  par 
les  notabilités  de  l'industrie  ou  du  commerce  français,  et  il  mani- 
festait à  son  tour  une  entière  confiance  dans  la  sécurité  des  rela- 
tions internationales;  il  conviait  son  auditoire  à  étendre  au  loin, 
en  toute  sécurité,  le  réseau  de  ses  entreprises.  «  Notre  démo- 
cratie, disait-il  notamment,  a  su  établir  que  nos  institutions  ré- 
publicaines... garantissent  la  paix  à  l'intérieur  et  assurent  au 
dehors  la  continuité  des  vues  et  des  desseins  sans  laquelle  rien 
ne  se  fonde  de  solide  et  de  durable...  Sans  perdre  un  instant, 
ajoutait-il,  élancez-vous  donc  à  la  conquête  de  marchés  nouveaux. 
Fondez  à  l'étranger  de  nombreux  comptoirs  et  favorisez  l'émigra- 
tion des  capitaux.  Hâtez-vous  enfin  de  diriger,  vers  des  régions  à 
peine  connues,  encore  inexplorées,  les  efforts  individuels  et  les 
initiatives  privées.  C'est  bien  servir  la  patrie  que  de  faire  con- 
naître, aux  peuples  qui  séveillent  à  la  civilisation,  le  génie  si 
fécond  de  notre  race  laborieuse...  »  C'était  dire  aux  représentans 
du  travail,  aux  organes  de  l'ordre  économique  :  consacrez  tous 
vos  soins  à  des  entreprises  lointaines,  engagez-y  votre  fortune,  et 
soyez  sans  crainte,  rien  ne  surviendra  qui  puisse  vous  alarmer  et 
mettre  vos  intérêts  en  un  grave  péril  ;  la  sécurité  nécessaire  au 
succès  de  vos  tentatives  vous  est  garantie;  c'était,  en  somme,  ex- 
primer hautement  et  sans  réserve  la  conviction  que  la  stabilité 
de  l'ordre  en  Europe  ne  courait  aucun  risque  sérieux. 

Jusqu'à  ce  moment,  rien  n'autorise  à  penser  que  ce  langage 
puisse  être  considéré  comme  prématuré  ou  téméraire,  si  troublé 
que  soit  l'horizon  politique  par  des  compétitions  qui  peuvent  de- 
venir redoutables.  Au  contraire,  partout  où  d'autres  princes, 
d'autres  chefs  d'Etat  ont  adressé  la  parole  aux  peuples  dont  ils  di- 
rigent les  destinées,  on  a  recueilli  l'expression  nette  et  ferme  de 
la  même  confiance,  des  mêmes  assurances,  et  quiconque  n'envi- 
sage les  choses  qu'en  tenant  compte  des  déclarations  officielles 
doit  se  persuader  que  l'avenir  se  présente  sous  les  couleurs  et 
dans  des  conditions  satisfaisantes.  Dans  cette  conviction  les  grands 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  499 

Étals  n'ont  rien  négligé  pour  ouvrir,  soit  on  Afrique,  soit  en  Asie, 
des  voies  nouvelles  à  l'activité  industrielle  et  commerciale.  On  a 
été  si  loin  dans  cet  ordre  de  faits,  qu'il  en  est  résulté  une  sorte  de 
concurrence  préjudiciable  au  bon  accord  des  gouvernemens. 
Leur  attention  a  d'ailleurs  été  sollicitée  par  d'autres  obligations 
d'une  actualité  plus  impérieuse.  11  a  plu  aux  Turcs,  conduits  par 
la  haine  et  le  fanatisme,  d'ouvrir  une  ère  nouvelle  de  sanglantes 
hécatombes,  et  l'éternelle  question  d'Orient  s'est  redressée  de  nou- 
veau devant  l'Europe  avec  ses  dangers  et  ses  complications 
éventuelles.  Pour  les  conjurer,  les  puissances  ont  dû  s'entendre,  se 
rapprocher,  et  elles  en  sont  venues  à  reconstituer  le  concert  eu- 
ropéen que  M.  de  Bismarck  avait  mis  en  pièces  en  dédaignant  ses 
règles  salutaires. 

Comment  les  cabinets  se  sont-ils  acquittés  de  la  tâche  qu'ils 
se  sont  imposée  dans  un  dessein  si  louable  ;  à  quels  résultats  ont 
conduit  leurs  efforts  communs  ;  et  ont-ils  réalisé  les  espérances 
que  leur  entente  avait  permis  de  concevoir?  Quels  obstacles  ont-ils 
rencontrés;  et  ont-ils,  tous  également,  entrepris  de  les  surmonter? 
Voilà  ce  que  nous  voudrions  examiner  avec  une  entière  impartia- 
lité. L'entreprise  est  téméraire,  mais  nous  avons  la  confiance  qu'on 
nous  pardonnera  de  l'aborder  en  raison  du  grand  intérêt  qui  s'y 
rattache. 


L^  contrée  géographiquement  dénommée  VA7;m('me  a  subi, 
depuis  longtemps,  l'injure  de  la  domination  étrangère.  Dans  les 
temps  modernes,  elle  n'a  jamais  constitué,  comme  l'écrivait  notre 
ambassadeur  à  Constantinople,  un  État  limité  par  des  frontières 
naturelles  ou  défini  par  des  agglomérations  dépopulation,  comme 
la  Grèce  ou  la  Bulgarie.  Elle  compte  aujourd'hui  trois  maîtres. 
La  partie  orientale  est  unie  à  la  Perse.  La  Russie  a  annexé  à  ses 
provinces  du  Caucase  la  portion  septentrionale.  Dans  celle  qui 
relève  encore  de  l'autorité  du  sultan,  les  Arméniens  sont,  par- 
tout, mélangés  aux  musulmans.  Au  cas  où  Ton  proposerait,  dit 
encore  M.  Cambon,  la  création  d'une  Arménie,  il  serait  presque 
impossible  de  fixer  l'orientation  de  ce  nouvel  État  (1). 

Mais,  si  l'autonomie  de  l'ancienne  Arménie  a  cessé  d'être  une 

(1)  Livre  Jaune,  p.  H. 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réalité,  l'esprit  national  des  Arméniens  a  survécu  à  tous  les  par- 
tages, à  toutes  les  dominations,  grâce  surtout  à  la  foi  religieuse, 
conservée  parmi  toutes  les  populations  chrétiennes  de  l'Orient, 
comme  un  lien  qui  a  maintenu,  en  un  groupe  étroitement  uni  et 
irréductible,  les  difîérentes  races  orthodoxes.  Ce  sentiment  opi- 
niâtre a  éveillé,  toutes  les  fois  que  les  circonstances  l'ont  permis, 
des  aspirations  patriotiques,  qui  sommeillaient  sans  jamais  s'en- 
dormir. C'est  ainsi  que  les  Arméniens,  au  congros  de  Berlin^ 
plaidèrent  passionnément  leur  cause  et  qu'ils  obtinrent  l'inser- 
tion, au  traité  de  paix,  d'une  clause  sur  laquelle  nous  aurons  à 
revenir  et  qui  leur  garantissait  une  situation  sensiblement  amé- 
liorée. Ce  premier  succès  détermina  les  plus  ardens  d'entre  eux  à 
s'organiser  pour  la  défense  de  leurs  intérêts.  C'est  vers  1885, 
lisons-nous  encore  dans  la  dépêche  de  M.  Cambon,  qu'on  entendit 
parler,  pour  la  première  fois  en  Europe,  d'un  mouvement  armé- 
nien. Les  Arméniens  dispersés  en  France,  en  Angleterre,  en  Au- 
triche, en  Amérique  s'unirent  pour  une  action  commune;  des 
comités  nationaux  se  formèrent;  trouvant  à  Londres  un  accueil 
sympathique,  ils  s'y  établirent  pour  se  livrer  à  une  active  propa- 
gande sous  la  protection  de  la  Société  évangélique  et  avec  l'as- 
sistance du  parti  libéral  qui  était  alors  au  pouvoir. 

Cette  tentative  alarma  le  sultan  et  exaspéra  ses  coreligion- 
naires. Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  provoquer  une  sanglante 
persécution  que  tout  bon  musulman  jugeait  urgente.  Pendant 
l'automne  de  1894,1e  bruit  se  répandit  en  effet  à  Constantinople 
que  des  villages  arméniens,  dans  le  district  de  Sassoun,  avaient 
été  pillés  et  incendiés  par  les  Kurdes,  avec  le  concours  des 
troupes  turques,  et  que  les  habitans  avaient  été  impitoyable- 
ment passés  au  fil  de  la  baïonnette.  Bientôt  ces  faits  n'étaient 
guère  plus  contestables.  L'émotion  fut  vive  sur  les  bords  du  Bos- 
phore, habités  par  une  nombreuse  population  arménienne  ;  notre 
représentant  s'en  émut,  et  son  collègue  anglais  manifesta  l'inten- 
tion d'envoyer  un  de  ses  collaborateurs  sur  les  lieux,  avec  mis- 
sion de  s'enquérir  du  véritable  état  des  choses.  Bien  renseigné, 
Abd-ul-Hamid,  laborieux  et  pusillanime  à  la  fois,  vit  poindre 
l'intervention  de  l'Europe  dans  la  démarche  annoncée  de  l'am- 
bassadeur d'Angleterre.  Il  s'en  inquiéta,  et,  dans  un  sentiment 
facile  à  pénétrer,  il  demanda  conseil  à  M.  Cambon. 

«  Je  lui  ai  fait  répondre  qu'il  y  avait  certainement,  écrit  notre 
ambassadeur  le  14  novembre,  des   réformes  à.  introduire    dans 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  501 

l'administration  en  Arménie,  des  actes  coupables  à  réprimer,  son 
autorité  souveraine  à  restaurer,  son  gouvernement  à  faire  sentir; 
qu'il  n'avait  rien  à  crairidre  de  l'enquête  des  agens  anglais,  si  lui- 
même  se  hâtait  d'en  confier  une  à  des  hommes  considérables, 
respectés,  jouissant  de  sa  confiance  et  d'une  autorit*?  suffisante 
pour  faire  rentrer  dans  l'ordre  les  coupables,  remettre  les  gens 
et  les  choses  à  leur  place  (1).  »  Jugeant  l'avis  opportun  et  sage, 
le  sultan  donna  l'ordre  de  constituer  une  commission,  qui  devrait  se 
rendre  sans  retard  sur  le  théâtre  des  événemens.  Mais  le  musul- 
man, chez  Abd-ul-Hamid,  doublé  d'une  nature  craintive,  redoutait 
aussi  bien  le  ressentiment  de  ses  coreligionnaires  que  la  colère 
de  l'Europe,  et  voici  comment  le  journal  officieux  turc  définissait, 
le  lendemain, l'objet  de  la  mission  que  les  commissaires  otto- 
mans allaient  remplir  :  «  lis  se  rendent,  disait-il,  dans  la  province 
de  Bitlis,  pour  se  livrer  à  une  enquête  au  sujet  des  actes  crimi- 
nels commis  par  des  brigands  arméniens  qui  ont  pillé  et  dé- 
vasté des  villages  (2).  »  C'était  intervertir  absolument  les  rôles, 
et  attribuer,  aux  victimes,  les  violences  des  assassins  (3). 

Cette  étrange  façon  d'administrer  la  justice  provoqua  les  plus 
vives  observations  de  la  part  de  la  diplomatie,  à  Constantinople. 
Les  ambassadeurs  de  France,  d'Angleterre  et  de  Russie  en  signa- 
lèrent à  la  Porte,  et  directement  au  sultan  lui-même,  le  caractère 
odieux.  On  leur  donna  satisfaction,  en  leur  offrant  de  se  faire  re- 
présenter auprès  de  la  commission  d'enquête.  Cette  proposition  fut 
agréée  et  amena  les  agens  de  ces  trois  puissances  à  se  concerter; 
autorisés  par  leurs  gouvernemens  respectifs,  ils  s'unirent  pour  pro- 
céder, en  cette  occasion,  d'un  commun  accord;  ils  désignèrent 
des  délégués  et  ils  les  munirent  d'instructions  identiques. 


(i)  Liore  Jaunie,  p.  17. 

(2)  Ibidem,  p.  18. 

(3)  Voici  comment  M.  Meyrier,  notre  vice-consul  à  Diarbekir,  résumait  en  ctlet 
les  informations  qu'il  avait  rocueillies  sur  les  événemens  de  Sassoim.  "  On  m'as- 
sure que,  cernés  de  tous  les  côtés  par  un  cordon  de  soldats  qui  enveloppaient  la 
montagne,  les  Arméniens  ont  été  poursuivis  à  outrance  et  massacrés  sans  merci. 
Très  peu  d'entre  eux  auraient  pu  s'édiapper;  on  parle  de  l 'iOO  morts... 

"  Après  avoir  anéanti  ces  niallieuroux,  les  Kurdes  et  les  Ilainidiés  se  sont  portés 
sur  les  villages  arméniens,  situés  au  bas  delà  montagne,  et  les  ont  pillés  et  incen- 
diés. On  dit  fpi'ils  se  sont  livrés  à  Imites  sortes  d'atrocités  sur  la  population  chré- 
tienne du  pays,  tuant  les  vieillards  et  les  enlans,  enlevant  les  lilles  et  allant  jusqu'à 
couper  le  ventre  des  femmes  enceintes;  environ  ITJOO  personnes  auraient  péri, 
.10  villages  auraient  été  Ijrùlés,  et  'lOfl  fennnes  enlevées.  On  rapporte  ce  fait  ipie 
200  de  ces  dernières,  délivrées  par  le  muchir,  auraient  tenté  di'  <c  noyer  pour  ne 
pas  survivre  à  leur  déshonneur.  »  Livre  Jaune,  p.  16. 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  serait  superflu  de  dire  que,  par  la  façon  dont  ils  étaient 
conduits,  les  travaux  de  la  commission  donnèrent  lieu  à  d'éner- 
giques représentations  de  la  part  des  trois  ambassadeurs,  exacte- 
ment renseignés,  cette  fois,  par  la  correspondance  de  leurs  agens 
respectifs.  Pour  donner  la  mesure  de  la  partialité  et  de  la  mauvaise 
foi  des  commissaires  de  la  Porte,  il  nous  suffira  de  reproduire  un 
extrait  de  la  dépèche  que  M.  Cambon  écrivait,  le  2  mai  1895,  quand 
déjà  l'instruction  se  poursuivait  depuis  plusieurs  mois.  «  Ils  (les 
délégués  des  trois  ambassadeurs)  s'accordent  à  affirmer,  et  ils  en 
citent  plusieurs  exemples,  que  les  autorités  locales  exercent  une 
pression  continuelle  sur  l'enquête;  les  témoins  venus  de  la  con- 
trée avoisinante  sont  placés,  dès  leur  arrivée  à  Moùcli,  sous  la 
surveillance  de  la  police,  qui  se  charge  de  les  loger,  de  les  nourrir 
et  de  leur  dicter  leurs  déclarations.  Plusieurs  d'entre  eux  se  sont 
rétractés  après  une  seule  nuit  passée  entre  les  mains  de  la  police; 
d'autres,  qui  avaient  maintenu  leurs  dires,  ont  été  arrêtés  par  la 
suite...  Nombre  de  ceux  qui  manifestent  l'intention  de  venir 
déposer  sont  retenus,  par  l'autorité,  dans  leurs  villages,  et, malgré 
les  assurances  que  le  sultan  nous  a  fait  répéter,  la  liberté  de 
l'enquête  est  à  peu  près  nulle.  » 

Devant  cet  état  de  choses,  il  n'existait  plus  qu'un  moyen 
d'arriver  à  la  constatation  des  faits  articulés  à  la  charge  des 
Kurdes  et  de  l'armée  turque; les  ambassadeurs  y  recoururent,  en 
exigeant  que  la  commission,  assistée  ou  suivie  des  délégués,  se 
rendît  sur  les  lieux,  qui  parleraient  peut-être  plus  librement,  dans 
le  silence  du  sépulcre,  que  les  témoins  entendus  à  Moiich.  Après 
cette  enquête  locale,  M.  Cambon  put  mander  à  Paris  :  «  La  des- 
truction et  l'incendie  des  villages  ne  sont  plus  douteux;  le  mas- 
sacre des  habitans  est  clairement  démontré  par  les  ossemcns  et 
les  cadavres  mutilés  qui  se  trouvent  encore  dans  les  fossés  de 
Guéliguzan  (1).  »  —  Commissaires  et  délégués  furent  rappelés  à 
Constantinople.  Ils  étaient  partis  en  décembre  1894  ;  ils  rentrèrent 
en  août  189o.  Leurs  travaux  s'étaient  prolongés  pendant  plus  de 
six  mois,  toujours  ralentis  et  entravés  par  le  mauvais  vouloir  du 
sultan  et  de  ses  agens. 

Ainsi  se  termina  cette  enquête,  qui  n'eut  d'autre  résultat  que 

(1)  Livre  Jaune,  p.  00.  —  On  trouvera,  aux  pages  96  et  suivantes,  le  rapport 
collectif  des  trois  délégués  européens,  dans  lequel  sont  exposées  les  manœuvres 
des  commissaires  ottomans  et  où  l'on  verra,  mis  en  pleine  lumière,  l'esprit  de 
partialité  qui  les  a  constamment  animés. 


LE    CONCERT    EUROPÉKX.  503 

d'assurer  l'impunité  des  coupables,  sans  réparation  d'aucune  sorte 
pour  leurs  victimes.  En  résumé,  le  sultan,  dès  le  premier  mouve- 
ment d'indignation  provoqué  en  Europe  par  les  massacres  de 
Sassoun,  l'ut  pris  de  défaillance;  courant  au  plus  pressé,  il  invo- 
qua, nous  l'avons  vu,  les  conseils  des  agens  diplomatiques  accré- 
dités auprès  de  lui,  ceux  de  notre  ambassadeur  notamment,  pour 
conjurer  le  péril  qui  le  menaçait.  «  Vous  croyez,  leur  répondit-il, 
qu'une  enquête,  loyalement  conduite,  satisfera  le  sentiment  pu- 
blic ;  vous  l'aurez  incontinent  et  aucun  crime  ne  restera  impuni.  » 
Convaincu  de  s'être  ainsi  prémuni  d'un  côté,  grâce  à  cette  con- 
cession qu'il  se  proposait  de  rendre  vaine  et  stérile,  il  se  persuada 
que  la  population  musulmane  la  lui  reprocherait  comme  un  acte 
de  félonie  religieuse  et  nationale  ;  il  se  hâta  de  la  rassurer  en 
faisant  annoncer  par  son  journal  officiel  que  des  actes  coupables 
avaient  été  commis,  que  les  chrétiens  en  étaient  les  fauteurs  et 
qu'ils  seraient  châtiés. 

Mais  la  dissimulation  et  la  mauvaise  foi  sont  des  armes  qui  se 
retournent  contre  les  caractères  pusillanimes  ou  pervers  qui  les 
emploient.  «Ces  manières  d'agir  ne  partent  pas, a  dit  le  moraliste 
grec,  d'une  âme  simple  et  droite,  mais  d'une  mauvaise  volonté  et 
d'un  homme  qui  peut  nuire  :  le  venin  des  aspics  est  moins  à 
craindre  (1).  »  L'enquête  eut  en  effet  pour  résultat  d'exaspérer 
en  Europe  la  confiance  que  le  sultan  croyait  pouvoir  abuser  à 
l'aide  d'un  simulacre  de  justice  mal  déguisé.  Dès  les  premières 
séances  de  la  commission,  il  devint  évident  que  ses  travaux  ne 
donneraient  nulle  satisfaction  ni  aux  chrétiens,  ni  aux  puissances  ; 
que  là  n'était  pas  le  remède  attendu  ;  que  les  désastres  inlligés  aux 
Arméniens  resteraient  impunis  ;  et  qu'il  était  urgent,  si  on  ne 
pouvait  remédier  au  passé,  de  leur  préparer  un  meilleur  avenir. 
Aussi,  les  trois  gouvernemens,  qui  étaient  intervenus  par  voie  de 
conseil  et  de  contrôle,  jugèrent-ils  que  leur  tâche  devait  surtout 
avoir  pour  objet  d'obtenir  et  de  faire  appliquer  des  réformes  salu- 
taires de  nature  à  prévenir  le  retour  de  si  lamentables  catastrophes. 
Ils  n'en  avaient  pas  seulement  le  devoir,  ils  en  avaient  le  droit  im- 
prescriptible. La  Porte  le  leur  avait  conféi-é  dans  tous  les  traités 
consentis  par  ol!(>  depuis  le  milieu  de  ce  siècle  jusqu'au  congrès 
de  Berlin.  En  cette  dernière  occasion,  elle  s'est  engagée  «à  réaliser, 
sans  plus  tarder,  les  réformes  qu'exigent, — dit  l'article  01.  —  les 

(1)  Les  Cavaclère.i  de  Théophrastc. 


504  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

besoins  locaux  dans  les  provinces  habitées  par  les  Arméniens,  et 
à  garantir  leur  sécurité  contre  les  Circassiens  et  les  Kurdes. — Elle 
donnera,  ajoute-t-il,  connaissance  périodiquement  des  mesures 
prises  à  cet  effet  aux  puissances  qui  en  surveilleront  l'application.  » 
La  stipulation  ne  pouvait  être  libellée  en  termes  plus  absolus. 
En  1894,  dix-huit  années  s'étaient  écoulées  depuis  que  ces  clauses 
avaient  été  consacrées  par  l'assentiment  unanime  des  puissances, 
et  le  gouvernement  turc  n'avait  tenu  aucun  de  ses  engagemens; 
son  abstention  se  traduisait  par  les  massacres  de  Sassoun. 

II 

C'est  ainsi  que  les  cabinets  de  Londres,  de  Paris  et  de  Saint- 
Pétersbourg  furent  amenés  à  entrer  dans  une  voie  nouvelle,  à 
passer  des  paroles  aux  actes.  Dès  le  mois  de  mars  1895,  un 
échange  de  pourparlers  s'ouvrit  entre  eux.  Pendant  que  lord 
Kimberley  s'expliquait  à  ce  sujet  avec  notre  ambassadeur  en 
Angleterre,  le  baron  de  Courcoi,  de  son  côté  le  prince  Lobanot 
reconnaissait  avec  l'ambassadeur  britannique  en  Russie,  '<  qu'il  y 
avait  nécessité  de  faire  quelque  chose.  »  Poursuivant  leurs  expli- 
cations, les  trois  gouvernemens  furent  bientôt  d'accord  pour  in- 
viter leurs  représentans  en  Turquie  à  prc'-parcr  un  plan  de  réformes  ; 
ils  se  persuadaient  que  leur  entente  aurait  raison  de  l'inertie  et 
du  mauvais  vouloir  de  la  Porte.  La  lâche  était  ardue;  il  n'était  pas 
commode,  en  effet,  de  trouver  la  juste  mesure  des  dispositions 
propres,  d'une  part,  à  garantir  les  chrétiens  contre  la  haine  des 
musulmans  et  les  exactions  des  fonctionnaires,  de  l'autre,  à  mé- 
nager l'autorité  et  les  appréhensions  du  sultan.  Les  ambassadeurs, 
cependant,  se  mirent  courageusement  à  l'œuvre.  Mais,  comme  il 
fallait  s'y  attendre,  comme  l'espérait  surtout  le  sultan,  qui  plaçait 
sa  confiance  dans  les  dissentimens  dont  les  puissances  ont  donné, 
de  tout  temps,  le  spectacle  àConstantinople,  elles  difféiêrent  d'avis 
sur  plusieurs  points.  Ces  discordances  tenaient  à  des  causes 
qu'on  nous  permettra  de  rappeler  rapidement. 

A  la  suite  des  guerres  qu'elle  avait  successivement  entreprises 
ou  soutenues  contre  la  Turquie,  la  Russie  lui  avait  arraché, 
lambeau  par  lambeau,  toute  la  portion  de  l'ancienne  Arménie 
confinant  à  ses  provinces  du  Caucase.  A  la  paix  de  San  Ste- 
fano,  elle  en  avait  obtenu,  avec  le  territoire  qui  en  dépend,  la 
place  forte  de  Kars,  la  principale  défense  de  l'empire  ottoman  au 


LE    CONCERT    EUnOPÉEN.  505 

nord  de  ses  possessions  asiatiques.  Depuis  longtemps,  la  Russie 
compte  donc,  parmi  ses  sujets,  une  nombreuse  population  armé- 
nienne, qui,  sous  une  domination  rigoureuse,  mais  éclairée,  a 
grandement  prospéré.  Le  gouvernement  des  tsars  n'a  rien  négligé 
pour  provoquer  une  fusion  entre  ses  nouveaux  sujets  et  les  anciens, 
pour  les  «  nationaliser  »  en  quelque  sorte.  On  a,  dans  ce  dessein, 
employé  successivement  la  faveur  et  la  contrainte.  Le  sentiment 
religieux  étroitement  uni  au  sentiment  national,  si  cher  à  toutes 
les  populations  chrétiennes  en  Orient,  rendit  ces  tentatives  infruc- 
tueuses. 

Cependant  les  Arméniens,  race  laborieuse  et  intelligente, 
amélioraient  leur  sort  par  l'agriculture  et  le  commerce,  grâce  à 
la  sécurité  dont  ils  n'avaient  cessé  de  jouir  depuis  qu'ils  rele- 
vaient de  la  domination  russe.  L'aisance  et  même  la  richesse  se 
développant  parmi  eux,  ils  s'adonnèrent  à  la  culture  intellectuelle. 
Ils  ne  se  contentaient  pas  de  multiplier  les  écoles;  les  plus  for- 
tunés envoyaient  leurs  cnfans  s'abreuver  aux  grandes  universités 
en  France,  en  Allemagne  et  même  en  Russie.  Il  se  forma  ainsi 
une  pépinière  de  jeunes  esprits,  également  épris  de  science  et  de 
patriotisme.  L'idée  d'une  Arménie  indépendante  en  séduisit  un 
certain  nombre,  auxquels  se  joignirent  des  adhérens  sortis  des 
groupes  restés  soumis  à  l'autorité  de  la  Porte.  C'est  de  leurs 
rangs  que  surgirent  ces  comités  qui  se  constituèrent  les  propa- 
gateurs du  principe  national.  Nous  avons  dit  l'accueil  qui  leur 
fut  fait  à  Londres  et  les  mit  en  situation  de  développer  leur  action 
et  de  l'exercer  parmi  les  populations  arméniennes.  Ce  mouvement 
ne  laissa  pas  la  Russie  indifférente;  elle  veilla  et  réussit  à  préve- 
nir, sur  son  territoire,  toute  manifestation  hostile  ou  dangereuse. 
Mais  on  conçoit  qu'elle  ne  se  soit  montrée  nullement  disposée  à 
favoriser  la  restauration  d'un  Etat  arménien,  et  qu'elle  ait  borné 
ses  efforts,  dans  les  négociations  ouvertes  à  Gonstantinople,  à 
rétablir  l'ordre  en  Asie,  sans  encourager  des  tentatives  et  des 
espérances  dont  elle  avait  à  redouter  la  contagion. 

Les  conditions  dans  lesquelles  se  trouvait  placé  le  cabinet 
britannique,  en  cette  circonstance,  étaient  d'un  tout  autre  carac- 
tère. L'Angleterre  avait  contracté,  par  le  traité,  conclu  avec  la 
Porte  en  1878,  qui  lui  avait  livré  la  possession  de  l'île  de  Chypre, 
l'engagement  de  garantir  au  sultan  ses  possessions  en  Asie  Mi- 
neure. Cette  clause  visait  la  Russie,  qui  venait  précisément  de 
reculer  ses  frontières  de  ce  côté  au  détriment  de  l'empireoltoman. 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  leur  donner  une  couleur  humanitaire,  le  cabinet  anglais, 
dans  les  arrangemens  pris  avec  le  sultan,  avait,  d'autre  part,  stipulé 
«  l'amélioration  du  sort  des  Arméniens.  »  Il  se  hâta  d'occuper 
Chypre,  mais  il  ne  tenta  aucun  effort  pour  remplir  ses  propres 
engagemens.  Une  sorte  d'apaisement  ayant  succédé  à  la  guerre 
russo-turque,  il  se  contenta  de  cet  état  d'atonie  passagère,  et  il  se 
renferma  dans  une  complète  abstention.  Mais,  aux  premières  ru- 
meurs des  persécutions  sanglantes  survenues  au  pied  de  l'Ararat, 
l'opinion  en  Angleterre,  préparée  par  les  publications  du  comité 
arménien,  que  soutenait  la  presse  libérale,  et  mise  en  mouvement 
par  l'action  de  la  Société  évangélique,  manifesta  hautement  son 
indignation  irritée,  et  somma  le  cabinetde  M.  Gladstone  de  remplir 
son  devoir.  C'est  sous  cette  vigoureuse  impulsion  que  le  cabinet 
de  Londres  entreprit  de  se  concerter  avec  la  Russie  et  la  France. 
On  conçoit  dès  lors  qu'il  s'y  soit  engagé  avec  d'autres  vues  et  dans 
d'autres  desseins  que  ceux  du  gouvernement  du  tsar. 

N'ayant  rien  à  attendre  et  tout  à  redouter  des  complications  que 
pouvait  amener  la  constante  décadence  de  la  Turquie,  la  France 
devait  faire  obstacle  à  toute  mesure  destinée  à  porter  atteinte  à 
un  principe  que  toutes  les  puissances  d'ailleurs  se  sont  constam- 
ment engagées  à  respecter  :  celui  de  l'intégrité  de  l'empire  otto- 
man, base  de  tous  les  arrangemens  intervenus  depuis  que  la 
question  d'Orient  est  devenue  un  péril  permanent  pour  l'Europe. 
Mais  la  France  avait  une  autre  tâche  à  remplir,  digne  de  son 
glorieux  passé,  et  qui  lui  était  imposée  par  une  tradition  sécu- 
laire. Protectrice  reconnue  des  établissemens  charitables  et  édu- 
cateurs que  le  catholicisme  a  fondés  et  qu'il  entretient  en  Orient 
sous  la  direction  d'ordres  religieux,  la  France  a  le  droit,  établi 
par  l'usage  plus  encore  que  par  les  traités,  disons  mieux,  elle  aie 
devoir  de  leur  garantir  une  entière  sécurité.  Nous  sommes  de 
ceux  qui  pensent  que  le  gouvernement  de  la  République  s'en  est 
acquitté  dans  les  limites  d'une  légitime  intervention. 

Mais,  dira-t-on,  quel  soulagement,  quelle  réparation  le  gou- 
vernement français  a-t-il  procuré  aux  chrétiens  qui  ont  survécu 
aux  carnages  attestés  par  les  ossuaires  que  l'on  rencontre  encore 
à  tout  pas  en  Arménie?  Les  écrivains  qui  tiennent  ce  langage 
s'imaginent  que  la  France  est  fondée  à  revendiquer  un  droit  de 
protection  sur  tous  les  chrétiens  d'Orient  indistinctement  ;  d'aucuns 
se  bornent  à  penser  qu'il  s'exerce,  depuis  un  temps  immémorial, 
en  faveur  des  catholiques  ;  les  uns  et  les  autres  commettent  une 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  507 

grave  erreur.  La  France  n'a,  à  aucune  époque,  possédé  un  pareil 
privilège  ;  celui  qui  lui  est  légitimement  acquis  s'étend  exclusive- 
ment aux  établissemens  latins.  En  l8o4,  elle  s'est  unie  à  l'Angle- 
terre pour  contenir  la  Russie  qui  prétendait  être  fondée  à  protéger 
tous  ses  coreligionnaires  de  l'empire  ottoman,  et  cependant  le 
traité  de  Kaïnardji  lui  en  fournissait  un  prétexte  plausible;  la 
Porte  s'y  engageait  en  effet  à  protéger,  dans  ses  Etats,  la  religion 
chrétienne  et  les  églises;  cette  disposition,  disait-on  à  Saint- 
Pétersbourg,  conférait  certainement  à  la  Russie  un  droit  de  sur- 
veillance. La  guerre  sortit  de  ce  conflit  diplomatique,  et,  au 
traité  de  Paris,  les  plénipotentiaires  du  tsar  durent  renoncer  à 
toute  revendication  de  cette  nature.  Ce  qui  est  vrai,  ce  que  l'on 
conçoit  et  ce  qui  se  pratique  depuis  de  longues  années,  c'est  que 
la  France,  comme  toutes  les  autres  puissances,  use  de  son  in- 
fluence, par  voie  de  conseil  et  à  titre  officieux,  pour  ramener  le 
gouvernement  ottoman  à  une  plus  juste  conception  de  son  propre 
intérêt,  quand  les  circonstances  l'exigent.  On  s'abuse  donc,  quand 
on  soutient  que  la  France  est  atteinte  dans  son  droit  et  qu'elle  a 
le  devoir  de  défendre  tous  les  sujets  chrétiens  du  sultan,  dès  que 
sévit  contre  eux  la  haine  des  musulmans,  avec  ou  sans  l'assenti- 
ment du  souverain. 

m 

Mais  revenons  aux  négociations  ouvertes  à  Constantinople.La 
France,  l'Angleterre  et  la  Russie  avaient  remis,  avons-nous  dit,  à 
leurs  représentans  dans  cette  capitale,  le  soin  de  préparer  un 
programme  de  réformes  propres  à  garantir  les  chrétiens  contre  de 
nouveaux  excès.  Grâce  à  leur  parfaite  connaissance  de  l'état  des 
choses  en  Turquie,  acquise  sur  les  lieux,  ces  agens  étaient  en  situa- 
tion de  justifier  la  confiance  de  leurs  gouvernemens.  Ils  ne  se 
dissimulaient  cependant  aucune  des  difiicultés  qu'ils  avaient  à 
surmonter.  Ils  savaient  que  tous  les  efforts,  tentés  antérieure- 
ment, avaient  échoué  devant  la  répugnance  et  la  force  d'inertie 
de  la  Porte;  que,  pour  la  déterminer  à  entrer  dans  des  voies  nou- 
velles, il  convenait  de  vaincre  cette  incurable  disposition  en  lui 
offrant  un  arrangement  ([ui,  sans  trop  blesser  son  orgueil, 
n'offensât  pas,  directement,  le  fanatisme  de  ses  sujets  musul- 
mans. Dès  le  mois  de  mars  1895,  les  trois  ambassadeurs  tinrent 
des  conférences  pour  s'entendre  et  rédiger  le  plan  de  réformes 


508  KKVUE  DES  DEUX  MONDES. 

confié  à  leurs  lumières.  A  l'aide  de  transactions,  et  après  de  lon- 
gues délibérations,  ils  parvinrent  à  tourner  les  difficultés  de  leur 
tâche  en  élaborant  un  projet  qui  se  bornait  à  recommander  un 
ensemble  de  mesures  administratives.  Le  19  avril,  M.  Cambon 
l'adressait  à  M.  Hanotaux.  Voici  comment  il  résumait  l'œuvre 
à  laquelle  il  avait  collaboré:  «  Le  projet  s'abstient,  autant  que 
possible,  des  innovations  qui  auraient  pu  soulever  de  trop 
grandes  objections  de  la  part  des  Turcs  :  affermissement  du  pou- 
voir central  dans  les  vilayets,  développement  de  la  vie  commune, 
simplification  de  la  justice  et  des  finances,  admission  des  chrétiens 
aux  hautes  fonctions  civiles  dont  ils  sont  systématiquement  ex- 
clus, ainsi  que  dans  la  gerdarmeric  et  la  police,  protection  des 
chrétiens  contre  les  Kurdes  :  telles  sont  les  grandes  lignes  du 
projet  (1).  » 

Ici  nous  voyons  apparaître,  ou  plutôt  reprendre,  avec  une  flo- 
raison nouvelle  et  plus  intense,  le  système  de  temporisation,  agré- 
menté de  subterfuges  savamment  calculés  que  la  Porte,  de  tout 
temps,  a  employé  pour  se  dérober  à  ses  devoirs  et  à  l'intervention 
de  l'Europe.  Jamais  la  diplomatie  byzantine,  dont  les  Turcs  ont 
hérité  en  s'établissant  sur  les  rives  du  Bosphore,  n'a  déployé  une 
habileté  plus  déliée.  Usant  de  dénégations  et  de  duplicité,  elle  n'a 
omis  aucun  effort  pour  égarer  ou  désunir  les  négociateurs,  pour 
couvrir,  des  apparences  de  la  bonne  foi,  les  contradictions,  qui 
éclataient  chaque  jour  davantage,  entre  ses  paroles  et  ses  actes. 
Dans  ses  entretiens  avec  les  représentans,  le  sultan,  modulant  son 
langage  selon  la  nationalité  de  son  interlocuteur,  se  montrait 
aussi  empressé  qu'eux-mêmes  à  reconnaître  l'urgente  nécessité 
d'adopter  de  larges  réformes,  et  rien,  ajoutait-il,  n'égalait  sa  re- 
connaissance pour  les  soins  qu'on  prenait  de  sa  couronne.  On 
constatait  néanmoins,  en  toute  occasion,  que  ses  faveurs  restaient 
invariablement  acquises  aux  agens  qui  avaient  exécuté  ses  ordres 
et  que,  de  toutes  parts,  on  entravait  la  manifestation  de  la  vérité 
sur  les  faits  qu'il  importait  d'élucider. 

Le  projet  conçu  par  les  ambassadeurs  fut  soumis  à  l'examen 
et  à  l'agrément  de  leurs  gouvernemens.  Le  cabinet  anglais  ne  s'en 
montra  pas  absolument  satisfait  ;  il  aurait  voulu  y  trouver  des  dis- 
positions conférant  à  l'Europe  un  droit  de  contrôle  bien  défini,  une 
clause,  notamment,  lui  permettant  de  participer  à  la  désignation 

(1)  Livre  Jaune,  p.  44. 


I 


LE    CONCEaT    EUROPÉEN,  o09 

des  fonctionnaires  d'un  rang  élevé.  On  transigea  sur  une  formule 
ainsi  libellée  :  «  Le  choix  du  haut  commissaire,  chargé  de  l'exé- 
cution des  réformes,  devra  être  approuvé  par  les  puissances.  » 
Les  ambassadeurs  furent  autorisés  à  présenter  au  sultan  leur  tra- 
vail ainsi  amendé.  Les  ministres  ottomans  ne  jouant  plus  qu'un 
rôle  effacé  depuis  que  la  direction  des  affaires  avait  été  transférée 
au  palais  (1),  cette  communication  fut  faite,  le  14  mai,  directe- 
ment au  souverain.  Acceptant  de  négocier  lui-même  avec  les  re- 
présentans  étrangers,  Abd-ul-Hamid  leur  fit  bientôt  savoir,  par 
l'un  de  ses  secrétaires,  «  qu'il  étudiait  leur  projet  avec  diligence, 
que  beaucoup  de  choses  lui  semblaient  bonnes,  que  certaines  au- 
tres demandaient  à  être  discutées,  mais  qu'en  tout  cas  il  ne  tar- 
derait pas  à  leur  faire  connaître  sa  réponse.  »  Cette  réponse  vint 
en  effet,  non  pas  sous  la  forme  d'un  examen  des  propositions  des 
ambassadeurs,  mais  sous  celle  d'un  contre-projet,  et  voici  ce 
qu'en  pensait  M.  Gambon  :  «  Le  projet  de  réformes,  écrivait-il 
dans  une  dépêche  du  5  juin,  préparé  par  les  conseillers  du  sultan 
et  remanié  plusieurs  fois  depuis  trois  semaines,  est  un  travail 
informe,  ne  contenant  aucune  disposition  sérieuse  et  n'offrant 
aucune  garantie.  Nous  avons  résolu,  mes  collègues  et  moi,  de 
faire  savoir  demain,  à  Sa  Majesté,  que  son  projet  ne  constituait 
même  pas  une  base  de  discussion  (2).  »  Le  sultan  écartait  donc  le 
plan  rédigé  par  les  diplomates  et  y  substituait  une  œuvre  destinée 
uniquement  à  jeter  la  confusion  dans  le  débat  et  à  entraver  les 
vues  des  puissances. 

Cependant,  à  ce  moment  même,  le  champ  des  négociations  s'é- 
largissait pour  en  faciliter  l'accès  à  celles  des  puissances  qui,  jus- 
que-là, n'y  avaient  pas  participé.  Soit  que  le  constant  accord  de  la 
France  et  de  la  Russie,  depuis  l'ouverture  de  ces  pourparlers,  eût 
éveillé  ses  susceptibilités,  soit  qu'il  eût  jugé  plus  utile  de  réunir 
tous  les  grands  gouvernemens  do  l'Europe  en  un  seul  faisceau 
pour  exercer  sur  l'esprit  du  sultan  une  action  plus  eflicace,  le 

(1)  Voici  ce  que  M.  Canibon  écrivait  à  ce  sujet,  le  17  juin  189j":  «  On  peut  dire 
que,  depuis  quatre  ans,  le  gouvernement  a  été  transféré  de  la  Porte  au  Palais.  Les 
fonctionnaires  de  tout  ordre  ne  relevaient  plus  de  leurs  ministres  respectifs  ;  ils 
correspondent  directement  avec  les  secrétaires  du  sullan...  Ce  mode  de  gouverne- 
ment devait  forcément  mettre  en  cause  la  personne  même  du  souverain  et  le  char- 
ger de  toutes  les  responsabilités.  Qu'un  incident  surgît,  Abd-ul-Uamid  était  obligé 
d'en  répondre  personnellement.  Cet  incident  s'est  présenté  en  Arménie,  et  le  sultan 
s'est  trouvé  tout  !i  coup  dans  la  position  d'un  accusé  sans  moyens  de  défense.  « 
Livre  Jaune,  p.  11. 

{2)  Livre  jaune,  p.  1[. 


510  RRVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cabinet  anglais  pensa  que  le  moment  était  venu  de  convier  l'Al- 
lemagne, l'Autriche  et  l'Italie  à  coopérer  à  l'œuvre  entreprise.  Il 
prit  l'initiative  de  cette  proposition,  qui  fut  agréée  par  la  France 
et  par  la  Russie.  Les  trois  cours  de  la  Triple  Alliance  y  acquiescè- 
rent, et  le  trio  devint  un  sextuor.  Voilà  en  quelles  circonstances 
s'est  constitué  le  concert  européen,  qui  se  révéla,  à  son  apparition, 
comme  un  gage  d'affranchissement  pour  les  chrétiens  d'Orient  et 
une  garantie  de  la  paix  générale. 

A-t-on  été  bien  inspiré  en  cette  occasion,  et  la  réunion  à  six 
offrait-elle  de  meilleures  chances  que  lu  réunion  à  trois,  d'atteindre 
le  but  que  l'on  avait  en  vue?  Les  nouveaux  venus  apporteraient- 
ils  une  collaboration  désintéressée  au  succès  de  la  tâche  collec- 
tive, et  ne  fallait-il  pas  craindre,  au  contraire,  que  le  sultan  ne 
trouvât,  dans  leur  concours,  de  plus  faciles  moyens  d'éluder  l'in- 
tervention de  l'Europe  et  de  semer  entre  les  participans,  devenus 
plus  nombreux,  des  germes  de  défiance  et  de  désaccord?  On  in- 
cline à  le  penser,  dès  que  l'on  cherche  à  se  rendre  compte  des 
intérêts  particuliers  et  des  mobiles  de  la  politique  des  trois  puis- 
sances alliées. 

A  ce  moment  même,  l'Italie  avait  de  graves  sujets  de  préoccu- 
pations; ses  affaires  en  Abyssinie  prenaient  une  fâcheuse  tour- 
nure. Le  premier  ministre,  peut-être  à  raison  même  de  cette 
aventure  et  désireux  de  faire  grand  en  Europe,  sinon  en  Afrique, 
s'essayait  à  provoquer  des  conflits  dans  l'espoir  d'en  tirer  de 
notables  avantages.  M.  Crispi  s'y  était  vraisemblablement  dé- 
terminé par  la  nécessité  de  tirer  le  pays,  qui  fléchissait  sous  le 
poids  d'impôts  hors  de  proportion  avec  sa  puissance  économique, 
de  la  position  difficile  où  il  se  trouvait  placé.  Il  rêvait  d'acqui- 
sitions nouvelles  sur  l'Adriatique  et  ailleurs.  Dans  ce  dessein,  il 
ne  trouvait  pas  suffisante  l'alliance  qui  unissait  l'Italie  à  l'Alle- 
magne et  à  l'Autriche;  il  s'appuyait  ostensiblement  sur  l'Angle- 
terre pour  exercer,  dans  la  Méditerranée,  une  action  de  premier 
ordre,  et  pour  combattre  celle  de  la  France.  C'est  avec  ces  diverses 
conceptions,  résumant  toute  la  politique  du  cabinet  de  Rome  à 
cette  époque,  que  l'Italie  entreprit  de  s'acquitter  de  son  rôle  de 
grande  puissance  en  Orient.  Placée  entre  des  désirs  et  des  devoirs 
qu'il  était  malaisé  de  concilier,  les  misères  des  Arméniens  ne 
pouvaient  la  toucher  quà  titre  accessoire,  et  il  n'était  guère  permis 
d'envisager  sa  coopération  dans  le  concert  européen  comme  un 
élément  de  succès  pour  la  tâche  que  l'Europe  avait  assumée. 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  511 

On  n'avait  pas  attendu  à  Vienne  d'être  convié  aux  conférences 
de  Gonstantinople  pour  observer  d'un  regard  vigilant  les  événe- 
mens  d'Arménie  et  suivre  attentivement  les  délibérations  dont 
ils  étaient  l'objet.  Depuis  que  M.  de  Bismarck,  au  Congrès  de 
Berlin,  l'avait  doté  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine  en  dépouil- 
lant le  sultan  de  ces  deux  provinces,  l'empire  austro-hongrois 
devait  fatalement  soumettre  sa  politique  à  une  orientation  nou- 
velle ;  expulsé  d'Allemagne,  sa  force  d'expansion  ne  pouvait 
s'exercer  que  sur  ses  frontières  de  l'Est;  il  visait  la  Macédoine,  qui 
le  conduirait  à  Salonique  et  lui  assurerait,  avec  une  position  for- 
midable dans  les  Balkans,  un  port  important  dans  les  mers  du 
Levant.  A  la  vérité,  la  Macédoine  était  également  convoitée  par  la 
Bulgarie,  parla  Grèce,  et  la  Serbie;  déjà  une  agitation  persistante 
remuait  cette  province  parcourue  par  des  émissaires  provocateurs 
venus  d'Athènes,  de  Sofia  et  de  Belgrade.  Dans  cet  état  de 
choses,  la  répercussion  en  Europe  des  événemens  d'Asie  pouvait 
ouvrir  prématurément,  pour  le  gouvernement  de  l'empereur 
François-Joseph,  une  question  qu'il  avait,  en  ce  moment,  tout 
intérêt  à  ajourner.  Aussi  le  comte  Goluchowski,  après  le  comte 
de  Kalnoky,  ne  négligea  aucune  démarche,  soit  auprès  du  sultan 
par  l'organe  de  son  représentant  à  Gonstantinople,  soit  auprès  des 
puissances  pour  hâter  un  apaisement  durable  dans  toutes  les  pro- 
vinces de  l'empire  ottoman.  On  ne  saurait  reprocher  à  l'Autriche 
de  se  considérer,  en  certaines  éventualités,  comme  le  légitime 
héritier  de  la  Turquie  dans  une  partie  plus  ou  moins  importante 
de  ses  possessions  en  Europe.  Dans  des  vues  qu'il  serait  superflu 
de  rappeler,  le  premier  chancelier  allemand  ne  lui  a  pas  laissé 
d'autres  voies  ouvertes  pour  des  conjonctures  qu'il  serait  puéril  de, 
ne  pas  prévoir.  Mais  il  est  manifeste,  par  cela  même,  que  l'Au- 
triche, en  intervenant  à  la  conférence  de  Gonstantinople,  ne  pou- 
vait y  apporter  un  esprit  dépourvu  de  toute  préoccupation  par- 
ticulière. 

D'autres  soins  sollicitaient  la  politique  de  l'Allemagne,  et  il 
importe  d'en  déterminer  le  caractère.  Anémiée  par  une  invincible 
décadence, menacée  par  des  convoitises  extérieures,  mise  enpéril^ 
par  des  serviteurs  improbes  et  inintelligens,  la  Turquie,  depuis 
plus  d'un  siècle,  a  dû  se  résigner  à  mettre  sa  défaillance  à  l'abri 
d'un  puissant  protecteur,  le  cherchant  tantôt  au  nord,  tantôt  à 
l'ouest  de  l'Europe, selon  les  circonstances;  le  cycle  de  ses  évolu- 
tions avait  successivement  passé  et  repassé  par  Saint-Pétersbourg, 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  Paris  ou  Londres,  accidentellement  par  Vienne,  jamais  par 
Berlin,  qui  entretenait  à  Constantinople  une  représentation  effacée, 
si  bien  que  M,  de  Bismarck  a  pu  dire,  quand  déjà  il  était  tout- 
puissant,  qu'il  ne  se  donnait  jamais  la  peine  d'ouvrir  son  courrier 
d'Orient.  Les  victoires  remportées  par  les  armées  allemandes,  en 
déplaçant  la  prépondérance  en  Europe,  déplacèrent  les  amitiés  de 
la  Porte,  et  c'est  vers  ce  soleil  levant  qu'elle  tourna  des  regards 
anxieux,  sollicitant  un  appui  que  le  sultan  Abd-ul-Hamid  se 
montrait  disposé  à  payer  d'une  condescendance  sans  limites.  Son 
empire,  cependant,  avait  été  mutilé,  au  congrès  de  Berlin,  par 
l'initiative  du  grand  chancelier;  ce  mécompte  ne  le  découragea 
pas  ;  la  force  était  là  dans  tout  son  éclat,  et  c'est  sur  la  force  qu'il 
était  bien  résolu  à  s'appuyer.  Outre  la  coopération  de  fonction- 
naires de  Tordre  administratif  qu'il  s'engagea  à  rétribuer  riche- 
ment, il  obtint  l'envoi  d'une  mission  militaire  à  laquelle  il  confia 
l'organisation  de  son  armée  ;  il  demanda  exclusivement,  à  l'in- 
dustrie allemande,  les  fournitures  nécessaires  à  son  armement, 
obéissant,  de  tout  point,  aux  suggestions  de  l'ambassade  germa- 
nique. La  place  était,  en  quelque  sorte,  déjà  conquise,  quand  l'em- 
pereur Guillaume  fit,  en  1889,  son  apparition  à  Constantinople; 
il  y  fut  accueilli  avec  tous  les  signes  d'une  cordiale  soumission  ;  il 
y  arrivait  comme  le  protecteur  désiré  et  attendu  ;  il  fut  comme 
ébloui  de  l'accueil  qui  lui  fut  fait;  après  avoir  télégraphié,  à 
M.  de  Bismarck,  les  manifestations  dont  il  était  l'objet  et  con- 
staté que  la  proie  méritait  d'être  saisie,  il  lui  mandait  encore  en 
partant:  «  Après  un  séjour  semblable  à  un  rêve,  rendu  paradi- 
siaque par  l'hospitalité  la  plus  généreuse  du  sultan,  je  vais  passer 
les  Dardanelles  par  un  beau  temps.  »  Ce  qu'il  a  dû  lui  apprendre 
également, c'est  qu'il  laissait  le  sultan  dans  des  dispositions  qui 
ouvriraient  au  commerce  et  à  l'industrie  allemande  un  vaste 
champ  d'exploitations  fructueuses.  Il  est  arrivé,  en  effet,  qu'Abd- 
ul-Hamid  a  comblé  de  ses  faveurs  les  Allemands  accourus  en 
foule  à  Constantinople  et  les  a  secondés,  de  son  autorité  person- 
nelle, dans  leurs  entreprises;  il  a  fait  mieux,  il  a  prononcé,  en 
leur  faveur,  sous  des  prétextes  futiles  et  par  un  acte  arbitraire, 
la  déchéance  de  compagnies  étrangères,  concessionnaires  de 
chemins  de  fer. 

En  dépit  de  droits  acquis,  d'offres  avantageuses  faites  par 
d'autres  capitalistes,  les  lignes  d'Anatolie,  celles  d'Europe  con- 
nues sous  le  nom  de  Chemins  orientaux,  la  ligne  de  Salonique  à 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  51 


o 


Monastir,  sont  aujourd'hui  entre  les  mains  de  sociétés  exclusive- 
ment allemandes,  munies  en  outre  de  privilèges  exceptionnels 
qui  leur  permettent  d'organiser  des  colonies  germaniques  sur  les 
principaux  points  de  concentration.  Ainsi  s'est  établie  la  prépon- 
dérance exclusive  dont  l'Allemagne  est  aujourd'hui  en  pleine 
possession  sur  les  rives  du  Bosphore.  Un  si  bon  client,  si  beso- 
gneux qu'il  soit,  mérite  d'être  appuyé  et  défendu  au  besoin, 
d'autant  plus  que,  dans  sa  détresse,  il  lui  reste  une  armée,  com- 
posée de  vaillans  et  solides  soldats,  désormais  entre  les  mains 
d'officiers  allemands,  armée  qui  peut  faire,  grâce  à  sa  discipline 
et  à  sa  sobriété,  bonne  figure  sur  un  autre  théâtre  que  la  Thessalie. 
A  l'intérêt  économique  se  joignait  donc  l'intérêt  politique,  et  l'on 
ne  peut  être  surpris  si  l'Allemagne,  pour  conserver  la  position 
acquise,  se  montra  peu  disposée  à  sacrifier  aux  Arméniens  et  aux 
Grecs  l'ami  fidèle  et  dévoué. 

A  ces  indications,  que  nous  soumettons  au  JTigement  de  nos 
lecteurs,  nous  ajouterons  de  courtes  remarques  qui  en  sont  les 
corollaires.  La  conférence  de  Constantinople,  quand  elle  ne  comp- 
tait que  trois  plénipotentiaires,  n'avait  pas  trouvé,  sans  de  fâcheux 
tiraillemens,  un  terrain  d'entente.  Elle  y  était  parvenue  cependant, 
grâce  à  l'esprit  de  transaction  animant  les  puissances  qui  y 
étaient  représentées  et  à  leur  désir  commun  de  concilier  le  respect 
dû  à  la  souveraineté  du  sultan  avec  la  sécurité  qu'il  importait  de 
garantir  aux  chrétiens.  Les  nouveaux  intervenans  avaient,  avec 
les  mêmes  vues,  d'autres  préoccupations.  Ayant  mis  la  main  sur 
Constantinople,  l'Allemagne  surtout  n'entendait  pas  être  troublée 
dans  le  nouveau  domaine  où  son  action  s'exerçait  en  toute  li- 
berté; son  influence  était  acquise  à  son  vassal,  et  l'Allemagne 
entraînait  avec  elle  ses  deux  alliées,  l'Autriche  et  l'Italie.  L'accord 
à  six  devait  donc  se  heurter  à  des  difficultés  plus  graves  que  celles 
qu'avait  rencontrées  l'accord  à  trois. 

IV 

A  la  vérité,  malgré  la  communication,  faite  à  leurs  gouverne- 
mens,  du  travail  des  trois  ambassadeurs  et  dont  le  fexlo  avait  été 
soumis  à  l'examen  du  sultan,  les  représcnfans  des  puissances 
unies  par  la  Triple  Alliance  laissèrent  à  leurs  collègues,  autours 
du  plan  de  réformes,  le  soin  d'en  poursuivre  la  discussion  avec 
le  gouvernement  ottoman.  Nous  avons  déjà  dit  qu'au  projet  pri- 

TOME  CXLVIII.  —   1898.  33 


SI 4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mitif  de  la  conférence,  le  sultan  opposa  un  contre-projet,  et  on  a 
vu  ce  qu'en  pensait  M.  Cambon.  Cette  tentative  d'Abd-ul-Haniid 
donna  lieu  à  de  longues  et  laborieuses  négociations  incessamment 
entravées  par  des  concessions  successives,  toujours  insuffisantes 
ou  dilatoires.  Nous  nous  égarerions  nous-même,  sans  profit  pour 
le  lecteur,  dans  le  dédale  où  le  sultan  se  dérobait  incessamment, 
si  nous  voulions  ici  entrer  dans  le  détail  des  communications 
échangées  entre  les  ambassadeurs  et  les  représentans  du  sultan. 
Nous  nous  bornerons  à  dire  qu'après  six  mois  de  pourparlers,  le 
sultan  rendit,  le  20  octobre  1895,  un  iradé  octroyant  des  réformes 
que  son  gouvernement  devait,  sans  tarder,  mettre  à  exécution 
dans  les  six  provinces  de  la  haute  Anatolie.  Le  sort  des  chrétiens 
devait  bénéficier  amplement  de  cet  acte  de  la  volonté  souveraine, 
et  l'on  pouvait  croire  qu'à  dater  de  ce  jour,  on  entrerait  enfin  dans 
l'ôre  des  améliorations  salutaires  et  réparatrices. 

Mais  déjà,  dans  ces  mêmes  provinces,  sonnait,  pour  les  chré- 
tiens qui  en  étaient  les  paisibles  habitans,  le  tocsin  d'une  immo- 
lation furibonde.  La  coïncidence  entre  cette  violente  explosion 
du  fanatisme  musulman  et  la  publicité  donnée  aux  résolutions 
«  paternelles  »  du  sultan  restera  un  sujet  de  cruelles  médita- 
tions. A  Gonstantinople,  des  Arméniens  ayant  voulu  soumettre 
à  la  Porte  leurs  vœux  et  leurs  revendications,  un  confiit  éclata 
entre  les  manifestans  et  la  police  assistée  de  la  force  armée  ;  dis- 
persée, la  foule  se  répandit  dans  des  quartiers  divers,  elle  y  fut 
poursuivie  par  des  agens  et  des  gendarmes  à  pied  et  à  cheval. 
«  La  répression  a  été  impitoyable,  »  écrit  M.  Cambon.  La  popu- 
lation arménienne  de  tout  âge  et  de  tout  sexe  se  réfugia  dans  les 
églises,  et  ce  fut  grâce  à  l'intervention  de  tous  les  ambassadeurs 
qu'on  mit  fin  à  ce  premier  conflit.  Ceci  se  passait  à  la  fin  de 
septembre  et  dans  les  premiers  jours  d'octobre  1895  (1). 

Peu  de  jours  après,  des  troubles  d'une  plus  violente  gravité 
survenaient  en  Asie.  Eclatés  à  Trébizonde,  le  o  octobre,  ils  se  ré- 
percutent de  place  en  place  et  partout,  en  Anatolie,  se  succèdent 
d'eiTroyables  scènes  d'une  véritable  boucherie,  suivant  l'expros- 

(1)  «  Un  fait  grave  est  surtout  à  noter,  mandait  notre  ambassadeur,  le  G  octobre, 
c'est  qu'à  la  suite  de  la  dispersion  des  manifestans,  un  grand  nombre  d'individus 
n'appartenant  ni  à  la  police,  ni  à  l'armée,  des  softas,  des  Kurdes  établis  à  Gonstan- 
tinople, de  simples  particuliers  sans  mandat  se  sont  armés,  ont  poursuivi  les 
Arméniens  et  se  sont  livrés,  même  contre  des  chrétiens  appartenant  aux  autres 
communautés,  à  des  agressions  de  tous  genres...  L'autorité,  loin  de  mettre  un 
terme  à  leurs  excès,  a  tout  l'air  de  les  avoir  encouragés.  »  —  Livre  Jaune,  p.  1  i3. 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  51 O 

sion  d'un  de  nos  agens  consulaires.  Pendant  trois  mois,  les  chré- 
tiens, les  Arméniens  surtout,  furent  pourchassés,  pillés,  incendiés 
par  des  bandes  furieuses. Les  villes  d'Erzeroum,  de  Diarbekir,de 
Sivas,  de  Malatia,  d'Orfa,  de  Césarée,  d'Angora,  devinrent  le  théâtre 
de  carnages  indescriptibles;  dans  les  campagnes  environnantes, 
les  villages  furent  livrés  aux  flammes  et  les  habitans  mis  impi- 
toyablement à  mort. 

Disons,  sans  plus  tarder,  que  dans  toutes  ces  localités  nos 
consuls  déployèrent  un  courage  et  un  dévouement  qui  contrastaient 
étrangement  avec  la  conduite  des  agens  du  gouvernement  otto- 
man. Sans  craindre  aucun  péril,  défendant,  parfois,  leurs  propres 
résidences  les  armes  à  la  main,  ils  se  portaient  partout  où  leur 
présence  pouvait  refréner  la  fureur  des  assaillans;  leur  concours 
vigilant  mit  à  l'abri  de  tout  dommage  les  établissemens  de  tout 
genre,  écoles,  dispensaires,  couvens,  placés  officiellement  sous 
leur  protection;  les  portes  en  restaient  ouvertes,  comme  celles  des 
consulats,  et  des  milliers  de  malheureux,  fuyant  leurs  demeures 
incendiées  quand  ils  n'y  étaient  pas  égorgés,  y  ont  trouvé  un 
refuge  assuré.  Jamais  cet  instinct  généreux  pour  les  faibles  et 
les  malheureux,  qui  est  la  marque  de  notre  race,  n'a  mieux  inspiré 
des  cœurs  français;  jamais  la  charité  chrétienne  n'a  mieux 
accompli  son  apostolat  évangélique.  C'est  un  hommage  qui  est 
dû  et  qu'il  nous  plaît  de  rendre  à  ces  vaillans  qui  ont  rempli  leur 
devoir  et  qui  se  nomment,  —  nous  devons  à  ces  modestes  fonc- 
tionnaires de  citer  leurs  noms,  —  Gillière,  Meyrier,  Barthélémy, 
Summaripa,  Carlier,  Roqueferrier,  Bergeron.  Ils  étaient,  à  la 
vérité,  fermement  soutenus  à  Constantinople  par  un  ambassa- 
deur dont  la  vigilance  et  l'énergie  ne  se  sont  pas  démenties  un 
seul  instant.  Des  Pères  latins  ayant  dû  se  réfugier  à  Zeïtoun, 
«  ces  religieux,  —  se  hâtait  de  télégraphier  M.  Gambon  à  M.  Bar- 
thélémy auquel  il  avait  donné  l'ordre  de  se  rendre  dans  cette 
localité,  —  ont  des  motifs  de  défiance  à  l'égard  des  troupes 
et  des  autorités  ottomanes  qui  ne  les  ont  pas  protégés.  Nous 
avons,  vis-à-vis  d'eux,  un  droit  de  protection  à  exercer.  Ne  vous 
laissez  devancer  ni  remplacer  par  personne  dans  le  soin  de  Unir 
rendre  la  confiance  et  la  liberté  (1).  »  Belles  paroles  bien  conçues 
pour  soutenir  la  vaillance  d'agens  exerçant  leurs  fonctions  dans 
des  régions  lointaines,  au  milieu  de  populations  aveuglées  par  le 

(1)  Livre  Jaune,  Supplément  p.  67. 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  étroit  fanatisme.  Dans  une  autre  circonstance,  deux  fonction- 
naires ottomans,  ayant,  par  une  rare  exception,  délivré  des  Pères 
français,  lazaristes  et  trappistes,  assiégés  dans  leurs  couvens  par 
des  Kurdes,  furent  aussitôt  décorés  de  la  Légion  d'honneur  sur  la 
proposition  de  M.  Hanotaux,  jugeant  sans  doute  que  cette  dis- 
tinction devait  les  mettre  à  labri  du  mécontentement  que  leur 
conduite  ne  pouvait  manquer  de  provoquer  à  Constantinople. 
«  Je  ne  saurais  dire,  écrivait  à  cette  occasion  le  Père  Etienne,  le 
supérieur  de  la  Trappe,  à  notre  ambassadeur,  combien  le  nom  de 
la  France  est  béni  par  les  chrétiens  de  ces  contrées...  M.  Summa- 
ripa  peut  certifier  la  vérité  de  ces  sentimens  de  gratitude  ;  sa 
visite  a  été,  pour  nous,  une  consolation  et  un  bienfait  réel  ;  nous 
vous  exprimons  toute  notre  reconnaissance  de  nous  l'avoir  en- 
voyé. »  Gomment  ne  pas  citer  encore  ces  paroles  dignes  d'un 
apôtre  français  :  «  Bien  qu'on  nous  eût  sollicités  de  nous  retirer 
momentanément,  nous  ne  l'avons  pas  fait.  L'humanité,  la  charité, 
la  religion  nous  imposaient  le  devoir  de  rester,  et  nous  sommes 
restés.  Se  retirer  eût  été  une  lâcheté  aux  yeux  mêmes  des  musul- 
mans, et  surtout  des  chrétiens  que,  seule,  notre  présence  proté- 
geait un  peu.  Les  religieux  français  qui,  à  l'étranger,  font  bénir  et 
aimer  le  nom  de  la  patrie,  n'ont  pas  l'habitude  de  fuir  devant  le 
danger.  » 

Quelle  a  été  l'altitude,  quelle  a  été  la  conduite  des  représen- 
tans  de  la  Porte  durant  ces  longs  jours  d'une  sanglante  persé- 
cution? Partout  l'agression  a  été  préméditée,  partout  elle  a  été 
concertée  dans  des  conciliabules  dont  les  autorités  administra- 
tives et  militaires  connaissaient  l'objet.  L'explosion  était  soudaine 
et  éclatait  sur  plusieurs  points  à  la  fois,  sans  incident  provoca- 
teur. La  force  armée  s'abstenait,  quand  elle  ne  s'unissait  pas  aux 
malfaiteurs.  «  J'ai  pu  constater  de  visu,  écrit  notre  consul  à  Tré- 
bizonde,  que  les  zaptiés  (agens  de  police)  demeuraient  dans  les 
postes...  sans  essayer  d'arrêter  les  émeutiers...  C'était,  on  ne  peut 
guère  en  douter,  un  complot  soigneusement  réglé  ;  la  participation 
de  la  troupe  aux  crimes  commis,  au  pillage  toléré,  sont  des  cir- 
constances sur  l'importance  desquelles  il  est  difficile  de  se  faire 
illusion  (1).  »  Il  vint  un  jour  où  le  vali  (le  gouverneur)  fut  pris 
d'inquiétude  pour  sa  sûreté  personnelle  ;  il  fit  aussitôt  répandre  la 
nouvelle  que  le  sultan  venait  de  pardonner  leur  rébellion  aux 

(1)  Livre  Jaune,  Supplément  p.  13;  rapport  de  M.  CiUière. 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  517 

Arméniens  et  qu'on  ne  devait  plus  les  menacer.  C'était,  par  une 
cruelle  dérision,  prétendre,  d'une  part,  que  les  véritables  coupables 
étaient  les  victimes,  et  avouer,  de  l'autre,  que  le  souverain  avait 
autorisé  ces  désordres,  puisqu'il  jugeait  le  moment  venu  d'y 
mettre  fm. 

A  Diarbekir,  les  choses  furent  conduites  avec  une  méthode  plus 
infernale  encore,  sous  l'œil  du  gouverneur,  Ani/-Pacha.  Bien 
renseigné,  M,  Meyrier,  notre  vice-consul,  lui  signala  l'orage  qui 
précède  la  tempête  :  «  Il  n'y  a  absolument  rien  à  craindre,  »  lui 
répondit  le  représentant  du  sultan.  «  Nullement  rassuré  par  ces 
déclarations,  écrit  notre  agent  à  M.  Cambon,  j'ai  prévenu  immé- 
diatement Votre  Excellence  de  cette  situation  alarmante.  Je  ne 
mets  pas  en  doute  que  Aniz-Pacha  la  connaissait  mieux  que  moi 
et  qu'un  mot  de  lui  pouvait  arrêter  tous  ces  désastres.  »  Le  vali 
s'en  abstint,  et,  deux  jours  après  l'entrevue  qu'il  avait  eue  avec 
notre  agent,  le  massacre  des  chrétiens  a  commencé.  «Il  a  duré  trois 
jours  et  trois  nuits,  sans  discontinuer,  dans  un  tel  acharnement 
que  ceux  qui  surviv^ent  sont  encore  à  se  demander  par  quel 
secours  providentiel  ils  ont  pu  y  échapper.  Il  a  commencé  à 
heure  fixe,  sur  un  signal  donné,  tel  qu'il  avait  été  réglé  d'avance 
et  sans  provocation  de  la  part  de  qui  que  ce  soit...  Ce  n'est  que  le 
samedi  que  le  massacre  en  règle  a  eu  lieu.  Jusque-là,  on  égorgeait 
les  chrétiens  dans  les  rues,  on  les  fusillait  en  tirant  des  minarets  ; 
ce  jour-là,  les  assassins  attaquèrent  les  maisons,  procédant  systé- 
matiquement. On  défonçait  les  portes,  on  pillait  tout,  et  si  les 
habitans  s'y  trouvaient,  on  les  égorgeait.  On  tuait  tout,  hommes, 
femmes,  enfans;  les  filles  étaient  enlevées.  Presque  tous  les  mu- 
sulmans de  la  ville,  les  soldats,  les  zaptiés,  les  Kurdes,  ont  pris 
part  à  cet  horrible  carnage.  »  Des  survivans,  3000  ont  pu  se  réfu- 
gier au  couvent  des  Pères,  1  oOO  au  consulat.  Pendant  que  le 
sang  coulait  à  Ilots  dans  la  ville,  M 9  villages  des  environs  étaient 
incendiés  après  avoir  été  pillés,  et  les  30000  chrétiens  qui  les 
habitaient  massacrés  ou  dispersés.  «  Je  dois  à  ma  conscience, 
dit  M.  Meyrier,  en  terminant  la  dépèche  que  nous  analysons,  de 
déclarer...  que  le  gouverneur  général,  le  commandant  mililaire, 
le  chef  de  la  gendarmerie  sont  restés  impassibles  devant  ces 
scènes  d'horreur  et  qu'ils  n'ont  absolument  rien  fait  pour  les 
arrêter,  que,  s'ils  n'y  ont  pas  participé  directement,  leur  attitude 
était  de  nature  à  les  encourager  (1)...  » 

(1)  Livre  Jaune  ;  Siipple'inenl  rapport  de  M.  Meyrier,  page  28. 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Des  forfaits  du  même  caractère,  perpétrés  dans  les  mêmes 
conditions,  ensanglantèrent  d'autres  villes,  comme  Sivas,  Malatia, 
Orfa  (1)  et  les  contrées  environnantes.  Nous  nous  répéterions  en 
les  rappelant.  Disons  cependant  qu'à  tous  ces  attentats,  les  for- 
cenés, qui  en  furent  les  auteurs,  en  ajoutèrent  d'autres  bien 
choisis  pour  consommer  l'œuvre  de  destruction  quils  avaient 
entreprise.  Sur  plusieurs  points,  les  chrétiens,  qui  n'avaient  pas 
péri  sous  leurs  coups,  furent  contraints,  sous  peine  de  mort, 
d'apostasier  et  d'embrasser  l'islamisme.  Des  milliers  d'Arméniens 
durent  se  soumettre  à  ce  raffinement  d'un  barbare  fanatisme; 
afin  de  rendre  leur  conversion  indissoluble,  on  força  les  hommes 
de  convoler  à  de  nouvelles  noces,  d'épouser  des  musulmanes  dé- 
classées, et  les  femmes  de  contracter  mariage  avec  des  musul- 
mans. Dès  ce  moment,  il  aurait  suffi  de  la  moindre  tentative  de 
ces  malheureux  pour  retourner  à  leur  foi  première  pour  qu'ils 
pussent  être  légalement  décrétés  de  mort,  la  loi  du  Coran  étant 
inflexible  en  pareille  matière.  Quinze  familles  arméniennes,  écrit 
M.  de  la  Boulinière,  chargé  d'affaires  à  Gonstantinople  pendant 
une  courte  absence  de  M.  Cambon,  revenues  au  christianisme  à  la 
suite  d'assurances  favorables  données  par  les  autorités  turques, 
viennent  d'être  massacrées  par  les  Kurdes  qui  les  avaient  conver- 
ties à  l'islamisme  (2). 

Aux  conversions  forcées  se  joignit  le  rapt  des  filles.  Dans  leurs 
rapports,  nos  agens  établissent  que  les  femmes  et  les  enfans  n'é- 
chappaient pas  plus  que  les  maris  et  les  pères  à  la  fureur  des  as- 
saillans,  mais  que  ceux-ci  ménageaient  les  filles  et  les  enlevaient. 
Que  se  proposaient-ils  en  les  épargnant,  obéissaient-ils  à  un  sen- 
timent de  miséricorde?  Nullement,  ils  entendaient  en  faire  l'objet 
d'un  abominable  trafic;  ils  les  présentèrent  en  effet  au  marché, 
ils  les  vendirent  sans  en  faire  mystère,  et  les  fonctionnaires  otto- 
mans n'essayèrent  nulle  part  de  réprimer  ce  scandale  ni  d'y 
mettre  obstacle,  malgré  les  lois  souveraines  qui  avaient  aboli  l'es- 
clavage en  Turquie.  Nos  agens  consulaires  l'ont  constaté  à  diverses 
reprises,  notamment  à  Alep,  où  l'on  faisait  affluer,  pour  plus  de 
sûreté,  les  malheureuses  enlevées  à  leurs  familles  dans  la  haute 
Anatolie.  Ce  dernier  trait  ajoute  une  suprême  infamie  à  l'œuvre 

(1)  A  Orfa,  2500  chrétiens,  disent  les  uns,  3  000,  prétendent  les  autres,  ont  été  la 
proie  des  flammes  dans  une  église  incendiée  à  l'aide  du  pétrole. 

(2)  Livre  Jaune,  Supplément  p.  88.  —  Voyez  aussi  le  rapport  de  M.  Cambon  du 
14  mai,  p.  91  et  suiv. 


LE   CONCERT    EUROPÉEN.  519 

maudite  qui  s'est  accomplie  dans  les  possessions  d'Abd-ul-Hamid, 
«  le  Sultan  Rouge  »,  comme  on  l'a  si  justement  qualifié. 

V 

L'iradé  si  longtemps  attendu,  l'ordonnance  libératrice  issue 
des  négociations  poursuivies  à  Constai.tinople  durant  six  mois  a 
été  publiée  et  communiquée  aux  puissances,  avons-nous  dit,  le 
20  octobre  4895,  et  les  massacres  suivis  de  longs  désordres,  com- 
mencés peu  de  jours  avant  cette  date,  se  sont  continués  jusqu'à 
lafm  de  l'année  suivante.  On  se  demande  comment  Abd-ul-Hamid, 
venant  de  s'engager  solennellement  avec  l'Europe  à  garantir  la  vie 
et  la  paix  à  tous  ses  sujets  indistinctement,  a  pu  tolérer,  pendant 
plusieurs  mois,  un  si  long  carnage  de  chrétiens  par  les  musul- 
mans. L'a-t-il  autorisé  ou  subi,  est-ce  dérision  ou  impuissance?  Ce 
qui  est  certain,  c'est  que  tous  les  fonctionnaires  ottomans,  prenant, 
pour  la  plupart,  leurs  instructions  au  palais  d'Yildiz-Kiosk,  y  ont 
participé  par  les  encouragemens  ou  par  l'abstention,  sauf  quelques 
rares  exceptions.  A  l'heure  présente,  aucune  répression  sérieuse 
n'a  été  exercée  contre  les  auteurs  de  si  épouvantables  crimes, 
aucune  réparation  n'a  été  accordée  à  ceux  qui  en  ont  si  cruelle- 
ment souffert.  Loin  d'être  protégés,  d'être  secourus,  les  chrétiens 
échappés  à  la  fureur  des  musulmans  «  ont  été  emprisonnés,  pour 
avoir  été  la  cause  du  soulèvement;  on  les  a  torturés  jusqu'à  ce 
que  mort  s'ensuive,  pour  qu'ils  se  dénoncent  entre  eux  et  qu'ils 
fournissent  aux  autorités  les  moyens  d'accusation...  On  peut  dire 
que  Aniz-Pacha  a  pris  à  tâche  de  protéger  les  coupables  et  de  punir 
les  victimes  (1).  »  Si  coupable  qu'il  fût,  quelque  urgence  qu'il  y  eût 
de  mettre  fin  à  sa  mission,  ce  vali,  dont  les  ambassadeurs  n'avaient 
cessé  de  signaler  à  la  Porte  tous  les  actes  coupables,  ne  fut  rap- 
pelé qu'en  novembre  1896,  un  an  après  les  massacres  qui  s'étaient 
accomplis  sous  ses  yeux  et  avec  son  assentiment,  bien  que  le 
sultan  eût  pris  lui-même,  à  plusieurs  reprises,  avec  M.  Cambon, 
rengagement  d'éloigner  ce  fonctionnaire  de  Diarbokir. 

Chose  bien  étrange  et  non  moins  blâmable  :  longtemj>s  avant 
la  promulgation  de  Tirade  du  sultan,  la  Porte,  à  la  suggestion  des 
ambassadeurs,  avait  résolu  d'envoyer  un  haut  commissaire  en 
Asie  Mineure;  son  choix  tomba  sur  un  maréchal  de  l'Empire, 

(1)  Livre  Jaune,  Supplt-inenl,  p.  33.  —  Rapport  de  M.  Mcyricr. 


520  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ghakir-Pacha;  les  cabinets,  consultés  sur  cette  désignation,  y 
donnèrent  leur  assentiment.  En  confiant  cette  mission  à  un  digni- 
taire de  l'armée  ottomane,  la  Porte  donnait,  semblait-il,  un  gage 
de  ses  bonnes  intentions,  et  on  y  applaudit  tant  à  Londres  qu'à 
Paris  et  à  Saint-Pétersbourg.  Chakir-Pacha  partit,  dans  le  cou- 
rant de  l'été  (1),  avec  le  titre  d'inspecteur  général  des  provinces 
orientales  d'Anatolie.  Il  y  résida  pendant  toute  la  période  du  mar- 
tyrologe des  chrétiens.  A  quel  usage  a-t-il  employé  son  autorité, 
quels  désastres  a-t-il  empêchés,  quel  secours  a-t-il  prêté  aux  vic- 
times de  ses  coreligionnaires?  Nous  n'en  trouvons  nulle  trace  dans 
la  correspondance  officielle,  si  ce  n'est  dans  une  dépêche  de  M,  de 
la  Boulinière,  du  2i  août  1896:  «  La  région  (la  province  de  Van) 
demeure  encore  bien  agitée,  écrit-il,  et  ce  ne  sont  pas  les  conver- 
sions forcées  à  l'islamisme,  comme  celles  de  toute  la  population 
arménienne  d'Adel-Djevaz  que  signale  M.  Roqueferrier,  pas  plus 
que  les  arrestations  arbitraires  à  Angora  et  les  exécutions  capi- 
tales de  Yuzgat,  qui  contribueront  à  pacifier  les  esprits.  Pendant 
ce  temps,  Chakir-Pacha  continue,  dans  l'intérieur  de  l'Asie  Mi- 
neure, sa  tournée  d'inspection  des  vilayets  où  les  réformes  de- 
vraient être  mises  en  pratique.  Il  était  récemment  à  Si  vas,  et  la 
venue  du  haut  commissaire  impérial  avait,  paraît-il,  jeté  la  plus 
vive  alarme  dans  les  consciences  troublées  des  fonctionnaires.  Ils 
en  ont  été  quittes  pour  la  peur  (2).  » 

Que  penser,  quel  jugement  déduire  de  cet  ensemble  d'infor- 
mations dont  on  voudrait  suspecter  l'exactitude,  si  elles  n'éma- 
naient d'agens  éclairés  et  loyaux?  D'aucuns  ont  présumé  que,  dans 
la  pensée  du  sultan,  la  question  arménienne  ne  comportait  qu'une 
solution  :  la  suppression  des  Arméniens,  et  qu'il  a  abandonné  à 
à  ses  coreligionnaires  le  soin  de  la  liquider  par  un  monstrueux 
expédient.  Comment  y  contredire  devant  les  témoignages  qui 
abondent  dans  la  correspondance  officielle,  devant  les  efforts  vai- 
nement réitérés  de  M.  Gambon  et  de  ses  collègues  pour  obtenir  la 
révocation  du  vali  de  Diarbekir,  devant  l'obstination  de  la  Porte  à 
soustraire  au  châtiment  qu'il  avait  si  bien  mérité  le  colonel  qui, 
s'étant  engagé  à  le  conduire  en  lieu  de  sûreté,  a  fait  mettre  à  mort, 
par  ses  soldats,  le  Père  Salvatore,  après  lui  avoir  enjoint,  vainement 

(1)  «  J'ai  été  avisé  par  Turkhan-Pacha  (ministre  des  Affaires  étrangères),  écrit 
M.  Cambon,  le  27  août  1893,  que  Ghakir-Paeha  était  parti  avec  pleins  pouvoirs  pour 
exécuter  les  réformes...  et  pour  suspendre  les  fonctionnaires  coupables  d'abus."» 

(2)  Livre  Jaune,  p.  264.  " 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  521 

d'ailleurs,  de  renier  sa  foi  et  d'embrasser  l'islamisme?  Comment  y 
contredire  enfin,  après  avoir  lu,  dans  un  rapport  de  M.  Cambon, 
l'extrait  que  voici:  «  Aujourd'hui  que  les  rapports  consulaires  sur 
le  massacre  d'Eghîn  sont  arrivés  à  Gonstantinople,  il  n'est  guère 
permis  de  douter  que,  le  15  septembre  dernier  (1896,  un  an  après 
les  premiers  massacres  et  malgré  les  protestations  véhémentes 
de  l'Europe  entière),  les  musulmans  se  sont  jetés  sur  les  Armé- 
niens de  cette  ville  et  qu'ils  ont  fait  un  affreux  massacre  de  chré- 
tiens. Près  de  deux  mille  d'entre  eux  ont  été  tués  par  les  troupes, 
et  parmi  eux  beaucoup  de  femmes  et  d'enfans.  Sur  les  1 150  mai- 
sons du  quartier  arménien,  950  ont  été  brûlées  et  toutes  ont  été 
pillées.  Aucun  des  Kurdes,  si  nombreux  cependant  dans  la  région, 
n'a  paru  dans  la  ville,  et  la  responsabilité  du  massacre  incombe 
tout  entière  à  la  troupe.  Un  avancement  de  faveur  a  été  donné  au 
gouverneur  d'Eghin  quelques  jours  après  ce  massacre  (1).  »  Faut-il 
ajouter  que  Abd-ul-Hamid  se  prodiguait,  dans  ses  entretiens  avec 
les  ambassadeurs,  en  solennelles  promesses,  que,  la  plupart  du 
temps,  il  ne  remplissait  pas  ;  —  qu'il  autorisait  ses  représentans 
en  Europe  à  engager  sa  parole  avec  les  gouvernemens  auprès 
desquels  ils  étaient  accrédités,  et  qu'il  la  laissait  en  souffrance! 
C'est  ainsi  que  M.  Cambon  fut  contraint  de  mander  à  M.  flanotaux: 
«  Je  prie  \^otre  Excellence  de  n'attacher  aucune  créance  aux  notes 
que  lui  a  remises  Munir-Bey  (l'ambassadeur  de  Turquie  à  Paris). 
En  fait,  la  seule  mesure  réalisée  jusqu'à  présent  est  l'ouverture 
de  la  procédure  pour  l'élection  du  patriarche.  Je  multiplie  les 
démarches  pour  empêcher  le  tribunal  extraordinaire  (2)  de  se 
réunir  demain,  et  je  n'ai  pas  encore  ce  soir  de  réponse  définitive. 
La  poursuite  du  colonel  Mazhar-Bcy  (l'assassin du  Père  Salvatore) 
n'est  môme  pas  commencée.  Cet  officier  se  promène  librement 
et,  ni  à  Marache  ni  à  Alep,  il  n'est  question  de  la  réunion  d'un 
conseil  de  guerre. 

«  Le  Sultan  emploie  tous  les  moyens  dilatoires,  et  les  notes 
de  son  ambassadeur  à  Paris  n'ont  d'autre  objet  que  de  vous  faire 
croire  qu'on  fait  quelque  chose  alors  qu'on  ne  fait  rien  (3).  » 

(1}  Livre  Jaune,  p.  SiKi. 

(2)  Constitue;  pour  juger  les  Arméniens  (pii  encombraient  les  prisons  de  Con- 
slantinople. 

(3)  Liiu-e  .laxtne,  p.  32u. 

Les  ambassadeurs  conseilhùent  uiianiinciiient  au  sultan  de  rétablir  l'ordre  et  la 
concorde  par  un  acte  d'amnistie  génOrale.  Abd-ul-lianiid  s'y  montra  disposé,  pourvu 
que  Ma/.har-Hey  fût  admis  à  bénéficier  de  cette  mesure  fjracieuse.  Notre  repré- 
sentant protesta  vivement. 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


VI 

Mais  notre  objet,  en  cette  étude,  n'est  pas  précisément  de 
faire  le  procès  du  sultan  et  de  son  gouvernement.  D'autres  se 
sont  acquittés  et  s'acquitteront  de  ce  soin  avec  autant  de  convic- 
tion que  d'autorité.  Nous  nous  sommes  surtout  proposé,  avec  plus 
de  témérité  peut-être  que  de  compétence,  d'apprécier  la  politique 
et  la  conduite  des  grandes  puissances  de  l'Elurope  devant  cette  crise 
qui,  après  un  si  lamentable  commencement,  s'est  achevée  dans  le 
silence  du  tombeau.  Depuis  Chio  et  Missolonghi,  l'Orient  n'avait 
vécu  de  journées  plus  sinistres;  mais  du  sang  innocent,  abon- 
damment répandu  par  les  mains  des  Turcs  à  cette  époque,  avait 
germé  une  nationalité  éteinte  depuis  plusieurs  siècles;  les  par- 
rains en  furent  la  France,  l'Angleterre  et  la  Russie;  l'Autriche 
n'intervint  pas  activement,  et  la  Prusse,  que  l'intérêt  des  peuples 
soulîrans  n'a  jamais  touchée,  s'abstint  et  s'effaça.  Le  concert  des 
trois  puissances,  sans  être  européen,  aboutit  à  l'émancipation  de 
la  Grèce,  à  la  résurrection  d'un  peuple  dont  le  passé  avait  été 
glorieux  et  dont  le  présent  était  horriblement  malheureux.  Qu'ont 
fait,  de  notre  temps,  dans  des  circonstances  analogues,  toutes  les 
puissances  réunies? 

En  présence  des  sanglans  événemens  qui  se  multipliaient  en 
Asie  Mineure,  de  la  Mer-Noire  à  la  mer  de  Syrie,  les  puissances  s'ex- 
pliquèrent en  vue  d'y  mettre  un  terme  et  d'en  prévenir  le  retour, 
mais  si,  d'une  part,  on  reconnaissait  que  l'Europe  ne  pouvait  rester 
indifférente  et  inactive,  de  l'autre,  on  hésitait  à  prendre  un  parti. 
Le  20  octobre  1893,  au  moment  des  massacres  de  Diarbckir,  lord 
Salisbury  fit  communiquer  à  tous  les  cabinets  un  mémorandum  où 
il  retraçait  la  longue  série  des  engagemens  contractés  par  la  Porto, 
et  il  concluait  en  ces  termes  :  «  Mais  si  toutes  les  recommanda- 
tions faites  par  les  ambassadeurs  semblaient,  à  toutes  les  puis- 
sances, dignes  d'être  adoptées,  il  ne  saurait  être  admis,  au  point 
où  nous  en  sommes  maintenant,  que  les  objections  du  gouver- 
nement turc  puissent  être  un  obstacle  à  leur  exécution.  J'ai  la 
confiance  que  les  puissances  en  viendront,  tout  d'abord,  à  une  en- 
tente précise,  que  leur  décision  unanime,  dans  ces  matières,  sera 
définitive  et  sera  exécutée  dans  la  mesure  des  forces  que  les  puis- 
sances ont  à  leur  disposition.  Un  arrangement  préliminaire  à  cet 
effet  facilitera  grandement  les  délibérations  des  ambassadeurs  et 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  o23 

préviendra  utilement  les  mesures  dilatoires  et  les  atermoiemens 
qui  ont  fait  échouer,  en  de  précédentes  occasions,  les  améliora- 
tions à  apporter  dans  l'administration  ottomane  (1).  »  Le  chef  du 
cabinet  anglais  proposait,  en  substance,  de  clairement  convenir 
que  l'on  aurait  recours  à  la  force,  au  cas  où  la  Turquie  persiste- 
rait à  décliner  les  conseils  de  l'Europe  Cette  ouverture  a  été, 
sans  nul  doute,  mûrement  examinée,  mais  il  n'y  fut  pas  donné 
suite  dans  le  sens  que  son  auteur  y  attachait.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  qu'il  nintervint  aucune  entente  à  cet  égard.  On  a  sans  doute 
pensé,  sur  le  continent,  qu'il  était  au  moins  prématuré  de  se  con- 
certer sur  une  éventualité  qui,  dans  l'état  actuel  des  relations  in- 
ternationales, pouvait  engendrer  de  plus  graves  complications, 
et  obliger  certains  gouverncmens,  au  cas  où  elle  viendrait  à  se 
réaliser,  à  mettre  leurs  armées  sur  pied  pendant  que  l'Angleterre 
n'engagerait  que  ses  forces  maritimes.  Après  ce  que  nous  avons 
exposé  des  dispositions  particulières  de  chaque  cabinet,  on  ne 
saurait  en  être  surpris. 

Comme  l'Angleterre,  la  France  exprima,  de  son  côté,  au  même 
moment,  par  l'organe  de  son  ministre  des  Affaires  étrangères,  son 
sentiment  sur  la  manière  dont  il  convenait  d'envisager  les  droits 
de  l'Europe  et  les  devoirs  de  la  Turquie.  Voici  comment  M.  Hano- 
taux  s'en  expliquait  dans  un  discours  prononcé  à  la  séance  de  la 
Chambre  des  députés  du  5  novembre  : 

«  L'Europe  unie  saura,  dit-il  en  terminant,  se  faire  com- 
prendre du  sultan  ;  elle  le  mettra  en  garde  contre  les  influences 
néfastes...  ;  elle  lui  montrera  la  source  du  mal  là  où  elle  est,  c'est- 
à-dire  dans  la  mauvaise  gestion  politique,  financière,  administra- 
tive; elle  lui  indiquera  les  moyens  de  mettre,  dans  tout  cela,  un 
peu  d'ordre  sans  lequel  les  États  ne  peuvent  durer;  elle  réclamera 
de  lui  la  réalisation  de  ses  propres  promesses  ;  elle  lui  demandera 
de  mettre  en  pratique  les  réformes  déjà  accordées...  On  saura  lui 
démontrer  enfin  que  cette  politique  est  la  seule  loyale,  la  seule 
forte,  la  seule  digne,  et  qu'enfin  là,  et  là  seulement,  se  trouvent 
pour  lui  et  pour  les  siens  l'honneur  et  le  salut.  »  C'était  aninnor 
à  la  fois  l'union  de  l'Europe  et  sa  ferme  volonté  d'assurer,  avec  le 
salut  môme  de  la  Turquie,  l'entière  exécution  des  améliorations 
promises  et  nécessaires. 

L'admonestation  était  nette,  précise,  publique,  con(;ue  dans 
lesprit  qui  avait  dicté  le  mémorandum  de  lord  Salisbury  :  aussi 

(1)  Livre  Jauni-,  p.  :(09. 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rencontra-t-elle,  partout,  une  entière  approbation,  notamment 
à  Saint-Pétersbourg  et  à  Londres.  A  Constantinople,  elle  eut  un 
retentissement  saisissant.  Dès  le  surlendemain,  le  sultan  fit  an- 
noncer à  notre  ambassadeur,  par  son  premier  aide  de  camp,  son 
homme  de  confiance,  en  le  priant  d'en  informer  sans  retard 
M.  Hanotaux,  «  que  les  mesures  suivantes  allaient  être  prises  dans 
les  plus  brefs  délais  : 

«  Mise  en  liberté  de  tous  les  détenus  contre  lesquels  il  n'existe 
aucune  charge  (c'était  avouer  qu'on  avait  emprisonné  sans  mesure 
et  sans  raison)  ; 

«  Publication  du  décret  relatif  à  l'extension  des  réformes; 

«  Révocation  d'Aniz-Pacha; 

«  Envoi  d'instructions  à  tous  les  valis  pour  assurer  la  répres- 
sion des  désordres  par  les  autorités  (1).  » 

Il  est  douloureux  de  devoir  ajouter  que,  comme  en  toute  autre 
circonstance,  les  actes  ne  répondirent  pas  aux  paroles  (2),  et  notre 
ministre  des  Affaires  étrangères  dut,  plus  d'une  fois,  le  rappeler, 
en  termes  comminatoires,  à  l'ambassadeur  de  Turquie  à  Paris. 
Avant  la  fin  de  ce  même  mois  de  novembre,  le  26,  il  télégra- 
phiait à  M.  Cambon  :  «  J'ai  fait  venir  Munir-Dey.  Je  lui  ai  dit 
qu'en  présence  des  engagemens  formels  du  sultan,  je  ne  pouvais 
me  laisser  leurrer  par  des  promesses  vaines,  qu'en  conséquence 
je  vous  donnais  pour  instructions  de  quitter  Constantinople  si 
vous  ne  receviez  pas  les  satisfactions  promises...  »  Aucune  me- 
sure durable  et  fructueuse  ne  fut  prise  cependant.  Les  séances 
du  tribunal  extraordinaire  siégeant  à  Constantinople  furent  sus- 
pendues, grâce  aux  véhémentes  insistances  de  notre  ministre  et  de 
notre  ambassadeur;  mais  la  proposition  de  lord  Salisbury  et  les 
sommations  de  M.  Hanotaux  eurent  uniquement  pour  effet  d'in- 
quiéter le  sultan  sans  le  déterminer  à  tenir  ses  engagemens. 

Dans  son  discours,  M.  Hanotaux  avait  clairement  énoncé  les 
obligations  qui  incombaient,  d'une  part  à  l'Europe  dans  l'intérêt 
social  et  humanitaire,  étroitement  uni,  en  cette  occasion,  avec  le 


(1)  N'était-ce  pas  reconnaître  que  jusqu'à  ce  moment  il  n'en  avait  pas  été  donné? 

(2)  Les  déclarations  du  sultan,  communiquées  à  Paris  selon  son  désir,  par 
notre  ambassadeur,  sont  du  5  novembre.  Le  10  décembre  suivant,  M.  Cambon 
écrivait  à  M.  Hanotaux  :  «  J"ai  transmis  à  Votre  Excellence  les  assurances  maintes 
fois  réitérées  du  sultan  au  sujet  de  la  mise  en  liberté  des  détenus.  Jusque  présent, 
les  prisons  sont  plus  remplies  que  jamais  ;  elles  reçoivent  tous  les  jours  de  nou- 
veaux détenus,  arrêtés  sous  les  inculpations  les  plus  bizarres,  et  elles  n'en  rendent 
jamais.  »  Livre  Jaune,  p.  33"). 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  o2o 

maintien  de  la  paix  générale,  de  l'autre,  au  gouvernement  otto- 
man, principal  intéressé.  Les  défaillances  du  sultan,  sesatermoie- 
mens  successifs,  le  déterminèrent  à  aller  plus  loin  ;  il  proposa 
aux  puissances  de  munir  leurs  ambassadeurs  de  nouvelles  instruc- 
tions les  autorisant  à  se  concerter  c  en  vue  d'obtenir  du  sultan  la 
réalisation  prompte  et  complète  des  réformes  attendues.  »En  fai- 
sant part  de  sa  résolution  à  M.  Cambon,  il  lui  mandait,  le  15  dé- 
cembre :  «  Vous  insisterez  auprès  d'Abd-ul-Hamid,  dans  les  termes 
que,  d'accord  avec  vos  collègues,  vous  jugerez  les  plus  propres 
à  lui  donner  le  sentiment  exact  des  graves  conséquences  aux- 
quelles il  s'exposerait,  s'il  ne  tenait  pas  compte  du  vœu  unanime 
des  puissances  et  s'il  rendait  ainsi  inévitable  une  intervention  de 
l'Europe.  «  Dans  la  pensée  de  notre  ministre  cette  nouvelle  ten- 
tative restait  subordonnée  à  l'entente  préalable  des  puissances  sur 
les  trois  points  suivans  : 

«  Maintien  de  l'intégrité  de  l'empire  ottoman  ; 

«  Pas  d'action  isolée  sur  aucun  point  ; 

«  Pas  de  condominimn.  » 

En  délimitant  ainsi  le  terrain  des  négociations,  M.  Hanotaux 
restait  fidèle  à  la  politique  traditionnelle  de  la  France,  politique 
nationale  qui  est  l'exacte  expression  de  nos  intérêts  en  Orient. 
De  tout  temps,  le  maintien  de  l'empire  ottoman  s'est  imposé  à  nos 
hommes  d'Etat  comme  une  loi  d'ordre  supérieur.  La  même  né- 
cessité nous  commande  de  décliner  toute  action  d'une  seule  puis- 
sance; de  notre  temps,  les  arrangemens  de  cette  sorte,  n'étant  pas 
soutenus  par  la  bonne  foi,  ont  éveillé  des  convoitises  que  ne  maî- 
trise plus  le  respect  du  droit  international;  loin  de  dénouer  les 
difficultés,  ils  en  ont  fait  surgir  de  nouvelles  et  de  plus  mena- 
çantes. Quant  au  condominium,  il  a  toujours  été  et  il  restera  la 
source  de  dissentimens  inévitables  et  périlleux,  M.  Hanotaux 
agissait  donc  sagement  en  l'écartant. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  suggestion  de  notre  ministre  des  AfTaires 
étrangères  rencontra  partout  un  accueil  empressé ,  et  tous  les 
cabinets  adressèrent  à  leurs  représentans  à  Constant inople  des 
instructions  conçues  dans  un  sens  uniforme.  Les  ambassadeurs, 
s'y  conformant  en  tout  point,  remirent  sur  le  métier  le  travail 
qu'ils  avaient  déjà  plusieurs  fois  repris  et  abandonné.  Ils  furent 
bientôt  d'accord,  et,  le  18  février  18"J7,  M.  Cambon  put  télégra- 
phier à  Paris  :  «  Les  propositions  relatives  aux  réformes  ont  été 
arrêtées  et  signées  aujourd'hui.  » 


S26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  nouvelle  édition  d'un  plan  souvent  remanié  eut-elle  une 
meilleure  fortune  que  les  précédentes?  Nous  ne  croyons  pas  nous 
tromper  en  affirmant  que  les  efforts  incessans  de  la  diplomatie 
européenne  n'ont  abouti  à  aucun  résultat  appréciable.  On  n'im- 
mole plus  les  chrétiens  en  masse,  comme  si  les  auteurs  des  for- 
faits accomplis  avaient  besoin  de  reprendre  haleine,  de  refaire 
leurs  forces  épuisées!  Mais  ils  jouissent  de  la  plus  entière  impu- 
nité, et  leurs  victimes  attendent  encore  les  réparations  comme  les 
garanties  d'un  meilleur  avenir.  Pourquoi  en  est-il  ainsi?  Et  pour 
quels  motifs  le  concert  européen  a-t-il  interrompu  son  labeur  et 
n'a-t-il  pas  fermement  insisté  pour  que  les  promesses  du  sultan 
devinssent  des  réalités  ?  Son  zèle  se  serait-il  refroidi,  ou  bien  les 
puissances  se  sont-elles  divisées  sur  la  nature  et  la  portée  de  la 
pression  qu'il  était  urgent  et  nécessaire  d'exercer  à"  Conslanti- 
nople?  Nous  dirons  plus  loin  notre  sentiment  à  ce  sujet,  mais 
nous  pouvons  indiquer,  dès  à  présent,  les  circonstances  qui  ont 
entravé  l'action  diplomatique  à  ce  moment. 

VI 

Des  événemens  nouveaux  étaient  survenus  qui  détournèrent 
l'attention  des  cabinets  et  la  fixèrent  sur  un  point  plus  sensible, 
parce  qu'il  est  en  Europe  au  lieu  de  se  trouver  en  Asie.  Des  trou- 
bles sérieux  avaient  éclaté  en  Crète,  menaçant  de  dégénérer  en 
un  conflit  dont  il  était  difficile  de  limiter  les  conséquences.  La 
Grèce,  en  effet,  s'agitait  devant  ces  désordres  suscités  par  ses  con- 
voitises; les  Etats  des  Balkans  et  l'Autriche  elle-même, pour  des 
raisons  que  nous  avons  indiquées,  n'étaient  pas  sans  concevoir  de 
vives  alarmes  ;  partout  on  en  redoutait  la  répercussion,  qui  pou- 
vait s'étendre  de  la  Méditerranée  aux  rives  d-u  Danube,  à  travers 
la  Turquie  d'Europe.  Dispersés  en  Anatolie,  les  malheureux  Ar- 
méniens ne  pouvaient  devenir  le  sujet  d'une  grave  querelle, 
pensait-on,  à  moins  qu'une  grande  puissance  ne  prît  soin  de  la 
provoquer.  La  Crète  est  un  lot  d'une  moindre  valeur  par  son 
étendue,  mais  d'une  autre  importance  par  sa  position.  Les  Armé- 
niens furent  délaissés,  et  le  sort  des  Cretois  devint  le  principal 
objet  des  préoccupations  des  puissances. 

En  entreprenant  de  mettre  sous  les  yeux  du  lecteur  les 
phases  diverses  des  négociations  qui  s'ensuivirent,  nous  nous 
répéterions,  en  ce  sens  qu'il  nous  faudrait  raconter  les  mêmes  dé- 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  527 

convenues  d'une  part,  les  mêmes  duplicités  de  l'autre  ;  redire  la 
lutte  stérile  dont  nous  avons  rapporté  les  principaux  traits  en  re- 
traçant la  crise  arménienne.  Il  nous  faut  cependant  nous  y  arrêter 
pour  en  retenir  l'invariable  attitude  du  sultan,  les  mécomptes  de 
la  confiance  placée  dans  l'efficacité  du  concert  européen. 

A  la  suite  de  mouvemens  antérieurs,  la  Crète  avait  obtenu  de 
notables  améliorations  administratives,  consacrées  par  un  accord 
connu  sous  le  nom  de  pacte  de  Halepa.  La  Porte  les  avait  mé- 
connues en  soutenant  les  musulmans  (1),  bien  moins  nombreux 
dans  l'île  que  les  chrétiens.  De  là  surgirent  des  conflits  à  main 
armée  dégénérant  en  incendies  de  villages,  en  assassinats  multi- 
pliés. Les  puissances  s'en  émurent  ;  des  représentations  furent 
faites  à  la  Porte.  Voulant  témoigner  de  ses  dispositions,  qu'il  di- 
sait être  conciliantes,  le  sultan  résolut  de  doter  la  Crète  d'un 
gouverneur  chrétien  et  on  appela,  en  effet,  à  ces  hautes  fonctions 
Carathéodory-Pacha.  «  Mais,  écrit  bientôt  M.  Cambon,  on  avait 
pris  soin  de  lui  retirer  tout  moyen  d'action,  toute  autorité  sur  les 
fonctionnaires  turcs  (2).  »  Les  impôts  ne  rentraient  plus  ou  insuf- 
fisamment ;  et  il  se  trouvait  ainsi  dépourvu  des  ressources  néces- 
saires à  la  rétribution  de  ses  agens.  La  solde  de  la  gendarmerie 
était  en  souffrance  de  treize  mois;  et  cette  force  armée,  chargée  de 
maintenir  l'ordre,  se  dédommageait  en  s'unissant  aux  pillards. 
On  dut  bientôt  la  rappeler  des  différens  points  de  l'île  et  la  placer 
sous  la  surveillance  de  l'armée  régulière.  Carathéodory  se  la- 
mentait à  Constantinople  ;  la  Porte  répondait  par  le  silence  à  ses 
sollicitations  .  «  En  lui  refusant  les  moyens  de  gouverner,  le  sul- 
tan a  voulu  rendre  la  position  d'un  gouverneur  chrétien  intenable 
et  se  ménager  ainsi  la  possibilité  de  le  remplacer  par  un  musul- 
man (3).  »  Bientôt  en  effet,  Carathéodory  demanda  à  être  relevé 

(1)  Ces  musulmans  ne  sont  pas  des  Osmanlis  d'oriijiine  ou  de  naissance;  ils 
descendent,  pour  la  plupart,  de  Candiotes  passés  à  l'iskiniisnic  lors  do  la  cuniiuètc 
de  l'ile  par  les  Turcs  ou  peu  après,  désireux  de  capter  les  faveurs  des  nouveaux 
maîtres,  ou  contraints  par  ceux-ci  à  apostasier.  Généralement  ils  ignorent  la  langue 
turque  et  ils  ne  parlent  que  le  grec,  leur  langue  d'origine.  L'idée  cliréticnne  ne 
s'est  pas  totalement  éteinte  parmi  eux;  (l;\ns  certaines  familles,  les  cnfaiis  sont  à 
la  fois  baptisés  et  circoncis. 

(2)  Dépêche  du  19  septembre  lS9;i.  —  JJcro  Jaune  (seconde  série\  |>.  '20. 

(3)  Livre  Jaune,  p.  3.j.  Dépêche  de  M.  Blanc.  Déjà  .M.  Cambon  avait  écrit  : 
n  Tous  les  meurtres  commis  par  les  musulmans,  toutes  les  violences,  tous  les  actes 
arbitraires  rci)nM-liés  aux  fonctionnaires  ou  à  la  gcnd.'irnicric  turcs  sont  la  consé- 
quence d'un  plan  arrêté  qui  a  pour  but  d'exaspérer  les  chrétiens,  de  les  pousser  au 
désordre  et  d'atteindre  ainti  la  personne  de  Carathéodory  en  prouvant  l'inutilité 
d'un  gouverneur  l'Iu-élien.  »  fJrre  Jaune,  p.  20, 


S28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ses  fonctions  et  il  eut  pour  successeur  Turklian-Pacha,  ancien 
ministre  des  Affaires  étrangères. 

Les  choses  n'en  allèrent  pas  mieux;  l'hostilité  entre  les  chré- 
tiens et  les  musulmans  prit,  au  contraire,  un  caractère  plus  aigu. 
Si  ceux-ci  se  sentaient  mieux  soutenus  et  plus  encouragés  par 
Constantinople,  ceux-là  recevaient  des  secours  des  comités 
d'Athènes;  et  le  consul  grec  à  la  Ganée  secondait  leur  résistance, 
les  excitait  à  la  lutte  (Ij. 

Cependant  les  chrétiens  s'organisaient  pour  la  défense,  ils  an- 
nonçaient hautement  leur  intention  de  secouer  l'autorité  du  sultan  ; 
sauf  les  points  occupés  par  les  troupes  turques,  lîle  entière  était 
en  état  d'insurrection.  La  Grèce  y  prêtait  la  main  ostensiblement, 
et  déjà  l'on  prévoyait  que  le  conflit  se  propagerait  dans  les  pro- 
vinces de  la  Turquie  d'Europe.  Plus  intéressée  que  les  autres 
puissances  à  conjurer  une  pareille  éventualité,  l'Autriche  prit,  en 
juin  1890,  l'initiative  d'une  ouverture  pour  autoriser  les  ambas- 
sadeurs à  se  saisir  de  la  question  de  Crète  et  pour  en  poursuivre 
la  solution  avec  la  Porte.  Les  puissances  furent  unanimes  pour 
déférer  à  ce  vœu  ;  la  participation  du  cabinet  de  Berlin  fut  toute- 
fois réservée  et  discrète;  son  attitude  a  du  reste  été  toujours  hos- 
tile à  la  Grèce.  «  En  ce  qui  concerne  une  action  à  exercer  en 
Crète,  prétendait-il,  l'Allemagne,  n'y  ayant  pas  d'agent  de  carrière, 
ne  peut  que  s'abstenir  (2).  »  Son  représentant  à  Constantinople 
reçut  l'ordre  toutefois  de  se  concerter  avec  ses  collègues,  et  ces 
diplomates  ouvrirent  de  nouvelles  délibérations  pour  s'acquitter 
de  la  mission  qui  leur  était  confiée,  pendant  que  les  agens  accré- 
dités à  Athènes  adressaient,  suivant  les  instructions  qu'ils  avaient 
reçues,  d'énergiques  représentations  au  cabinet  grec.  C'est  ainsi 
que  l'Europe  ou  le  concert  européen,  ayant  conscience  des  évé- 
nemens  prochains,  intervint  dans  le  débat  pour  résoudre  pacifi- 
quement les  difficultés  nées  de  la  révolution  Cretoise. 

Y  a-t-elle  réussi?  Voici  comment  M.  Cambon,  avec  sa  sagacité 
habituelle,  apprécie  les  choses  à  ce  moment.  Après  avoir  rappelé 
les  antécédens  de  l'affaire,  il  ajoute  :  «  Abd-ul-Hamid,  convaincu 
que  l'Europe  est  divisée,  impuissante,  incapable  de  se  mettre 
d'accord  pour  une  action  commune,  se  laissera  peut-être  entraîner 
à  n'employer  que  la  force...  Mais  l'insurrection  renaîtra  (3).  » 

(1)  Livre  Jaune,  p.  31. 

(2)  Livre  Jaune,  p.  115. 

(3)  Livre  Jaune,  p.  74.  Dépêche  du  7  juin. 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  o29 

A  son  avis,  aucune  solution  n'est  possible  sans  un  accord  bien  cor- 
dial, bien  ferme,  conclu  directement  entre  les  cabinets,  et  il  ajoute  : 
«  Unis,  71071S  pouvons  tout;  désunis,  nous  ne  pouvons  rien  (l'I.  » 

L'union  a-t-elle  existé,  a-t-elle  été  durable?  C'est  ce  que  nous 
voudrions  élucider. 

Pendant  que  les  ambassadeurs  délibéraient  à  Constantinople, 
la  situation  s'aggravait  en  Crète,  la  lutte  se  poursuivait  avec  plus 
de  fureur.  Des  secours  en  armes,  en  munitions,  en  volontaires, 
arrivaient  aux  chrétiens  de  tous  les  ports  de  la  Grèce.  La  Porte, 
de  son  côté,  augmentait  ses  conting'ens;  elle  ne  se  bornait  pas  à 
entretenir  un  gouverneur  en  Crète,  elle  y  envoyait  un  commis- 
saire général,  s'inspirant  tous  deux  des  vues  de  leur  maître  dont 
ils  devaient,  avant  tout,  sauvegarder  l'autorité  souveraine. 

La  conférence  se  hâtait  cependant,  et  elle  parvenait  à  arrêter 
les  termes  d'un  arrangement  ou  acte  constitutif  de  la  Crète,  qui 
fut  agréé  par  la  Porte.  C'était  en  août  1896.  Ce  nouveau  pacte 
rétablissait,  avec  quelques  modifications,  celui  de  Halepa.  Les 
chrétiens  s'y  rallièrent  ;  les  musulmans  s'en  montrèrent  mécon- 
tens;  les  autorités  turques  se  divisèrent  et  s'abstinrent,  préten- 
dant ne  pas  avoir  été  pourvues  d'instructions  suffisantes.  La  Porte 
essayait  de  la  sorte  «  de  reprendre,  dans  l'application,  les  conces- 
sions qu'elle  avait  dû  faire  en  principe  »,  c'est-à-dire  qu'elle  dé- 
clinait en  Crète,  à  l'aide  de  ses  fonctionnaires,  ce  qu'elle  avait 
consenti  à  Constantinople.  Il  résultait  de  ces  contradictions  une 
fermentation  toujours  plus  intense.  Des  commissions  furent 
toutefois  instituées,  comprenant  des  délégués  des  ambassades, 
pour  la  réorganisation  de  la  gendarmerie,  pour  la  reconstitution 
de  l'ordre  judiciaire  et  des  autres  services  publics.  La  Porte  s'y 
prêta,  mais  avec  des  lenteurs  et  des  atermoiemens  qui  entra- 
vèrent l'application  des  mesures  prises  par  la  conférence  et  don- 
nèrent lieu  à  de  nouveaux  dissentimens  entre  gouvernés  et  gou- 
vernans,  entre  chrétiens  et  musulmans  ;  il  survint  ainsi  de 
nouveaux  et  de  plus  graves  désordres,  précédés  et  suivis  d'in- 
cendies et  de  pillages,  dans  les  principales  villes  de  l'île.  Ces 
troubles  ont-ils  été  suscités  par  les  autorités  pour  mettre  obs- 
tacle à  l'apaisement  qui  devait  résulter  de  l'application  des  ré- 
formes? Voici  ce  que  M.  Blanc,  notre  consul  à  la  Canée,  écrit  à 
ce  sujet  :  «  J'ai  la  preuve  que  ce  soulèvement  simultané  dos  mu- 
sulmans à  Candie,  à  Réthymo  et  à  la  Canée  est  la  conséquence 

(1)  Livre  Jaune,  p.  7:î. 

TOMR  cxi.viii.  —  1808.  34 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'instructions  envoyées  de  Constantinople  de  créer  des  troubles 
pour  empêcher  l'application  des  réformes  (1).  »  Tel  était  aussi  le 
sentiment  de  M.  Cambon;  il  mandait,  en  effet,  de  son  côté  :  «  Le 
mouvement  actuel  est  suscité,  de  la  part  des  chrétiens,  par  des 
agens  du  comité  d'Athènes,  du  côté  des  musulmans,  par  les  en- 
couragemens  de  Constantinople.  » 

Dans  ces  circonstances,  les  puissances  durent  pourvoir  à  la 
sécurité  de  leurs  nationaux  ;  des  navires  isolés,  français,  anglais, 
russes,  furent  expédiés  sur  les  côtes  de  Crète.  Bientôt  d'autres 
bâtimens  les  rejoignirent,  et  on  réunit,  dans  ces  parages,  de  véri- 
tables divisions  navales,  à  la  disposition  desquelles  on  mit  plus  tard 
de  faibles  contingens  de  troupes  de  terre.  Sans  repousser  toute 
coopération,  l'Allemagne  se  fit  représenter,  et  fort  tardivement, 
par  un  seul  navire,  déclinant  invariablement  toute  proposition 
d'y  consacrer  un  bataillon  de  son  armée.  Si  suspecte  qu'elle  fût  à 
l'Europe,  la  Grèce  voulut  que  son  pavillon  fût  aussi  représenté 
dans  les  eaux  de  la  Canée  ;  elle  y  envoya  plusieurs  bâtimens  de 
sa  flotte  ;  c'était  la  première  concession  ostensible,  officielle,  spon- 
tanée ou  involontaire,  que  le  gouvernement  du  roi  Georges  faisait 
à  l'esprit  public,  qui  s'exaltait  de  plus  en  plus  à  Athènes  ;  il  de- 
vait en  consentir  de  plus  inconsidérées. 

Disons,  avant  d'aller  plus  loin,  et  pour  leur  rendre  l'hommage 
qui  leur  est  dû,  que  les  amiraux  commandant  les  forces  inter- 
nationales, agissant  en  un  constant  accord,  intervinrent,  avec  la 
plus  louable  sollicitude,  pour  contenir  les  combattans,  pour  se- 
courir les  victimes  de  ces  luttes  implacables,  et  rendirent,  en  mille 
circonstances,  les  plus  précieux  services.  Mais  leur  action  ne  put 
jamais  s'exercer  que  sur  les  points  qui  étaient  à  la  portée  de  leurs 
canons  et  sous  leur  médiation  personnelle.  Ils  purent  donc  préve- 
nir le  retour  de  nouveaux  troubles  dans  les  villes  devant  lesquelles 
ils  stationnaient,  en  se  portant  de  l'une  à  l'autre;  et  ils  y  établirent 
ainsi  un  ordre  relatif;  mais,  partout  ailleurs,  le  conflit  se  perpé- 
tuait et  aucune  mesure  n'était  prise  pour  procéder  à  l'exécution 
de  l'arrangement  issu  des  délibérations  des  ambassadeurs.  Bien 
plus,  l'attitude  des  fonctionnaires,  leurs  prétentions  et  les  résis- 
tances qu'ils  opposaient  aux  délégués  européens  démontraient 
jusqu'à  l'évidence  qu'il  ne  serait  pris  aucune  résolution  utile  ;  la 
gendarmerie  restait  réorganisée  en  projet,  comme  l'administra- 
tion de  la  justice  et  les  autres  services;  seule,  l'anarchie  semblait 

(1)  Livre  Jaune,  p.  333. 


LE    CONCEUÏ    EUROPÉEN.  531 

s'établir  et  se  constituer  comme  un  organisme  régulier  de  Tortlre 
social. 

Pendant  cette  longue  période  de  trouble  et  d'incertitude,  qui  se 
prolongea  plusieurs  mois,  les  cabinets  agitèrent  plusieurs  ques- 
tions, comme  celle  d'une  occupation  de  l'île  par  deux  ou  trois 
puissances,  proposition  sur  laquelle  nous  reviendrons;  aucune 
d'entre  elles  ne  consentit  à  assumer  pareille  charge;  toutes  se 
dérobèrent  à  l'cnvi.  En  Grèce,  au  contraire,  on  ne  reculait 
devant  aucune  initiative,  et  c'est  un  étrange  spectacle,  et  qui 
marqua  bien  la  déchéance  de  tout  ordre  international,  que  celui 
de  cet  Etat  de  troisième  rang  bravant  toutes  les  grandes  puissances 
représentées  en  Crète  par  des  forces  navales  importantes.  Outre 
l'expédition  d'armes  et  d'approvisionnemens  de  guerre,  on  auto- 
risa, à  Athènes,  le  départ  de  nombreux  volontaires  conduits  par 
des  officiers  de  l'armée  régulière,  qui  furent  bientôt  suivis  dun 
corps  de  troupes,  sous  le  commandement  du  colonel  Vassos,  dont 
le  débarquement  eut  lieu  en  février  1897.  «  Avec  une  présomp- 
tueuse imprévoyance,  on  recommandait  à  cet  officier  de  prendre 
possession  de  l'île  au  nom  du  roi  Georges,  d'expulser  les  Turcs 
des  forteresses  dont  il  devait  s'emparer.  »  En  même  temps,  des 
torpilleurs  quittaient  le  Pirée  sous  les  ordres  du  prince  Georges 
et  se  présentaient  devant  la  Canée,  où  stationnaient  les  flottes 
internationales. 

Prévoyant  les  égaremens  des  Grecs,  les  puissances  ne  les 
avaient  pas  attendus  pour  faire,  à  Athènes,  les  plus  instantes 
représentations.  Se  conformant  à  leurs  instructions,  leurs  repré- 
sentans  s'étaient  acquittés  d'une  démarche  collective  d'un  carac- 
tère comminatoire.  Cette  manifestation  n'exerça  aucune  influence 
sur  les  résolutions  du  cabinet  hellénique.  Comme  le  sultan, 
il  se  flattait  que  les  cabinets  ne  se  mettraient  pas  d'accord  pour 
recourir  à  la  contrainte,  et  en  réalité  il  ne  s'abusait  pas,  puisque, 
à  aucun  moment  de  ce  long  conflit,  on  n'a  pu  s'entendre  sur 
l'emploi  de  moyens  coercitifs.  Cependant,  au  point  où  en  étaient 
les  choses,  il  n'était  que  temps  d'aviser  et  on  se  mit  à  la  recherche 
d'un  moyen  propre  à  dénouer  une  situation  d'autant  plus  péril- 
leuse que  la  Porte,  de  son  côté,  ne  restait  pas  inactive,  dépourvue 
d'un  armement  maritime  sérieux,  et  désirant  éviter  tout  conflit 
avec  les  flottes  internationales  réunies  en  Crète,  elle  préférait 
engager  la  lutte  avec  la  Grèce  sur  un  autre  terrain,  où  il  lui  serait 
permis  de  déployer  sa  puissante  armée;  dans  cette  pensée,  elle 


532  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

concentrait  des  forces  considérables  en  Macédoine,  sur  la  frontière 
de  laThessalie.Le  danger  se  déplaçait,  mais  il  n'était  que  plus  re- 
doutable pour  la  paix  générale. 

La  Russie  proposa  de  faire  «  un  pressant  appel  à  la  sagesse 
du  roi  Georges  et  de  son  gouvernement,  les  prévenant  que,  si  les 
bâtimens  grecs  n'étaient  pas  rappelés  immédiatement,  ils  ne 
tarderaient  pas  à  être  réduits  à  se  soumettre  à  la  ferme  et  unanime 
volonté  de  l'Europe.  »  L'Allemagne  déclina  l'ouverture  du  ca- 
binet de  Saint-Pétersbourg;  elle  estimait  «  qu'il  était  au-dessous 
de  sa  dignité  de  faire  d'autres  démarches  à  Athènes.  »  Elle 
exprima  l'avis,  et  elle  ne  varia  plus,  de  faire  désormais  usage  de 
la  force  pour  vaincre  l'obstination  du  cabinet  hellénique,  en  blo- 
quant le  Pirée  et  les  côtes  de  la  Grèce.  L'empereur  s'expliqua 
lui-môme  en  ce  sens  avec  notre  ambassadeur.  «  Nous  avons,  lui 
dit-il  en  terminant,  empêché  la  Turquie  d'envoyer  des  troupes  en 
Crète  ;  ce  serait  une  félonie  de  notre  part  de  laisser  les  Grecs  la  lui 
prendre  [i).  »  Sa  sollicitude  pour  les  intérêts  du  sultan  restait  irré- 
ductible. De  son  côté,  le  cabinet  anglais,  après  un  instant  d'hési- 
tation, déclara  nettement  que  l'état  de  l'opinion  publique  ne  lui 
permettait  pas  de  concourir  à  des  actes  de  coercition  ;  à  toute 
suggestion  de  cette  nature  il  substitua  «  une  déclaration  d'auto- 
nomie effective  de  la  Crète  »  et  il  en  saisit  les  puissances.  Sur 
l'une  et  l'autre  proposition,  les  cabinets  se  divisèrent  :  le  blocus 
du  Pirée  et  des  côtes  de  la  Grèce  fut  abandonné,  et  la  déclaration 
d'autonomie  de  la  Crète  fut  ajournée. 

Ces  dissentimens  laissaient  la  situation  sans  issue,  pendant  que 
les  circonstances  devenaient  de  plus  en  plus  impérieuses.  La 
Grèce  maintenait  ses  forces  navales  et  le  corps  du  colonel  Vassos 
en  Crète;  elle  rappelait  ses  réserves  pour  couvrir,  prétendait-on, 
la  frontière  de  Thessalie;  interprète  du  sentiment  public,  qui  affir- 
mait hautement  ses  aspirations  ambitieuses,  la  presse  d'Athènes 
ne  dissimulait  pas  qu'on  entendait  porter  la  guerre  en  Macédoine. 
La  Turquie,  de  son  côté,  hâtait  fiévreusement  les  mesures  d'arme- 
ment qui  étaient  en  voie  d'exécution.  En  Serbie  et  en  Bulgarie,  on 
déclarait,  sans  détours,  qu'on  adhérait  au  statu  quo,  mais  au  statu 
qtio  pour  tous,  u  Des  avantages  consentis  à  l'un, ou  à  l'autre  nous 
feraient  un  devoir  de  revendiquer  des  avantages  équivalens  (2).  » 
La  Crète  continuait  à  être  déchirée  sans  merci  ;  on  se  battait,  on 

(1)  Livre  Jaune,  tome  II, p.  59. 

(2)  Dépêche  de  M.  Patrimonio,  ministre  à  Belgrade.  Livre  Jaune,  tome  11, p.  '7. 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  533 

s'incendiait  de  part  et  d'autre.  «  Le  Palais  du  gouvernement, 
écrivait  notre  consul  à  la  Canée,  le 24  février,  est  enflammes.  Les 
équipages  étrangers  ont  débarqué  avec  leurs  pompes.  Un  suppose 
que  l'incendie  est  le  fait  de  la  populace  musulmane, qui  menaçait, 
depuis  plusieurs  jours,  de  brûler  le  sérail,  si  l'on  ne  continuait 
pas  à  lui  distribuer  des  armes  (1).  »  Peu  après,  les  gendarmes  se 
mutinaient  et  tuaient  leur  propre  colonel  :  on  dut  recourir  aux 
matelots  européens  pour  les  contenir  et  les  désarmer  (2). 

Mais  déjà  la  Russie  avait  repris  la  proposition  de  l'Angleterre 
et,  pour  concilier  les  opinions  divergentes,  elle  la  formulait  en 
ces  termes  :  «  La  Crète  ne  pourra  en  aucun  cas  être  annexée  à 
la  Grèce  dans  les  circonstances  présentes  ;  la  Turquie  ayant  tardé 
à  appliquer  les  réformes  convenues,  celles-ci  ne  répondent  plus 
à  la  situation  actuelle,  et  les  puissances  sont  résolues,  tout  en 
maintenant  l'intégrité  de  l'empire  ottoman,  de  doter  la  Crète  d'un 
régime  autonome  (3).  »  Cette  déclaration  devait  être  notifiée  si- 
multanément à  Athènes  et  à  Constantinople.  Toutes  les  puissances 
acquiescèrent  à  cette  suggestion,  non  cependant  sans  difficultés 
et  sans  un  échange  d'idées  qui  se  croisaient  dans  tous  les  sens. 
L'Angleterre  entendait  que  les  troupes  turques  seraient  rappelées, 
et  sans  retard,  avec  les  troupes  et  les  navires  grecs;  d'autres 
cabinets,  celui  de  Berlin  notamment,  désiraient  qu'en  cas  de 
refus  du  cabinet  d'Athènes,  on  prît  aussitôt  des  mesures  coercitives 
contre  les  ports  et  les  côtes  du  royaume  hellénique.  Mais,  l'en- 
tente devenant  chaque  jour  plus  délicate  et  plus  laborieuse,  on 
ajourna  toute  résolution  sur  ces  deux  points,  et  l'on  procéda  à  la 
communication  qu'on  était  convenu  de  faire  également  à  la  Tur- 
quie et  à  la  Grèce. 

En  l'accompagnant  de  réserves  fort  élastiques,  qui  devaient 
lui  permettre  de  poser  ultérieurement  ses  conditions,  la  Porte 
donna  son  assentiment  a  la  résolution  des  puissances.  A  ce  mo- 
ment, elle  prévoyait  déjà  que  la  rupture  avec  la  Grèce  éclaterait 
inévitablement  sur  leur  frontière  conmiune,et,  confiante  dans  le 
résultat  de  la  lutte,  elle  jugeait  opportun  et  habile  de  ne  pas  mé- 
contenter l'Europe.  Le  cabinet  d'Athènes  ne  se  montra  pas  aussi 
accommodant,  ne  voulant,  ou  plutôt  ne  pouvant  renoncer  aux 
espérances  qu'il  nourrissait  et  que  partageait,  avec  plus  de  passion 

(1)  Livre  Jauni',  tome  II.  ji.  lO.'i. 

(2)  Livre  Jaune,  tome  II,  p.  127. 

(3)  Livre  Jaune,  tomo  II,  ji.  100. 


534  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  de  saine  raison,  le  peuple  grec  tout  entier,  il  calcula  sa 
réponse  de  manière  à  ménager  à  la  fois  les  cabinets  et  l'exaltation 
du  sentiment  national  ;  il  se  déclara  prêt  à  rappeler  ses  navires  et 
il  offrit  de  faire  concourir  ses  troupes  en  Crète  à  la  pacification 
de  l'île.  L'accueil  fait  par  la  Grèce  à  la  communication  des  puis- 
sances fut,  par  elles,  diversement  apprécié.  La  Russie  et  la  France, 
l'Autriche  elle-même,  ne  pouvaient  se  dissimuler  qu'il  impliquait 
une  acceptation  conditionnelle  et,  par  conséquent,  insuffisante  ; 
qu'il  y  avait  lieu,  dès  lors,  de  recourir  à  d'autres  résolutions. 
L'Angleterre  et  l'Italie  furent  d'avis  qu'il  autorisait  de  nouvelles 
négociations;  à  Londres,  on  pensa  même  qu'il  pouvait  y  avoir 
avantage  à  utiliser  les  troupes  du  colonel  Yassos  au  rétablis- 
sement de  l'ordre.  A  Berlin,  on  considérait,  sans  détours,  la  note 
de  la  Grèce  comme  un  refus  absolu,  et  on  estimait  «  qu'il  n'y  avait 
plus  lieu  de  discuter  avec  les  Grecs  (1).  » 

En  invitant  leurs  représenlans  à  Athènes  à  communiquer 
leur  résolution  à  la  Grèce,  les  puissances  avaient  consulté  leurs 
amiraux  sur  les  dispositions  qu'il  y  aurait  lieu  de  prendre,  au 
cas  où  il  faudrait  la  lui  imposer.  Ces  officiers  généraux,  après  en 
avoir  délibéré,  indiquèrent  les  mesures  de  rigueur  qu'ils  étaient 
en  situation  d'appliquer.  Ces  mesures  consistaient  à  bloquer  à  la 
fois  la  Crète  et  tous  les  ports  du  royaume  hellénique;  tout  navire 
grec,  rencontré  à  la  mer,  serait  escorté  à  Milo  avec  injonction  de 
ne  pas  s'en  éloigner.  Quoique  adopté  par  les  amiraux,  d'un  accord 
unanime,  leur  avis  ne  rencontra  pas  l'agrément  de  tous  les  cabi- 
nets. Obligé  de  tenir  compte  du  sentiment  public,  hostile  à  toute 
intervention  contre  la  Grèce,  le  cabinet  de  Londres  ne  voulut 
voir,  dans  la  réponse  des  amiraux,  «  qu'une  opinion  technique  » 
soumise  à  l'appréciation  des  cabinets.  L'Allemagne  jugeait  que 
le  moment  de  la  répression  était  venu  et  qu'il  convenait  de 
l'exercer.  Pourtant  elle  n'avait  toujours  qu'un  unique  navire  en 
Crète  et  ne  manifestait  nullement  l'intention  de  joindre  un  con- 
tingent de  troupes  de  terre  à  ceux  que  les  autres  puissances  y  f 
entretenaient.  La  Russie  proposa  diverses  combinaisons  en  vue 
de  rapprocher  les  opinions  divergentes  ou  contradictoires;  la 
France  s'y  employa  de  son  côté  chaleureusement.  Après  de  longs 
pourparlers,  après  avoir  échangé  de  nombreuses  dépêches  et  de 
plus  nombreux  télégrammes,  après  avoir  perdu  un  temps  pré- 

(1)  Livre  Jaune,  tome  II,  p.  160. 


LE    COKCERT    EUROPÉEN.  533 

cieux,  on  décida,  tardivement,  comme  nous  le  verrons  plus  loin, 
de  borner  l'action  des  forces  maritimes  internationales  au  blocus 
de  la  Crète. 

Un  autre  point,  non  moins    important,  restait   l'objet  d'une 
controverse  qui  n'aboutissait  pas  davantage.  Il  était  urgent  de 
rétablir  l'ordre   en   Crète,  où  le  sang  coulait  toujours,  malgré 
la  présence  des  escadres  européennes.  Pour  y  parvenir,  il  fallait 
constituer  l'autonomie  de  l'île;  les  puissances  s'y  étaient  engagées 
par  la  résolution  qu'elles  avaient  prise  de  l'imposer  à  la  fois  à  la 
Turquie    et    à  la   Grèce.  On    disputa  longtemps  à  ce  sujet  sans 
arriver  à  une  entente;  on  l'attend  encore  à  l'heure  présente.  On 
ne  s'entendit  ni  sur  le  choix  d'un  gouverneur,  ni  sur  l'étendue 
de  ses  attributions,  ni  sur  les  conditions  de  son  investiture;  la 
Porte  se  réservait  toute  latitude  à  cet  égard  ;  elle  prétendait  dési- 
gner elle-même  ce  haut  fonctionnaire  et  le  choisir  parmi  ses  su- 
jets chrétiens,  avec  l'assentiment  des  puissances.  Rien,  d'ailleurs, 
ne  pouvait  être  arrêté  et  entrepris  avant  d'avoir  pacifié  le  pays, 
avant  d'avoir  réduit  chrétiens  et  musulmans  à  la  soumission,  et, 
à  cet  égard,  on  dissertait  sans  avancer.  L'Autriche  ne  se  montrait 
pas  disposée  à  s'imposer  de   nouveaux  sacrifices,   à  augmenter 
l'effectif  de  ses  troupes,  et  l'Allemagne  se  refusait  obstinément  à 
toute  participation  de  cette  nature.  La  Russie  suggéra  de  faire 
occuper  la  Crète  par  deux  puissances,  avec  des  forces  suffisantes 
pour  la  pacifier  et  y  organiser  en  paix  le  régime  nouveau  (1).  La 
France  et    l'Italie,  pensait-on   à    Saint-Pétersbourg,   pourraient 
recevoir  de  l'Europe  cette  mission,  toute  de  confiance.  A  Londres, 
on  inclinait  d'autant  plus  à  accepter  cette  combinaison  qu'elle  per- 
mettrait, croyait-on,  au  cabinet  de  la  Reine,  si  elle  était  unanime- 
ment agréée,  de  coopérer  au  blocus  des  ports  de  la  Grèce  sans 
froisser  sensiblement  l'opinion  publique.  Lord  Salisbury  offrait 
même  de  substituer,  au  besoin,  l'Angleterre  et  la  Russie  à  l'Italie 
et  à  la  France. 

Le  gouvernement  français  n'admit  pas  un  instant  qu'il  lui  fût 
loisible  de  se  charger,  avec  l'italio  ou  toute  autre  puissance,  du 
rôle  qu'on  voulait  lui  confier;  il  maintint,  sans  jamais  varier,  que 
toutes  les  puissances  étaient  engagées,  au  même  titre,  à  rétablir 
l'ordre  en  Crète  et  à  en  assurer  l'autonomie.   «  Nous   sommes 

,  (I)  Cotte  suggestion,  rlapn-s  nno  iniHcafion  de  notre  ambassadeur  à  Saint- 
Pétersbourp,  lui  venait  de  Vienne,  on  l'on  ne  voulait  cependant  assumer  aucune 
charge  nouvelle.  La  ciiosc  est  singulièremenl  caractéristiijue. 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prêts,  déclarait  M.  Hanotaux,  avec  un  véritable  sens  politique, 
dans  une  circulaire  du  42  mars,  adressée  à  tous  nos  ambassadeurs, 
à  contribuer,  pour  notre  part,  dans  la  proportion  visée  par  les 
amiraux  et  sous  la  condition  du  concours  unanime  des  puis- 
sances, au  renforcement  des  effectifs  internationaux  qui  paraît  le 
mieux  répondre  aux  besoins  les  plus  urgens  de  l'heure  présente, 
en  assurant  le  maintien  de  l'ordre  et  en  manifestant  une  fois  de 
plus  le  concert  des  Puissances  (1).  »  Interpellé  par  le  cabinet  de 
Saint-Pétersbourg,  il  télégraphiait,  le  16,  au  comte  de  Monte- 
bello  :  «  En  réponse  à  votre  dépêche  du  14  de  ce  mois,  j'ai  l'hon- 
neur de  vous  faire  savoir  que  le  gouvernement  de  la  République 
est  disposé  à  faire,  pour  l'occupation  de  la  Crète,  tout  ce  que 
feront  les  autres  Puissances,  ni  plus  ni  moins  (2).  »  Enfin,  le  19 
du  même  mois,  il  écrivait  à  notre  ambassadeur  à  Londres  :  «  Vous 
connaissez  déjà  notre  manière  de  voir  en  ce  qui  concerne  la 
nécessité  de  maintenir,  en  toute  hypothèse,  à  l'occupation  inter- 
nationale de  l'île,  le  caractère  collectif  et  proportionnel  qu'elle  a 
conservé  jusqu'ici  (3).  » 

Parmi  les  nombreuses  propositions  qui  se  croisaient  sans  cesse, 
il  en  est  une  qu'il  est  bon  de  noter,  mais  sur  laquelle  nous  ne 
nous  arrêterons  pas,  parce  qu'elle  fut  péremptoirement  écartée; 
le  cabinet  anglais  ouvrit  l'avis  de  remettre,  aux  Cretois,  le  choix 
de  leur  gouverneur  par  voie  plébiscitaire.  La  Russie  déclina 
cette  solution,  l'Allemagne  la  repoussa;  la  Porte  ne  l'aurait  cer- 
tainement pas  admise,  à  moins  d'un  accord  unanime  et  solide  de 
toutes  les  puissances. 

Avec  le  concours  de  la  France,  la  Russie  insistait  de  son  coté 
pour  qu'on  en  vînt  à  adopter  les  mesures  opportunes  que  com- 
mandaient les  circonstances.  Elle  saisit  les  puissances  d'une  pro- 
position qui  avait  pour  objet  de  procéder  sans  retard,  en  leur  nom 
collectif,  à  la  proclamation  de  l'autonomie  en  Crète  en  autorisant 
simultanément  les  amiraux  à  établir  le  blocus  de  l'île,  avec  déci- 
sion subsidiaire  de  bloquer  également  les  ports  de  la  Grèce,  si  le 
gouvernement  hellénique,  sommé  de  rappeler  ses  troupes  aussi 
bien  que  ses  navires,  refusait  de  déférer  plus  longtemps  au  vœu 
des  cabinets  sur  l'un  et  l'autre  point.  Après  un  conseil  de  cabinet, 
le  gouvernement  anglais  persévéra  dans  sa  décision  antérieure 

* 

(1)  Livre  Jaune,''tome  II,  p.  166.  , 

(2)  Liv)'e  Jaune,  tome  II,  p.  184. 

(3)  Livre  Jatine,  tome  II,  p.  200. 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  537 

de  ne  pas  se  prêter  à  pareille  mesure  de  rigueur,  qu'il  jugeait 
d'ailleurs  superflue  en  ce  moment,  se  rendant  compte,  disait-il, 
((  du  danger  imminent  de  collision  qui  existe  sur  les  limites  de 
la  Macédoine,  »  il  invita  les  puissances  à  «  demander,  à  la  Grèce 
et  à  la  Turquie  respectivement,  de  retirer  leurs  forces  jusqu'à  une 
distance  de  50  milles  de  chaque  côté  de  la  frontière.  Si  la  Grèce 
refusait  d'obtempérer  à  cet  avis,  l'Angleterre,  ajoutait-il,  serait 
disposée  à  donner  son  assentiment  au  blocus  de  Volo.  Dans  le 
cas  d'un  refus  de  la  part  de  la  Turquie,  l'Angleterre  serait  prête 
à  s'associer  aux  mesures  de  coercition  que  les  puissances  croi- 
raient devoir  adopter.  »  Sur  ce  dernier  point  toutefois,  comme 
si  aucune  ouverture,  en  cette  affaire,  ne  pouvait  se  produire  sans 
être  accompagnée  d'une  réserve  plus  ou  moins  déclinaloire,  «  le 
gouvernement  de  la  Reine  pensait  que  la  mission  de  triompher 
de  la  résistance  de  la  Turquie  appartiendrait  plus  naturellement 
à  l'Autriche  et  à  la  Russie.  » 

Cette  démarche  du  cabinet  de  Londres  n'eut  aucune  suite  ;  les 
événemens,  en  se  précipitant  pendant  que  les  puissances  délibé- 
raient longuement,  ne  leur  laissèrent  pas  le  temps  de  s'en  rendre 
compte  et  de  s'y  associer.  Elles  s'attardèrent  à  recommander  aux 
ambassadeurs  à  Constantinople  de  s'employer  activement  à  re- 
chercher et  à  établir  les  bases  de  l'organisation  autonomique  de 
la  Crète,  continuant  à  échanger  des  communications  quoti- 
diennes sur  le  point  de  savoir  s'il  était  nécessaire  et  s'il  pouvait 
être  utile  de  bloquer  les  ports  de  la  Grèce.  Diff"érens  avis  furent 
émis;  aucun  ne  prévalut.  On  ne  désespérait  pas  cependant  d'ar- 
river à  un  accord,  quand,  soudain,  les  hostilités  éclatèrent  sur  la 
frontière  de  la  Thessalie  entre  les  deux  armées  qui  s'y  trouvaient 
en  présence. 

Dès  ce  moment,  toutes  les  questions  que  les  puissances  agi- 
taient avec  une  si  louable  ardeur  perdaient  tout  caractère  d  actua- 
lité, et  il  devenait  superflu  d'en  poursuivre  l'examen.  Les  cabinets 
durent  donner  un  autre  cours  à  leurs  efforts  et  à  leur  sollicitude. 
Ils  s'expliquèrent,  et  ils  résolurent  d'attendre  et  de  saisir  le  premier 
moment  qui  paraîtrait  o])portun  pour  ofîrir  ou  imposer,  aux  belli- 
gérans,  leur  médiation  collective.  Dans  une  dépôche  adressée  à 
M.Cambon,  le  21  avril.  M,  llanotaux  déflnissail  exactement  cette 
situation  nouvelle  :  «  Sauvegarder  jusqu'au  bout,  lui  écrivait-il, 
l'entente  générale  à  travers  les  dangers  qui  la  menacent  et  les 
é])reuves  qu'elle  subit,  cela  nous  paraît  être  le  seul  moyen  d'as- 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

surer,  à  l'Europe,  toute  l'autorité  dont  elle  aura  besoinpour  exercer, 
le  moment  venu,  sa  médiation  entre  les  bel  lige  rans,  pour  organiser, 
en  Crète,  un  régime  durable  sur  la  base  de  l'autonomie  et  pour 
faire  valoir  enfin,  dans  l'empire  turc,  un  ensemble  de  réformes 
propres  à  amener  sa  pacification  intérieure,  et  à  devenir  ainsi  la 
plus  solide  garantie  de  sa  durée  et  de  son  intégrité  (1).  » 

C'est  ainsi  que  l'œuvre  du  concert  européen  resta  inachevée, 
ou,  si  l'on  veut,  interrompue;  un  an  s'est  écoulé  depuis  lors,  la 
paix  a  succédé  à  la  guerre  entre  la  Turquie  et  la  Grèce,  et  sa 
tâche  est  toujours  en  soulTrance.  Pouvait-elle  avoir  une  meilleure 
fortune?  Assurément.  Dans  tous  les  cas,  c'est  un  spectacle  bien 
étrange  et  bien  inattendu  que  celui  des  six  plus  grandes  puissances 
du  continent  européen,  réunies,  d'une  part,  pour  arrêter  la  des- 
truction d'une  race  née  dans  les  contrées  qu'elle  habite,  pour  maî- 
triser, de  l'autre,  les  excès  d'une  anarchie  elTrénée  dans  une  île 
de  la  Méditerranée,  et  ne  pouvant  parvenir  à  résoudre  aucun  de 
ces  deux  problèmes.  Rien  n"a  été  fait  par  lEurope,  ou  plutôt  l'Eu- 
rope n'a  pu  rien  obtenir  de  la  Turquie  pour  mettre  les  Arméniens 
sérieusement  à  l'abri  de  nouveaux  sévices,  ou  si  peu  qu'on  ne 
saurait  en  tenir  compte;  on  les  pourchassait  encore  il  y  a  peu  de 
mois  (2).  En  Crète,  la  situation  est  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  il 
y  a  deux  ans,  si  ce  n'est  que  les  troupes  et  les  navires  grecs  ont 
été  éloignés  ;  musulmans  et  chrétiens  restent  en  présence  et  sont 
en  armes. 

Quelle  est  la  part  de  responsabilité  qui  incombe  person- 
nellement au  sultan?  Nous  n'hésitons  pas  à  le  dire  :  elle  est  sans 
limites.  Si  la  présomption,  môme  quand  elle  est  fondée  jusqu'à 
l'évidence,  ne  constitue  pas  une  preuve  démonstrative,  si  elle  ne 
suffit  pas  à  former  une  conviction  absolue,  on  ne  saurait,  d'un 
autre  côté,  contester  qu'un  souverain  qui  tolère  les  épreuves  dont 
ont  souffert  les  Arméniens,  s'il  n'en  est  pas  l'instigateur,  en  est  | 

certainement  le  complice,  qu'il  doit  par  conséquent  en  répondre. 
On  ne  peut  affirmer  que  l'ordre  a  été  donné  de  détruire  toute  une 
race,  mais  il  est  bien  certain  aujourd'hui  que  les  exécuteurs  de 

(1)  Livre  Jaune,  p.  303. 

(2)  Au  mois  de  mars  1897,  malgré  les  représentations  des  ambassadeurs,  mal- 
gré les  promesses  du  sultan,  la  persécution  reprenait  son  cours  en  Asie.  A  Tokat, 
à  Sivas,  à  Kujik  et  dans  d'autres  villes,  les  musulmans  firent  de  nombreuses  vic- 
times. On  compta,  dans  la  première,  en  une  seule  journée,  89  morts  et  36  blessés. 
Plusieurs  villages  des  environs  étaient  assaillis  et  pillés.  A  Bisen,  le  monastère  et 
12  maisons  pillées,  16  tués,  2  prêtres  mutilés.  —  Livre  Jaune,  tome  II,  p.  249. 


LK    CONCERT    EUROPÉEN.  539 

cette  iniquité  sanglante  n'ont  pas  été  désapprouvés  par  les  agons  de 
la  Porte,  qu'aucun  châtiment  ne  leur  a  été  infligé,  que  les  victimes, 
livrées  à  la  misère  la  plus  noire  après  la  plus  atroce  persécution, 
n'ont  reçu  aucune  assistance,  n'ont  obtenu  aucune  répara- 
tion. Et  nous  savons  aujourd'hui,  à  ne  plus  pouvoir  en  douter, 
que  Abd-ul-Hamid,  durant  cette  longue  et  sanglante  période, 
tenait  entre  ses  propres  mains  les  rênes  du  gouvernement  de  son 
empire;  qu'il  avait  dépossédé  la  Porte  de  toute  action  directe 
sur  les  fonctionnaires  ;  que  tous  les  ordres,  les  instructions  essen- 
tielles partaient  de  son  palais;  —  nous  avons  vu  qu'il  a  couvert  de 
son  autorité  souveraine  lesagens  le  plus  notoirement  compromis; 
qu'il  a  maintenu  à  son  poste  pendant  plus  d'un  an,  eu  dépit  des 
plus  pressantes  insistances  des  ambassadeurs,  Aniz-Pacha,  ce  gou- 
verneur de  Diarbekir,  le  véritable  instigateur  de  tous  les  crimes 
qui  ont  souillé  cette  ville  et  la  province  dont  il  avait  l'adminis- 
tration et  la  garde;  —  nous  avons  constaté  qu'il  a  employé,  tour 
à  tour,  la  ruse  et  la  séduction  pour  soustraire  à  un  châtiment  mé- 
rité ce  colonel,  meurtrier  du  Père  Salvatore,  qui  lui  avait  confié 
sa  vie  et  celle  des  fidèles  qui  l'accompagnaient.  En  Crète,  son  action 
personnelle  s'est  manifestée  par  d'autres  procédés,  mais  inspirés 
par  le  même  besoin  de  ruser  avec  l'Europe.  Pour  convaincre  les 
puissances  de  sa  haute  et  paternelle  impartialité,  il  en  confiait  le 
gouvernement  à  un  chrétien,  mais  il  prenait  soin  de  lui  rendre  la 
tâche  impossible;  il  se  prêtait,  avec  les  ambassadeurs,  à  des  ar- 
rangemens  qui.  loyalement  mis  en  pratique,  eussent  peut-être 
contribué  au  rétablissement  de  l'ordre  et  de  la  concorde ,  s'en  remet- 
tant à  des  agens  réfractaires  à  toute  réconciliation,  pour  stimuler 
le  fanatisme  des  musulmans,  en  leur  distribuant  des  armes  et  des 
approvisionnemens.  Quel  expédient  employait -il,  ce  souverain 
qui  se  prétendait  animé  des  plus  louables  intentions?  Une  incu- 
rable duplicité,  mise  au  service  d'une  indomptable  obstination. 
Aux  persévérantes  remontrances  des  ambassadeurs  il  répondait 
par  des  promesses,  toujours  fallacieuses,  en  les  accompagnant 
d'une  bonne  grâce,  d'une  aménité,  qui  les  aurait  désarmés,  s'ils 
n'eussent  été  vigilans  et  bien  informés;  nous  avons  retenu  plu- 
sieurs de  ces  procédés,  indignes  d'un  prince,  nous  aurions  pu  les 
multiplier.  Aucun  homme  d'Etat,  aucun  ambassadeur  n'en  a  été  la 
dupe  à  aucun  moment.  Nous  avons  dit  les  admonestations  invrai- 
semblables que  M.  Ilanotaux  a  dû  infliger  à  l'ambassadeur  de 
Turquie  à  Paris;  nous  avons  relevé  la  déliance  toujours  éveillée 


540  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'inspiraient,  à  M.  Cambon,  les  plus  solennelles  déclarations 
du  sultan  ;  rien  n'a  pu  corriger  la  politique  tortueuse  de  ce 
prince. 

C'est  que  le  Turc  appartient  à  une  race  vouée  à  l'immobilité. 
Ni  l'éclat  de  la  civilisation  moderne,  ni  les  revers  de  fortune,  qu'il 
essuie  depuis    longtemps,  ne    l'ont  jamais  ému;  il  se  complaît 
dans  les  ténèbres.  Descendu  des  hauts  plateaux  de  l'Asie,  il  a 
ravagé  les  contrées  européennes  qu'il  a  envahies;  sa  force  d'ex- 
pansion s'étant  tarie,  il  vit  sur  les  ruines  qu'il  a  faites,  et  que 
l'Europe  laisse  à  sa  disposition.  Pétri  d'orgueil  et  de  fanatisme, 
il  n'a  foi  qu'en  lui-même;  il  se  cantonne  dans  ses  croyances,  plein 
de  dédain  pour  celles  des  autres  ;  c'est  ainsi  qu'on  n'a  jamais  vu  un 
musulman  embrasser  le  christianisme.  Ses  convictions  religieuses 
l'ont  rendu  sobre  et  résigné,  et  en  font  au  besoin  un  vigoureux 
soldat;  mais  elles  l'ont  rendu  également  impropre  à  se  réveiller 
dans  la  lumière  de  la  science  et  du  progrès;  intellectuellement,  il 
sommeille  dans  son  infériorité.  Les  mutilations  dont    l'empire 
ottoman  a  été  successivement  l'objet  ont  cependant  révélé,  à  ses 
gouvernans,  le  péril  extrême  qui  menace  son  existence  même; 
pour  le  conjurer,  ils  se  sont  résignés,  depuis  bientôt  un  siècle,  à 
solliciter  humblement  l'appui  des  puissans  de  la  terre,  allant  de 
l'un  à  l'autre  selon  les  exigences  du  moment,  sans  plus  d'estime 
pour  celui  de  la  veille  que  pour  celui  du  lendemain;  ils  puisent 
dans  ces  alternatives,  outre  l'espoir  d'un  secours  immédiat,  celui 
de  parvenir  à  diviser  les  puissances,  et  conjurer  ainsi  une  entente 
qui  serait  fatale  à  leur  domination  en  Europe  et  les  rejetterait 
bientôt  en  Asie.  Abd-ul-Hamid  s'est  particulièrement  nourri  de  ces 
convictions,  et  il  a  prouvé  qu'il  savait,  aussi  bien  que  ses  prédé- 
cesseurs, en  tirer  un  bon  parti.  Sa  politique, en  elFet, repose  sur 
la  conviction  que  les  puissances,  par  nécessité  de  situation,  ne 
sauraient  s'entendre,  et  qu'elles  se  trouvent  ainsi,  à  des  degrés 
divers,  dans  l'obligation  de  maintenir,  sinon  de  défendre,  l'inté- 
grité de  son  empire;  et  il  s'emploie  activement  à  entretenir  de  son 
mieux  les  divergences  qui  constituent  la  véritable  et  unique  sau- 
vegarde de  sa  puissance,  sans  craindre  de  se  montrer  téméraire 
soit  dans  ses  préférences  en  Europe,  soit  dans  l'exercice  de  son 
autorité  souveraine  à  l'intérieur  de  ses  Etats.  Il  prévoit,  au  surplus, 
que  le  partage  de  ses  domaines  ne  peut  être  entrepris  sans  pro- 
voquer une  guerre  générale,  et  il  se  persuade  certainement  qu'au 
cas  où  elle  éclaterait,  son  armée  y  jouerait  un  rôle  important, 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  5il 

grâce  aux  sympathies  personnelles  qu'il  a  su  conquérir,  bien  qu'il 
ne  les  suppose  pas  désintéressées. 

Mais,  si  Abd-ul-Hamid  a  failli  à  tous  les  devoirs  d'un  souve- 
rain soucieux  de  s'acquitter,  pour  le  bien  de  son  peuple,  de  la 
mission  qui  lui  est  confiée,  les  puissances,  de  leur  côté,  ont-elles 
rempli  la  tâche  qui  leur  était  imposée  pa''  leur  propre  dignité  et 
par  les  lois  de  rhumanité?Les  faits  répondent;  et  on  n'a  qu'à 
considérer  l'état  actuel  des  choses  pour  se  convaincre  que  le 
concert  européen  a  plutôt  aggravé  qu'il  n'a  résolu  en  Orient  les 
questions  qui  ont  fait  l'objet  de  son  activité. 

Nous  n'avons  pas  à  redire,  et  nous  ne  l'avons  que  trop  répété, 
combien  les  Arméniens  ont  peu  à  se  louer  des  sympathies  que 
l'Europe  leur  a  témoignées. 

A  la  vérité,  les  puissances,  en  présence  de  l'aveugle  obstination 
du  sultan,  n'avaient,  à  leur  disposition,  qu'un  seul  moyen  d'en 
triompher  :  le  recours  à  la  force,  et  on  ne  saurait  méconnaître 
que  cet  expédient,  —  assurément  efficace,  —  ne  peut  être  em- 
ployé, de  nos  jours,  sans  risquer  de  courir  de  plus  redoutables 
aventures.  Dans  d'autres  temps,  à  l'époque  où  la  bonne  foi  gouver- 
nait, dans  une  juste  mesure,  les  relations  internationales,  quand  le 
concert,  entre  les  cabinets,  était  une  réalité,  on  aurait  pu  bloquer 
les  Dardanelles  et  contraindre  la  Porte  à  l'obéissance,  ou  auto- 
riser un  corps  de  troupes  russe  à  franchir  la  frontière  pour  réta- 
blir l'ordre  en  x\natolie.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  on  aurait  rapi- 
dement obtenu  le  succès  nécessaire.  On  ne  saurait  aujourd'hui 
procéder  ae  la  sorte.  Durant  les  événemens  dont  l'Orient  a  été 
récemment  le  théâtre,  on  aurait  suggéré  la  pensée  défaire  occu- 
per par  la  Russie  tout  ou  partie  de  la  Turquie  d'Asie  que 
l'Angleterre  y  aurait  mis  obstacle,  et  avec  elle  peut-être  d'autres 
puissances:  la  Russie  elle-même  n'aurait  pas  consenti  à  assumer 
une  pareille  charge,  peu  désireuse  de  s'exposer  à  un  contrôle  ou 
à  une  suspicion  blessante.  On  aurait  proposé  à  tous  les  cabinets  de 
réunir  leurs  forces  navales  pour  fermer  les  détroits  que  l'Alle- 
magne, dans  sa  sollicitude  pour  le  gouvernement  turc,  aurait 
refusé  de  s'associer  à  cette  démonstration.  Le  mince  concours 
qu'elle  a  prêté  en  Crète  ne  le  démontre  que  trop.  Aussi  n"est-il 
venu  à  la  pensée  d'aucune  puissance  de  faire  une  ouverture  de 
semblable  caractère.  C'est  ainsi  que  les  Arméniens  gémissent 
encore  sous  le  joug  d'une  autorité  détestée  et  restent  livrés  sans 
défense  à  la  brutalité  des  musulmans. 


542  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ces  difficultés,  qu'il  n'était  pas  aisé  de  vaincre  en  Asie,  se 
rencontraient-elles,  en  Crète,  au  même  degré?  Il  en  existait  du 
même  ordre,  mais  elles  n'étaient  pas  insurmontables.  La  France, 
nous  pouvons  le  dire,  s'est  cordialement  employée  à  les  aplanir. 
La  Crète  pouvait  être  dotée  d'un  régime  de  faveur  sans  mettre  en 
péril  l'existence  de  l'empire  ottoman,  et  cette  combinaison  se 
conciliait  parfaitement  avec  le  principe  fondamental  de  notre  po- 
litique en  Orient.  Un  précédent  nous  y  conviait.  Les  flottes  réu- 
nies de  la  France,  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre  ont  détruit  celle 
de  la  Turquie  à  Navarin,  et,  pour  contribuer  à  l'affranchissement 
de  la  Grèce,  le  gouvernement  de  la  Restauration,  à  la  demande 
ou  avec  l'assentiment  des  cabinets  de  Londres  et  de  Saint-Péters- 
bourg, a  consenti  à  envoyer  en  Morée  un  corps  d'occupation. 
L'œuvre  s'est  accomplie, de  l'accord  unanime  des  trois  puissances, 
sans  susciter  aucune  mésintelligence  ni  aucune  inquiétude.  Pour- 
quoi? Parce  qu'aucune  d'entre  elles  n'y  apportait  de  visées  ambi- 
tieuses ou  déguisées,  et  que  le  droit  public,  à  ce  moment,  n'avait 
pas  encore  perdu  l'autorité  qu'il  doit  avoir  comme  garantie  des 
rapports  internationaux. 

Quelle  était  la  tâche  des  puissances  en  Crète  et  de  quels 
moyens  pouvaient-elles  disposer  pour  s'en  acquitter  sans  préjudice 
pour  aucune  d'entre  elles?  Elles  avaient  mis  l'œuvre  en  bonne 
voie  et  elles  l'avaient  fort  simplifiée  en  obtenant  de  la  Porte  que 
l'île  serait  placée  sous  un  régime  d'autonomie  absolue.  Dès  ce 
moment,  rien  ne  les  empêchait  de  procéder  sans  retard  à  l'inau- 
guration des  nouvelles  institutions;  pour  y  parvenir,  il  était  indis- 
pensable de  contraindre  la  Turquie  et  la  Grèce  à  s'y  conformer 
elles-mêmes  à  tous  égards.  Dans  la  Méditerranée,  la  force,  s'il  fal- 
lait y  recourir,  était  d'un  emploi  facile  comme  en  octobre  1827, 
et  on  était  assuré  d'un  succès  rapide.  La  Turquie  ne  conservant 
qu'un  titre  de  suzeraineté  et  la  Crète  devant  pourvoir  elle-même 
à  la  sûreté  publique,  la  Porte  n'avait  plus  à  y  entretenir  de  force 
armée  et  elle  avait  le  devoir  de  rappeler  ses  troupes.  L'île  acqué- 
rant une  existence  propre,  la  Grèce  n'avait  plus  aucune  raison 
plausible  d'y  exercer  une  action  quelconque;  les  cabinets  étaient 
donc  fondés  à  inviter  l'une  et  l'autre  puissances  à  se  renfermer 
dans  les  limites  de  leurs  droits  respectifs  ;  ils  auraient  pu,  ou  plu- 
tôt ils  auraient  dû,  pouvons-nous  dire,  inaugurer  les  privilèges 
concédés  aux  Cretois.  La  Crète  avait  été  remise  eii  dépôt  entre 
leurs  mains,  suivant  l'expression  employée  dans  la  correspon- 


LE    COKCKRT    EUROPÉEN.  543 

(lance  officielle,  et  ils  étaient  d'autant  mieux  en  position  de  tout 
parfaire  que  les  chrétiens  avaient  acquiescé  avec  enthousiasme 
aux  dispositions  d'ordre  administratif  prises  par  la  conférence  de 
Constantinople,  renonçant  ainsi  à  toute  velléité  de  s'unir  au 
royaume  hellénique. 

Le  moment  était  donc  opportun  pour  agir  avec  promptitude 
et  avec  fermeté.  A  quelles  résolutions  les  puissances  se  sont-elles 
arrêtées  et  quelles  mesures  ont-elles  prises  pour  réaliser  rapide- 
ment l'autonomie  de  la  Crète?  Au  lieu  de  s  unir  pour  sommer  la 
Turquie  et  la  Grèce  de  se  conformer  à  l'entente  commune,  elles 
délibérèrent  pendant  des  semaines  et  des  mois  sans  se  mettre 
d'accord  sur  aucun  point.  La  première  question  à  résoudre  consis- 
tait dans  le  choix  d'un  gouverneur  muni  des  pouvoirs  et  des 
moyens  suffisans  pour  tout  reconstituer  en  Crète.  On  ne  parvint 
pas  à  s'entendre  ;  la  défiance  souillait  de  toutes  parts  et  entravait 
toute  résolution.  Cet  administrateur  ne  devait  relever  de  la  na- 
tionalité d'aucune  des  puissances  intervenantes,  prétendait-on 
d'une  part;  il  doit  être  agréé  par  toutes  également,  répliquait-on 
de  l'autre  ;  il  doit  offrir,  ajoutait-on  de  tous  côtés,  des  garanties 
de  capacité  et  d'aptitude.  Qui  devait  en  être  juge?  On  ne  l'indiquait 
pas.  On  se  mit  en  quête  de  cet  administrateur  modèle  en  Suisse, 
en  Belgique,  en  Hollande;  ce  fut  en  pure  perte.  La  Porte,  on  l'a 
vu,  revendiquait,  à  titre  de  puissance  suzeraine,  le  droit  de  le  dé- 
signer elle-même,  de  lui  conférer  l'investiture,  et  de  le  choisir 
parmi  ses  sujets  chrétiens.  On  songea,  sans  plus  de  succès,  à 
confier  ces  attributions  à  l'un  des  commandans  des  forces  navales 
et  successivement  à  constituer  les  amiraux  en  une  sorte  de  conseil 
administratif  et  supérieur.  Pendant  le  cours  de  ces  incertitudes  et 
de  ces  lenteurs,  l'anarchie  déployait  son  empire  en  Crète,  en  pré- 
sence des  flottes  internationales,  impuissantes  à  y  remédier. 
•  Quelle  attitude  gardaient  la  Turquie  et  la  Grèce  durant  cette 
longue  période?  Comme  si  la  lutte  était  exclusivement  engagée 
entre  elles,  la  Turquie  augmentait  les  forces  qu'elle  continuait  à 
entretenir  en  Crète,  recourant  au  besoin  à  la  ruse  pour  se  sous- 
traire uiix  représentations  des  ambassadeurs;  et  elle  stimulait 
le  zèle  des  musulmans,  les  provoquant  à  la  résistance,  —  on  sait 
par  quels  moyens.  La  Grèce  persistait  à  expédier  d'Athènes,  aux 
chrétiens,  des  secours  de  tout  genre,  même  des  volontaires,  et 
elle  en  vint  à  y  envoyer  une  fraction  notable  de  sa  Hotte  avec 
un  contingent  de  son  année,  de  façon  que  les  dillicultés  de  lu 


544  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

situation  s'aggravaient  chaque  jour  davantage,  pendant  que  les 
puissances  ne  prenaient  aucune  mesure  pour  les  conjurer. 

Ne  se  flattant  plus  de  pouvoir  y  obvier  sans  un  acte  de  rigueur, 
elles  étudièrent  les  moyens  d'y  procéder.  On  avait  consulté  les 
amiraux,  — nous  le  répétons,  parce  que  ce  trait  éclaire  les  choses 
d'une  vive  lumière  ;  —  ils  avaient  été  unanimes  pour  conseiller  le 
blocus  simultané  de  la  Crète,  ainsi  que  du  Pirée  et  des  autres  ports 
de  la  Grèce.  C'est  un  avis  technique,  objecta  l'Angleterre,  et  qui 
ne  saurait  prévaloir  sur  les  considérations  d'ordre  international  ;  le 
sentiment  public  à  Londres  y  était  hostile.  L'Allemagne,  après  la 
première  injonction  adressée  au  cabinet  d'Athènes,  déclarait  qu'elle 
ne  consentirait  plus  à  discuter  avec  les  Grecs.  La  France  et  la 
Russie  s'interposaient,  cherchant,  sans  y  parvenir,  des  combi- 
naisons propres  à  mettre  d'accord  les  opinions  divergentes.  On  se 
borna  à  établir  le  blocus  en  Crète,  exclusivement  dirigé  contre 
les  provenances  des  ports  helléniques.  On  ne  fit  rien  de  plus,  jus- 
qu'à l'ouverture  des  hostilités  éclatant  entre  les  deux  armées  en 
présence  sur  la  frontière  de  Thessalie. 

Et  il  survint  ceci  de  particulier,  que  les  puissances,  dont  les 
sympathies  étaient  acquises  au  gouvernement  du  roi  Georges, 
comme  l'Angleterre,  contribuèrent  involontairement  aux  désastres 
subis  par  la  Grèce  en  ne  l'empêchant  pas  de  s'y  exposer,  tandis 
qu'ils  lui  auraient  été  épargnés,  si  l'avis  de  celles  qui  lui  étaient 
hostiles,  comme  l'Allemagne,  avait  prévalu,  c'est-à-dire  si  on 
l'avait  mise,  en  bloquant  ses  ports,  ainsi  qu'on  le  voulait  à  Berlin, 
dans  l'impossibilité  de  provoquer  la  Turquie  et  d'engager  la  lutte 
avec  elle.  Rien,  en  efTet,  n'eût  été  plus  aisé  ;  en  fermant  aux  na- 
vires helléniques  l'accès  de  la  mer,  on  eût  empêché  le  cabinet 
d'Athènes  de  concentrer  son  armée  dans  les  provinces  limitrophes 
de  la  Macédoine  et  surtout  de  l'approvisionner  en  matériel  et  en 
vivres  par  Volo.  La  Turquie,  de  son  côté,  n'aurait  plus  eu  aucun 
prétexte  de  réunir  des  troupes  sur  la  frontière  de  la  Thessalie,  et 
la  guerre  eût  été  conjurée. 

La  prévoyance  et  la  fermeté  ont-elles  fait  défaut  aux  puissances  ? 
Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'elles  n'ont  pas  rempli  leur  programme, 
et  que  les  événemens  ont  trompé  l'attente  de  la  plupart  d'entre 
elles.  Toutes  ont  plus  contribué  à  éloigner  le  double  objet  de 
leurs  elïorts  qu'à  l'atteindre  :  les  réformes  en  Turquie  et  l'auto- 
nomie de  la  Crète.  Les  succès  remportés  par  ses  armées  ont 
certainement  rendu  le  sultan,  déjà  si  peu  disposé  à  déférer  aux 


< 


LE    CONCERT    EUROPÉEN.  5io 

vœux  de  l'Europe,  plus  intraitable  et  plus  enclin  à  lui  résister; 
les  musulmans  de  l'empire  en  ont  ressenti  une  fierté  qu'ils  ne 
dissimulent  pas,  et  ils  se  montreront  désormais  plus  impérieux 
et  plus  implacables. 

Tels  sont,  il  faut  bien  le  confesser,  les  résultats  du  labeur  des 
puissances  réunies  et  qu'il  faut  bien  porter  au  compte  du  concert 
européen  (1).  A  quelles  causes  doit-on  les  attribuer?  Les  hommes 
d'Etat  qui  dirigent  les  destinées  des  grandes  nations  européennes 
ont-ils  manqué  de  clairvoyance  et  de  résolution  ?  A  Dieu  ne  plaise 
que  nous  puissions  le  penser!  Ce  qui  leur  a  fait  totalement  défaut, 
c'est  la  confiance  dans  la  loyauté  de  leurs  senti  mens  respectifs, 
oserons-nous  dire.  En  constante  suspicion  les  uns  envers  les 
autres,  ils  n'ont  jamais  envisagé  l'intérêt  commun  avec  un  entier 
désintéressement.  On  retrouve  à  tout  moment,  dans  la  corres- 
pondance officielle,  les  traces  d'une  réserve  défiante  qui  le  démontre 
clairement.  A  chaque  proposition  de  l'un  d'entre  eux,  les  autres 
cabinets,  dans  la  plupart  des  cas,  se  montrent  disposés  à  y  adhérer, 
pourvu  qu'elle  soit  également  agréée  par  tous;  plus  souvent,  on 
désire  connaître  l'avis  de  toutes  les  puissances  avant  d'émettre  son 
propre  sentiment;  aucun  ne  veut  se  découvrir  avant  d'être  cer- 
tain de  se  rencontrer  avec  la  majorité  pour  éviter  un  piège  s'il 
venait  à  se  produire.  Cette  disposition,  commune  à  tous,  est  la 
résultante  du  désordre  dans  lequel  gît  le  droit  public  depuis  qu'on 
en  a  méconnu  les  règles  salutaires;  on  le  voit  apparaître  par- 
tout, en  tous  parages,  même  en  Chine  où  les  grandes  puissances 
prennent  violemment  position  pour  les  prochaines  complications. 
Renonçant  à  maintenir  leurs  relations  sur  le  terrain  de  la  cordia- 
lité, elles  ne  consultent  que  les  exigences  de  leurs  propres  intérêts 
et  de  leur  sécurité.  Et,  pour  pourvoir  à  toutes  les  éventualités  qui 
peuvent  soudainement  surgir  de  cette  confusion  de  tous  les  bons 


(1)  Peu  de  mois  avant  sa  mort,  M.  Gladstone  eut  roccasion  d'exprimer  son  sen- 
timent à  ce  sujet;  voici  en  quels  termes  il  l'exprimait  :  «  La  douleur,  la  honte  et 
l'abomination  (les  deux  dernières  années,  au  point  de  vue  de  la  question  d'Orient,  ne 
se  peuvent  rendre  dans  aucun  lan^'a^'e  que  je  connaisse.  La  situation  se  résume  ainsi: 

1"  Cent  mille  Arméniens  ont  été  massacrés  sans  (|ue  l'on  ait  obtenu  aui-une 
assurance  pour  l'avenir,  et  au  seul  profit  des  assassins  ; 

2°  La  Turquie  est  plus  puissante  ipiVlle  ne  l'a  jamais  été  depuis  la  f^aicrrci le  Cri nu'c; 

:)°  La  Grèce  est  plus  l'aible  ipi'eu  aucun  temps  dei»uis  sacouslilulinn  eu  myaunie; 

4"  Tout  cela  est  dû  au  concert  européen,  c'est-à-dire  à  la  nu'diance  el  »\  la  liaine 
(pi't  |iniuvent  les  puissances  les  unes  à  l'égard  des  autres.  «(Lettre  publiée  par  le 
Viiili/  Clirunicle.) 

Ce  témoignage  confirme  toutes  nos  appréciations. 

TOME  C.XLVIll.   —   1898.  35 


5i6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

principes  de  gouvernement,  de  cet  abandon  de  toutes  les  saines 
doctrines  qui  étaient  l'honneur  des  temps  modernes,  on  grossit 
les  armées,  on  augmente  les  armemens  maritimes,  on  perfectionne 
les  moyens  de  destruction,  et,  dans  la  prévision  d'une  conflagra- 
tion que  maudiront  les  futures  générations,  on  engloutit,  dans  un 
gouffre  sans  fond,  des  ressources  qui  devraient  être  employées 
au  soulagement  des  peuples  et  à  l'amélioration  de  leur  sort. 

Conclurons-nous  que  le  concert  européen  est  une  fiction,  une 
conception  stérile  et  peut-être  dangereuse  ?  Certes,  nous  le  jugeons, 
en  ce  moment,  impropre  à  rendre  d'utiles  services  au  repos  de 
l'Europe,  uniquement  défendu  de  nos  jours  par  des  groupemens 
hostiles;  mais  le  concert  européen  est  l'image,  la  commémoration 
d'un  passé  dont  il  faut  souhaiter  le  rétablissement;  et  à  ce  titre, 
si  nous  pouvions  exprimer  un  avis,  nous  ne  conseillerions  pas 
à  notre  gouvernement  d'en  sortir.  Il  est,  dans  tous  les  cas,  un 
observatoire  d'où  l'on  voit  mieux  les  choses  et  que,  dès  lors,  il  ne 
faut  pas  déserter.  S'il  n'a  pas  su  soustraire  la  Grèce  à  ses  égare- 
mens  et  à  la  défaite,  s'il  n'est  pas  encore  parvenu  à  dompter 
l'orgueil  du  sultan  ni  à  lui  imposer  l'exécution  d'engagemens 
solennels,  s'il  a  même,  dans  une  certaine  mesure,  compromis  ses 
propres  avantages  en  Orient,  il  a  pu  sauvegarder  la  paix  géné- 
rale, et  il  n'est  que  juste  de  lui  en  savoir  gré. 

A  vrai  dire,  cette  guerre  tant  redoutée  inspire,  à  toutes  les 
puissances,  des  inquiétudes  plus  ou  moins  vives,  et  nous  voulons 
croire  qu'aucune  ne  la  désire.  Qu'un  jour  vienne  cependant  où 
une  nation  altière  ou  ambitieuse  jugera  qu'elle  peut  l'entreprendre 
avec  de  bonnes  raisons  d'en  sortir  victorieuse,  et  la  guerre  écla- 
tera; celle  dont  l'Europe  est  le  témoin,  en  ce  moment  même,  le 
démontre  clairement.  Que  les  Etats  faibles  ou  menacés  de  le  de- 
venir retiennent  et  méditent  l'avertissement  que  leur  donnait 
naguère  un  premier  ministre  avec  moins  de  convenance  encore 
que  d'opportunité.  Caveant  consules. 

G'®  Benedetti. 


DANS  LES  ROSES 


TROISIEME   PARTIE  (1) 


Les  lendemains  de  fête  sont  toujours  tristes.  Après  s'être 
écoulées  comme  un  rapide  jusant,  les  heures  d'allégresse  sont 
fatalement  suivies  d'une  marée  montante  de  tracas  et  de  déboires. 
Un  mois  s'était  passé  à  peine,  depuis  les  élections,  et  Firmin 
Charmois  en  faisait  déjà  l'amèro  expérience.  —  Quinze  jours  du- 
rant, il  avait  savouré  toutes  les  ivresses  du  triomphe.  Nommé 
maire  à  l'unanimité,  lors  de  la  première  réunion  du  nouveau 
conseil,  il  s'était  empressé  de  convier  ses  collègues  et  ses  amis  à 
un  déjeuner  au  Panier  Fleuri.  Les  conseillers  se  piquèrent  d'hon- 
neur et  organisèrent  à  leur  tour  un  banquet  populaire  pour  célé- 
brer leur  victoire.  Les  réjouissances  se  succédaient  sans  inter- 
valles :  bal  public  sous  la  halle  du  marché,  feu  d'artifice  tiré  à 
l'extrémité  de  la  rue  des  liois,  concours  de  fanfares,  tombola; 
jamais  Saint-Saviol  n'avait  eu  pareilles  aubaines. 

Mais  quand  les  derniers  llonllons  de  l'orchestre  se  furent 
envolés  dans  la  brume  du  malin,  quand  les  dernières  fusées  se 
furent  éteintes,  et  lorsqu'en  fin  de  mois  le  rosiériste  eut  fait  sa 
caisse,  il  constata  mélancoliquement  combien  les  honneurs  coû- 
tent cher.  La  location  de  la  salle  des  réunions  publiques,  les  frais 
d'affiches  et  de  distribution  de  bulletins,  les  subventions  au 
journal  qui  soutenait  les  candidatures  du  parti,  les  tournées 
oflertes  à  des  groupes  d'électeurs,  tout  cela  formait  un  joli  total. 
Dans  un  élan  généreux,  Firmin  avait  annoncé  qu'il  prendrait  ces 
déj)cnscs  à  sa  charge  et  on  l'avait  laissé   faire.  Maintenant,  le 

(1)  Voyez  la  Kevue  des  ic'  cl  l."i  juillet. 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quart  d'heure  de  Rabelais  sonnait  et  il  fallait  payer.  A  la  pensée 
de  ce  bel  argent  qui  coulait  hors  de  son  cofîre-fort,  comme  l'eau 
qui  se  répand  d'une  cruche  fêlée,  Charmois  sentait  son  cœur 
saigner.  Si  encore  les  recettes  ordinaires  étaient  venues  balancer 
cette  dépense  exceptionnelle;  mais  loin  de  làl  Pendant  les  préoc- 
cupations de  la  lutte  électorale,  les  affaires  avaient  été  forcément 
négligées.  De  gros  cliens,  lassés  de  voir  leurs  demandes  rester 
sans  réponse,  avaient  perdu  patience  et  s'étaient  adressés  aux 
concurrens  du  rosiérisle.  En  mars,  un  envoi  considérable  d'églan- 
tiers, destinés  aux  greffes,  était  demeuré  en  souffrance  en  gare 
d'Antony  et  y  avait  été  atteint  par  la  gelée.  Cette  perte  sèche  et 
irréparable,  qu'on  n'avait  pu  dissimuler  à  Reine  Charmois,  portait 
un  coup  douloureux  à  l'amour-propre  de  cette  ménagère  rigi- 
dement économe.  Elle  n'en  parlait  qu'avec  les  larmes  aux  yeux  : 

—  Jamais!  se  lamentait-elle,  jamais,  depuis  que  nous  avons 
commencé  la  culture,  pareille  avanie  ne  nous  était  arrivée!  J'ai 
toujours  dit  amen  à  une  dépense  utile,  mais,  quand  je  vois  la 
marchandise  perdue,  et  l'argent  gaspillé  comme  si  on  le  jetait 
dans  le  ruisseau,  ça  me  tourne  le  sang  et  j'en  ferais  quasi  une 
maladie...  J'avais  bien  prédit  que  celte  gloriole  de  mairie  nous 
apporterait  plus  de  tablature  que  de  profits!...  Les  musiques,  les 
mangeailles,  les  fusées  et  les  entrechats,  tout  ça,  c'est  très  plaisant, 
quand  on  vous  le  donne  gratis;  mais  s'il  faut  mettre  la  main 
à  la  poche,  bernique!...  Après  la  fête,  on  se  gratle  la  tête...  Et 
j'ai  bien  peur,  mon  pauvre  Désiré,  qu'en  ce  moment  Charmois  ne 
soit  en  train  de  se  la  gratter  jusqu'au  sang...  l\  ne  pipe  rien,  il  se 
cache  de  moi;  eh!  Seigneur,  je  suis  plus  maligne  qu'il  ne  le 
pense  et  je  vois  bien  que  ton  père  a  de  l'ennui!...  Et  ce  n'est 
pas  fini,  pour  sur!...  Il  n'est  pas  au  bout  de  ses  peines,  ni  nous 
non  plus...  Ah!  cette  maudite  politique!...  Si  seulement  on  avait 
voulu  m'écouter,  quand  je  criais  :  Casse-cou!... 

La  brave  femme  ne  croyait  pas  si  bien  dire.  Un  matin  de  mai, 
dans  son  cabinet  de  travail,  le  nouveau  maire,  après  avoir  dé- 
pouillé son  courrier,  songeait  mélancoliquement  à  tout  ce  que  lui 
coûtait  déjà  sa  mairie.  —  Désiré  surveillait  ses  ouvriers  dans  le 
jardin,  M™'  Charmois  était  allée  au  marché;  Firmin  se  trouvait 
seul  au  logis  et  en  profitait  pour  vérifier  les  additions  des  mé- 
moires qui  lui  restaient  à  solder.  —  Tout  à  coup  la  porte  du  vesti- 
bule s'ouvrit  et  il  vit  entrer  Léonline  Lavaur,  sévèrement  vêtue 
de  noir,  très  pâle,  les  yeux  baissés  et  la  mine  contrite.  Elle  n'avait 


DA^S    LES    ROSES.  '         549 

pas  remis  les  pieds  à  la  Châtaigneraie  depuis  le  mois  de  février, 
et  l'accueil  qu'elle  reçut  de  Charmois  fut  loin  d'être  encourageant. 

—  Papa!  commença-t-elle  d'une  voix  suppliante... 

—  Eh  bien!  quoi?  interrompit  rudement  le  rosiériste,  que  lui 
voulez-vous,  à  votre  père?...  N'avez-vous  pas  honte  de  vous 
remontrer  ici  après  l'ignoble  conduite  que  vous  avez  tenue,  vous 
et  votre  mari?...  Allez-vous-en;  vous  avez  renié  votre  père,  et 
je  vous  renie  cà  mon  tour...  Sortez  de  chez  moi! 

Mais  Léontine  ne  se  laissait  pas  facilement  démonter.  Elle 
s'était  agenouillée  devant  Firmin,  et,  les  mains  jointes,  avec  un 
sanglot  dans  la  gorge,  elle  poursuivait  humblement  :  —  Papa,  je 
t'en  prie,  pardonne-moi!...  Si  tu  savais  combien  j'ai  souffert  de 
ma  vilaine  action  et  comme  j'en  ai  été  punie...  tu  aurais  pitié!... 
Ah!  mou  Dieu,  c'est  vrai,  toutes  les  apparences  sont  contre  moi 
et  j'ai  l'air  d'une  fille  sans  cœur...  Mais  je  te  jure  sur  ma  tète  que 
si  j'ai  mal  agi,  c'a  été  à  mon  corps  défendant! 

—  Ouais,  et  c'est  aussi  à  son  corps  défendant  que  votre  intri- 
gant de  mari  est  devenu  le  complice  de  Touchebœuf!...  Je  nesuis 
pas  un  niais,  ma  chère;  je  ne  digère  pas  de  pareilles  couleuvres!... 

—  C'est  pourtant  la  pure  vérité...  Nous  avons  été  mêlés  à  cette 
méchante  affaire,  malgré  nous...  Et  quand  je  t'aurai  raconté  com- 
ment les  choses  se  sont  passées,  tu  reconnaîtras  toi-même  qu'on 
nous  avait  mis  le  couteau  sur  la  gorge... 

—  Vraiment?  répliqua  ironiquement  le  rosiériste;  eh  bien! 
je  serais  curieux  de  voir  comment  tu  t'y  prendras  pour  me  faire 
avaler  cette  pilule-là! 

—  Ah!  soupira-t-elle,  c'est  nous  qui  l'avons  avalée,  la  pilule... 
et  elle  était  amère,  je  puis  te  l'assurer!...  Figure-toi  que  Marins 
est  un  peu  joueur,  comme  tous  les  Méridionaux...  Cet  hiver,  à 
la  suite  d'un  banquet  de  professeurs,  il  s'était  entêté  à  parier  à 
l'écarté  contre  un  de  ses  collègues,  et  il  avait  perdu  un  millier  de 
francs  qu'il  fallait  j)ayerdans  les  vingt-quatre  heures...  Nous  n'en 
avions  pas  le  premier  sou  et  nous  ne  savions  à  quel  saint  nous 
vouer...  Je  n'osais  pas  m'adresser  à  toi  et  te  tracasser  de  nouveau, 
après  ce  que  tu  avais  déjà  fait  pour  nous...  Alors,  affolée,  j'ai  eu 
l'idée  de  demander  ces  mille  francs  à  Touchebœuf...  J'aurais  dû 
plutôt  me  jeter  à  l'eau  tout  de  suite...  ça  eût  mieux  valu.  Il  nous 
les  a  prêtés,  mais  abusant  de  notre  situation,  il  a  exigé  que  .Ma- 
rias s'engageât  par  écrit  à  faire  campagne  avec  lui.  au  moment 
des  élections. 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Oui,  je  sais,  dit  Firmin,  cela  s'appelle  en  bon  français 
vendre  son  vote  et  sa  conscience...  Vous  vous  êtes  déshonorés 
pour  un  billet  de  mille  francs...  c'est  cher... 

—  Plus  cher  que  tu  ne  penses,  s'écria  cyniquement  Léontine, 
car  nous  avons  souscrit  à  Touchcbœuf  un  billet  remboursable  fin 
avril,  et  quand  l'échéance  est  arrivée... 

—  Il  vous  a  réclamé  la  somme'?...  C'est  assez  canaille...  Ca 
lui  ressemble  ! 

—  Hélas  1...  Il  s'est  montré  d'autant  plus  exigeant  qu'il  est 
furieux  d'avoir  échoué...  Il  nous  poursuit  l'épée  dans  les  reins  : 
Protêt,  dénonciation,  jugement...,  et  il  nous  menace  maintenant 
d'une  saisie... 

—  Voilà  ce  qu'on  ga^ne  à  se  frotter  à  de  pareils  Arabes  !  mur- 
mura llegmatiquement  le  rosiériste. 

Il  affectait  une  complète  indifférence;  mais,  au  fond,  il  était 
douloureusement  meurtri  par  cette  tuile  imprévue  qui  lui  tombait 
sur  la  tête...  Quel  scandale  dans  la  commune  qu'il  administrait, 
quand  on  apprendrait  que  sa  propre  fille  était  sous  le  coup  d'une 
saisie...  et  dune  saisie  à  la  requête  de  Touchebœuf !...  Non,  si 
violente  que  fût  sa  rancune  contre  Lavaur,  il  ne  pouvait  laisser 
aller  les  choses...  Mais,  d'un  autre  côté,  rembourser  cette  dette, 
intérêts,  frais  et  principal,  c'était  une  nouvelle  saignée  à  laquelle 
il  ne  s'attendait  guère!...  Pendant  qu'il  se  mordait  les  lèvres  et 
s'efforçait  de  dissimuler  son  trouble,  Léontine,  toujours  age- 
nouillée, le  visage  caché  dans  ses  mains,  continuait  à  sangloter  : 

—  Ah!  je  n'ai  pas  de  chance,  gémissait-elle;  j'aurais  dû 
t'écouter,  quand  tu  me  déconseillais  de  me  marier...  Si  j'avais  su, 
comme  je  serais  restée  à  la  maison,  près  de  vous  autres  qui  me 
gâtiez!...  Mes  seules  années  heureuses  sont  celles  que  j'ai 
passées  avec  toi,  quand  j'étais  toute  petite  et  que  tu  me  prenais 
sur  tes  genoux  pour  me  faire  répéter  mes  leçons...  Tu  m'aimais 
bien  alors,  et  maintenant  ce  qui  me  navre  le  plus,  c'est  de  sentir 
que  tu  m'as  retiré  ton  affection...  et  que  c'est  lini,  fmi  pour  tou- 
jours!... 

Elle  avait  laissé  tomber  sa  tète  sur  les  genoux  de  son  père 
et  sanglotait  désespérément,  avec  des  hoquets  plaintifs  qui 
secouaient  sa  maigre  poitrine.  En  dépit  de  son  mécontentement 
et  de  ses  efforts  pour  se  montrer  inébranlable,  le  brave  rosiériste 
était  empoigné  à  la  gorge  par  une  émotion  croissante.  Léontine, 
en  évoquant  les  doux  souvenirs  des  années  d'enfance,  avait  su 


DANS    LES    ROSES.  551 

trouver  le  point  vulnérable.  Chez  Gliurmois,  le  sentiment  paternel 
prédominait;  il  primait  toutes  les  préoccupations  ambitieuses, 
toutes  les  satisfactions  d'amour-propre.  Dès  qu'on  parvenait  à  re- 
muer en  lui  cette  fibre  de  la  paternité,  on  avaitfacilement  raison  de 
ses  résistances. Le  désespoir  de  sa  cadette  l'amollissait  peu  à  peu; 
ses  yeux  se  mouillèrent,  il  prit  entre  ses  doigts  la  tète  deLéontine. . . 

—  Allons,  balbutia-t-il,  ne  pleure  pas  comme  ça,  tu  vas  te 
faire  du  mal. 

11  lui  glissa  le  bras  autour  de  la  taille,  la  força  de  se  relever 
et  de  s'asseoir  près  de  lui,  sur  le  vieux  canapé  de  reps  grenat. 

—  Méchante  fille,  soupira-t-il,  pourquoi  n'as-tu  pas  eu  plus 
de  confiance  en  moi  ?.,. 

—  Ah  !  s'écria  Léontine  avec  eiîusion,  je  retrouve  ton  cœur, 
papa  !...  Il  me  semble  que  j'ai  maintenant  un  gros  poids  de  moins 
sur  la  poitrine... 

Elle  l'entourait  de  ses  bras,  elle  frôlait  ses  joues  humides 
contre  les  joues  brûlantes  du  bonhomme  : 

—  Dis-moi  que  tu  ne  m'en  veux  plus  !  poursuivait-elle  d'une 
voix  contrite. 

—  Eh!  non...  Celui  à  qui  j'en  veux,  c'est  ton  gueux  de  mari  I... 
Le  voilà  joueur,  à  présent,  il  ne  lui  manquait  plus  que  çal... 

—  Malgré  mes  torts,  répétait-elle  en  l'embrassant  nerveuse- 
ment, dis-moi  que  tu  ne  me  renies  point...  que  tu  ne  m'abandon- 
neras pas  ! 

—  Je  le  voudrais  que  je  noie  pourrais  pas...  Ah  !  s'il  ne  s'a- 
gissait que  de  ce  pion  de  Lavaur,  je  le  laisserais  avec  joie  patau- 
ger dans  la  boue...  Mais  toi,  ma  pauvre  Titine,  il  ne  faut  pas  que 
tu  pâtisses  des  sottises  et  des  ignominies  de  ton  mari...  Dussé-je 
me  saigner  aux  quatre  veines,  je  te  tirerai  des  grilfes  de  Touche- 
bœuf  !...  Voyons,  du  calme  !...  Sais-tu  au  juste  le  montant  de  ce 
que  tu  dois,  y  compris  les  frais? 

—  llélas!...  confessa  Léontine,  je  ne  le  sais  que  troj)...  C'est 
une  affaire  de  près  de  deux  mille  francs. 

—  Deux  mille  francs!  grogna  le  rosiériste,deux  mille  francs, 
le  double  du  capital  prêté!...  Quel  usurier,  que  ce  marchand  do 
grains!... 

Il  se  dirigea  lourdement  vers  l'un  des  tiroirs  de  son  bureau; 
il  y  j)rit  un  cahier  do  chèques,  et  eu  détacha  uim  feuille,  après 
l'avoir  remplie. 

—  Tiens,  ajouta-t-il,  voici  un  chè(iue  de  deux  mille  francs... 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Tu  iras  toi-même  le  toucher  au  Crédit  lyonnais  et  régler  l'huis- 
sier, puis  tu  me  rapporteras  les  pièces...  Mais  dis  bien  à  ton  Ma- 
rins que  c'est  la  dernière  fois  que  je  paie  ses  dettes.  Si  ça  recom- 
mençait, je  préférerais  demander  au  tribunal  ta  séparation  d'avec 
un  coureur  de  tripots  !... 

—  Oh  !  papa,  comme  tu  es  bon  de  t'intéresser  encore  à  nous... 
Je  t'assure  que  ce  sera  une  leçon  pour  lui  et  pour  moi... 

Elle  serra  minutieusement  le  chèque  dans  son  porte-monnaie, 
puis  sauta  de  nouveau  au  cou  de  Firmin. 

—  Merci,  merci!...  Je  suis  confuse  de  toutes  tes  bontés,  que  je 
mérite  si  peu...  Je  ne  sais  comment  te  témoigner  mon  repentir  et 
ma  reconnaissance. 

—  C'est  bien,  tu  me  remercieras  plus  tard...  Ya  vite  à  Paris 
et  finis-en  avec  cette  déplorable  affaire... 

Une  fois  seul,  Charmois,  un  peu  honteux  de  s'être  si  facile- 
ment laissé  attendrir,  se  reprocha  sa  faiblesse.  Assurément,  Reine 
eût  été  plus  impitoyable  que  lui  et  n'aurait  pas  permis  qu'on  pra- 
tiquât une  semblable  brèche  aux  fonds  déposés  au  Crédit  lyonnais 
pour  assurer  le  paiement  des  éciiéances  de  fin  de  mois.  Aussi,  à 
déjeuner,  se  borna-t-il  à  murmurer  en  rougissant  : 

—  A  propos,  j'ai  eu  ce  matin  la  visite  de  Léontine...  Elle  est 
venue  faire  amende  honorable. 

—  Et  tu  lui  as  pardonné?...  s'écria  Reine,  en  fouillant  de  son 
clair  regard  perçant  le  visage  de  son  mari. 

—  Mon  Dieu,  oui,  à  tout  péché  miséricorde!...  Quand  on  est 
victorieux,  il  faut  se  montrer  clément  et  paternel. 

—  Tuas  de  la  charité  de  reste!  grommela  Reine,  tuas  toujours 
été  trop  faible  avec  tes  enfans,  Firmin,  et  ils  en  abusent... 

Qui  trop  son  enfant  caresse, 
N'en  aura  pas  d'allégresse... 

Je  souhaite  qu'on  ne  te  fasse  pas  repentir  de  ton  excessive  bouté  ! 

Mais  Firmin  était  incorrigible,  et,  quand  il  s'agissait  de  ses 
filles,  il  avait  beau  se  cuirasser,  il  ne  pouvait  résister  à  une  scène 
de  larmes  ou  à  une  caresse. 

Le  môme  jour,  vers  la  fin  de  l'après-midi,  tandis  qu'au  fond  de 
la  serre  des  primeurs,  il  s'amusait  à  égrener  les  grappes  trop  serrées 
de  ses  Frcuikenthal,  il  entendit  derrière  lui  un  bruissement  soyeux 
et  vit  Florence  s'avancer  lentement  sous  les  arceaux  des  treilles. 

—  Bonjour,  papa!  lui  cria-t-elle  de  sa  chaude  voix  cajoleuse. 


DANS    LES    ROSES.  553 

—  Bonjour,  Fio!  répon<lil-il  d'un  air  affairé. 

La  visite  matinale  de  Léontine,  et  les  conséquences  qu'elle 
avait  eues,  le  rendaient  ombrageux.  Il  redoutait  quelque  chape- 
chute  du  même  genre  et  se  promettait  de  se  tenir,  cette  fois,  sur 
ses  gardes.  Pourtant,  quand,  dans  l'entrelacement  feuillu  des  ceps 
chargés  de  raisins grossissans,  il  contempla  la  plantureuse  beauté 
rousse  de  son  aînée,  il  ne  put  réprimer  un  mouvement  d'admira- 
tion et  d'orgueil  paternels.  Blanche,  potelée,  grassouillette,  Flo- 
rence, souriante  et  fraîche,  s'harmonisait  merveilleusement  avec 
la  verdure  des  pampres  et  la  riche  profusion  des  grappes  déjà  gou; 
fiées.  Le  front  de  l'horlicultenr  se  dérida. 

—  Tu  es  en  beauté,  aujourd'hui,  ma  fille!  reprit-il  en  embras- 
sant M"'"  Vigneron. 

—  Tu  trouves,  papa?..  C'est  qu'alors  le  plaisir  embellit,  car 
je  t'apporte  une  bonne  nouvelle. 

—  Tant  mieux  !  s'écria  Gharmois  en  se  rassérénant  ;  ça  me  chan- 
gera... Depuis  quelques  jours,  j'en  reçois  plus  de  mauvaises  que 
de  bonnes...  Eh  bien!  voyons  ta  nouvelle? 

Florence  se  recula  de  quelques  pas,  de  façon  à  se  détacher  de 
profil,  en  pleine  lumière,  sur  la  phosphorescente  verdure  des  vignes  ; 
en  même  temps,  une  aimable  rougeur  lui  montait  aux  joues  : 

—  Regarde-moi  !...  Ne  remarques-tu  rien? 
Firmin  écarquillait  les  yeux  : 

—  Je  te  trouve  très  gentille.  Un  peu  engraissée,  par  exemple. 

—  Je  te  crois!...  Oh!  ces  hommes,  tous  les  mêmes...  Il  faut 
leur  mettre  les  points  sur  les  i. 

Elle  se  rapprocha  du  rosiériste  et  lui  chuchota  presque  dans 
l'oreille  : 

—  Eh  bien!  dans  quelques  mois  tu  seras  grand-père...  La 
voilà,  ma  nouvelle  ! 

—  Ho!  ho!  s'écria  Firmin,  dont  le  visage  s'épanouit.  —  Il 
embrassa  joyeusement  Florence  et,  l'examinant  de  nouveau  avec 
plus  d'attention  : 

—  Bravo  !  s'exclama-t-il.  Je  me  disais  aussi  :  «  Comme  elle  a 
pris  de  l'embonpoint!...  »  Cette  fois,  voilà  ce  qu'on  peut  appeler 
une  bonne  nouvelle...  Tu  nous  l'as  fait  désirer  un  peu  longtemps, 
mais  enfin,  tout  vient  à  point  à  (jui  sail  attendre...  .If  me  réjouis 
de  servir  de  parrain  au  bébé  et  je  souhailc  (juo  ce  soil  liicnlùl... 

—  nh!  répondit-elle  en  souriant,  probablement  vers  la  lin  do 
l'automne. 


55  i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Cachottière!...  Et  tu  ne  nous  en  disais  rien! 

—  Je  voulais  d'abord  être  bien  sûre,  afin  de  ne  pas  vous 
donner  une  fausse  joie... 

—  Tu  feras  tous  mes  complimens  à  M.  Vigneron,  encore 
qu'il  y  ait  mis  le  temps!  J'avais  fini  par  douter  de  ses  capacités... 

EÎle  rougit  légèrement,  puis,  voyant  que  Charmois  recom- 
mençait, en  chantonnant,  à  égrapper  ses  Frankenthal,  elle  reprit 
d'une  voix  câline  : 

—  A  propos,  papa,  te  souviens-tu  de  ta  promesse? 

—  Hein!  qu'est-ce  que  j'ai  promis? 

—  Oh  !  le  vilain  oublieux  !...  Tu  m'as  promis  de  me  faire  un 
joli  cadeau,  le  jour  où  j'aurais  mon  premier  bébé...  Je  crois  que 
le  moment  est  venu  de  tenir  ta  parole... 

—  Certainement...  je  la  tiendrai,  marmonna  Charmois  dont 
le  front  se  rembrunit,  mais  le  bébé  n'est  pas  encore  là...  Et  puis, 
à  te  parler  franc,  tu  tombes  mal...  J'ai  de  grosses  sommes  k  payer 
et  je  ne  sais  où  donner  de  la  tête...  Nous  verrons  ça  un  peu  plus 
lard...  au  baptême... 

—  Ah!  murmura  Florence  avec  une  moue  boudeuse,  je  n'ai 
pas  de  chance... 

—  Voyons,  ne  boude  pas,  ma  bonne  Flo!...  Tu  l'auras,  ton 
cadeau,  patiente  seulement  un  peu... 

—  C'est  que... 

—  C'est  que...  quoi?  répéta-t-il  agacé. 

—  Je  comptais  tellement  sur  ta  promesse  que  je  me  l'étais 
déjà  choisi...  J'avais  pensé  que  tu  y  mettrais  bien  cinq  cents 
francs;  je  désirais  depuis  longtemps  une  montre,  je  l'ai  com- 
mandée et  on  doit  me  l'apporter  demain. 

—  Tu  as  eu  tort...  grand  tort...  Je  te  le  répète,  je  suis  gêné 
en  ce  moment  et  je  ne  peux  rien  faire...  Vous  êtes  étonnantes,  vous 
autres!...  Vous  vous  imaginez  qu'on  a  toujours  de  l'argent  mi- 
gnon... Mais  je  n'en  fabrique  pas,  moi,  de  l'argent,  nom  de  nom  ! 

—  Ne  te  fâche  pas,  répliqua  Florence  sèchement,  je  prierai 
le  bijoutier  de  reprendre  sa  montre,  voilà  tout...  Y  consentira-t-il? 
C'est  une  autre  affaire...  Ces  gens-là  ne  sont  pas  toujours  accom- 
modans,  et  s'il  insiste  pour  être  payé,  s'il  s'adresse  à  Vigneron, 
nous  aurons  une  scène  atroce...  Tu  ne  sais  pas  comme  Prosper 
est  grossier  dans  les  discussions  d'argent!...  Mon  Dieu,  s'il  ne 
s'agissait  que  de  moi,  je  m'y  résignerais;  mais,  dans  la  position 
où  je  suis,  la  moindre  émotion  peut  être  dangereuse... 


DANS    LES    ROSES.  555 

Cette  idée  d'une  scène,  compromettant  la  santé  de  sa  fille  et 
celle  de  l'enfant,  donna  le  frisson  à  Firmin...  Ce  Vigneron  était 
si  mal  embouché!  Il  fallait  s'attendre  à  tout  avec  lui... 

—  Mais  aussi  pourquoi  t'être  engagée  sans  me  consulter?  s'é- 
cria le  malheureux  rosiériste,  en  fourrageant  nerveusement 
dans  sa  chevelure  crépue,  tu  vas  toujours  trop  vite,  ma  pauvre 
fille,  et  puis,  après,  tu  t'en  mords  les  doigts  ! 

—  C'est  vrai,  j'ai  été  sotte!...  murmura  Florence,  mais  j'étais 
si  persuadée  que  tu  me  tiendrais  parole,  surtout  après  le  succès 
de  ton  élection,  auquel  j'ai  contribué  pour  ma  bonne  part... 
Enfin,  j'aurai_du  courage,  et  je  tâcherai  de  m'en  tirer  comme  je 
pourrai... 

«  Je  ne  peux  pourtant  pas  l'exposer  aux  mauvais  procédés  de 
ce  hulor  de  Phi/lluxera! .. .»  songeait  Charmois,  en  regardant  sa  fille 
dont  les  yeux  commençaient  à  s'humecter.  Florence  avait  jugé 
opportun  de  recourir  au  suprême  argument  des  femmes,  et  de 
grosses  perles  liquides  roulaient  lentement  sur  ses  joues...  Elle 
possédait  l'art  de  pleurer  sans  grimacer,  et  de  rester  jolie,  tout 
en  larmoyant. 

—  Ne  pleure  pas,  ma  petite  Flo,  il  y  a  remède  à  tout  ! 

—  Si  seulement,  insinua-t-elle  en  épongeant  ses  yeux,  tu  pou- 
vais voirie  bijoutier  et  le  faire  patienter... 

—  Oui,  oui,  c'est  ça,  s'exclama-t-il,  poussé  au  pied  du  mur, 
envoie-moi  ton  marchand,  je  m'arrangerai  avec  lui...  Mais 
sapristi  !  pour  l'amour  de  Dieu,  sois  plus  prudente  à  l'avenir... 

—  Oui,  oui,  je  te  le  promets,  mon  petit  papa  !  répliqua-t-ello 
en  lui  fermant  la  bouche  avec  une  caresse... 

—  As-tu  vu  ta  mère?  demanda-t-il,  moitié  apaisé  et  moitié 
grognon. 

—  Non,  je  voulais  que  tu  fusses  le  premier  instruit  de  ma 
grossesse. 

—  Va  la  voir,  annonce-lui  la  chose,  mais  ne  parle  pas  de  la 
montre...  Tu  gâterais  tout!... 


XI 

Le  même  soir,  après  souper,  Firmin,  peu  soucieux  de  rester 
en  tète  h  tête  avec  son  inlerrogante  ménagère  et  d'avoir  i\  ré- 
pondre à  des  questions  embarrassantes,  prit  sa  canne  et  son  cha- 
peau et  s'en  alla  llàner  à  travers  champs,  dans  l'espérance  que  le 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grand  air  dissiperait  ses  humeurs  noires.  Il  était  mécontent  de 
sa  journée,  et  mécontent  de  la  faible  résistance  qu'il  avait  opposée 
aux  demandes,  sans  cesse  renouvelées,  de  Léontine  et  de  Florence. 
<(  Ces  deux  filles  sont  des  gouffres,  se  disait-il  ;  si  elles  conti- 
nuent, elles  nous  mettront  sur  la  paille...  » 

A  la  vérité,  son  mécontentement  était  mitigé  par  la  perspec- 
tive d'être  prochainement  grand-père ,  mais  cette  perspective 
n'était  pas  exempte  d'inquiétude.  11  entrevoyait  la  désagréable 
éventualité  de  nouveaux  appels  de  fonds  :  frais  de  parrainage, 
dragées  du  baptême^  cadeau  de  bienvenue  au  bébé,  etc.  Ce 
diable  d'argent,  on  avait  beau  eu  gagner,  il  vous  fondait  entre  les 
doigts  comme  neige  au  soleil  !  Heureusement,  Désiré  ne  ressem- 
blait pas  à  ses  sœurs;  il  était  travailleur,  économe  et  rangé! 
Grâce  à  lui,  la  maison  Charmois  se  relèverait  vivement  au  sortir 
de  cette  crise  momentanée;  les  allaires,  qui  s'étaient  ralenties 
pendant  la  période  des  élections,  reprendraient  leur  cours  normal  : 
—  «  Désiré  sera  le  bon  génie  de  l'établissement,  songeait  Fir- 
min;  brave  garçon!...  c'est  lui  qui  rebouchera  les  trous  creusés 
dans  la  caisse  par  l'insouciante  prodigalité  de  ses  deux  aînées  ! ...  » 
Cette  réflexion  rasséréna  insensiblement  le  rosiériste,  et  le  ré- 
jouissant aspect  de  la  campagne  verdoyante  et  fleurie,  sous  la 
lumière  apaisée  du  crépuscule  de  mai,  acheva  de  le  consoler  des 
mécomptes  de  sa  matinée. 

Les  dernières  rougeurs  du  couchant  baignaient  dans  une 
brume  violette  les  fraisières  en  fleurs,  les  vergers  pleins  de  pro- 
messes et  les  seigles  onduleux.  Aux  lisières  du  bois,  les  merles, 
avant  de  se  remiser,  sifflaient  gaîment  leur  chanson  du  soir. 
Firmin  poussa  jusqu'aux  premières  maisons  de  Verrières,  puis, 
par  un  sentier  herbeux  qui  dévalait  entre  les  pépinières,  gagna 
lentement  le  chemin  bordé  de  peupliers  qui  mène  à  Antony.  Le 
ciel  s'embrunissait  peu  à  peu  ;  on  y  voyait  poindre  les  premières 
étoiles,  mais  il  y  avait  encore  assez  de  jour  pour  qu'on  pût  distin- 
guer nettement  les  silhouettes  des  rares  passans  qui  rentraient 
au  village,  après  leur  journée  faite.  Tandis  que  Charmois  appro- 
chait du  fouillis  d'arbres  de  «  la  Tombe  à  Mole  »,  il  aperçut  un 
garçon  et  une  fille  qui  sortaient  du  fourré. 

—  Tiens,  pensa-t-il,  deux  amoureux!...  Ne  les  dérangeons  pas... 

Et  il  se  rejeta  indulgemment  en  arrière  des  peupliers.  Pen- 
dant ce  temps,  les  deux  amoureux,  —  car  il  n'y  avait  pas  de  doute 
à  cet  égard,  —  s'embrassèrent  et   se   séparèrent.  La  jeune  fille 


DANS    LES    ROSES.  557 

s'en  alla  dans  la  direction  de  la  rue  des  Bois;  Firmin  put  voir 
distinctement  son  élégant  profil  se  détacher  en  noir  sur  le  ciel, 
et  crut  reconnaître  la  loiirnure  de  la  nièce  à  Touchebœuf.  Im- 
médiatement, un  soupçon  lui  traversa  le  cerveau,  soupçon  bien 
vite  confirmé  par  l'aspect  du  jeune  galant  qui  remontait  précisé- 
ment le  chemin  d'Antony  à  Verrières,  et  qui  venait,  sans  s'en 
douter,  se  jeter  étourdiment,  comme  on  dit,  dans  la  gueule  du 
loup.  Pas  d'erreur;  c'était  Désiré  qui  s'avançait  vers  l'endroit  où 
Firmin  s'était  discrètement  dissimulé.  Au  moment  oi^i  le  garçon, 
après  avoir  allumé  une  cigarette,  longeait  la  rangée  de  peupliers, 
le  rosiériste  sortit  brusquement  de  sa  cachette  et  se  planta  droit 
devant  son  fils  ; 

—  Papa!  murmura  le  jeune  homme  en  tressautant. 

—  Moi-même,  repartit  Firmin  avec  humeur,  et  c'est  fort  heu- 
reux!... Mieux  vaut  que  ce  soit  ton  père,  et  non  un  étranger,  qui 
le  surprenne  en  flagrant  délit  et  te  fasse  rougir  de  ta  conduite. 

—  Je  n'ai  pas  à  rougir,  répliqua  Désiré  avec  calme,  surtout 
devant  toi. 

—  Ah!  vraiment?...  s'écria  le  rosiériste.  —  Il  saisit  le  bras 
de  son  garçon  et  l'entraîna  vers  les  champs: — Viens -t'en  par  ici, 
nous  avons  à  causer  tous  les  deux,  et  nous  nous  y  expliquerons 
plus  tranquillement  qu'au  milieu  du  chemin... 

Il  était  furieux  de  se  sentir  si  brutalement  désillusionné,  au 
sujet  de  la  sagesse  d'un  fils  qu'il  regardait  tout  à  l'heure  encore 
comme  le  bon  génie  de  la  famille.  Cette  fois,  du  moins,  il  se  pro- 
mettait de  se  montrer  énergique,  et  de  faire  rentrer  dans  le  devoir 
cet  enfant  insoumis  à  ses  volontés. 

—  Ainsi,  reprit-il  impétueusement,  tu  continues  tes  relations 
avec  Sabine! 

—  Oui,  mon  père,  je  n'ai  pas  changé  de  sentimens. 

—  C'est  d'un  bel  exemple!...  N'es-tu  pas  honteux  de  te 
donner  en  spectacle  avec  la  nièce  de  mon  plus  cruel  ennemi? 

—  D'abord,  nous  ne  nous  donnons  pas  en  spectacle...  Personne 
ne  sait  que  nous  nous  rencontrons  ici,  de  temps  à  autre,  et  toi- 
mrnio...  si  tu  ne  nous  avais  pas  épiés!... 

—  Je  ne  vous  épiais  pas!  interrompit  Charmois  avec  colère... 
c'est  un  purhiisard  qui  m'a  amené  près  de  «  la  Tombe  à  .Moh'  »  ; 
mais  adnictlons!...  N'était-ce  pas  mon  droit?  Ne  t';ivais-je  pas 
défendu  de  revoir  la  nièce  de  Touchebœuf?... 

—  Tu   me   l'as  défendu,  en   cflet,  au  moment  des  élections. 


558  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dit  posément  Désiré,  et  je  ne  t'ai  rien  répondu,  parce  que  tu 
étais  très  énervé  de  ton  affaire  avec  Touchebœuf,  et  que  je  ne 
voulais'pas  t'irriler  davantage...  Mais,  aujourd'hui,  tu  as  batlu  ton 
adversaire,  et  il  serait  indigne  de  toi  de  lui  garder  rancune... 

—  Alors  tu  trouves  très  naturel  d'entrer  dans  la  famille  d'un 
coquin  qui  a  cherché  à  traîner  ton  père  dans  la  boue?.,.  Nous 
n'avons  pas  les  mêmes  façons  de  voir. . .  Touchebœuf  est  resté  mon 
ennemi,  la  situation  n'a  pas  changé,  et  je  te  prie  de  nouveau  de 
cesser  toute  relation  avec  Sabine. 

—  Je  ne  le  puis  pas...  Notre  amour  n'a  rien  de  commun  avec 
vos  discussions  électorales.  J'aimais  Sabine  avant  ta  brouille  avec 
Touchebœuf  et  je  l'aime  encore  aujourd'hui  aussi  fortement. 

—  Eh  bien!  je  t'ordonne  de  ne  plus  l'aimer.. . 

—  Papa,  je  t'ai  souvent  entendu  raconter  que  tu  étais  très 
amoureux  de  maman  et  que  vous  vous  étiez  mariés  par  inclina- 
tion... Si,  dans  le  temps  qu'elle  s'appelait  Heine  Boncorps,  on 
t'avait  commandé  de  ne  plus  l'aimer,  qu'aurais-tu  répondu?... 

—  D'abord,  ce  n'était  pas  la  même  chose...  Le  père  Boncorps 
n'avait  jamais  été  l'ennemi  de  mes  parens. 

—  L'amour  reste  indépendant  des  querelles  de  famille...  Je 
connais  ton  caractère;  tu  aurais  répondu,  comme  moi,  qu'on 
n'enlève  pas  de  son  cœur  une  affection  sérieuse,  comme  on  coupe 
un  gourmand  au  pied  d'un  rosier,  et  tu  aurais  continué  de  courti- 
ser Reine  Boncorps... 

Il  y  eut  un  moment  de  silence  ;  on  n'entendit  plus  que  les  pas 
étouffés  du  père  et  du  fils  sur  l'herbe  épaisse  du  sentier.  La  nuit 
était  venue  tout  à  fait  et,  entre  les  bordures  des  pépinières,  il  fai- 
sait si  noir  qu'il  était  impossible  aux  deux  interlocuteurs  de  dis- 
tinguer les  traits  de  leur  visage. 

—  C'est  ton  dernier  mot?  demanda  brusquement Firmin  d'une 
voix  étranglée. 

—  Oui,  mon  père. 

De  nouveau  un  profond  silence  plana  sur  les  pépmières.  Dans 
l'herbe  qui  assourdissait  comme  un  tapis  de  velours  les  pas  des 
marcheurs,  seul  un  petit  grillon  modula  son  chant  monotone, 
pareil  à  un  bruit  de  grelot,  et  accompagna  de  cette  pacifique  mé- 
lopée les  pensées  orageuses  qui  s'agitaient  dans  le  cerveau  de 
Firmin  Charmois.  Le  rosiériste  s'irritait  de  la  calme  et  tenace 
opposition  de  son  fils.  Il  était  vexé  de  voir  son  autorité  paternelle 
méconnue,  et  cependant  il  hésitait  à  jeter,  entre  Désiré  et  lui, 


DANS    LES    ROSES,  539 

une  de  ces  paroles  qui  blessonl  et  séparent  à  jamais  deux  cœurs 
jusque-là  étroitement  unis.  Il  lui  était  douloureux  de  troubler  le 
silence  amical  de  cette  nuit  de  printemps  par  des  mots  discordans 
et  irréparables.  Pourtant  il  s'était  promis  de  montrer  de  la  fer- 
meté, de  ne  plus  mériter  la  réputation  d'un  père  faible,  d'un 
homme  sans  caractère  et  qu'on  mène  parle  nez.  Ses  filles  avaient 
suffisamment  abusé  de  sa  bienveillance;  il  n'entendait  pas  que 
son  fils  leur  donnât  l'exemple  de  la  désobéissance  et  de  la  ré- 
volte; —  son  fils,  son  bras  droit,  celui  sur  lequel  il  comptait 
pour  maintenir  et  accroître  le  renom  de  la  maison  Charmois!... 
Un  gros  bouillon  de  colère  montait  à  la  gorge  de  Firmin,  à  la 
pensée  que  son  Benjamin  allait,  pour  satisfaire  un  caprice  amou- 
reux, passer  dans  le  camp  de  son  ennemi.  C'était,  à  ses  yeux,  le 
pendant  de  la  trahison  des  Lavaur,  et  cela  lui  crevait  le  cœur... 
Il  releva  la  tète  et  vit  se  profiler  devant  lui  les  toitures  de  la 
Châtai2:neraie,  où  une  seule  lumière  brillait  à  la  fenêtre  de  la 
chambre  conjugale.  Alors,  comme  s'il  formulait  tout  haut  le  ré- 
sumé de  ses  pénibles  réflexions,  il  se  retourna  vers  Désiré  et  dé- 
clara d'une  voix  rageuse  : 

—  Puisque  tu  t'obstines,  je  m'obstinerai,  moi  aussi...  Je  trou- 
verai moyen  de  t'empêcher  de  faire  un  mariage  qui  serait  une 
mauvaise  action  et  une  sottise!... 

Puis  il  poussa  violemment  la  grille  et  rentra  à  la  Châtaigne- 
raie, sans  môme  s'inquiéter  si  son  fils  le  suivait. 

Il  gagna  à  tâtons  la  chambre  à  coucher,  où  Reine  était  en  train 
de  se  dévêtir.  A  l'aspect  du  visage  empourpré  et  des  regards  fu- 
ribonds de  son  mari,  la  vieille  dame  devina  qu'il  venait  d'éprou- 
ver une  vive  contrariété,  et  commença  de  s'alarmer, 

—  Mon  Dieu,  Seigneur!  s'écria-t-elle,  tu  as  l'air  tout  mal  en 
grogne,  Firmin...  Que  s'est-il  encore  passé? 

—  Rien  de  bon!  répondit-il  en  jetant  son  chapeau  sur  un 
meuble  et  en  se  débarrassant  nerveusement  de  son  veston...  Je 
viens  de  découvrir  que  ton  fils  continue  à  se  compromettre  avec 
la  nièce  de  Touchebœuf,  et,  quand  j'ai  adressé  de  justes  reproches 
à  Désiré,,.,  sais-tu  ce  qu'il  m'a  répondu?...  Que  celte  fille  lui 
plaisait,  qu'il  la  voulait  pour  femme,  et  qu'il  l'aurait  malgré 
tout...  Nom  d'une  serpe!  (;a  ne  sera  pas  de  mon  vivant .  tou- 
jours!... J'y  mettrai  bon  ordre! 

Tout  en  grognant,  il  se  coucha  et,  pour  échapper  aux  int(M" 
rogations  de  sa   femme,  feignit    de  s'endormir.   I.e  scmiiuiimI  ne 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vint  pas.  Pendant  uno  grande  partie  de  la  nuit,  il  rêva  au  moyen 
de  rompre  net  les  relations  de  Désiré  et  de  Sabine.  Quand  il  crut 
enfin  l'avoir  trouvé,  il  ferma  les  yeux  et  réussit  à  s'assoupir; 
mais,  dès  le  fin  matin,  il  fut  sur  pied.  Il  s'habilla  silencieusement, 
prenant  de  minutieuses  précautions  pour  ne  point  éveiller  Reine, 
et  s'esquiva  à  pas  de  velours. 

Lorsqu'il  descendit  au  jardin,  la  maison  sommeillait  encore. 
En  face,  au-dessus  du  coteau  de  Wissous,  le  soleil  venait  de  se 
lever  dans  une  buée  et  sa  lumière  diffuse  semait  de  molles 
touches  argentées  sur  la  campagne  d'un  vert  blondissant,  où  déjà 
chantaient  les  oiseaux.  L'air  avait  une  tiédeur  orageuse,  et,  dans 
cette  lourdeur  atmosphérique,  les  roses  exhalaient  de  plus  péné- 
trans  parfums.  Un  moment,  Firmin  eut  la  tentation  de  s'attarder 
à  travers  le  jardin  épanoui,  qui  était  son  luxe  et  son  orgueil; 
mais,  craignant  sans  doute  d'y.  rencontrer  Désiré,  il  se  hâta  de 
sortir  de  la  Châtaigneraie.  Pendant  quelques  minutes,  il  demeura 
indécis  sur  le  seuil,  contemplant  disti-aitement  la  perspective 
fuyante  de  la  rue  des  Bois,  dont  les  jardinets  étaient  encore  enve- 
loppés dune  ombre  bleuâtre,  puis  brusquement  il  tourna  à 
gauche,  dans  la  direction  de  la  sente  des  Saussaies. 

Depuis  que  le  nouveau  conseil  avait  été  nommé  et  que 
l'adoption  du  chemin  vicinal,  proposé  par  les  ingénieurs,  allait 
probablement  être  examinée  et  votée  pendant  la  session  de  mai, 
Touchebœuf  ne  quittait  plus  sa  fraisiôre  des  Saussaies.  En  pré- 
vision d'une  expropriation  prochaine,  il  travaillait  à  augmenter 
la  valeur  de  son  champ,  et  il  avait  eu  l'idée  d'y  construire  une 
serre  de  primeurs.  Firmin,  informé  de  cette  rouerie  du  marchand 
de  fourrages,  avait  donc  la  quasi-certitude  de  le  rencontrer  dès 
l'aube,  sur  le  terrain,  au  milieu  de  ses  ouvriers  qu'il  surveillait 
de  très  près.  En  effet,  au  premier  détour  de  la  sente,  il  aperçut, 
d'un  côté  de  la  fraisière,  un  mur  de  pierres  de  taille,  récem- 
ment construit  et  venant  affleurer  au  bord  du  sentier,  de  façon  à 
barrer  la  bande  de  terre,  jugée  nécessaire  à  l'établissement  du 
chemin  vicinal.  A  ce  mur,  exposé  au  levant,  l'armature  de  la 
serre  s'appuyait  déjà,  et  la  forte  carrure  d'Eloi  Touchebreuf  se 
détachait  en  vigueur  sur  la  blancheur  de  la  pierre.  Il  stationnait 
précisément  sur  le  talus  du  fossé  et,  la  main  en  abat-jour  sur  le 
front,  semblait  épier,  dans  la  direction  de  Saint-Saviol,  l'arrivée 
de  ses  ouvriers. 

Firmin,  qui  ne  s'était  pas  trouvé,  depuis  les  élections,  face  à 


DANS    LES    UOSES.  361 

face  avec  son  adversaire^  éprouva  d'abord  un  léger  embarras  à 
l'idée  de  l'aborder  ;  mais  il  surmonta  tri's  vite  cette  sensation  de 
malaise  et  s'avança  bravement  dans  le  sentier.  Au  bruit  de  son 
pas,  ïouche])œuf  avait  tourné  les  yeux  vers  le  survenant  et  s'é- 
tait campé  d'un  air  goguenard  sur  le  remblai,  les  épaules  ados- 
sées à  un  portant  de  la  future  serre.  Quand  Gharmois  s'arrêta 
en  contre-bas  du  talus,  ils  se  dévisagèrent  une  seconde  silen- 
cieusement, puis  le  marchand  de  fourrages,  soulevant  ironique- 
ment son  chapeau,  s'exclama  d'une  voix  provocante  : 

—  Ha  !  ha  !...Tu  viens  tirer  les  plans  de  ton  chemin  !.,.  Ne  te 
presse  pas,  mon  camarade,  tu  as  du  temps  devant  toi...  Avant 
que  l'entrepreneur  t'ait  livré  ta  route,  il  coulera  encore  pas  mal 
d'eau  dans  laBièvre  !...  Tu  vois,  il  ne  me  tracasse  pas  beaucoup, 
ton  projet,  et  ça  ne  m'empêche  pas  de  bâtir  sur  mon  terrain  1... 

—  Oui,  riposta  Firmin,  sur  le  même  ton,  tu  te  figures  que 
tes  constructions  viendront  en  ligne  de  compte?..  Mais  tu  te 
trompes,  mon  cher,  le  jury  ne  donnera  pas  dans  le  panneau;  il 
déduira  de  l'estimation  une  bâtisse,  élevée  uniquement  pour 
jeter  de  la  poudre  aux  yeux. 

Touchebœuf  haussa  les  épaules. 

—  Le  jury!...  Il  n'est  pas  près  de  fonctionner...  On  connaît 
la  loi  aussi  bien  que  toi...  Avant  qu'on  nous  exproprie,  il  faut 
que  ton  chemin  soit  déclaré  d'utilité  publique...  El  nous  prou- 
verons, nous,  qu'il  ne  servira  jamais  à  personne,  sauf  aux  deux 
ou  trois  pauvres  diables  qui  habitent  les  Saussaies... 

—  Ah  !  vous  prouverez  ça!...  Je  vous  conseille  d'essayer; 
vous  serez  bien  reçus  à  la  Préfecture  !... 

—  Savoir!  On  connaît  les  tenans  et  les  aboutissans...  Nous 
irons  chez  le  préfet,  et  si  le  préfet  ne  nous  écoute  pas,  nous 
pousserons  jusqu'au  ministère  ;  nous  ferons  marcher  les  députés 
et  tout  le  tremblement...  Nous  mettrons  dans  les  roues  plus  de 
bâtons  qu'il  n'y  a  d'échalas  dans  ton  jardin...  Ah  !  tu  as  voulu 
nous  faire  sauter,  mon  bonhomme;  patience,  c'est  peut-être  bien 
toi  qui  sauteras  le  premier,  avec  ton  conseil  de  fripouilles!  Ça 
sera  tordant  !... 

La  moutarde  montait  au  nez  du  rosiériste.  N'étant  pas  d'hu- 
meur à  s'entendre  narguer  de  la  sorte,  il  jugea  le  moment  venu  de 
rabrouer  le  marchand  de  grains  et  de  lui  river  son  clou,  à  son  tt)ur. 

—  En  attendant  que  tu  te  tordes,  kiisse-moi  le  donner  un 
bon  avis  ;  c'est  du  reste  pour  ça  que  je  me  suis  dérangé  ro  malin. 

TOME  CXLVllI.   —   1898.  36 


562  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Un  avis?...  Tu  es  bien  honnête  de  t'être  dérangé  pour  si 
peu..i  Eh  bien  !  je  t'écoute...  Tire-le  de  ta  poche,  ton  avis  ! 

—  Le  voici  !  riposta  Charmois,  qui  était  devenu  rouge  comme 
une  pivoine  ;  au  lieu  de  t'échauffer  la  bile  à  propos  d'un  chemin 
qu'on  établira  sans  ta  permission,  tu  ferais  mieux  de  l'occuper 
de  ce  qui  se  passe  chez  toi  ! 

Touchebœuf  eut  un  haut-le-corps,  fixa  sur  son  interlocuteur 
un  regard  plus  aigu  et  reprit,  toujours  gouailleur,  mais  légère- 
ment interloqué  : 

—  Hein?...  Que  se  passe-t-il  chez  moi?...  Est-ce  qu'il  y  a  le 
feu?... 

—  Oui,  ça  brûle...  Demande  à  ta  nièce  ! 

—  Ma  nièce!...  A  propos  de  quoi  me  parles-tu  de  ma 
nièce?... 

Il  secoua  de  nouveau  dédaigneusement  ses  épaules  et  conti- 
nua en  ricanant  : 

—  lia!  ha!...  Tu  t'imagines  peut-être  qu'elle  se  soucie 
encore  de  ton  grand  efflanqué  de  fils?...  Sois  tranquille  !...  Sabine 
a  d'autres  chats  à  peigner  ;  elle  se  moque  de  toi  et  de  ton  garçon, 
je  t'en  donne  mon  billet  ! 

—  J'ignore  si  elle  se  moque  de  moi,  mais  j'ai  des  raisons  de 
croire  qu'elle  continue  de  courir  après  Désiré,  et,  au  lieu  de  perdre 
ton  temps  dans  les  Saussaies,  si  tu  surveillais  mieux  Sabine,  tu 
t'en  serais  aperçu  aussi  bien  que  moi...  Oui,  elle  court  après 
mon  garçon  et  lui  donne  chaque  semaine  des  rendez-vous  dans 
les  champs... 

Un  éclair  s'alluma  dans  les  prunelles  du  marchand  de  grains 
et  il  pâlit  : 

—  Ça  n'est  pas  vrai  !  cria-t-il. 

—  On  sait  que  les  démentis  ne  te  coûtent  rien...  N'empêche 
qu'hier  soir,  pas  plus  tard,  je  les  ai  surpris  tous  les  deux  sous  les 
arbres  de  «  la  Tombe  à  Mole.  »  Si  tu  les  avais  vus,  comme  moi,  se 
bécoter,  tu  serais  convaincu  maintenant  que  Sabine  n'est  pas 
aussi  dégoûtée  de  l'amour  que  tu  le  crois...  C'était  très  clair,  je 
te  l'assure  !... 

Touchebœuf  fixait  durement  sur  Charmois  ses  yeux  aux 
pupilles  dilatées.  Il  avait  trop  de  perspicacité  et  se  connaissait 
trop  bien  en  hommes  pour  ne  pas  être  persuadé  de  la  sincérité 
de  son  ancien  copain.  En  l'écoutant,  il  serrait  les  poings  et  mor- 
dait sa  lèvre  blêmie. 


DANS    LES    ROSES.  o63 

—  J'en  ai  été  estomaqué  tout  le  premier,  continuait  sarcas- 
tiquement  Firmin,  et  comme  je  ne  veux  pas  plus  que  toi  de  ce 
mariag-e,  je  te  préviens  en  bon  voisin...  Toi  qui  es  très  fort  pour 
mettre  des  bâtons  dans  les  roues ,  tâche  donc  d'enrayer  cette 
amourette-là;  il  y  a  urgence...  J'ai  saboulé  Désiré,  mais  les  gar- 
çons sont  des  garçons  et  tu  connais  le  proverbe  :  «  Gare  à  vos 
poules,  mon  coq  est  lâché  !...  » 

Puis,  tandis  que  le  marchand  de  grains  restait  tout  pantois, 
il  ajouta  victorieusement  : 

—  Voilà!...  Maintenant,  bonjour!...  Un  bon  averti  en  vaut 
deux  !... 

Et  lui  tournant  le  dos,  il  regagna  la  Ghâtaignerie. 

XII 

Touchebœuf  demeurait  appuyé  contre  son  mur,  bouche  bée, 
abasourdi  comme  par  un  coup  de  trique.  Il  regardait,  ahuri, 
Charmois  s'éloigner  dans  le  sentier,  et  il  respirait  bruyamment. 
L'émotion  qui  le  poignait  était  si  violente  qu'elle  ne  lui  laissait 
pas  le  loisir  de  rassembler  ses  pensées.  Les  révélations  du  rosié- 
riste,  la  duplicité  de  Sabine,  le  triomphe  de  Désiré,  tout  cela  tra- 
versait son  cerveau  comme  autant  d'éclatantes  fusées  et  aveuglait 
son  entendement.  Un  instinct  confus  le  poussait  cependant  à 
secouer  son  inertie  :  —  ça  n'avançait  pas  les  choses,  de  rester 
planté  comme  un  terme  contre  son  mur,  et  il  était  urgent  d'agir. 
—  Brusquement  il  sauta  du  talus  dans  le  sentier,  en  agitant  ses 
poings  fermés.  Il  tomba  juste  au  milieu  de  l'équipe  des  compa- 
gnons serruriers,  qui  arrivaient  sans  se  presser  au  rez  de  la  frai- 
sière,  et  qui  s'arrêtèrent,  ébaubis  de  voir  leur  bourgeois  gesticuler 
tout  seul.  En  surprenant  leurs  sourires  sournois,  Touchebœuf 
comprit  qu'il  paraissait  ridicule  et,  vexé,  déchargea  sur  eux  sa 
première  colère. 

—  Tas  de  flemmards,  s'écria-t-il,  vous  n'(Mes  pas  en  avance!... 
Allons,  allons,  au  chantier  et  vivcmenl!...  Je  serai  ici  dans  une 
heure;  qu'on  me  fasse  de  bonne  besogne,  sans  quoi  je  me  plain- 
drai au  patron  ! 

Là-dessus,  il  délala  et  s'achemina  péniblement  vers  Sainl- 
Saviol.  Peu  à  peu,  néanmoins,  la  marclio  le  remettait  d'aplomb. 
De  temps  à  autre,  il  faisait  halte,  s'épongeait  le  front  et  com- 
mençait à  voir  plus  clair  dans  ses  idées.  «  Cette  Sabine!  ([uoMe 


564  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ingrate  et  quelle  sainte-nitouche!...  Une  fille  qu'il  avait  recueillie, 
éduquée,  mise  dans  du  coton,  et  sur  le  dévouement  de  laquelle 
il  croyait  pouvoir  compter!,..  Mais  tablez  donc  sur  la  reconnais- 
sance des  enfans!...  Autant  semer  de  l'ivraie  et  s'imaginer  qu'on 
récoltera  de  bon  blé...  Gomme  elle  avait  su  cacher  son  jeu!... 
Tandis  qu'il  se  reposait,  les  yeux  fermés,  sur  sa  docilité  et  son 
honnêteté,  elle  courait  la  prétentaine  avec  son  amoureux...  Si 
elle  avait  été  pincée,  la  veille,  sous  les  ormes  de  «  la  Tombe  à 
Mole,  »  cela  laissait  supposer  que  le  rendez-vous,  découvert  par 
Charmois,  n'était  certainement  pas  le  premier.  Les  deux  galans 
avaient  pris  probablement  de  longue  date  leurs  mesures  pour  se 
rencontrer  là-bas,  pendant  qu'il  était  chez  Muncrel;  ce  manège- 
là  durait  depuis  l'hiver,  et  lui,  nigaud,  ne  se  doutait  de  rien!... 
Ah!  les  misérables,  avaient-ils  dû  se  gausser  de  lui,  en  roucou- 
lant sous  les  arbres!...  Sans  compter  que  ses  ennemis  connais- 
saient peut-être  déjà  le  dévergondage  de  Sabine  et  en  devaient 
faire  des  gorges  chaudes!...  »  Gela  mettait  son  orgueil  à  une 
rude  épreuve...  Il  revoyait  Charmois  lui  apprenant  triomphale- 
ment la  chose,  au  beau  milieu  du  sentier  des  Saussaies;  alors  des 
bouillons  de  colère  lui  soulevaient  la  poitrine,  et  il  s'interrompait 
dans  sa  méditation  pour  lancer  des  jurons  en  pleine  rue. 

Ah!  la  gueuse! Il  lui  ferait  payer  cher  toutes  ces  avanies-là;  il 
lui  ôterait  l'idée  de  recommencer!...  Mais  comment  la  punir  d'une 
façon  exemplaire  et  pratique?  La  battre?...  Encore  que  Touche- 
bœuf  en  eût  bien  envie,  il  se  rendait  compte  que  cela  ne  mènerait 
à  rien.  Sabine  s'entêtait  et  se  butait  facilement,  et  ce  n'était  pas 
une  volée  de  gifles  qui  la  guérirait  de  ses  fantaisies  amoureuses. 
—  L'enfermer  dans  un  couvent?...  Il  n'en  avait  pas  le  droit,  et 
d'ailleurs  elle  avait  atteint  sa  majorité  depuis  huit  jours...  La 
marier  à  un  autre?...  Oui,  c'était  là  le  vrai  moyen  de  la  corriger 
et  en  même  temps  de  se  venger  de  Désiré  Charmois!...  A  la 
vérité,  on  ne  pouvait  la  marier  sans  qu'elle  y  consentît,  et  elle 
regimberait  très  probablement;  mais  Touchebœuf,  en  homme 
habitué  à  dominer  son  prochain,  se  flattait  d'avoir  conservé  sur 
l'esprit  de  Sabine  le  mystérieux  prestige  d'une  autorité  indis- 
cutée; il  ne  doutait  point  de  l'amener  de  gré  ou  de  force  à 
exécuter  sa  volonté,  parce  que  la  jeune  fille,  ayant  pris  l'habi- 
tude de  vivre  sous  sa  dépendance,  se  croirait  perdue,  le  jour  où 
il  la  menacerait  de  la  mettre  dehors...  De  tout  cela  il  était  forte- 
ment convaincu,  et  cependant  l'idée  de  jeter  sa  nièce  dans  les 


DANS    Li:S    ROSES.  565 

bras  d'un  mari  ne  lui  plaisait  qu'à  moitié.  Sabine  possédait  du 
chef  de  sa  mère  un  petit  patrimoine  en  terre  et  en  argent,  dont 
il  avait  eu  l'adminislratioft  et  qu'il  s'était  insensiblement  accou- 
tumé à  considérer  comme  son  propre  bien.  L'épouseur  exigerait 
tout  d'abord  une  reddition  de  comptes  et  cette  éventualité  refroi- 
dissait singulièrement  le  marchand  de  grains.  De  plus,  en  un 
intime  repli  de  son  for  intérieur,  Touchebumf  dissimulait  une 
égoïste  répugnance  à  se  séparer  de  sa  nièce.  A  son  tour,  il  subis- 
sait la  despotique  loi  de  l'habitude.  Il  n'avait  pas  impunément 
passé  dix  années  de  sa  vie  auprès  de  cette  gentille  Sabine,  qui 
croissait  chaque  jour  en  beauté  et  qui  mettait  dans  son  logis  une 
lumière,  une  gaité,  dont  il  goûtait  inconsciemment  le  charme. 
A  mesure  qu'il  vieillissait,  il  appréciait  davantage  l'agrément  de 
trouver  en  rentrant  chez  lui  son  appartement  chaud,  l'hiver,  et 
frais,  l'été;  les  repas  cuits  à  point,  à  l'heure  précise;  sa  maison 
bien  tenue  par  une  jolie  fille  qui  lui  servait  de  ménagère,  de 
comptable,  et  de  demoiselle  de  compagnie.  Il  envisageait  avec 
terreur,  au  cas  oîi  il  marierait  Sabine,  la  nécessité  de  retomber 
dans  sa  maussade  solitude  de  veuf  et  d'être  réduit,  en  sa  grande 
maison  vide,  à  se  morfondre  en  face  de  lui-même.  «  Non,  non,  se 
disait-il,  à  la  fois  furieux  et  perplexe,  point  de  mariage!  »  Puis 
une  étrange  lubie,  déjà  ruminée  confusément  plusieurs  fois,  lui 
remontait  au  cerveau  et  le  faisait  méditer  laborieusement  : 
«  Pourquoi  pas?...  Il  y  aurait  là  un  moyen  de  tout  arranger... 
Oui,  mais  ce  serait  jouer  gros  jeu!  »  Il  s'arrêta,  essoufflé,  pour 
s'essuyer  le  front,  et  s'aperçut  qu'il  avait  dépassé  le  porche  de 
son  logis.  Un  nouvel  accès  de  colère  le  secoua,  à  la  pensée  que 
tous  ses  soucis  provenaient  du  fait  des  Charmois  père  et  fils.  Il 
tourna  brusquement  sur  ses  talons,  s'élança  sous  la  voûte,  ouvrit 
impétueusement  la  porte  de  son  vestibule  et  entra  chez  lui,  avec 
une  rage  froide  dans  le  cœur. 

Il  trouva  Sabine  dans  la  salle  à  manger,  occupée  à  préparer 
le  i)remier déjeuner.  Elle  était  déjà  coiffée;  ses  épais  et  fins  che- 
veux châtains,  relevés  au  sommet  de  la  tête,  dégagaient  nette- 
ment la  nuque  blanche  et  se  gonllaient  en  coques  légères  de 
chaque  côté  des  tempes.  Un  peignoir  de  percale  rose,  serré  à  la 
taille,  librement  échancré  à  l'encolure,  mettait  en  valeur  la  grâce 
souple  du  buste  et  la  ligue  pure  de  l'altachr  du  cou  aux  épaules. 
Il  y  avait  dans  la  vivacité  de  ses  mouvemens,  le  sourire  do  ses 
lèvres  charnues,  la  tendresse  do  ses  yeux  bruns,  une  fraîcheur, 


S66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  santé,  une  réveillante  jeunesse,  qui  attisèrent  l'indignation  de 
Touchebœuf,  en  lui  faisant  sentir  plus  amèrement  encore  et  les 
torts  de  la  jeune  fille  et  tout  ce  qu'il  perdrait,  s'il  était  forcé  de  se 
séparer  d'elle... 

—  Bonjour,  mon  oncle,  dit  Sabine,  sans  trop  se  préoccuper 
de  sa  mine  courroucée,  votre  café  est  prêt  et  je  vais  le  verser. 

—  Inutile,  répliqua  le  marchand  de  grains  en  saisissant  rude- 
ment le  bras  de  sa  nièce,  je  n'ai  pas  faim...  Viens  dans  mon 
bureau;  nous  avons  un  compte  à  régler  ensemble... 

Violemment  il  l'entraîna  dans  le  bureau,  dont,  en  un  tour  de 
main,  il  ferma  la  porte  et  la  fenêtre,  puis  se  campant,  les  poings 
appuyés  sur  la  table,  en  face  de  Sabine,  il  l'interpella  brutalement  : 

—  Hypocrite,  effrontée,  coureuse,  j'en  ai  appris  de  belles!... 
Il  paraît  que,  malgré  mes  injonctions,  tu  revois  cette  mauvaise 
graine  de  Désiré;  tu  lui  donnes  des  rendez-vous,  tu  te  compro- 
mets sans  vergogne  avec  lui?...  N'essaye  pas  de  nier,  je  suis  au 
courant  de  toutes  tes  ignominies...  Et  j'en  ai  été  informé  par 
qui?...  Ça,  c'est  le  comble!...  Par  le  propre  père  de  ton  galant!... 
Oui,  le  rosiériste  est  venu  ce  matin,  tout  chaud  tout  bouillant, 
me  corner  aux  oreilles  que  ma  nièce  est  la  fable  et  la  risée  du 
pays,  qu'on  la  rencontre  à  «  la  Tombe  à  3Iolé  »  avec  son  amou- 
reux et  qu'elle  n'a  pas  honte  de  l'embrasser  publiquement!.. 
Hein  !  comme  c'est  régalant  pour  moi  de  m'entendre  raconter  ça 
par  l'homme  que  je  déteste  le  plus  au  monde!... 

Très  calme,  sans  bravade,  mais  aussi  sans  embarras,  Sabine 
fixait  sur  son  oncle  ses  yeux  clairs.  Sa  tranquillité  porta  au 
paroxysme  l'irritation  du  marchand  de  grains,  et  avec  cet  illogisme 
des  gens  en  colère,  qui  se  soucient  peu  de  se  contredire,  il  s'écria: 

—  Mais,  défends-toi  donc!  Si  tu  as  encore  un  peu  de  pudeur  et 
d'honnêteté,  dis-moi  donc  qu'on  m'a  trompé,  que  tout  ça  est  un 
tas  de  mensonges  et  que  tu  n'es  pas  capable  d'une  vilenie  pareille  ! 

—  Pourquoi  vous  démentirais-je,  répondit-elle  simplement, 
puisque  c'est  la  vérité? 

Cette  sincérité  suffoqua  Touchebœuf  et  acheva  de  le  mettre 
hors  de  lui  : 

—  C'est  trop  fort!  grommela-t-il,  et  je  me  tiens  à  quatre  pour 
ne  pas  te  corriger  comme  tu  le  mériterais...  Ainsi  tu  avoues  crû- 
ment ta  mauvaise  conduite  ?  Tu  n'en  rougis  pas  !  Ça  t'est  fort 
indifférent  d'être  montrée  au  doigt?  Ça  t'est  bien  égal  que  ton 
oncle  passe  dans  le  bourg  pour  une   bûche,   pour  un  imbécile 


DANS    LES    ROSES.  567 

qu'on  peut  narguer  et  berner  impunément?...  Tu  es  donc  une 
iille  sans  cœur,  sans  principes  et  sans  conscience!...  Oui,  sans 
conscience,  car  tu  connaissais  les  raisons  pour  lesquelles  je 
t'avais  interdit  de  continuer  des  relations  avec  Désiré  et,  vivant 
chez  moi,  mangeant  mon  pain,  tu  étais  tenue  de  m'ohéir... 

—  Pardon,  mon  oncle,  interrompit-elle,  quand  vous  m'avez 
commandé  de  ne  plus  parlera  Désiré  Gharmois,  vous  ai-je  pro- 
mis d'obéir?  Ai-je  engagé  ma  parole  de  ne  plus  le  revoir?...  Vous 
savez  bien  que  non.  Je  me  suis  récriée,  au  contraire,  et  je  ne 
vous  ai  pas  caché  que,  loin  de  partager  vos  rancunes,  je  conser- 
vais à  Désiré  toute  mon  amitié.  Je  vous  ai  si  peu  trompé  sur  mes 
sentimens  que  vous  m'avez  enfermée  à  la  maison  el  que  vous 
m'avez  fait  surveiller  par  Philomène...  Ne  vous  en  prenez  donc 
qu'à  vous,  si  j'ai  été  conséquente  avec  moi-môme,  si  j'ai  écouté 
mon  cœur  au  lieu  de  me  soumettre  à  des  exigences  injustes. 

—  Tu  es  une  coquine  et  une  ingrate...  Voilà  ce  que  tu  es! 
riposta  rageusement  son  oncle  ;  tu  devais  te  respecter  et  me  res- 
pecter, sinon  par  devoir,  du  moins  par  reconnaissance...  Qu'est- 
ce  que  tu  serais  devenue  sans  moi,  te  l'es-tu  jamais  demandé?... 
Tu  restais  orpheline  à  onze  ans,  exposée  à  tous  les  risques,  quasi 
abandonnée  dans  la  rue.  J'ai  eu  pitié  de  toi  et,  sans  y  être  forcé, 
puisqu'il  n'y  avait  entre  nous  aucune  parenté,  je  t'ai  retirée  chez 
moi,  logée,  nourrie,  vêtue  à  mes  frais.  Je  t'ai  envoyée  dans  une 
bonne  pension,  chez  les  religieuses  d'Antony,  et  quand  tu  en  es 
sortie,  je  t'ai  installée  dans  ma  maison  où  tu  as  trouvé  toutes  les 
aises,  oh  je  n'ai  rien  épargné  pour  ta  toilette  et  tes  plaisirs;  en 
un  mot,  je  t'ai  traitée  comme  mon  enfant,  et  j'avais  bien  le  droit, 
sacrebleu  !  d'exiger  de  toi  le  respect,  la  tendresse  et  la  soumis- 
sion d'une  fille...  Au  lieu  de  ça,  comment  me  récompenses-tu  de 
mes  soins  et  de  mon  dévouement?...  Tu  te  révoltes  contre  mon 
autorité.  Je  te  défends  de  t'amouracher  d'un  garçon  indigne  de 
toi,  et  tu  te  jettes  à  son  cou;  tu  sautes  à  pieds  joints  par-dessus 
toutes  les  convenances;  tu  vois  ton  amoureux,  à  mon  insu,  en 
pleins  champs,  sans  te  soucier  de  te  déshonorer  ni  de  me  rendre 
ridi(Milc...  Car  enfin,  celui  après  lequel  tu  cours  comme  une 
chatte  en  folie,  c'est  le  fils  do  mon  plus  mortel  ennemi,  de 
l'homme^  (|ui  a  tout  fait  pour  me  nuire  et  me  bafouer.  Ahiis  la  ré- 
putation, le  qu'en-dira-t-on,  les  bienfaits  de  ton  onch'.  tout  ça, 
tu  t'en  moques,  pourvu  que  tu  satisfasses  tes  fantaisies  Ac  liber- 
tinage !  Ah  !  on  a  raison  de  dire  que  «  la  caque  sont  toujours  le 


568     .  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hareng  »,  tu  es  la  digne  nièce  de  mamselle  Adeline  Nivard! 
Jusque-là,  Sabine  avait  conservé  sa  belle  tranquillité  de  fille 
bien  équilibrée  et  maîtresse  de  ses  nerfs,  mais,  aux  derniers  mots 
lancés  par  Touchebœuf,  elle  se  cabra.  Une  rougeur  lui  monta  au 
visage,  les  ailes  de  son  nez  palpitèrent,  une  flamme  irritée  s'al- 
luma dans  ses  yeux  et  elle  répliqua  impétueusement  : 

—  C'est  vrai,  vous  m'avez  recueillie,  mais  vos  «  bienfaits,  » 
comme  vous  dites,  n'ont  pas  été  pour  vous  sans  quelques  pro- 
fits, convenez-en!...  Vous  oubliez  d'abord  que  lorsque  je  suis 
entrée  chez  vous,  j'avais  une  petite  fortune  dont  les  intérêts  ont 
sorvi  à  payer  mon  entretien,  et  même  les  frais  de  cette  pension 
oii  vous  m'avez  envoyée  si  généreusement.  Vous  parlez  de 
dévouement?...  Mais,  moi  aussi,  ne  me  suis-je  pas  dévouée  à 
vos  intérêts?  Je  tenais  vos  comptes,  je  raccommodais  votre  linge, 
je  travaillais  à  votre  jardin  et  j'allais  aux  champs  surveiller  vos 
ouvriers!...  J'étais  à  la  fois  votre  servante  et  votre  commis, 
pourquoi  me  forcez-vous  à  vous  le  rappeler?  Quant  à  votre  alfec- 
tion  pour  moi,  elle  était  pareille  à  celle  des  chats  qui  s'attachent 
à  la  cuisine  oii  ils  trouvent  leurs  aises,  et  qui  se  caressent  à  vos 
jambes,  non  par  amitié,  mais  pour  leur  propre  plaisir...  Je  vous 
ai  économisé  une  femme  de  ménage  et  un  teneur  de  livres; 
vous  m'avez  donné  le  vivre  et  le  couvert,  partant,  nous  sommes 
quittes! 

Cette  ferme  répli(|ue,  qui  contenait  de  dures  vérités,  désar- 
çonna un  moment  le  marchand  de  grains.  «  La  mâtine  a  réponse 
à  tout!  songeait-il  en  se  mordant  les  lèvres,  voilà  les  belles  rai- 
sonneuses que  nous  vaut  l'éducation  d'à  présent  !...  J'ai  été  un 
triple  sot  de  la  fourrer  dans  cette  pension  où  on  lui  a  faussé  l'es- 
prit et  monté  la  tête...  »  Il  renifla  bruyamment,  passa  sa  main 
sur  sa  bouche  et,  se  croisant  les  bras,  jugea  prudent  de  recourir 
à  un  autre  ordre  d'argumens  : 

—  Petite  malheureuse!  s'exclama-t-ii,  tu  n'as  pas  le  sens 
commun  et  tu  ne  vois  pas  plus  loin  que  ton  nez!...  Tu  t'es  mise 
dans  une  fausse  position;  comment  en  sortiras-tu?  Oîi  ,veux-tu 
en  venir? 

—  J'aime  Désiré,  il  m'aime,  et  je  l'épouserai,  déclara  Sabine 
nettement. 

—  C'est  de  la  folie!...  Ce  garçon  te  leurre  avec  de  belles  pro- 
messes. Il  cherche  à  s'amuser,  mais  ne  se  soucie  pas  de  t'épouser... 
Le  voudrait-il  d'ailleurs,  que  son  père  ne  le  lui  permettrait  pas... 


DANS    LES    KOSES.  569 

Tu  secoues  Ja  tête?...  C'est  pourtant  comme  ça;  ce  matin  même, 
le  rosiériste  a  eu  l'aplomb  de  me  déclarer  qu'il  regardait  ce  ma- 
riage-là comme  une  farce,  et  qu'il  n'y  consentirait  jamais... 

—  Nous  nous  passerons  de  son  consentement. 

—  Oui,  on  se  répète  ces  choses-là  pour  s'abuser  mutuelle- 
ment, mais,  quand  la  fille  met  le  garçon  au  pied  du  mur,  elle 
s'aperçoit  qu'il  y  a  un  fossé  entre  la  promesse  et  l'exécution... 
Le  fils  Charmois  se  comportera  comme  tant  d'autres,  il  s'effraiera 
du  scandale,  écoutera  les  représentations  de  son  père,  s'atten- 
drira aux  geigneries  de  sa  mère,  puis  un  beau  jour  il  s'esquivera; 
on  le  fera  voyager  pendant  im  an  ou  deux  pour  changer  ses 
idées,  et  le  tour  sera  joué...  Toi,  pauvre  folle,  tu  seras  le  dindon 
de  l'affaire  et  tu  t'apercevras  que  ton  oncle  avait  raison...  Seu- 
lement, il  n'y  aura  plus  de  remède...  Tiens,  veux-tu  savoir 
l'exacte  vérité?...  Eh  bien!  j'ai  grand'peur  qu'il  ne  soit  déjà 
trop  tard  maintenant...  Tu  n'as  pas  pour  deux  sous  d'expérience 
et  tu  crois,  parce  que  tu  te  bouches  volontairement  les  yeux,  que 
les  autres  sont  aveugles  comme  toi...  Mais  les  gens  sont  très 
clairvoyans,  surtout  quand  il  s'agit  de  juger  la  conduite  du 
prochain.  Je  parie  qu'à  cette  heure,  ton  aventure  est  déjà  le  sujet 
des  diries  du  village,  et  comme,  dans  ce  cas-là,  c'est  toujours 
sur  la  fille  qu'on  tombe,  toutes  les  commères  sont  en  train  de  te 
donner  tort  et  de  te  déchirer  à  belles  dents...  C'est  tellement 
vrai  que  si,  demain,  par  exemple,  tu  te  décidais  à  te  marier,  tu 
ne  trouverais,  ni  à  Saint-Saviol  ni  aux  environs,  un  garçon  qui 
consentit  à  t'épouser,  malgré  ta  jolie  figure,  ton  éducation  et  ce 
petit  patrimoine,  —  bien  maigre,  —  que  ta  mère  t'a  laissé... 
Voilà  ta  position  actuelle...  Elle  n'est  pas  très  reluisante,  et  il 
n'y  a  certes  pas  de  quoi  relever  la  tcle  et  parler  arrogamnient, 
comme  tu  le  faisais  tout  à  l'heure... 

11  continua  encore  quelque  temps  sur  ce  ton,  exagérant  les 
faits,  s'ingéniant  à  accumuler  des  suppositions  humiliantes  pour 
sa  nièce,  et  s'efforçant  de  l'inlimider.  Celle-ci,  blessée  par  les 
allusions  injurieuses,  les  remar<[ues  désobligeantes  que  Touche- 
bœuf  multipliait  avec  son  ordinaire  manque  de  tact,  pàlissail  et 
perdait  contenance.  (Juand  il  crut  l'avoir  suffisamment  effrayée, 
le  marchand  de  grains  cbangea  de  manières,  radoucit  sa  voix  et 
se  rapprocbant  patelinement  de  Sabine  : 

—  Et  pourtant,  ma  fille,  poursuivit-il,  il  n'y  a  qu'un  bon  mari 
qui  puisse  to  tirer  du  pétrin...  Ne  jetons  j)as  le  manche  après  la 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cognée,  je  me  fais  forl  de  t'en  trouver  un,  si  tu  es  raisonnable. 
—  Ah!  dame,  ce  ne  sera  ni  un  jouvenceau  ni  un  freluquet,  mais 
tu  as  perdu  le  droit  de  te  montrer  difficile...  Celui  auquel  je  pense 
n'est  plus  à  la  fleur  de  l'âge  ;  néanmoins,  c'est  un  gaillard  encore 
solide,  un  homme  sérieux,  qui  te  dorlotera,  qui  te  donnera  toutes 
les  garanties  de  fortune  et  de  bien-être...  Et,  pour  en  venir  au 
fait,  cet  homme-là,  c'est  moi. 

Et  comme  Sabine  se  reculait  avec  un  sursaut  de  stupeur,  il 
feignit  d'interpréter  son  violent  étonnement  comme  une  répu- 
gnance provoquée  uniquement  par  la  question  de  parenté. 

—  Ne  t'efl'arouche  donc  pas...  Je  ne  suis  que  ton  oncle  par 
alliance,  et  la  loi  accorde  facilement  des  dispenses  pour  ces  ma- 
riages-là... 

Il  fut  interrompu  par  un  éclat  de  rire  nerveux,  de  sa  nièce  : 

—  Eh  bien!  qu'est-ce  qui  te  prend?...  Tu  me  ris  au  nez  main- 
tenant ? 

—  Je  ris  malgré  moi,  répondit-elle  d'une  voix  âpre,  parce 
que  vous  vous  imaginez  naïvement  que  je  ne  vois  à  ce  joli  ma- 
riage d'autre  obstacle  que  notre  parenté...  Mais  il  y  en  a  cent 
autres  auxquels  vous  devriez  songer,  si  vous  étiez  dans  votre  bon 
sens  !  D'abord  j'ai  vingt  et  un  ans  et  vous  en  avez  plus  de  soixante  ; 
cette  raison  seule  aurait  dû  vous  renfoncer  dans  la  gorge  la 
ridicule  proposition  que  vous  avez  l'aplomb  de  m'adresser!... 

—  Mon  Dieu!  confessa-t-il  avec  une  humilité  dont  il  n'était 
pas  coutumier,  c'est  vrai,  tu  es  jeune  et  je  suis  vieux...  J'ai 
soixante-cinq  ans,  mais  il  n'y  paraît  guère...  Du  reste,  je  n'ai  pas 
la  prétention  d'être  choisi  par  amour,  mais  tout  simplement  par 
convenance.  Si  nous  nous  épousons,  la  situation  ne  sera  pas  chan- 
gée :  tu  prendras  mon  nom,  voilà  tout,  et  il  en  vaut  bien  un  autre  ; 
je  ne  serai  pas  un  mari  pour  toi,  je  serai  un  ami  et  un  père;  je  le 
mettrai  dans  du  coton,  je  te  ferai  la  vie  heureuse... 

—  Heureuse  !  —  de  nouveau  un  sarcastique  éclat  de  rire  sonna 
sur  les  lèvres  de  Sabine,  —  heureuse!...  décidément  vous  avez 
l'égoïsme  féroce!...  Taisez-vous,  tenez,  vous  me  dégoûtez!  A  mon 
âge,  on  veut  un  mari  qui  soit  autre  chose  qu'un  père;  vous  êtes 
un  peu  trop  mûr  pour  moi,  et  je  refuse  net...  Je  vous  refuserais 
d'ailleurs,  ajouta-t-elle  en  élevant  la  voix,  môme  si  vous  aviez 
vingt  ans  de  moins,  même  si  je  n'étais  pas  amoureuse  de  Désiré... 
Mais  je  l'aime,  s'écria-t-elle  d'un  ton  de  défi,  je  l'aime,  entendez- 
vous  bien,  et  je  l'épouserai!... 


DANS    LES    ROSES.  571 

Touchcbœuf  grogna  sourdement  et  secoua  son  cou  Je  tau- 
reau, en  même  temps  qu'il  agitait  les  bras  d'une  façon  menaçante  : 

—  Ne  me  pousse  pas  à  bout,  ellrontée  1  cria-t-il,  ne  me  pousse 
pas  à  bout,  ou  il  t'en  cuira! 

Elle  le  regarda  en  face  et  répliqua  très  posément  : 

—  Vous  ne  me  faites  pas  peur! 

Il  s'arrêta,  étonné  et  mortifié  à  la  fois  de  son  peu  d'autorité 
sur  cette  jeune  fille  qu'il  avait  jusque-là  traitée  en  gamine  sans 
conséquence.  L'attitude  résolue  de  Sabine  et  la  fermeté  de  ses 
yeux  clairs  lui  inspirèrent  une  sorte  de  jalouse  admiration. 

—  Voyons,  Sabine,  insista-t-il  d'une  voix  plus  conciliante, 
ne  sois  pas  une  sotte,  rélléchis...  Je  n'ai  qu'une  parole  :  ïu 
m'épouseras  ou  tu  déguerpiras. 

—  Soit!...  Je  m'en  irai. 

—  Je  te  donne  jusqu'à  ce  soir,  grommela-t-il  en  enfonçant 
son  chapeau  de  paille  sur  sa  tête...  C'est  à  prendre  ou  h  laisser! 

Puis  il  sortit,  furieux,  en  faisant  claquer  la  porte. 

XIII 

Dès  que  Sabine  fut  certaine  du  départ  de  son  oncle,  elle 
monta  précipitamment  dans  sa  chambre  et  s'y  enferma  pour 
réfléchir.  Pendant  son  entretien  avec  Touchebœuf,  elle  avait  eu 
assez  d'empire  sur  elle-même  pour  rester  calme  et  montrer  bonne 
contenance.  Maintenant  la  réaction  se  produisait;  le  sang  lui 
affluait  à  la  tète  et  tout  son  corps  tremblait.  A  ce  trouble  phy- 
sique s'ajoutait  une  détresse  morale.  Elle  se  sentait  isolée,  seule 
au  monde,  sans  protection  aucune,  car  dans  la  circonstance 
Désiré  ne  pouvait  rien,  et  elle  était  réduite  à  ne  compter  que  sur 
elle-même.  Elle  s'eflrayait  de  ce  complet  abandon,  et  cependant 
elle  se  disait  qu'il  fallait  partir.  Elle  ne  voulait  pas  attendre  jus- 
qu'au soir  pour  prendre  une  résolution.  Elle  ne  se  souciait  pas 
de  s'exposer  de  nouveau  aux  sollicitations,  aux  importunités,  aux 
violences  peut-être  de  ce  vieillard  qui  lui  inspirait  un  seutimont 
de  répulsion  et  de  terreur... 

Mais  où  aller?  où  se  réfugier? En  supposant  qu'elle  se  retirât 
dans  quelque  hôtel, —  et  celte  seule  perspective  lui  donnait  un 
frisson  d'angoisse, —  où  trouver  l'argent  indispiMisablo  pour  vivre 
jusqu'au  moment  où  elle  entrerait  en  possession  de  son  patri- 
moine?... Elle  connaissait  Touchebœuf;  elle  pressentait  que.  par 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

esprit  de  veng-eance  autant  que  par  avarice,  il  userait  de  tous  les 
moyens  pour  retarder  l'heure  de  la  reddition  de  ses  comptes  de  tu- 
telle. Elle  le  savait  très  retors  en  matière  de  procédure  ;  il  se  ferait 
certainement  tirer  l'oreille  et  se  laisserait  au  besoin  actionner 
en  justice.  Ce  serait  long  et  coûteux;  il  faudrait  recourir  aux 
huissiers,  au  notaire,  aux  avoués  ;  ces  gens-là  ne  se  dérangent 
pas  pour  rien  ;  ils  exigeraient  des  avances  de  fonds,  et  Sabine 
n'avait  pas,  pour  le  quart  d'heure,  un  sou  vaillant.  Dans  ce  dés- 
arroi, une  seule  personne  eût  été  capable  de  la  conseiller  et  de 
l'aider  utilement,  —  Désiré;  mais,  outre  qu'il  répugnait  à  Sabine 
de  mêler  à  son  affection  de  vilaines  questions  d'argent,  elle  ne 
savait  plus  quand,  ni  comment  elle  trouverait  une  occasion  de 
s'entretenir  avec  son  seul  ami;  après  l'algarade  de  la  veille  et  la 
découverte  de  leurs  rendez-vous  par  Firniin  Charmois,  il  était 
probable  que  Désiré  se  tiendrait  prudemment  sur  la  réserve. 
Sabine  comprenait  qu'elle  ne  pouvait,  de  son  côté,  aller  chaque 
soir  attendre  sous  les  ormes  de  «  la  Tombe  à  Mole  »  une  en- 
trevue problématique.  D'ailleurs,  c'était  ce  malin  même  qu'il 
fallait  agir  et  prendre  une  décision.  Tandis  qu'elle  se  creusait 
la  tèle  et  se  désespérait,  tout  à  coup  une  fortuite  association 
d'idées  entre  les  arbres  de  «  la  Tombe  à  Mole  »  et  les  risques 
des  rendez-vous  nocturnes  éveilla  dans  sa  mémoire  le  nom 
d'Adeline  Nivard. 

Et  en  même  temps  elle  se  ressouvint  do  la  brusque  apparition 
de  «  la  tante  Nivard  »  au  beau  milieu  du  chemin,  de  la  peur  qui 
l'avait  saisie  tout  d'abord,  et  de  la  façon  bienveillante  dont  Ade- 
line  l'avait  rassurée.  Elle  se  revit  cheminant  côte  à  côte  avec  sa 
tante,  et  se  remémora  la  blanche  maison  en  encoignure,  à  l'angle 
de  la  rue  des  Bois  et  de  la  rue  Beausoleil,  Elle  se  rappela  les 
bonnes  paroles  avec  lesquelles  M"*  JXivard  l'avait  congédiée  en 
l'embrassant:  «  Souviens-toi  que  ta  tante  demeure  dans  cette 
maison,  et,  si  tu  as  besoin  de  moi,  si  on  te  moleste  là-bas,  viens 
me  voir,  tu  seras  ici  chez  toi  !  »  Au  fait,  Adeline  !...  Pourquoi 
n'y  avait-elle  pas  pensé  plus  tôt  !  Cette  hospitalité  lui  avait  été 
offerte  de  bon  cœur,  et,  dans  sa  détresse,  elle  aurait  là,  du  moins 
momentanément,  un  refuge  et  une  protection.  Adeline  était 
iemme  à  la  défendre  contre  les  entreprises  de  Touchebœuf  et  à 
forcer  ce  dernier  à  filer  doux.  A  la  vérité,  la  délicatesse  de  la 
jeune  fille  souffrirait  de  cette  cohabitation  avec  une  personne 
dont  la  réputation  était  fort  endommagée  ;  mais,  en  somme,  la 


DA^S    LES    ROSES.  573 

maison  de  la  tante  était  un  asile  encore  plus  convenable  qu'une 
auberge  hasardeuse,  et  puis  Sabine  n'avait  pas  le  choix. 

Une  fois  sa  détermination  prise,  elle  procéda  vivement  à 
l'exécution.  Elle  échangea  son  peignoir  contre  une  robe,  se 
coiffa,  se  chaussa,  rassembla  les  nippes  qu'elle  voulait  emporter, 
dans  un  paquet  qu'elle  posa  bien  en  évidence  sur  sa  table,  et, 
portant  à  la  main  un  petit  sac  où  elle  avait  serré  ses  objets  de  toi- 
lette, elle  descendit  l'escalier  avec  précaution,  en  prêtant  l'oreille. 
La  maison  était  tranquille;  on  n'entendait  que  le  bruit  de  la  vais- 
selle remuée  par  Philomène  au  fond  de  sa  cuisine.  Sur  la  pointe 
des  pieds,  Sabine  se  faufila  dans  le  couloir,  ouvrit  doucement  la 
porte  du  vestibule  et  fut  prise  d'un  battement  de  cœur,  en  son- 
geant à  la  possibilité  de  se  trouver  face  à  face  avec  son  oncle. 
Heureusement,  elle  ne  rencontra  personne  sous  la  voûte.  Elle 
traversa  la  place  en  courant,  se  jeta  dans  une  ruelle  qui  débou- 
chait dans  la  rue  des  Bois.  Trois  minutes  après,  elle  s'arrêtait 
essoufflée  sous  la  marquise  du  logis  Nivard. 

A  son  coup  de  sonnette,  la  servante  entre-baîlla  la  porte,  puis, 
après  avoir  prudemment  dévisagé  la  visiteuse,  consentit  sur  sa 
demande  à  la  laisser  pénétrer  dans  le  vestibule. 

—  Qui  est  là?  interrogea  une  voix  câline  qui  partait  d'une 
pièce  contiguë. 

—  C'est  moi,  ma  tante. 

—  Comment,  c'est  toi,  mignonne! 

La  tante  Nivard  apparut  sur  le  seuil  de  son  salon,  la  mine 
épanouie,  les  cheveux  coiffés  en  nid  de  merle,  drapée  dans  un 
peignoir  du  matin,  mais  déjà  sanglée  dans  son  corset. 

Elle  observa  un  moment  d'un  coup  d'œil  curieux  sa  nièce,  qui 
se  tenait  balbutiante  devant  elle,  avec  son  petit  sac  à  la  main, 
puis  elle  l'embrassa  tendrement  et  la  poussa  dans  le  salon  dont 
elle  referma  la  porte. 

—  Te  voilà  donc  enfin,  ma  mie!  commença-t-clle  ;  sans  re- 
proche, tu  ne  m'as  pas  gâtée,  et  il  faut  que  tu  aies  joliment  be- 
soin de  moi  pour  t'ôtre  décidée  à  tirer  ma  sonnette  !... 

—  C'est  vrai,  ma  tante,  avoua  franchement  Sabine,  j'ai  grand 
besoin  de  protection...  Je  me  suis  rappelé  que  vous  m'avio/  un 
soir  offert  votre  amitié,  et  jo  suis  venue  chez  vous,  espérant  que 
vous  ne  refuseriez  pas  de  me  recevoir. 

—  Et  lu  as  eu  raison,  ma  petite!.,.  Ça  ne  marche  donc  plus, 
rue  de  ri"'glis(r.'...  ,Jc  me  doutais  qu'un  jour  ou  l'autre,  mon  chieu 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  beau-frère  te  donnerait  du  fil  à  retordre...  Tu  vas  me  conter 
ça  ;  mais  auparavant  débarrasse-toi  de  ton  sac,  ôte  ton  chapeau, 
mets-toi  à  ton  aise...  Et  d'abord,  veux-tu  prendre  quelque  chose? 
Sur  la  réponse  négative  de  Sabine,  elle  l'aida  à  se  décoiffer, 
l'embrassa  derechef,  l'installa  dans  un  bon  fauteuil,  lui  glissa  un 
coussin  sous  les  pieds,  puis,  s'asseyant  elle-même,  les  coudes  aux 
genoux,  les  mains  dans  les  cheveux,  elle  poursuivit  : 

—  Maintenant,  je  t'écoute,  dis-moi  bien  tout,  comme  au 
confessionnal...  Il  y  a  de  l'amour  là-dessous,  n'est-ce  pas?...  Je 
parierais  que  c'est  à  cause  de  ton  bel  ami,  Désiré  Charmois,  que 
tu  t'es  disputée  avec  Touchebœuf  ? 

Sabine  fit  signe  que  oui  et  raconta  rapidement  la  querelle  du 
matin,  la  colère  du  marchand  de  grains,  ses  menaces  et  sa  gro- 
tesque proposition  de  mariage.  Adeline  poussait  de  temps  en 
temps  une  exclamation  peu  flatteuse  pour  son  beau-frère.  Quand 
sa  nièce  eut  terminé,  elle  brandit  le  poing  et  s'écria  : 

—  Ah  !  le  vieux  roquentin,  le  dégoûtant  personnage!...  Je  le 
reconnais  bien  là  ;  il  ne  respecte  rien  et  s'est  toujours  salement 
conduit,  même  avec  ses  plus  proches  parentes...  Figure-toi  que, 
du  vivant  de  sa  femme,  et  quand  j'étais  encore  une  jeunesse,  il  a 
eu  le  front  de  me  faire  des  propositions...  Il  a  été  joliment  reçu, 
à  coups  de  griffe  et  à  coups  de  pied,  et  il  ne  s'en  est  pas  flatté.... 
Tu  as  eu  grandement  raison,  ma  mie,  de  prendre  la  poudre  d'es- 
campette et  de  le  planter  là  pour  reverdir! 

—  Je  ne  pouvais  décemment  rester  un  jour  de  plus  dans  sa 
maison,  reprit  Sabine  ;  je  me  suis  sauvée,  au  risque  de  me  trou- 
ver dans  la  rue,  si  vous  me  repoussiez...  Vous  êtes  ma  seule  pa- 
rente. Ayez  la  bonté  de  me  loger  jusqu'à  ce  que  j'aie  obligé 
M.  Touchebœuf  à  me  rendre  le  bien  de  ma  mère,  puisque  main- 
tenant me  voilà  majeure.  Ne  me  refusez  pas,  ma  tante  !  Je  me  sens 
si  abandonnée  et...  si  malheureuse!... 

Les  larmes  que  la  jeune  fille  avait  contenues  si  longtemps, 
jaillissaient  maintenant  et  coulaient  sur  ses  joues.  La  compatis- 
sante Adeline  se  pencha  vers  elle,  la  saisit  dans  ses  bras  et  la  cou- 
vrit de  caresses. 

—  Pleure  pas,  ma  chérie  !...  Ne  te  gâte  pas  les  yeux  à  pleurer, 
pour  un  animal  de  cette  espèce...  Sûrement  que  je  te  prendrai 
avec  moi  !  Ma  maison  sera  la  tienne,  tout  le  temps  que  tu  voudras... 
Touchebœuf  ne  s'avisera  pas  de  venir  t'y  relancer,  je  t'en  réponds!... 
Et  quant  au  bien   de  ta  mère,  il  te  le  restituera,  capital  et  inté- 


DANS    LES    ROSES.  575 

rets,  rapporte-t'en  à  moi...  On  ne  lui  fera  pas  grâce  d'un  centime, 
à  ce  grigou!...  Repose-toi  un  moment  ici,  je  vais  te  préparer  ta 
chambre... 

Elle  saisit  le  sac  de  toilette  et  s'élança  dans  le  couloir  ; 

—  Philippine,  cria-t-elle  à  la  servante,  apprête-nous  un  bon 
dîner...  Ma  nièce  reste  avec  moi  ! 

Elle  exultait,  —  heureuse  d'abord  d'être  mêlée  à  un  roman 
d'amour,  puis  enchantée  de  saisir  une  si  belle  occasion  de  se 
venger  des  mauvais  procédés  de  son  beau-frère.  Et  quelle  plus 
éclatante  vengeance  pouvait-elle  tirer  de  lui?  Recueillir,  hé- 
berger, conseiller  une  nièce  que  les  violences  de  l'oncle  avaient 
chassée  de  chez  lui,  n'était-ce  pas  le  coup  le  plus  cruel  qu'on  pût 
porter  à  Touchebœuf  ?...  La  tante  s'empressa  d'aérer  la  chambre 
qu'elle  destinait  à  Sabine,  et  qui  donnait  sur  le  jardin.  C'était  une 
pièce  fort  gaie,  tendue  de  cretonne  et  garnie  d'un  vieux  mobilier 
Louis  XVI  ayant  appartenu  au  médecin  de  Longjumeau.  Adeline 
mit  des  draps  au  lit  de  bois  peint,  emplit  d'eau  fraîche  les  brocs 
et  l'aiguière,  empila  sur  la  toilette  des  serviettes  blanches,  et  alla 
au  jardin  cueillir  une  brassée  de  roses,  dont  elle  orna  les  deux 
potiches  de  la  cheminée;  même,  en  passant  une  dernière  inspec- 
tion à  travers  la  chambre,  elle  fut  saisie  d'un  scrupule  de  déli- 
catesse tout  à  son  honneur.  Ayant  remarqué,  aux  murs,  des  gra- 
vures du  siècle  dernier,  trop  déshabillées,  elle  les  jugea  peu 
décentes  pour  l'appartement  d'une  jeune  fille,  et  les  fit  décrocher 
et  porter  au  grenier  par  Philippine.  Quand  tout  fut  en  ordre,  elle 
courut  chercher  sa  nièce  : 

—  Voici  ta  chambre,  arrange-toi  tranquillement;  lave  tes 
yeux,  rafraîchis  tes  joues  et,  quand  tu  auras  fini,  nous  nous  met- 
trons ù  table,  car  il  n'est  pas  loin  de  midi...  A  propos,  tu  nas 
rien  apporté  avec  toi,  ni  linge  ni  vêtemens? 

Sabine  répondit  qu'elle  avait  tout  laissé,  rue  de  l'Église. 

—  Ne  t'inquiète  pas,  je  te  donnerai  ce  qu'il  te  faudra;  quant  à 
tes  effets,  je  les  ferai  quérir  dès  ce  soir,  et  Touchebœuf  les  rendra, 
ou  il  dira  pourquoi  ! . . . 

A  midi  sonnant,  elle  conduisit  sa  nièce  dans  la  salle  à  manger 
et  l'installa  en  face  d'elle;  Philippine  s'était  distinguée  et  le  dé- 
jeuner était  excellent  ;  mais  Sabine  n'y  toucha  que  du  bout  des 
(lents  ;  les  émotions  de  la  matinée  lui  avaient  coupé  rai)pclit.  Après 
que  le  café  fut  servi,  la  tante  Nivard  dit  i\  la  jeune  tille: 

—  Je  vais  te  laisser  seule  une  demi-heure,  avant  une  course 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  faire  dans  le  voisinage...  Retourne  dans  ta  chambre,  tu  y  trou- 
veras de  l'encre,  des  plumes  et  du  papier...  Profite  de  mon  ab- 
sence pour  écrire  à  ton  gredin  d'oncle...  Tu  lui  signifieras  ton 
intention  de  demeurer  chez  moi  ;  tu  l'inviteras  à  te  restituer  tes 
affaires  et  à  te  rendre  ses  comptes  dans  le  plus  court  délai... 
Quand  ce  sera  fait,  tu  iras  m'attendre  dans  le  salon  ;  ne  t'impatiente 
pas,  je  serai  tôt  de  retour. 

En  effet,  une  demi-heure  après,  lorsque  Sabine  entra  dans  le 
salon  avec  sa  lettre  à  la  main,  elle  y  fut  presque  aussitôt  rejointe 
par  Adeline  Nivard,  escortée  de  deux  visiteurs,  dans  lesquels  la 
jeune  fille  reconnut  le  docteur  Jourd'heuil  et  le  nouvel  adjoint,  le 
graveur  Loyer. 

—  Sabine,  commença  M"*  Nivard,  avec  une  majestueuse  gra- 
vité, dont  elle  n'avait  guère  i'habitude,  je  te  présente  deux  de  mes 
voisins:  M.  l'adjoint  Loyer  et  M.  le  docteur  Jourd'heuil...  Mes- 
sieurs, voici  ma  nièce  Sabine  Panvert,  qui  va  désormais  de- 
meurer chez  moi...  N'est-ce  pas,  mignonne? 

Sabine  répondit  affirmativement  et  ajouta  qu'elle  remerciait 
de  tout  cœur  sa  tante,  qui  voulait  bien  lui  donner  l'hospitalité. 

—  Messieurs,  continua  celle-ci  en!,se  redressant,  vous  êtes  té- 
moins que  ma  nièce  est  venue  vivre  avec  moi,  de  son  plein  gré... 
Remarquez  en  outre  qu'elle  est  majeure  et  qu'elle  a  le  droit  d'ha- 
biter où  bon  lui  semble...  Je  vous  prie  donc  de  vous  rendre  chez 
le  sieur  Touchebœuf,  mon  beau-frère,  et  de  lui  déclarer  ce  que 
vous  avez  vu  et  entendu,  en  lui  remettant  en  même  temps  le 
poulet  que  voici... 

Elle  confia  la  lettre  de  Sabine  au  docteur  Jourd'heuil,  qui 
promit  de  s'acquitter  ponctuellement  de  la  commission.  Puis, 
après  un  échange  de  remerciemens  et  de  banalités  polies,  les 
deux  voisins  se  retirèrent. 

—  A  présent,  ma  petite,  dit  Adeline,  renonçant  au  mode  so- 
lennel et  reprenant  sa  voix  roucoulante,  nous  pouvons  dormir 
sur  les  deux  oreilles...  Embrasse-moi!... 

Dès  le  soir,  la  nouvelle  du  départ  de  Sabine  et  de  son  élection 
de  domicile  chez  M"^  Nivard  pénétra  par  infiltration  dans  quelques 
maisons  de  Saint-Saviol.  Le  graveur  Loyer  la  chuchota  confiden- 
tiellement aux  habitués  du  Pariier  Fleuri,  en  prenant  un  bock,  et 
ceux-ci,  en  rentrant  chez  eux,  en  firent  le  récit  à  leurs  ména- 
gères. Mais  ce  fut  le  lendemain  matin  seulement  que  l'histoire 
se  répandit  dans  le  bourg  et  y  circula,  commentée,  grossie  et  enjo- 


DANS    LES    ROSES.  577 

livée  de  détails  inédits.  Elle  y  excita^  comme  on  dit  à  la  Chambre, 
des  rumeurs  en  sens  divers.  Chacun  dissertait  à  sa  guise  sur  les 
causes  plus  ou  moins  probables  de  cette  curieuse  aventure.  Les 
uns  prétendaient  que  Sabine  s'était  enfuie  pour  se  soustraire  aux 
violences  de  son  oncle;  les  autres  affirmaient  que  celui-ci  l'avait 
chassée,  à  cause  de  l'amour  qu'elle  persistait  à  montrer  pour 
Désiré  Charmois.  Les  ennemis  de  Touchebœuf  riaient  sous  cape 
et  ne  plaignaient  guère  le  marchand  de  grains;  à  leur  sens,  sa 
nièce  avait  eu  raison  de  s'enfuir  et  de  se  débarrasser  de  la  tyrannie 
de  ce  vieil  égoïste.  Mais  les  bourgeois  rigides  déploraient  cette 
fugue  scandaleuse;  les  gens  respectables,  —  et  presque  tous  se 
flattaient  de  l'être,  —  s'accordaient  à  blâmer  la  jeune  fille  d'avoir 
choisi  pour  refuge  la  maison  d'une  femme  aussi  peu  recomman- 
dable,  aussi  disqualifiée  que  M"*  Nivard;  c'était,  à  leur  avis, 
tomber  de  fièvre  en  chaud  mal,  et  vivre  en  compagnie  d'une  tante 
mal  famée  leur  semblait  un  pire  danger  que  de  subir  les  mauvais 
traitemens  de  l'oncle  Touchebœuf. 

Quant  à  ce  dernier,  il  ne  bougeait  de  son  logis  et  demeurait 
invisible.  Après  le  coup  des  élections,  cette  déconvenue  l'attei- 
gnait en  plein  cœur  et  l'atterrait.  Mais  il  était  de  ceux  qui  brûlent 
leur  fumée  et  dévorent  en  silence  leurs  chagrins  domestiques.  Il 
errait  comme  une  âme  en  peine  à  travers  son  appartement.  De 
sourds  accès  de  rage  le  prenaient,  à  la  pensée  que,  non  seulement 
Sabine  lui  échappait,  mais  qu'elle  avait  demandé  asile  et  assis- 
tance à  cette  odieuse  belle-sœur  qui  était  sa  bête  noire.  —  Son 
orgueil  meurtri,  son  autorité  foulée  aux  pieds,  ses  intérêts  lésés, 
le  faisaient  souffrir  à  crier;  mais  il  se  lamentait  en  dedans  et, 
comme  un  animal  blessé,  blotti  dans  l'ombre  de  son  bureau,  il 
y  léchait  farouchement  sa  plaie. 

Néanmoins,  son  avanie,  ayant  eu  Philomône  pour  témoin,  ne 
pouvait  longtemps  rester  secrète.  La  servante  était  bavarde,  elle 
résistait  difficilement  à  la  tentation  de  jaser  avec  les  voisines,  et 
Léontine  Lavaur  fut  la  première  instruite  de  la  mésaventure  de 
son  propriétaire.  Aussi,  dès  le  lendemain,  s"habilla-t-elle  avant 
midi,  afin  de  servir  l'histoire  toute  chaude  aux  habitans  de  la 
Châtaigneraie.  Elle  appartenait  à  la  catégorie  de  ces  charitables 
personnes  dont  le  principal  bonheur  consiste  à  apporter  de  fâ- 
cheuses nouvelles.  Bien  que  la  chaleur  fût  accablante  et  le  temps 
plein  de  menaces  d'orage, elle  sempressa  d'accourir  chez  son  père 
à  l'heure  du  déjeuner. 

TOME  cxLvm.  —  1898.  3" 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  Charmois  étaient  attablés  dans  la  salle  à  manger,  lorsque 
M"'^  Lavaur  déboucha  de  la  grande  allée  du  jardin.  Ils  ne  savaient 
rien  de  l'événement  de  la  veille,  mais,  soit  que  la  lourdeur  de  la 
température  exerçât  son  influence  assoupissante,  soit  que  la  dis- 
cussion de  l'avant-veille,  à  propos  de  Sabine,  eût  amassé  des 
nuages  entre  le  père  et  le  fils,  ils  achevaient  tous  trois  leur  repas 
dans  un  silence  maussade.  Au  moment  où  Désiré  pliait  déjà  sa 
serviette,  et  se  disposait  ù  sortir,  Léontine  parut  sur  le  seuil  de 
salle  et,  rien  qu'à  l'aspect  de  son  vêtement  noir,  de  ses  yeux  ronds 
et  de  sa  mine  pointue,  qui  la  faisaient  ressembler  à  un  corbeau, 
il  devina  qu'elle  méditait  une  méchanceté.  Il  se  rassit  donc  et  fixa 
sur  elle  un  regard  d'inquiète  méfiance. 

—  Bonjour  papa  et  maman;  bonjour  Désiré,  s'écria-t-elle... 
Vous  allez  bien  tous? 

Puis,  après  avoir  distribue  machinalement  à  la  ronde  trois 
baisers  fort  secs,  elle  s'assit  et  ajouta  : 

—  Hein!  que  dites-vous  de  la  nouvelle?...  En  voilà  une 
affaire  ! 

—  Quelle  nouvelle?  quelle  affaire?  interrogea  distraitement 
Charmois,  en  trempant  un  biscuit  dans  son  vin. 

—  Gomment,  vous  n'êtes  au  courant  de  rien? 

—  Nous  ne  sommes  pas  encore  sortis  de  chez  nous,  observa 
dédaigneusement  Reine  Charmois,  nous  avons  d'autres  chiens  à 
fouetter  que  de  courir  les  rues  dès  le  matin,  pour  récolter  les 
ragots  du  pays. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  ragots,  répliqua  Léontine,  vexée;  je  n'ai 
pas  moi-même  l'habitude  d'écouter  les  potins  de  la  rue...  Si  je 
vous  parle  de  l'aventure  qui  met  Saint-Saviol  sens  dessus  dessous, 
c'est  qu'elle  s'est  passée  dans  ma  propre  maison,  chez  mon  pro- 
priétaire... 

—  ChezTouchebœuf?  s'écria  Désiré,  qui  devint  subitement  pâle. 
— Vraiment!...  chez  Touchebœuf!   répéta    Firmin,  à  la  fois 

intrigué  et  embarrassé. 

Il  pressentait  que  cette  histoire  pouvait  bien  être  la  consé- 
quence de  son  entretien  avec  le  marchand  de  grains,  dans  la 
sente  des  Saussaies  ;  la  bombe  avait  sans  doute  éclaté  et  il  se  de- 
mandait, non  sans  un  mouvement  de  compassion,  si  Désiré  n'al- 
lait pas  en  recevoir  les  éclaboussures. 

—  Chez  Touchebœuf,  parfaitement,  reprit  Léontine...  il  y  a 
eu  hier  une  scène  terrible  entre  lui  et  sa  nièce  :  Philomène  me 


DANS    LES    ROSES.  579 

contait,  ce  matin,  que,  de  sa  cuisine,  elle  entendait  le  bruit  de 
la  dispute  et  les  gros  mots  de  son  maître...  On  ne  sait  pas  au 
juste  à  propos  de  quoi  ils  se  sont  querellés;  mais,  finalement,  dès 
que  l'oncle  a  eu  le  dos  tourné,  la  nièce  a  pris  la  porte  et  s'est 
enfuie  de  la  maison. 

—  Cette  petite  a  toujours  eu  une  mauvaise  tête,  remarqua 
philosophiquement  le  rosioriste. 

Désiré  restait  muet,  mais  ses  traits  s'étaient  contractés  et  il 
fixait  sur  son  père  deux  yeux  irrités  et  soupçonneux. 

—  Voilà  les  fruits  de  l'éducation  d'à  présent!  s'exclama  Reine, 
en  ramassant  dans  une  corbeille  les  débris  de  pain  semés  sur  la 
table,  on  ne  peut  plus  morigéner  ses  filles  sans  qu'elles  se  re- 
biffent et  se  redressent  comme  de  petits  serpens...  Assurément  je 
n'aime  pas  Touchebœuf  ;...  mais  il  a  recueilli  et  hébergé  cette  pe- 
tite à  laquelle  il  ne  devait  rien,  et  si  elle  a  fauté,  c'était  son  droit 
et  son  devoir  de  la  remettre  vertement  dans  le  bon  chemin... 

Il  y  eut  quelques  minutes  d'un  pénible  silence.  Charmois, 
gêné  par  ce  regard  filial  qui  pesait  sur  lui,  et  ne  se  sentant  pas 
la  conscience  nette,  se  leva  de  table,  alla  consulter  le  baromètre, 
puis  tambouriner  aux  vitres,  en  murmurant  : 

—  Je  crois  que  nous  aurons  de  l'orage,  ce  soir. 

Le  brave  homme  ne  se  doutait  guère  qu'avant  de  gronder  dans  le 
ciel,  cet  orage  éclaterait  désagréablement  dans  sa  propre  maison. 

—  Ce  n'est  pas  tout!  continua  Léontine  avec  un  mauvais 
sourire,  devinez  chez  qui  cette  demoiselle  Sabine,  après  son  esca- 
pade, a  eu  l'idée  de  se  réfugier?...  Chez  la  Nivard,  chez  une 
femme  dont  la  réputation  est  détestable...  Une  créature  qui  doit 
sa  fortune  aux  libéralités  do  son  dernier  amant,  une  ancienne 
coureuse  que  personne  ne  veut  fréquenter! 

Les  yeux  de  Désiré  se  baissèrent  comme  pour  cacher  une  se- 
crète humiliation  et  son  visage  bouleversé  exprima  un  doulou- 
reux étonnemcnt. 

—  Ça  devait  être,  dit  M""'  Charmois;  fille  qui  ne  respecte 
pas  ses  parons,  ne  se  respecte  pas  soi-même... 

—  Il  faut  convenir  que  c'est  raide  !  s'exclama  à  son  tour 
Firmin  Charmois. 

Au  fond,  il  n'était  pas  fâché  du  dénouement  de  l'aventure;  il 
y  voyait  un  moyen  do  diminuer  i'ostimo  de  Désiré  pour  Sabine, 
d'ôter  au  garçon  ses  illusions  et  de  le  guérir  peu  à  peu  de  cet 
amour  qui  le  tourmentait. 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Oui,  répéta-t-il,  c'est  raide...  Je  n'admets  pas  qu'une  jeune 
fille,  qui  passait  pour  fière,  honnête  et  sensée,  ait  été  se  galvauder 
en  pareille  compagnie. 

—  Ça  vous  étonne  ?  repartit  acerbement  M""*  Lavaur,  moi  pas  ! . . . 
Qui  se  ressemble  s'assemble...  Cette  Sabine,  avec  ses  yeux  de 
chèvre,  a  toujours  été  une  fille  coquette,  sensuelle  et  scandaleuse- 
ment précoce  pour  son  âge...  La  maison  de  sa  tante  Nivard,  où 
l'on  ne  voit  que  des  nudités  accrochées  aux  murs,  où  les  meubles 
eux-mêmes  sentent  la  luxure  et  le  vice,  est  tout  à  fait  le  logis 
qu'il  lui  faut.  Elle  y  sera  à  bonne  école  et  y  pourra  aguicher  les 
garçons  tout  à  son  aise... 

Elle  fut  brusquement  interrompue  par  un  geste  violent  de 
Désiré,  qui  ne  se  contenait  plus  et  qui  lui  criait  : 

—  Tais-toi,  entends-tu!...  ou  bien  ça  se  gâtera!...  Sabine  vaut 
mieux  que  toi...  Elle,  au  moins,  n'est  ni  une  hypocrite  ni  une  en- 
vieuse! 

Léontine  se  tourna  à  demi  vers  son  frère,  lui  coula  un  coup 
d'œil  hostile  et  riposta  aigrement  : 

—  Ah!  oui, au  fait,  j'oubliais  que  tu  es  son  défenseur...  Tu  lui 
dois  bien  ça,  du  reste,  puisque  tu  as  eu  ses  bonnes  grâces!... 

—  Menteuse,  tu  sais  bien  que  c'est  faux;  mais  cest  dans  ta 
nature  de  lancer  du  venin,  et  quand  je  t'ai  vue  entrer,  je  me 
suis  tout  de  suite  douté  que  tu  venais  ici  pour  quehjue  méchan- 
ceté... Tu  n'es  qu'une  bête  malfaisante!  Après  nous  avoir  trahis 
pour  le  compte  de  Touchebœuf,  maintenant  tu  essayes  de  jeter 
la  désunion  entre  mes  parenset  moi...  Tiens,  va-t'en,  ne  me  force 
pas  à  te  mettre  à  la  porte!... 

—  Désiré,  je  t'en  prie!  protesta  le  malheureux  Firmin,  navré 
de  la  tournure  que  prenait  la  discussion. 

—  Pourquoi  donc  me  mettrais-tu  à  la  porte?...  répliqua  Léon- 
tine en  regimbant,  j'ai  autant  de  droit  que  toi  d'ôtre  chez  nous, 
et  à  moins  que  papa  et  maman  ne  trouvent  que  je  suis  dans 
mon  tort?... 

En  même  temps  elle  jetait  un  regard  impérieux  du  côté  de 
Reine  et  de  Firmin,  mais  voyant  que  son  père  se  taisait  prudem- 
ment, afin  de  ne  pas  exaspérer  Désiré,  et  que  Reine  hochait  la  tête 
en  signe  de  désapprobation,  elle  se  décida  à  battre  en  retraite... 

—  Allons,  grommela-t-elle  furieuse,  toutes  les  vérités  ne  sont 
pas  bonnes  à  dire  et  il  paraît  que  je  suis  de  trop  ici...  Je  m'en  vais, 
bonjour! 


DANS    LES    ROSES.  581 

Quand  elle  fut  partie,  le  rosiériste  revint  vers  son  fils  : 

—  Mon  garçon,  dit-il,  d'un  ton  moitié  sévère  et  moitié  conci- 
liant, tu  as  été  trop  loin  et  tu  n'aurais  pas  dû  oublier  que  tu  par- 
lais à  ta  sœur!...  En  somhie,Léontine  était  dans  le  vrai;  elle  aurait 
pu  être  moins  agressive,  mais... 

Désiré  l'arrêta  d'un  geste  : 

—  Papa,  interrompit-il,  restons-en  là...  Si  nous  revenions  sur 
cette  triste  affaire,  j'aurais  peut-être  des  reproches  à  t'adresser,  à 
toi  aussi,  et  j'aime  mieux  garder  le  silence... 

Il  sortit  et  se  réfugia  dans  le  fond  du  jardin.  Son  esprit  était 
plein  de  doute  et  de  découragement.  Tout  de  même,  le  coup  avait 
porté.  Injuste  à  son  tour,  Désiré  ne  pouvait  s'empêcher  de  blâmer 
la  résolution  de  Sabine,  et  peu  à  peu  il  sentait  s'amasser  au  fond 
de  son  cœur  une  lie  de  méfiance  et  de  désenchantement. 

XIV 

La  malencontreuse  visite  de  Léontine  eut,  pendant  le  reste 
du  jour,  une  répercussion  pénible  sur  l'état  d'esprit  des  habitans 
de  la  Châtaigneraie.  Firmin  Charmois,  encore  tout  ému,  était 
parti  après  le  déjeuner.  On  l'avait  convoqué  à  Sceaux  pour  la 
revision  et  il  y  devait  dîner,  chez  le  maire,  avec  ses  collègues. 
Reine  passa  son  après-midi  à  tracasser  dans  son  ménage  et  à  se 
lamenter  sur  les  maudites  histoires  qui  menaçaient  de  désunir  la 
famille.  Quant  à  Désiré,  le  plus  atteint  des  trois,  il  était  allé  cacher 
son  agitation  derrière  les  massifs  de  rosiers  et  essayait  de  calmer 
sa  fièvre,  en  travaillant  avec  acharnement,  malgré  la  lourdeur 
assoupissante  de  la  température.  Mais  il  avait  beau  s'abstraire 
dans  ses  besognes  manuelles,  il  ne  pouvait  s'empêcher  de  penser 
au  scandale  causé  par  la  fuite  de  Sabine,  ni  de  déplorer  cette 
fâcheuse  installation  chez  Adeline  Nivard.  Sur  ce  point,  il  parta- 
geait les  préventions  des  gens  de  Saint-Saviol,  n'admettait  pas 
qu'on  rompît  ainsi  en  visière  à  l'opinion  publique  et  voyait,  dans 
cette  situation  équivocjue  de  la  jeune  fille,  un  obstacle  plus  sé- 
rieux que  tous  les  autres  à  ses  projets  de  mariage.  Au  crépuscule, 
le  souper  réunit  de  nouveau  le  fils  et  la  mère,  et,  de  nouveau,  le 
repas  pris  en  commun  se  ressentit  des  préoccupations  qui  les 
tourmentaient  tous  deux.  U(ùne  s  abstenait  de  faire  des  remon- 
trances directes  à  son  garçon,  mais  dans  sa  contenance,  dans  ses 
fréfjuens  soupirs,  dans  les  réflexions  auxquelles  elle  donnait  une 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

brève  forme  proverbiale  et  qu'elle  semblait  adresser  à  un  audi- 
teur invisible,  on  sentait  percer  une  austère  désapprobation;  on 
devinait  combien  la  rigide  matrone  blâmait  la  continuation  de 
cette  liaison  avec  une  fille  qui  s'exposait  maintenante  être  partout 
montrée  au  doigt. 

Aussi,  dès  que  la  nappe  fut  enlevée,  Désiré  se  retira,  en  pré- 
textant de  sa  fatigue,  et  monta  se  coucher.  En  effet,  dès  qu'il  fut 
chez  lui,  il  se  dévêtit  et,  accablé  autant  par  la  pesanteur  d'un  ciel 
orageux  que  par  la  lassitude  physique,  il  s'endormit  presque 
aussitôt.  Charmois  avait  exprimé  le  désir  qu'on  ne  l'attendît  point  ; 
de  sorte  que  Reine,  après  avoir  fait  sa  ronde  et  constaté  que  tout 
était  en  ordre,  gagna  elle-même  sa  chambre  et  se  mit  au  lit. 

Elle  avait  à  peine  soufflé  sa  bougie  et  posé  sa  tête  sur 
l'oreiller,  qu'un  violent  coup  de  tonnerre  la  secoua.  Elle  se 
dressa  sur  son  séant,  prêta  l'oreille  et  entendit  la  pluie  ruisseler 
au  dehors.  L'orage  venait  d'éclater,  de  larges  éclairs  illuminaient, 
presque  sans  intervalles,  l'obscurité  de  la  pièce.  Tout  à  coup, 
Reine  pensa  à  la  possibilité  d'une  tombée  de  grêle  et,  avec  une 
soudaine  angoisse,  se  demanda  si,  en  l'absence  de  Firmin,  Désiré 
n'avait  pas,  au  milieu  de  ses  préoccupations  amoureuses,  oublié 
de  prendre  les  précautions  nécessaires  pour  protéger  le  vitrage 
des  deux  serres.  Ausitôt,  elle  sauta  du  lit,  revêtit  un  jupon  et  un 
casaquin,  alluma  une  lanterne,  puis  courut  chez  son  fils,  qu'elle 
tira  brusquement  de  son  sommeil. 

—  Désiré!  entends-tu?... 

—  Hein?...  Quoi  donc?  demanda-t-il,  éveillé  en  sursaut. 

—  Il  fait  un  gros  orage...  A-t-on  rabattu  les  paillassons  sur 
les  serres? 

Il  se  frotta  les  yeux,  rassembla  ses  idées  et  soudain,  se  frappant 
le  front  : 

—  Non. . .  Je  ne  crois  pas. . .  Mâtin  !  effectivement  ça  tombe  dru  ! 

—  Allons,  reprit  Reine  alarmée,  habille-toi  vite...  S'il  venait 
à  grêler,  nous  serions  dans  de  beaux  draps  ! 

Désiré  enfila  son  pantalon  et  sa  veste,  et  se  chaussant  à  la  hâte, 
s'élança  dehors  avec  sa  mère. 

Une  averse  cinglante,  mêlée  déjà  de  grêlons,  leur  fouetta  le 
visage  ;  mais  Reine,  habituée  depuis  longtemps  à  de  pareilles 
alertes,  n'était  pas  femme  à  reculer  devant  une  ondée.  —  Vite! 
vite!  murmurait-elle  en  se  précipitant  dans  l'allée  où,  à  chaque 
instant,  de  phosphorescentes  claités  traversaient  le  ciel  bas.  De 


DANS    LES    ROSES.  ;J83 

retentissans  coups  de  tonnerre  leur  succédaient.  A  la  lueur  des 
éclairs,  on  apercevait  soudain  de  grands  carrés  de  roses,  courbant 
leurs  épaisses  corolles  sous  l'eau  ruisselante,  puis  plus  loin,  la 
perspective  des  serres,  sur  le  vitrage  desquelles  les  paillassons 
n'avaient  pas  été  déroulés.  Au  môme  moment,  Reine  poussa  un 
cri  de  désolation. 

—  Ah!  Seigneur,  nous  sommes  perdus,  nous  sommes  ruinés! 
Des  grêlons,  gros  comme  des  noix,  pleuvaient   avec  un  re- 
bondissant fracas  sur  le  gravier  et  sur  les  vitres. 

Ils  hachaient  les  feuilles,  enlevaient  des  plaques  d'écorces  aux 
troncs  des  arbres,  et,  pareils  à  des  balles,  criblaient  de  trous  les 
verrières  qui  tintaient  et  volaient  en  éclats.  Désiré  eut  la  joue  dé- 
chirée par  une  de  ces  billes  de  glace  agglutinée  et,  comprenant 
le  danger,  saisit  le  bras  de  sa  mère  pour  lui  faire  rebrousser 
chemin.  Reine  regimbait;  tout  en  jetant  des  lamentations  aiguës, 
elle  s'entêtait  à  marcher  dans  la  direction  de  la  serre. 

—  Non,  s'écria  impérieusement  Désiré,  le  mal  est  fait  mainte- 
nant et  nous  n'y  pouvons  rien...  Inutile  d'attraper  votre  mort, 
maman  ! . . . 

Il  l'entraînait,  l'emportait  presque  à  bras-le-corps  et  la  forçait 
à  se  réfugier  dans  le  vestibule.  Mais  une  fois  abritée,  l'opiniâtre 
ménagère  ne  prétendait  pas  remonter  dans  sa  chambre.  Elle  res- 
tait appuyée  contre  la  porte  vitrée  et,  quand  une  bleuâtre  flamme 
d'éclair  découvrait  à  ses  yeux  une  partie  du  jardin  massacré  par 
la  grêle,  elle  joignait  les  mains  et  sanglotait  faiblement.  Enervée, 
affolée,  elle  se  désolait,  comme  si  tout  ce  dégât  eût  été  le  résultat 
d'une  faute  personnelle  : 

—  Ah!  mon  Dieu!  mon  Dieu!  quel  malheur,  nous  sommes 
perdus!...  Qu'est-ce  que  va  dire  ton  père  en  rentrant! 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  les  grêlons  devinrent  plus  rares 
et  la  violence  de  la  pluie  elle-même  s'atténua.  L'orage  s'en  allait 
vers  la  Seine  ;  peu  à  peu  le  ciel  s'éclaircissait  et  un  croissant  de 
lune,  émergeant  de  l'épaisseur  des  nuées  fuyantes,  montra  aux 
habilans  de  la  Châtaigneraie  toute  l'étendue  du  désastre  :  —  l'eau 
roulant  dans  les  allées  défoncées,  les  rosiers  saccagés,  la  terre 
couverte  d'une  couche  de  grêlons,  les  arbres  fruitiers  dépouillés 
de  leurs  feuilles  et,  tout  là-bas,  dans  la  serre,  les  vitrages  crevés 
laissant  voir  les  arceaux  de  fer  de  l'arniature. 

Désiré,  effrayé  de  la  surexcitation  de  sa  mère.  Unlail  de  la  ré- 
conforter et  de  la  décider  à  regagner  sa  chambre,  pour  y  changer 


o84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  linge;  mais  elle  lui  résistait,  demeurait  affalée  contre  l'embfa- 
sure  de  la  porte  et  continuait  de  gémir,  sans  s'inquiéter  de  ses 
vêtemens  mouillés  qui  collaient  sur  son  corps  tremblant.  —  Ce 
fut  dans  cet  état  que  la  trouva  Firmin  Charmois,  quand  il  revint 
de  son  dîner  officiel. 

L'orage  avait  été  local  et,  à  Sceaux,  tout  s'était  borné  à  une 
averse  inoffensive.  Néanmoins,  en  entendant  les  coups  de  ton- 
nerre se  succéder  dans  la  direction  de  Saint-Saviol,  Firmin,  in- 
quiet, avait  pris  congé  de  son  hôte  et  s'était  hâté  de  descendre  vers 
Châtenay.  Jusqu'à  la  sortie  du  village,  il  ne  remarqua  rien  d'in- 
solite ;  l'ouragan,  s'étant  à  peine  étendu  sur  une  largeur  d'une 
demi-lieue,  avait  épargné  ce  versant  de  la  vallée.  ^lais,  en  traver- 
sant la  route  de  Versailles,  le  rosiériste,  à  l'aspect  de  la  chaussée 
jonchée  de  feuilles  vertes,  commença  de  s'alarmer.  Il  vit,  dans  un 
fossé,  de  petits  tas  blancs,  se  baissa,  ramassa  un  grêlon  gros 
comme  un  œuf  de  pigeon,  et  une  angoisse  lui  serra  le  cœur. 

Quand  la  lune,  se  dégageant  des  nuages,  éclaira  les  champs, 
ce  fut  bien  pis.  Les  blés  et  les  seigles  couchés  au  ras  du  sol,  les 
vignes  et  les  groseilliers  fauchés  comme  par  la  mitraille,  les  ar- 
bustes mutilés,  offraient  un  navrant  spectacle.  On  entendait 
monter  au  loin,  ainsi  qu'une  sourde  lamentation,  les  cris  des 
gens  épars  dans  les  cultures  et  qui  se  désespéraient  en  constatant 
le  dégât.  Charmois,  talonné  par  le  pressentiment  de  quelque  cata- 
strophe, doubla  le  pas  et  arriva  haletant  à  la  Châtaigneraie. 

Dès  qu'il  pénétra  dans  le  vestibule,  la  consternation  de  Désiré 
et  la  surexcitation  de  Reine  ne  lui  laissèrent  plus  de  doutes. 

—  Nous  avons  été  touchés?  s'écria-t-il. 

Désiré  leva  les  bras,  les  laissa  retomber,  et  murmura  : 
•  —  Un  désastre!... 

—  Nous  sommes  ruinés,  gémit  la  mère,  c'est  la  fin  de  tout!... 
Sa  détresse  retourna  le  cœur  du  rosiériste.  Il  embrassa  Reine 

et,  s'apercevant  qu'elle  grelottait  dans  ses  vêtemens  trempés,  la 
conduisit  dans  sa  chambre,  où  il  la  força  de  se  mettre  au  lit.  Puis 
il  redescendit  et  emmena  Désiré  à  travers  le  jardin  afin  de  cal- 
culer la  gravité  du  mal.  Il  n'y  avait  plus  d'illusion  à  se  faire;  les 
rosiers  étaient  pour  la  plupart  blessés  à  mort;  dans  les  serres,  au 
milieu  des  débris  de  verre  et  de  feuillages,  les  pêchers  et  les  ceps 
frissonnaient,  lamentables.  La  grêle  n'avait  rien  épargné  et  on 
pouvait  évaluer  à  dix  mille  francs,  au  bas  mot,  le  montant  des 
pertes.  Firmin  demeurait  suffoqué  ;  le  chagrin  lui  ôtait  la  parole; 


DANS    LES    ROSES.  S85 

il  se  bornait  à  hocher  la  tête,  à  agiter  les  bras  et  à  les  croiser  ra- 
geusement contre  sa  poitrine. 

—  Rentrons  1  dit-il  enfin  d'une  voix  sourde. 

Hélas!  le  pauvre  homme  n'était  pas  au  bout  de  son  épreuve. 
Quand  il  revint  dans  la  chambre  à  coucher,  il  trouva  Reine  con- 
gestionnée, oppressée  et  tremblant  la  fièvre.  Le  lendemain,  dès  le 
matin,  effrayé  de  voir  qu'au  lieu  de  diminuer,  l'oppression  aug- 
mentait, il  fit  mander  en  hâte  le  docteur  Jourd'heuil.  Le  médecin 
accourut,  examina  la  malade,  s'informa,  procéda  à  une  auscul- 
tation minutieuse  puis,  le  visage  impassible,  écrivit  une  ordon- 
nance. Mais  une  fois  dans  le  vestibule,  il  prit  Firmin  à  part: 

—  Mon  cher  maire,  murmura-t-il,  je  ne  vous  le  cache  pas, 
j'ai  peu  d'espoir;  les  deux  poumons  sont  engorgés  et  les  progrès 
de  l'inflammation  sont  si  rapides  que  je  crains  une  pneumonie 
infectieuse;  chez  un  sujet  jeune,  il  y  aurait  de  la  ressource,  mais 
M^^Charmois,  débilitée  par  l'âge,  et  aussi  sans  doute  par  de  nom- 
breuses fatigues,  est  un  mauvais  terrain.  Ayez  donc  du  courage 
et  attendez-vous  à  un  dénouement  fatal... 

Après  avoir  entendu  cette  sentence,  assénée  comme  un  coup 
de  massue,  Firmin  Charmois  eut  néanmoins  assez  d'énergie  pour 
renfoncer  au  dedans  de  lui  sa  peine,  et  se  composer  un  visage 
placide  avant  de  reparaître  devant  la  malade  : 

—  Eh  bien!  chuchota-t-elle ,  quand  il  s'approcha  du  lit, 
qu'est-ce  qu'il  dit.  ton  médecin? 

—  Rien  de  grave,  répondit  Firmin  en  se  détournant  pour 
échapper  au  coup  d'oeil  trop  perspicace  de  sa  femme,  il  s'agit 
d'une  légère  fluxion  de  poitrine  qui,  avec  des  soins,  sera  guérie 
dans  une  huitaine. 

—  Ton  Jourd'heuil  est  un  âne!...  Toutes  ses  drogues  seront 
inutiles  et  je  sais  bien,  moi,  que  c'est  la  fin...  Cette  grêle  m'a 
donné  le  coup  de  la  mort... 

En  oflet,  la  lièvre  redoublait,  la  respiration  devenait  de  plus 
en  plus  difficile.  Deux  jours  après,  dans  un  moment  d'accalinio, 
Reine  se  sentit  à  bout  et  demanda  qu'on  fît  appeler  ses  filles. 

Elles  arrivèrent  chacune  de  leur  côté,  et,  se  rencontrant  dans 
le  vestibule,  échangèrent  des  regards  agressifs.  Depuis  les  élec- 
tions, elles  étaient  brouillées  et  ne  se  saluaient  même  plus.  Char- 
mois,  les  lèvres  crispées,  les  yeux  rougis,  les  introduisit  dans  la 
chambre  à  coucher,  où  Désiré,  assis  au  chevet  de  la  moribonde, 
avait  grund'peine  à  dissimuler  son  chagrin: 


S86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Mes  enfans,  bégaya  Reine  d'une  voix  sifflante,  je  m'en 
vais...  Tâchez,  quand  je  ne  serai  plus  là,...  de  toujours  bien  vous 
accorder  avec  votre  père...  Je  lui  laisse  tout,  vous  entendez, 
tout!...  Ne  lui  faites  pas  de  misères!...  Je  reviendrais  tirer  les 
pieds  de  celle  qui  se  conduirait  mal  avec  lui. 

—  Reine,  Reine!...  interrompit  Firmin  d'une  voix  étranglée, 
je  t'en  prie,  ne  t'agite  pas!,.. 

Florence  sanglotait  très  haut,  avec  des  cris  pareils  à  des 
gloussemens  de  poule;  Léontine  épongeait  hypocritement  ses 
yeux  secs.  Pendant  ce  temps,  leur  mère  mettait  sa  main  dans  la 
main  de  Désiré  et  attirait  le  garçon  tout  près  de  sa  joue  : 

—  Toi,  non  plus,  murmura-t-elle  péniblement,  ne  me  dés- 
obéis pas!...  Tu  sais  ce  que  je  veux  dire  :  «  Qui  mal  se  marie, 
à  loisir  se  repent...  »  Sois  un  bon  fils,  ne  contrarie  jamais  ton 
père...  jamais  1... 

Ils  furent  interrompus  par  le  curé,  assisté  de  son  enfant  de 
chœur,  qui  apportait  les  saintes  huiles,  et,  autour  du  lit,  tous  s'age- 
nouillèrent, tandis  que  le  prêtre  préparait  les  tampons  d'ouate 
destinés  aux  suprêmes  onctions... 

Après  avoir  reçu  le  sacrement.  Reine  laissa  retomber  sa  tête 
sur  l'oreiller  et  sembla  ne  plus  reconnaître  ceux  qui  l'entou- 
raient. Le  délire  l'avait  prise  et  ne  la  quittait  plus.  A  travers  le 
halètement  de  sa  respiration,  elle  murmurait  des  paroles  sans 
suite,  parmi  lesquelles  revenaient  toujours  :  «  Oh!  la  mairie!...  la 
grêle!...  C'est  fini,  les  roses!...  »  Vers  la  fin  de  la  nuit,  elle  entra 
en  agonie,  et  à  la  prime  aube,  après  un  dernier  effort  pour  rattra- 
per son  souffle,  elle  s'éteignit  dans  les  bras  de  Firmin. 

André  Theuriet. 
[La  dernière  partie  au  prochain  niwiéro.) 


LA  BATAILLE  DE  WATERLOO 


I 


DE  SIX  HEURES  DU  MATIN  A  TROIS  HEURES 
DE  L'APRÈS-MIDI 


I 


Les  plateaux  de  la  Belle-Alliance  et  de  Mont-Saint-Jean, 
chacun  dune  altitude  moyenne  de  132  mètres,  s'élèvent  à  peu 
près  parallèlement  dans  la  direction  du  couchant  au  levant.  Ils 
sont  séparés  par  un  vallon  étroit  et  peu  profond.  De  l'auberge 
de  la  Belle-Alliance  aux  premières  crêtes  de  Mont-Saint- Jean,  il 
n'y  a  que  1  400  mètres  à  vol  d'oiseau,  et  les  fonds  les  plus  bas 
sont  cotés  110.  La  grande  route  de  Charleroi  à  Bruxelles  traverse 
ce  vallon  perpendiculairement,  du  sud  au  nord.  A  gauche  de  la 
route,  il  s'ouvre  vers  Braine-l'Alleud  et  présente  de  multiples 
ondulations  de  terrain;  à  droite,  il  est  encore  plus  accidenté,  va 
toujours  se  resserrant,  devient  ravin  et  finit  par  former  le  lit  du 
ruisseau  d'Ohain.  Non  loin,  à  l'ouest,  de  la  route  de  Charleroi, 
passe  aussi  dans  le  vallon  la  route  de  Nivelles,  qui  court  du  sud- 
ouest  au  nord-est.  Après  avoir  atteint  le  plateau  de  Mont-Sainl- 
Jean,  cette  seconde  route  croise  à  angle  aigu,  au  hameau  do  ce 
nom,  la  grande  route  de  Charleroi,  laquelle  traverse  à  environ 
une  lieuo  de  là  le  village  de  Waterloo,  construit  dans  une  échan- 
crure  de  la  forêt  de  Soignes,  et  continue  vers  Bruxelles  en  s'cn- 
fonçant  sous  bois  (d). 

(1)  \Vellin(,'ton  avait  établi,  lo  soir  du  M  juin,  son  iiuiirlicr  iri-m'-ral  à  Waterloo; 
il  y  écrivit,  le  Ifi.  \r  luillctin  dosa  victoire.  C'est  pnuniuoi  la  halaille  porte  le  nom 


o88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Vue  de  la  Belle-Alliance,  la  grande  route  de  Bruxelles,  qui 
descend  et  remonte  en  ligne  droite,  semble  très  raide.  C'est  une 
illusion  de  perspective.  En  réalité,  les  pentes  n'ont  guère  plus  de 
deux  degrés  d'inclinaison.  Un  cavalier  peut  les  gravir  à  un  galop 
soutenu  sans  trop  presser  son  cheval  et  sans  l'essouffler.  Mais  à  la 
droite  comme  à  la  gauche  de  la  grande  route,  le  sol  très  inégal 
s'escarpe  en  maint  endroit.  C'est  une  succession  infinie  de  mame- 
lons et  de  creux,  de  rideaux  et  de  plis,  de  buttes  et  de  sillons. 
Cependant,  à  le  regarder  des  hauteurs,  le  vallon  a  l'aspect  d'une 
plaine  s'étendant  sans  dépressions  marquées  entre  deux  collines 
d'un  très  faible  relief.  11  faut  passer  à  travers  champs  pour  voir 
ces  mouvemens  de  terrain  incessans  et  onduleux,  comparables 
aux  houles  de  la  mer. 

Le  chemin  d'Ohain  à  Braine-l'Alleud,  qui  côtoie  la  crête 
du  plateau  de  Mont-Saint-Jean  et  y  coupe  à  angle  droit  la  route 
de  Bruxelles,  couvre  d'une  ligne  d'obstacles  naturels  presque 
toute  la  position  anglaise.  A  l'est  de  la  grande  route,  ce  chemin 
est  au  ras  du  sol  ;  mais  une  double  bordure  de  haies  vives,  hautes 
et  drues,  le  rendent  infranchissable  à  la  cavalerie.  A  l'ouest,  le 
terrain  se  relevant  brusquement,  le  chemin  d'Ohain  s'engage  entre 
deux  talus  de  cinq  à  sept  pieds;  il  forme  ainsi,  l'espace  de 
400  mètres,  une  redoutable  tranchée-abri.  Puis  il  se  retrouve  de 
niveau  et  continue  son  parcours  sans  présenter  désormais  d'autres 
obstacles  que  quelques  haies  éparses  (1).  En  arrière  de  la  crête  qui 

de  Waterloo,  bien  que  laction  se  soit  passée  à  6  kilomètres  au  sud  de  ce  village. 

(1)  Je  devrais  employer  l'imparfait  au  lieu  du  présent,  car  dès  1823,  Wellington 
disait,  au  retour  d'une  excursion  à  Munt-Saint-Jean,  qu'on  lui  avait  changé  son 
champ  de  bataille.  Plusieurs  bois,  ainsi  que  la  partie  de  la  forêt  de  Soignes  qui  en- 
tourait Waterloo  au  nord,  ont  été  défrichés.  Les  haies  qui  couronnaient  le  chemin 
d'Ohain  à  l'est  de  la  grande  route  de  Bruxelles  ont  été  arrachées.  Enfin,  des  talus 
qui  bordaient  ce  chemin  à  l'ouest  de  la  grande  route,  jusqu'au  chemin  de  .Merbe- 
Braine,  le  talus  intérieur  existe  seul  encore  partiellement.  L'autre  a  été  rasé  lors 
des  grands  travaux  de  terrassement  (1822-1823)  exécutés  pour  l'érection  du  Lion- 
Belge  sur  l'immense  butte  conique  artiflcielle  que  l'on  aperçoit  de  partout,  et  qui  de 
partout  gâte  le  paysage. 

On  répète  sans  cesse  que  pour  édifier  cette  butte  on  a  écrêté  de  deux  mètres 
tout  le  plateau  sur  une  superficie  de  14  ou  15  hectares.  (A  ce  compte,  par  quel  mi- 
racle la  berge  intérieure  du  chemin  d'Ohain  existerait-elle  encore?)  C'est  une  tra- 
dition erronée.  Le  plateau  n'a  pas  été  écrêté.  Le  sol  du  chemin  d'Ohain  qui  en  suit 
le  bord  est  le  sol  primitif.  L'emprise  des  terres  a  eu  lieu  seulement  sur  les  rampes 
supérieures  du  coteau,  à  l'ouest  de  la  route,  depuis  le  potager  de  la  Haie-Sainte 
jusqu'à  la  base  actuelle  de  la  Butte-du-Lion.  Le  talus  extérieur  du  chemin  a  été  rasé 
du  même  coup.  Ces  terres  appartenaient  à  la  famille  Fortemps. 

On  s'accorde  à  dire  que  la  hauteur  primitive  du  terrain  déblayé  est  marquée 
aujourd'hui  à  peu  près  par  le  sommet  du  tertre  qui  supporte  le  monument  du  co- 
lonel anglais  Gordon.  Ce  tertre  n'est  pas  artificiel,  comme  il  semble  aux  touristes. 


LA    BATAILLE    DE    WATEHLOO.  589 

forme  rideau,  le  terrain  s'incline  vers  le  nord,  disposition  très 
favorable  à  la  défense.  Les  troupes  de  seconde  ligne  et  les  ré- 
serves échappent  à  la  vue  de  l'ennemi  et  sont  en  partie  abritées 
contre  le  fou. 

Espacés  sur  un  rayon  de  3  500  mètres,  à  mi-côte  et  dans  les 
fonds,  le  château  de  Hougoumont  avec  sa  chapelle,  ses  vastes 
communs,  son  parc  clos  de  murs,  son  verger  entouré  de  haies  et 
le  bois-taillis  qui  en  défend  l'approche  du  côté  du  sud;  la  ferme 
de  la  Haie-Sainte,  massif  de  pierre  flanqué  d'un  verger  bordé  de 
haies  et  d'un  potager  en  terrasse;  un  monticule  surmontant  l'ex- 
cavation d'une  sablonnière  et  protégé  par  une  haie  ;  la  grosse 
ferme  de  La  Haie;  la  ferme  de  Papelolte;  enfin,  le  hameau  de 
Smohain  forment  autant  de  fortins,  de  redoutes  et  de  caponnières 
devant  le  front  de  la  position. 

L'horizon  est  fermé  au  nord  par  les  masses  vertes  de  la  forêt 
de  Soignes,  sur  lesquelles  se  détachent  les  clochers  de  Mont-Saint- 
Jean  et  de  Braine-l'Alleud.  Au  nord-est  s'étendent  les  bois  d'Ohain 
et  de  Paris,  et  plus  loin  les  bois  de  Chapelle-Saint-Lambert.  A 
Test,  les  bois  de  Viré  et  d'Hubermont  bordent  les  croupes  qui 
couronnent  le  ravin  de  la  Lasne,  lequel  prend  naissance  près  du 
village  de  Plancenoit.  Tout  le  reste  du  terrain  est  découvert.  Au 
sommet  des  plateaux,  sur  les  versans  des  collines,  dans  le  fond 
des  vallées,  partout  de  grands  seigles  qui  commencent  à  blondir. 

En  résumé,  une  vaste  courtine  (le  plateau  de  Mont-Saint-Jean), 
s'élevant  au-dessus  des  vallons  de  Smohain  et  de  Braine-l'Alleud; 
deux  rangées  de  haies,  puis  une  double  berge  comme  parapet  (le 
chemin  d'Ohain),  d'où  l'on  peut  battre,  à  l'inclinaison  d'une 
plongée,  tous  les  points  d'approche;  six  ouvrages  en  avant  du 
front  (Hougoumont,  la  Haie-Sainte,  la  sablonnière,  Papelotte,  La 
Haio,  Smohain);  des  débouchés  faciles  pour  des  contre-attaques; 
en  arrière  du  parapet,  un  terrain  déclive,  masqué  aux  vues  de 
l'ennemi,  traversé  par  deux  grandes  routes  et  se  prêtant  aux  mou- 
vemens  rapides  des  troupes  de  renfort  et  des  réserves  d'artillerie, 
telle  était  la  position  choisie  par  Wellington. 

Le  monument,  érigé,  en  1817,  sur  l'emplaocmont  même  où  Gonlon  fut  tué,  séicvait 
alors  à  peu  près  au  niveau  tlu  sol.  On  a  respecté  ee  terrain  lors  de  terrassc- 
mens.  on  a  enlevé  les  terres  alentour,  «t  il  est  resté  connue  une  sorte  de  pyra- 
mide. Il  semble  aussi  qu'on  a  rasé  la  Ix-rge  escarpée  qui  bordait  la  route  de 
Bruxelles  à  l'est  depuis  la  sablonnière  jusipiau  chemin  d'dliain.  l/emplacement  de 
la  sablonnière  est  indiqué  aujourd'hui  par  le  tertre  sablonneux  où  s'élève  le  monu- 
ment des  llanovriens. 


I 


?)90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


II 

Les  Anglais  avaient  bivouaqué  un  peu  en  désordre  sur  toute 
l'étendue  du  plateau.  Eveillés  au  point  du  jour,  ils  commencèrent 
à  rallumer  les  feux,  à  préparer  leur  repas,  à  nettoyer  leurs 
vêtemens  et  leurs  armes.  Au  lieu  de  débourrer  les  fusils,  la  plu- 
part des  soldats  les  déchargeaient  en  l'air.  C'était  une  mousque- 
terie  continuelle  donnant  l'illusion  d'un  combat.  Les  grand'gardes 
de  Napoléon  étaient  peu  vigilantes  ou  singulièrement  aguerries, 
car  aucune  relation  française  ne  mentionne  de  fausse  alerte 
causée  par  cette  fusillade.  Vers  six  heures,  à  Tappel  discord  des 
trompettes,  des  pibrochs  et  des  tambours,  sonnant  et  battant  de 
tous  côtés  à  la  fois,  les  troupes  s'assemblèrent.  L'inspection 
passée,  bataillons,  escadrons  et  batteries,  guidés  par  les  officiers 
de  l'état-major,  vinrent  occuper   leurs  emplacemens  de  combat. 

Les  brigades  anglaises  Byng  et  Maitland  (gardes)  et  Colin 
Halkett,  la  brigade  hanovrienne  Kielmansegge  et  la  brigade 
anglo-allemande  Ompteda  s'établirent  en  première  ligne  le  long 
du  chemin  d'Ohain,  la  droite  (Byng)  près  de  la  route  de  Nivelles, 
la  gauche  (Ompteda)  appuyée  à  la  route  de  Bruxelles.  A  l'est  de 
cette  route,  également  le  long  du  chemin  d'Uhain,  se  placeront 
les  brigades  anglaises  Kempt  et  Pack  (division  Picton),  la  brigade 
hollando-belge  Bylandt  et  la  brigade  hanovrienne  Best. 

Ces  neuf  brigades  formèrent  le  centre  ou,  pour  mieux  dire, 
presque  tout  le  front  de  l'armée  alliée;  car,  dans  l'ordre  de  ba- 
taille de  Wellington,  il  n'y  avait  point  proprement  de  centre.  Il 
y  avait  un  centre  droit  et  un  centre  gauche  (1)  —  séparés  par  la 
route  de  Bruxelles  —  et  deux  ailes.  L'aile  droite,  formée  des  bri- 
gades anglaises  Adam  et  Mitchell,  de  la  brigade  hanovrienne 
William  Halkett  et  de  la  brigade  anglo-allemande  Duplat,  était 
en  potence  entre  la  route  de  Nivelles  et  Merbe-Braine;à  rextrême 
droite,  la  division  hollando-belge  de  Chassé  occupait  le  terrain 
en  avant  de  Braine-l'Alleud.  L'aile  gauche  était  forte  seulement 
de  la  brigade  nassavienne  du  prince  de  Saxe-Weimar  et  de  la 
brigade  hanovrienne  Winckc  :  ces  troupes  se  tenaient  au-dessus 
de  Papelotte,de  La  Haie  et  de  Smohain,  avec  des  postes  dans  ces 
positions  mêmes.  A  l'extrême  gauche,  les  brigades  de  cavalerie 

(1)  Ces  expressions  de  centre  droit  et  centre  gauche  sont  employées  par  Wel- 
lington et  par  le  major  Pratt,  du  73''  anglais. 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  591 

anglaise  Vaudeleur  et  Vivian  flanquaient  l'armée  dans  la  direction 
d'Ohain. 

La  réserve,  formée  sur  le  plateau,  en  deux  lignes,  la  deuxième 
ligne  près  de  la  ferme  de  Mont-Saint-Jean,  comprenait  :  derrière 
le  centre  droit,  la  brigade  nassavienne  Kruse,  tout  le  corps  de 
Brunswick  (infanterie  et  cavalerie),  les  brigades  de  cavalerie 
anglo-allemande  de  Grant,  de  Dornberg  et  d'Arenschild,  la  bri- 
gade des  gardes  à  cheval  de  Somerset,  les  brigades  Tripp  et  van 
Merlen  (carabiniers  et  hussards  hollando-belges)  ;  derrière  le 
centre  gauche,  la  brigade  anglaise  Lambert,  la  brigade  de  dra- 
gons anglais  de  Ponsonby  et  la  brigade  de  dragons  hollando- 
belges  de  Ghigny. 

L'artillerie  était  ainsi  disposée  :  quatre  batteries  sur  le  front  du 
centre  droit;  une  exactement  au  centre  de  la  ligne  de  bataille,  à 
l'intersection  de  la  route  de  Bruxelles  et  du  chemin  d  Uhain  ; 
trois  sur  le  front  du  centre  gauche;  deux  à  l'aile  droite  ;  deux  à 
l'extrême  droite  avec  Chassé;  une  à  l'extrême  gauche  avec  Vivian; 
deux  batteries  à  pied  et  huit  à  cheval  en  seconde  ligne,  derrière 
le  centre  droit  ;  trois  batteries  en  réserve  près  de  la  ferme  de 
Mont- Saint- Jean. 

L'infanterie  et  l'artillerie  postées  sur  le  front  étaient  établies, 
selon  la  commodité  du  terrain  et  le  plus  ou  moins  d'étendue  du 
champ  de  tir,  en  avant  et  en  arrière  du  chemin  d'Ohain.  On  avait 
pratiqué  des  embrasures  pour  les  pièces  dans  les  berges  et  les 
haies.  Des  bataillons,  des  brigades  entières  se  trouvaient  complè- 
tement masqués,  les  uns  par  les  talus  et  les  haies  vives  du  che- 
min, les  autres  en  raison  de  la  déclivité  intérieure  du  plateau. 
Cette  déclivité  profitait  aussi  aux  réserves  en  empêchant  de  les 
apercevoir  de  la  hauteur  opposée.  Sur  les  remparts  et  jusque  dans 
le  vallon,  se  déployaient  des  chaînes  de  tirailleurs.  Les  fermes  et 
les  accidens  de  terrain,  formant  ouvrages  avancés,  avaient  été  mis 
en  état  de  défense.  Une  barricade  s'élevait  en  travers  de  la  route 
de  Bruxelles  à  la  hauteur  de  la  Haie-Sainte;  des  abatis  barraient 
la  route  de  Nivelles.  Ilougoumon  tétait  occupé  par  sept  compagnies 
des  l*""",  2'^  [Coldstrcam)  et  '^''  régimcns  des  gardes  anglaises,  une 
compagnie  hanovrienno  et  un  bataillon  de  Nassau;  la  Haie- 
Sainte,  par  cinq  compagnies  de  la  légion  germanique;  la  sai)lon- 
nière  et  ses  abords,  par  le  95'';  La  Haie,  Papelotte  et  les  premières 
maisons  de  Snioliaiu,  par  des  détachemens  du  prince  de  Saxe- 
VVeiniar.  Wellington  n'avait  conliaiice  que  dans  ses  Anglais.  C'est 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pourquoi  les  troupes  anglaises  alternaient  sur  la  ligne  de  bataille 
avec  les  divers  contingens  alliés.  Il  voulait  que  ceux-ci  fussent 
partout  solidement  encadrés. 

Défalcation  faite  des  pertes  subies  le  16  et  le  17  juin,  le  duc 
avait  dans  la  main  67  700  hommes  et  156  bouches  à  feu.  Il  aurait 
pu  concentrer  à  Mont-Saint-Jean  un  plus  grand  nombre  de  com- 
battans;  mais,  toujours  inquiet  pour  ses  lignes  de  communication 
avec  la  mer  et  craignant  qu'un  corps  français  ne  tournât  sa  droite, 
il  avait  immobilisé  entre  Hall  et  Hnghien,  —  à  quatre  lieues  à 
vol  d'oiseau  de  Mont-Saint-Jean,  —  environ  17  000  hommes  et 
30  pièces  de  canon,  sous  le  prince  Frédéric  des  Pays-Bas.  Faute 
capitale  que  ce  détachement  la  veille  d'une  bataille,  pour  parer  à 
un  danger  chimérique  !  Comme  l'a  très  justement  dit  le  général 
Brialmont,  «  on  ne  s'explique  pas  que  Wellington  ait  pu  attribuer 
à  son  adversaire  un  plan  d  opérations  qui  devaient  hâter  la  jonc- 
tion des  armées  alliées,  quand,  depuis  le  début  de  la  cam- 
pagne, Napoléon  manœuvrait  évidemment  pour  empêcher  cette 
jonction  (1).  » 

Pendant  que  les  troupes  prenaient  leurs  emplacemens,  Wel- 
lington, accompagné  de  Mûffling  et  de  quelques  officiers,  parcou- 
rait la  ligne  de  bataille.  Il  examina  en  détail  toutes  les  positions 
et  descendit  jusqu'à  Hougoumont.  Souvent,  il  braquait  sa  lunette 
sur  les  hauteurs  occupées  par  les  Français.  Il  avait  son  che- 
val préféré,  Copenhague,  superbe  pur  sang  bai-brun,  qui  s'était 
aguerri  à  Vittoria  et  à  Toulouse.  Wellington  portait  sa  tenue 
ordinaire  de  campagne  :  pantalon  de  peau  de  daim  blanc,  bottes 
à  glands,  habit  bleu  foncé  et  court  manteau  de  même  nuance, 
cravate  blanche,  petit  chapeau  sans  plumes,  orné  de  la  cocarde 
noire  d'Angleterre  et  de  trois  autres,  de  moindre  dimension,  aux 
couleurs  du  Portugal,  de  l'Espagne  et  des  Bas- Pays.  Il  était  très 

(1)  Napoléon  prétend,  il  est  vrai,  qu'il  avait  envoj'é,  le  soir  du  17,  vers  Hall,  un 
détachement  de  2  000  chevaux,  et  que  Wellington,  informé  de  ce  mouvement,  en 
avait  conçu  la  crainte  d'être  tourné.  Mais  cette  assertion  paraît  douteuse.  L'empe- 
reur n'indique  pas  à  quel  corps  appartenait  ce  détachement;  il  n'en  est  question 
dans  aucune  relation  contemporaine,  française  ou  étrangère,  et,  le  soir  du  17,  la 
cavalerie  était  bien  lasse,  même  pour  ébaucher  un  si  vaste  mouvement  tournant.  11 
semble  donc  probable  que  Napoléon,  instruit  à  Sainte-Hélène,  par  des  ouvrages  an- 
glais que  Wellington  avait  porté  17  000  hommes  à  Hall,  a  imaginé  après  coup  sa 
manœuvre  de  cavalerie.  C'était  se  donner  le  mérite  d'avoir  réussi  à  paralyser  par 
une  feinte  menace  tout  un  corps  ennemi.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  ordres  de  Wel- 
lington prouvent  que,  dès  le  matin,  le  duc  avait  l'idée  de  se  garder  du  côté  de  Hall 
et  que  le  mouvement,  réel  ou  prétendu,  de  la  cavalerie  française  dans  cette  direction 
n'eut  pas  d'influence  sur  sa  détermination. 


].A    BATAILLE    DE    WATERLOO.  393 

calme.  Son  yisage  reflétait  la  confiance  que  lui  inspirait  la  coopé- 
ration assurée  de  Tarmée  prussienne. 

III 

Les  ordres  de  l'Empereur  prescrivaient  que  tous  les  corps 
d'armée  devaient  être  à  neuf  heures  précises  sur  leurs  positions 
de  bataille,  prêts  à  attaquer.  Mais  les  troupes  qui  avaient  passé 
la  nuit  à  Genappe,  à  Glabais,  et  dans  les  fermes  éparses  aux  envi- 
rons, mirent  beaucoup  de  temps  à  se  rallier,  à  nettoyer  leurs 
armes  et  à  faire  la  soupe.  Elles  n'avaient,  en  outre,  pour  unique 
débouché  que  la  grande  route  de  Bruxelles.  A  neuf  heures  seule- 
ment, le  corps  de  Rciile  arriva  à  la  hauteur  du  Cuillou.  La  garde 
à  pied,  les  cuirassiers  de  Kellermann,  le  corps  de  Lobau  et  la 
division  Durutte  étaient  bien  en  arrière.  Pour  engager  l'action, 
l'Empereur  voulait,  à  tort  ou  à  raison,  avoir  tout  son  monde  dans 
la  main,  et,  d'ailleurs,  il  ne  semblait  pas  que  l'état  du  terrain 
permît  encore  de  faire  manœuvrer  l'artillerie.  C'était  du  moins  le 
sentiment  de  Napoléon  et  de  Drouot  (1). 

Vers  huit  heures,  l'Empereur  avait  déjeuné  à  la  ferme  du 
Caillou  avec  Soult,  le  duc  de  Bassano,  Drouot  et  plusieurs  ofli- 
ciers  généraux.  Après  le  repas,  qui  avait  été  servi  dans  la  vaisselle 
d'argent  aux  armes  impériales,  on  déploya  les  cartes  sur  la  table. 
L'Empereur  dit  :  «  —  L'armée  ennemie  est  supérieure  à  la  nôtre 
de  plus  d'un  quart.  Nous  n'en  avons  pas  moins  quatre-vingt- 
dix  chances  pour  nous,  et  pas  dix  contre.  »  Ney,  qui  entrait, 
entendit  ces  paroles.  Il  venait  des  avant-postes  et,  trompé  par 
quelque  mouvement  des  Anglais  qu'il  avait  pris  pour  des  disposi- 
tion de  retraite,  il  s'écria  :  «  —  Sans  doute,  Sire,  si  Wellington 

(1)  Presque  tous  les  historiens  militaires  disent  que  linéiques  heures  de  beau 
temps  ne  pouvaient  rallermir  le  terrain.  Cela  est  fort  discutable.  J'ai  posé  la  ques- 
tion à  dos  officiers  d'artillerie  avant  (|u'ils  ne  partissent  pour  les  manœuvres.  Au 
retour,  la  plu[)art  d'entre  eux  m'ont  écrit  que  les  terres  s'assèchent  rapidement, 
même  en  septembre,  pour  peu  qu'il  y  ait  du  soleil  et  du  vent.  Mon  ami,  M.  Charles 
Malo,  un  des  [)remiers  crili(|ues  militaires  de  ce  tenq)s,  m'a  dit  aussi  ipi'à  une  vi- 
site du  champ  de  bataille  do  liouvincs,  où  le  sol  est  arjj;ileux  comme  à  Waterloo, 
il  avait  été  fort  sur])ris  de  constater  que  le  terrain,  Imn-iblement  détrempé  par  une 
pluie  longue  et  abondante,  s'était  ralleruii  eu  deux  ou  trois  lieiuvs  suus  l'action 
cond)inéo  ilu  soleil  et  du  veut. 

On  est  allé  jusqu'il  lucleudre  que  l'elal  du  lerrain  est  un  mauvais  prétexte 
imaginé  à  Sainlo-llélène  jiuur  excuser  le  retardcMieut  de  l'allaipu^.  C'est  si  peu  une 
invention  de  Sainle-llélèue  que  Urouot  adit,  le  lili  juin  iSi:;,  à  la  Chambre  des  Pairs  : 
"  ...Au  jour,  il  faisait  un  liinps  si  elfroyable  (ju'il  était  impossible  de  manuMivrer  avec 
l'artillerie...  Le  lonq)s  .se  leva,  le  vent  sécha  un  peu  la  campagne...  « 

TOMK  CXLVIII.   —   1898.  38 


( 


594  RE\TJE    DES    DEUX    MONDES. 


était  assez  simple  pour  vous  attendre.  ]\Iais  je  vous  annonce  que 
sa  retraite  est  prononcée  et  que,  si  vous  ne  vous  hâtez  d'attaquer, 
l'ennemi  va  vous  échapper.  —  Vous  avez  mal  vu,  répliqua  l'Em- 
pereur, il  n'est  plus  temps.  Wellington  s'exposerait  à  une  perte 
certaine.  Il  a  jeté  les  dés  et  ils  sont  pour  nous.  » 

.Soult  était  soucieux.  Pas  plus  que  l'Empereur,  il  n'appré- 
hendait l'arrivée  des  Prussiens  sur  le  champ  de  bataille;  il  les  yi 
jugeait  hors  de  cause  pour  plusieurs  jours.  Mais  il  regrettait  que  ^ 
l'on  eût  détaché  34  000  hommes  avec  le  maréchal  Grouchy,  quand 
un  seul  corps  d'infanterie  et  quelques  milliers  de  chevaux  eussent 
suffi  à  poursuivre  Blùcher.  La  moitié  des  troupes  de  l'aile  droite, 
pensait-il,  serait  bien  plus  utile  dans  la  grande  bataille  qu'on 
allait  livrer  à  Tarmée  anglaise,  si  ferme,  si  opiniâtre,  si  redou- 
table. Déjà,  dans  la  soirée  précédente,  il  avait  conseillé  à  l'Em- 
pereur de  rappeler  une  partie  des  forces  mises  sous  les  ordres 
de  Grouchy.  Il  réitéra  son  avis;  Napoléon,  impatienté,  lui  répliqua 
brutalement  :  «  —  Parce  que  vous  avez  été  battu  par  Wellington, 
vous  le  regardez  comme  un  grand  général.  Et  moi,  je  vous  dis 
que  Wellington  est  un  mauvais  général,  que  les  Anglais  sont  de 
mauvaises  troupes  et  que  ce  sera  l'affaire  d'un  déjeuner.  — 
Je  le  souhaite,  »  dit  Soult. 

Peu  après,  Reille  et  Jérôme  entrèrent  au  Caillou.  L'Empereur 
demanda  à  Reille  son  sentiment  sur  l'armée  anglaise,  que  ce  gé- 
néral devait  bien  connaître,  l'avant  si  souvent  combattue  en  Es- 
pagne.  Reille  répondit  :  «  —  Rien  postée  comme  Wellington  sait 
le  faire,  et  attaquée  de  front,  je  regarde  l'infanterie  anglaise 
comme  inexpugnable,  en  raison  de  sa  ténacité  calme  et  de  la  su- 
périorité de  son  tir.  Avant  de  l'aborder  à  la  baïonnette,  on  peut 
s'attendre  que  la  moitié  des  assaillans  sera  abattue.  Mais  l'armée 
anglaise  est  moins  agile,  moins  souple,  moins  manœuvrière  que 
la  nôtre.  Si  l'on  ne  peut  la  vaincre  par  une  attaque  directe,  on 
peut  le  faire  par  des  manœuvres.  »  Pour  Napoléon,  qui  n'avait 
jamais  en  personne  livré  bataille  rangée  aux  Anglais,  l'avis  d'un 
vétéran  des  guerres  d'Espagne  était  bon  à  méditer.  Mais,  contrarié 
peut-être  que  Reille  eût  si  librement  parlé,  au  risque  de  décou- 
rager les  généraux  qui  écoutaient,  il  parut  n'y  accorder  aucune  im- 
portance. Il  rompit  l'entretien  par  une  exclamation  d''incrédulité. 

Le  temps  s'était  éclairci,  le  soleil  brillait;  un  vent  assez  vif, 
un  vent  ressuyant,  comme  on  dit  en  vénerie,  commençait  à 
souffler.  Des  officiers  d'artillerie  rapportèrent  qu'ils  avaient  par- 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  595 

couru  le  terrain  et  que  bientôt  les  pièces  pourraient  manœuvrer. 
Napoléon  demanda  ses  chevaux.  Avant  de  partir,  il  reçut  avec 
bonté  le  fermier  Boucqueau,  revenu  de  Plancenoit,  lui  et  sa 
famille,  à  la  nouvelle  que  l'Empereur  était  au  Caillou.  Le  vieillard 
se  plaignit  d'avoir  été  pillé  la  veille  par  les  traînards  ennemis. 
Napoléon,  l'air  absorbé,  semblait  penser  à  tout  autre  chose  qu'à 
ces  doléances.  Il  finit  par  dire  :  «  —  Soyez  tranquille,  vous  aurez 
une  sauvegarde.  »  Cela  ne  paraissait  pas  superflu,  car  le  quartier 
impérial  devait  quitter  le  Caillou  dans  la  journée.  On  disait  que 
l'on  coucherait  à  Bruxelles. 

L'Empereur,  longeant  au  grand  trot  le  flan^  des  colonnes  qui 
débouchaient  encore  de  Genappe,  se  porta  en  avant  de  la  Belle- 
Alliance,  sur  la  ligne  même  des  tirailleurs,  pour  observer  les  po- 
sitions ennemies.  Il  avait  comme  guide  un  Flamand  nommé  De- 
coster(l).  Cet  homme  tenait  un  petit  cabaret  sur  le  bord  delà  route 
entre  Rossomme  et  la  Belle-Alliance  ;  il  avait  été  pris  chez  lui  à 
cinq  heures  du  matin  et  amené  à  lEmpereur  qui  demandait  quel- 
qu'un du  pays.  On  l'avait  gardé  à  vue,  car  il  paraissait  vouloir 
s'échapper,  et,  au  départ  du  Caillou,  on  l'avait  hissé  et  lié  sur  un 
cheval  de  troupe  dont  la  selle  était  attachée  par  une  longe  à  lar- 
çon  d'un  chasseur  de  l'escorte.  Pendant  la  bataille,  il  fit,  naturel- 
lement, mauvaise  figure  aux  balles  et  aux  boulets.  Il  s'agitait  sur 
sa  selle,  détournait  la  tête,  se  courbait  sur  l'encolure  de  son 
cheval.  L'Empereur  lui  dit  à  un  moment  :  « —  Mais,  mon  ami, ne 
remuez  pas  tant.  Un  coup  de  fusil  vous  tuera  aussi  bien  par  der- 
rière que  par  devant  et  vous  fera  une  plus  vilaine  blessure.  »  Se- 
lon les  traditions  locales,  Decoster,  soit  imbécillité,  soit  mauvais 
vouloir,  aurait  donné  pendant  toute  la  journée  de  faux  renseigne- 
mens.  On  amena  aussi  un  autre  guide  à  l'Empereur,  un  certain 
Gloquet,  propriétaire  de  la  ferme  de  Monplaiair.  Il  balbutiait  de 
peur  ou  d'intimidation  et  tenait  ses  yeux  rivés  à  terre;  Napoléon 
le  renvoya.  Cloquet  s'enfuit.  Il  disait,  quand  on  lui  demandait 
comment  était  l'Empereur  :  «  Son  visage  aurait  été  un  cadran 
d'horloge  qu'on  n'aurait  pas  osé  y  regarder  l'heure.  » 

L'Empereurdemeura  assez  longtemps  devant  la  Belle-Alliance. 
Après  avoir  chargé  le  général  du  génie  llaxo  de  s'assurer  si  les 
Anglais  n'avaient  point  élevé  de  relranchemens,  il  vint  se  poster 

(1)  Dans  plusi(!urs  rel.'itions,  ce  Dccoslcr  est  appclô  Lacoste;  sa  mais^nnollo 
existe  cni'oro  et  tif^'iirc  sur  plusieurs  cartes  comme  iiidison  il'Êcosse  (corruptidu  de 
Decoster  :  Decostrc,  d'Écousc), 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

à  environ  mille  mètres  en  arrière,  près  de  la  ferme  de  Rossomme. 
Un  mamelon  qui  s'élevait  là,  à  droite  de  la  route,  lui  parut  bien 
situé  pour  servir  d'observatoire  ;  on  y  apporta  de  la  ferme  une 
chaise  et  une  petite  table  sur  laquelle  furent  déployées  ses  cartes. 
Vers  deux  heures,  quand  l'action  fut  sérieusement  engagée,  l'Em- 
pereur s'établit  sur  une  autre  butte,  plus  rapprochée  de  la  ligne 
de  bataille,  à  quelque  distance  du  cabaret  de  Decoster.  Le  général 
Foy,  qui  l'avait  reconnu  de  loin  à  sa  redingote  grise,  le  voyait 
se  promener  de  long  en  large,  les  mains  derrière  le  dos,  s'arrêter^ 
s'accouder  à  la  table,  puis  reprendre  sa  marche. 

Au  Caillou,  Jérôme  avait  fait  part  à  son  frère  d'un  propos 
entendu  la  veille  à  Genappe,  dans  l'auberge  du  Roi  d Espagne .he 
garçon  d'hôtel  qui  lui  avait  servi  à  souper,  après  avoir  servi  à  dé- 
jeuner ù  Wellington,  racontait  qu'un  aide  de  camp  du  duc  avait 
parlé  d'une  réunion  concertée  entre  l'armée  anglaise  et  l'armée 
prussienne  à  l'entrée  de  la  forêt  de  Soignes.  Ce  Belge,  qui  sem- 
blait bien  renseigné,  avait  même  ajouté  que  les  Prussiens  arrive- 
raient par  Wavres.  L'Empereur  traita  cela  de  paroles  en  l'air. 
«  —  Après  une  bataille  comme  celle  de  Fleurus,  dit-il,  la  jonction 
des  Anglais  et  des  Prussiens  est  impossible  d'ici  deux  jours  ; 
d'ailleurs  les  Prussiens  ont  Grouchy  à  leurs  trousses.  » 

Grouchy,  toujours  Grouchy  !  L'Empereur  avait  trop  de  con- 
fiance dans  les  renseignemens  comme  dans  la  promesse  de  son 
lieutenant.  Selon  la  lettre  du  maréchal,  écrite  à  Gembloux  à  dix 
heures  du  soir  et  arrivée  au  Caillou  vers  deux  heures  du  matin, 
l'armée  prussienne,  réduite  à  30000  hommes  environ,  s'était  di- 
visée en  deux  colonnes,  dont  l'une  semblait  se  diriger  vers  Liège 
et  l'autre  sur  Wavres,  «  peut-être  pour  rejoindre  Wellington.  » 
Grouchy  ajoutait  que, 'si  les  rapports  de  sa  cavalerie  lui  apprenaient 
que  la  masse  des  Prussiens  se  repliait  sur  Wavres,  il  la  suivrait, 
«  afin  de  la  séparer  de  Wellington.  »  Tout  cela  était  bien  fait  pour 
rassurer  l'Empereur.  Mais  les  Prussiens  n'étaient-ils  que  30000 
hommes,  ne  s  etaient-ils  pas  divisés  pour  marcher  et  n'allaient-ils 
pas  se  réunir  pour  combattre?  Grouchy,  sur  qui  ils  avaient  pris 
une  très  grande  avance,  les  atteindrait-il  à  temps?  Autant  de 
questions  que  ne  se  posa  point  Napoléon  ou  qu'il  résolut  de  la 
façon  la  plus  conforme  à  ses  désirs.  Aveuglé  comme  Grouchy 
l'était  lui-même,  il  s'imaginait  que  les  Prussiens  allaient  s'arrêter 
à  Wavres  ou  que,  en  tout  cas,  ils  se  porteraient  sur  Bruxelles  et 
non  sur  Mont-Saint- Jean.  De  Rossomme,  l'Empereur  se  contenta 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  597 

de  faire  écrire  à  Grouchy  pour  l'informer  quune  colonne  prus- 
sienne avait  passé  à  Géry,  se  dirigeant  vers  ,\Vavres,  et  pour  lui 
I  ordonner  de  marcher  au  plus  vite  sur  ce  point,  en  poussant  l'en- 
nemi devant  lui  (1). 

Quelques  instans  plus  tard,  l'Empereur  fit  donner  l'ordre  au 
colonel  Marbotde  prendre  position  derrière  Frischermont  avec  le 
7^  hussards  et  d'envoyer  des  petits  postes  à  Lasnes,  à  Couture 
et  aux  ponts  de  Mousty  et  d'Ottignies.  Faut-il  en  inférer  que 
Napoléon  eut  soudain  l'intuition  du  mouvement  qui  allait  être 
proposé  par  Gérard  à  Grouchy,  et  pensa  qu'avant  de  recevoir  sa 
dépêche,  Grouchy,  au  lieu  de  suivre  les  Prussiens  à  Wavres,  pas- 
serait la  Dyle  à  Mousty  pour  se  porter  sur  leur  flanc  gauche? 
Faut-il  croire  plus  simplement  que,  dans  l'esprit  de  l'Empereur, 
ces  petits  postes  devaient  avoir  pour  seul  objet  d'éclairer  la  droite 
de  l'armée  et  de  lier  les  communications  avec  le  corps  de  Grou- 
chy en  assurant  le  passage  des  estafettes  (1)? 

(1)  «  L'Empereur  a  reçu  votre  dernier  rapport,  rl.ité  de  Gembloux.  Vous  ne  parlez 
à  Sa  Majesté  que  de  deux  colonnes  prussiennes  qui  ont  passé  à  Sauvcnières  ctSart- 
à-Walhain.  Cependant  des  rapports  disent  qu'une  troisième  colonne,  qui  était  assez 
forte,  a  passé  à  Géry  et  Gentinnes,  se  dirigeant  sur  Wavres.  Sa  Majesté  va  faire 
attaquer  en  ce  moment  l'armée  anglaise,  qui  a  pris  position  à  Waterloo  près  de  la 
forêt  de  Soignes.  Ainsi  Sa  Majesté  désire  que  vous  dirigiez  vos  mouvemens  sur 
W'avres,  afin  de  vous  rapprocher  de  nous,  vous  mettre  en  rapport  d'opérations  et 
lier  les  communications,  poussant  devant  vous  les  corp^  Je  l'armée  prussienne  qui 
ont  pris  cette  direction  et  qui  auraient  pu  s'arrêter  à  Wavres,  où  vous  devez  arriver 
le  plus  tôt  possible.  Vous  ferez  suivre  les  colonnes  enneniies  ([ui  ont  pris  sur  votre 
droite  par  quelques  corps  légers,  afin  d'observer  leurs  mouvemens  et  de  ramasser 
leurs  traînards.  Instruisez-moi  immédiatement  de  vos  dispositions  et  de  votre 
marche,  ainsi  que  des  nouvelles  que  vous  avez  sur  les  ennemis,  et  ne  négligez  pas 
de  lier  vos  communications  avec  nous;  l'Empereur  désire  avoir  très  souvent  de  vos 
nouvelles.  » 

On  s'est  elforcé  de  lire  dans  cette  lettre  ce  qui  n'y  est  pas,  c'est-à-dire  l'ordre  à 
Grouchy  de  manœuvrer  par  sa  gauche  pour  se  rapprocher  du  gros  de  l'arinco  im- 
périale. II  n'y  a  pas  im  mot  de  cela.  L'Empereur  dit  bien  :  «  Alin  de  vous  rappro- 
cher de  nous.  «Mais  il  estévidcnt  fiu'cn  se  portant  de  Gomblnux  à  Wavres.  (irouchy 
se  rapprochera  de  l'Empereur.  Si  même  on  veut  admettre  (pic  l'Kuqjcrcur  entend 
que  Grouchy  devra  se  rapprocher  plus  encore,  il  ne  devra  le  faire  qu'après  avoir 
atteint  Wavres,  soit  assez  tard  dans  la  journée.  Quant  aux  cxprcssiims  en  rap- 
port d'opérations  et  lier  les  conununicalions,  elles  ne  siguilicut  nullement  que 
Grouchy  doit  venir  appuyer  la  droite  de  l'Empereur.  A  Wavres,  combattant  ou 
poussant  les  Prussiens  et  placé  à  peu  près  ijarallèlcmcnt  à  Napoléon,  qui  combat 
les  Anglais,  (irouchy  est  avec  lui  en  rapport  d'opérations;  et,  par  l'envoi  de  nom- 
breuses patrouilles  et  l'établissement  de  petits  postes  pour  assurer  le  service  des 
esfafeltos,  //  lie  ses  coinDuniications.  IV.iprès  cet  ordre,  il  est  miuifcslc  que  l'Em- 
pereur, à  10  heures  du  matin,  n'appelait  pas  Groucliy  sur  son  cIi.iim[)  de  bataille  et 
ne  comptait  pas  l'y  voir  arriver. 

(1)  Ou  rcmar(|uera  ([uc,  nièinc  si  rEmpcrcin-  |)révoyail  l'arrivée  de  Groui-hy  par 
Mousty.  il  n'y  a  i)as  coiilrudietion  cn(re  Idnlre  ;i  (irouchy  et  l'ordre  à  .Marbol.  Tout 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


IV 


Les  troupes  prennent  leurs  positions  de  bataille.  Napoléon,  re- 
monté à  cheval,  les  passe  en  revue  à  mesure  qu'elles  se  forment  sur 
le  terrain.  Tout  le  plateau  est  sillonné  de  colonnes  en  marche.  Le 
corps  de  d'Erlon  serre  sur  sa  droite  pour  laisser  le  corps  de  Reille 
s'établir  à  la  gauche.  Sur  les  flancs  et  en  arrière  de  ces  premières 
lignes  d'infanterie,  infanterie  de  bataille  avec  rhabitbleu,laculotte 
et  les  guêtres  blanches,  infanterie  légère  toute  vêtue  de  bleu  et 
guêtrée  de  noir,  huit  divisions  de  cavalerie  commencent  à  se  dé- 
ployer, sabres  et  cuirasses  brillant  au  soleil,  flammes  des  lances 
ondulant  au  vent.  C'est  un  chatoiement  de  nuances  vives  et 
d'éclairs  métalliques.  Aux  chasseurs  portant  l'habit  gros  vert  à 
paremens  amaranthc  et  le  pantalon  charivari,  succèdent  les  hus- 
sards dont  lesdolmans,  les  pelisses,  les  plumets,  les  culottes  à  la 
hongroise,  varient  de  couleur  dans  chaque  régiment;  il  y  en  a 
de  marron  et  bleu,  de  rouge  et  bleu  de  ciel,  de  gris  et  bleu, 
de  vert  et  écarlate.  Passent  ensuite  les  dragons  aux  casques  de 
cuivre  doré  à  turban  de  peau  de  tigre,  les  buffleteries  blanches 
croisant  sur  l'habit  vert  à  paremens  rouges  ou  jaunes,  le  grand 
fusil  à  l'arçon  battant  la  botte  rigide  ;  les  chevau-légers-lancicrs, 
verts  comme  les  chasseurs  et  ayant  comme  eux  la  chabraque  en 
peau  de  mouton,  mais  se  distinguant  par  le  plastron  orange  et  le 
casque  de  cuivre  à  chenille  noire  ;  les  cuirassiers  portant  le 
court  habit  bleu-impérial  à  collet,  retroussis  et  garnitures  d'en- 
tournures de  nuances  variées  selon  les  régimens,  la  culotte 
blanche,  la  haute  botte,  la  cuirasse  et  le  casque  d'acier  à  cimier 
doré  et  à  crinière  flottante;  les  carabiniers,  géans  de  six  pieds, 
vêtus  de  blanc,  cuirassés  d'or.  La  garde  à  cheval  se  déploie  en 
troisième  ligne  :  dragons  à  face  glabre  comme  les  légionnaires 
romains;  grenadiers  avec  l'habit  bleu  à  paremens  blancs,  les 
contre-épaulettes  et  les  aiguillettes  jaunes,  le  bonnet  d'oursin 
à  plumet  rouge  ;  lanciers  qui  ont  le  kurka  rouge  à  revers  gros- 
bleu,  les  épaulettes  et  les  aiguillettes  jonquille,  le  pantalon 
rouge  à  bande  bleue,  le  shapska  rouge  qu'orne  une  plaque  de 
cuivre  à  l'N  couronné  et  que  surmonte  un  plumet  tout  blanc  haut 

en  prescrivant  au  maréchal  de  se  porter  à  Wavres,  Napoléon,  admettant  la  suppo- 
sition que  Grouchy,  avant  de  recevoir  ces  dernières  instructions,  aurait  marché  par 
sa  gauche,  envoyait  des  partis  pour  le  rencontrer  vers  la  Dyle. 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  599 

de  cinq  pouces  ;  les  chasseurs  aux  dolmans  verts  garnis  de  tresses 
aurore,  aux  pelisses  écarlates  bordées  de  fourrure, aux  kolbachs  à 
flamme  rouge  et  à  grand  plumet  vert  et  rouge.  Sur  les  épaulettes, 
les  tresses,  les  torsades,  les  brandebourgs  des  officiers,  c'est  un 
ruissellement  d'or. 

Par  la  route  de  Bruxelles  débouchent  d'autres  troupes.  Il  ar- 
rive des  hommes  et  des  chevaux  et  des  canons  aussi  loin  que 
porte  la  vue  :  les  nombreux  bataillons  de  Lobau;  la  cavalerie  lé- 
gère de  Domon  et  de  Subervie,  —  encore  des  lanciers  verts  et  des 
hussards  diaprés  ;  —  l'artillerie  à  pied  dans  son  sévère  uniforme 
bleu  relevé  de  rouge;  l'artillerie  à  cheval,  le  plastron  couvert  de 
brandebourgs  écarlates  ;  la  jeune  garde,  tirailleurs  à  épaulettes 
rouges,  voltigeurs  à  épaulettes  jaunes  ;  les  canonniers  à  pied  de  la 
garde,  coiffés  du  bonnet  d'oursin  et  marchant  près  de  ces  redou- 
tables pièces  de  12  que  l'Empereur  nomme  «  ses  plus  belles  filles,  » 
Tout  à  fait  en  arrière,  s'avancent  les  colonnes  sombres  de  la  vieille 
garde.  Chasseurs  et  grenadiers  ont  la  tenue  de  campagne  :  pan- 
talon bleu,  longue  capote  bleue  à  un  rang  de  boutons,  bonnet  à 
poil  sans  le  plumet  ni  la  fourragère.  Leur  uniforme  de  parade 
pour  l'entrée  triomphale  à  Bruxelles  est  dans  le  havresac,  ce 
qui  leur  fait,  avec  l'équipement,  les  armes  et  les  quarante  car- 
touches réglementaires,  une  charge  de  soixante-cinq  livres.  On 
ne  distingue  les  grenadiers  des  chasseurs  que  par  leur  taille  plus 
élevée,  la  plaque  de  cuivre  de  leur  oursin  et  leurs  épaulettes  qui 
sont  toutes  rouges,  tandis  que  celles  de  leurs  camarades  ont  le 
corps  vert  et  les  franges  rouges.  Les  uns  et  les  autres  portent  la 
queue  et  la  poudre  et  ont  aux  oreilles  des  anneaux  d'or  massif 
du  diamètre  d'un  petit  écu. 

Les  tambours  battent,  les  trompettes  sonnent,  les  musiques 
jouent  :  Veillons  au  salut  de  r Empire.  En  passant  devant  Napo- 
léon, les  porte-aigle  inclinent  les  drapeaux,  —  les  drapeaux  du 
Champ  de  Mai,  les  drapeaux  neufs,  mais  déjà  baptisés  à  Ligny 
parle  feu  et  par  le  sang,  — les  cavaliers  brandissent  leurs  sabres, 
les  fantassins  agitent  leui-s  siiakos  au  bout  des  baïonnettes.  Et 
les  acclamations  de  l'armée  dominent  et  étouiïent  les  tambours  et 
les  cuivres.  Les  :  Vive  l'i-lnipereur  !  se  suivent  avec  une  telle  vt'dié- 
mence  et  une  telle  rapidil(';  ([u'ils  empêchent  (l'entendre  les  com- 
manilemons.  «  Jamais,  dit  un  odicicr  du  l*"'"  corps,  (ui  ne  cria  : 
Vive  riuiipereur!  avec  plus  d'cMitliousiasme  ;  c'était  comme  un 
délire.  Et  ce  (jui  rendait  cette  scène  plussolennelle  et  plusémou- 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vante,  c'est  qu'en  face  de  nous,  à  mille  pas  peut-être,  on  voyait 
distinctement  la  ligne  rouge  sombre  de  l'armée  anglaise.  » 

L'infanterie  de  d'Erlon  et  l'infanterie  de  Reille  se  déployèrent 
en  première  ligne,  à  la  hauteur  de  la  Belle-Alliance  :  les  quatre 
divisions  de  d'Erlon,  sur  double  profondeur,  la  droite  face  à  Pa- 
pelotte,  la  gauche  appuyée  à  la  route  do  Bruxelles  ;  les  trois  divi- 
sions de  Reille  dans  la  même  formation,  la  droite  à  cette  route, 
la  gauche  non  loin  de  la  route  de  Nivelles.  La  cavalerie  légère 
de  Jacquinot  et  la  cavalerie  légère  de  Pire,  en  bataille  sur  triple 
profondeur,  flanquaient  la  droite  de  d'Erlon  et  la  gauche  de  Reille. 
En  seconde  ligne,  l'infanterie  de  Lobau  s'établit  en  colonne  double 
serrée  en  masse  par  division  le  long  et  à  gauche  de  la  route  de 
Bruxelles,  et  la  cavalerie  de  Domon  et  de  Subervie  se  plaça  en 
colonne  double  par  escadron  le  long  et  à  droite  de  cette  chaussée. 
Prolongeant  la  seconde  ligne,  les  cuirassiers  de  Milhaud  et  de 
Kellermann  étaient  en  bataille  sur  double  profondeur,  ceux-là  à 
la  droite,  ceux-ci  à  la  gauche.  La  garde  impériale  resta  en  ré- 
serve près  de  Rossomme:  l'infanterie  (jeune  garde,  moyenne 
garde  et  vieille  garde)  sur  six  lignes,  chacune  de  quatre  batail- 
lons déployés  des  deux  cotés  de  la  route  de  Bruxelles;  la  cava- 
lerie légère  de  Lefebvre-Desnoëttos  (lanciers  et  chasseurs)  sur 
deux  lignes,  à  cent  toises  derrière  les  cuirassiers  de  Milhaud;  la 
cavalerie  de  réserve  de  Guyot  (dragons  et  grenadiers),  également 
sur  deux  lignes,  à  cent  toises  derrière  les  cuirassiers  de  Keller- 
mann. 

L'artillerie  de  d'Erlon  était  dans  les  intervalles  des  brigades, 
l'artillerie  de  Reille  en  avant  du  front,  l'artillerie  de  Lobau  sur 
le  flanc  gauche.  Chaque  division  de  cavalerie  avait  près  d'elle  sa 
batterie  à  cheval.  L'artillerie  de  la  garde,  les  batteries  de  réserve 
et  la  colonne  de  parc  se  trouvaient  tout  à  fait  en  arrière  entre 
Rossomme  et  la  Maison-du-Roi.La  route  de  Bruxelles  et  les  che- 
mins qui  la  traversent,  laissés  libres  à  dessein,  permettaient  de 
porter  rapidement  les  renforts  d'artillerie  sur  tous  les  points 
qu'il  faudrait. 

Il  y  avait  là  environ  74  000  hommes  (1)   et  236  bouches  à 

(1)  Corps  d'Erlon  :  20  531  hommes.  —  Corps  Reille  (moins  les  débris  de  la  divi- 
sion Girard,  laissée  à  Ligny  pour  assurer  les  lignes  de  communication)  :  16  "74  hom- 
mes. —  Corps  Lobau  (moins  la  division  Teste  détachée  sous  les  ordres  de  Pajol)  : 
7871  hommes.  —  Garde  impériale  :  19  910  hommes.  —  3°  et  4°  corps  de  cavalerie 
(cuirassiers  de  Milhaud  et  Kellermann)  :  6334hommes.  —  Division  de  cavalerie  Domon 
(détachée  du  corps  Vandamme)  :  1 100  hommes.  —  Division  de  cavalerie  Subervie 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  601 

feu.  De  l'autre  côté  du  vallon,  à  1  400  mètres  à  vol  d'oiseau, 
étaient  massés  G7  000  Anglo-Alliés.  Jamais,  dans  les  guerres  de 
la  Révolution  et  de  l'Empire,  si  grand  nombre  de  combaltans 
n'avait  occupé  terrain  si  resserré  (1).  De  la  ferme  de  Mont-Saint- 
Jean,  emplacement  des  dernières  réserves  de  Wellington,  à  Ros- 
somme,  où  était  la  vieille  garde,  il  n'y  a  pas  une  lieue,  et  le  front 
de  chacune  des  armées  ne  dépassait  guère  trois  mille  mètres.  Les 
croupes  des  plateaux  étant  très  découpées,  les  deux  armées,  bien 
qu'en  ordre  parallèle,  ne  se  trouvaient  point  alignées  d'équerre. 
L'aile  droite  anglaise  débordait  sur  le  centre  en  décrivant  un 
segment  de  cercle,  et  l'aile  gauche  était  en  recul.  L'armée  fran- 
çaise, ayant  la  droite  en  avant,  le  centre  de  la  gauche  un  peu  en 
arrière  et  l'extrémité  de  l'aile  gauche  en  flèche,  formait  une  ligne 
concave  et  enveloppante. 

Il  était  près  de  onze  heures,  et  il  s'en  fallait  que  les  troupes 
fussent  toutes  arrivées  sur  leurs  positions.  L'Empereur  pensait 
même  ne  point  pouvoir  commencer  l'attaque  avant  une  heure  de 
l'après-midi.  Il  revint  à  son  observatoire  de  Rossomme  où  il 
dicta  l'ordre  suivant  :  «  Une  fois  que  toute  l'armée  sera  rangée  en 
bataille,  à  peu  près  à  une  heure  après-midi,  au  moment  où  l'Em- 
pereur en  donnera  l'ordre  au  maréchal  Ney,  l'attaque  commen- 
cera pour  s'emparer  du  village  de  Mont-Saint-Jean,  où  est  l'inter- 
section des  routes.  A  cet  effet,  les  batteries  de  12  du  2^  corps  et 
celles  du  6^  se  réuniront  à  celle  du  l'"'"  corps.  Ces  vingt-quatre 
bouches  à  feu  tireront  sur  les  troupes  de  Mont-Saint- Jean,  et  le 
comte  d'Erlon  commencera  l'attaque  en  portant  en  avant  sa  divi- 
sion de  gauche  et  en  la  soutenant,  suivant  les  circonstances,  par 
les  autres  divisions  du  l"""  corps.  Le  2"  corps  s'avancera  à  mesure 
pour  garder  la  hauteur  du  comte  d'Erlon.  Les  compagnies  de  sa- 
peurs du  1**'"  corps  seront  prêtes  pour  se  barricader  sur-le-champ 
à  Mont-Saint-Jean.  » 

Cet  ordre  ne  laisse  aucun  doute  sur  la  pensée  de  riMnperour. 
Il  veut  purement  et  simplement  percer  le  centre  de  l'armée  an- 
glaise et  le  rejeter  au  delà  de  Mout-Saint-Jean.  Une  fois  maître 
de  cette  position,  qui  commande  le  plateau,  il  agira  selon  les 
circonstances  contre  l'ennemi  rompu  et  désuni;   déjà  il  aura  vir- 

(clclachée  du  corps  Pajol)  :  121fi  homnios.  — Tnl.il  :  73!13."i  lidninics  (di-fahalion  faite 
des  pertes  des  l.'i,  IG  et  il  jtiiiil. 

(Ij  U'api'ùs  l'ordonnance  ufluellc,  la  pieniicn"  lij,Mic  française  ^7  divisions  d'in- 
fanterie et  2  de  cavalerie)  aurait  normalement  un  front  de  i|iialre  lieues. 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tuellement  la  victoire.  Ainsi  Napoléon  oublie  ou  méprise  l'avis 
de  Reille,  qu'en  raison  de  la  précision  du  tir  et  de  la  solidité  de 
l'infanterie  anglaise,  on  ne  la  peut  vaincre  que  par  des  manœu- 
vres. Il  dédaigne  de  manœuvrer.  Sans  doute  un  mouvement  contre 
la  droite  de  Wellington,  couverte  par  le  village  de  Braine-l'Al- 
leud  et  la  ferme  de  Hougoumont  et  ayant  comme  réduit  le  village 
de  Merbe-Braine,  ne  réussirait  point,  mais  l'extrémité  de  l'aile 
gauche  ennemie  est  très  faible,  tout  à  fait  en  l'air,  mal  protégée, 
facile  à  déborder.  C'est  par  Frischermont,  Papelotte  et  La  Haie 
que  l'on  pourrait  attaquer  d'abord.  Mais  le  beau  résultat  pour 
Napoléon  que  d'inlliger  une  demi-défaite  aux  Anglais,  et  de  les  re- 
jeter sur  Hall  et  Enghien  !  H  veut  la  bataille  décisive,  VEntschei- 
dendschlaclit.  Comme  à  Ligny,  il  cherche  à  percer  l'armée  enne-  " 

mie  au  centre  pour  la  disloquer  et  l'exterminer.  H  emploiera  sa  ^'-' 

tactique  accoutumée,  l'ordre  parallèle,  l'attaque  directe,  l'assaut 
par  masse  au  point  le  plus  fort  du  front  anglais,  sans  autre  pré-  f' 

paration  qu'une  trombe  de  boulets.  Son  audace  a  fait  ses  victoires; 
maintenant  ses  souvenirs  le  perdent.  Si  loin  va  son  illusion  qu'il 
s'imagine  que  le  seul  corps  de  d'Erlon  suffira  à  rompre  la  triple 
ligne  des  habits  rouges  et  à  occuper  Mont-Saint-Jean. 

L'Empereur,  il  est  vrai,  ne  pouvait  bien  juger  du  nombre  des 
Anglais,  ni  de  la  force  de  leur  position.  Plus  de  la  moitié  de 
l'armée  alliée  était  masquée  par  les  ondulations  du  terrain,  et  le 
général  du  génie  Haxo,  chargé  de  s'assurer  s'il  n'existait  pas  de 
retranchomens  devant  le  front  ennemi,  avait  rendu  compte  qu'il 
n'avait  aperçu  aucune  trace  de  fortifications.  Haxo  avait  mal  vu 
ou  mal  apprécié,  car  le  chemin  creux  d'Ohain,  la  sablonnière,  les 
fermes  de  Hougoumont  et  de  la  Haie-Sainte  pouvaient  compter 
comme  des  retranchemens  redoutables. 


L'Empereur,  peu  d'instans  après  avoir  dicté  l'ordre  d'attaque, 
pensa  à  préparer  l'assaut  de  Mont-Saint-Jean  par  une  démonstra- 
tion du  côté  de  Hougoumont.  En  donnant  des  inquiétudes  à  Wel- 
lington pour  sa  droite,  on  pourrait  l'amener  à  dégarnir  un  peu 
son  centre.  Comprenant  enfin  le  prix  du  temps.  Napoléon  résolut 
d'opérer  ce  mouvement  sans  attendre  que  toutes  ses  troupes  fus- 
sent arrivées  à  leur  place  de  bataille.  Vers  onze  heures  un  quart, 
Reille  reçut  l'ordre  de  faire  occuper  les  approches  de  Hougou- 


T 


LA    lîATAILLE    DE    WATERLOO.  603 

mont.  Reille  chargea  de  cette  petite  opération  le  prince  Jérôme, 
dont  les  quatre  régimens  formaient  sa  gauche.  Pour  protéger  le 
mouvement,  une  batterie  divisionnaire  du  2^  corps  ouvrit  le  feu 
contre  les  positions  ennemies.  Trois  batteries  anglaises,  établies 
au  bord  du  plateau,  à  l'est  de  la  route  de  Nivelles,  ripostèrent. 
Au  premier  coup  de  canon,  Wellington  regarda  sa  montre  :  il 
était  onze  heures  trente-cinq  minutes. 

Pendant  ce  duel  d'artillerie  auquel  se  mêlèrent  bientôt  d'autres 
batteries  de  la  droite  anglaise,  une  partie  de  l'artillerie  de  Peille, 
et  les  batteries  à  cheval  de  Kellermann  (celles-ci  sur  l'ordre  de 
l'Empereur),  la  brigade  Baudoin  de  la  division  Jérôme,  précédée 
de  ses  tirailleurs,  descendit  dans  la  vallée  en  colonnes  par  éche- 
lons. En  même  temps,  les  lanciers  de  Pire  dessinèrent  un  mou- 
vement sur  la  route  de  Nivelles.  Il  s'agissait  seulement  pour  Jé- 
rôme d'occuper  les  fonds  derrière  le  bois  de  Hougoumont  et 
d'entretenir  en  avant  de  son  front  une  forte  ligne  de  tirailleurs. 
Mais,  soit  que  l'ordre  eût  été  mal  expliqué  ou  mal  compris,  soit 
que  le  frère  de  l'Empereur  ne  voulût  pas  se  borner  à  ce  rôle  pas- 
sif, soit  encore  que  les  soldats,  très  animés  et  recevant  des  coups 
de  fusil  de  l'ennemi  invisible  dans  le  fourré,  aient  agi  spontané- 
ment, les  tirailleurs  du  l*"'"  léger  abordèrent  le  bois  à  la  baïonnette. 
Tout  le  régiment  suivit,  ayant  à  sa  tête  Jérôme  et  le  général  Bau- 
doin, qui  fut  tué  tout  au  début  du  combat.  Malgré  la  défense 
acharnée  du  1*^'  bataillon  de  Nassau  et  dune  compagnie  de  cara- 
biniers hanovriens,  on  prit  pied  sur  la  lisière  du  bois.  11  y  avait 
encore  à  conquérir  trois  cents  mètres  de  taillis  très  épais.  Le  3''  de 
ligne  s'y  engagea  à  la  suite  du  1'""  léger.  L'ennemi  ne  se  retirait 
que  pas  à  pas,  s'embusquant  derrière  chaque  touiïe,  tirant  pres- 
que à  bout  portant,  faisant  sans  cesse  des  retours  offensifs.  Il 
fallut  une  heure  pour  rejeter  hors  du  bois  les  Nassaviens  et  les 
ompagnies  de  gardes  anglaises  qui  étaient  venues  les  renforcer. 

En  débouchant  du  taillis,  les  Français  se  trouvent  à  trente 
pas  des  bâtimensde  Hougoumont,  vaste  rectangle  de  pierre,  et  du 
Tiur  du  parc,  haut  de  deux  mètres.  Mur  et  murailles  sont  percés 
le  meurtrières  d'où  les  Anglais  commencent  un  feu  nourri.  Ils 
lont  abrités,  ils  visent  avec  calme;  à  cette  petite  distance,  tous 
ours  cou[)s  ])ortenl.  Les  fantassins  deJérôuie  perdent  leurs  balles 
îontre  un  ennemi  invisible.  Ils  se  ruent  à  l'assaut.  Les  uns  ten- 
ant d'enfoncer  la  grande  porte  à  coups  de  crosse,  mais  cette 
)orte  est  dans  un  rentrant;  ils  sont  fusillés  de  face  et  de  liane. 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

D'autres  s'efforcent  d'escalader  le  mur  du  parc  en  faisant  la  courte 
échelle;  à  travers  les  meurtrières,  les  Anglais  les  percent  de 
leurs  baïonnettes.  Les  cadavres  s'amoncellent  au  pied  de  Hou- 
goumont.  Les  assaillans  rentrent  à  l'abri  du  bois. 

Le  général  Guilleminot,  chef  d'état-major  de  Jérôme,  conseille 
de  s'en  tenir  à  cette  première  attaque.  Il  suffit  d'occuper  le  bois. 
Reille  envoie    des    ordres    analogues.   Mais   Jérôme   s'obstine, 
s'acharne  à  combattre.  Il  veut  emporter  la  position.  Il  appelle 
sa  seconde  brigade  (général  Soye)  pour  relever  dans  le  taillis  la- 
brigade  Baudoin,  avec  les  débris  de  laquelle  il  tourne  llougou- 
mont  par  l'ouest.  Sa  colonne,  qui  n'est  plus  défilée,  chemine  sous 
le  feu  à  600  mètres  des  batteries  anglaises.  Elle  atteint  pour- 
tant la  façade  nord  de  Hougoumont  et  y  donne  assaut.  Tandis 
que  le  colonel  de  Cubières  est  renversé,  grièvement  blessé,  à  bas 
de  son    cheval,  un  géant,  surnommé  Xenfonceur,  le  lieutenant 
Legros,  du  l*^""   léger,  prend  la  hache  d'un  sapeur  et    brise  un 
vantail  de  la  porte.  Une  poignée  de  soldats  se  préci[)itent  avec  lui 
dans  la  cour.   La  masse  des  Anglais  les  entoure,  les  fusille,  les 
extermine;  pas  un  n'échappe.  A  ce  moment,  quatre  compagnies- 
de  Coldstreams,  seul  renfort  que  Wellington,  qui  voit  de  loin  le' 
combat,  mais  qui  ne  s'abuse  pas  sur  l'importance  de  l'attaque  de' 
Hougoumont,  a  jugé  nécessaire  d'envoyer,  assaillent  la  colonne 
française.  Pris  entre  deux  feux,  les  bataillons  décimés  de  Jérôme 
se  replient,  partie  dans  le  bois,  partie  vers  la  route  de  Nivelles. 

VI 

Pendant  ce  combat,  l'Empereur  préparait  sa  grande  attaque. 
Il  Ut  renforcer  les  vingt-quatre  pièces  de  12,  jugées  d'abord i 
suffisantes  pour  canonner  le  centre  de  la  position  ennemie,  par' 
les  batteries  de  8  du  l*^""  corps  et  trois  batteries  de  la  garde.  Oni 
forma  ainsi,  en  avant  de  la  Belle-Alliance,  une  formidable  bat-- 
terie  de  quatre-vingts  bouches  à  feu.  Il  était  près  d'une  heure.  Nejfl 
dépêcha  un  de  ses  aides  de  camp  à  Rossomme  pour  avertir  l'Em- 
pereur que  tout  était  prêt  et  qu'il  attendait  l'ordre  d'attaquer. 
Avant  que  la  fumée  de  tous  ces  canons  eût  élevé  un  rideau'» 
entre  les  deux  collines,  Napoléon  voulut  jeter  un  dernier  regar 
sur  le  champ  de  bataille. 

Il  aperçut,   à  environ   deux  lieues  au   nord-est,   comme  u 
nuage  sombre  qui  semblait  sortir  des  bois  de  Chapelle-SaintI 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  605 

Lambert.  Bien  que  son  œil  exercé  ne  lui  permît  pas  le  doute,  il 
hésita  d'abord  à  reconnaître  des  troupes.  Il  consulta  son  entou- 
rage. Toutes  les  lorgnettes  de  l'état-major  se  fixèrent  sur  ce  point. 
Comme  il  arrive  en  pareille  occurrence,  les  avis  digéraient.  Des 
officiers  soutenaient  qu'il  n'y  avait  pas  là  de  troupes,  que  c'était 
un  taillis  ou  l'ombre  d'un  nuage  ;  d'autres  voyaient  une  colonne 
en  marche,  signalaient  des  uniformes  français,  des  uniformes 
prussiens.  Soult  dit  qu'il  distinguait  parfaitement  un  corps  nom- 
breux ayant  forme  les  faisceaux.  On  ne  tarda  pas  à  être  tout  à  fait 
renseigné.  Tandis  qu'un  détachement  de  cavalerie  partait  au  galop 
pour  reconnaître  ces  troupes,  un  sous-officier  du  2''  hussards  de 
Silésie,  que  les  hussards  du  colonel  Marbot  venaient  de  faire  pri- 
sonnier près  de  Lasne,  fut  amené  à  l'Empereur.  Il  était  porteur 
d'une  lettre  de  Biilow  à  Wellington,  annonçant  l'arrivée  du 
IV"  corps  à  Chapelle-Saint-Lambert.  Ce  hussard,  qui  parlait  fran- 
çais, ne  fit  pas  difficulté  de  conter  tout  ce  qu'il  savait.  «Les troupes 
signalées,  dit-il,  sont  l'avant-garde  du  général  de  Biilow.  Toute 
notre  armée  a  passé  la  nuit  d'hier  à  Wavres.  Nous  n'avons  pas  vu 
de  corps  français,  et  nous  supposons  qu'ils  ont  marché  sur  Plan- 
cenoit.  » 

La  présence  d'un  corps  prussien  à  Chapelle-Saint-Lambert, 
qui  eût  terriblement  surprisTEmpereur  quelques  heures  plus  tôt, 
alors  qu'il  traitait  de  «  paroles  en  l'air  »  le  propos  rapporté  par 
Jérôme  sur  la  jonction  projetée  des  deux  armés  alliées,  ne 
l'étonna  qu'à  demi,  car  il  avait  reçu  dans  l'intervalle  cette  lettre 
de  Grouchy  :  «  Gembloux,  six  heures  du  matin.  —  Sire,  tous 
mes  rapports  et  renseigncmens  confirment  que  l'ennemi  se  retire 
sur  Bruxelles  pour  s'y  concentrer  ou  livrer  bataille  après  s  être 
réuni  à  Wellington.  Le  premier  et  le  second  corps  de  l'armée  de 
Bliicher  paraissent  se  diriger  le  premier  sur  Corbais  et  le 
deuxième  sur  Chaumont.  Ils  doivent  être  partis  hier  soir,  à  huit 
heures  et  demie,  de  Tourrines  et  avoir  marché  pendant  toute  la 
nuit;  lieureusement  qu'elle  a  été  si  mauvaise  qu'ils  n'auronl  pu 
faire  beaucou[)  de  chemin.  Je  pars  à  l'instant  pourSart-à-Wulhain, 
d'où  je  me  porterai  à  Corbais  et  à  Wavres.  »  Cette  dépêche  dait 
beaucoup  moins  rassurante  que  celle  de  la  veille.  Au  lieu  d'une 
retraite  de  deux  corps  prussiens  on  deux  colonnes,  l'une  sur 
Wavres  et  l'autre  sur  Liège,  Grouchy  annonçait  que  ces  deux 
colonnes  marchaient  concentriquement  vers  Bruxelles,  daus  le 
dessein  probable  de  se  réunir  à  Wellington.   Il  ne  jjarlail  plus 


606  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

d'empêcher  cette  jonction  ;  et,  s'il  était  permis  cependant  de  con- 
jecturer qu'il  allait  manœuvrer  à  cet  effet  en  se  portant  sur  Wavres, 
il  y  semblait  mettre  bien  peu  de  hâte,  puisque,  à  six  heures 
du  matin,  il  n'avait  pas  encore  quitté  Gembloux.  Sans  doute, 
l'Empereur  pouvait  espérer  que  les  Prussiens  marcheraient  droit 
sur  Bruxelles;  mais  il  était  très  possible  aussi  qu'ils  rejoignissent 
l'armée  anglaise  par  un  mouvement  de  flanc. 

Pour  parer  à  ce  danger  éventuel,  l'Empereur  cependant  avait 
songé  bien  tardivement  à  envoyer  de  nouvelles  instructions  à 
Grouchy.  La  lettre  du  maréchal  avait  dû,  à  moins  dun  retard 
possible,  mais  très  improbable,  arriver  au  quartier  impérial  entre 
dix  et  onze  heures.  Et  c'est  seulement  à  une  heure,  quelques  ins- 
tans  avant  d'apercevoir  les  masses  prussiennes  sur  les  hauteurs 
de  Chapelle-Saint-Lambert,  que  l'Empereur  fit  écrire  à  Grouchy  : 
((  Votre  mouvement  sur  Corbais  et  Wavres  est  conforme  aux  dis- 
positions de  Sa  Majesté.  Cependant  l'Empereur  m'ordonne  de  vous 
dire  que  vous  devez  toujours  manœuvrer  dans  notre  direction  et 
chercher  à  vous  rapprocher  de  l'armée  afin  que  vous  puissiez  nous 
joindre  avant  qu'aucun  corps  puisse  se  mettre  entre  nous.  Je  ne 
vous  indique  pas  de  direction.  C'est  à  vous  de  voir  le  point  où 
nous  sommes  pour  vous  régler  en  conséquence  et  pour  lier  nos 
communications  ainsi  que  pour  être  toujours  en  demeure  de  tom- 
ber sur  quelques  troupes  ennemies  qui  chercheraient  à  inquiéter 
notre  droite  et  de  les  écraser.  » 

Cette  dépêche  n'était  pas  encore  expédiée  quand  apparurent 
au  loin  les  colonnes  prussiennes.  Peu  d'instans  après,  l'Empereur, 
ayant  interrogé  le  hussard  prisonnier,  fit  ajouter  ce  post-scriptum  : 
«  Une  lettre  qui  vient  d'être  interceptée  porte  que  le  général  Bû- 
low  doit  attaquer  noire  flanc  droit.  Nous  croyons  apercevoir  ce 
corps  sur  les  hauteurs  de  Saint-Lambert.  Ainsi  ne  perdez  pas  un 
instant  pour  vous  rapprocher  de  nous  et  nous  joindre,  et  pour 
écraser  Biilow  que  vous  prendrez  en  flagrant  délit.  » 

L'Empereur  ne  fut  donc  pas  autrement  déconcerté.  Tout  en 
jugeant  que  sa  situation  s'était  gravement  modifiée,  il  ne  la  regar- 
dait pas  comme  compromise.  Le  renfort  survenu  à  Wellington 
ne  consistait  après  tout  qu'en  un  seul  corps  prussien,  car  le  pri- 
sonnier n'avait  point  dit  que  toute  l'armée  prussienne  suivît  Bûlow. 
Cette  armée  devait  être  encore  à  Wavres.  Ou  Grouchy  allait  l'y 
joindre,  l'y  attaquer  et  conséquemment  la  retenir  loin  de  Biilow; 
ou,  renonçant  à  poursui^Te  Blûcher,  il  marchait  déjà  sur  Plan- 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  G07 

cenoit,  par  Mousty,  comme  le  supposait  le  hussard,  et  amenait  au 
gros  de  l'armée  française  un  renfort  de  34000  baïonnettes.  L'Em- 
pereur, qui  se  faisait  facilement  des  illusions,  et  qui  voulait  sur- 
tout en  donner  aux  autres,  dit  à  Soult  :  «  —  Nous  avions  ce  ma- 
tin quatre-vingt-dix  chances  pour  nous.  Nous  en  avons  encore 
soixante  contre  quarante.  Et  si  Grouchy  réparc  l'horrible  faute 
qu'il  a  commise  en  s'amusant  à  Gembloux  et  marche  avec  rapi- 
dité, la  victoire  en  sera  plus  décisive,  car  le  corps  de  Biilow  sera 
entièrement  détruit.  » 

Toutefois,  comme  Grouchy  pouvait  tarder  et  que  l'avant- 
garde  de  Biilow  était  en  vue,  l'Empereur  prit  incontinent  des 
mesures  pour  protéger  le  flanc  de  l'armée.  Les  divisions  de  cava- 
lerie légère  Domon  et  Subervie  furent  détachées  sur  la  droite  afin 
d'observer  l'ennemi,  d'occuper  tous  les  débouchés  et  de  se  lier 
avec  les  têtes  de  colonnes  du  maréchal  Grouchy  dès  qu'elles  appa- 
raîtraient. Le  comte  de  Lobau  reçut  l'ordre  de  porter  le  6"^  corps 
derrière  cette  cavalerie,  dans  une  bonne  position  où  il  pût  con- 
tenir les  Prussiens.  Il  alla  aussitôt  reconnaître  son  champ  de  ba- 
taille. 

VII 

II  était  environ  une  heure  et  demie.  L'Empereur  envoya  à  Ney 
l'ordre  d'attaquer.  La  batterie  de  80  pièces  commença  avec  le 
fracas  du  tonnerre  un  feu  précipité  auquel  répondit  l'artillerie 
anglaise.  Après  une  demi-heure  de  cette  canonnade  furieuse,  la 
grande  batterie  suspendit  un  instant  son  tir  pour  laisser  passer 
l'infanterie  de  d'Erlon.  Les  quatre  divisions  marchaient  en  éche- 
lons par  la  gauche,  à  400  mètres  d'intervalle  entre  chaque  éche- 
lon. La  division  Allix  formait  le  premier  échelon,  la  division  Don- 
zelot  le  deuxième,  la  division  Marcognet  le  troisième,  la  division 
Durutte  le  quatrième.  Ney  conduisait  l'échelon  de  tête,  et  d'Erlon 
le  troisième. 

Au  lieu  de  disposer  ces  troupes  en  colonnes  d'al laque,  c'est-il- 
dire  en  colonnes  de  bataillons  par  division  i\  doini-distanco,  ordre 
tactique  favorable  aux  déploiemens  rapides  comme  aux  forma- 
tions en  carrés,  on  avait  rangé  chaque  échelon  par  bataillons 
d(''ployés  et  serrés  en  masse.  Les  quatre  divisions  présentaient 
ainsi  autant  de  phalanges  compactes  d'un  fi'ont  de  llKI  à  i*()0  liK>s 
sur  une  profondeur  de  2i  hommes.  (Jui  avait  presciit  uv.v  telle 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

formation,  périlleuse  en  toute  circonstance  et  particulièrement 
nuisible  sur  ce  terrain  accidenté?  Ney  ou  d'Erlon,  apparemment, 
car,  dans  l'ordre  général  dicté  par  l'Empereur  à  onze  heures,  rien 
de  pareil  n'avait  été  spécifié;  il  n'y  était  même  pas  question 
d'attaque  en  échelons.  Sur  le  champ  de  bataille.  Napoléon  lais- 
sait, avec  raison,  toute  initiative  à  ses  lieutenans  pour  les  détails 
d'exécution  (1). 

Irrités  de  n'avoir  point  combattu  l'avant-veille,  les  soldats 
brûlaient  d'aborder  l'ennemi.  Ils  s'élancèrent  aux  cris  de  :  Vive 
l'Empereur!  et  descendirent  dans  le  vallon  sous  la  voûte  de  fer 
des  boulets  anglais  et  français  qui  se  croisaient  au-dessus  de 
leurs  têtes,  nos  batteries  rouvrant  le  feu  à  mesure  que  les  co- 
lonnes atteignaient  l'angle  mort.  La  tête  de  la  division  AUix  (bri- 
gade Quiot)  se  porta,  par  une  légère  conversion  à  gauche,  contre 
le  verger  de  la  Haie-Sainte  d'où  partait  une  fusillade  très  nourrie. 
Ney  dirigea  l'attaque  de  cette  position  ;  la  brigade  Bourgeois,  for- 
mant seule  désormais  l'échelon  de  gauche,  continua  sa  marche 
vers  le  plateau.  Les  soldats  de  Ouiot  débusquèrent  vite  du  verger 
les  compagnies  allemandes  et  assaillirent  la  ferme.  Mais,  pas  plus 
qu'à  Hougoumont,  on  ne  s'était  avisé  de  faire  brèche  à  ces  bâtimens 
avec  quelques  boulets.  Les  Français  tentèrent  vaine  ment  plusieurs 
assauts  contre  les  hautes  et  solides  murailles,  à  l'abri  desquelles 
les  Allemands  du  major  Baring  faisaient  un  feu  meurtrier.  Un 
bataillon  tourna  la  ferme,  escalada  les  murs  du  potager,  délogea 
les  défenseurs,  qui  rentrèrent  dans  les  bâtimens;  mais  on  ne  put 
non  plus  démolir  les  murailles  à  coups  de  crosse  de  fusil. 

Wellington  se  tenait  au  pied  d'un  gros  orme  planté  à  l'ouest 
de  la  route  de  Bruxelles,  à  l'intersection  de  cette  route  et  du 
chemin  d'Ohain  (2).  Pendant  presque  toute  la  bataille,  il  demeura 
à  cette  même  place  avec  son  état-major  grossi  des  commissaires 
alliés,  Pozzo  di  Borgo,  qui  reçut  une  contusion  légère,  le  baron  de 
Vincent  qui  fut  blessé,  Mûffling,  le  général  Hiigel,  le  général 
Alava.  Voyant  de  là  les  Français  entourer  complètement  la 
Haie-Sainte,  Wellington  prescrivit  à  Ompteda  d'envoyer  au  se- 

(1)  Peut-être  l'aide  de  camp  fit-il  confusion,  en  transmettant  l'ordre  de  d'Erlon 
ou  de  Ney,  entre  la  colonne  de  division  (c'est-à-dire  par  huit  bataillons  serrés  en 
masse)  et  la  colonne  par  division  (c'est-à-dire  par  deux  compagnies  accolées,  mar- 
chant à  demi-distance  ou  à  distance  entière)  ? 

(2)  Cet  orme  fut  acheté  200  francs  par  un  Anglais  avisé  qui  le  débita  à  Londres, 
sous  forme  de  cannes,  de  tabatières,  et  de  ronds  de  serviettes,  aux  idolâtres  de 
Wellington.  , 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  609 

cours  de  Baring  un  bataillon  de  la  Légion  germanique.  Les  Alle- 
mands descendirent  à  la  gauche  de  la  grande  route,  reprirent  le 
potager  et,  passant  à  l'ouest  de  la  ferme,  s'avancèrent  vers  le 
verger.  A  ce  moment,  ils  furent  chargés  par  les  cuirassiers  du 
général  Dubois,  que  l'Empereur  avait  détachés  du  corps  de  Milhaud 
pour  seconder  l'attaque  de  l'infanterie.  Les  cuirassiers  leur  pas- 
sèrent sur  le  ventre  et,  du  même  élan,  vinrent  sabrer  au  bord 
du  plateau  les  tirailleurs  de  la  brigade  Kiclmansegge. 

A  l'est  de  la  route,  les  autres  colonnes  de  d'Erlon  avaient 
gravi  les  pentes  sous  le  feu  des  batteries,  les  balles  du  95°  anglais 
et  la  fusillade  de  la  brigade  Bylandt,  déployée  en  avant  du  chomin 
d'Ohain.  La  charge  bat,  le  pas  se  précipite  malgré  les  hauts  seigles 
qui  embarrassent  la  marche  et  les  terres  détrempées  et  glissantes 
où  l'on  enfonce  et  où  l'on  trébuche.  Les  :  Vive  l'Empereur  !  cou- 
vrent par  instans  le  bruit  des  détonations.  La  brigade  Bourgeois 
(échelon  de  gauche)  replie  les  tirailleurs,  assaille  la  sablonnière, 
en  déloge  le  95%  le  rejette  sur  le  plateau,  au  delà  des  haies,  qu'elle 
atteint  en  le  poursuivant.  La  division  Donzelot  (deuxième  échelon) 
s'engage  avec  la  droite  de  Bylandt,  tandis  que  la  division  Marcognet 
(troisième  échelon)  s'avance  vers  la  gauche  de  cette  brigade.  Les 
Hollando-Belges  lâchent  pied,  repassent  en  désordre  les  haies  du 
chemin  d'Ohain  et,  dans  leur  fuite,  rompent  les  rangs  du  28"  an- 
glais. De  son  côté,  Durutte,  qui  commande  le  quatrième  échelon, 
a  débusqué  de  la  ferme  de  Papclotte  les  compagnies  légères  de 
Nassau;  il  est  déjà  à  mi-côte,  menaçant  les  Hanovriens  de  Best. 

Dans  l'état-major  impérial,  on  jugeait  que  «  tout  allait  à  mer- 
veille. ))  En  eflot,  si  l'ennemi  conservait  ses  postes  avancés  de 
Hougoumont  et  de  la  Haie-Sainte,  ces  postes  étaient  débordés, 
cernés,  et  tout  le  centre  gauche  de  sa  ligne  de  bataille  se  trouvait 
très  menacé.  Les  cuirassiers  de  Duboiset  les  tirailleurs  de  d'Erlon 
semblaient  couronner  le  plateau,  le  gros  de  l'infanterie  les  suivait 
de  très  près.  Que  ces  troupes  fissent  encore  quelques  pas,  qu'elles 
se  maintinssent  sur  ces  positions  le  temps  de  lancer  la  cavalerie 
de  réserve  «  pour  donner  le  coup  de  massue,  »  et  la  victoire  pa- 
raissait certaine. 

VIII 

La  vicieuse  ordonnance  des  colonnes  de  d'Erlon,  qui  déjà  avait 
alourdi  leur  marche  et  doublé  leurs  pertes  dans  l'ascension  du 

TOME  CXLVIII.   —   1898.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plateau,  allait  entraîner  un  désastre.  Après  que  les  tirailleurs  eu- 
rent culbuté  les  Hollandais  de  Bylandt,  la  division  Donzelot 
s'avança  jusqu'à  trente  pas  du  chemin.  Donzelot  arrêta  sa  co- 
lonne pour  la  déployer.  Pendant  l'escalade,  les  bataillons  avaient 
encore  resserré  leurs  intervalles  et  ne  formaient  plus  qu'une 
masse.  Le  déploiement  ou  plutôt  la  tentative  de  déploiement,  car 
il  ne  semble  pas  que  l'on  ait  réussi  à  l'exécuter,  prit  beaucoup  de 
temps;  chaque  commandement  augmentait  la  confusion.  L'en- 
nemi profita  de  ce  répit.  Quand  les  batteries  françaises  avaient 
ouvert  le  feu,  la  division  Picton  (brigades  Kempt  et  Pack)  s'était 
reculée,  sur  l'ordre  de  Wellington,  à  loO  mètres  du  chemin.  Les 
hommes  étaient  là  en  ligne,  mais  couchés,  afin  d'éviter  les  pro- 
jectiles. Picton  voit  les  Hollandais  en  déroute  et  les  tirailleurs 
français  traverser  les  haies  et  s'avancer  hardiment  contre  une  bat- 
terie. H  commande  :  Debout!  et  porte  d'un  bond  la  brigade  Kempt 
jusqu'au  chemin.  Elle  replie  les  tirailleurs,  franchit  la  première 
haie,  puis,  découvrant  la  colonne  de  Donzelot,  occupée  à  se  dé- 
ployer, elle  la  salue  d'un  feu  de  file  à  quarante  pas.  Fusillés  à 
l'improviste,  surpris  en  pleine  formation,  les  Français  font  d'ins- 
tinct, involontairement,  un  léger  mouvement  rétrograde.  Picton 
saisissant  la  minute  crie  :  Chargez  !  Chargez!  Hurrah!  Les  Anglais 
s'élancent  de  la  seconde  haie  et  se  ruent  tête  baissée  contre  cette 
masse  en  désordre  qui  résiste  par  sa  masse  même.  Repoussés  plu- 
sieurs fois,  sans  cesse  ils  renouvellent  leurs  charges.  On  combat 
de  si  près  que  les  bourres  restent  fumantes  dans  le  drap  des 
habits.  Durant  ces  corps-à-corps,  un  officier  français  est  tué  en 
prenant  le  drapeau  du  32^  régiment,  et  le  vaillant  Picton  tombe 
raide,  frappé  d'une  balle  à  la  tempe  (1). 

La  colonne  de  Marcognet  (troisième  échelon)  était  arrivée  à 
peu  près  à  la  hauteur  de  la  colonne  de  Donzelot  au  moment  de 
la  fuite  des  Hollando-Belges.  Marcognet,  n'ayant  pas  cru  pos- 
sible de  déployer  sa  division,  avait  continué  sa  marche  et  dé- 
passa Donzelot  qui  faisait  halte.  Déjà,  avec  son  régiment  de  tête 
criant  :  Victoire  !  il  avait  franchi  la  double  haie  et  s'avançait 
contre  une  batterie  hanovrienne,  quand,  aux  sons  aigus  des 
pibrochs,  s'ébranla  la  brigade  écossaise  de  Pack  par  bataillons 

(1)  Un  historien  anglais,  entraîné  par  son  patriotisme,  dit  que  l"officier  français 
fut  tué  en  essayant  de  reprendre  le  drapeau  du  32'  franfjais.  Le  32'  n'élait  pas  à 
l'armée  du  Nord,  tandis  que  le  32«  anglais  faisait  bel  et  bien  partie  de  la  brigade 
Kempt. 


I 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  611 

en  échiquier  déployés  sur  quatre  rangs.  A  moins  de  20  mètres 
(vingt  yards),  le  92"  higlanders  ouvrit  le  feu;  peu  après  tirèrent 
les  autres  Écossais.  A  cause  de  leur  massive  formation,  les  Fran- 
çais ne  pouvaient  riposter  que  par  le  front  d'un  seul  bataillon.  Ils 
firent  une  décharge  et  s'élancèrent  à  la  baïonnette.  On  s'aborda; 
les  premiers  rangs  se  confondirent  dans  une  furieuse  mêlée.  «  Je 
poussais  un  soldat  en  avant, raconte  un  ofiicier  du  45".  Je  le  vois 
tomber  à  mes  pieds  d'un  coup  de  sabre.  Je  lève  la  tète.  C'était  la 
cavalerie  anglaise  qui  pénétrait  de  toutes  parts  au  milieu  de  nous 
et  nous  taillait  en  pièces.  » 

Comme  les  Français  allaient  couronner  le  plateau,  les  cuiras- 
siers de  Dubois  à  l'ouest  de  la  grande  route  et  les  colonnes  de 
d'Erlon  à  l'est,  lord  Uxbridge  avait  fait  charger  l'élite  de  sa  ca- 
valerie. Les  quatre  régimens   de   gardes  à   cheval  de  Somerset 
(!"■  et  2'"  Life-Guards,  Bleus  et  Dragons  du    Roi)   partirent  au 
galop,  en  ligne.  Après  quelques  foulées,  ils  arrivèrent  à  portée  de 
pistolet  des  cuirassiers,  séparés  d'eux  par  le  chemin  d'Ohain.  Ce 
chemin,  bordé  de  haies  à  l'est  de  la  route  de  Bruxelles,  courait, 
l'espace  de  400  mètres  à  l'ouest  de  cette  route,  entre  deux  berges 
»  escarpées  qui  disparaissaient  plus  loin.  La  gauche  de  Dubois  et 
!{ la  droite  de  Somerset  se  chargèrent  mutuellement  sur  la  partie  plate 
du  chemin.  Mais  les  pelotons  de  droite  des  cuirassiers  se  trou- 
vèrent arrêtés  un  instant  par  la  tranchée.  Ils  gravirent  résolument 
le  talus  extérieur  et  descendirent  dans  le  chemin  creux.  Ils  don- 
naient de  Tépcron  pour  en  franchir  la  crête  intérieure  quand  à  vingt 
mètres  étincela  la  rangée  de  sabres  du  2'^  Life-Guards,  lancé  à 
fond  de  train.  Afin  d'éviter  un  véritable  écrasement,  car  temps  et 
espace  leur  manquaient  pour  fournir  une  charge,  les  cuirassiers 
enfilèrent  le  chemin  creux  en  se  bousculant,  rejoignirent  la  grande 
route  près  de  l'orme  de  W  ellington  et  se  rallièrent  dans  un  champ 
non  loin  de  lasablonnière.Les  Life-Guards,  qui  les  avaient  poursui- 
vis en  côtoyant  le  bord  du  chemin,  les  chargèrent  avant  qu'ils  ne 
!  se  fussent  reformés  ;  et,  à  la  suite  d'un  corps-à-corps  où,  dit  lord 
j Somerset,  ils  «  frappaient  sur  les  cuirasses  comme  des  chaud n^ii- 
miers  à  l'ouvrage,  »  ils  en  culbutèrent  quelques-uns  dans  l'exca- 
llvation  de  la  sablonnière.  Le  gros  de  la  brigade  Dubois  fut  ronijm 
iet  rejeté  au  fond  du  vallon  par  les  autres  régimens  de  Somerset, 
qui,  de  beaucoup  mieux  montés  que  les  cuirassiers,  avaient  aussi 
la  supériorité  du  nombre  et  l'avuiitago  du  terrain  (J). 

(1)  C'usl  vraisemblablement  lu  bousculade  des  cuirassiers  entre  les  bcryes  du 


612  REVUE    DES    DEUX    310NDES. 


IX 


En  même  temps,  la  brigade  de  dragons  de  Ponsonby  (Royaux, 
Inniskillings  et  Scots-Greys)  s'était  élancée  contre  les  colonnes 
de  d'Erlon.  Les  Royaux  débouchent  de  la  route  de  Charleroi, 
bousculent  la  brigade  Rourgeois  aux  prises  avec  le  9^"  embusqué 
derrière  les  haies  et  la  repoussent  jusqu'à  la  sablonnière.  Les 
Inniskillings  franchissent  le  chemin  en  passant  par  les  embra- 
sures pratiquées  dans  la  double  haie  pour  le  tir  des  pièces  et 
chargent  la  colonne  de  Donzelot.  Les  Ecossais-Gris,  ainsi  nom- 
més à  cause  de  la  robe  de   leurs  chevaux,  arrivent  au  dos  des 
bataillons  de  Pack,  qui  ouvrent  leurs  intervalles  pour  les  laisser  . 
passer.  Higlanders  et  Scots-Greys  se  saluent  mutuellement  des  ' 
cris  :  Scotland  for  ever!  et  les  cavaliers  fondent  avec  impétuosité  i 
sur  la  division  Marcognet.  Fusillées  de  front   par  l'infanterie,  ' 
chargées  sur  les  deux  flancs  par  la  cavalerie,  paralysées  par  leur  : 
presse  même,  les  lourdes  colonnes  françaises  ne  peuvent  faire 
qu'une  pauvre  résistance.  Les  hommes  refluent  les  uns  sur  les 
autres,  se  serrent,   se  pelotonnent  au   point  que  l'espace    leur 
manque  pour  mettre  en   joue  et  même  pour  frapper  à  l'arme  I 
blanche  les  cavaliers  qui  pénètrent  dans  leurs  rangs  confondus.  î 
Les  balles   sont  tirées  en   l'air,  les  coups    de   baïonnette,  mail 
assurés,  ne  portent  point.  C'est  pitié  de  voir  les  Anglais  enfoncer 
et  traverser  ces  belles  divisions  comme  de  misérables  troupeaux.  . 
Ivres  de  carnage,  s'animant  à  tuer,  ils  percent  et  taillent  joyeuse-  \ 
ment  dans  le  tas.  Les    colonnes   se  rompent,    se  tronçonnent, 
s'éparpillent  et  roulent  en  avalanche  au  bas  du  plateau  sous  le 
sabre  des  dragons.  La  brigade  Rourgeois,  qui  sest  ralliée  à  la  sa-i 
blonnière,  est  mise  en  désordre  et  entraînée  par  les  fuyards  et" 
les  cavaliers  pêle-mêle.  La  brigade  Quiot  abandonne  l'attaque 
de  la  Haie-Sainte.  Au-dessus  de  Papelotte,  la  division  Durutte 
subit  sur  son  flanc  droit  les  charges  des  dragons  de  Yandeleur 
(11'',  12''  et  13"  régimens),  secondés  par  les  dragons  hollandais 
et  les  hussards  belges  de  Ghigny.  Rien  qu'entamée  d'abord,  elle 
se  replie  sans  grosses  pertes  et  en  assez  bon  ordre  et  repasse  le 
ravin,  toujours  entourée  par   la  cavalerie.  Il  ne    reste  plus  un 
seul  Français  sur  les  versans  de  Mont-Saint-Jean. 

chemin  d'Ûhain,  suivie  de  la  chute  de  queh|ucs-uns  d'entre  eux  dans  la  sablonnière, 
qui  a  créé  la  léirende  de  l'écrasement  du  chemin  creux  et  inspiré  à  Victor  Hugo  les 
pages  épiques  des  Misérables. 


M 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  613 

Entraînés  par  leurs  chevaux,  à  qui,  dit-on,  ils  avaient  reçu 
l'ordre  d  enlever  les  gourmettes,  excités  eux-mêmes  par  la  course, 
le  bruit,  la  lutte,  la  victoire,  et  mis  en  train,  dit-on  aussi,  par  une 
copieuse  distribution  de  gin,  les  Anglais  traversent  le  vallon  à 
une  allure  furieuse  et  s'engagent  sur  le  coteau  opposé.  En  vain 
lord  Uxbridge  fait  sonner  la  retraite,  ses  cavaliers  n'entendent 
rien  ou  ne  veulent  rien  entendre  et  gravissent  au  galop  les  po- 
sitions françaises.  Ils  n'y  peuvent  mordre.  Les  Life-Guards  et  les 
dragons  sont  décimés  par  le  feu  de  la  division  Bachelu,  établie 
près  du  mamelon  à  l'ouest  de  la  route.  Les  Scols-Greys  ren- 
contrent à  mi-côte  deux  batteries  divisionnaires,  sabrent  canon- 
niers  et  conducteurs,  culbutent  les  pièces  dans  un  ravin,  puis  as- 
saillent la  grande  batterie.  Les  lanciers  du  colonel  Martigue  les 
chargent  de  flanc  et  les  exterminent,  tandis  que  ceux  du  colonel 
Brô  dégagent  la  division  Durutte  de  l'étreinte  meurtrière  des  dra-, 
gons  de  Vandeleur.  «  Jamais,  dit  Durutte,  je  ne  vis  si  bien  la  su- 
périorité de  la  lance  sur  le  sabre.  »  C'est  dans  cette  mêlée  que 
fut  tué  le  vaillant  général  Ponsouby.  Désarçonné  par  un  sous- 
officier  du  4''  lanciers,  nommé  Urban,  il  s'était  rendu,  quand 
quelques-uns  de  ses  Scots-Greys  revinrent  pour  le  délivrer.  Urban, 
craignant  de  perdre  son  prisonnier,  eut  le  triste  courage  de  lui 
plonger  sa  lance  dans  la  poitrine.  Après  quoi,  il  fondit  sur  les 
dragons  et  en  abattit  trois  (1). 

La  belle  charge  des  lanciers  fut  bientôt  appuyée  par  la  brigade 
de  cuirassiers  du  général  Farine.  L'Empereur,  apercevant  les 
Ecossais-Gris  prêts  à  aborder  la  grande  batterie,  avait  fait  porter 
l'ordre  au  général  Delort,  divisionnaire  de  Milhaud,  de  lancer 
contre  eux  deux  régimens.  Lanciers  et  cuirassiers  balayèrent  le 
versant  de  la  Belle-Alliance,  le  vallon  tout  entier  et  poursuivirent 
les  gardes  à  cheval  et  les  dragons  jusqu'aux  premières  rampes  de 
Mont-Saint- Jean,  au  delà  de  la  Haie-Sainte.  Les  brigades  de  ca- 
valerie légère  Vivian  et  van  Merlen  qui  avaient  suivi  de  loin  le 
mouvement  de  lord  Uxbridge,  ne  crurent  pas  bon  de  s'engager. 

Il  y  eut  un  arrêt  dans   l'aclion.  De  part  et  d'aulrr.  on  roga- 

(1)  Un  p.ii'cnl  (lu  ^cncriil  l'onsmiliy,  le  liciilcnanl-coldiicl  VA.  l'uiistinhy  ^do  la 
bripadc  VaiKlcIeiiry.fiit.  î^Ticvciiu-iU  hk-ssc  dans  la  mèiiu'  molco  ctrcsla  sur  le  i-iiauip 
de  bataille  jusrpi'au  lendemain  nuvtin.  Il  a  fait  le  récit  dos  seize  ou  dix-huit  mor- 
telles liciM'es  (lu'il  passa  là.  L(!  soii',  un  liraillcur  frani;ais  so  rouclia  derrière  le  ror|>s 
du  f.(jli)nel  l'onsunby,  s'en  servant  connue  d  une  sorte  de  remblai,  et  conunen(;a  à 
tirailler  contre  l'ennemi.  Tout  en  tirant,  il  causait  f^aicment  avec  l'oriicier  anglais. 
Quand  il  eut  é|)uisé  sa  f,'il)ern(>,  il  s'en  alla  en  disant  :  —  "  Vous  serez  bien  aise 
d'apprendre  ((ue  nous  f...  le  camp.  Konsoirl  mon  ami.  » 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gnait  ses  positions.  Les  versans  des  collines,  l'instant  d'avant  cou 
A'erts  de  combattans,  n'étaient  plus  occupés  que  par  des  cadavres 
et  des  blessés.  «  Les  morts,  dit  un  officier  anglais,  étaient  en 
maint  endroit  aussi  serrés  que  des  pions  renversés  sur  un  écbi- 
quier.  »  C'était  l'aspect  désolé  d'un  lendemain  de  bataille,  et  la 
bataille  commençait  seulement! 

Pendant  cet  intervalle,  un  cuirassier  se  détacha  de  son  régi- 
ment qui  se  reformait  à  la  Belle-Alliance  et,  prenant  le  galop, 
descendit  derechef  la  grande  route.  On  le  vit  traverser  toute  cette 
vallée  mortuaire  où  lui  seul  était  vivant.  Les  Allemands  postés 
à  la  Haie-Sainte  crurent  que  c'était  un  déserteur;  ils  s'abstinrent 
de  tirer.  Arrivé  tout  contre  le  verger,  au  pied  de  la  haie,  il  raidit 
son  corps  de  géant  droit  sur  les  étriers,  leva  son  sabre  et  cria  : 
Vive  l'Empereur!  Puis,  au  milieu  d'une  gerbe  de  balles, il  rentra 
dans  les  lignes  françaises  en  quelques  foulées  de  son  vigoureux 
cheval. 

A  Hougoumont,  la  lutte  se  poursuivait  de  plus  en  plus  ar- 
dente. Trois  compagnies  de  gardes  anglaises,  un  bataillon  de 
Brunswick,  un  bataillon  de  la  Légion  allemande  de  Duplat, 
deux  régimens  de  Foy,  étaient  venus  successivement  renforcer 
défenseurs  et  assaillans.  Les  Français,  de  nouveau  maîtres  du 
bois  après  l'avoir  perdu,  s'emparent  du  verger;  mais  les  gardes 
anglaises  ne  cèdent  pas  le  jardin  en  contre-haut,  que  protège 
un  petit  mur  muni  d'une  banquette,  et  se  maintiennent  dans  la 
ferme.  Sur  l'ordre  de  l'Empereur,  une  batterie  d'obusiers  bom- 
barde les  bàtimens.  Le  feu  s'allume  dans  un  grenier,  se  pro- 
page, dévore  le  château,  la  maison  du  fermier,  les  étables,  les 
écuries.  Les  Anglais  se  rembuchent  dans  la  chapelle,  les  granges, 
la  maison  du  jardinier,  le  chemin  creux  adjacent  et  y  recom- 
mencent leur  fusillade.  L'incendie  même  fait  obstacle  aux  Fran- 
çais. Dans  les  étables  en  flammes,  d'où  les  ambulances  établies  par 
l'ennemi  n'ont  pu  être  évacuées,  on  entend  de  vains  appels  et 
des  hurlemens  de  douleur. 

Henry  Houssaye. 


POÉSIE 


AUX   FLANCS   DU   VASE 


LE    SOMMEIL    DE    CANOPE 

Accoudés  sur  la  table  et  déjà  noyés  d'ombre, 

Du  haut  de  la  terrasse,  à  pic  sur  la  mer  sombre, 

Les  amans,  écoutant  l'éternelle  rumeur 

Se  taisent,  recueillis,  devant  le  soir  qui  meurt. 

Alcis  songe,  immobile  et  la  tête  penchée. 

Canope  avec  lenteur  de  lui  s'est  rapprochée. 

Lasse,  et  sur  son  épaule  a  laissé  doucement 

Comme  un  fardeau  trop  lourd  glisser  son  front  charmant. 

Tout  semplit  de  silence...  Au  fond  des  cours  lointaines 

On  entend  plus  distinct  le  sanglot  des  fontaines  ; 

Par  endroits  sur  le  port  une  lumière  luit; 

Et  l'étrange  soupir  qui  monte  vers  la  nuit. 

Mystérieux  aveu  du  cœur  profond  des  choses, 

Se  fait,  ce  soir,  plus  doux  de  passer  sur  les  roses. 

Alcis  songe,  et  la  paix  immense,  la  douceur 

Des  souilles,  rinfinie  et  calme  profondeur, 

Le  croissant,  et  l'étoile,  à  sa  base,  qui  tremble, 

Et  la  mer  murmurante,  et  cette  enfant  qui  semble 

Avec  son  cou  léger  renversé  sans  etîori 

Une  morte  d'amour  parmi  ses  cheveux  d'or. 

Tout  l'exalte!  Une  lente  et  solennelle  ivresse 


616  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Envahit  tout  son  cœur  élargi  de  tendresse. 

Frémissant,  il  se  penche,  et  contemple  longtemps 

Le  front  uni  voilé  par  les  cheveux  flottans, 

Et  le  heau  sein  qu'un  rythme  harmonieux  soulève... 

Des  feuilles  alentour  bruissent...  la  nuit  rêve... 

Alcis,  les  yeux  au  cîel,  avec  un  lent  baiser, 

Sur  la  bouche  a  laissé  son  âme  se  poser; 

Et  tout  à  coup  son  cœur  semble  en  lui  se  briser! 

Car  rien  n'égalera  jamais  plus  dans  sa  vie 

Cette  nuit  émouvante  et  cette  mer  amie, 

Ce  silence,  et  parmi  la  divine  accalmie 

Ce  baiser  pur  dans  l'ombre  à  Canope  endormie. 

II 

LE    BOUCHER 

Ardagôn  le  boucher,  à  la  rouge  encolure, 

Un  grand  couteau  luisant  passé  dans  sa  ceinture, 

Pousse  hors  de  l'étable  et  conduit  au  hangar 

Le  bœuf  sur  qui  la  vache  attache  un  long  regard. 

Les  enfans  du  village  et  Psyllé  la  première, 

Chassés  vingt  fois  déjà  par  la  rude  fermière. 

Reviennent  plus  nombreux  et  plus  hardis  encor 

Que  les  mouches  qu'attire  un  pot  plein  de  miel  d'or. 

Une  corde  passée  à  l'anneau  de  la  dalle 

Incline  par  degrés  la  tète  bestiale. 

Et  la  brute  immobile  ofTre  son  large  front. 

Comme  une  enclume  où  va  frapper  le  forgeron. 

Tout  est  prêt...  Dans  la  cour  descend  un  grand  silence.. 

Le  lourd  marteau  levé  lentement  se  balance, 

Plane,  hésite,  et  soudain  d'un  coup  terrible  et  sourd 

Tombe;  le  crâne  sonne!...  Un  léger  frisson  court. 

Le  bœuf  assommé  croule,  et  dans  sa  gorge  inerte 

Le  grand  couteau  plongé  fait  par  l'entaille  ouverte 

Jaillir  à  flots  pressés  un  sang  noir  et  fumant. 

Le  sol  autour  s'empourpre...  Ardagôn,  par  moment, 

Enfonçant  jusqu'au  coude  un  bras  qui  sort  tout  rouge. 

Ranime  un  peu  de  vie  aux  flancs  du  bœuf  qui  bouge... 

Et  les  enfans  penchés  sentent,  en  frémissant. 

Leur  petit  cœur  cruel  réjoui  par  le  sang. 


POÉSIE.  617 

m 

LA    BULLE 

Batliylle,  dans  la  cour  où  glousse  la  volaille, 

Sur  l'écuelle  penché,  soulOe  dans  une  paille. 

L'eau  savonneuse  mousse  et  bouillonne  à  grand  bruit, 

Et  déborde.  L'enfant  qui  s'épuise  sans  fruit 

Sent  venir  à  sa  bouche  une  àcreté  saline. 

Plus  heureuse,  une  bulle  à  la  lin  se  dessine 

Et,  conduite  avec  art,  s'allonge,  se  distend. 

Et  s'arrondit  enfin  comme  un  globe  éclatant. 

Lenfant  souffle  toujours;  elle  s'accroît  encore; 

Elle  a  les  cent  couleurs  du  prisme  et  de  l'aurore. 

Et  reflète  aux  parois  de  son  frêle  cristal 

Les  arbres,  la  maison,  la  route,  le  cheval... 

Prête  à  se  détacher,  merveilleuse,  elle  brille! 

L'enfant  retient  son  souffle,  et  voici  quelle  oscille 

Et  monte  doucement,  vert  pâle  et  rose  clair, 

Comme  un  frêle  prodige  étincelant  dans  l'air  ! 

Elle  monte...  Et  soudain,  l'àme  encore  éblouie, 

Batliylle  cherche  en  vain  sa  gloire  évanouie... 

IV 

NYZA    CHANTE 

La  famille  nombreuse,  et  par  les  dieux  comblée, 

Tout  autour  de  la  table  est  encor  rassemblée  : 

Alcyone  au  long  col,  Lydie  aux  seins  naissans  ; 

Nyza  dont  la  voix  triste  u  d'étranges  accens; 

Myrte  agile  et  robuste,  Ixéne  douce  et  blanche. 

La  mère  aux  lourds  bandeaux  sur  les  petits  se  penche. 

Myrte  rit  aux  éclats;  Ixène  jette  un  cri; 

Et  le  père  accoudé  sur  la  table  sourit... 

Le  jour  fut  accablant;   par  la  fenêtre  ouverte 

Un  peu  de  brise  vient  do  la  route  dési'rte... 

La  campagne  s'endort  dans  l'or  des  soirs  d'été, 

Et  le  mystère  monte  avec  l'obscurité. 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'âme  pensive  au  lent  adieu  de  la  lumière  : 

Chante,  dit  à  Nyza  la  voix  grave  du  père, 

Et,  regardant  là-bas  briller  les  derniers  feux. 

Il  baise  avec  amour  l'enfant  sur  les  cheveux. 

Entre  toutes  Nyza  de  son  père  est  chérie  ; 

Sa  voix  semble  toujours  pleurer  une  patrie. 

Elle  a  treize  ans  ;  un  soir  d'amour,  la  volupté 

De  nuit  et  de  lumière  a  pétri  sa  beauté. 

Son  petit  front  de  marbre  a  l'horreur  des  servages, 

Et,  douce,  elle  sourit  avec  ses  yeux  sauvages. 

Elle  chante;  ce  sont  des  rondes  d'anciens  jours, 

Des  airs  simples  appris  le  soir  dans  les  faubourgs. 

Sa  bouche  exquise  semble  un  calice  qui  s'ouvre, 

Et  sa  voix  que  toujours  un  peu  de  brunie  couvre 

Monte  et  s'exhale  ainsi  qu'un  triste  et  pur  soupir 

Au  fond  du  grand  silence  où  le  jour  va  mourir  ! 

Alcyone  et  Lydie,  aux  limpides  pensées. 

Se  tiennent  doucement  par  la  taille  enlacées  ; 

Le  petit  Myrte  dort  la  tète  sur  son  bras; 

Et  le  père,  sachant  qu'on  ne  le  verra  pas, 

Faisant  tourner  un  verre  avec  sa  main  distraite, 

Laisse  errer  dans  ses  yeux  une  larme  secrète... 

Sur  le  seuil,  la  servante  oubliant  ses  travaux 

N'a  point  encore  à  table  apporté  les  flambeaux. 

Tout  est  noir  ;  le  grand  ciel  brille  de  feux  sans  nombre. 

Par  instans,  sur  la  route,  un  pas  sonne,  dans  l'ombre... 


HERMIONE    ET    LES    BERGERS 

Paies  fait  gazouiller  la  flûte  sous  ses  doigts; 
Mélène  sous  sa  lèvre  anime  le  hautbois; 
Et  chacun  à  son  tour,  qu'un  même  espoir  stimule. 
Module  un  chant  qui  monte  au  fond  du  crépuscule. 
Hermione  aux  longs  yeux  de  longs  cils  ombragés. 
Un  doigt  contre  sa  joue,  écoute  les  bergers. 
Hermione  est  au  seuil  de  la  quinzième  année; 
Son  âme  douce  est  comme  une  fleur  inclinée; 
La  Pitié  l'a  baisée  au  cœur  dans  son  berceau. 


POÉSIE.  619 

Et  toujours  dans  ses  bras  elle  serre  un  agneau. 

La  nuit  tombe...  Dans  l'ombre  abandonnant  la  lutte, 

Le  hautbois  maintenant  se  marie  à  la  flûte... 

Dans  le  soir  qui  s'étoile,  un    hant  s'élève  alors 

Si  poignant  et  si  tendre  en  ses  simples  accords, 

Qu'il  semble  soupirer  la  tristesse  éternelle 

De  tout  ce  que  la  terre  a  de  plus  doux  en  elle!... 

Et  la  vierge  aux  longs  cils,  sous  l'extase  étouffant, 

Sent  comme  un  poids  d'amour  briser  .son  cœur  d'enfant. 

Suave  comme  un  flot  de  lune  sur  des  roses, 

Un  mystère  autour  d'elle  a  transformé  les  choses. 

Frémissante,  le  sein  gonflé  d'un  long  soupir, 

Jusqu'au  fond  de  sa  chair  elle  se  sent  mourir, 

Et  laisse  sur  sa  joue,  et  sans  qu'elle  s'en  doute, 

Son  âme  en  larmes  d'or  descendre  goutte  à  goutte. 

YI 

AXILIS    AU    RUISSEAU 

Axilis,  allongé  dans  l'herbe  de  la  rive. 

Suit  dun  œil  nonchalant  le  clair  ruisseau  d'eau  vive 

Qui  court,  léger  d'aurore,  au  milieu  des  prés  verts. 

Le  bois  s'éveille  à  peine  et  les  champs  sont  déserts... 

Axilis  laisse  errer  sur  sa  flûte  d'ébène 

Ses  doigts  vagues  qu'un  môme  accord  toujours  ramène. 

Car  il  semble  exhalé,  si  limpide  et  si  pur. 

Par  des  lèvres  d'argent  sur  un  roseau  d'azur! 

Aux  pentes  des  coteaux  flottent  dos  vapeurs  blanches 

Et  le  matin  mouillé  sourit,  nu,  dans  les  branches... 

Le  pâtre  qu'une  ivresse  envahit  lentement 

Sent  tressaillir  sous  lui  la  terre  obscurément. 

Dans  l'herbe  humide  et  drue  il  plonge  son  visage; 

Il  voudrait  sur  son  cœur  serrer  le  paysage! 

La  vie  autour  de  lui  circule;  il  voit  couiir 

Mille  insectes  liévreux  qu'un  jour  for;i  mourir. 

L'oiseau  vole;  le  vont  souffle;  la  Icuillo  troinlilo; 

Le  ciel  est  de  cristal...  Et,  soudain,  il  lui  souiblo 

Que  son  âme,  pareille  au  rofl(!t  du  bouleau, 

A  fui,  légère  et  vainc,  au  murmure  de  I'imu... 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


YII 


LE    MARCHE 

Sur  la  petite  place,  aux  lueurs  de  l'aurore, 

Le  marché  rit  joyeux,  vivant,  multicolore, 

Pêle-mêle  étalant  sur  ses  tréteaux  boiteux 

Ses  volailles,  ses  fruits,  son  miel,  ses  paniers  d'œufs, 

Et  sur  la  dalle,  où  coule  une  eau  toujours  nouvelle. 

Ses  poissons  d'argent  clair,  qu'une  âpre  odeur  révèle. 

Eglone,  sa  petite  Alidé  par  la  main, 

Dans  la  foule  se  fraie  avec  peine  un  chemin, 

S'attarde  à  chaque  étal,  va,  vient,  revient,  s'arrête, 

Aux  appels  trop  pressans  parfois  tourne  la  tête, 

Soupèse  quelque  fruit,  marchande  les  primeurs, 

Ou  s'éloigne  au  milieu  d'insolentes  clameurs. 

L'enfant  la  suit,  heureuse;  elle  adore  la  foule. 

Les  cris,  les  grognemens,  le  vent  frais,  l'eau  qui  coule, 

L'auberge  au  seuil  bruyant,  les  petits  ânes  gris, 

Et  le  pavé  glissant  jonché  de  verts  débris, 

Eglone  a  fait  son  choix  de  fruits  et  de  légumes; 

Elle  ajoute  un  canard  vivant  aux  belles  plumes. 

Alidé  bat  des  mains,  quand,  pour  la  contenter. 

Sa  mère  donne  enfin  son  panier  à  porter. 

La  charge  fait  plier  son  bras;  mais  déjà  fière 

L'enfant  part  sans  rien  dire,  et  se  cambre  en  arrière, 

Pendant  que  le  canard,  discordant  prisonnier, 

Crie  et  passe  un  bec  jaune  aux  treilles  du  panier. 

VIII 

PANNYRE    AUX    TALONS    D'OR 

Dans  la  salle  en  rumeur  un  silence  a  passé... 
Pannyre  aux  talons  d'or  s'avance  pour  danser. 
Un  voile  aux  mille  plis  la  cache  tout  entière. 
D'un  long  trille  d'argent  la  flûte,  la  première. 


POÉSIE.  621 

L'invite.  Elle  s'élance,  entro-oroise  ses  pas, 
Et  du  lent  mouvement  imprimé  par  ses  bras, 
Donne  un  rythme  bizarre  à  1  étoffe  nombreuse, 
Qui  s'amplifie,  ondule,  et  se  gonfle  et  se  creuse 
Et  se  déploie  enfin  en  un  grand  tourbillon. 
Et  Pannyre  devient  fleur,  flamme,  papillon! 
Les  yeux  émerveillés  la  suivent  en  extase, 
Par  degrés  la  fureur  de  la  danse  l'embrase. 
Elle  tourne  toujours,  vite,  plus  vite  encor! 
La  flamme  éperdument  vacille  aux  flambeaux  d'or!... 
Puis,  brusque,  elle  s'arrête  au  milieu  de  la  salle; 
Et  le  voile  qui  tourne  autour  d'elle  en  spirale, 
Suspendu  dans  sa  course,  apaise  ses  longs  plis 
Et  se  collant  aux  seins  aigus,  aux  flancs  polis. 
Comme  au  travers  d'une  eau  soyeuse  et  continue. 
Dans  un  divin  éclair,  montre  Pannyre  nue! 

IX 

LES    CONSTELLATIONS 

Clydie  au  crépuscule  assise  dans  les  fleurs 
Regarde  gravement  de  ses  beaux  yeux  rêveurs 
Les  constellations,  claires  géométries, 
Au  velours  bleu  du  soir  fixer  leurs  pierreries, 
llermase  les  indique  et,  le  doigt  vers  les  cieux. 
Les  nomme  par  leurs  noms  doux  et  mystérieux  : 
Pégase,  le  Dragon,  Cassiopée  insigne, 
Andromède,  la  Lyre,  et  la  Vierge  et  le  Cygne, 
Arcture  et  la  Grande  Ourse  au  char  éblouissant... 
La  majesté  des  dieux  avec  l'ombre  descend. 
Donnant  une  âme  auguste  aux  choses  familières. 
Sur  le  bord  opposé  du  golfe,  dos  lumières 
Brillent;  par  instans  glisse  et  s'éloigne  un  bateau. 
Le  bruit  des  rames  va  s'affuiMissanf  sur  l'eau... 
Et  les  amans  dont  l'âme  au  lirmanKMit  s'abîme. 
Enivrés  par  la  nuit  transparente  et  sublime. 
Parfois  ferment  les  yeux,  et  soudain,  ù  douceur. 
Retrouvent  tout  le  ciel  étoile  dans  leur  cœur. 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

X 

LE    BONHEUR 

Pour  apaiser  Tenfant  qui,  ce  soir,  n'est  pas  sage, 

Lydé,  cédant  enfin,  dégrafe  son  corsage 

D'où  sort,  globe  de  neige,  un  sein  gonllé  de  lait. 

L'enfant,  calmé  soudain,  a  vu  ce  qu'il  voulait, 

Et  de  ses  petits  doigts  pétrissant  la  chair  blanche 

Colle  une  bouche  avide  au  beau  sein  qui  se  penche. 

Lydé  sourit,  heureuse  et  chaste  en  ses  penscrs. 

Et  si  pure  de  cœur  sous  ses  longs  cils  baissés!... 

Le  feu  brille  dans  l'àtre;  une  flamme  au  passage 

Parfois  d'un  reflet  rose  inonde  son  visage, 

Cependant  qu'au  dehors  le  vent  mène  un  grand  bruit... 

L'enfant  s'est  détaché,  mûr  enfin  pour  la  nuit, 

Et,  les  yeux  clos,  s'endort  d'un  bon  sommeil  sans  fièvre 

Une  goutte  de  lait  tremblante  au  coin  des  lèvres. 

La  mère,  suspendue  au  souffle  égal  et  doux, 

Le  regarde  étendu  tout  nu  sur  ses  genoux; 

Et,  gagnée  à  son  tour  au  grand  calme  qui  tombe. 

Incline  son  beau  col  flexible  de  colombe; 

Et,  là-bas,  sous  la  lampe  au  rayon  studieux, 

Le  père  au  large  front,  dont  l'âme  est  près  des  dieux, 

Laissant  le  livre  antique,  un  instant  considère. 

Double  miroir  d'amour,  l'enfant  avec  la  mère, 

Et  dans  la  chambre  sainte,  où  bat  un  triple  cœur, 

Adore  la  présence  auguste  du  bonheur. 

Albert  Samain. 


LES  FINANCES 


DES 


ETATS-UMS  D'AMÉRIQUE 


De  bonnes  finances  ont  toujours  été  un  des  élémens  essentiels 
de  la  puissance  d'une  nation  :  cela  est  plus  vrai  aujourd'hui  que 
jamais.  Elles  lui  permettent,  en  temps  de  guerre,  de  porter  à  son 
maximum  d'intensité  l'outillage  que  la  science  moderne  met  à  la 
disposition  des  combattans.  Dans  le  duel  qui  s'est  engagé  au  mois 
d'avril  1898  entre  l'Espagne  et  les  Etats-Unis,  il  semble  que  la 
supériorité  financière  de  ces  derniers  soit  un  élément  de  succès 
aussi  important  que  l'énorme  diiTérence  de  population,  quadruple 
en  Amérique  de  ce  qu'elle  est  dans  la  péninsule.  Bien  que  l'état 
économique  de  nos  voisins  transpyrénéens  soit  loin  d'être  aussi 
mauvais  que  beaucoup  de  gens  se  l'imaginent,  il  est  incontestable 
que  celui  de  leurs  adversaires  est  infiniment  supérieur  et  capable 
de  résister  en  se  jouant  à  des  épreuves  comme  celles  de  la  guerre 
actuelle.  Nous  allons  essayer  d'eu  étudier  les  élémens. 

Un  rapide  coup  d'œil  jeté  sur  l'historique  des  finances  amé- 
ricaines, particulièrement  depuis  la  guerre  de  Sécession,  nous 
expli(|uera  par  quelle  série  d'événemens  a  été  préparée  la  situa- 
tion présente,  en  nous  montrant  l'un  des  efîorts  les  plus  consi- 
dérables qui  aient  jamais  été  faits  par  un  peuple  pour  se  procurer 
les  ressources  nécessaires  à  la  lutte  et  se  débarrasser  de  sa  dctlc. 
une  fois  la  paix  rétablie.  A  côté  du  budget  fédéral,  ceux  des  Ktats 
particuliers  et  des  communes  nous  serviront  à  eonipléler  h'  ta- 
bleau des  charges  qui  pèsent  sur  la  nation  américaine,  cliargos 
aujourd'hui  légères  si  on  les  compare  à  ce  qu  elles  elaieiil.  il  y  a 


624      '  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trente  ans,  et  qui  peuvent  être  augmentées  sans  nuire  au  dévelop- 
pement du  pays.  Aous  ne  séparerons  pas  l'étude  de  ces  divers 
points  de  celle  du  système  monétaire  et  fiduciaire,  si  important 
dans  la  constitution  économique  d'un  pays  et  dont  l'imperfection 
s'est  plus  d'une  fois  fait  sentir  aux  Etats-Unis.  Nous  verrons  qu'une 
confusion  fâcheuse  d'attributions  y  a  mis  au  nombre  des  fonc- 
tions du  Trésor  l'émission  des  billets  de  banque,  et  que  ce  sys- 
tème a  été  une  source  constante  de  difficultés  et  d'inquiétudes. 
L'ordre  naturel  du  sujet  nous  fera  diviser  en  trois  parties  notre 
étude  :  historique,  budget  de  la  confédération,  finances  locales; 
nous  essaierons  de  dégager,  de  cet  examen  du  passé  et  du  pré- 
sent, quelques  vues  d'avenir. 

I 

T 

Jusqu'en  1861,  le  montant  de  la  dette  des  Etats-Unis  n'avait 
jamais  atteint  un  chiffre  considérable  :  après  s'être  élevé  de  75  mil- 
lions de  dollars  (1)  en  1791,  à  127  millions  en  1816,  point  culmi- 
nant de  cette  période,  il  n'avait  cessé  de  décroître;  en  1835  il 
avait  disparu  et  en  1860  il  n'était  encore  revenu  qu'à  6o  millions, 
c'est-à-dire  la  moitié  environ  de  ce  qu'il  était  un  demi-siècle  plus 
tôt.  A  partir  de  ce  moment,  la  face  des  choses  change  rapidement  : 
en  1866,  au  lendemain  de  la  guerre  civile,  le  montant  de  la 
dette  est  de  2773  millions  de  dollars,  y  compris  les  billets  sans 
intérêt,  connus  sous  le  nom  de  greenbacks,  émis  jjour  plus  de 
400  millions  par  le  gouvernement  du  Nord  au  cours  de  sa  lutte 
contre  les  Etals  du  Sud.  Vingt-cinq  ans  plus  tard,  en  1891,  ce 
chiffre  est  réduit  à  lo60  millions;  il  était,  au  début  de  la  guerre 
espagnole,  revenu  à  1 835,  dont  847  portent  intérêts.  Hàtons-nous 
d'ajouter  que  le  Trésor  possède  une  encaisse  d'environ  800  mil- 
lions, de  sorte  que  sa  dette  réelle  était  de  1  milliard  environ. 
Il  faut  toutefois  l'augmenter  de  la  perte  subie  par  le  métal  argent 
qui  compose  la  majeure  partie  de  l'encaisse  :  cotte  perte  repré- 
sente aujourd'hui  le  tiers  à  peu  près  de  cette  dernière. 

Il  est  difficile  de  résumer  l'histoire  financière  des  Etats-Unis 
depuis  la  guerre  de  Sécession,  si  l'on  ne  rappelle  pas  à  grands  traits 
leur  histoire  économique  pendant  la  même  période.  Huit  ans 
après  que  le  général  sudiste  Lee  eut  mis  bas  les  armes,  la  lon- 

(1)  Tous  les  chiffres  de  cet  article  sont  exprimés  en  dollars,  unité  monétaire 
américaine,  cjui  équivaut  à  environ  5  fr.  20  de  notre  monnaie. 


LES    FINANCES    DES    ÉTATS-UNIS.  625 

gueur  des  chemins  de  fer  américains  avait  doublé.  La  surface 
ensemencée  en  céréales  avaitpasséde  64  millions  d'acres  en  1867 
à  100  millions  en  1878.  Cette  énorme  augmentation  avait  naturel- 
lement été  accompagnée  d'une  chute  de  prix,  que  la  réduction 
des  frais  de  transport  contribuait  encore  à  hâter.  C'est  alors  seu- 
lement que  naît  aux  États-Unis  la  question  de  l'argent  :  les  agri- 
culteurs, effrayés  de  la  baisse  du  blé,  sïmaginent  qu'elle  est  due 
à  une  insuffisance  de  monnaie,  et  demandent  à  en  augmenter  le 
volume,  soit  sous  forme  de  billets,  soit  au  moyen  de  la  frappe  de 
pièces  d'argent  :  c'est  de  cette  époque  que  date  la  suspension  du 
rachat  des  billets  émis  pendant  la  guerre  civile  [greenbacks)  et 
la  première  loi  ordonnant  l'achat  par  le  Trésor  et  la  frappe  men- 
suelle d'au  moins  2  millions  de  dollars  d'argent  [Blanc!  bill 
de  1878).  Les  représentans  des  Etats  miniers  de  l'Ouest,  où  la 
production  d'argent  annuelle  passa  de  1  million  de  dollars  en 
1861  à  45  millions  en  1878,  avaient  usé  de  toute  leur  influence 
pour  obtenir  cette  nouvelle  législation,  contraire  à  la  politique 
américaine  suivie  jusque-là  en  matière  monétaire,  puisque  le  pays 
n'avait  pas  frappé  plus  de  8  millions  d'argent  depuis  le  commen- 
cement du  siècle.  C'est  en  1880  que  le  Message  présidentiel  fait 
pour  la  première  fois  mention  de  l'intérêt  que  les  États-Unis,  «  le 
plus  grand  producteur  d'argent  du  monde,  ont  à  maintenir  ce 
métal  comme  étalon.  »  Quant  aux  greenbacks,  le  chiffre,  qui  en 
atteignait  450  millions  de  dollars  en  1866,  avait  été  réduit  à 
315  millions  en  1869,  mais  relevé  à  346  millions  en  187!2,  à  370 
en  1874  et  finalement  à  382  millions.  Le  régime  du  papier-mon- 
naie à  cours  forcé,  inauguré  pendant  la  guerre,  subsistait  tou- 
jours :  il  avait  eu  pour  conséquence  une  prime  sur  l'or,  qui  s'était 
élevée  un  moment  jusqu'à  100  pour  100. 

De  1872  à  1878,  une  véritable  révolution  avait  eu  lieu  dans  le 
mouvement  commercial  des  Étals-Unis.  En  la  première  do  ces 
deux  années,  les  importations  de  marchandises  dépassaient  les 
exportations  de  182  millions  de  dollars;  en  1878,  ces  dernières 
étaient  de  258  millions  plus  fortes  :  la  balance  du  commerce  s'était, 
en  six  ans,  déplacée  de  440  millions;  aussi  les  meilleures  conditions 
semblaient-elles  réunies  pour  assurer  le  succès  de  la  loi  de  re- 
prise des  paiemens  en  espèces,  votée  le  7  janvier  1875,  et  qui  de- 
vait entrer  en  vigueur  le  1''  janvier  1879  :  elle  ordonnait  le  libre 
monnayage  de  l'or,  l'échange  à  bureau  ouverl  des  billets  d'I'^lal 
contre  le  métal,  et  le  retrait  délinilirdey/T<?«ô«<A-.s  juscju'à  concur- 

TOME   CXLVIll.   —    1898.  -10 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rence  de  82  millions,  de  façon  à  en  limiter  l'existence  totale  à 
300  millions  de  dollars;  mais  une  loi  du  31  mai  1878  arrêta  ce 
retrait,  alors  que  le  chiffre  en  circulation  n'était  encore  descendu 
qu'à  346  millions  de  dollars  :  il  n'a  pas  varié  depuis  vingt  ans. 

Le  17  décembre  1878,  pour  la  première  fois  depuis  1861,  la 
prime  sur  l'or  disparut;  mais,  dès  le  commencement  de  l'année 
suivante,  de  vives  inquiétudes  se  firent  jour  sur  la  possibilité  de 
maintenir  ce  métal  au  pair,  et  d'empêcher  qu'il  ne  fût  exporté. 
La  récolte  de  1879,  excellente  en  Amérique  et  déplorable  en 
Europe,  vint  modifier  cet  état  de  choses;  des  expéditions  consi- 
dérables de  blé  et  de  maïs  rendirent  les  Etats-Unis  créanciers  de 
Londres  et  de  Paris  ;  un  afflux  d'or,  qui  atteignit  60  millions  de 
dollars  en  trois  mois,  provoqua  chez  eux  une  vive  reprise  d'af- 
faires; la  réserve  du  Trésor,  que  celui-ci  doit  toujours  conserver 
pour  faire  face  aux  demandes  de  remboursement  de  ses  billets, 
s'éleva,  entre  juin  et  novembre,  de  119  à  157  millions;  le  fer,  le 
coton  montèrent;  les  constructions  de  nouvelles  lignes  de  chemins 
de  fer  prirent  un  développement  inouï  :  les  élections  de  1880  don- 
nèrent une  majorité  au  président  Garfield,  candidat  du  parti 
républicain,  qui  avait  été  l'instigateur  de  la  reprise  des  paiemens 
en  espèces:  le  suffrage  populaire,  sous  l'influence  de  la  prospérité 
commerciale  et  industrielle,  approuvait  maintenant  la  politique 
financière  que,  peu  de  temps  auparavant,  il  accusait  de  tous  ses 
maux. 

Mais  une  nouvelle  dépression  suivit  l'assassinat  du  président 
Garfield,  en  juillet  1881  ;  la  récolte  fut  médiocre,  les  exportations 
diminuèrent  et  ne  dépassèrent  les  importations  que  de  26  millions, 
pour  l'année  financière  allant  du  l*""^  juillet  1881  au  30  juinl882; 
l'or  quitta  de  nouveau  le  pays.  Cependant  les  recettes  du  Trésor 
avaient  atteint  un  niveau  extraordinaire  ;  l'excédent  des  revenus 
sur  les  dépenses  était  de  145  millions  de  dollars.  D'autre  part,  la 
dette  des  Etats-Unis  avait  été  ramenée,  par  les  énormes  amortis- 
semens  pratiqués  durant  les  dix  années  précédentes,  à  un  milliard 
et  demi  de  dollars,  dont  un  tiers  seulement  pouvait  être  rem- 
boursé à  tout  moment,  les  deux  autres  tiers  devant  continuer  à 
porter  intérêt  jusqu'à  l'échéance  fixée  lors  de  l'émission  (1).  La 

M)  Les  États-Unis  ne  pratiquent  guère  l'émission  de  rentes  perpétuelles.  Avec 
une  sagesse  louable,  ils  assignent  presque  toujours  à  l'emprunt  qu'ils  contractent 
une  (lui'ée  très  courte  et  s'engagent  à  le  rembourser  à  jour  fixe.  Une  combinaison, 
à  laquelle  ils  ont  eu  fréquemment  recours  autrefois,  est  celle  qui  consiste  à  pro- 


LES    FINANCES    DES    ÉTATS-UNIS.  627 

conclusion  logique  de  cette  situation  eût  été  une  réduction  des 
impôts,  et  surtout  des  droits  de  douane,  principale  source  des 
revenus  fédéraux.  Mais  cela  n'eût  point  fait  Taffaire  des  protec- 
tionnistes, qui,  afin  de  supprimer  les  excédens,  poussèrent  le 
Congrès  dans  la  voie  des  dépenses  inutiles.  Les  pensions  militaires, 
qui  figuraient  au  budget  de  1878  pour  27  millions,  absorbèrent 
61  millions  en  1882.  Le  Congrès  élu  en  cette  année  vota  pour 
l'exercice  suivant  100  millions  à  ce  chapitre. 

L'opinion  publique  s'émut  de  ce  gaspillage  et  donna,  lors 
des  élections  nouvelles,  une  grande  majorité  aux  démocrates, 
partisans  d'une  réduction  du  revenu  et  des  impôts.  Une  com- 
mission du  Congrès  prépara  une  modification  du  tarif  douanier, 
qui  fut  votée  en  mars  1883  et  amena  une  diminution  de  recettes 
de  50  millions  de  dollars  en  1883-84.  En  même  temps  furent 
supprimées  les  taxes  sur  les  dépôts  des  banques  et  les  chèques  ; 
l'impôt  sur  les  cigares  fut  réduit  de  moitié.  La  crise  de  1884 
contribua  encore  à  discréditer  le  parti  républicain,  et  ce  fut  \in 
président  démocrate,  Grover  Cleveland,  qui  prit  le  pouvoir  en  188'j. 

L'état  de  la  Trésorerie  était  alors  médiocre  :  elle  perdait  plu- 
sieurs millions  de  dollars  en  or  par  mois  et  voyait,  en  revanche, 
s'accroître  dans  ses  caves  le  stock  des  dollars  d'argent,  dont  le 
public  ne  voulait  pas.  Pour  essayer  d'y  remédier,  elle  créa  en 
1886  de  petites  coupures  de  certificats  d'argent,  de  1,  2  et  5  dol- 
lars, qui  trouvèrent  meilleur  accueil  que  le  métal  lui- môme.  Los 
revenus  publics  recommençaient  à  s'élever  à  des  chiffres  énormes  : 
les  excédens  de  recettes  furent  de  63  millions  en  1885,  sans- 
mentèrent  encore  durant  les  deux  années  suivantes,  et  permi- 
rent au  Trésor  de  racheter  50  millions  d'obligations  fédérales  on 
1886,  125  en  1887,  et  130  en  1888.  Après  avoir  retiré  ses  rentes 
3  pour  100,  qu'il  était  libre  de  rembourser  à  toute  époque,  le  gou- 
vernement se  mit  à  racheter  sur  le  marché  celles  de  ses  obli- 
gations qui  n'étaient  pas  encore  arrivées  à  échéance  :  sos  de- 
mandes firent  monter  le  4  pour  100  au  delà  de  121>.  Los  affaires 


mettre  au  rentier  de  lui  resliUier  son  tapilal  au  plus  lanl  une  certaine  année,  on 
s'en;i:ag(;ant  à  ne  pus  le  l'aire  avant  une  autre  ilale.  l/ccart  entre  ees  deux  eeliéanecs 
était  génùralement  de  quinze  uns,  ec  (|ui  faisait  désigner  les  litres  de  ces  emprunts 
du  nom  de  cinq-vinfJtt  (^J/-0),  p^iree  (|u'ils  pouvaient  rtre  remboursés  au  plus  lot 
cinf(  ans  après  l'émission  et  devaient  l'être  au  plus  tard  vin^M  ans  après.  Le  dei^ 
nier  emprunt  de  200  millions  en  3  p.  100  au  pair  émis,  en  juin  1898.  a  été  slipul.? 
remboursable  à  partir  de  1908,  à  la  volonté  du  Trésor  fédéral,  ujais  doit  l'être  ;n\ 
plus  lanl  le  l"r  août  1918;  c'est  donc  un  10/20. 


628  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reprenaient  en  même  temps;  de  1883  à  1889,  la  consommation 
annuelle  de  fer  aux  Etats-Unis  doubla. 

La  disparition  rapide  des  titres  rachetables  de  la  dette  pu- 
blique faisait  que  le  gouvernement  ne  savait  plus  comment  em- 
ployer le  surplus  de  ses  ressources  et  était  contraint  de  détenir 
dans  ses  caisses  des  instrumens  de  circulation  dont  l'absence 
gênait  le  marché.  La  préoccupation  dominante  était  celle  de 
savoir  quel  usage  serait  fait  des  excédens  budgétaires.  Un  vo- 
lume, publié  en  1888  :  «  Revenus  nalionaux  »,  contient  une  série 
d'avis  donnés  à  cet  égard  par  les  principaux  économistes  et  pro- 
fesseurs. Les  titres  de  ces  essais  en  indiquent  l'esprit  :  «  Politique 
des  excédens  [Surplus  financiering) .  »  —  «  Faut-il  conserver  le 
revenu  intérieur?  »  — «  Défense  de  la  politique  protectionniste.  »  — 
«  Réorganisation  des  revenus.  »  —  «  Les  subventions  aux  compa- 
gnies de  bateaux  à  vapeur  considérées  comme  un  moyen  de 
réduire  l'excédent.  »  —  «  Projet  de  réduction  du  tarif.  »  Le  travail 
du  professeur  Edwin  Seligman  commence  ainsi  :  «  Le  grand 
danger  qui  menace  l'équilibre  financier,  et  par  suite  la  prospérité 
commerciale  du  pays,  est  l'existence  d'un  excédent.  Il  n'est  pas 
de  mots  assez  forts  pour  en  dépeindre  les  efïets  démoralisans, 
non  plus  que  les  doctrines  anti-scientifiques  dont  il  est  le  résul- 
tat. »  Heureux  pays  que  celui  oiî  le  souci  des  hommes  d'Etat 
consiste  à  se  défendre  contre  un  excès  de  richesse  ! 

Une  situation  semblable  s'était  déjà  produite  de  1834  à  1836, 
alors  que  l'ancienne  dette  avait  été  entièrement  remboursée.  On 
essaya  d'appauvrir  le  budget  en  diminuant  les  recettes  et  en  ma- 
jorant les  dépenses.  Le  droit  sur  le  sucre,  qui  rapportait  56  mil- 
lions en  1889,  fut  supprimé;  les  pensions  militaires,  augmentées 
d'une  somme  considérable  ;  les  fonctionnaires  et  les  membres  du 
Parlement  pensaient  servir  l'intérêt  public  en  cherchant  tous  les 
moyens  de  dépenser  davantage.  «  Vive  l'excédent  !  [God  help  the 
surplus!)  »  s'écriait  un  commissaire  des  pensions,  le  jour  de  son 
entrée  en  fonctions,  sous  la  présidence  Harrisson.  Cet  excédent, 
proie  désignée  à  tous  les  appétits,  n'était  pas  destiné  à  durer 
longtemps.  Le  gouvernement  arrêta  ses  rachats  de  titres;  il 
cessa  même  de  se  conformer  à  la  loi  exigeant  le  remboursement 
annuel  d'une  somme  égale  à  1  pour  100  de  la  dette  totale  des 
-Etats-Unis.  Le  Trésor  se  trouva  en  déficit,  pour  la  première  fois 
depuis  de  longues  années ,  dans  le  dernier  trimestre  de  l'an- 
née fiscale  1890-91  ;  ce  déficit  se  renouvela  dans  deux  trimestres 


LES    FINANCES    DES    ÉTATS-UNIS.  G29 

de  l'année  suivante,  mais  fut  compensé  par  des  excédens  durant 
le  reste  de  l'exercice. 

Sur  ces  entrefaites,  avait  été  votée  la  célèbre  loi  de  1890,  éla- 
borée par  le  secrétaire  de  la  trésorerie  Windom,  modifiée  par 
le  sénateur  Sherman,  et  qui  est  généralement  désignée  du  nom 
de  ce  dernier.  Elle  ordonnait  l'achat  mensuel  par  le  Trésor  de 
4  millions  et  demi  d'onces  d'argent,  l'émission  de  billets  gagés  par 
ce  métal  pour  le  nombre  de  dollars  employés  à  son  acquisition,  et  le 
rachat  de  ces  billets  «  en  or  ou  en  argent,  à  la  discrétion  du  secrétaire 
d'État  de  la  trésorerie.  »  La  loi  se  terminait  par  la  célèbre  déclara- 
tion de  principes  monétaire,  si  souvent  invoquée  depuis  dans  les 
controverses  :  «La  politique  constante  des  Etats-Unis  est  de  main- 
tenir les  deux  métaux  à  la  parité  l'un  de  l'autre  dans  le  rapport 
légal  actuel,  ou  dans  tel  rapport  qui  pourrait  être  fixé  par  la  loi.  » 
Déclaration  d'ailleurs  vague  et  qui  prête  à  plus  d'une  interpréta- 
tion. Le  premier  effet  du  Sherman-bill  fut  de  faire  monter  à  New- 
York  le  prix  de  l'argent,  qui,  de  93  cents  l'once,  s'éleva  en  juillet 
1890  à  104,  puis  le  3  septembre  à  121,  c'est-à-dire  à  un  cours 
voisin  de  celui  qui  correspond  au  rapport  classique  de  1  à  15  et 
demi.  Mais,  avant  que  le  Congrès  se  fût  réuni  en  décembre,  le 
cours  était  déjà  retombé  à  98  cents  :  le  président  Harrisson  dut 
reconnaître  l'insuccès  de  sa  tentative  pour  relever  le  marché  de 
l'argent.  D'autre  part,  les  dépenses  du  gouvernement  firent  que 
celui-ci  mit  en  circulation  une  plus  forte  quantité  de  ses  billets 
qu'à  aucune  autre  époque.  L'emploi  de  ces  capitaux  ne  se  trou- 
vant pas  en  Amérique,  ils  s'exportèrent  sous  forme  d'or  :  durant 
les  six  premiers  mois  de  1891,  72  millions  de  dollars  de  ce  métal 
furent  envoyés  en  Europe. 

La  belle  moisson  américaine  de  1891,  qui  coïncida  avec  la  très 
mauvaise  récolte  de  l'Europe,  renversa  le  courant  et  fit  revenir 
de  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  de  septembre  1891  à  mars  1892, 
50  millions  de  dollars.  Mais  cette  amélioration  ne  devait  pas  être 
durable  :  dès  l'année  suivante,»le  change  se  déplaça  encore  une 
fois  au  détriment  de  l'AnuTiquc,  qui,  durant  les  huit  premiers 
mois  de  1892,  perdit  plus  de  80  millions  d'or.  C'est  à  ce  moment 
que  le  Congrès  déclara  que  «  son  intention  était  de  fixer  et  de 
maintenir  le  montant  minimum  du  fonds  de  réserve  du  Trésor  à 
tOO  millions  de  dollars  ilor.  »  Le  nouveau  secrétaire  de  la  Tréso- 
rerie, M.  Foster,  fit  les  plus  grands  (>ll'orls  pour  maintenir  l'en- 
caisse à  ce  chiffre;  c'est  exactement  100  millions  d'or  qu'il  remit  à 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  successeur  Carlisle,  lorsque  celui-ci  le  remplaça,  le  4  mai  1893, 
à  l'heure  où  le  président  Gleveland,  élu  pour  la  seconde  fois  à  la 
magistrature  suprême,  succédait  à  Harrisson.  Mais  l'inquiétude 
se  répandait  de  plus  en  plus  dans  le  public,  qui  se  demandait 
comment  la  Trésorerie  ferait  pour  maintenir  sa  réserve  d'or  au 
chiffre  minimum  et  rembourser  en  même  temps  ses  billets  en  ce 
métal.  Les  faillites,  avant-coureurs  des  crises,  se  multipliaient  : 
celles  du  chemin  de  fer  Philadelphia-Reading,  de  la  Compagnie 
nationale  de  cordages,  jetaient  la  panique  sur  les  marchés;  une 
prime  sur  l'or  se  déclara,  qui  fit  du  reste  arriver  d'Europe,  dans 
le  seul  mois  d'août  1893,  41  millions  de  dollars.  Le  monde  avait 
les  yeux  fixés  sur  Washington  et  attendait  avec  anxiété  ce  qui 
allait  sortir  des  délibérations  du  Congrès.  Sur  la  proposition  du 
président  Gleveland,  la  Chambre  des  représentans  vota  le  rap- 
pel de  la  loi  Sherman;  deux  mois  plus  tard,  après  des  débats  pas- 
sionnés, le  Sénat  ratifia  cette  mesure  :  les  achats  d'argent  pour 
compte  du  Trésor  cessèrent  aussitôt,  et  n'ont  pas  été  repris  de- 
puis lors.  La  panique  était  arrêtée,  mais  le  mal  avait  été  grand  : 
les  faillites  aux  Etals-Unis  furent  trois  fois  plus  nombreuses  en 
1893  qu'elles  ne  l'avaient  été  lors  de  la  dernière  grande  crise, 
celle  de  1873. 

La  situation  de  la  Trésorerie  apparaissait  sous  un  jour  par- 
ticulier :  on  ne  lui  présentait  pour  ainsi  dire  pas  de  billets  à 
l'échange,  ces  billets  étant  réclamés  par  la  circulation.  Elle  aurait 
donc  dû,  non  seulement  conserver  son  stock  de  métal  jaune, 
mais  le  voir  s'augmenter,  puisqu'une  grande  partie  des  impôts, 
notamment  les  droits  de  douane,  lui  étaient  payés  en  or.  Mais, 
l'ensemble  de  ses  revenus  restant  bien  inférieur  aux  dépenses, 
elle  se  voyait  contrainte  d'employer  son  encaisse  à  parfaire  le  dé- 
ficit; aussi,  le  19  octobre  1893,  la  réserve  tomba-t-elle  à  81  mil- 
lions de  dollars,  chiffre  le  plus  bas  connu  jusque-là,  mais  qui 
devait  encore  se  réduire  au  mois  de  janvier  1894  à  67  mil- 
lions, et,  au  mois  d'août  de  la  même  année,  à  52  millions.  Pour 
parer  au  danger  de  voir  la  réserve  s'épuiser,  l'administration  mit 
aux  enchères  50  millions  d'obligations  o  pour  100  radie  tables 
après  dix  ans  :  aucune  soumission  ne  serait  reçue  au-dessous  de 
117,223  pour  100,  cours  équivalant  à  un  3  pour  100  au  pair.  Une 
opposition  bruyante  essaya  de  protester  contre  cette  émission, 
mais  la  cour  fédérale  du  district,  devant  qui  l'affaire  fut  portée, 
la  déclara  légale.  Toutefois  elle  ne  fit  rentrer  que  très  passa- 


LES    FINANCES    DES    ÉTATS-UNIS.  631 

gèrement  l'or  dans  les  caisses  du  Trésor  :  dès  le  mois  d'août  sui- 
vant, la  réserve  tombait  au-dessous  du  chiffre  de  janvier.  Nombre 
de  capitalistes  européens ,  dont  les  piacemens  en  valeurs  amé- 
ricaines étaient  alors  estimés  à  2  milliards  et  demi  de  dollars, 
vendaient  leurs  titres,  sous  Finfluence  des  craintes  que  leur 
faisaient  concevoir  la  mauvaise  situation  du  Trésor,  les  grèves  in- 
quiétantes qui  semblèrent  mettre  Chicago  un  moment  aux  mains 
des  anarchistes,  la  faillite  d'un  grand  nombre  de  compagnies  de 
chemins  de  fer.  D'autre  part,  l'énorme  récolte  de  blé  de  1894  se 
vendit  à  des  prix  très  bas  :  le  boisseau  de  36  litres  tomba  à 
49  cents,  environ  2  fr.  35;  For  sortait  de  la  Trésorerie  au  point 
qu'en  février  1 895  la  réserve  était  descendue  à  4 1  millions  de  dol  lars. 

Le  monde  financier  doutait  encore  une  fois  que  les  paie- 
mens  en  or  pussent  être  maintenus,  lorsque  le  Président  inter- 
vint et,  par  un  traité  conclu  avec  un  syndicat  de  banquiers, 
sauva  la  situation  :  ce  syndicat  s'engageait  à  acheter,  à  104  et 
demi,  62  millions  d'obligations  fédérales  4  pour  100  à  trente  ans 
d'échéance;  dans  le  cas  où  le  Congrès  autoriserait  le  paiement  des 
intérêts  et  du  capital  en  or,  le  syndicat  se  déclarait  prêt  à  prendrç 
la  môme  somme  en  titres  3  pour  100  au  pair.  Il  promettait  de 
tirer  d'Europe  au  moins  la  moitié  du  numéraire  destiné  à  payer 
les  titres,  et  de  protéger  la  Trésorerie  fédérale  contre  toute  ten- 
tative de  retraits  d'or  durant  six  mois.  Le  Congrès  ayant  refusé  la 
clause  «  d'or  »,  les  banquiers  reçurent  les  titres  4  pour  100  rem- 
boursables en  métal  (coin);  l'opération  réussit  :  le  8  juillet,  la 
réserve  d'or  s'était  relevée  à  107  millions.  Mais  les  derniers  mois 
de  l'année  la  virent  diminuer  de  nouveau.  Le  6  janvier  I89l),  il 
fallut  recourir  à  un  emprunt  de  100  millions  en  4  pour  100,  grâce 
auquel  la  réserve,  en  avril,  s'était  relevée  à  128  millions.  Depuis 
lors  elle  n'est  plus  retombée  au-dessous  de  la  limite  légale  de 
100  millions  :  elle  est  aujourd'liui  de  170  millions.  L'année  1896, 
où  Mac  Kinley  fut  élu  président,  a  marqué  le  commencement 
d'une  période  prospère,  que  la  guerre  contre  l'Espagne  ne  semble 
pas  encore  avoir  arrêtée. 

La  conclusion  qui  se  dégage  de  l'iiisloire  des  finances  fédé- 
rales est  aussi  simple  qu'instructive.  Les  l'Itals-Unis,  au  cours  du 
dernier  tiers  de  ce  siècle,  n'ont  guère  eu  à  lutter  avec  la  difliiulté 
chroni([ue  du  déficit,  qui  ailleurs  inquiète  les  j)ouples  et  cause  le 
souci  permanent  des  gouvernemens.  Si  ce  tléficil  est  apparu 
depuis  quelques  années,  il  suffirait  d'un  si  léger  efl'orl  de  la  pari 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  Congrès  pour  l'écarter  que  personne,  ni  en  Amérique  ni  au 
dehors,  ne  s'en  préoccupe.  Mais  ce  qui  a  été  une  cause  de  trouble 
incessant,  ce  qui,  à  des  intervalles  rapprochés,  a  provoqué  des 
secousses  fâcheuses  dans  la  marche  économique  du  pays,  c'est  la 
question  monétaire  et  fiduciaire,  c'est  l'intervention  du  Trésor 
public  dans  un  domaine  où  il  devrait  s'interdire  à  lui-même 
d'opérer  :  celui  de  la  banque  et  de  l'émission  des  billets.  Il  est 
déjà  mauvais  que  la  signature  de  l'Etat  circule  sur  des  centaines 
de  millions  d'engagemens  à  vue;  mais,  lorsque  la  question  se 
complique  de  celle  de  l'étalon,  lorsque  des  accumulations  de  l'un 
des  métaux  précieux,  dont  il  essaie  de  soutenir  artificiellement 
le  cours,  font  dépenser  au  Trésor  en  pure  perle  des  sommes  con- 
sidérables, la  confusion  est  à  son  comble,  et  un  crédit  aussi  puis- 
sant que  celui  des  États-Unis  finit  lui-même  par  en  soufi^rir. 

II  ' 

La  préparation  du  budget  n'a  pas  lieu  aux  Etats-Unis  comme 
en  Angleterre,  où  la  Couronne  seule,  par  l'organe  du  ministère,  a 
le  droit  de  demander  des  crédits.  Le  secrétaire  de  la  Trésorerie 
soumet  tous  les  ans  au  Congrès  un  rapport  sur  les  recettes  et  les 
dépenses  nationales,  et  la  situation  de  la  dette  publique;  il  y  joint 
ses  observations  sur  le  système  d'impôts  et  suggère  les  réformes 
qu'il  croit  devoir  recommander  à  l'examen  du  Parlement.  Dans  ce 
qu'on  nomme  sa  lettre  annuelle,  il  indique  les  prévisions,  dres- 
sées par  les  divers  départemens,  des  besoins  de  l'année  suivante. 
Son  rôle  s'arrête  là.  C'est  désormais  le  Congrès  qui  est  saisi;  c'est 
le  comité  permanent  des  voies  et  moyens,  composé  de  onze 
membres,  qui  a  seul  qualité  pour  procurer  les  fonds.  Son  prési- 
dent est  toujours  un  membre  important  de  la  majorité  :  c'est  lui, 
en  réalité,  qui  est  le  ministre  des  finances  parlementaire,  bien 
plus  que  le  secrétaire  de  la  Trésorerie.  Le  comité  prépare  et 
soumet  à  la  Chambre  les  lois  {bills)  nécessaires  pour  établir  de 
nouveaux  droits  ou  continuer  la  perception  des  anciens  :  en  ce 
faisant,  il  ne  se  préoccupe  pas  des  dépenses  à  couvrir,  par  la 
raison  qu'il  ne  les  connaît  point  ;  les  estimations  du  secrétaire  de 
la  Trésorerie  ne  servent  pas  de  base  aux  comités  chargés  d'or- 
donner les  dépenses.  D'ailleurs,  l'objet  des  droits  de  douane,  élé- 
ment principal  des  recettes,  a  toujours  été  de  protéger  l'industrie 
américaine  beaucoup  plus  que  d'alimenter  le  budget. 


LES    FINANCES    DES    ÉTATS-UNIS.  633 

L'ordonnancement  des  dépenses  appartenait,  avant  1883,  au 
comité  des  appropriations;  depuis  lors,  une  part  importante  de 
cette  besogne  est  dévolue  au  comité  des  rivières  et  ports;  en 
188f),  une  autre  partie  a  été  attribuée  à  divers  comités  perma- 
nens.  Les  bills,  une  fois  votés,  sont  envoyés  au  Sénat,  où  le 
comité  des  finances  s'occupe  des  recettes,  et  celui  des  appropria"- 
tions,  des  crédits  à  accorder.  Si  le  Sénat  introduit  des  amende- 
mens,  les  bills  amendés  retournent  à  la  Chambre  qui,  en  général, 
les  rejette.  Une  commission,  composée  de  trois  sénateurs  et  de 
trois  députés,  se  réunit  alors  et  parvient  le  plus  souvent  à  se 
mettre  d'accord  sur  un  compromis. 

Les  communications  entre  le  pouvoir  exécutif  et  le  Parlement 
sont  nulles  dans  ce  système,  qui,  par  une  conséquence  natu- 
relle, aboutit  à  des  écarts  énormes  entre  les  recettes  et  les  dépen- 
ses. L'expérience  d'un  fonctionnaire  chargé  de  percevoir  les  im- 
pôts ou  d'assurer  la  marche  des  divers  services  ne  peut  être  mise 
à  profit  par  les  députés  que  s'ils  le  font  directement  comparaître 
devant  eux.  Le  Parlement  n'entend  pas  un  ministre  compétent 
développer  devant  lui  la  série  d'informations,  considérée  ail- 
leurs comme  nécessaire  à  l'établissement  du  budget.  Des  députés 
soumis  tous  les  deux  ans  à  la  réélection,  fréquemment  chang('S. 
emploient  à  l'élaboration  de  plans  budgétaires  le  temps  qui  de- 
vrait être  consacré  à  la  discussion  de  ces  plans  préparés  au  préa- 
lable, si  bien  qu'un  budget  de  plus  de  tOO  millions  de  dollars  se 
vote  parfois  en  dix  jours. 

Si,  en  dépit  de  cette  organisation  défectueuse,  les  Etats-Unis 
ont  eu  pendant  vingt-huit  ans  des  excédens  budgétaires,  dont  le 
plus  faible  a  été  de  2  millions  et  le  plus  fort  de  liTj  millions  de 
dollars  (1882),  c'est  à  la  prodigieuse  vitalité  du  pays  qu'il  faut 
l'attribuer.  C'est  grâce  à  elle  qu'en  IS90,  le  revenu  des  douanes  a 
dépassé  de  48  millions  celui  de  188*);  que  le  «  surplus  »  en  1892  a 
été  de  10  millions,  en  dépit  d'une  diminution  des  recettes  doua- 
nières et  d'une  augmentation  des  pensions.  Les  habitudes  dépen- 
sières de  la  population  ont  maintenu  à  un  chifTreélev(''  le  produit 
des  taxes  de  consommation,  supportées  d'aulant  plus  volontiers 
par  elle  qu'elle  ne  paie  guère  ilinipôts  directs  et  qu'elle  ignore  les 
charges  militaires.  Il  n'en  est  pas  moins  certain  que  le  système 
budgétaire  des  l"ltats-Unis  leur  a  coûté  et  leur  conli»  des  sommes 
considérables,  qu'une  organisation  plus  rationnelle  leur  permet- 
trait d'épargner.  Mais,  comme  le  dit  M.  .lames  Bryce  dans  son  bel 


634  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ouvrage,  The  American  Commomcealth,  cette  nation  a  le  brillant 
apanage  de  la  jeunesse,  celui  de  pouvoir  commettre  des  fautes 
sans  soufïrir  de  leurs  conséquences. 

Il  est  à  remarquer  que  les  recettes  du  budget  sont  exclusive- 
ment fournies  par  les  taxes  indirectes  :  douanes  et  accises  ;  ces 
dernières  variant  beaucoup  moins  que  les  premières,  qui  forment 
le  sujet  le  plus  fréquent  des  débats  au  Congrès  et  l'objet  prin- 
cipal des  dissensions  financières  entre  les  divers  partis  politiques. 
Des  impôts  directs  ont  bien  été  perçus  pendant  la  guerre  civile, 
mais  le  produit  en  a  été  partiellement  restitué  aux  Etats  particu- 
liers. Une  tentative  d'établissement  d'impôt  sur  le  revenu  au 
profit  de  la  Confédération  a  été  déclarée  inconstitutionnelle  par 
la  Cour  suprême. 

Afin  de  donner  à  nos  lecteurs  une  idée  du  budget  fédéral, 
nous  leur  soumettrons  le  tableau  des  recettes  et  des  dépenses  du 
dernier  exercice,  clos  le  30  juin  1897,  d'après  les  chifi'res  que  four- 
nit, dans  son  rapport  au  président  de  la  Chambre  (Speaker  of  the 
House  of  Représentatives),  le  secrétaire  de  la  Trésorerie  : 


UECETTES 


En  millioos 
de  dollars. 


Douanes 1,77 

Revenu  intérieur 147 

Bénéfices  sur  monnayage, dépôts  de  lingots,  essais.  7 

Taxe  sur  les  banques  nationales 2 

District  de  Colombie 3 

Service  des  postes 82 

Divers 12 

Total 430 

DÉPENSES 

Service  civil,  y  compris  les  Affaires  étrangères,  bàtimens 

publics,  frais  de  perception,  primes  sur  le  sucre,  divers.  79 
Service  militaire,  y  compris  les  ports  et  rivières,  forts, 

arsenaux,  défense  du  littoral 49 

Service  de  la  marine ,  comprenant  les   constructions 

navales  et  l'amélioration  des  chantiers 35 

Affaires  indiennes. 13 

Pensions 141 

Intérêts  de  la  Dette  publique 38 

Insuffisance  des  revenus  postaux 11 

Service  des  postes 82 

^  "44r 


LES    FINANCES    DES    ÉTATS-UNIS.  635 

L'exercice  s'est  donc  soldé  pur  un  déficit  de  icS  millions  de 
dollars.  Le  secrétaire  du  Trésor  en  altendait  un  de  28  millions 
pour  l'année  en  cours  et  de  21  millions  pour  l'exercice  1898- 
1899.  La  guerre  déclarée  au  mois  d'avril  dernier  va  modifier 
l'aspect  des  budgets,  de  sorte  qu'il  est  inutile  de  nous  arrêter 
au  détail  des  recettes  et  dépenses  prévues  par  le  secrétaire  de  la 
Trésorerie  du  président  Mac  Kinley,  M.  Lyman  Gage,  et  qui  com- 
portaient 67  millions  de  travaux  aux  chapitres  de  la  guerre  et 
de  la  marine.  Bornons-nous  à  évaluer  la  charge  que  ce  budget 
faisait  peser  sur  les  contribuables. 

Afin  de  nous  en  rendre  compte,  commençons  par  déduire 
les  82  millions  de  dépenses  et  de  recettes  postales,  qu'on  ne  peut 
assimiler  à  un  impôt.  Ceci  ramène  les  recettes  budgétaires  à 
348  millions  et  les  dépenses  à  366  millions.  La  population  étant 
de  73  millions  d'habitans,  les  dépenses  représentent  y  dollars 
par  tête  (soit  26  francs);  la  presque  totalité  des  recettes  est 
fournie  par  les  douanes  et  le  revenu  intérieur.  Nous  ne  pouvons 
ici  nous  étendre  sur  la  politique  douanière  des  Etats-Unis,  qui  a 
varié  plusieurs  fois,  même  dans  la  période  la  plus  récente  de  leur 
histoire,  et  qui,  pour  ne  parler  que  des  dix  dernières  années, 
a  trouvé  successivement  son  expression  dans  les  tarifs  Mac  Kin- 
ley, Wilson  et  Dingley;  le  premier  marquait  un  pas  considérable 
fait  vers  le  protectionnisme;  le  second,  plus  libéral,  fut  établi 
sous  rinflucncc  du  parti  démocrate,  tandis  que  le  dernier  a  été 
l'œuvre  des  républicains,  redevenus  maîtres  de  la  situation  et 
ayant  réussi  à  porter  à  la  présidence  de  la  République  l'auteur 
même  du  bill  protectionniste  de  1890.  Les  Irais  de  percep- 
tion des  douanes  s'élèvent  à  4  pour  100  et  ceux  du  revenu  inté- 
rieur à  2,46  pour  100.  Ce  dernier  s'obtient  au  moyen  des  droits 
sur  les 

Millions  ilo  dollars. 

Spïnlucn S.  {dii^tilled  spir ils) 82 

Tabacs  niciuufactuiés :U 

Liqueurs  fermcntées ■<- 

Oléomargarine I 

Divers î_ 

Total 147 

La  (i(!tte  à  intérêt  des  Étals-Unis  s'élevait,  au  i"""  juillet  1897, 
à  8't7  millions  : 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Millions  de  dollars. 

Emprunt  4  0/0  reraboarsable  le  l'"'  juillet  1907.  .    .  560 

Emprunt  2  0/0  perpétuel 25 

Emprunt  5  0/0  remboursable  en  1904 100 

Emprunt  4  0/0  remboursable  en  1925 1G2 

Total :    .        847 

Le  service  d'intérêts  exigeait  en  conséquence  :  du  chef  du 
4' pour  cent  1907,  environ  22  millions;  du  2  pour  cent,  4/2  mil- 
lion; du  o  pour  cent  1904,  o  millions;  du  4  pour  cent  192o, 
6  millions  1/2,  au  total,  environ  *J4  millions,  somme  qui  est  en 
effet  indiquée  aux  prévisions  du  prochain  budget  (1898-99).  Un 
quart  environ  de  ces  titres  est  la  propriété  des  banques  nationales, 
qui  les  ont  déposés  à  Washington  en  garantie  de  leur  circulation 
hduciaire.  Ces  banques  sont  des  institutions  particulières,  qui  ont 
le  droit  d'émettre  des  billets  remboursables  à  vue,  à  condition  de 
se  conformer  à  la  législation  fédérale.  Leurs  billets,  gagés  par 
des  obligations  des  Etats-Unis,  circulaient  l'année  dernière  pour 
une  somme  d'à  peu  près  200  millions,  répartis  entre  3000  établis- 
semens  environ.  Ils  peuvent  être  à  tout  moment  présentés  au  bu- 
reau fédéral  de  la  circulation  [Currency  bureau)^  qui  les  rachète 
ti  guichet  ouvert. 

La  dette  sans  intérêt  des  Etats-Unis  comprend  : 

Millions  de  dollars. 

Les  billets  émis  en  1862  et  1863  (greenbacks) ,   et 

dont  le  solde  non  racheté  s'élève  à 346 

Les  certificats  d'argent  émis,  en  vertu  de  la  loi  de 

1878,  en  représentation  de  dollars  d'argent.  .    .         375 

Les  billets  de  1890  émis  en  représentation  du  métal 
argent,  acheté  de  1890  à  1893 H4 

83b 

En  regard  de  cette  dette  sans  intérêt,  le  Trésor  inscrit  à  son 
actif  son  encaisse  or  et  son  encaisse  argent.  La  première  est  va- 
riable, puisque  c'est  avec  elle  qu'il  rachète  ses  diverses  catégories 
de  billets.  L'encaisse  argent  se  compose  des  dollars  frappés  pour 
un  chiffre  égal  à  celui  des  certificats  qui  circulent  et  de  lingots 
ayant  coûté  le  même  nombre  de  dollars  que  celui  qui  constitue 
l'émission  des  billets  de  1890.  Le  Sénat  avait,  au  piintemps  de 
1898,  voté  le  monnayage  de  ces  lingots,  mais  la  Gliamhre  des  rc- 


LES    FINANCES    DES    ÉTATS-UNIS.  637 

présentans  n'a  pas  ratifié  cette  décision  :  un  compromis  est  in- 
tervenu :  on  ne  monnayera  qu'un  million  et  demi  de  dollars  par 
mois. 

Le  rapport  du  secrétaire  du  Trésor  es'  intéressant  par  les  rcn 
seignemens  qu'il  fournit  sur  les  mouvemens  des  impôts  et  des 
dépenses;  il  l'est  aussi  par  sa  partie  monétaire.  Le  Trésor  fédéral 
ne  se  borne  pas  en  effet,  comme  le  nôtre  ou  l'Echiquier  anglais, 
à  percevoir  les  revenus  publics  et  à  les  appliquer  aux  dépenses 
votées  par  le  Congrès.  11  est  la  première  banque  d'émission  des 
Etats-Unis.  Par  suite  de  nombreux  actes  législatifs,  il  a,  depuis  la 
guerre  de  Sécession,  émis,  à  des  reprises  diverses,  des  billets, 
qui  constituent  les  quatre  cinquièmes  de  la  circulation  fiduciaire 
du  pays.  Le  fonctionnaire  placé  à  sa  tête  doit  donc  se  préoccuper 
de  tout  ce  qui  touche  cette  partie  si  délicate  du  vaste  organisme 
qu'il  dirige  ;  il  en  rend  compte  d'une  façon  détaillée  dans  son 
rapport  annuel. 

Voici  à  quels  chiffres  étaient  évalués,  au  1"""  novembre  1897. 
les  ressources  monétaires  du  pays,  métal  et  papier  en  circulation, 
abstraction  faite  des  quantités  déposées  à  la  Trésorerie  fédérale  : 

Millions  de  dollars. 

Monnaies  d'or 539 

Dollars  d'argent 60 

Monnaie  divisionnaire 63 

Certificats  d'or 37 

—        d'argent 373 

Billets  du  Trésor  de  1890 102 

—    des  États-Unis  [greenbacks) CoO 

Certificats  de  monnaie  {ciirrency  certificates) ....  48 

Billets  des  banques  nationales 2il\ 

1706 

Les  certificats  d'or  et  de  monnaie  mentionnés  dans  le  tableau 
qui  précède  sont  de  simples  récépissés  de  dépôts  que  le  Trésor 
fournit  en  échange  de  métal  ou  de  ses  billets  à  cours  légal,  qu'il 
conserve  à  la  disposition  des  porteurs  de  ces  certiticals. 

En  novembre  181J7,  le  gouvernement  des  Etats-Unis  a  été 
remboursé  par  un  syndicat  d'une  somme  de  TjS  millions  do  dol- 
lars qui  lui  était  duo  par  le  chomin  do  for  do  VL'niun  Pacific,  une 
dos  rares  compagnies  îiméricainos  auxquelles  la  Conféiloration 
avait  accordé  des  subventions  en  espèces.  Ce  montant  se  composait 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'avance  d'un  capital  de  27  millions,  qui  avait  été  fourni  par 
l'émission  d'obligations  G  pour  100  fédérales,  et  des  intérêts  sur  ce 
capital,  déduction  faite  des  sommes  dues  par  le  gouvernement 
pour  transports.  Cette  ressource  passagère  est  venue  en  aide  à  la 
Trésorerie  au  cours  de  l'exercice  actuel  :  elle  ne  la  dispense  pas 
de  se  préoccuper  de  l'avenir.  Bien  que  son  dernier  rapport  soit 
daté  de  décembre  1S97,  c'est-à-dire  d'une  époque  où  la  guerre  avec 
l'Espagne  n'avait  pas  encore  éclaté,  M.  Lyman  Gage  insistait  avec 
une  prudence  prophétique  sur  les  inconvéniens  de  l'état  de 
choses  actuel  : 

«  Ces  inconvéniens  sont  difficiles  à  chilTrer,  disait-il;  mais  il 
n'est  pas  déraisonnable  de  dire  qu'ils  ont  amené  des  pertes  supé- 
rieures au  total  même  des  billets  du  gouvernement  qui  sont  en 
circulation.  Si  l'on  nous  répond  que  la  situation  présente  de  la 
Trésorerie  est  satisfaisant  ;  que  l'or,  loin  de  s'en  échapper,  y  afflue  ; 
et  que  notre  position  financière  inspire  une  grande  confiance, 
nous  reconnaissons  que  cela  est  vrai.  On  peut  même  ajouter  qu'il 
est  vraisemblable  qu'il  en  sera  ainsi  pour  une  période  indéfinie. 
Avec  des  revenus  suffisans  pour  faire  face  à  nos  dépenses,  avec 
des  excédens  qui  s'accumulent,  avec  des  relations  commerciales 
normales,  avec  d'abondantes  moissons,  sans  guerre  ni  bruits  de 
guerre  fondés,  nous  pouvons  marcher  et  sentir  notre  confiance 
s'accroître.  Malheureusement  on  ne  saurait  nous  garantir  la  per- 
manence de  cette  situation...  Aussi  longtemps  que  le  gouver- 
nement contribuera  pour  une  forte  part  à  alimenter  la  circulation 
par  l'émission  directe  de  billets  et  y  maintiendra  une  aussi  grande 
quantité  d'argent  dont  il  garantit  la  parité  avec  l'or,  notre  com- 
merce et  notre  industrie  dépendront  de  la  sagesse  financière,  de 
la  prévoyance  et  du  courage  du  Congrès...  Nous  dépensons  des 
millions  pour  la  marine,  la  défense  des  côtes.  C'est  une  incon- 
séquence d'agir  ainsi  lorsqu'on  a  une  Trésorerie  engagée  en  temps 
de  paix  au  point  que  la  panique  éclaterait  chez  nous  avant 
même  que  l'ennemi  ait  tiré  le  premier  coup  de  canon.  » 

Si  l'événement  n'a  pas  justifié  les  craintes  de  M.  Gage  et  si, 
grâce  à  une  merveilleuse  prospérité  industrielle  et  agricole,  les 
Etats-Unis  n'ont  pas  éprouvé  encore  cette  panique  dont  il  les  me- 
naçait, le  danger  signalé  n'en  existe  pas  moins.  Parmi  les  innom- 
brables remèdes  qui  ont  été  proposés,  ceux  que  M.  Gage  recom- 
mande se  divisent  en  deux  classes  :  ceux  qui  tendent  à  renforcer 
d'une  façon  permanente  la  réserve  d'or;  ceux  qui  réduiraient  no- 


LES    FINANCES    DES    ÉTATS-UNIS,  639 

tablement  les  engagemens  à  vue  du  gouvernement.  Le  secrétaire 
de  la  Trésorerie  ne  cache  pas  sa  préférence,  bien  justifiée  selon 
nous,  pour  les  secondes. 

Il  voudrait  arriver  peu  à  peu  au  reirait  de  la  plus  grande 
partie  des  billets  d'Etat,  à  leur  remplacement  par  ceux  des  banques 
nationales,  et,  en  fin  de  compte,  à  la  suppression  même  de  la  ga- 
rantie fédérale  pour  ces  derniers,  garantie  qui  serait  remplacée 
par  un  ensemble  de  prescriptions  législatives  capables  d'assurer 
la  parfaite  solidité  de  ces  instrumens  de  crédit.  La  circulation 
fiduciaire  du  pays  n'est  pas  excessive,  mais  elle  est  mal  réglée, 
mal  conçue  et  mal  assise.  Le  Gouvernement  est  inquiet  des 
désordres  que  la  circulation  de  centaines  de  milUons  de  ses  bil- 
lets peut  engendrer  atout  moment.  Il  se  préoccupe  de  la  réduire, 
de  la  supprimer  si  cela  est  possible,  et  de  fournir  en  même  temps 
aux  banques  particulières  les  moyens  délargir  la  leur.  Il  se  rend 
compte  que  cette  question  de  trésorerie  est  en  même  temps  une 
question  budgétaire,  à  cause  de  l'incertitude  qu'elle  jette  sur  la 
nature  des  ressources  dont  la  disponibilité  est  nécessaire  à  l'ad- 
ministration du  pays. 

III 

L'étude  du  budget  fédéral  ne  nous  donnerait  pas  une  idée 
complète  de  la  vie  financière  des  Américains,  si  nous  ne  rappe- 
lions que  chaque  Etat  particulier  a,  lui  aussi,  son  budget,  sans 
compter  celui  des  comtés  et  des  communes,  ce  dernier  de  beau- 
coup le  plus  important  des  trois.  Les  principales  dépenses  dos 
Etats  consistent  en  traitemens  des  fonctionnaires  des  ordres  admi- 
nistratif et  judiciaire;  milice  volontaire;  établisscmens  de  bi(Mi- 
faisancc  et  d'instruction;  subsides  aux  écoles;  prisons,  mais  en 
petit  nombre,  la  plupart  dépendant  des  comtés;  édilices  et  travaux 
publics;  dette.  En  1882,  sept  Etats  seulement  avaient  un  budget 
dépassant  2  millions  de  (b>llars. 

Alors  que  la  Confédération  tire  ses  revenus  dos  taxes  indi- 
rectes, ceux  (les  l^ltats  sont  fournis  par  los  iinpùls  directs  :  la  con- 
stitution interdit  d'établir  ancim  droit  ;\  l'ontréo  ou  à  l.i  sortie 
d'un  Mliû  sans  le  consontoniont  du  (longrès,  et,  dans  ce  cas.  lo 
j)rodiiit  en  est  attribué  à  la  ('confédération.  L'impôt  habituel  est  un 
impôt  sur  la  propriété,  établi  d'après  la  valeur  dos  biens  réels  et 
personnels.  L'inconv('Mii(Mil  en  c-l  (pie  la  |ir<i|iriet(''  inoliilièro  se 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dissimule  plus  aisément  que  la  propriété  foncière,  et  celle-ci  se 
plaint  alors  de  supporter  une  part  trop  forte  de  l'impôt.  En 
outre,  les  États  établissent  souvent  des  taxes  sur  certaines  pro- 
fessions, font  payer  des  patentes,  prélèvent  un  droit  sur  les  suc- 
cessions en  ligne  collatérale,  frappent  les  compagnies  de  che- 
mins do  fer,  les  banques,  les  sociétés.  Cinq  Etats  seulement  ont 
mis  un  impôt  sur  le  revenu.  Quelques-uns  imposent  les  sociétés 
étrangères,  c'est-à-dire  qui  n'ont  pas  été  incorporées  chez  eux.  Ils 
ne  peuvent  taxer  aucune  obligation  fédérale.  Cette  disposition 
constitutionnelle  a  donné  lieu  parfois  à  de  singulières  difficultés, 
certains  contribuables  ne  déclarant  qu'un  actif  composé  de  titres 
intangibles.  Les  impôts  pour  compte  de  l'Etat,  du  comté  et  de  la 
commune  sont  en  général  perçus  par  un  seul  collecteur,  qui  en 
fait  ensuite  la  répartition  entre  les  ayans  droit.  Beaucoup  de 
constitutions  d'Etat  fixent  le  maximum  de  l'imposition  qu'il  est 
permis  d'établir;  ainsi  au  Texas,  c'est  0,35  pour  100  de  la  valeur 
des  propriétés  imposables;  au  Dakota  septentrional,  0,4  pour  100; 
au  Montana,  0,3  pour  100  ;  souvent  elles  défendent  de  voter  des 
sommes  à  payer  à  des  particuliers  ou  des  corporations.  Ces  di- 
verses dispositions  ont  pour  but  de  mettre  un  frein  aux  gaspil- 
lages que  les  législatures  ne  sont  que  trop  disposées  à  com- 
mettre. 

Rien  ne  montre  mieux  les  dangers  que  ces  Parlemcns  locaux 
font  courir  aux  finances  qu'un  coup  d'œil  jeté  en  arrière.  Il  y  a 
soixante  ans,  lorsque  les  États  du  Centre  s'ouvrirent  à  la  civilisa- 
tion, et  vingt  ans  plus  tard,  lorsque  les  chemins  de  fer  y  péné- 
trèrent, ils  se  lancèrent  dans  une  foule  d'afTaires  dont  ils  at- 
tendaient de  grands  résultats,  mais  qu'ils  étaient  incapables 
d'administrer:  compagnies  commerciales,  banques,  entreprises 
de  transports.  Beaucoup  d'entre  elles  échouèrent,  laissant  à  la 
charge  du  public  des  sommes  considérables  :  le  total  des  dettes 
d'États  s'est  élevé,  de  12  millions  en  1825,  à  353  millions  de 
dollars  en  1870.  Si  ce  chiffre  redescendit  à  290  millions  en  1880, 
puis  à  223  en  1890,  c'est  que  plusieurs  États  répudièrent  leur 
dette. 

Le  mal  avait  été  si  grand,  les  abus  si  crians,  que  la  plupart 
des  États  insérèrent  alors  dans  leur  constitution  des  articles  aux 
fins  de  restreindre  le  pouvoir  d'emprunter,  ordonnant ,  par  exemple , 
que  les  lois  d'emprunt  soient  votées  par  une  majorité  des  deux 
tiers;  qu'aucun  emprunt  ne  puisse  être  appliqué  à  des  travaux 


LES    FINANCES    DES    ÉTATS-UNIS.  041 

(l'amélioration;  qu'un  fonds  d'amortissement  soit  crée;  que 
le  montant  de  la  dette  soit  limité  à  un  certain  chiffre.  Plusieurs 
constitutions  récentes  limitent  également  ia  faculté  d'emprunt 
des  comtés  et  des  villes  à  une  somme  fixée  en  raison  de  la  valeur 
imposable  de  la  propriété  renfermée  dans  les  limites  de  ces  com- 
munautés :  ce  maximum  est  de  5  pour  100  dans  l'Illinois,  7  pour 
100  en  Pensylvanie,  10  pour  100  dans  l'État  de  New  York,  2 
pour  100  dans  le  Wyoming,  sauf  pour  les  travaux  d'eau  et  d'égout. 
Ailleurs  c'est  le  maximum  de  la  somme  annuelle  à  prélever  qui 
est  fixé,  par  exemple  à  un  demi  pour  100  de  l'évaluation  cadas- 
trale. Dans  tous  les  États,  à  l'exception  de  sept,  il  est  interdit  aux 
villes,  comtés,  et  autres  corporations  locales  d'engager  leur  crédit 
en  faveur  d'aucune  entreprise  ou  compagnie  particulière.  Paral- 
lèlement à  la  diminution  des  dettes  d'États,  on  constate  un 
accroissement  des  dettes  de  comtés  et  surtout  de  municipalités. 
Le  total  de  ces  dernières,  pour  les  agglomérations  supérieures  à 
4000  habitans,  s'élevait,  en  1890,  à  646  millions  de  dollars  contre 
623,  en  1880  ;  mais,  si  le  total  avait  monté,  la  proportion  par  tète, 
grâce  à  l'augmentation  de  population,  avait  baissé. 

Les  répudiations  de  dette  par  les  États  avaient  pris  une  telle 
importance  à  une  certaine  époque,  que  des  livres  ont  été  écrits 
sur  le  sujet  (1),  qui  ont  démontré  combien  les  obligataires  sont 
désarmés  vis-à-vis  de  leurs  débiteurs.  La  constitution  primitive 
des  Etats-Unis  permettait  aux  particuliers  de  poursuivre,  devant 
les  cours  fédérales,  les  États  coupables  d'avoir  violé  leurs  engage- 
mens  :  mais  un  amendement  a  fait  disparaître  ce  droit.  Aujour- 
d'hui, ce  n'est  qu'indirectement  et  dans  des  circonstances  spéciales 
que  le  gouvernement  fédéral  peut  venir  en  aide  aux  créanciers 
d'un  État  dont  la  constitution  ne  donne  aucune  arme  contre  lui  eu 
cas  d'insolvabilité.  Déjà  avant  LS'iO,  le  Mississipi  ouvre  la  liste  dos 
États  banqueroutiers  en  refusant  de  rembourser  Ti  millions  d'obli- 
gations. La  Floride  agit  de  même  pour  8  millions,  l'Alabama 
pour  une  dette  double,  contractée  à  l'occasion  de  la  création  duno 
banque  et  de  chemins  de  fer.  La  Caroline  du  Nord  répudia 
13  millions  de  dollars,  sans  compter  les  intérêts;  coWo  dn  Suil 
réduisit  sa  dette.  La  (léorgic,  dans  sa  nouvelle  constitution, 
approuvée  en  1877,  rçfuse  à  l'Assemblée  gt'nérale  le  pouvoir 
d'employer  des  fonds  à  payer  tout  ou  partie  <lu  capital  ou  de 

(1)  William  A.  Scolf.  T/u-  lleptuliatiou  of  Stale  Debts. 

TOMB  cxLvm.  —  1898.  '»  t 


642  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1 

l'intérêt  des  obligations,  lesquelles  sont  déclarées  nulles,  illé- 
gales et  non  avenues.  La  Louisiane  avait  en  1805  une  dette  de 
H  millions,  qui  avait  doublé  en  1870;  l'année  suivante,  une  série 
de  lois  nouvelles  portèrent  ce  chiffre  à  42  millions,  qu'elle  ré- 
duisit plus  tard  par  voie  de  diminution  d'intérêt.  L'Arkansas, 
admis  comme  Etat  dans  la  Confédération  en  183(3,  voulut  aussitôt 
émettre  des  obligations  pour  se  procurer  les  fonds  nécessaires  à 
la  souscription  des  actions  de  deux  banques;  plus  tard,  il  s'en- 
detta encore,  en  vue  de  travaux  de  chemins  de  fer  et  de  digues 
{levées), -pour  plus  de  7  millions.  La  Cour  de  circuit  à  Little  Rock 
déclara  les  obligations  de  chemins  de  fer  inconstitutionnelles  et 
libéra  ainsi  l'Etat  d'une  partie  de  sa  dette,  n'en  laissant  que 
4  millions  à  sa  charge.  L'histoire  de  la  dette  du  Tennessee  nous 
montre  une  série  de  faillites  partielles  ou  totales,  jusqu'à  la  loi  de 
1883  qui  la  réorganise  en  supprimant  plus  de  la  moitié  du  capital 
et  une  partie  de  l'intérêt.  Le  Minnesota,  en  1881,  réduisit  de 
moitié  le  capital  des  obligations  qu'il  avait  émises  pour  la  con- 
struction de  chemins  de  fer.  Le  Michigan,  dont  la  première  lé- 
gislature, en  1837,  avait  autorisé  un  emprunt  de  o  millions  des- 
tiné aux  travaux  publics,  suspendit  plus  tard  ses  paiemens.  La 
Virginie,  à  qui  la  guerre  civile  avait  légué  une  dette  de  45  mil- 
lions, a  depuis  cette  époque  soutenu  des  luttes  sans  nombre  avec 
ses  obligataires,  jusqu'à  ce  qu'en  1891,  un  arrangement  intervînt, 
qui  réduisit  le  capital  et  l'intérêt. 

On  voit  quelle  histoire  peu  édifiante  est  celle  des  finances  d'un 
certain  nombre  d'Etats  particuliers  et  quel  contraste  elles  pré- 
sentent avec  celles  de  la  Confédération  ;  même  à  l'époque  de  cette 
crise  terrible  qui  fut  la  guerre  de  Sécession,  le  paiement  des 
intérêts  de  la  dette  fédérale  ne  fut  jamais  suspendu  ;  depuis  lors, 
à  travers  les  crises  monétaires,  commerciales  et  industiielles,  en 
dépit  de  lois  imprudentes  et  d'expériences  aventureuses,  le  crédit 
des  Etats-Unis  n'a  fait  que  grandir  :  la  guerre  actuelle  ne  l'a 
même  pas  entamé.  Leur  emprunt  de  200  millions  en  3  p.  100  au 
pair  vient  d'être  entièrement  couvert  par  de  petites  souscriptions 
inférieures  à  10  000  dollars. 

Le  retour  de  désordres  semblables  à  ceux  que  nous  venons  de 
rappeler  ne  paraît  pas  d'ailleurs  probable.Cinq  États  seulement, New 
Hampshire,  Vermont,  Massachusets,  Connecticut,  Delaware,  ont 
laissé  leur  législature  libre  de  contracter  des  dettes  pour  un  chifVre 
quelconque.  Les  autres  ont  lixé  un  maximum,  toujours  contenu 


LES    FINANCES    DES    ÉTATS-UNIS.  043 

dans  des  limites  modestes,  puisqu'il  varie  de  50000  dollars  dans 
le  Maryland,  le  Michigan  et  l'Orégon  à  i  million  pour  les  États  de 
Pensylvanie,  Kansas  et  New  York.  Il  est  évident  que  ce  million 
est  une  véritable  bagatelle  pour  des  communautés  dont  la  richesse 
et  la  population  justifieraient  des  emprunts  d'une  tout  autre  en- 
vergure. Beaucoup  d'Américains  pensent  que  ce  remède,  qui 
équivaut  en  fait  h  une  interdiction  d'emprunter,  est  excessif,  et 
qu'il  faudrait  au  contraire  encourager  certaines  dépenses  d'utilité 
publique,  comme  les  reboisemens,  l'irrigation,  l'organisation  ou 
le  développement  des  institutions  d'enseignement  supérieur,  qui 
leur  paraissent  ressortir  aux  Etats.  Ils  regrettent  de  voir  l'impor- 
tance de  ceux-ci  décroître  au  profit  du  gouvernement  fédéral 
d'une  part,  et  des  municipalités  de  l'autre.  Ils  jugent  cet  amoin- 
drissement contraire  au  principe  de  la  constitution  fédérale. 

Si  les  totaux  des  budgets  des  Etats  particuliers  ne  sont  pas 
élevés,  ils  n'en  sont  pas  moins  intéressans  à  considérer,  à  cause 
des  questions  qu'ils  évoquent  et  des  discussions  auxquelles  ils 
donnent  lieu.  C'est  en  effet  à  leur  occasion,  beaucoup  plus  qu'à 
celle  du  budget  fédéral,  que  les  opinions  diverses  en  matière 
d'impôt  se  font  jour.  Parmi  les  réformes  demandées  se  trouve 
celle  qui  doit  amener  la  séparation  des  impôts  attribués  à  l'Etat  et 
de  ceux  qui  le  sont  à  la  commune,  les  premiers  devant  frapper 
surtout  les  sociétés  et  les  successions,  les  seconds  atteignant  la 
propriété  foncière  et  les  autres  élémens  de  la  fortune  personnelle. 
Les  principaux  Etats  se  préoccupent  depuis  longtemps  de  ce 
problème,  qui  a  donné  lieu  à  des  travaux  remarquables.  Un  pre- 
mier rapport,  écrit  en  1871  et  1872  par  David  A. Wells  pour  l'État 
de  New  York,  a  traité  de  la  taxation  de  la  propriété  personnelle  en 
général  et  de  la  question  des  dettes.  Ceux  du  Massachusels  et  do 
New  Ilampshire,  en  1875  et  1876,  suivirent.  Plus  tard,  de  nou- 
veaux problèmes  se  posent,  comme  celui  des  rapports  entre  les 
revenus  locaux  et  ceux  de  l'Etat,  celui  des  impôts  applicables 
dans  plusieurs  Etats  [Interstate  ta. ration),  celui  dos  taxes  sur  les 
sociétés  et  droits  de  succession.  Dans  le  rapport  du  Marylaml 
et  dans  un  rapport  annexe  publié  sous  sa  signature,  le  professeur 
I']ly  propose  d  exempter  la  propriété  foncière  do  loiilo  taxe  au 
profil  de  l'Etat;  de  donner  comme  ressources  princijiah's  à  ce 
dernier  les  droits  sur  les  sociétés  et  un  impôt  sur  le  rcvoiui;  à 
la  commune,  l'impôt  foncier  et  imo  taxe  locativo.  En  I.S!)o.  les 
Etats   de  Maine  et  de  Pensylvanie  apportent  leur  contingent  à 


644  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  enquête,  qui  a  servi  en  quelque  manière  de  préface  à  la  lé- 
gislation actuelle. 

Il  ressort  de  ces  études  que  la  distinction  des  impôts  à  perce- 
voir par  la  Confédération  d'une  part,  par  les  autorités  locales,  Etats, 
comtés  ou  communes  de  l'autre,  était  jusqu'ici  acceptée  par  les 
Américains.  Le  gouvernement  central  équilibrait  son  budget  au 
moyen  des  droits  de  douane  et  d'accise,  c'est-à-dire  des  impôts  de 
consommation.  Les  Etats  se  réservent  les  impôts  directs  sous  des 
formes  diverses,  et  accordent  à  leur  tour  aux  communes  l'autorisa- 
tion de  percevoir  des  taxes  déterminées  en  vertu  de  leurs  chartes 
d'incorporation.  Les  impùtsdirects, étant  susceptiblesd'une  grande 
variété  et  soulevant  des  questions  de  principe  nombreuses,  ont 
donné  lieu  à  des  systèmes  multiples.  Les  taxes  locales  sont  consti- 
tuées le  plus  souvent  par  les  assessed  taxes  qui  frappent  le  capital 
et  sont  réparties,  après  que  le  produit  total  en  a  été  fixé  d'avance, 
par  les  assessors ,  sous  réserve  de  la  revision  par  des  conseils 
d'égalisation  {boards  of  cqitalization).  Les  taxes  spéciales  ou 
d'amélioration  [betterment  taxes)  sont  d'un  usage  de  plus  en  plus 
fréquent  ;  elles  consistent  à  demander  aux  propriétaires  une  con- 
tribution à  des  travaux  d'édilité  dans  les  villes  ou  de  drainage 
et  d'irrigation  dans  les  campagnes,  en  raison  même  des  avantages 
qu'ils  en  retirent. 

Nous  ne  pouvons  ici  qu'indiquer  les  innombrables  questions 
qui  se  posent  à  cet  égard  et  qui  occupent  les  sections  économiques 
des  universités  américaines,  où  elles  ont  donné  lieu  à  une  foule 
de  travaux.  Ce  que  nous  devons  en  retenir ,  c'est  que  celui  qui 
veut  pénétrer  au  cœur  du  problème  des  impôts  aux  Etats-Unis  ne 
doit  pas  borner  son  examen  au  budget  fédéral,  mais  chercher 
dans  les  constitutions  des  Etats  particuliers  et  les  chartes  muni- 
cipales les  bases  de  l'organisation  financière.  Très  simple  jus- 
qu'ici dans  le  premier,  elle  se  complique  chaque  jour  davan- 
tage dans  les  secondes. 

IV 

Le  capital  de  la  dette  fédérale  nette  ne  représente  pas  17  dol- 
lars par  tète  d'habitant;  le  budget  fédéral  demande  une  somme 
annuelle  d'impôt  de  5  dollars  ;  en  admettant  que  les  taxes  locales 
représentent  9  dollars,  cela  ne  fait  que  14  dollars,  soit  72  francs, 
alors  que  chaque  Français  paie  environ  100  francs  en  contribu- 


LES    FINANCES    DES    ÉTATS-UNIS.  645 

lions  de  tout  genre.  Ce  n'est  pas  seulement  la  comparaison  des 
impôts  payés  qui  est  tout  en  faveur  des  Etats-Unis  :  la  valeur 
du  produit  annuel  du  travail  de  chaque  habitant  y  étant  beau- 
coup plus  forte  que  dans  les  principaux  pays  européens,  la  pro- 
portion prélevée  par  les  dépenses  publiques  sur  ce  revenu  y  est 
d'autant  plus  faible.  Le  tableau  suivant,  dressé  par  M.  Atkinson, 
montre  comment  les  charges  publiques  se  répartissent  par  tète 
d'habitant,  et  met  en  regard  les  mêmes  clulfrcs  pour  les  princi- 
paux Etats  européens  : 

Allemagne, 

Belgique  et 

États-Unis.  Angleterre.     France.       Hollande. 

Armée 0,67  2,17  3,12  » 

Marine 0,48  2,71  1,23  » 

Services  civils 1,42  2,94  4,98  » 

Intérêt  de  la  dette  (y  compris 

auxÉtats-Unislespensions).  2,4b  3,04  6,23  » 

Total  par  tête  en  dollars.       5,02         10,80         13, -oS  10  évaluation) 

La  valeur  du  produit  du  tra- 
vail est  estimée  par  tête  à.       200  130  120  100 

de  sorte  que  les  impôts  repré- 
sentent par  rapport  à  la  pro- 
duction  2,5  0/0     7,2  0/0       13,0/0      10  0/0 


D'autre  part,  le  pays  a  de  moins  en  moins  besoin  d'importer 
les  objets  de  première  nécessité.  Sans  parler  des  céréales,  du 
coton,  des  métaux,  dont  il  approvisionne  l'univers,  il  a  développé 
son  industrie  au  point  de  suffire  en  grande  partie  à  sa  consom- 
mation intérieure  d'objets  fabriqués  et  de  menacer  les  métallur- 
gistes européens  d'une  concurrence  jusque  dans  l'ancien  monde. 
Aussi  avons-nous  vu,  en  dix  mois,  du  1"'  juillet  18U7  au  30  avril 
1898,  les  exportations  américaines  dépasser  les  importations  de 
514  millions  de  dollars.  Les  conséquences  de  cet  étal  de  cin>ses 
sont  dill'érentes  pour  le  Trésor  et  pour  la  nation;  celle-ci  y  trouve 
un  accroissement  de  richesse  considérable;  les  cultivateurs,  aux 
prix  élevés  que  le  blé  atteignit  au  priutenij»s  dernier,  encaissent 
des  revenus  qu'ils  ne  connaissaient  [dus;  les  chemins  de  fer  réa- 
lisent des  recettes  colossales.  Le  Trésor  public  au  contraire,  dont 
la  ressource  principale  pioN  iciil  tirs  droits  de  douane  à  l'entrée, 
soufl're  de  moins-valurs,  puisque  riniporlatioii  de  marchandises 
étraugères  se  ralentit. 


646  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  déficit  de  l'exercice  1S94  a  été  de  69  millions;  celui  de 
1895,  43  millions;  celui  de  1896,  23  millions;  celui  de  1897,  18 
millions;  soit  au  total  155  millions  en  quatre  ans.  L'augmenta- 
tion des  dépenses  publiques  en  a  été  une  des  causes.  De  1886  à 
1897,  elles  se  sont  accrues  de  30  pour  100;  elles  vont  se  trouver 
singulièrement  grossies  du  chef  de  la  guerre.  Mais  l'élasticité 
de  ce  budget  américain  est  telle  que  les  déficits  de  cinq  exer- 
cices consécutifs  n'ébranlent  pas  la  confiance  que  les  natio- 
naux et  les  étrangers  ont  dans  le  crédit  du  pays.  On  sent  qu'une 
direction  médiocre  imprimée  par  le  Congrès  aux  afîaires  fman- 
cières  n'atteint  pas  les  sources  vives  de  la  prospérité  publique, 
et  que  celles-ci  jaillissent,  chaque  jour  plus  puissantes,  d'un  sol 
fécond  et  de  l'activité  intense  d'une  population  énergique.  Il  fau- 
drait se  2:arder  de  conclure,  de  cette  situation  favorable,  à  l'excel- 
lencc  des  lois  de  banque  et  de  monnaie  qui  régissent  les  Etats- 
Unis.  L'exemple  prouve  seulement  que  l'état  monétaire  d'un  pays 
dépend  de  sa  situation  économique  plus  encore  que  de  sa  législa- 
tion. Il  n'y  a  guère  de  plus  mauvaise  organisation  fiduciaire  que 
celle  des  États-Unis  :  le  système  des  banques  nationales,  dont  les 
billets  sont  gagés  par  des  rentes  fédérales,  est  condamné  par  une 
expérience  maintes  fois  répétée;  mettre  à  la  base  du  billet,  non  pas 
une  encaisse  métallique  et  un  portefeuille  commercial  de  lettres 
de  change,  mais  des  obligations  du  gouvernement,  est  une 
idée  fausse  :  les  conséquences  périlleuses  n'en  éclatent  pas  de 
prime  abord,  lorsqu'il  s'agit  d'un  pays  à  crédit  puissant;  mais 
une  crise  qui  ébranlerait  ce  crédit  aurait  l'effet  le  plus  désas- 
treux sur  des  instrumens  de  circulation  ainsi  constitués  aussi 
bien  que  sur  les  billets  d'État  émis  à  diverses  reprises  par  le 
Trésor. 

La  situation  monétaire  d'un  pays  dépend,  il  est  vrai,  de  son 
agriculture,  de  son  commerce  et  de  son  industrie  plus  encore  que 
de  la  législation  spéciale  qui  la  régit.  Une  bonne  ou  mauvaise  loi 
de  frappe,  une  circulation  bien  organisée  ou  l'abus  du  papier  sont 
des  facteurs  essentiels  dans  la  constitution  de  la  monnaie  d'un 
pays  ;  mais  une  situation  budgétaire  embarrassée  amène  un  gou- 
vernement à  céder  à  la  tentation  de  se  procurer  des  ressources 
apparentes  et  éphémères  par  le  monnayage  d'un  métal  déprécié  ou 
la  création  de  papier-monnaie  ;  un  état  languissant  de  l'agriculture 
nécessite  des  importations  de  céréales  qu'il  faut  payer  en  or  et  di- 
minue par  conséquent  le  stock  métallique  du  pays  ;  si  ce  commerce, 


LES    FINANCES    DES    ÉTATS-UNIS.  647 

au  lieu  de  se  faire  sur  des  navires  nationaux,  s'opère  par  des  arma- 
teurs étrangers,  ce  sont  de  nouvelles  sommes  qu'il  faut  exporter 
pour  payer  les  frets.  Au  contraire,  si  l'industrie  indigène  alimente 
la  consommation  intérieure  et  va  jusqu'à  exporter  des  produits 
fabriqués,  elle  empoche  le  capital  national  de  se  dépenser  au  de- 
hors; dans  le  second  cas,  elle  fera  rentrer  dans  le  pays  du  capital 
étranger,  tandis  que,  si  elle  est  insuffisante,  un  excédent  d'impor- 
tations deviendra  nécessaire  et  devra  être  payé  au  moyen  de  mon- 
naies qui  émigreront. 

De  ces  diverses  hypothèses,  celle  qui  vise  une  importation  de 
céréales  ne  s'est  jamais  appliquée  aux  Etats-Unis,  qui  ont  toujours 
exporté  des  quantités  plus  ou  moins  fortes  de  blé  et  de  maïs  :  au 
contraire,  les  importations  de  produits  fabriqués  y  ont  pris  à  de 
certaines  époques  un  grand  développement.  Ils  ont  aussi,  penda  it 
une  période  de  leur  histoire,  importé  beaucoup  de  capital  étranger  : 
les  Européens,  les  Anglais  surtout,  ont  contribué  à  fonder  et  à 
développer  nombre  d'entreprises  industrielles  américaines,  au 
premier  rang  desquelles  figurent  les  chemins  de  fer,  et  sont  ainsi 
devenus  créanciers  permanens  des  Etats-Unis.  Aujourd'hui,  ceux- 
ci,  grâce  aux  sommes  énormes  que  leur  fournissent  leurs  expor- 
tations, non  seulement  paient  sans  difficulté  les  intérêts  de  ces 
capitaux,  mais  les  rachètent.  Rien  n'est  plus  instructif  à  cet 
égard  que  ce  qui  se  passe  depuis  l'année  dernière.  La  hausse  du 
blé,  qui  s'est  accentuée  au  début  de  1898,  a  eu  son  contre-coup 
sur  les  cours  de  presque  toutes  les  valeurs  américaines,  notamment 
les  actions  et  obligations  de  chemins  de  fer,  demandées  d'une 
façon  continue  sur  la  place  de  Londres  par  les  maisons  de  New 
York. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  les  observateurs  attentifs  des  évé- 
nemens  tinanciers  internationaux,  ceux  qui  aiment  à  y  constater 
les  effets  de  causes  connues  et  à  y  découvrir  les  symptômes  des 
mouvemens  à  venir,  ne  perdent  j;imais  de  vue  la  cote  du  rliangc 
entre  New  York  et  les  places  européennes.  En  effet,  suivant  1(> 
sens  que  ce  baromètre  si  dt'licat  et  si  exact  indique  du  déplace- 
ment des  capitaux,  on  peut  juger  de  l'état  relatif  d'endettement 
{indchlcdncss)  dun  continent  vis-à-vis  de  l'autre  et  se  r»Mulrc 
compte  des  opérations  commerciales  et  tinaiicières  qui  se  pour- 
suivent entre  eux.  Il  est  heureux  ])our  rEuroi)e  qu'elle  pc^^- 
sèdc  encore  une  grande  ([uantité  de  titres  ann-ricains,  obligations 
du  gouvernement,  actions  et  obligations  de  chemins  do  fer,  \a- 


648  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  industrielles  de  diverse  nature.  Il  sera  heureux  pour  elle 
que  les  États-Unis  aient  besoin,  dans  un  avenir  qui  ne  saurait 
être  éloigné,  de  capitaux  qu'ils  demanderont  en  partie  à  leurs 
cliens  d'autrefois,  à  la  France  et  à  l'Angleterre.  S'ils  ne  four- 
nissaient pas  ainsi  à  l'épargne  européenne  l'occasion  de  se  consti- 
tuer leur  créancière,  nous  devrions  entrevoir  le  moment  où,  pour 
payer  les  blés,  le  coton  ou  le  cuivre  que  nous  faisons  venir  du 
Nouveau  Monde,  nous  aurions  à  lui  fournir  des  sommes  d'or  plus 
considérables  encore  que  celles  que  nous  lui  avons  envoyées  cette 
année,  et  qui  atteignent  déjà,  depuis  l'été  dernier,  100  millions  de 
dollars. 

Par  suite  de  ses  relations  commerciales  si  importantes  avec  le 
reste  du  monde,  par  suite  aussi  du  fait  que  le  capital  étranger 
a  pris  une  part  active,  depuis  un  demi-siècle,  à  son  développe- 
ment économique,  l'Amérique  ne  peut  être  considérée  isolément, 
même  en  ce  qui  concerne  son  budget.  Nous  avons  dû,  dans  notre 
étude,  donner  une  place  prépondérante  à  cet  élément  qui  ne 
jouerait  pas  le  même  rôle,  au  moins  d'une  façon  visible,  dans 
l'examen  d'un  budget  européen.  Cette  influence  du  dehors  a  été 
encore  plus  sensible  aux  Etats-Unis,  à  cause  des  fonctions  moné- 
taires et  fiduciaires  que  la  Confédération  a  assumées,  et  qui  ont 
eu  pour  conséquence  de  soumettre  son  régime  financier  à  l'in- 
fluence de  son  régime  monétaire.  Réciproquement,  les  événemens 
financiers  intérieurs  de  l'Amérique  exercent  une  action  constante 
sur  l'Europe  :  la  place  de  Londres  en  ressent,  la  première,  le 
contre-coup  ;  le  fil  électrique  qui  relie  Throgmorton  Street,  dans 
la  Cité,  à  Wall  Street,  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  sert  à  com- 
biner chaque  jour  des  opérations  qui  dépendent  en  partie  des 
récoltes  et  de  l'ensemble  des  phénomènes  de  la  vie  économique 
américaine. 

Il  semble  qu'une  loi  invisible  vienne,  à  de  certains  intervalles, 
imposer,  aux  peuples  trop  prospères,  des  épreuves  qui  les  rap- 
pellent à  la  sagesse.  Après  avoir  souffert  de  la  législation  sur  la 
frappe  de  l'argent  et  sur  les  pensions  militaires,  qui  a  doublé  leur 
dette  et  leur  budget,  les  Etats-Unis  sont  aujourd'hui  en  lutte  avec 
l'Espagne.  Sans  vouloir  ici  discuter  les  origines  ni  la  légitimité  de 
cette  guerre,  mal  comprise  et  mal  jugée  chez  nous,  sans  rappeler 
les  liens  qui  nous  unissent  à  la  nation  américaine,  fondée  avec 
notre  concours  il  y  a  plus  d'un  siècle  et  à  laquelle  nos  traditions 
et  nos  sympathies  nous  attachent,  nous  devons  réfléchir,  dès  au- 


* 


LES    FINANCES    DES    ÉÏATS-LMS.  G49 

jourd'hiii,  aux  conséquences  de  ce  duel,  à  la  situation  nouvelle  qui 
se  prépare  et  qui  se  manifestera  après  la  signature  de  la  paix. 
On  nous  expliquait,  il  y  a  quelques  semaines,  comment  un  obscur 
instinct  l'avait  poussée  vers  une  guerre,  dont  l'idée  de  patrie  doit 
sortir  plus  vivante  et  plus  forte.  Les  effets  s'en  feront  également 
sentir  sur  le  terrain  économique;  le  peuple  américain  prêtera  une 
attention  plus  grande  au  budget  fédéral,  lorsqu'il  aura  compris 
qu'il  est  aussi  nécessaire  d'avoir  des  arsenaux  financiers  bien 
garnis  que  des  vaisseaux  et  des  canons  en  bon  état  et  en  nombre 
suffisant.  Non  pas  qu'il  éprouve  encore  la  moindre  difficulté  ni 
souffrance  matérielle  :  nous  avons  vu,  au  contraire,  que  jamais  un 
concours  de  circonstances  aussi  favorables  n'a  plus  vite  enrichi 
l'Amérique.  Mais  les  nouveaux  impôts,  votés  en  juin  1898,  com- 
mencent à  faire  rélléchir  le  peuple  :  si  les  partisans  de  l'impéria- 
lisme, c'est-à-dire  de  la  politique  agressive  et  conquérante  l'em- 
portent, il  lui  faudra^  comme  de  simples  Européens,  s'habituer  ù 
une  série  d'entraves  fiscales.  La  loi  de  revenu  de  guerre  [Wa}' 
Revemie  hill)  institue  des  impôts  indirects  nouveaux  sur  la  bière, 
les  tabacs  et  le  thé  ;  elle  soumet  les  banquiers,  changeurs  et  cour- 
tiers aune  sorte  de  patente,  dont  le  taux  paraît  exorbitant  pour 
les  premiers;  elle  établit  diverses  taxes  sur  les  propriétaires  de 
musées,  théâtres,  salles  de  concert,  cirques,  jeux  de  boules  et  de 
billard,  sur  les  pharmaciens  et  parfumeurs,  sur  les  sociétés  qui 
raffinent  le  sucre  et  le  pétrole  ou  qui  transportent  le  pétrole;  elle 
institue  une  série  de  timbres  nouveaux  sur  actions,  obligations, 
reconnaissances  de  dette,  quittances,  chèques,  traites,  counaisso- 
mens,  chartes-parties,  télégrammes,  messages  téléphoniques, 
protêts,  certificats  de  dépôt  des  produits  agricoles,  polices  d'assu- 
rance, baux,  hypothèques.  Enfin,  des  droits  successoraux  sont 
organisés  au  profit  de  la  Confédération,  avec  une  échelle  ascen- 
dante selon  l'éloignement  de  la  parenté  et  l'importance  de  l'héri- 
tage. Certes,  presque  tous  ces  impôts  existent  de  ce  côté-ci  de 
l'Océan,  et  la  plupart  des  contribuables  européens  seraient  encore 
heureux  d'échanger  leur  situation  présente  contre  celle  qui  vient 
d'être  faite  aux  Américains;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
le  merveilleux  essor  des  l']tats-Unis  a  été  dû  en  grande  partiti  à 
l'absence  de  toutes  les  misères  que  la  fiscalité  fait  jiorr  sur 
nous. 

Ce  peuple  qui  aime  à  «  faire  grand  »  en  tout,  viuuha  jxiil- 
être  se  donner  une  organisation  militaire  qui  exigera  l'augnienla- 


6o0 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tion  permanente  de  ses  ressources;  noire  étude  a  montré  avec 
quelle  facilité  il  le  pourrait.  Nous  n'avons  pas  à  rechercher  si 
sa  situation  géographique  n'est  pas  telle,  que,  n'ayant  aucune 
attaque  sérieuse  à  redouter  du  dehors,  il  pourrait  continuer  à 
vivre  sans  armée,  comme  il  l'a  fait  jusqu'à  ce  jour,  en  se  bor- 
nant à  augmenter  sa  flotte  militaire  et  surtout  commerciale.  Nous 
n'avons  voulu  qu'étudier  ses  finances,  et  nous  ne  pouvons,  en 
manière  de  conclusion,  que  constater  la  force  énorme  des  Etats- 
Unis  de  ce  côté,  force  fondée  beaucoup  moins  sur  une  bonne 
gestion  des  deniers  publics  que  sur  l'expansion  prodigieuse  de 
la  fortune  privée,  la  mise  en  valeur  de  riches  territoires,  le  déve- 
loppement dune  population  industrieuse  et  énergique.  Les  ré- 
serves auxquelles  une  administration,  avide  d'accroître  les  reve- 
nus publics,  peut  s'attaquer  sont  en  apparence  inépuisables  :  il  ne 
faudrait  pas  cependant  beaucoup  de  secousses  comme  celle  de 
l'année  1898  pour  modifier  gravement  la  situation  privilégiée 
dont  les  Américains  du  Nord  jouissent  aujourd'hui.  Nous  souhai- 
tons à  la  grande.  République  de  ne  pas  céder  à  la  tentation 
d'abuser  de  sa  puissance  économique,  source  possible  de  toutes 
les  autres,  et  de  rester  fidèle  aux  traditions  de  modération,  de  sa- 
gesse et  de  raison  qui  lui  ont  été  léguées  par  ses  illustres  fonda- 
teurs. 


Raphaël-Georges  Lévy. 


RUBENS   CHEZ   LUI 


Malgré  l'éclat  de  sa  triomphante  carrière,  et  malgré  les  nom- 
breux déplacemens  occasionnés  par  les  missions  diplomatiques 
qu'il  eut  à  remplir,  Rubens,  on  peut  l'affirmer,  fut  avant  tout 
un  homme  d'intérieur.  Dès  qu'il  l'avait  pu,  il  s'était  installé,  à 
Anvers,  dans  une  habitation  spacieuse,  qu'il  avait  appropriée  à  son 
gré,  qu'il  ne  cessa  pas  d'habiter  et  d'orner  jusqu'à  sa  mort.  C'est 
là  qu'il  goûtait  ce  bonheur  domestique  et  ces  joies  du  travail  qui 
étaient  pour  lui  les  jouissances  suprêmes,  et  c'est  dans  ce  cadre 
à  la  fois  magnifique  et  familier  qu'on  aime  à  le  replacer.  En  dépit 
des  modifications  successives  que  cette  somptueuse  demeure  a 
subies  à  la  fin  du  siècle  dernier  et  du  dommage  plus  funeste  encore 
que  sa  séparation  en  deux  logis  distincts  devait  amener  pour  elle 
vers  le  milieu  de  ce  siècle,  le  voyageur  en  quête  des  souvenirs  du 
maître  ne  saurait  quitter  Anvers  sans  visiter,  dans  la  petite  rue 
à  laquelle  on  a  donné  le  nom  de  Hubens,  ces  lieux  qu'il  habita.  Si 
changé  qu'en  soit  l'aspect,  bien  des  choses  y  parlent  encore  de 
lui.  En  entrant  dans  la  cour  de  la  maison,  qui  porte  le  numéro  7 
de  cette  rue,  le  coup  d'œil  est  saisissant.  Les  façades  des  butinions 
primitifs  et  plusieurs  de  ces  bâtimens  eux-mêmes  ont,  il  est  vrai, 
disparu.  Mais  les  murailles  de  l'aile  droite  subsistent,  avec 
leur  toit,  orné  comme  autrefois  de  la  girouette  et  dos  petites 
torches  de  métal  qui  le  couronnaient;  et,  dans  un  grenier  qui  sur- 
montait l'ancien  atelier  de  liubcns,  on  peut  voir  encore  la  poulie 
destinée  à  hisser  dans  cet  atelier  ou  à  en  descendre  les  grands  et 
lourds  panneaux  sur  lesquels  il  a  peint  sas  chofs-d'œuvre.  Le 


/ 


6o2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


portique  qui  ferme  la  cour  est  intact,  avec  sa  galerie  à  balus- 
trades, sa  porte  centrale  flanquée  de  colonnes  massives  coupées 
par  des  bagues,  et  son  fronton  décoré  d'aigles  aux  ailes  éployées 
tenant  dans  leurs  becs  des  guirlandes.  De  part  et  d'autre,  deux 
arcades  plus  petites  sont  dominées  par  des  bustes  antiques  accom- 
pagnés d'inscriptions  latines.  A  travers  le  portique,  et  dans  l'axe 
de  la  porte  principale,  on  aperçoit,  également  intact,  vers  l'extré- 
mité du  jardin,  le  pavillon  d'une  architecture  si  rubénicnne,  que 
l'artiste  a  fidèlement  reproduit  dans  le  charmant  tableau  de  la 
Pinacothèque  de  Munich,  où  il  s'est  représenté  lui-même  se  pro- 
menant avec  Hélène  Fourment,  par  une  belle  journée  du  printemps 
qui  suivit  leur  mariage. 

Parmi  tous  ces  débris  ou  ces  restes  encore  debout  du  passé, 
on  songe  invinciblement  à  la  noble  existence  qui,  pendant  trente 
années,  s'est  écoulée  dans  ce  coin  tranquille,  aux  alTcctions  et  aux 
œuvres  qui  l'ont  remplie.  On  pense  que  ce  qu'a  fait  la  ville  d'Anvers 
pour  ce  curieux  musée  Plantin,  où  revit  tout  un  côté  intéressant 
de  son  activité  intellectuelle,  elle  pourrait  à  meilleur  droit  le  faire 
aussi  pour  la  mémoire  du  plus  illustre  de  ses  enfans,  et  de  tout 
cœur  on  s'associe  à  l'appel  chaleureux  qu'adressait  récemment  à 
la  vieille  cité,  M.  Max  Rooses,  l'homme  qui,  de  notre  temps,  a  le 
plus  contribué  à  remettre  en  honneur  son  passé.  Avec  lui,  on 
voudrait  que,  dans  une  pensée  de  pieuse  conservation,  la  ville 
d'Anvers  s'assurât  la  propriété  de  ce  qui  subsiste  encore  de  l'an- 
cienne dei^eure  de  Rubens.  Comme  l'a  si  bien  dit  M.  Max  Rooses  : 
«  Quel  témoignage  plus  naturel  et  plus  frappant  de  sa  reconnais- 
sance et  de  son  admiration  pourrait-elle  lui  offrir  que  de  pré- 
server de  toute  profanation  ultérieure  cette  demeure,  berceau  de 
tant  de  chefs-d'œuvre,  et  de  la  dédier  au  culte  de  cet  incompa- 
rable génie  !  »  C'est,  avec  l'espérance  de  voir  exaucés  bientôt  des 
vœux  si  légitimes,  qu'à  l'aide  des  œuvres  du  grand  artiste,  de  ses 
lettres  et  des  documens  que  nous  ont  laissés  ses  contemporains, 
je  voudrais  essayer  de  faire  revivre  sa  glorieuse  figure  dans  l'in- 
timité de  ce  foyer  qu'il  aimait  tant  et  dont  il  ne  s'éloigna  jamais 
qu'à  regret. 

I 

On  sait  qu'en  rentrant  d'Italie  à  Anvers  vers  la  fin  de  1608, 
Rubens,  malgré  la  hâte  qu'il  avait  mise  à  son  voyage,  n'avait  plus 


RUBENS    CHEZ    LUI.  6o3 

retrouvé  sa  mère.  An  moment  même  où  il  recevait  à  Rome  la  nou- 
velle de  l'aggravation  de  sa  maladie,  cette  femme  admirable,  dont 
le  dévouement  et  la  tendre  affection  avaient  entouré  sa  jeunesse, 
venait  de  succomber.  Tout  entier  à  sa  douleur,  son  fils  pouvait  du 
moins  retrouver  son  souvenir  dans  l'humble  réduit  de  la  Kloos- 
terstraat  où  s'étaient  écoulés  ses  derniers  jours.  En  admettant 
qu'il  eût  conservé  vaguement  la  pensée  de  retourner  à  Mantoue, 
les  marques  de  sympathie  et,  bientôt  après,  les  commandes  qu'il 
recevait  de  ses  concitoyens,  la  place  à  laquelle  son  talent  lui  don- 
nait le  droit  de  prétendre  à  la  tête  de  l'école  flamande,  bien  d'au- 
tres considérations  encore  d'un  ordre  plus  intime  tendaient  à  le 
retenir  à  Anvers.  Il  aimait  cette  ville,  où  le  voisinage  de  son  frère 
Philippe,  autant  que  les  utiles  relations  et  les  sûres  amitiés  qu'il 
s'était  acquises,  contribuaient  à  le  fixer.  Aussi,  lorsque,  désireux 
de  le  conserver  auprès  d'eux,  les  archiducs,  dès  le  23  novembre 
1609,  l'avaient  nommé  «  peintre  de  leur  hôtel  »,  aux  gages  annuels 
de  500  livres  de  Flandres,  il  sollicitait  d'eux  avec  tant  d'instance 
la  faveur  de  ne  pas  résider  à  Bruxelles  et  de  demeurer  à  Anvers, 
que  cette  demande  lui  fut  accordée. 

Pourvu  de  ce  poste  et  des  avantages  qu'il  lui  conférait,  Rubens 
était  désormais  en  situation  de  réaliser  un  projet  d'établissement 
cher  à  son  cœur.  L'exemple  du  bonheur  domestique  dont  jouis- 
sait son  frère  et  la  présence  fréquente  chez  ce  dernier  d'une 
nièce  de  sa  femme  qui,  au  charme  de  son  gracieux  %'isage,  joignait 
celui  d'une  nature  aimante  et  simple,  avaient  décidé  son  choix, 
et  le  13  octobre  1609,  il  épousait  Isabelle  Brant,  une  jeune  fille 
appartenant  à  une  des  familles  les  plus  honorables  de  la  ville.  Les 
rares  qualités  et  le  dévouement  de  cette  fidèle  compagne  devaient, 
pendant  toute  la  durée  de  leur  union,  assurer  à  Rubens  la  tran- 
quillité morale  nécessaire  à  la  production  des  grandes  œuvres  qui 
allaient  illustrer  sa  carrière.  Au  milieu  du  bonheur  et  de  la  paix 
profonde  de  cette  union,  il  pouvait  librement  écouter  et  suivre  la 
voix  intérieure  de  son  génie.  Après  les  lentes  initiations  de  sa 
jeunesse,  il  s'était  peu  à  peu  affranchi  de  ces  infiuences  italiennes 
qu'il  avait  au  début  si  ardemment  recherchées,  pour  manifester 
enfin  de  la  manière  la  plus  éclatante  sa  pleine  et  subite  maturité. 
Les  commandes,  dès  lors,  devenaient  pour  lui  de  plus  en  plus 
abondantes,  et,  avec  leur  nombre,  croissaient  aussi  leur  importance 
et  les  prix-  qu'elles  lui  étaient  payées.  Kn  même  temps,  de  toute 
la  contrée,  des  élèves  avides  de  profiler  de  ses  enseignemens  cher- 


6o4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chaient  à  être  admis  dans  son  atelier.  Il  était  donc  nécessaire  qu'il 
se  procurât  une  installation  en  rapport  avec  la  situation  qu'il  avait 
conquise,  assez  grande  pour  lui  fournir  à  la  fois  un  logement 
pour  les  siens,  des  ateliers  pour  ses  élèves  et  pour  lui-même,  et 
des  pièces  assez  vastes  où  il  installerait  convenablement  les  col- 
lections que  déjà  pendant  son  séjour  en  Italie  il  avait  commencé 
de  réunir. 

L'occasion  se  présenta  bientôt  pour  lui  d'acquérir,  au  centre 
même  de  la  ville,  au  Wapper,  dans  un  quartier  où  logeaient  plu- 
sieurs de  ses  confrères,  une  propriété  assez  considérable,  qu'il 
achetait,  le  4  janvier  IGH,  au  docteur  André  Backaert  et  à  sa 
femme  Madeleine  Thys,  pour  une  somme  de  7  600  florins.  C'était, 
ainsi  que  nous  l'indique  le  contrat  de  vente,  une  maison  avec  une 
grande  porte,  cour,  galerie,  cuisine,  chambres,  terrains  et  dépen- 
dances, ainsi  qu'une  blanchisserie  sise  ù  côté  et  touchant  du  côté 
de  Test  au  mur  de  la  Gilde  des  Coulevriniers.  La  blanchisserie 
avait  autrefois  servi  de  tendoir  [Raamhof)  pour  les  foulons  qui  y 
faisaient  sécher  leurs  draps.  Rubens  s'était  aussitôt  établi  dans  sa 
nouvelle  habitation,  mais,  en  homme  d'ordre  qu'il  était,  afin  de  ne 
pas  trop  grever  son  budget,  il  se  contenta  de  ne  faire  d'abord 
que  les  aménagemens  les  plus  indispensables.  Une  grande  pièce 
située  à  l'étage  supérieur  fut  disposée  en  atelier  et  c'est  là  que, 
dès  son  entrée  en  possession,  il  peignit  le  triptyque  de  la  Descente 
de  Croix  destiné  à  décorer  la  chapelle  du  Serment  des  Coulevri- 
niers à  la  Cathédrale  d'Anvers.  Nous  voyons,  en  effet,  d'après  le 
livre  des  comptes  de  cette  Confrérie,  qu'après  que  les  doyens  se 
furent  assurés,  par  trois  visites  successives,  que  le  bois  employé 
pour  cette  peinture  était  de  bonne  qualité  «  et  dépourvu  d'aubier  » 
le  panneau  central,  et,  deux  ans  après,  les  volets,  avaient  été  des- 
cendus de  l'atelier  au  rez-de-chaussée  (12  septembre  1612  et  13 
janvier  1614).  A  chaque  fois,  des  pourboires  étaient  donnés  aux 
serviteurs,  sans  préjudice  des  libations  habituelles. 

D'année  en  année  la  situation  de  Rubens  devenant  plus  pro- 
spère, il  avait  graduellement  modifié  et  complété  à  sa  guise  les 
constructions  de  sa  demeure.  Le  2o  juillet  1615,  il  concluait  un 
accord  avec  le  maître  maçon  François  de  Crayer  au  sujet  de  la 
réfection  du  mur  mitoyen  qui  séparait  sa  propriété  de  celle  des 
Coulevriniers,  et  il  faisait,  en  1617,  sculpter  les  rampes  de  son 
escalier  par  Jean  van  Mildert.  Comme  il  avait  ses  idées  en  archi- 
tecture, il  fournissait  lui-même  ses  plans  aux  ouvriers  qu'il  em- 


uubf:ns  chez  lu.  65o 

ployait  et,  grâce  aux  sommes  plus  importantes  que  successive- 
ment il  consacrait  à  ces  accroissemens,  Rubens  avait  fini  par 
avoir  un  véritable  palais,  tout  à  fait  approprié  à  ses  besoins  et  à 
ses  goûts.  L'aspect  trahissait  sa  prédilection  pour  ces  monumens 
italiens  qu'il  avait  tant  admirés  pendant  son  séjour  au  delà  des 
monts  et  dont  l'étude  qu'il  publiait  en  1622  sur  les  Palais  de  Gênes 
atteste  chez  lui  la  vivacc  préoccupation.  Dans  les  quelques  lignes 
qu'en  guise  de  préface  il  met  en  tcte  de  cette  publication,  il  se 
réjouit,  en  effet,  «  de  voir  peu  à  peu  dans  les  Flandres  l'ancien 
style  dit  barbare  ou  gothique  passer  de  mode  et  disparaître  pour 
faire  place  à  des  ordonnances  symétriques,  conformes  aux  règles 
de  l'antiquité  grecque  ou  romaine,  que  des  hommes  d'un  goût 
supérieur  avaient  mises  en  pratique  pour  le  plus  grand  honneur 
de  ce  pays.  »  En  tirant  de  ses  cartons  les  dessins  et  les  plans 
qu'il  avait  réunis  en  Italie,  Rubens  pensait  contribuer  aune  œuvre 
utile.  Si,  avec  son  esprit  judicieux  et  pénétrant,  il  proclame  la 
vérité  de  ce  principe  que  «  l'exacte  accommodation  des  édifices 
à  leur  destination  concourt  presque  toujours  à  leur  beauté,  »  il 
faut  cependant  avouer  que  le  style  de  sa  maison  s'écarte  beau- 
coup de  la  pureté  de  formes  et  de  proportions  qu'il  vante  dans 
l'architecture  classique.  Deux  planches  gravées  par  Harrewyn,  en 
1084  et  1692,  nous  permettent  d'apprécier  ce  que  cette  maison  était 
encore  à  cette  époque,  alors  qu'elle  n'avait  pas  subi  de  ehange- 
mens  bien  notables.  Au  lieu  de  la  correction  et  de  la  sobriété  que 
préconise  Rubens,  il  est  plus  juste  d'y  reconnaître  ce  mélange 
pompeux  de  style  flamand  et  de  style  italien  qui  était  chez  lui  la 
résultante  de  son  goût  natif  et  des  influences  multiples  qu'il 
avait  subies.  Les  lignes  parfois  tourmentées  et  les  proportions 
un  peu  massives  présentent  plus  de  force  que  d'élégance.  Mais 
si  les  détails  semblent  exubérans,  du  moins,  dans  leur  profusion, 
ces  vases,  ces  bas-reliefs,  ces  pilastres,  ces  termes  et  ces  bustes 
placés  entre  les  fenêtres  sont  agréables  à  voir.  L'édifice  a  son 
caractère  propre  et  la  richesse  de  ces  inventions  décoratives  mani- 
feste bien  la  facile  aboiulaiice  de  ce  génie  îl  la  fois  si  original  et 
si  complexe,  chez  lequel  les  profits  d'une  longue  éducation  et  d'une 
étude  continue  s'ajoutent  et  s'allient  d'une  mani»>re  très  iiilinio 
aux  (Ions  d'une  nature  très  puissante.  A  dt'faiit  de  proportions 
bien  harmonieuses,  les  franches  découpures  du  portique,  l'heu- 
reuse perspective  du  paxillon  placé  dans  son  axe  à  rextr»'Mnité  du 
jaîdin,  les  nuances  variées  des  maté;riaux.  les   peintur»'^   même 


6o6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  décoraient  les  façades  et  où  l'on  retrouve  sinon  des  copies, 
du  moins  des  réminiscences  de  tableaux  du  maître  :  Persée  cl  An- 
dromède^ la  Marche  de  Silène,  le  Jugement  de  Paris,  YEnlèvenient 
de  Proserpine,  etc.,  tout  cela  révèle  bien  la  présence  et  les  prédi- 
lections du  grand  coloriste. 

Telle  qu'elle  était,  cette  habitation  était  bien  faite  à  son  usage, 
construite  en  vue  de  sa  vie  d'intérieur  et  de  travail.  Grande,  bien 
aérée,  elle  offrait  pour  lui  et  pour  sa  famille  des  appartemens 
assez  vastes.  Les  trois  enfans,  —  une  fille,  Clara,  et  deux  garçons, 
Albert  et  Nicolas,  —  qui  étaient  venus  successivement  animer 
cette  grande  maison  (1611,  1G14  et  1G18)  et  fournir  à  l'artiste  de 
gracieux  modèles,  pouvaient  sébattre  à  l'aise  sous  l'œil  des  pa- 
ïens, dans  le  jardin  que  Hubens  avait  planté  d'arbres  de  toutes 
les  essences  qu'il  avait  pu  rassembler,  parmi  les  fleurs  et  les  ani- 
maux domestiques  dont  il  aimait  à  s'entourer.  Des  études  faites 
par  lui  nous  montrent,  en  effet,  des  chiens  de  diverses  espèces, 
des  lévriers,  des  matins,  des  épagneuls,  qu'on  retrouve  du  reste 
dans  un  grand  nombre  de  ses  tableaux.  Il  avait  sous  la  main,  à 
l'écurie,  un  beau  cheval  de  selle  andalou  que  chaque  jour  il  mon- 
tait et  dont  il  pouvait,  sans  sortir  de  chez  lui,  étudier  les  formes 
et  les  allures.  Des  fenêtres. les  plus  élevées,  au-dessus  de  la  sil- 
houette accidentée  des  pignons  et  des  clochers,  il  découvrait  une 
grande  étendue  de  ciel,  de  ce  beau  ciel  d'Anvers  semé  de  grands 
nuages  toujours  en  mouvement  et  dont  les  formes  et  les  ♦ 
nuances  mobiles  étaient  bien  faites  pour  réjouir  ses  yeux.  C'était 
là  pour  cet  observateur  attentif  un  spectacle  sans  cesse  renouvelé, 
plein  de  vie  et  de  contrastes,  tel  qu'il  pouvait  le  souhaiter. 

Cependant,  si  grand  que  fût  son  désir  d'orner  sa  demeure, 
Rubens  ne  s'était  jamais  départi  de  ses  habitudes  de  sage  éco- 
nomie. Les  dépenses  de  construction,  les  achats  de  tableaux,  de 
sculptures,  de  gemmes,  de  gravures  et  de  livres  avaient  donc  été 
échelonnés  d'année  en  année,  suivant  les  ressources  disponibles. 
Mais,  avec  le  temps,  tous  les  objets  précieux  qu'il  collectionnait 
ainsi  avaient  fini  par  encombrer  son  logis  et  s'y  trouvaient  exposés 
pêle-mêle,  sans  agrément  pour  le  regard.  Pour  mieux  en  jouir, 
dès  qu'il  l'avait  pu,  il  s'était  fait  construire  un  grand  bâtiment 
en  forme  de  rotonde,  oij  il  avait  rangé  en  bon  ordre  tous  ses  tré- 
sors. Une  des  planches  de  Harrewyn  nous  offre  une  vue  de  l'in- 
térieur de  cette  rotonde  dans  l'état  où  elle  était  en  1692,  alors  que 
le  chanoine  Hillwerve  l'avait  transformée  en  chapelle.  De  Piles, 


lA'BENS   CHEZ   LUI.  657 

qui  tenait  ses  informations  du  propre  neveu  de  Uubens,  nous  en  a 
laissé  une  description  assez  détaillée.  «  Entre  sa  cour  et  son  jardin, 
dit-il,  il  fit  bâtir  une  salle  de  forme  ronde  comme  le  Temple  du 
Panthéon  qui  est  à  Rome  et  dont  le  jour  n'entre  que  par  le  haut 
et  par  une  seule  ouverture  qui  est  le  centre  du  Dôme.  Cette  salle 
était  pleine  de  bustes,  de  statues  antiques,  de  tableaux  précieux 
qu'il  avait  rapportés  d'Italie  et  d'autres  choses  fort  rares  et  fort 
curieuses.  Tout  y  était  par  ordre  et  en  symétrie  et  c'est  pour  cela 
que  tout  ce  qui  méritait  d'y  être,  n'y  pouvant  trouver  place, 
servait  à  orner  d'autres  chambres  dans  les  appai  iemens  de  sa 
maison.  » 

Vers  1618,  le  gros  des  constructions  étant  terminé,  l'artiste  y 
avait  de  son  mieux  disposé  tous  ses  trésors,  quand  une  occasion 
inattendue  se  présenta  pour  lui  de  les  accroître,  en  achetant  l'im- 
portante collection  d'antiquités  formée  par  l'ambassadeur  d'An- 
gleterre dans  les  Pays-Bas,  sir  DudleyCarleton.  Nous  n'avons  pas 
à  entrer  ici  dans  le  détail  des  négociations  nouées  par  Rubens  à  cet 
égard  et  qu'il  mena  jusqu'au  bout  avec  une  entente  des  affaires  tout 
à  fait  remarquable.  Bien  que  son  désir  d'acquérir  la  collection  de 
sir  Dudley  fût  très  vif,  il  n'en  laisse  rien  paraître.  Il  ne  veut  pas 
se  laisser  entraîner  par  sa  passion,  et,  le  diplomate  ayant  manifesté 
l'intention  d'être  payé  partie  en  argent,  partie  en  tableaux  de  l'ar- 
tiste, celui-ci  lui  propose  à  son  tour  toutes  les  combinaisons  qui 
lui  permettraient  à  lui-même  de  se  libérer  entièrement  en  ta- 
bleaux, sans  avoir  rien  à  débourser.  «  La  raison  en  est  bien  simple, 
écrit-il  le  16  mai  4618  à  sir  Dudley,  car  bien  que  j'aie  coté  ces 
peintures  au  plus  juste  prix,  cependant  elles  ne  me  coûtent  rien, 
et  comme  chacun  est  plus  disposé  à  faire  des  libéralités  des  fruits 
de  son  propre  jardin  que  de  ceux  qu'il  lui  faudrait  acheter  au 
marché,  ayant  dépensé  cette  année  quehjues  milliers  de  llorins 
dans  mes  constructions,  je  ne  voudrais  pas,  jjour  nii  simj^le  ca- 
price, dépasser  les  bornes  d'une  sage  économie.  De  fait,  je  ne  suis 
pas  un  prince,  mais  un  homme  qui  vil  du  travail  de  ses  mains.  » 
Dans  la  lettre  qui  clôt  cette  transaction,  conduite  d'ailleurs  très  ga- 
lamment départ  et  d'autre,  1  ambassadeur  relève  la  îm^ou  trop  mo- 
deste à  son  gré  dont  l'artiste  a  parlé  de  lui-même  ;  «  il  a  beau  se  dé- 
tendre d'être  un  grand  seigneur,  »  sir  Dudley  l'assure  «  qu'il  lo 
lient  on  réalité  pour  le  prince  des  peintres  cl  des  gens  bien  élevés.  » 

En  même  temps  qu'elle  nous  monirc  rintclligence  avec  laipndle 
Rubens  gérait  sesall'aires,  sa  correspondance  avec  sir  Dudley  nous 

TOMK  CXLVIII.   —    1898.  »2 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

renseigne  sur  l'aide  qu'il  tirait  de  ses  collaborateurs.  En  dépit  de 
sa  prodigieuse  activité,  et  si  bien  réglée  que  fût  sa  vie,  il  n'aurait 
pu  suffire  à  tous  les  travaux  qui  lui  étaient  confiés.  Dès  les  pre- 
miers temps  de  son  installation  à  Anvers,  ses  élèves  étaient  si 
nombreux  qu'il  s'était  bientôt  trouvé  dans  l'impossibilité  d'ac- 
cueillir tous  ceux  qui  se  présentaient. 

Sandrart  nous  parle  de  ces  nombreux  élèves  «  qu'il  dressait  avec 
soin,  chacun  suivant  ses  aptitudes  »  pour  utiliser  leur  concours. 
«  Ils  exécutaient  souvent  pour  lui  les  animaux,  les  paysages,  les 
terrains,  le  ciel,  l'eau  et  les  bois.  Lui-môme  ébauchait  régu- 
lièrement ses  œuvres  dans  des  esquisses  de  deux  à  trois  palmes 
de  haut  ;  puis  il  faisait  transporter  par  ses  élèves  sa  composition 
sur  une  grande  toile  dont  il  peignait  ou  retouchait  les  parties 
principales.  »  Un  médecin  danois,  Otto  Sperling,  de  passage  à 
Anvers  en  1021,  nous  raconte  de  son  côté  la  visite  qu'il  fit  à  Ru- 
bens.  «  Nous  le  trouvâmes  à  son  chevalet  ;  mais,  tout  en  poursui- 
vant son  travail,  il  se  faisait  lire  Tacite  etdictait  une  lettre.  Comme 
nous  nous  taisions,  craignant  de  le  déranger,  il  nous  adressa  la 
parole,  sans  interrompre  son  travail  pendant  qu'on  continuait  la 
lecture  et  qu'il  achevait  de  dicter  sa  lettre,  comme  pour  nous 
donner  la  preuve  de  ses  puissantes  facultés.  »  Puis,  après  qu'un 
serviteur  leur  eut  fait  parcourir  le  magnifique  palais  de  l'artiste 
et  leur  eut  montré  les  antiquités  et  les  statues  grecques  et  ro- 
maines qu'il  possédait,  les  visiteurs  entrèrent  «  dans  une  grande 
pièce  sans  fenêtres,  mais  qui  prenait  le  jour  par  une  large  baie 
pratiquée  au  milieu  du  plafond.  Là  se  trouvaient  réunis  un  grand 
nombre  de  jeunes  peintres,  occupés  chacun  d'une  œuvre  diffé- 
rente dont  M.  Rubens  leur  avait  fourni  un  dessin  au  crayon  qui 
par  endroits  était  rehaussé  de  couleurs.  Ces  jeunes  gens  devaient 
exécuter  en  peinture  ces  modèles  et  M.  Rubens  se  réservait  d'y 
mettre  la  dernière  main  par  ses  retouches.  »  Ainsi  que  le  croit 
M.  Max  Rooses,  nous  pensons  que  ce  grand  atelier,  éclairé  par  le 
haut,  où  travaillaient  les  élèves  devait  être  une  construction  isolée, 
bâtie  d'une  façon  sommaire,  qui  disparut  sans  doute  après  la  mort 
de  Rubens.  Elle  donnait  probablement  sur  le  jardin  et  avait  un 
accès  indépendant.  Le  témoignage  de  Sperling  est  confirmé  par 
Rellori  et  de  Piles  et  les  lignes  suivantes  empruntées  à  ce  dernier 
ne  sont  pas  moins  explicites  :  «  Comme  il  était  extrêmement  sol- 
licité de  toutes  parts,  Rubens  faisait  faire  sur  ses  dessins  coloriés,  et 
par  d'habiles  disciples,  un  grand  nombre  de  tableaux  qu'il  retou- 


RUBENS    CHEZ    LUI.  Go9 

chait  ensuite  avec  des  yeux  frais,  avec  une  intelligence  vive  et 
une  promptitude  de  main  qui  y  répandait  entièrement  son  esprit; 
ce  qui  lui  acquit  beaucoup  de  bien  en  peu  de  temps  (1).  » 

Pour  compléter  ces  renseignemens,  ur  curieux  tableau  du 
musée  de  Stockholm  nous  permet  de  jeter  un  coup  dVcil  sur  l'in- 
térieur même  du  grand  artiste.  Connu  depuis  longtemps  sous  le 
nom  de  Salon  de  Rubcns,  il  représente  un  parloir  d'une  élégante 
simplicité  dont  les  grandes  fenêtres  donnent  sur  un  jardin  et 
laissent  pénétrer  à  flots  la  lumière.  La  pièce,  tendue  de  cuir  ver- 
dâtre  avec  des  ornemens  dorés,  —  des  chimères  et  des  enfans 
groupés  autour  de  vases  et  de  colonnes,  —  est  meublée  avec  un 
luxe  sévère  et  d'un  goût  parfait:  haute  cheminée  en  marbre  noir 
soutenue  par  des  colonnes  de  marbre  rougeàtre  et  garnie  de 
grands  chenets  dorés;  à  droite,  un  dressoir  en  chêne  clair  et 
verni  ;  de  l'autre  côté,  sous  les  fenêtres,  une  table  à  pieds  massifs 
recouverte  d'un  tapis  d'Orient  ;  des  chaises  de  cuir  avec  des  cous- 
sins brodés  de  fleurs;  trois  tableaux  pendus  à  la  muraille  et  un 
autre  surmontant  la  cheminée.  Au  premier  plan,  deux  dames  ri- 
chement vêtues  causent  entre  elles  :  ce  sont  deux  amies,  car,  rap- 
prochées l'une  de  l'autre,  elles  se  tiennent  familièrement  par  la 
main.  Devant  elles,  trois  enfans  jouent  avec  un  petit  chien  assis 
sur  une  chaise,  tandis  que  sa  mère,  une  chienne  épagneule 
blanche  tachetée  de  roux,  les  regarde  d'un  air  inquiet.  Ce  tableau 
d'une  harmonie  exquise  a  été  autrefois  faussement  attribué  à 
Van  Dyck  dont  il  ne  rappelle  en  rien  l'exécution.  Peut-être  a-t-il 
été  peint  par  Cornelis  de  Vos,  et  bien  qu'on  n'en  puisse  citer  de 
cet  artiste  aucun  autre  de  ce  genre,  ni  de  ces  dimensions,  il  est 
assez  dans  sa  manière.  D'autre  part,  la  plus  âgée  des  deux  dames 
ressemble  fort  à  Suzanne  Cock,  la  femme  de  De  Vos,  telle  qu'il 
l'a  représentée,  et  presque  avec  le  mênie  costume,  dans  le  beau 
Port7YÙt  de  Famille  du  Musée  de  Bruxelles.  Quant  à  la  dénomi- 
nation de  Salon  de  Rubens,  contredite  par  plusieurs  critiques, 
elle  est,  au  contraire,  proposée  comme  fort  probable  par  l'ai- 
mable et  savant  directeur  du  Musée  de  Stockholm,  M.  G.  Cnellie, 
et  comme  lui  nous  la  croyons  tout  à  fait  justiliée  par  un  ensemble 
de  prouves  qui  nous  paraissent  d(;cisives.  hans  un  acte  de  vente 
de  la  maison  de  Kubens,  passé  en  1701,  il  est  parle  de  cuirs  dorés 
garnissant  un   des  salons;  le   tapis   de  table  à  fond  rouge  et  à 

(1)  Roger  (le  Piles,  Abrégé  de  la  vie  îles  pein/res;  l'.iris,  ICM'.).  I  vol.,  p.  .10.T. 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dessins  noirs  et  jaunes  et  la  petite  chienne  épagneule  tachetée 
de  roux  se  retrouvent  dans  plusieurs  œuvres  du  maître  ;  et  les 
trois  tableaux  accrochés  aux  parois  :  le  Portrait  de  Charles- 
Quint  (aujourd'hui  au  Musée  de  Vienne),  Loth  et  ses  Filles 
(collection  du  duc  de  Marlborough)  et  le  Petit  Jugement  dernier 
(Pinacothèque  de  Munich)  sont  tous  trois  de  sa  main.  Pour  la 
plus  jeune  dame,  à  ses  traits  gracieux  et  ingénus,  nous  sommes 
également  daccord  avec  M.  Goethe  pour  reconnaître  en  elle  Isa- 
belle Brant.  Les  types  des  deux  garçons  répondent  aussi  à  ceux 
des  fils  de  Rubens,  Albert  et  Nicolas,  et  leurs  âges  à  l'intervalle 
de  quatre  années  qui  sépare  leurs  naissances.  La  présence  de 
la  jeune  fille  pouvait  seule  faire  difficulté,  Clara  Sercna,  l'aînée 
des  enfans  de  Rubens,  étant,  croyait-on  jusqu'à  ces  derniers 
temps,  morte  en  bas  âge.  Mais  une  lettre  de  Peiresc,  datée  du 
16  février  1624,  et  dans  laquelle  il  cherche  à  consoler  son  ami 
de  la  perte  récente  de  cette  fille,  nous  apprend  qu'elle  a  vécu 
jusqu'à  cette  époque.  Dès  lors,  les  détails  de  l'ameublement,  les 
dates  des  tableaux  exposés,  les  types  et  les  âges  des  divers  per- 
sonnages, tout  s'accorde  pour  confirmer  la  désignation  adoptée 
et  pour  fixer  vers  1622  la  date  de  ce  précieux  ouvrage  qui,  ainsi 
que  le  suppose  M.  Gaithc,  doit  représenter  une  visite  de  M"""  de 
Vos  chez  M"'"  Rubens  (1).  Les  deux  dames,  en  efiet,  étaient 
amies  et  Rubens  faisait  grand  cas  du  talent  et  du  caractère  de  son 
confrère  auquel  il  procura  et  fit  lui-même  plusieurs  commandes. 
On  rapporte  même  que, lorsqu'il  était  trop  absorbé  par  ses  grands 
travaux  pour  peindre  les  portraits  des  personnes  qui  s'adressaient 
à  lui,  il  les  renvoyait  à  De  Vos  en  disant:  «  Allez  chez  lui;  il 
fait  aussi  bien  que  moi.  » 

II 

Les  richesses  d'art  de  toute  sorte  que  possédait  Rubens  avaient 
acquis  au  dehors  un  grand  renom  et  attiraient  chez  lui  de  nom- 
breux visiteurs.  Les  curieux,  les  grands  seigneurs,   les  souve- 

(1)  Ce  qui  complique  un  peu  la  question  d'attribution,  c'est  que  la  peinture 
semble  exécutée  par  plusieurs  artistes  différens.  La  reproduction  en  petit  du  Por- 
trait de  Charles-Quint,  et  surtout  celle  du  Jugement  derjiier  sont  faites  très  libre- 
ment et  si  bien  dans  l'esprit  des  originaux,  qu'on  les  croirait  de  Rubens  lui-même. 
Les  têtes  des  deux  jeunes  dames  sont  modelées  avec  autant  de  délicatesse  que  de 
sûreté  et  paraissent  bien  de  C.  de  Vos;  en  revanche,  la  petite  fille  est  peinte  d'une 
touche  molle,  timide  et  menue,  qui  rappelle  F.  Franken. 


RUBENS    CHEZ    LCT.  601 

rains  eux-mêmes,  se  détournaient  de   leur  chemin  pour  passer 
par  Anvers  et  voir  toutes  ces  merveilles.  On  comprend  l'ennui 
que  devait  éprouver  Rubens  quand  il  lui  fallait  s'éloigner  de  cet 
intérieur  où  tant  de  séductions  et  de  si  diverses  s'unissaient  pour 
le  retenir.  A  la  suite  de  la  mort  d'Isabelle,  sa  fidèle  compagne,  il 
était  resté  quelque  temps  accablé  dans  cette  maison,  vide  désor- 
mais, où  les  souvenirs  de  son  bonheur  détruit,  «  en  se  présentant 
à  chaque  instant  à  ses  regards,  renouvelaient  sa  douleur  (1).  » 
Puis,  croyant  trouver  dans  les  voyages  et  dans  la  politique  une 
diversion  à  son  chagrin,  il  avait  accepté  la  mission  en  Hollande 
dont  l'avait  chargé  la  gouvernante  des  Pays-Bas.  Malheureuse- 
ment, ainsi  qu'il  le  disait:  «  C'est  avec  moi-même  que  je  voya- 
gerai; ce  sont  mes  pensées   que  j'emporterai  partout  avec  moi 
dans  mes  pérégrinations.  »  Au  retour,  il  s'était  replongé  dans  le 
travail,  dans  la  lecture,  dans  toutes  les  études  qui  pouvaient  rem- 
plir sa  vie  solitaire  et  donner  satisfaction  h  ce  besoin  impérieux 
d'activité  qui  était  en  lui.   C'était  là  le  seul  refuge  efficace  qu'il 
pût  espérer  contre  lui-même  et,  avec  le  temps,  il  avait  repris  un 
peu  de  goût  à  ses  tableaux,  à  ses  sculptures,  à  ses  médailles,  à 
tous  les  objets  précieux  dont  il  était  entouré.  Mais,  tout  en  cédant 
à  des  distractions  si  légitimes,  il  entendait  bien  ne  pas  se  laisser 
entraîner  au  delà  de  ce  qu'il  jugeait   raisonnable   et  conserver 
toujours  cette  possession  de  soi-même  qui  lui  paraissait  le  propre 
d'une  âme  vraiment  libre.  Il  allait  à  ce  moment  même  en  donner 
une  preuve  bien  significative  en  se  séparant  de  ces  collections 
qu'il  avait  eu  tant  de  plaisir  à  rassembler.  Le  duc  de  Buckingham, 
en  effet,  —  autant  par  le  désir  de  les  posséder  lui-même  que  pour 
rendre  Rubens  favorable  à  ses  visées  politiques,  —  lui  en  ayant 
offert  le  prix  très  Respectable  de  100  000  ilorins,  celui-ci  avait 
consenti  à  les  lui  céder.   En  cette  occasion  encore,  au  dire  de 
Michel  Le  Blond,  qui    leur  avait    servi  d'intermédiaire,  l'artiste 
montra  dans  toute  la  conduite  de  cette  affaire  l'intelligence  et 
le  sens  pratique  qu'il  avait  déjà  manifestés  dans  ses  rapports  avec 
sir  Dudley.  Pour  masquer  un  peu  le  vide  que  renlèvement  de 
tous  ces  objets  précieux  allait  causer  dans  sa  demeure.  Rubens 
s'était  d'ailleurs  réservé  le  droit  de  faire  exécuter  des  copies  des 
peintures,  des  moulages  de  ses  antiques,  et  des  emjireintcs  de  ses 
gemmes,  (|ui  prirent  la  place  des  œuvres  disparues.  Sa  maison 

(1)  Lcltri'  lie  lîubens  à  Duimy;  l.'i  juillol  ir.'20. 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'avait  donc  pas  été  trop  dégarnie,  et,  grâce  à  la  grosse  somme 
qu'il  venait  de  toucher,  il  put  en  peu  de  temps  lui  rendre  par  de 
nouveaux  achats  sa  splendeur  première.  En  France,  en  Italie,  en 
Allemagne,  il  avait  des  agens  chargés  de  lui  procurer  tout  ce  qui 
leur  paraissait  digne  de  figurer  dans  ses  collections  et  Sandrart 
nous  apprend  qu'à  Augsbourg  un  certain  Pctel,  bien  que  Rubens 
ne  se  montrât  pas  envers  lui  d'une  très  grande  générosité,  ne 
cessait  pas  de  lui  adresser  des  envois.  Au  bout  de  quelques  an- 
nées, l'habitation  de  l'artiste  avait  repris  tout  son  éclat  et  il  s'y 
trouvait  de  nouveau  un  peu  à  l'étroit,  car,  le  28  juillet  1627,  il 
l'agrandissait  en  se  rendant  acquéreur  de  trois  maisonnettes  con- 
tiguës. 

Divers  documens  nous  permettent  non  seulement  d'apprécier 
l'importance  des  collections  que  Rubens  avait  formées,  mais  de 
nous  rendre  compte  de  ses  goûts.  Sans  parler  des  treize  tableaux 
de  lui  qui  sont  portés  sur  la  liste  des  objets  cédés  à  Ruckingham, 
nous  relevons  sur  cette  liste  :  49  peintures  de  Titien,  17  de  Tin- 
toret,  13  de  Paul  Véronèse,  21  de  Rassan,  3  de  Léonard  et  3  de 
Raphaël.  On  le  voit,  les  prédilections  du  grand  coloriste  pour 
l'école  vénitienne  sont  ici  très  nettement  marquées.  Leur  persis- 
tance se  trouve  confirmée  par  l'inventaire  dressé  après  sa  mort, 
sur  lequel  figurent  non  seulement  11  ouvrages  de  Titien,  6  de 
Tintoret  et  7  de  Paul  Véronèse,  qu'il  avait  pu  encore  se  procurer 
depuis  la  vente  faite  à  Ruckingham,  mais  jusqu'à  32  copies,  dont 
21  de  portraits,  exécutées  par  lui  d'après  Titien  pour  lequel  il 
professa  toujours  un  véritable  culte.  De  ces  copies,  les  unes  avaient 
été  faites  en  Italie  pendant  sa  jeunesse,  d'autres  dans  sa  pleine 
maturité,  lors  de  son  second  voyage  en  Espagne  en  1628.  C'est  là 
un  fait  significatif  et  qui  atteste  la  profonde  admiration  que,  du- 
rant toute  sa  vie,  Rubens  conserva  pour  les  maîtres  de  Venise  et 
surtout  pour  Titien,  vers  lequel  il  se  sentait  attiré  par  de  nom- 
breuses affinités.  Mais  trop  intelligent  pour  être  exclusif,  il  goû- 
tait les  talens  les  plus  divers  et  les  noms  de  Raphaël,  de  Ribera, 
de  Rronzino,  de  Van  Eyck,  Holbein,  Lucas  de  Leyde,  Elsheimer, 
Quintin  Massys,  Henri  de  Ries,  Scorel,  Antonio  Moro,  Michel 
Gocxie,  W.  Key,  S.  Vrancx,  Josse  de  Momper,  Palamedos, 
Snayers,  de  Vlieger,  Porcellis,  Poelenburgh,  Heda,  van  Es,  etc., 
dont  les  œuvres  figurent  également  sur  son  inventaire,  témoi- 
gnent de  l'éclectisme  éclairé  qui  présidait  à  ses  choix.  Signalons  à 
part  onze  tableaux  du  vieux  Rrueghel  dont  la  verdeur  et  la  verve 


RUIÎENS    CHEZ    LUI.  663 

puissante  exerçaient  sur  lui  une  telle  séduction  qu'il  cherchait  à 
acquérir  le  plus  qu'il  pouvait  de  ses  œuvres  et  les  faisait  repro- 
duire par  les  plus  habiles  graveurs  (1).  Adrien  Brouwer  était  aussi 
un  de  ses  peintres  préférés  et  il  ne  possédait  pas  moins  de  dix- 
sept  ouvrages  de  sa  main.  La  naïve  énumération  que  nous  en 
donne  le  catalogue,  nous  permet  de  constater  combien  sont 
humbles  et  vulgaires  les  sujets  traités  par  l'artiste  :  «  Un  Combat 
des  Yvrognes,  où  l'un  tire  l'autre  par  les  cheveux;  un  Combat  où 
un  est  prins  par  la  gorge  ;  un  Combat  de  trois  où  un  frappe  avec 
un  pot  ;  un  Paysage  où  un  villageois  noue  ses  souliers,  »  etc.,  et 
nous  procure  en  même  temps  les  titres  de  quelques-unes  des 
meilleures  productions  de  ce  fin  coloriste  et  de  cet  incompa- 
rable exécutant. 

Dans  cette  galerie  formée  avec  tant  d'impartialité,  les  maîtres 
les  plus  divers  de  tous  les  temps  et  de  toutes  les  écoles  ont 
trouvé  place.  A  côté  des  plus  grands  génies,  Rubens  admet  les 
meilleurs  ouvriers  de  son  art.  Les  uns  et  les  autres  l'attirent  et  à 
tous  il  demande  quelque  enseignement.  S'il  est  peu  d'artistes  dont 
l'originalité  soit  aussi  marquée  que  la  sienne,  il  n'en  est  pas  qui 
mieux  que  lui  ait  profité  de  ce  qu'avaient  fait  ses  devanciers.  Mais, 
tout  en  les  consultant  et  en  leur  einpruntant  à  l'occasion  l'or- 
donnance et  parfois  même  quelques  figures  de  leurs  compositions, 
il  reste  toujours  lui-même  et  transforme  à  sa  manière  tous  ces 
élémens  étrangers  pour  les  adapter  à  son  idée.  Grâce  à  son  insa- 
tiable curiosité,  il  se  renouvelle  à  chaque  instant  et  peut  allègre- 
ment suffire  à  une  production  incessante,  sans  risquer  jamais 
d'amoindrir  ou  d'épuiser  sa  verve. 

Ses  antiques  d'ailleurs  lui  sont  aussi  chères  que  ses  tableaux. 
De  bonne  heure  il  a  commencé  à  les  réunir  et  bien  que  ses  res- 
sources fussent  alors  des  plus  modiques,  dès  les  premiers  temps 
de  son  séjour  en  Italie,  il  en  a  consacré  une  partie  à  des  achats  de 
sculptures  et  de  médailles.  Il  avait  pu  à  Mantouo  étudier  do  près 
la  collection  des  Gonzague,  une  des  plus  riches  de  cette  époque, 
accrue  encore  de  celles  qu'avaient  formées  Mantogna  et  Jules 
Romain.  Mais  c'est  à  Rouie  surtout  qu'il  avait  pu  satisfaire  sa 
passion  pour  l'archéologie.  La  présence  de  son  frère  IMiilippe,  qui 
partageait  ses  goûts,  avait  encore  stimulé  chez  lui  cette  passion. 
Bon  latiniste  comme  lui,  il  pouvait  compléter  par  ses  lectures  les 

(1     I-.  Nurslcniiun  ;i  f,'ravO  sous  ses  yeux  ic  Udilli'ur  v\  l;i  Ri.r<' de  pai/xnns  qui 
faisaient  partie  de  ses  collections. 


664  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

enseignemens  qu'il  tirait  de  la  vue  des  monumens  du  passé  et  du 
commerce  des  érudits.  Tout  en  employant  la  plus  grande  partie 
de  ses  journées  à  la  peinture,  il  ne  négligeait  aucune  occasion 
d'assister  aux  fouilles  qui  se  faisaient  alors  et  de  dessiner  les 
ruines  de  la  Ville  éternelle  ou  les  statues,  les  médailles  et  les 
pierres  gravées  recueillies  chez  des  amateurs  tels  que  le  cardinal 
Farnese,  Horace  Vittorio  et  Fulvius  Orsini.  Lorsqu'il  intervient 
dans  les  discussions  que  provoquent  tant  de  trésors  récemment 
exhumés,  son  talent  de  dessinateur  lui  donne  sur  les  lettrés  une 
supériorité  manifeste.  Les  croquis  nombreux  qu'il  accumule  dans 
ses  cartons  lui  permettent  bien  mieux  qu'à  eux  de  comparer,  de 
fixer  dans  sa  mémoire  les  formes  exactes  des  objets  et  de  déter- 
miner par  conséquent  avec  plus  de  précision  leurs  différences  ou 
leurs  analogies,  leur  caractère  et  leur  style.  Il  arrive  ainsi  à  dé- 
velopper en  lui,  comme  le  disait  son  frère,  «  une  fmesse  et  une 
sûreté  de  jugement  »  qui  le  rendirent  à  la  longue  un  connaisseur 
très  expert. 

Rubens  devait  conserver  toute  sa  vie  cette  ardeur  pour 
l'étude  de  l'antiquité.  Partout  où  il  allait,  en  France,  en  Espagne, 
en  Angleterre,  il  cherchait  à  se  mettre  en  rapport  avec  les  archéo- 
logues et  à  augmenter  ses  collections.  Lors  de  la  cession  qu'il  en 
fit  à  Buckingham,  nous  voyons  que  des  bas-reliefs,  des  statues, 
des  bustes,  parmi  lesquels  ceux  de  Cicéron,  de  Ghrysippe  et  de 
Sénèque,  étaient  compris  dans  cette  vente,  ainsi  que  douze  boîtes 
remplies  d'agates  et  de  pierres  gravées.  C'est  entouré  de  ces  sou- 
venirs du  passé  qu'il  aimait  à  s'entretenir  avec  ceux  de  ses  amis 
qui  partageaient  ses  goûts,  comme  le  bourgmestre  d'Anvers  Ni- 
colas Rockox  et  le  greffier  de  la  ville  G,  Gevaert.  L'archéologie 
occupe  aussi  la  plus  grande  place  dans  la  correspondance  qu'il 
entretient  avec  ses  amis  de  France  :  Peiresc,  Valavès,  les  Du  Puy. 
Dans  les  questions  délicates  que  ceux-ci  lui  soumettent,  ils  appré- 
cient la  justesse  de  son  esprit,  son  savoir,  sa  prudence,  et  son 
goût  très  exercé.  Est-il  besoin  d'ajouter  qu'en  ces  matières  si 
neuves,  les  solutions  qu'il  propose  sont  parfois  plus  ingénieuses 
qu'exactes  et  que  bien  des  erreurs  s'y  mêlent  à  des  considéra- 
tions fines  et  sensées?  C'est  en  vain,  par  exemple,  qu'on  cherche- 
rait chez  lui  quelque  trace  d'une  distinction  entre  l'art  grec  et 
l'art  romain.  Mais  personne  à  cette  époque  ne  songeait  à  une  pa- 
reille distinction;  on  confondait  alors  sous  le  nom  d'antiques  des 
œuvres  d'origine  et  de  mérite  bien  différens  et  l'antiquité  pour 


RUBENS    CHEZ    LUI.  605 

ce  qui  concerne  Fctude  de  ses  monumens  devait,  pendant  long- 
temps encore,  être  prise  en  bloc,  sans  délimitation  d'écoles  ou  de 
styles.  Rubens,  d'ailleurs,  par  son  éducation,  aussi  bien  que  par 
son  tempérament,  était  surtout  porté  vers  l'art  romain.  Ce  sont 
de  préférence  des  épisodes  de  l'histoire  romaine  qu'il  a  traités  : 
l'histoire  de  Decius  Mus,  celle  de  Constantin.  La  force,  l'ampleur 
décorative,  et  la  mag^nificence  un  peu  pompeuse  qui  caractérisent 
son  talent  convenaient  à  de  pareils  sujets  et  les  détails  de  cos- 
tume ou  de  mobilier,  les  armes,  les  objets  du  culte  qui  figurent 
dans  ses  tableaux  nous  montrent  l'abondance  et  la  sûreté  des 
informations  qu'il  possédait  à  cet  égard.  Sans  jamais  faire  éta- 
lage de  son  érudition,  il  tire  le  parti  le  plus  pittoresque  de  tous 
ces  élémens,  et  avec  une  merveilleuse  pénétration,  il  supplée  par 
ses  inventions  personnelles  à  l'absence  de  documens  positifs.  Plus 
qu'aucun  autre  artiste,  en  tout  cas,  Rubens  a  contribué  à  fixer  en 
nous  l'idée  que  nous  nous  faisons  encore  aujourd'hui  de  la  civi- 
lisation et  de  l'histoire  romaines  et,  dans  les  évocations  que  nous 
en  pouvons  tenter,  ce  sont  les  images  qu'il  en  a  tracées  qui 
s'offrent  naturellement  à  nous,  c'est  à  travers  ses  œuvres  que 
nous  les  voyons. 

La  pratique  et  l'étude  des  textes,  nous  l'avons  dit,  venaient  sur 
ce  point  très  utilement  en  aide  à  Rubens.  Il  trouvait  plus  qu'un 
passe-temps  dans  la  lecture,  et  sa  bibliothèque  était  aussi  riche 
que  bien  composée.  Peut-être  avait-il,  après  la  mort  de  son  frère, 
repris  une  partie  de  ses  livres;  mais  il  ne  cessa  pas  d'accroître  ce 
premier  fonds  sans  que  cependant  il  lui  en  coûtât  beaucoup  et 
nous  retrouvons  là  une  nouvelle  preuve  de  cet  esprit  d'ordre  et 
de  sage  économie  que  déjà  nous  avons  constata  chez  lui.  Désireux 
de  ne  satisfaire  ses  goûts,  môme  les  plus  élevés,  qu'à  condition 
de  se  créer  lui-même  les  ressources  nécessaires  pour  les  contenter, 
c'est  à  son  talent  qu'il  demandait  les  moyens  de  subvenir  aux 
achats  de  livres  qu'il  luisait  pour  sa  bibliothèque.  Uc  bonne  heure, 
en  effet,  il  avîiit  été  en  relations  amicales  avec  Ralthasar  Moretus, 
directeur  de  l.i  célèbre  imprimerie  fondée  à  Anvers  par  Plantin. 
C'est  pour  lui  que  de  1(108  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  il  dessina  de 
très  nombreuses  compositions  destinées  à  être  gravées  pour  ser- 
vir de  frontispices  ou  di II iistra lions  aux  livres  édil('s  par  cette 
im[)rimerie.  Les  prix  de  ces  dessins  étaient  très  variables  suivant 
que  Rubens  avait  dû  les  livrer  dans  un  délai  très  rapproché  ou 
qu'on  lui  avait  laissé  le  temps  de  s'acquitter  de  ces  commandes  à 


666  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  momens  perdus.  Mais,  au  lieu  de  toucher  les  sommes  qui  lui 
étaient  dues  pour  ces  différens  travaux,  il  s'était  entendu  avec 
Moretus  pour  en  appliquer  le  prix  à  des  emplettes  de  livres  ou  à 
des  reliures,  et  les  registres  des  comptes  de  la  maison  Plantin  sur 
lesquels  sont  portés  les  détails  de  ces  fournitures  successives 
nous  renseignent  en  même  temps  sur  l'importance  de  la  biblio- 
thèque de  Rubens  et  sur  les  titres  des  ouvrages  dont  elle  était 
formée. 

L'examen  de   cette  liste  nous  montre   que    la    curiosité    du 
maître  était  universelle.  Avec  la  soif  qu'il  a  de  s'instruire,  tout 
l'intéresse;  mais  il  a  horreur  du  verbiage,  de  la  frivolité,  et  en 
envoyant  à  Du  Puy  un  livre  qu'il  n'a  pas  pris  la  peine  de  lire,  il 
se  défend  «  de  faire  d'un  temps  bien  précieux  un  si  mauvais  em- 
ploi que  de  le  consacrer  à  ces  fadaises  {queste  poltronerie)  pour 
lesquelles  il  a  une  aversion   naturelle.  »  (Lettre  du  22  octobre 
1626.')  Toutes  les  aptitudes,  toutes  les  aspirations  de  cet  esprit  si 
net  et  si  ouvert  sont  représentées  sur  cette  liste.  La  science  l'attire 
tout  d'abord  et  le  premier  livre  qu'il  achète,  le  17  mars  4613,  a 
trait  à  l'histoire  naturelle  :  Aldovrandus,  de  Avibiis.  La  même 
année, suivent,  du  même  auteur:  les  Insectes,  les  Poissons,  puis 
d'autres  ouvrages  sur  les  Serpens  et  les  Crustacés.  En  1615,  il 
paie  98  florins  un  in-folio  :  Hortiis  Eystettensis,  publié  à  Nurem- 
berg deux    ans    auparavant,  avec    de  nombreuses    planches   de 
plantes  et  de  fleurs.  Il  aime  aussi  à  se  tenir  au  courant  de  la  géo- 
graphie et  des  voyages  et  il  achète  pour  96  florins  les  quatre  vo- 
lumes de  De  Bry  sur  les  Indes  orientales  et  les  Indes  occidentales 
(Francfort;  1602-1613).  Il  est  particulièrement  attentif  à  tout  ce 
qui  concerne  les  lois  de  la  vision  et  il  a  dessiné  lui-même  le 
frontispice  et  six  vignettes  pour  un  Traité  d'Optique  du  P.  F. 
Aguilon  (Anvers,  1613).  Cette  science  qui  touche  de  si  près  aux 
conditions  de  son  art  le  préoccupe  vivement  et,  dans  une  lettre 
qu'il  écrit  à  Du  Puy  (29  mai  1635),  Peiresc  regrette  l'interruption 
de  sa  correspondance  avec  Rubens  au  moment  où  celui-ci  «  recom- 
mençait à  se  mettre  en  train  de  lui  écrire  de  belles  curiosités  sur 
l'anatomie  des  yeux.  »  En  lui  soumettant  quelques  observations 
qu'il  avait  faites  de  son  côté  sur  ce  sujet,  et  «  qui  l'avaient  cha- 
touillé bien  avant,  »  Peiresc  lui  avait,  comme   il  dit,  «  donné 
barres.  »  Il  eût  été,  en  effet,  très   intéressant  de  connaître  ces 
réflexions  de  Rubens  sur  les  rapports  de  l'optique  avec  la  peinture. 
]\Ialheureusement  les  menaces  de  guerre  entre  l'Espagne  et  la 


RUBENS    CHEZ    LUI,  607 

I 

France  étaient  venues  interrompre,  avant  qu'ils  fussent  acliovés, 
«  ces  discours  sur  les  couleurs  et  les  images  qui  se  conservent 
quelque  temps  dans  les  yeux,  en  se  transformant  par  un  ordre 
fort  admirable  et  capable  de  fournir  de  l'exercice  aux  plus  curieux 
naturalistes.  »  Dans  le  même  ordre  d'idées,  l'acquisition  par  Ru- 
bens  des  Raisons  des  forces  mouvantes  de  Salomon  de  Caus  et  des 
Ephémé rides  des  mouvemens  des  astres  nous  fournit  une  nouvelle 
preuve  de  ses  préoccupations  scientifiques.  Il  est  également  sol- 
licité par  l'étude  de  la  religion,  par  celle  de  la  philosophie  ou  du 
droit,  et  les  principaux  écrivains,  poètes,  moralistes  et  historiens 
de  l'antiquité  figurent  dans  sa  bibliothèque.  A  mesure  que  la 
diplomatie  prendra  une  plus  grande  place  dans  son  existence,  il 
recherchera  aussi  les  livres  qui  peuvent  le  mieux  le  tenir  au  cou- 
rant de  l'état  de  lEurope,  surtout  de  la  France.  C'est  ainsi  qu'il 
achète  successivement  Philippe  de  Commynes,  les  Mémoires  de 
Mornarj,  les  Lettres  du  cardinal  d'Ossat,  le  Mercure  français  et 
un  grand  nombre  de  pamphlets  politiques  :  Avertissement  au  roi 
de  France,  Chaintable  remontrance  d'un  Caton  chrétien  à  M'''  le 
cardinal  de  Richelieu,  Lettre  de  la  reine-mère  au  Roi,  Satt/res 
d'État,  Mars  Gallicus,  etc.  Mais  les  lectures  qu'il  prise  le  plus 
sont  celles  qui  peuvent  lui  suggérer  des  sujets  de  tableaux,  celles 
de  Virgile,  de  Philostrate,  d'Ovide,  ou  celles  qui,  ayant  un  rapport 
plus  direct  avec  son  art,  ont  pour  objet  d'étendre  ses  connaissances 
en  archéologie,  en  numismatique,  en  architecture.  Il  a  donc  réuni 
une  grande  quantité  de  publications  sur  les  monnaies,  sur  les 
médailles  et  les  antiquités  de  tous  les  pays,  romaines,  siciliennes, 
persanes,  germaniques,  etc.,  ainsi  que  les  traités  de  Vitruve,  de 
Vignole,  de  V.  Scamozzi,  de  Jacques  Francart  et  de  Serlio. 

A  sa  mort,  sa  bibliothèque  était  devenue  si  considérable  qu'il 
avait  dû  établir  un  autre  dépôt  de  livres  dans  une  des  maisons  qui 
lui  appartenaient.  Beaucoup  de  ces  livres  étaient  de  grand  prix; 
mais  ce  n'est  point  pour  en  faire  montre  qu'il  les  avait  acquis,  c'était 
pour  s'en  servir,  pour  ajouter  à  l'étendue  de  ses  connaissances, 
pour  stimuler  la  fécondité  de  son  imagination  et,  ainsi  que  le  dit 
de  Piles,  «  pour  exciter  sa  verve  et  pour  échaulïer  son  génie.  » 
Il  savait  par  cœur  de  nombreux  passages  de  Virgile,  connaissait  à 
fond  l'histoire  romaine  et  les  citations  des  moralistes  latins  lui 
venaient  naturellement  à  l'esprit  ou  sous  la  plume.  Il  ne  faut  donc 
pas  s'étonner,  ainsi  que  le  remarque  encore  de  Piles,  «  s'il  avait 
tant  d'abondance  dans    les  pensées,  tant    de    richesse    dans    les 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inventions,  tant  d'érudition  et  de  netteté  dans  ses  tableaux  allé- 
goriques et  s'il  développait  si  bien  ses  sujets,  n'y  faisant  entrer 
que  les  choses  qui  y  étaient  propres  et  particulières;  d'où  vient 
qu'ayant  une  parfaite  connaissance  de  l'action  qu'il  voulait  repré- 
senter, il  y  entrait  plus  avant  et  l'animait  davantage,  mais  tou- 
jours dans  le  caractère  de  la  nature.  »  Aussi  bien  dans  la  compo- 
sition de  sa  galerie  de  tableaux  que  dans  celle  de  sa  bibliothèque, 
Rubens,  on  le  voit,  était  un  éclectique.  Prenant  son  bien  partout 
où  il  le  trouvait,  il  s'attachait  à  extraire  la  substance  même  de 
ses  lectures  très  variées  et  à  s'en  assimiler  le  bénéfice  pour  le 
plus  grand  profit  de  son  talent. 

111 

Au  milieu  des  richesses  de  toutes  sortes  qu'il  avait  amassées 
dans  sa  demeure,  la  vie  de  Rubens  était  restée  simple  et  frugale. 
Sans  doute,  son  train  de  maison  avait  grandi  avec  les  années  et 
il  s'était  monté  à  la  hauteur  de  la  situation;  mais  toujours  un 
ordre  parfait  présidait  à  sa  dépense.  Elevée  à  l'école  de  la  pau- 
vreté, sa  mère  lui  avait  donné  l'exemple  du  courage  et  de  la 
modération  des  désirs.  Isabelle,  sa  première  femme,  s'était  con- 
formée à  ces  sages  habitudes  et  peu  à  peu  l'aisance,  et  bientôt 
après  la  fortune  avaient  succédé  à  la  gène  primitive.  Le  maître 
était  devenu  un  grand  personnage,  très  riche,  comblé  d'honneurs. 
Avec  un  juste  souci  des  convenances  et  de  sa  dignité,  il  avait 
transformé  sa  maison  et  en  avait  fait  un  véritable  palais.  Dans  le 
magnifique  portrait  d'Hélène  Fourment,  qui  appartient  à  M.  le 
baron  Alphonse  de  Rothschild,  Rubens  nous  la  montre  parée, 
s'apprètant  à  sortir  :  son  page  est  à  côté  d'elle  et  deux  beaux  che- 
vaux attelés  à  son  carrosse  arrivent  au  grand  trot  pour  la  con- 
duire à  la  promenade.  Ses  toilettes  sont  d'une  élégance  somptueuse 
et,  dans  les  nombreuses  images  que  son  amoureux  époux  nous  a 
laissées  d'elle,  elle  porte, avec  des  accoutremens  toujours  variés, 
des  bijoux  de  grand  prix  (1). 

D'un  autre  côté,  quand,  vers  la  lin  de  sa  vie,  Rubens  désire 
avoir  une  installation  à  la  campagne,  la  terre  de  Steen  dont  il 
se  rend  acquéreur  est  un  domaine  seigneurial  qui,  avec  les  frais 
de  première  appropriation,  ne  lui  a  pas  coûté  moins  de  cent  mille 

(1)  La  liste  détaillée  de  ces  bijoux,  portée  à  l'inventaire  de  la  succession  de 
Rubens,  arrive  à  une  estimation  de  plus  de  17  000  florins  de  ce  temps. 


RUBENS    CHEZ    LUI. 


669 


florins,  somme  trôs  considérable  pour  cette  époque.  Tout  cela 
est  bien  la  marque  d'une  grande  existence;  mais,  parvenu  au  faîte 
de  la  réputation  et  de  la  grandeur,  l'artiste  a  conservé  son  esprit 
d'ordre  et  de  sagesse  pratique.  Si  à  l'occasion  il  se  montre  géné- 
reux et  sait  toujours  soutenir  son  rang,  il  veille  avec  le  plus  grand 
soin  à  la  gestion  de  son  bien  et  ne  veut  rien  laisser  perdre.  La 
lettre  qu'il  écrit  de  Steen  à  son  élève  Faydherbe  resté  à  Anvers, 
et  les  recommandations  minutieuses  qu'il  lui  adresse  «  de  prendre 
bien  garde  que  tout  soit  bien  fermé,  que  rien  ne  traîne  dans  son 
atelier»,  ainsi  que  la  prière  ajoutée  en  post-scriptum  de  «  rap- 
peler à  son  jardinier  de  lui  envoyer  en  leur  temps  des  poires  de 
Rosalie  et  des  figues  quand  il  y  en  aura,  »  sont  significatives  à 
cet  égard.  Jusqu'au  bout,  il  observera  la  môme  vigilance  dans 
l'administration  assez  compliquée  de  ses  biens,  sans  jamais  se 
départir  de  ce  principe  dont  il  s'est  fait  une  règle  de  conduite, 
que,  pour  ne  pas  être  importuné  par  le  souci  des  affaires,  il  faut 
s'en  occuper  en  temps  utile,  et  ne  jamais  les  remettre  au  lende- 
main. 

Il  n'est  pas  moins  scrupuleux  de  bien  occuper  son  temps,  et 
grâce  à  la  discipline  qu'il  s'est  imposée,  sans  jamais  se  presser,  il 
vient  à  bout  d'une  infinité  de  tâches.  Non  seulement  son  activité 
est  extrême,  mais  elle  est  surtout  merveilleusement  réglée.  Les 
indications  que  nous  fournit  de  Piles  nous  permettent  de  reconsti- 
tuer l'emploi  de  ses  journées.  D'abord  il  est  très  matinal.  Levé 
dès  quatre  heures,  «  il  se  fait  une  loi  de  commencer  par  entendre 
la  messe.  »  C'était  là  pour  lui,  avant  de  reprendre  sa  vie  active, 
un  moment  de  recueillement,  d'aspirations  élevées  et  do  bonnes 
résolutions.  Faisant  taire  en  lui  ces  passions  qui  germent  et  gron- 
dent au  fond  de  toute  âme  humaine,  même  chez  les  plus  nobles, 
et  plus  fortement  encore  chez  les  plus  agissantes,  il  conquiert,  au 
début  de  sa  journée,  cette  pleini^  possession  de  soi-même  que  va 
réclamer  son  travail.  De  retour  chez  lui.  il  se  met  aussitôt  â  lou- 
vrago.  Quand  il  peint,  ainsi  que  nous  l'apprend  de  Piles,  —  et 
nous  avons  vu  que  le  récit  de  la  visite  du  Danois  Otto  Sperliiig 
confirme  son  témoignage,  —  «  il  a  toujours  auprès  de  lui  un  lec- 
teur à  ses  gages  qui  lui  lit  à  haute  voix  quelque  bon  livre,  mais 
ordinairement  Plutarque,  Tite-Live  ou  Sénèque.  »  Nous  douions 
fort  cependant,  non  pas  qu'on  lit  ainsi  la  lecture  â  Uiibens,  mais 
du  moins  qu'il  l'écoutâl  avec  une  attention  bien  soutenue  toutes 
les  fois  qu'il  travaillait.  Si  certaines  tâches  lui  laissaient  assez  de 


670  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liberté  d'esprit  pour  qu'il  put,  même  en  s'y  livrant,  prêter  l'oreille 
à  son  lecteur,  d'autres,  comme  celle  de  la  composition,  par  l'effort 
qu'elles  exigeaient  de  lui,  ne  comportaient  guère  une  pareille  dis- 
traction et  devaient  l'absorber  tout  entier.  Remarquons  aussi,  en 
passant,  ce  mélange  de  pratiques  pieuses  et  de  lectures  païennes. 
Les  croyances  religieuses  de  Rubens  étaient  sincères  ;  mais,  plus 
encore  que  chez  la  plupart  des  humanistes  de  son  temps,  on  re- 
trouve chez  lui  cette  disposition  alors  assez  commune  qui,  ainsi 
que  l'a  dit  avec  raison  M.  Faguet,  permettait  aux  esprits  cultivés 
<f  de  rester  catholiques  pour  ce  qui  était  de  la  foi,  et  d'être  dévots 
à  l'antiquité  pour  ce  qui  était  de  la  littérature,  d'avoir  une  âme 
chrétienne  et  un  art  païen  (1),  »  Avec  un  tempérament  moins  ro- 
buste et  moins  équilibré,  de  telles  confusions  se  seraient  traduites 
pas  des  tiraillemens  dans  la  direction  de  la  vie  aussi  bien  que  par 
des  incohérences  dans  le  talent.  Mais  les  qualités  maîtresses  de 
Rubens,  l'intelligence  et  la  volonté,  s'accordaient  avec  son  sens 
pratique  pour  régler  sa  conduite.  Si  complexes  que  fussent  les 
forces  qui  s'agitaient  en  lui,  non  seulement  elles  pouvaient  co- 
exister, mais,  loin  de  se  neutraliser,  elles  se  soutenaient  mutuelle- 
ment et  concouraient  à  donner  à  ses  œuvres  comme  à  ses  actions 
un  caractère  très  puissant  d'originalité  et  de  décision.  Peut-être 
même,  à  en  juger  par  la  prédominance  des  citations  de  philoso- 
phes et  de  moralistes  de  l'antiquité  qui  abondent  dans  sa  corres- 
pondance, se  sentait-il  plus  porté  vers  eux  que  vers  les  Pères  de 
l'Eglise  :  Sénèque  était  un  de  ses  auteurs  favoris,  un  de  ceux  aux- 
quels il  empruntait  le  plus  volontiers  les  maximes  de  moralité 
courante  auxquelles  il  voulait  conformer  sa  vie.  Il  a  d'ailleurs  ré- 
sumé lui-même,  sous  une  forme  concise,  son  sentiment  à  cet  égard 
dans  le  passage  suivant  d'une  lettre  écrite  à  Peiresc  (4  septembre 
1636)  à  propos  d'une  publication  :  Roma  sotterranea,  qu'il  venait 
de  recevoir  d'Italie  :  «  C'est  un  ouvrage  plein  de  dévotion,  lui 
dit-il,  et  qui  nous  fait  bien  connaître  la  simplicité  de  l'Eglise 
primitive  qui,  si  elle  est  au-dessus  de  tout  par  sa  piété  et  la 
vérité  de  ses  croyances,  le  cède  cependant  et  d'une  manière 
infinie  à  l'antiquité  païenne  sous  le  rapport  de  la  grâce  et  de 
l'élégance.  » 

Les  heures  de  la  matinée  que  Rubens  s'était  réservées  con- 
stituaient probablement  pour  lui  la  plus  longue  et  la  meilleure 

(1)  Le  XVI'  siècle,  par  Emile  Faguet,  1894. 


RUBENS    CHEZ    LUI.  ()71 

part  de  son  travail.  Mais,  pour  ne  pas  aller  jusqu'à  la  fatigue  et 
pour  maintenir  son  ardeur  sans  risquer  d'épuiser  sa  verve,  il  cou- 
pait sans  doute  cette  séance  matinale  par  une  visite  à  l'atelier  de 
ses  élèves.  Très  habile  à  juger  les  hommes,  il  arrivait  bien  vite 
à  discerner  les  aptitudes  de  chacun  d'eux  et  à  reconnaître  ce 
qu'il  pouvait  attendre  de  leur  concours.  C'est  d'après  l'appré- 
ciation de  leurs  diverses  aptitudes  qu'il  avait  organisé  la  division 
méthodique  du  travail  de  collaboration  auquel  il  les  associait  et 
qui  comportait  pour  eux  tous  les  degrés  de  participation.  Nous 
aurions  tort  de  juger  suivant  nos  idées  actuelles  cette  façon  de 
procéder  qui  était  admise  par  les  mœurs  du  temps.  Suivant  les 
conditions  de  l'apprentissage,  en  effet,  les  travaux  des  élèves,  jus- 
qu'au moment  où  ils  étaient  eux-mêmes  admis  à  la  maîtrise,  ap- 
partenaient de  droit  à  leurs  maîtres.  Rubens  n'avait  garde  de  né- 
gliger les  facilités  mises  ainsi  à  son  service.  En  homme  d'ordre 
qu'il  était,  il  entendait  profiter  de  tous  les  moyens  qui  s'olîraient 
à  lui  de  tirer  parti  de  son  talent  et  il  n'aima  jamais  à  renvoyer 
les  mains  vides  les  amateurs  désireux  d'avoir  de  ses  ouvrages.  Si 
quelquefois  leurs  propositions  étaient  trop  modiques,  il  pouvait 
se  faire  qu'il  les  adressât  à  des  confrères  moins  bien  partagés  que 
lui  ;  mais  le  plus  souvent  il  acceptait  les  moindres  commandes, 
quitte  à  ne  leur  consacrer  qu'un  temps  proportionné  à  la  rému- 
nération qu'il  devait  recevoir.  Les  prix  variaient  suivant  la  pari 
plus  ou  moins  grande  qu'il  avait  prise  à  leur  exécution.  Sans 
doute,  à  ne  considérer  que  le  souci  exclusif  de  sa  réputation,  il 
eût  été  préférable  que  tout  ce  qui  sortait  de  son  atelier  fût  digne 
de  lui  et  montrât  toute  la  perfection  dont  il  était  capable.  Mais 
alors  que  la  démarcation  entre  l'artiste  et  l'artisan  n'était  pas  en- 
core très  nettement  établie,  il  n'y  avait  là,  en  somme,  qu'une 
question  de  prix  à  débattre  entre  l'amateur  et  le  peintre  :  chacun 
n'était  lié  que  dans  la  mesure  où  il  s'était  engagé.  Comme  Kubens 
n'a  que  très  exceptionnellement  signé  ses  tableaux,  pas  plus  ceux 
qui  sont  entièrement  de  sa  main  que  ceux  à  l'exécution  desquels 
il  est  resté  presque  étranger,  c'est  le  mérite  seul  des  œuvres  qui 
sortaient  de  son  atelier  qui  établissait  leur  valeur. 

Mais  ce  n'étaient  pas  seulement  des  peintres,  c'étaient  aussi 
des  graveurs  qui  travaillaient  sous  ses  ordres.  Ils  avaient  donc 
aussi  à  conférer  avec  lui,  à  lui  soumettre  les  épreuves  des  plan- 
ches en  cours  d'exécution  d'après  ses  œuvres.  Un  grand  nombre 
de  ces  éj)reuves  corrigées  par  lui,  et  qui  appartiennent  au  Cabinet 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  Estampes  de  la  Bibliothèque  nationale,  nous  montrent  avec 
quelle  franchise  et  quelle  entente  des  ressources  propres  à  la 
gravure  ont  été  faites  ces  corrections.  A  l'aide  de  quelques  rehauts 
de  gouache,  le  maître  indique  de  quelle  façon  il  faut  éclaircir  ou 
alléger  le  travail  ;  ou  bien  il  se  sert  du  pinceau  et  de  la  plume 
pour  accentuer  des  ombres  trop  faibles,  pour  préciser  ou  pour 
rectifier  des  contours  indécis  ou  peu  corrects.  Dans  ces  notations 
nettes  et  impératives,  on  sent  la  promptitude  et  la  justesse  du 
coup  d'œil,  la  vivacité  d'un  esprit  toujours  en  éveil  qui  voit  vite 
le  meilleur  parti  à  prendre  et  le  prescrit  avec  l'ascendant  d'une 
autorité  supérieure. 

Son  propre  travail  et  les  soins  qui  s'y  rattachaient  ont  ainsi 
mené  Rubens  jusque  vers  le  milieu  du  jour.  A  ce  moment  il  pre- 
nait avec  les  siens  une  frugale  collation.  Ainsi  que  le  remarque 
de  Piles  en  son  naïf  langage,  «  il  vivait  de  manière   à  pouvoir 
travailler  facilement  et  sans  incommoder  sa  santé.  C'est  pour  cela 
qu'il  mangeait  fort  peu  à  disner  de  peur  que  la  vapeur  des  viandes 
ne  l'empêchast  de  s'appliquer.  »  Grâce  à  cette  sobriété,  il  pouvait 
presque    aussitôt    reprendre    ses     pinceaux    et    rester    jusqu'à 
cinq  heures  dans  son  atelier.  Après  quoi,  il  montait  quelque  beau 
cheval  d'Espagne  pour  se  promener  le  long  des  remparts  ou  hors 
de  la  ville.  Le  reste  de  la  journée  appartenait  à  sa  famille,  à  ses 
amis  qu'il  trouvait  souvent  chez  lui  à  son  retour  et  qu'il  gardait  à 
souper.  Sa  table  était  convenablement  servie,  mais  sans  aucun 
luxe,  «  car  il  avait  une  grande  aversion  pour  les  excès  du  vin  et 
de  la  bonne  chère,  aussi  bien  que  du  jeu.  »  En  revanche,  un  de 
ses  plaisirs  les  plus  vifs  était  la  conversation  et,  avec  un  esprit 
aussi  ouvert  et  aussi  cultivé,  les  sujets  d'entretien  ne  manquaient 
pas.  Sans  même  parler  de  son  art,  il  s'intéressait  à  tout,  et  il  était 
capable  de  discourir  avec  une  compétence  parfaite  sur  une  infi- 
nité  de  matières.  Ainsi  que  pour  ses  lectures,  il  avait  horreur 
du  verbiage,   des  commérages,  mais,  retenant  et  classant  dans 
sa  mémoire  les  élémens  essentiels  des  diverses  connaissances,  il 
découvrait  les  liens  secrets  qui  les  rattachent  entre  elles  et  mettait 
dans  ses  jugemens,  avec  le  suprême  bon  sens  qui  lui  était  propre, 
une  élévation  et  une  simplicité  qui  charmaient  tous  ses  interlo- 
cuteurs. C'est  encore  de  Piles  qui  nous  vante  «  son  abord  enga- 
geant, son  humeur  commode,  sa  conversation  aisée,  son  esprit 
vif  et  pénétrant,  sa  manière  de  parler  posée  et  le  ton  de  sa  voix 
fort  agréable  ;  tout  cela  le  rendait  naturel,  éloquent  et  persuasif.  » 


RUBENS    CHEZ    LUI.  673 

Aussi  était-il  très  recherché  et  par  des  gens  de  conditions  très 
différentes.  Il  se  voyait  donc  obligé  de  défendre  sa  vie.  Ceux  qu'il 
admettait  dans  son  intimité,  sachant  combien  son  temps  était  pré- 
cieux, ne  comptaient  pas  ses  visites  et  connaissaient  les  heures 
où,  sans  craindre  d'être  indiscrets,  ils  pouvaient  le  trouver  chez 
lui.  C'étaient  d'abord  ses  confrères  qui  venaient  lui  demander 
des  services  ou  des  conseils  ou  qui  désiraient  s'entretenir  avec 
lui  de  leur  art.  Avec  les  Romanistes, il  évoquait  les  souvenirs  de 
l'Italie,  de  ses  monumens  et  de  ses  chefs-d'œuvre;  avec  ses  amis, 
Rockox  etGevaert,il  aimait  à  deviser  de  littérature,  d'archéologie, 
ou  des  affaires  mêmes  de  la  ville  d'Anvers  à  la  gestion  desquelles 
ils  étaient  associés.  La  vue  de  ses  collections,  le  maniement  de  ses 
pierres  gravées  et  de  ses  médailles  leur  fournissaient  l'occasion 
de  commentaires  savans  ou  ingénieux.  Avait-il  fait  quelque  nou- 
vel achat,  il  était  heureux  de  le  leur  soumettre,  d'avoir  leur 
appréciation.  Les  ecclésiastiques,  les  érudits,  les  hommes  d'État 
goûtaient  aussi  son  commerce  ;  à  chacun  il  parlait  son  langage  et 
se  faisait  aimer  de  tous. 

Le  maître  était-il  seul,  il  profitait  des  momens  de  la  soirée 
pour  écrire  à  ses  amis  absens.  Sa  correspondance  très  étendue, 
très  régulière  et  très  suivie  avec  ceux  qui  lui  étaient  chers  nous 
aide  singulièrement  aie  bien  connaître  (1).  Rubens  a  été  en  rela- 
tions épistolaires  avec  les  souverains,  les  princes,  les  savans  ou 
les  amateurs  les  plus  distingués  de  son  temps.  Il  possédait  à  fond 
plusieurs  langues  et  les  nombreuses  lettres  de  lui  qui  nous  ont 
été  conservées  témoignent  de  l'aisance  avec  laquelle  il  maniait  le 
latin,  le  flamand,  l'espagnol  et  le  français.  Mais  c'est  l'italien  qui 
lui  était  le  plus  familier  et  son  long  séjour  au  delà  des  monts  lui 
avait  permis  d'en  bien  posséder  toutes  les  ressources.  Aussi  est-ce 
l'italien. qu'il  emploie  de  préférence  quand  il  écrit  h  ceux  de  ses 
amis  qui  comprennent  cette  langue.  S'il  dit  éprouver  quelque 
embarras  à  s'exprimer  dans  une  autre,  en  français  par  exemple, 

(Ij  Cette  l'orrcsponilancc  ri  l'.iit  l'objet  de  plusieurs  publioatious  successives, 
dues  à  MM.  Gaciiet,  Garpentier,  Sainsbury,  Baschct,  Cruzada  Villaaniil,  Gacliard  et 
K<iseal)erf,'.  La  plus  couipiète,  éditée  aux  frais  de  la  municipalité  d'Anvers  et  confiée 
d'abord  aux  soins  de  M.  lUielens,  a  été  interrompue  par  la  mort  de  ce  dernier. 
Tous  les  admirateurs  de  Rubens  apprendront,  avec  la  plus  vive  satisfaction,  que 
M.  Max  Hooses  a  été  chargé  de  continuer  et  de  mener  h  bonne  lin  ce  bel  ouvrai:e, 
véritaiile  monument  élevé  à  la  j^loire  du  maître  par  la  ville  d'.Vnvers.  i'ersonne 
n'était  mieux  préparé  pour  une  pareille  tâche  que  le  savant  directeur  du  musée 
l'ianliii,  ipii  a  déjà  si  bien  mérité  de  la  crili(iue  en  nous  donnant  son  jjrand  travail 
sur  Killnvre  de  liii/jciis,  fruit  de  ses  longues  et  heureuses  recherches. 

TOME  CXLVIII.   —   1898.  43 


674  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lorsqu'il  use  de  l'italien,  sa  plume  court  vive  et  alerte  et  bien  que 
parfois  dans  sa  hâte  il  oublie  quelques  mots  et  néglige  le  plus 
souvent  de  mettre  les  points  sur  les  z,  son  écriture  est  très  lisible, 
très  élégante.  Toujours  naturel,  son  style  a  du  mouvement,  de  la 
clarté,  une  grande  propriété  dans  les  termes,  avec  des  tours 
heureux,  des  mots  plaisans,  des  images  pittoresques.  Ce  qui  do- 
mine dans  ce  style,  c'est  la  spontanéité  et  la  précision.  Ainsi  que 
dans  la  conversation,  il  peut  prendre  tous  les  tons,  comme  sans 
y  penser,  grâce  à  ce  sens  délicat  de  la  mesure  et  des  convenances 
qui  semble  chez  lui  instinctif,  mais  que  les  habitudes  de  la  vie 
et  le  commerce  de  la  meilleure  société  n'ont  fait  que  développer 
en  lui.  A-t-il  à  rendre  compte  de  ses  missions,  il  acquiert  d'em- 
blée toute  la  gravité,  la  concision,  l'exactitude  de  la  langue  diplo- 
matique. Se  sent-il  plus  à  l'aise,  comme  avec  Peiresc  et  les  Du 
Puy,  il  s'abandonne,  se  montre  lui-même  avec  son  amabilité,  sa 
bonne  grâce,  son  aisance  familière.  C'est  chose  délicieuse  de  lire 
ces  lettres  sans  apprêt,  où  tant  de  sujets  sont  abordés  tour  à 
tour,  effleurés  ou  traités  à  fond,  toujours  librement,  à  cœur  ou- 
vert, comme  entre  gens  qui  s'aiment  et  se  comprennent  à  demi 
mot. 

L'écueil  de  cette  vie  remplie  à  l'excès,  c'est  qu'elle  est  trop  sé- 
dentaire. Avec  les  années,  d'ailleurs,  l'amour  que  Rubens  a  pour 
son  foyer  n'a  fait  que  croître.  On  comprend  qu'il  n'en  veuille  plus 
sortir,  car  il  y  trouve  réuni  tout  ce  qui  lui  est  cher,  tout  ce  qui 
fait  l'honneur  et  la  joie  de  son  existence.  Mais,  au  milieu  de  tant 
de  séductions  qui  s'offrent  à  son  esprit  et  à  son  cœur,  la  part 
laissée  aux  exercices  corporels  est  insuffisante.  Sauf  sa  courte 
promenade  à  cheval  placée  àla  fin  de  sa  journée,  il  n'y  a  rien  pour 
contre-balancer  une  activité  cérébrale  aussi  continue.  Il  savait  ce- 
pendant combien  un  pareil  régime  est  contraire  à  une  hygiène 
raisonnable,  car,  dans  une  notice  écrite  par  lui  en  latin,  Sur  fhni- 
tation  des  Sta/.ues,  il  s'élève  avec  force  contre  le  genre  de  vie 
et  la  paresse  des  hommes  de  son  temps,  qui  «  sans  prendre  soin 
d'exercer  leur  corps  n'ont  d'autre  souci  que  de  boire  et  de  manger. 
Des  ventres  ballonnés,  des  jambes  sans  vigueur,  des  bras  inertes 
sont  le  fruit  de  cette  oisiveté.  Les  anciens,  au  contraire,  se  li- 
vraient chaque  jour  dans  les  palestres  et  les  gymnases  à  des 
exercices  d'une  violence  extrême,  jusqu'à  être  baignés  de  sueur 
et  épuisés  de  lassitude.  » 

En  dépit  de  la  forte  constitution  de  Rubens,  ce  travail  sans 


RUBENS    CHEZ    LUI.  675 

trêve  et  cette  production  à  outrance,  ffui  étaient  pour  lui  un  plaisir 
et  un  besoin,  devaient  inévitablement  amener  des  désordres  assez 
graves  dans  sa  santé.  La  goutte,  dont  il  avait  de  bonne  heure 
éprouvé  les  atteintes,  se  fit  avec  les  années  sentir  d'une  façon  de 
plus  en  plus  cruelle.  Très  jeune  encore,  son  front  avait  commencé 
à  se  dégarnir  de  cheveux,  ainsi  que  nous  le  prouvent  un  de  ses  deux 
portraits  des  Uffizi  et  celui  qui  figure  dans  le  tableau  connu  sous 
le  nom  des  Philosophes  (Palais  Pitti).  Dans  les  trois  beaux  por- 
traits peints  un  peu  plus  tard,  —  l'un  est  à  Windsor,  un  autre 
également  aux  Uffizi,  et  le  troisième,  fait  pour  Peiresc,  est  aujour- 
d'hui à  Aix  chez  M.  Gillibert,  —  le  maître  a  dissimulé,  non  sans 
quelque  coquetterie,  cette  calvitie  précoce  sons  un  chapeau  à 
larges  bords,  crânement  relevés.  C'est  le  souvenii  de  ces  dernières 
images,  consacrées  par  la  postérité,  qu'évoque  naturellement  à 
l'esprit  le  nom  de  Rubens  et  c'est  bien  ainsi  qu'il  nous  apparaît 
à  l'apogée  de  sa  carrière,  au  comble  de  sa  gloire  et  de  la  fortune, 
fièrement  campé,  sans  une  ride  au  front  bien  qu'il  ait  déjà  dé- 
passé la  cinquantaine.  La  peinture,  du  reste,  s'accorde  de  tout 
point  avec  la  description  de  De  Piles  qui  nous  vante  «  sa  taille 
élevée,  son  maintien  plein  de  dignité,  son  teint  vermeil,  ses 
cheveux  d'un  brun  châtain,  ses  yeux  brillans,  pleins  do  feu,  mais 
d'une  expression  douce  et  souriante  comme  sa  physionomie.  » 
Bien  qu'un  peu  postérieures,  deux  autres  œuvres  du  maître,  la 
Promenade  au  jardin  de  la  Pinacothèque  de  Munich  et  l'admi- 
rable tableau  :  Riihens,  Hélène  Fournienl  et  leur  enfant  qui  ap- 
partient à  M.  le  baron  A.  de  Rothschild,  confirment  ce  double  té- 
moignage. En  se  montrant  à  nous  près  de  sa  jeune  i'emmo,  il 
semble  ([ue  l'artiste  ait  voulu  dans  ces  deux  tableaux  se  faire  à 
lui-même  illusion.  A  voir  ses  allures  dégagées,  sa  taille  si  bien 
prise,  son  costume  d'une  élégance  plus  recherchée,  on  ne  croi- 
rait jamais  qu'il  existe  entre  l'âge  des  deux  époux  un  écart  si 
marqué;  mais  en  réalité  il  a  plus  de  cinquante-trois  ans,  elle 
n'en  a  guère  plus  de  seize.  11  touche  à  la  vieillesse;  elle  n'est 
qu'une  enfnnt.  Ouelques  années  encore  et  les  effets  de  ce  mariage 
disproportionné  vont  s'accuser  très  rapidement.  Bientôt  môme  le 
contraste  deviendra  si  saisissant  que  désormais  Rubens  évitera 
les  comparaisons  fâcheuses  qu'autoriseraient  ces  rapprochemens. 
Il  continuera  à  peindre  sa  jeune  femme  magnirKjuement  accoutrée, 
dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté  épanouie,  mais  il  ne  fera  plus  de 
lui-mùmo  qu'un  seul  portrait,  celui  du  Musée  de  Vienne  qui  le  re- 


676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

présente  amoindri,  les  chairs  molles,  la  physionomie  éteinte  et 
attristée,  ayant  encore  grande  mine  pourtant  et  gardant  jusqu'au 
bout  son  air  de  noblesse  et  de  distinction. 

Si  violentes  que  soient  les  souffrances  qui  l'ont  réduit  en  cet 
état,  Rubens  ne  profère  jamais  une  plainte.  Tout  au  plus  ren- 
contre-t-on  çà  et  là  dans  sa    correspondance  quelque  trace  de 
l'ennui  auquel  le  condamne  l'inaction  causée  par  ces  retours  de  la 
maladie.  Les  voyages  qu'il  est  obligé  de  faire  en  Espagne  et  en 
Angleterre,  la  vie  qu'il  y  mène  à  la  cour,  si  difTérente  de  celle  qu'il 
avait  à  son  foyer,  n'ont  pu  qu'aggraver  cette  situation.  En  1635, 
à  la  suite  des  fatigues  excessives,  occasionnées  par  les  préparatifs 
de  l'entrée  triomphale  de  l'archiduc   Ferdinand  à  Anvers,    un 
accès  de  goutte  plus  aigu  le  cloue  à  son  logis  où  le  prince  vient 
lui-même  pour  le  voir  et  lui  adresser  ses  remercicmens  et  ses 
félicitations.  C'est  en  vain  que  Rubens  essaiera  de  réagir  contre 
les  progrès  du  mal  en  prolongeant   ses  séjours  à  Steen,  car  il 
retrouve  en  rentrant  à  Anvers  toutes  les  exigences  d'une  vie  trop 
en  vue  et  condamnée  à  un  labeur  incessant.  Il  y  suffit  tant  qu'il 
put  avec  ce  courage  stoïque  qui  se  dérobait  sous  l'aménité  con- 
stante de  son  humeur.  Quelles  inquiétudes  d'ailleurs  aurait-on 
pu  concevoir  au  sujet  de  sa  santé?  Jamais  son  pinceau  n'avait  été 
plus  vaillant;  jamais  il  n'avait  produit  des  œuvres  plus  abon- 
dantes, plus  animées;  jamais  ses   colorations  n'avaient  été  plus 
gaies,  ses  harmonies  plus  éclatantes.  C'est,  en  effet,  le  moment 
de  ces  compositions  débordantes  de  vie,  enfiévrées  de  mouve- 
ment, qui  coup  sur  coup  se  succèdent  et  remplissent  ses  der- 
nières années  :  la  Kermesse  et  le  Tournoi  du  Louvre,  le  Portement 
de  Croix  de  Rruxelles,  V Offrande  à  Vernis  de  Vienne,  le  Croc-en 
jambe  de  Munich,  les  Nymphes  surprises  et  le  Jardin  d'A?nour  de 
Madrid.  Et  cependant  sa  mort  était  prochaine.  Il  la  vit  venir 
calme  et  résigné.  Au  milieu  des  enivremens  de  la  gloire  et  des 
joies  de  son  bonheur  domestique,  il  y  avait  toujours  pensé;  il 
avait  toujours  été  prêt.  La  sérénité  de  son  âme  fît  bien  voir  à 
cette  heure  suprême  que  les  assurances  de  détachement  et  de 
renoncement  absolu  qu'à  toutes  les  époques  de  sa  brillante  exis- 
tence il  se  plaisait  à  exprimer  n'étaient  point  des  protestations  de 
parade,  des  lieux  communs  littéraires  suggérés  par  la  lecture  des 
moralistes  et  des  philosophes.  Elles  avaient  leur  source,  au  plus 
profond  de  son  être,  dans  une  âme  vraiment  chrétienne.   Avec 
cet  esprit  d'ordre  dont  il  avait  déjà  donné  tant  de   preuves,  le 


HLBENS   CHEZ    LUI.  677 

27  mai  1640,  se  sentant  près  de  sa  fin,  «  souffrant  de  corps  et 
alité,  »  il  fait  venir  un  notaire  pour  revoir  minutieusement  avec 
lui  les  dispositions  testamentaires  qu'il  a  déjà  prises  au  lendemain 
de  son  second  mariage.  Malgré  l'amour  passionné  que  lui  inspire 
Hélène  Fourment,i]  ne  cède  à  aucun  entraînement,  et  bien  qu'il 
constate  les  sentimens  de  concorde  et  d'union  qui,  grâce  à  lui, 
n'ont  pas  cessé  de  régner  entre  tous  les  membres  de  sa  famille,  il 
veut  tout  régler  pour  éviter  les  contestations  possibles  après  sa 
mort.  La  seule  préoccupation  de  l'équité  la  plus  scrupuleuse 
préside  à  cette  répartition  détaillée  de  sa  fortune,  de  ses  bijoux, 
de  sa  bibliothèque,  et  de  ses  objets  d'art.  Il  spécifie  quels  souve- 
nirs seront  laissés  à  des  amis  ou  à  ceux  de  ses  confrères  qu'il 
charge  de  surveiller  la  vente  de  sa  galerie.  Des  sommes  impor- 
tantes devront  être  employées  en  aumônes,  en  fondations  nom- 
breuses afm  que  des  messes  soient  dites  pour  le  repos  de  son  âme 
par  les  religieux  des  divers  ordres  :  prêcheurs,  auguslins, 
carmes,  minimes  et  capucins,  par  les  membres  du  clergé  régu- 
lier, par  les  curés  de  Saint-Jacques  et  d'EUewyt,  ses  paroisses 
d'Anvers  et  deSteen.  Une  chapelle  sera  construite  pour  sa  sépul- 
ture dans  l'église  Saint-Jacques,  «  pour  autant  que  sa  famille  le 
juge  digne  de  ce  souvenir,  »  ajoute-t-il  avec  sa  modestie  habi- 
tuelle ;  quant  au  cérémonial  de  ses  funérailles,  il  sera  conforme  à 
son  rang  et  à  sa  fortune.  Tout  a  été  prévu  et  le  moribond  a  même 
songé  aux  quatre  repas  qui  seront  servis  le  jour  de  son  enterre- 
ment :  l'un  à  la  maison  mortuaire  pour  ses  proches  et  ses  amis; 
l'autre  à  l'hôtel  de  ville  pour  le  corps  des  magistrats  et  les  tré- 
soriers de  la  ville;  un  autre  à  l'auberge  du  Souci  d'Or  pour  la 
confrérie  des  Humanistes  ;  et  le  dernier  à  l'auberge  du  Ce// pour 
les  membres  des  Gildes  de  Saint-Luc  et  des  Violiers. 

Trois  jours  après,  Uubens  n'était  plus.  Le  soir  môme  de  sa 
mort,  le  cadavre  du  grand  artiste  quittait  la  chère  demeure  où 
s'était  écoulée  sa  vie  glorieuse  et  ses  restes  étaient  provisoirement 
placés  dans  la  cha[)elle  de  la  famille  Fourment  à  l'église  Saint- 
Jacques,  jusqu'à  ce  que  le  monument  élevé  pour  les  recevoir  fiU 
terminé,  au  commencement  de  novembre  '1()43.  C'est  là  qu'il 
repose  aujourd'hui,  et  |)lus  éloquemment  (|ue  les  inscriptions 
pompeuses  et  les  titres  nobiliaires  (|ui  s'étalent  sur  sa  tombe, 
l'admirable  tableau  de  ia  Vu'rtjc  enlourrc  de  Sain/s,  désigné'  |)ar 
lui  pour  en  faire  l'ornement,  proclame  les  séductions  cl  la  puis- 
sance de  son  génie. 


678  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


IV 

Prises  dans  leur  ensemble,  les  indications  qui  précèdent  nous 
ont  déjà  fourni  bien  des  lumières  sur  le  caractère  et  les  goûts  de 
Rubens.  En  essayant  de  pénétrer  plus  avant  dans  son  intimité,  sa 
correspondance  aussi  bien  que  les  témoignages  des  contempo- 
rains nous  donneraient  encore  bien  des  preuves  de  sa  bonté,  de 
sa  douceur  et  de  sa  simplicité.  Elles  lui  gagnaient  tous  les  cœurs 
et,  dans  les  regrets  unanimes  qu'avait  excités  sa  mort,  les  ai- 
mables qualités  de  l'homme  avaient  autant  de  part  que  le  mérite 
éclatant  du  peintre.  Il  s'était  toujours  montré  plein  de  tendresse 
pour  les  siens.  Élevé  par  une  mère  héroïque,  il  avait  honoré  sa 
mémoire  en  pratiquant  ses  vertus.  Après  la  mort  d'un  frère  bien- 
aimé,  il  reportait  sur  ses  neveux  l'aflection  qu'il  avait  pour  lui  et 
veillait  sur  eux  avec  la  même  sollicitude  que  s'ils  avaient  été  ses 
enfans.  Quand  il  s'était  marié,  la  famille  d'Isabelle  Brant  était 
devenue  la  sienne  propre  et  les  dix-sept  années  que  dura  cette 
union  furent  pour  les  deux  époux  des  années  de  félicité  sans  mé- 
lange. La  mort  d'Isabelle  fut  le  premier  et  le  seul  chagrin  que 
cette  épouse  chérie  eût  jamais  causé  à  Rubens.  Ainsi  qu'il  le 
disait  à  son  ami  P.  Du  Puy,  il  avait  perdu  en  elle  «  une  compagne 
excellente  qu'il  pouvait,  qu'il  devait  aimer  à  juste  titre,  car  elle 
n'avait  aucun  défaut  :  d'une  humeur  toujours  égale,  elle  ne  mon- 
trait en  rien  cette  prétention  de  commander  qui  est  commune  à 
tant  de  femmes.  Elle  était  toute  bonté,  toute  honnêteté,  aussi 
aimée  pour  ses  vertus  pendant  sa  vie  qu'universellement  regrettée 
après  sa  mort.  » 

Les  déplacemens  nécessités  par  les  missions  dont  il  fut  chargé 
à  ce  moment,  et  surtout  le  travail  assidu  auquel  il  s'était  remis  dès 
qu'il  Favait  pu,  apportaient  peu  à  peu  quelque  diversion  à  sa 
peine.  Puis,  avec  le  temps,  sa  solitude  commençant  à  lui  peser, 
il  avait  trouvé  dans  le  cercle  de  ses  relations  familières  une  jeune 
fille  dont  la  fraîcheur  et  la  grâce  enfantine  avaient  attiré  ses 
regards  et  charmé  son  cœur.  Si  sensé  qu'il  fût,  en  dépit  d'une 
extrême  disproportion  d'âge,  cédant  à  un  sentiment  de  passion, 
il  l'avait  épousée.  Dans  cette  vie  jusque-là  si  bien  réglée,  un 
mariage  pareil  était  une  faute;  mais,  à  ne  considérer  les  choses 
qu'au  point  de  vue  de  notre  égoïsme  esthétique,  il  faut  bien  re- 
connaître  que    cette    faute   nous    a   valu    de    nombreux   chefs- 


RUBENS    CHEZ    LUI.  G79 

d'œiivre.  Tous  les  portraits  d'Hélène  et  les  compositions  parfois 
assez  libres  où  elle  figure  comptent,  en  efTet,  parmi  les  plus  bril- 
lantes productions  de  Rubens.  D'ailleurs,  malgré  cette  passion 
qu'il  ressentait  pour  sa  jeune  femme,  les  deux  fils  de  son  premier 
mariage  ne  cessèrent  pas  dêtre  l'objet  de  son  affection  la  plus 
tendre.  Dans  les  dispositions  qu'il  prenait  à  son  lit  de  mort,  non 
seulement  il  montrait  envers  eux  les  sentimens  les  plus  équi- 
tables, mais,  tenant  compte  de  leurs  goûts  particuliers,  il  sappli- 
quait  de  son  mieux  à  les  satisfaire. 

Ce  qu'il  a  été  pour  les  siens,  Rubens  devait  l'être  pour  ses 
amis,  pour  ses  confrères.  Dans  ses  relations  avec  ceux-ci,  aucune 
trace  d'orgueil,  ni  de  jalousie.  Si  précieux  que  fût  son  temps,  si 
désireux  qu'il  fût  de  le  bien  employer,  il  ne  manquait  pas,  suivant 
de  Piles,  «  d'aller  voir  les  ouvrages  des  peintres  qui  l'en  avaient 
prié  et  il  leur  disait  son  sentiment  avec  une  bonté  de  père,  pre- 
nant quelquefois  la  peine  de  retoucher  leurs  tableaux.  »  Loin  de 
les  rebuter,  il  leur  prodiguait  ses  encouragemens.  Gomme  s'il 
voulait  à  force  d'affabilité  se  faire  pardonner  son  génie,  il  se  plai- 
sait à  découvrir  et  à  vanter  les  qualités  de  leurs  œuvres  et  «  trou- 
vait du  beau  dans  toutes  les  manières.  » 

Félibien  confirme  le  témoignage  de  De  Piles  :  «  J'ai  su,  nous 
dit-il,  et  de  personnes  qui  l'ont  connu  particulièrement,  que,  bien 
loin  de  s'élever  avec  vanité  et  avec  orgueil  au-dessus  des  autres 
peintres  à  cause  de  sa  grande  fortune,  il  traitait  avec  eux  d'une 
manière  si  honnête  et  si  familière  qu'il  paraissait  toujours  leur 
égal;  et  comme  il  était  d'un  naturel  doux  et  obligeant,  il  n'avait 
pas  de  plus  grand  plaisir  que  de  rendre  service  à  tout  le  monde.  » 
Non  content  d'aider  ses  confrères  de  ses  conseils,  il  cherchait  à 
leur  procurer  des  commandes.  Sa  femme  et  lui  assistaient  comme 
témoins  à  leur  mariage,  au  baptême  de  leurs  enfans  et  la  plupart 
de  ses  collaborateurs  étaient  devenus  ses  amis,  il  servait  de  se- 
crétaire à  Bruegbel  dans  sa  correspondance  avec  le  cardinal  Hor- 
romée  et,  par  une  touchante  attention,  il  s  efforçait  d'accommoder 
son  exécution  à  celle  de  son  ami,  peignant  de  sa  touche  la  plus 
fiinc  et  la  plus  délicate  les  figures  que  celui-ci  lui  demandait  d'in- 
troduire dans  ses  compositions.  A  la  mort  de  Hrueglul.  il  ac- 
ceptait d'être  le  tuteur  de  ses  lilles,  il  s'occupail  d(^  leur  avenir  (>t 
les  mariait  à  des  artistes.  Les  deux  dernières  de  ses  lettres,  (jui 
nous  aient  été  conservées,  sont  écrites  très  peu  do  temps  avant 
sa  fin  (17  avril   et  D  mai   1G40)   aux  sculpteurs    François   Du- 


080  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quesnoy  et  Lucas  Faydherbe.  Il  félicite  affectueusement  le  pre- 
mier et  lui  exprime  le  regret  que  l'âge  et  la  goutte  le  privent  du 
plaisir  d'aller  admirer  ses  récentes  productions  «  dont  l'éclat  re- 
jaillira un  jour  sur  la  Flandre,  leur  très  chère  patrie.  »  Malgré 
la  gravité  croissante  de  son  mal,  il  oublie  ses  souffrances  pour 
envoyer  du  ton  le  plus  jovial  à  son  élève  Faydherbe  tous  ses  vœux 
à  l'occasion  du  mariage  que  celui-ci  vient  de  contracter  à  Ma- 
tines. Il  le  charge  de  ses  hommages  pour  sa  mère,  «  qui  a  dû  bien 
rire  en  voyant  que  le  projet  d'un  voyage  en  Italie  formé  par 
Lucas  a  avorté  et  qu'au  lieu  de  perdre  son  fils,  elle  vient  de 
gagner  une  fille  qui  bientôt,  avec  l'aide  de  Dieu,  la  rendra  grand'- 
mère.  »  Cette  absence  complète  de  morgue,  et  cette  franche  ca- 
maraderie de  Rubens  avaient  produit  les  plus  heureux  effets  et, 
grâce  à  son  influence,  des  relations  d'une  extrême  cordialité  ré- 
gnaient entre  les  artistes  d'Anvers  qui,  à  ce  moment,  semblaient 
ne  former  qu'une  grande  famille. 

Des  qualités  si  rares  rendaient  Rubens  cher  à  tous  ceux  qui 
l'approchaient.  Il  avait  des  amis  très  dévoués  auxquels  il  portait 
une  très  vive  affection.  Habile  à  juger  les  hommes,  il  discernait 
bien  vite  ceux  à  qui  il  pouvait  donner  sa  confiance  ;  à  ceux-là  il  la 
donnait  tout  entière.  Peiresc  notamment  lui  inspirait  une  com- 
plète sûreté.  Aussi  dans  ses  lettres,  se  sachant  avec  lui  en  par- 
faite communauté  de  sentimens,  il  se  découvre  tout  entier, 
aborde  tous  les  sujets  et  s'exprime  sur  tous  avec  une  entière  in- 
dépendance. Dans  ses  jugemens  sur  les  hommes  publics,  s'il  est 
naturellement  disposé  à  mettre  en  relief  les  qualités  qu'il  prise 
en  eux,  il  les  voit  cependant  tels  qu'ils  sont.  Il  a  assez  pratiqué 
Spinola,  pour  le  bien  connaître,  et  il  possède  «  une  centurie  de 
ses  lettres.  »  Il  le  tient  «  pour  un  homme  prudent,  avisé  autant 
que  qui  que  ce  soit  au  monde,  très  renfermé  dans  tous  ses  projets; 
peu  éloquent,  mais  plutôt  par  crainte  d'en  dire  trop  que  par 
manque  de  facilité  et  d'esprit.  De  sa  valeur,  il  n'y  a  pas  à  en 
parler;  elle  est  assez  connue  de  tous.  »  Rubens  l'avait  d'abord 
assez  mal  jugé  et  se  défiait  de  lui  «  en  tant  qu'Italien  et  Génois; 
mais  il  l'a  toujours  trouvé  ferme,  résolu  et  d'une  entière  bonne 
foi.  »  En  revanche,  il  convient  «  qu'il  ne  s'intéresse  nullement 
à  la  peinture  et  n'y  entend  pas  plus  qu'un  portefaix  ;  sur  ce  point, 
il  va  de  pair  avec  la  Reyne  de  France.  » 

On  le  voit,  avec  un  esprit  plutôt  porté  à  la  bienveillance, 
Rubens  s'applique  avant  tout  à  être  sincère.  Il  sait  ce  qu'il  peut 


HLBENS    CHEZ    LUI.  G81 

attendre  de  chacun  de  ses  amis,  quel  profit  intellectuel  et  moral 
il  y  a  à  tirer  de  leur  commerce.  Il  serait  d'ailleurs  facile  de  re- 
lever dans  sa  correspondance  bien  d'autres  traits  caractéristiques, 
bien  d'autres  preuves  de  sa  bonté,  de  sa  curiosité  universelle  et  de 
la  distinction  de  ses  goûts.  En  littérature,  le  bon  sens,  la  clarté, 
la  justesse  et  la  concision  sont  les  qualités  qu'il  apprécie  le  plus. 
Sans  doute,  ainsi  que  la  plupart  de  ses  contemporains,  — et  il  l'a 
fait  assez  paraître  dans  ses  allégories,  —  il  est  porté  à  la  subtilité, 
à  une  ingéniosité  excessive.  Presque  toutes  les  cumpositions  qu'il 
a  dessinées  pour  servir  de  frontispices  à  des  livres  sont  compli- 
quées, touffues  à  l'excès;  quelques-unes  sont  de  véritables  rébus. 
Outre  que  c'étaient  là  des  travers  communs  aux  peintres  comme 
aux  écrivains  de  cette  époque,  souvent  les  programmes  de  ces 
compositions  lui  étaient  imposés  par  les  auteurs.  Mais  trop  sou- 
vent aussi  Rubens  fait  avec  eux  assaut  «  de  belles  inventions;  » 
il  discute  avec  l'éditeur  la  signification  des  personnages  symbo- 
liques qui  doivent  figurer  dans  son  œuvre,  la  convenance  des 
attributs  qui  détermineront  d'une  manière  précise  leur  carac- 
tère; il  propose  ses  changemens  :  en  tel  endroit,  il  remplacera 
Apollon  par  une  Muse,  à  laquelle  il  mettra  une  plume  sur  la  lète 
pour  la  bien  distinguer  du  dieu.  Mais  si,  en  même  temps  qu'il 
donne  ainsi  carrière  à  sa  facilité  exubérante,  il  fait  un  peu  trop 
montre  de  son  érudition,  il  dégage  nettement  de  ce  fatras  allégo- 
rique ce  qui  est  essentiel,  ce  qu'il  importe  avant  tout  de  mettre 
en  lumière.  De  môme,  dans  ses  lectures,  celles  qu'il  préfère  sont 
les  plus  instructives,  celles  qui  peuvent  le  mieux  éclairer  ou  for- 
tifier son  esprit,  et  stimuler  son  imagination.  Il  a  horreur  de 
l'enflure  qui  dénature  les  choses,  de  cette  manie  de  se  mettre  en 
avant,  de  ces  puériles  vanités  dont  certains  auteurs  étaient  cou- 
tumiers,  et  îi  des  éloges  excessifs  qui  lui  sont  adressés,  il  répond 
en  demandant  qu'on  le  ménage,  «  (ju'on  ne  l'expose  pas  au  sort 
de  Narcisse.  » 

La  correspondance  diploniali(|ue  de  Uubcus  ne  nous  renseigne 
pas  moins  exactement  sur  sa  nature  intime,  sur  sa  fac^on  de  com- 
prendre la  vie  et  la  politique.  On  conçoit  que  ses  rares  qualit«»s  et 
l'éclat  de  son  talent  lui  aient  mérité  de  bonne  heure  la  faveur  des 
souverains.  Dès  son  retour  d'Italie,  les  archiducs,  di^ireux  de  le 
retenir  auprès  d'eux,  l'avaient  attaelit'  à  leur  personne  axi-c  le  tilre 
de  peintre  de  leurs  cours.  S'il  avait  obtenu  d'eux  la  faveur  de  ré- 
sider à  Anvers,  ils  cherchaient  le  plus  qu'ils  pouvaient  à  l'attirer 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  Bruxelles,  non  seulement  pour  y  faire  leurs  portraits  et  ceux 
des  princes  auxquels  ils  offraient  l'hospitalité,  mais  pour  s'entre- 
tenir avec  lui  de  tous  les  sujets  qui  les  intéressaient.  Outre  le 
charme  de  sa  conversation,  ils  avaient  de  plus  en  plus,  à  l'usage, 
apprécié  la  droiture  de  son  esprit,  sa  discrétion,  son  dévouement. 
Dans  les  circonstances  difficiles  où  ils  gouvernaient,  ils  avaient 
compris  de  quelle  utilité  pouvait  leur  être  un  tel  homme.  L'idée 
de  le  charger  de  missions  politiques  devait  naturellement  leur 
venir  à  l'esprit.  A  côté  des  ministres  accrédités  près  des  cours 
étrangères,  un  agent  sans  titre  ofliciel,  mais  intelligent  et  bien 
posé  dans  l'opinion,  était  à  môme  de  leur  rendre  bien  des  services. 
Peut-être  Rubens  fut-il  au  début  flatté  de  l'honneur  qu'on  lui 
faisait  en  l'associant  ainsi  au  maniement  des  affaires  de  l'Etat. 
Il  devait  bientôt  payer  cher  cet  honneur  et  n'en  plus  sentir  que 
le  poids.  Obligé  de  s'éloigner  de  son  intérieur,  perdant  en  longues 
attentes  et  en  vaines  démarches  le  temps  dont  il  aurait  fait  un  si 
bon  emploi,  le  grand  artiste  sut  toujours,  avec  un  tact  parfait, 
maintenir  sa  dignité  dans  les  délicates  négociations  auxquelles  il 
fut  mêlé  et  servir  ses  souverains  avec  autant  de  dévouement  que 
de  loyauté.  Les  défiances  et  même  les  injures  des  diplomates  de 
carrière  ne  lui  avaient  cependant  pas  été  épargnées  lorsqu'il 
s'était  par  hasard  trouvé  en  contact  avec  eux.  Ainsi  que  le  disait 
un  de  ces  ambassadeurs  vénitiens  dont  la  perspicacité  était  si 
rarement  en  défaut,  ils  avaient  bien  des  raisons  de  voir  d'un 
mauvais  œil  l'intervention  de  cet  intrus  qui  sur  leur  propre  ter- 
rain montrait  des  qualités  d'intelligence  et  de  pénétration  plus 
grandes  que  les  leurs.  Il  avait  sur  eux,  du  reste,  un  autre  avan- 
tage et  sa  profession  de  peintre,  qui  le  faisait  tenir  par  eux  pour  un 
assez  mince  personnage,  constituait,  en  réalité,  pour  lui  une  supé- 
riorité très  positive.  Elle  lui  procurait,  en  effet,  un  facile  accès 
auprès  des  souverains  auxquels  ils  étaient  eux-mêmes  contraints  de 
demander  des  audiences  qu'ils  n'obtenaient  parfois  qu'avec  peine, 
audiences  souvent  écourtées,  toujours  limitées  à  l'objet  spécial 
qui  les  avait  motivées.  Rubens,  au  contraire,  pendant  les  longues 
séances  où  ces  souverains  posaient  devant  lui,  pouvait  les  ques- 
tionner ou  les  renseigner  à  sa  guise,  son  tact  naturel  lui  permet- 
tant, suivant  les  dispositions  où  il  les  trouvait,  d'aborder  avec 
les  ménagemens  voulus  telle  question,  de  s'avancer  ou  de  se  re- 
plier, de  pressentir  ou  de  connaître  leur  pensée,  de  les  incliner 
même  vers  les  solutions  désirables.  Homme  de  bonne  compagnie, 


RUBENS    CHEZ    LL'I.        •  683 

au  courant  des  usages,  plein  de  sens,  très  délié  et,  avec  un  ap- 
parent abandon,  toujours  maître  de  lui,  il  savait  à  propos  attendre 
ou  presser  l'occasion,  se  renseigner  en  tout  cas  et  d'une  manière 
très  précise  sur  tous  les  points  où  il  importait  d'être  exactement 
informé. 

Mais,  loin  de  chez  lui,  à  Paris,  à  Madrid  ou  à  Londres,  le 
dégoût  de  cette  existence  des  cours,  à  la  fois  vide  et  agitée,  le 
prend  vite.  En  proie  à  la  nostalgie  de  son  travail  et  de  son  foyer, 
il  a  lia  te  de  retrouver  sa  chère  maison  d'Anvers  oîi,  disposant  li- 
brement de  son  esprit  et  de  ses  journées,  il  pourra  produire  les 
chefs-d'œuvre  qui  le  sollicitent.  La  vie  de  famille,  ses  amis,  son 
atelier,  ses  collections,  c'est  là  ce  qu'il  aime  par-dessus  tout  et,  loin 
d'être  grisé  par  la  fortune,  de  plus  en  plus,  avec  l'âge,  il  aspire  à 
la  tranquillité.  Aussi,  dès  quil  le  peut,  il  supplie  l'Infante,  «  pour 
prix  de  ses  peines,  de  le  décharger  désormais  de  pareilles  missions, 
et  de  permettre  qu'il  ne  la  serve  plus  que  chez  lui,  en  se  consa- 
crant tout  entier  à  sa  très  douce  profession.  » 

C'est  pour  son  art,  en  efîet,  que  Rubens  a  toujours  vécu.  Si, 
avec  les  ouvertures  de  son  esprit,  la  diversité  de  ses  aptitudes  et 
les  conditions  mêmes  de  son  existence,  sa  prodigieuse  activité 
aurait  pu  défrayer  plusieurs  vies,  il  est  resté  jusqu'au  bout 
fidèle  à  sa  vocation.  Les  hasards  de  sa  destinée  conspiraient  d'ail- 
leurs avec  sa  volonté  pour  tourner  au  profit  même  de  cet  art  tous 
ses  dons  et  tous  ses  efforts.  Instruit  déjà  par  des  maîtres  flamands, 
il  avait  passé  huit  années  de  sa  jeunesse  en  Italie;  bien  que  sa 
précocité  fût  extrême,  le  moment  de  la  pleine  production  avait 
été  retardé  pour  lui  jusqu'à  l'âge  de  la  maturité;  ami  de  la  re- 
traite, il  avait  dû  ^lus  d'une  fois  quitter  son  foyer,  frayer  avec  les 
hommes  les  plus  divers,  assister  à  tous  les  spectacles,  connaître 
tous  les  sentimens.  Tout  ce  que  la  culture  des  lettres,  l'étude  des 
monumens  et  des  écrits  des  Anciens,  tout  ce  qu'une  curiosité  tou- 
jours en  éveil  avait  pu  lui  apprendre,  il  en  avait  reporté  le  bciu'- 
(ice  à  l'art  qu'il  aimait  par-dessus  tout.  Doué  d'un  esprit  toujours 
en  mouvement,  il  ajoutait  à  ses  dons  le  travail  incessant  qui  les 
développe.  C'est  ainsi  qu'avec  une  ardeur  toujours  égale  il  a  pu 
suffire  à  une  fécondité  sans  pareille.  Jamais  peinlre  n'a  montré 
plus  de  spontanéité,  plus  de  fougue,  plus  de  passion  ;  jamais  pour- 
laut  on  n'en  a  vu  qui  procédât  avec  plus  de  méthode,  cpii  fût  plus 
maître  de  lui. 

<Juan<l  on   considère   l'ensemble   vraiment   effravant    de  ses 


684  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

œuvres,  et  l'universalité  des  sujets  qu'il  a  traités,  on  est  émer- 
veillé de  tout  ce  qu'il  montre  de  qualités  qui  semblent  s'exclure. 
A  l'admiration  qu'on  éprouve  pour  le  grand  artiste,  il  convient  de 
joindre  celle  que  doit  inspirer  l'homme  excellent,  simple,  plein 
d'afîabilité  et  de  vaillance  qui  se  révèle  si  noblement  à  nous  dans 
ses  actes,  dans  les  témoignages  unanimes  que  nous  ont  laissés  sur 
lui  ses  contemporains.  En  revoyant  ce  qui  reste  aujourd'hui  de 
la  demeure  où  s'est  passée  cette  glorieuse  existence,  tant  de  sou- 
venirs qu'elle  évoque  naturellement  reviennent  enfouie  à  l'esprit. 
C'est  avec  une  émotion  bien  légitime  que,  de  chaque  côté  du  por- 
tique élevé  dans  la  cour  de  cette  demeure  par  Rubens  lui-même, 
on  peut  lire  encore  les  inscriptions  empruntées  à  la  dixième  sa- 
tire de  Juvénal  et  qu'il  avait  fait  graver  h  cette  place,  bien  en  vue  et 
pour  les  avoir  toujours  sous  les  yeux.  Sans  doute,  le  choix  de  ces 
inscriptions  l'avait  vivement  préoccupé  et  il  ne  s'y  était  arrêté 
qu'après  maint  débat  avec  ses  doctes  amis,  Rockox  et  Gevaert.  En 
tout  cas,  c'est  bien  l'expression  de  sa  pensée  que  nous  ofïre  ce 
programme  d'hygiène  physique  et  morale  auquel  il  se  proposait 
de  conformer  ses  actions.  La  franche  acceptation  de  notre  des- 
tinée, la  soumission  absolue  à  la  Providence  qui  mieux  que  nous- 
mêmes  sait  ce  qui  nous  convient,  cette  prière  pour  obtenir  la 
santé  du  corps  et  celle  de  l'esprit,  la  force  d'âme,  le  courage  en 
face  de  la  mort  et  cette  entière  possession  de  soi-même  qui  nous 
garde  de  la  colère  aussi  bien  que  de  tout  désir  excessif,  telles  ont 
été,  en  effet,  les  aspirations  constantes,  tel  a  été  l'idéal  de  Rubens. 
Cet  accord  exquis  d'un  grand  talent,  d'un  esprit  très  libre  et  d'une 
âme  très  haute,  il  s'est  appliqué  de  son  mieux  à  le  réaliser.  La 
volonté  a  été  une  de  ses  qualités  maîtresses.  Si  elle  ne  suffit  pas  à 
expliquer  son  génie,  nous  voyons  du  moins  la  place  qu'elle  a 
tenue  dans  cette  vie  si  bien  conduite,  assurément  une  des  plus 
heureuses  et  l'une  de  celles  qui  honorent  le  plus  l'humanité. 

Em.  Michel. 


QUESTIONS  SCIENTIFIQUES 


L'HEURE   LÉGALE 


11(1) 

LES  FUSEAUX  HORAIRES.  —  LE  MÉRIDIEN  INITIAL 


Il  n'y  a  de  naturelle  que  l'heure  locale.  Elle  est  la  seule  qui 
convienne  aux  besoins  des  observatoires  et  de  la  science  propre- 
ment dite.  En  revanche,  elle  ne  convient  nullement  aux  besoins 
de  la  vie  sociale.  La  preuve  est  faite,  puisque,  sans  entente  préa- 
lable, tous  les  pays  l'ont  successivement  abandonnée.  L'Autriche, 
qui  d'abord  l'avait  empruntée  à  l'Allemagne,  en  1874,  la  re- 
jeta après  deux  ans  d'essai;  et  la  Prusse  elle-même,  qui  s'était 
entêtée  dans  ce  système  et  qui  avait  mis  à  son  service  l'orga- 
nisation la  plus  méthodique  et  le  personnel  le  mieux  discipliné 
qu'il  y  ait  au  monde,  dut  y  renoncer  définitivement  en  18911. 

L'exemple  universel  suffit  à  montrerque  la  réforme  de  l'heure 
n'est  pas  le  résultat  d'une  agitation  factice.  Sans  doute  cette  ré- 
forme n'est  point  faite  pour  les  géodésiens  et  les  astronomes,  et 
aussi  bien  elle  ne  sera  point  faite  par  eux,  puisqu'en  Franco,  huit 
au  moins,  quehjucs-uns  lui  sont  contraires.  Mais  la  majorité  dans 
le  monde  savant  lui  est  acquise  ou  s'en  désintéresse.  Il  n'est  pas 

{Vj  Voyez  la  Revue  du   l"'  juilli't. 


(Î86  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

inutile  de  rappeler  à  ce  propos,  que,  déjà  en  I800,  M.  Faye  accep- 
tait que  l'on  se  servît  du  temps  de  Paris  pour  l'organisation  du 
service  des  chemins  de  fer,  et  par  voie  de  conséquence  qu'on 
rétendît  aux  usages  civils  dans  la  France  entière  :  ce  sont  ces 
idées  qu'il  faisait  triompher  quarante-six  ans  plus  tard  en  défen- 
dant devant  le  Sénat,  en  qualité  de  commissaire  du  gouvernement, 
la  loi  de  1891. 

Quand  on  dit,  avec  les  astronomes,  que  le  système  de  l'heure 
locale,  aujourd'hui  abandonné,  est  cependant  le  seul  qui  soit 
naturel,  encore  faut-il  s'entendre.  Naturel,  il  ne  l'est  que  par 
rapport  à  ce  qui  ne  bouge  pas,  à  la  méridienne  fixe  de  l'Observa- 
toire, à  la  floche  du  monument,  au  clocher  immobile,  à  tout  ce 
qui  est  attaché  au  sol  de  manière  immuable;  il  ne  l'est  plus  pour 
l'homme,  à  moins  d'imaginer  le  sédentaire  absolu,  l'homme 
terme,  ou  encore  le  nomade  systématique  qui  s'interdirait  d 
changer  de  méridien.  Il  ne  s'applique  pas  à  l'être  mobile  qu'est 
l'homme  moderne. 

Du  moment  où  les  habitans  d'une  même  ville  acceptèrent, 
pour  régler  leurs  continuels  rapports,  une  heure  commune,  ce 
fut  déjà  une  infraction  au  système  naturel  ;  ce  fut  un  premier 
compromis.  Tout  déplacement  entraîne  un  changement  d'heure; 
en  toute  rigueur,  on  devrait,  à  chaque  déplacement,  corriger  sa 
montre  et  en  pousser  les  aiguilles.  De  combien?  D'un  nombre 
d'heures,  de  minutes,  de  secondes  quinze  fois  plus  petit  que  le 
nombre  de  degrés,  de  minutes,  de  secondes  d'arc  qui  exprime  le 
mouvement  en  longitude,  puisque  la  rotation  diurne  fait  détiler 
le  soleil  devantles  méridiens  successifs  à  raison  de  l.j  unités  d'arc 
(degrés)  pour  1  unité  de  temps  (heure).  Un  Parisien  qui  se  rend 
de  l'Observatoire  au  Panthéon  devrait  avancer  sa  montre  de  deux 
secondes,  exactement  de  2  secondes,  3,  puisque  la  longitude  de 
ce  monument  est  de  0°0'3o  '  E.  Sur  une  piste  orientée  de  l'Est  à 
l'Ouest,  le  coureur,  cavalier  ou  cycliste,  devrait  ajouter  ou  retran- 
cher une  seconde  à  l'heure  de  sa  montre  chaque  fois  qu'il  a  par- 
couru trois  cents  mètres.  Autant  dire  qu'il  faudrait  renoncer  à  la 
mesure  du  temps  et  au  bienfait  de  l'invention  des  horloges.  Une 
telle  rigueur  est,  dans  la  pratique,  évidemment  outrée;  mais 
elle  montre  bien  qu'il  y  a  incompatibilité  entre  le  régime  de 
l'heure  astronomique  ou  locale  et  le  déplacement  de  l'homme,  les 
voyages,  les  communications  de  lieu  à  lieu,  c'est-à-dire  l'entre- 
tien des  relations  économiques  et  sociales.  Tant  que  la  vie  locale 


l'heure  légale.  687 

se  maintint  prédominante  et  que  les  rapports  commerciaux  et 
autres  restèrent  confinés  dans  un  cercle  étroit,  au  temps  des  dili- 
gences, avant  le  télégraphe,  le  téléphone,  les  chemins  de  fer,  ce 
vice  de  l'heure  locale  fut  à  peine  aperçu.  Il  devint  sensible  dès 
l'établissement  des  chemins  de  fer  et  intolérable  après  le  dévelop- 
pement des  télégraphes  et  des  téléphones.  L'heure  urbaine  com- 
mune avait  marqué,  comme  on  l'a  vu,  un  premier  pas  dans  la  voie 
des  compromis  :  elle  unifiait  la  mesure  du  temps  de  quartier  à 
quartier,  parce  qu'alors  les  relations  n'étaient  fréquentes,  étendues 
et  rapides  que  d'un  quartier  à  l'autre.  L'heure  nationale  a  marqué 
un  second  pas  dans  la  voie  des  conventions  horaires,  lorsque  le 
progrès  des  communications  a  fait  des  différentes  provinces 
comme  autant  de  quartiers  d'une  cité  plus  grande,  le  pavs.  Il  res- 
tait un  nouveau  progrès  à  accomplir  aujourd'hui  que  les  divers 
pays  sont,  en  ce  qui  concerne  la  fréquence  et  la  rapidité  des  rap- 
ports, mieux  reliés  entre  eux  que  jadis  les  provinces  d'un  même 
Etat  ou  les  parties  d'une  même  ville.  Une  dernière  convention 
horaire  était  devenue  nécessaire,  qui  établît  sur  toute  la  surface 
du  globe  un  régime  de  coordination  internationale  de  l'heure. 
C'est  à  ce  besoin  qu'a  répondu  le  système  des  Fuseaux  horaires. 
Le  monde  entier  l'a  adopté  plus  ou  moins  expressément.  Trois 
Etats  seulement,  la  France,  l'Espagne  et  le  Portugal  sont  restés 
en  dehors  de  ce  mouvement.  La  question  qui  s'agite  aujourd'hui 
est  de  savoir  si  la  France  doit  persister  dans  son  isolement. 

V.    —   L.V    COORDINATION    INTERNATIONALE.    —    l'hEURE    UNIVERSELLE 

L'unification  nationale  du  temps  qui  a  été  réalisée  en  France 
en  1891  et  qui  a  imposé  partout  l'heure  de  Paris  faisait  disparaître 
l'inconvénient  de  la  diversité  des  heures  locales  à  l'intérieur  de 
notre  pays.  Elle  la  laissait  subsister  pour  les  relations  avec  le 
dehors.  Au  moment  où  l'on  franchit  la  frontière,  l'heure  subit  un 
saut  brusque.  Avant  l'adoption,  par  nos  voisins,  du  régime  des 
fuseaux,  ce  saut  d'heure  variait  suivant  que  l'on  passait  ilaiis  un 
Etat  ou  un  autre.  Traversuit-on  la  Manche,  il  faUait  retarder  de 
y  minutes  21  secondes;  si  l'on  allait  à  Bruxelles, il  fallait  avancer 
de  8  minutes  6  secondes,  et  de  13  minutes  (i  secondes,  s'il  s  agis- 
sait de  l'heure  des  chemins  de  fer;  si  l'on  traversait  l'Alsace,  le 
coup  de  pouce  donné  aux  aiguilles  devait  être  (entre  iSiM  et 
1803)  de  23  à  27  minutes.  C'était  dans  clwuine  direction  nouvelle 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  correction  nouvelle,  une  addition  ou  une  soustraction  d'un 
nombre  de  minutes  et  de  secondes  que  rien  ne  fait  coniuiître 
a  priori  ou  ne  permet  de  fixer  dans  la  mémoire. 

Dans  les  petits  États  l'inconvénient  s'exagérait  encore.  Ils 
étaient  empêtrés  dans  un  réseau  inextricable  d'heures  différentes. 
Le  grand-duché  de  Luxembourg  avait,  par  exemple, en  outre  des 
heures  locales,  l'heure  normale  de  Luxembourg  en  usage  sur 
quelques  lignes  (Prince-Henri  et  lignes  secondaires);  le  contact 
de  l'heure  française  (en  retard  de  15  minutes)  dans  la  direction 
Luxembourg-Longwy;  le  contact  de  l'heure  belge  (en  retard  de 
7  minutes)  dans  la  direction  Arlon-Bruxelles;  sur  les  lignes  al- 
lemandes, l'heure  de  Berlin  (en  avance  de  29  minutes),  pour  le 
personnel  technique.  Un  même  train  était  indiqué,  suivant  l'ho- 
raire que  l'on  consultait,  comme  partant  à  des  heures  différentes. 
Sur  les  lignes  de  l'État  hollandais,  peu  étendues  cependant,  on 
avait  affaire  à  quatre  espèces  d'heures  différentes.  Sur  le  lac  de 
Constance,  dont  cinq  États  sont  riverains  :  la  Suisse,  le  grand- 
duché  de  Bade,  le  Wurtemberg,  la  Bavière  et  l'Autriche,  les  voya- 
geurs d'une  rive  à  l'autre  se  trouvaient  aux  prises  avec  cinq  heures 
officielles  discordantes. 

L'Orient-Express  dans  son  trajet  de  Paris  à  Gonstantinople 
traverse  dix  États  différens.  Avant  la  réforme  des  fuseaux  il 
rencontrait  huit  heures  diverses.  Les  horloges  de  l'Alsace  avan- 
çaient sur  celles  de  Paris  de  23  à  27  minutes;  à  Kehl,  nouvelle 
avance  de  2  minutes;  à  Miilhbacher  (frontière  wurtembergeoise) 
de  3  minutes;  de  10  minutes  à  Ulm  en  Bavière;  de  11  minutes  à 
Simbach  (Autriche);  de  19  minutes  à  Bruck  (Hongrie);  de  6  mi- 
nutes à  Belgrade  (Serbie)  ;  de  34  minutes  à  Tsaribrod  pour  la  Bul- 
garie et  la  Turquie.  C'est,  au  total,  une  avance  de  près  de  deux 
heures  (1  h,  52  minutes)  qui  se  faisait  en  huit  reprises  ou,  comme 
on  l'a  dit,  «  qu'il  fallait  avaler  en  huit  gorgées.  »  On  se  rend 
compte  de  la  confusion  des  horaires,  des  embarras  du  service  de 
la  voie  ferrée,  et  enfin  des  ennuis  du  voyageur  qui  n'est  plus 
sûr  de  sa  montre  ni  d'aucune  heure  ;  il  n'est  plus  certain  qu'une 
dépêche  envoyée  en  cours  de  route  arrivera  à  temps,  avant  la 
fermeture  d'un  bureau  éloigné,  avant  la  fin  d'une  cérémonie,  avant 
l'ouverture  d'une  séance,  avant  ou  après  la  fermeture  de  la  Bourse. 
Sans  doute  il  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde  d'aller  à  Gonstanti- 
nople ou  de  lancer  des  dépêches  à  travers  l'Europe.  H  y  a  peut- 
être  une  majorité  de  braves  gens  qui  ne  sortent  pas  de  leur  trou 


l'heure  légale.  689 

et  qui  peuvent  confier  le  règlement  de  leur  vie  immobilisée  à  la 
simplicité  de  l'heure  locale  ou  de  l'heure  nationale.  On  conçoit, 
d'autre  part,  que  les  administrations  de  chemins  de  fer,  de  pa- 
quebots, de  télégraphes,  de  câbles  sous-marins,  de  téléphones, 
n'aient  aucun  souci  de  respecter  les  convenances  de  ces  séden- 
taires. Elles  aussi  ont  par  le  monde  une  immense  clientèle  à  sa- 
tisfaire. C'est  pour  les  besoins  de  ces  négocians,  de  ces  ban- 
quiers, de  ces  armateurs,  de  ces  ingénieurs,  de  ces  industriels, 
de  ces  voyageurs,  de  ces  diplomates,  de  ces  hommes  politiques, 
en  un  mot  pour  les  exigences  de  la  vie  internationale,  que  la 
coordination  des  heures  a  été  instituée. 

D'ailleurs,  cette  unification  intérieure  n'était  pas  même  appli- 
cable à  tous  les  pays.  Elle  convenait  sans  doute  assez  bien  à  la 
plupart  des  Etats  européens,  dont  l'étendue  est  restreinte.  Elle  ne 
s'adaptait  plus  aux  pays  tels  que  la  Russie,  les  Etats-Unis,  le 
Canada,  qui  atteignent  un  immense  développement  en  longitude. 
La  raison  en  est  simple.  Elle  réside  dans  cette  condition  essen- 
tielle imposée  par  la  nature  des  choses,  à  savoir  que  l'heure  con- 
ventionnelle, quelle  qu'elle  soit,  par  laquelle  on  remplace  l'heure 
solaire  vraie,  ne  doit  pas  différer  notablement  de  celle-ci.  Il  ne 
faut  pas  que  l'écart  dépasse  quelques  minutes,  et,  par  exemple, 
trente  ou  quarante-cinq  au  maximum.  Les  habitudes  de  la  vie 
journalière  sont  réglées  sur  le  cours  du  soleil,  plus  ou  moins 
exactement.  Le  jour  est  consacré  au  labeur,  la  nuit  au  repos  : 
notre  lever,  notre  coucher,  nos  repas,  le  début  et  la  fin  de  nos 
occupations  répondent  à  peu  de  chose  près  aux  mêmes  phases 
du  cours  du  soleil.  Il  est  donc  nécessaire  que,  dans  chaque  lieu, 
à  ces  phases  solaires  identiques,  ramenant  les  mêmes  actes  de  la 
vie  civilisée,  répondent  des  désignations  horaires  identiques,  ou 
du  moins  peu  différentes.  Une  convention  horaire  qui  nous  amè- 
nerait à  dire  :  «  Il  était  neuf  heures  du  soir;  le  soleil  se  levait  à 
l'horizon  ;  le  paysan  commençait  son  labour,  »  serait  condamnée  du 
coup  (1).  Nous  accomplissons  les  mêmes  actes  aux  mêmes  momens 
du  jour,  aux  mêmes  périodes  de  la  course  du  soleil  ;  il  est  naturel 
(|ue  la  notation  horaire  de  ces  momens  soit  sensiblement  liomo- 
nymc.  A  cette  condition,  la  connaissance  de  l'heure  devient  un 
renseignement  plein  d'utilité.  Si  je  sais  qu'à  l'instant  présent  ii 
est  minuit  à  New  York,  je  me  représente  la  grande  cité  endoimie, 

(1)  C'est  prLTiscuieiU  à  <o   irsullut  qu'aboutirait  le  syst^ino  do  riicurc  nnivrr- 
scllc  de  (îreenwioh  appliciin'  ;i  des  pays  cloignOs  tels  que  le  Japun. 

TOME  CXLVIII.   —   1898.  44 


690  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  si  l'on  me  dit  qu'il  y  est  2  heures  du  soir,  c'est  au  contraire 
l'image  de  la  ville  active  et  affairée  gui  s'offre  aussitôt  à  mon  esprit. 

Jusqu'à  quel  degré  faut-il  que  cette  concordance  de  l'heure 
conventionnelle  avec  le  temps  local  soit  respectée  ?  C'est  ce 
qu'il  est  difficile  de  dire.  Ce  n'est  pas  à  quelques  minutes  près, 
que  les  faits  journaliers  de  la  vie  publique  et  privée  se  règlent  sur 
le  soleil.  Il  y  a  une  certaine  élasticité  dans  le  jeu  des  habitudes 
sociales.  Elles  ne  sont  d'ailleurs  pas  uniformes  chez  tous  les 
hommes;  la  journée  ne  commence  pas  aux  mêmes  heures  pour 
le  campagnard  et  le  citadin;  elle  ne  finit  pas  non  plus  aux  mêmes 
heures.  On  admet  généralement  qu'une  différence  d'une  demi- 
heure  n'est  pas  sensible  et  n'aurait  pas  d'inconvénient.  M.  Forel, 
de  Genève,  s'est  déclaré  prêt  à  soutenir  cette  gageure,  que,  si  l'on 
reculait  toutes  les  horloges  d'une  demi-heure  sur  le  temps  local 
sans  en  prévenir  le  public,  personne,  sauf  quelques  spécialistes, 
ne  s'apercevrait  du  changement.  Tout  au  contraire,  M.  Fœrster, 
le  directeur  de  l'observatoire  de  Berlin,  prétendait  qu'une  diffé- 
rence de  quelques  minutes  est  déjà  très  appréciable,  et  que  tout 
le  monde  est  en  état  de  se  rendre  compte  de  l'écart  de  15  à 
16  minutes  qui  se  produit  au  mois  de  novembre  entre  le  temps 
moyen  et  le  temps  vrai.  En  1890,  l'Académio  des  Sciences  de  Bel- 
gique exprimait  un  avis  analogue.  L'expérience  a  montré  que 
cette  opinion  est  entachée  de  quelque  exagération.  Le  paysan  lui- 
même,  dont  les  travaux  sont  le  plus  étroitement  liés  à  la  régula- 
rité solaire,  n'a  besoin  de  l'heure  qu'à  une  demi-heure  près  :  il 
ne  lui  faut  une  plus  grande  précision  que  pour  les  affaires  qui 
l'appellent  à  la  ville. 

Cette  obligation  fondamentale  d'un  faible  écart  entre  le  temps 
conventionnel  et  le  temps  vrai  est  suffisamment  respectée  par 
l'adoption  de  l'heure  nationale  unique,  dans  les  pays  de  faible  éten- 
due en  longitude,  comme  la  France  et  la  plupart  des  Etats  euro- 
péens. Mais  déjà  on  est  bien  près  de  la  limite  où  la  différence  de- 
viendrait excessive.  A  Brest,  par  exemple,  l'heure  normale 
avance  de  27  minutes  sur  le  temps  vrai,  et  cet  excès  s'accroît, 
au  milieu  de  février,  de  la  différence  du  temps  moyen  au  temps 
vrai  :  la  culmination  du  soleil  (le  passage  au  méridien),  s'y  pro- 
duit à  midi  43  minutes  etpar  conséquent  la  matinée  dure  environ 
trois  quarts  d'heure  de  plus  que  la  soirée.  A  Bastia,  aux  environs 
de  la  Toussaint,  la  situation  est  inverse  et  le  midi  vrai  arrive  à 
11  heures  et  quart. 


L  HEURE    LEGALE. 


691 


La  discordance  serait  décidément  intolérable  pour  les  pays  qui 
présentent  une  plus  grande  extension  dans  le  sens  des  parallèles. 
C'est  ce  qui  arrive  pour  l'Autriche-Hongrie,  qui  couvre,  en  longi- 
tude, une  étendue  de  17"  environ.  Lorsque  ce  pays  abandonna,  en 
1876,  le  système  de  l'heure  locale,  il  dut  adopter,  au  lieu  d'une 
heure  nationale  unique,  deux  heures  normales  :  l'heure  do  Prague 
pour  ses  provinces  occidentales;  l'heure  de  Budapest,  en  avance 
de  19  minutes  sur  la  précédente,  pour  les  provinces  orientales. 
L'impossibilité  de  l'heure  unique  devient  encore  plus  flagrante 
pour  la  Russie,  le  Canada  et  les  États-Unis,  dont  les  points  extrêmes 
présentent  des  différences  de  plusieurs  heures  en  temps  local.  Il  a 
fallu,  pour  les  cas  de  ce  genre,  imaginer  des  solutions  nouvelles. 
On  en  a  proposé  deux  :  le  régime  de  r heure  universelle  et  l'expé- 
dient des  fuseaux  horaires. 

L'Heure  universelle.  —  Le  regimbe  de  Vheure  universelle  est 
quelque  peu  chimérique.  M.  Fayc  renvoyait  naguère  son  adop- 
tion au  siècle  à  venir,  et  ce  n'est  pas  assez  dire.  Il  se  heurte  à 
des  difficultés  presque  insurmontables.  Au  lieu  de  s'accorder  à 
peu  près  avec  le  temps  local,  conformément  à  la  règle  que  nous 
posions  tout  à  l'heure,  il  est  en  opposition  radicale  avec  celui-ci. 
Il  oITrc  surtout  un  intérêt  théorique.  Les  ingénieurs  l'utilisent 
pour  l'établissement  des  horaires,  le  règlement  des  parcours,  et 
la  correspondance  des  trains;  c'est  un  instrument  de  calcul.  On 
ne  peut,  en  eft'et,  définir  l'exacte  durée  d'un  trajet  par  la  diffé- 
rence des  temps  de  départ  et  d'arrivée,  puisqu'il  y  a,  en  cours 
de  route,  des  solutions  de  continuité  de  l'heure.  Il  faut  suppri- 
mer ces  écarts  et  rétablir  les  soudures,  c'est-à-dire,  en  définitive, 
supposer  l'heure  unique  et  continue,  l'heure  universelle.  Les 
calculs  faits,  on  revient  à  la  réalité;  les  résultats  sont  traduits 
dans  le  système  usuel. 

Le  système  de  l'heure  universelle  consiste  à  adopter  arbi- 
trairement l'heure  d'un  lieu  déterminé,  dont  le  méridien  devient 
le  méridien  initial,  et  à  attribuer  cette  seule  et  même  heure  à. 
tous  les  points  du  globe.  Ce  lieu,  ce  pourrait  être  Paris,  Rome  ou 
Berlin;  c'est  ordinairenu^it  Greenwich.  Daprès  cela,  quand  il  est 
midi  à  Greenwich,  il  est  midi  partout.  Il  n'v  a  plus  aucune  cor- 
rélation entre  la  notation  de  l'heure  et  la  position  du  soleil;  la 
même  heure  imiverselle  correspond  à  toutes  les  heures  locales 
imaginables.  On  renonce  à  donnci-  aux  noms  et  aux  numéros 
des  heures  une  signification  en   lapporl  avec   les    phases    de  la 


692  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

révolution  diurne.  Il  est  9  heures  du  soir  (21  heures)  au  Japon 
quand  le  soleil  s'y  lève  ;  il  y  est  3  heures  du  matin  au  moment 
de  son  passage  au  méridien.  Il  est  difficile  de  se  faire  à  ce 
langage.  Sans  doute,  personne  n'ignore  que  depuis  la  réforme 
de  1816,  la  culmination  du  soleil  ne  se  fait  nulle  part  à  midi 
juste  ;  mais  on  sait  aussi  qu'il  ne  s'en  faut  pas  de  beaucoup.  Du 
même,  on  sait  que  le  lever  du  soleil  n'est  pas  attaché  à  une  heure 
déterminée,  qu'à  Paris,  par  exemple,  il  se  produit  à  toutes  les 
heures  depuis  4  heures  du  matin  à  la  fin  de  juin,  jusqu'à  8  heures 
du  matin  (7  h.  5G)  à  la  fin  de  décembre  ;  mais  on  n'est  pas  habitué 
à  l'idée  qu'il  puisse  avoir  lieu  à  21  heures,  c'est-à-dire  à  9  heures 
du  soir,  —  et  cela  surtout  à  cause  de  ce  mot  de  soir,  appliqué  à 
un  phénomène  essentiellement  matinal.  La  difficulté  n'est  que 
dans  les  mots  ;  elle  n'en  est  que  plus  insurmontable  pour  la  grande 
majorité  du  public. 

L'adoption  de  l'heure  universelle,  si  elle  était  possible,  ferait 
disparaître,  entre  autres  bizarreries,  la  classique  correction  du 
saut  du  jour  que  doivent  opérer  les  navires  au  moment  où  ils 
traversent  l'anti-méridien  de  Paris  ou  celui  de  Greenwich,  c'est- 
à-dire  la  partie  inférieure  ou  les  antipodes  de  ces  méridiens  ini- 
tiaux. Cette  correction  a  pour  but  la  conservation  de  la  date.  Ojn 
se  rappelle  l'étonnement  des  compagnons  de  Magellan  lorsque, 
achevant  avec  son  lieutenant  Sébastien  del  Cano  le  voyage  de 
circumnavigation  au  cours  duquel  le  grand  navigateur  trouva  la 
mort,  ils  constatèrent,  en  revenant  au  point  de  départ,  une  difi^é- 
rence  de  date  d'un  jour.  Ils  étaient  partis  en  1519  et  avaient  con- 
stamment fait  voile  à  l'occident  :  l'un  d'eux,  Antoine  Pigafi'etta, 
gentilhomme  de  Vicence,  avait  écrit  exactement  le  journal  de 
l'expédition.  En  abordant  à  l'île  Saint-Jacques  du  cap  Vert,  ils 
apprenaient,  à  leur  grand  ébahissement,  et  à  la  confusion  de  l'an- 
naliste, que  ce  jour  qu'ils  dataient  le  mercredi  9  juillet  1522 
était,  en  réalité,  le  jeudi  10  juillet.  De  telles  discordances  ne  se 
produiraient  plus.  Elles  sont  évitées,  grâce  à  une  convention  en 
usage  dans  toutes  les  marines,  et  que  voici  :  Si  le  bateau  traverse 
l'anti-méridien  en  marchant  vers  l'est,  on  fait,  au  moment  du 
passage,  rétrograder  le  nom  du  jour  et  le  chiffre  du  quantième; 
par  exemple,  si  le  passage  a  lieu  le  mardi  2  août  à  3  heures  de 
l'après-midi,  le  reste  de  la  journée,  sera  noté  lundi  l""""  août.  — 
Si,  au  contraire,  le  passage  s'effectue  en  naviguant  à  l'ouest,  on 
avance  brusquement  la  date;  on  datera,  mercredi  3  août.  Grâce 


l'heure  légale.  693 

à  cette  convention,  le  bateau,  en  revenant  à  son  point  de  d(5part  y 
retrouvera  la  date  qu'il  apporte  lui-même. 

L'heure  universelle  supprimerait  encore  d'autres  singularités, 
qui  se  rattachent  aux  mêmes  causes.  Imaginons  un  télégramme 
parti  de  Paris  le  lundi  1"  août  à  minuit  une  minute,  passant  par 
Saint-Pétersbourg, Tobolsk,  Pékin,  New  York,  pourreveniràParis, 
et  supposons  que  sa  transmission  n'exige  aucun  temps  appréciable. 
L'employé  de  Saint-Pétersbourg  aura  noté  son  passage  le  lundi 
1"  août  à  2  heures  du  matin  ;  celui  de  Pékin  à  8  heures  ;  de  Tokio 
à  9  heures;  de  San-Francisco  à  3  heures  de  l'après-midi;  celui  de 
New  York  l'aura  daté,  lundi  l*""  août  7  heures  du  soir  ;  il  sera 
11  heures  et  demie  quand  il  passera  àValentia  (Irlande),  et  minuit 
quand  il  sera  à  Paris.  Il  aura  fait  le  tour  du  monde  en  un  éclair  de 
temps  et  il  arrivera  cependant  postdaté  de  24  heures  (mardi  2  août, 
minuit  une  minute),  selon  les  indications  de  transmission.  Au 
contraire,  si  le  télégramme  instantané  avait  circulé  en  sens  in- 
verse, il  arriverait  antidaté  de  24  heures,  c'est-à-dire  du  dimanche 
31  juillet  à  minuit;  c'est  une  différence  de  48  heures.  Il  faudrait 
une  convention  analogue  à  celle  du  «  saut  du  jour  »  dont  nous 
venons  de  parler,  pour  faire  disparaître  ces  difficultés,  à  moins 
d'adopter  l'heure  universelle. 

Une  autre  simplification  réelle,  mais  qui  heurterait  les  habi- 
tudes et  le  langage  et  par  suite  serait  regardée  comme  une  insup- 
portable complication,  est  relative  au  changement  de  date.  Ce 
changement  est  attaché  maintenant,  —  après  avoir  beaucoup 
varié,  —  à  l'heure  de  minuit;  c'est  elle  qui  sépare  la  «veille  »  du 
«  lendemain  ;  »  c'est  elle  qui  donne  le  signal  du  remplacement  du 
quantième  et  du  jour  de  la  semaine.  Dans  le  système  de  l'heure 
locale,  le  saut  de  date  s'opère  à  des  momens  différens  suivant 
les  lieux.  Il  est  déjà  accompli  dans  une  localité  alors  qu'il  ne 
l'est  pas  encore  dans  une  autre  située  à  l'ouest  de  la  première. 
On  notait  mardi  2  août  à  Paris,  au  même  instant  où  l'on  datait 
encore  lundi  1"  août  à  Brest.  Un  phénomène  niéléorologiquo, 
apparition  de  bolide,  etc.,  qui  se  montrerait  au  même  instant 
physique  en  des  lieux  divers  y  serait  rapporté  ,  par  consé- 
quent, h  des  dates  différentes.  Il  faut,  pour  se  rondro  compte  de 
l'extension  d'un  phénomène  de  ce  genre,  (h'pouiller  les  (obser- 
vations locales  et  les  traduire  en  quelque  sorte  dans  le  langage 
de  l'heure  universelle.  De  même,  si  l'on  veut  suivre  la  marche 
d'un    cyclone    ou    d'un    tremblement   do    terre.    Avec   l'heure 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

universelle,   cette  transposition    serait  entièrement   supprimée. 

Dans  ce  système  le  changement  de  quantième  s'opérerait  si- 
multanément dans  le  monde  entier  à  l'instant  précis  où  son- 
nerait minuit  à  l'horloge  de  Greenwich  ou  à  celle  de  Paris.  Mais, 
à  ce  minuit  du  méridien  initial,  il  serait,  en  temps  solaire,  o  heures 
un  quart  du  soir  à  Mexico,  3  h.  40  à  San-Francisco,  midi  à  la 
Nouvelle-Zélande,  10  heures  du  matin  à  Sydney,  9  heures  au 
Japon.  C'est  à  ce  moment  que  les  habitans  de  ces  pays  devraient 
opérer  le  changement  du  jour  civil.  C'est  à  cette  heure  inaccou- 
tumée, en  plein  éclat  du  soleil,  que  le  Japonais,  le  Néo-Zélandais 
ou  l'Australien  devraient  passer  de  la  veille  au  lendemain,  d'une 
date  à  une  autre,  dire  lundi  le  moment  d'avant  et  mardi  l'instant 
d'après.  Cela  n'aurait  sans  doute  rien  que  de  rationnel  ;  mais  les 
habitudes  sociales  en  éprouveraient  une  gène  et  une  désorienta- 
tion  intolérables. 

Pour  toutes  ces  raisons,  l'heure  universelle  préconisée  par 
des  savans  éminens,  comme  M.  Oppolzer  (de  Vienne),  est  déci- 
dément inacceptable  pour  le  public.  Et  comme  le  système  direc- 
tement contraire  de  l'heure  locale  l'était  aussi,  c'est  dans  un 
tempérament,  un  compromis  entre  les  deux  régimes  opposés  et 
impossibles  qu'il  a  fallu  chercher  la  solution  du  problème  de 
l'heure.  Le  système  des  fuseaux  représente  cette  tentative  de 
conciliation. 

Les  fusoaux.  —  On  connaît  maintenant  tous  les  élémens  du 
problème,  les  circonstances  qui  ont  donné  naissance  au  régime 
des  fuseaux  et  les  conditions  auxquelles  il  doit  satisfaire. 

Il  reste  à  voir  comment  il  y  satisfait  précisément. 

Le  premier  auteur  de  cette  réforme  est  M.  Sandford  Fleming, 
le  célèbre  ingénieur  du  «  Canadian  Pacific.  »  Il  avait  été  vive- 
ment frappé  des  inconvéniens  et  de  la  confusion  des  heures  lo- 
cales dans  le  service  des  immenses  voies  ferrées  qui  traversent  le 
continent  américain.  On  n'y  employait  pas  moins  de  75  heures 
différentes.  Une  réforme  était  urgente.  M.  S.  Fleming  l'avait 
conçue  dès  1876  ;  il  acquit  à  ses  vues  le  «  Canadian  Institute  »  en 
1878  et  1879  :  il  réussit  à  les  faire  accepter  par  les  administrations 
des  chemins  de  fer  des  Etats-Unis  et  du  Canada  en  1883.  La  «  Ge- 
neral Rail way  Time  Convention  »  date,  en  effet,  du  18  octobre  de 
cette  année.  M.  Fleming  ne  se  contenta  point  de  ce  premier  succès. 
Il  étendit  sa  propagande  jusqu'en  Europe.  Au  Congrès  de  géogra- 
phie réuni  à  Venise  en  1881,  il  proposait  de  généraliser  le  sys- 


l'heuke  légale.  695 

tème  des  fuseaux  au  monde  entier.  Il  rencontrait  bientôt  des 
auxiliaires  très  actifs  et  très  autorisés,  parmi  les  ingénieurs,  les 
géographes,  les  astronomes,  les  économistes  :  MM.  W.  F.  Allen 
en  Amérique,  Schram  à  Vienne,  E.  Pasqaier,  F.  Alexis,  en  Bel- 
gique, en  France:  MM.  deNordling,  A.  Poulain, Mareuse,Cii.  Lal- 
lemand  ;  et  enfin  dans  les  Administrations  des  télégraphes  et  des 
Chemins  de  fer  et  dans  le  Parlement  où  MM.  Gabriel  Deville  et 
Boudenoot  ont  pris  l'initiative  des  projets  de  loi  destinés  à  en 
préparer  ou  en  assurer  l'adoption. 

Le  système  consiste  à  diviser  la  terre  en  24  fuseaux  et  à  at- 
tribuer à  chacun  d'eux  le  temps  de  son  méridien  médian.  Imagi- 
nons le  cercle  de  l'équateur  partage  en  24  parties  égales  ;  chacune 
correspondra  à  IS"  de  longitude  ou  encore  à  une  heure  de  temps 
de  la  révolution  diurne.  Par  chacune  de  ces  divisions  et  par  la 
ligne  des  pôles  faisons  passer  des  plans.  Le  globe  se  trouvera 
ainsi  distribué  en  24  fuseaux  sphériques,  semblables,  suivant  la 
comparaison  familière  à  Arago,  à  des  tranches  de  melon,  égaux 
entre  eux,  larges  à  l'équateur  et  graduellement  appointis  vers  les 
pôles  arctique  et  antarctique.  On  convient  que  toutes  les  régions 
comprises  dans  un  même  fuseau  auront  une  seule  et  même  heure, 
comme  si  elles  appartenaient  àun  même  pays,  à  une  même  nation. 
Seulement  cette  heure  commune,  au  lieu  d'être  celle  d'une  capi- 
tale, est  celle  du  méridien  qui  passe  dans  le  milieu.  La  surface  de 
celui-ci  s'étend  donc  à  1°  30'  à  l'est  et  à  7"  30'  à  l'ouest  de  ce 
méridien  mcdian  ou  horaire. 

Il  en  résulte  que  dans  une  localité  quelconque,  l'heure  conven- 
tionnelle ne  peut  différer,  de  l'heure  locale  ou  naturelle,  que  d'une 
demi-heure  au  maximum.  Pour  les  lieux  qui  sont  situés  sur  le 
méridien  horaire,  l'heure  du  fuseau  est  celle  même  du  lieu;  pour 
les  lieux  situés  à  l'est,  c'est  l'heure  locale  augmentée  d'un 
nombre  de  minutes  qui  ne  peut  (lépass(M'  trente  ;  pour  les  lieux 
situés  à  l'ouest,  c'est  l'heure  locale  diminuée  dans  les  mêmes  pro- 
portions. On  voit  par  là  que  l'écart  entre  le  temps  conventionnel 
et  le  temps  local  restant  contenu  entre  des  limites  raisonnables 
le  système  dfs  fuseaux  participe  suffisamment,  —  et  certainemtMit 
mieux  que  le  système  de  Y  heure  natioiuil(\  —  des  avantages  du 
régime  naturel,  c'est-à-dire  du  tem|)s  local  ou  du  temps  astrono- 
mique. 

Il  ne  participe  pas  moins  des  avantages  de  Vhriirr  unircrsellr. 
L'heure  d'un  fuseau  dill'ère  de  celle  du  fuseau  voisin,  exactement 


69G  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  heure,  puisque  les  méridiens  horaires  qui  la  fixent  sont  à 
15°  d'arc  l'un  de  l'autre.  Quand  il  est  minuit  (zéro  heure)  dans  le 
fuseau  initial,  il  est  i  heure  du  matin  dans  celui  qui  le  touche 
à  l'Est,  2  heures  dans  le  second,  3  heures  dans  le  troisième,  et 
ainsi  de  suite.  De  cette  manière,  le  temps  n'est  sans  doute  pas 
unifié  à  la  surface  du  globe,  mais  les  heures  s'y  coordonnent  et 
s'y  enchaînent  de  la  manière  la  plus  simple  et  la  plus  commode 
pour  tous  les  calculs  chronologiques. 

Il  y  a  «  coordination  »  de  l'heure  et  «  unification  »  de  ses  sub- 
divisions, minutes  et  secondes.  Un  voyageur  qui  marcherait  vers 
l'est,  n'aurait  jamais  à  toucher  à  la  grande  aiguille  de  son  chrono- 
mètre, l'aiguille  des  minutes;  il  devrait  seulement  faire  avancer 
l'aiguille  des  heures  d'une  division  chaque  fois  qu'il  passerait 
d'un  fuseau  dans  le  suivant.  Les  horloges  du  monde  entier  concor- 
dent donc  quant  aux  minutes  et  aux  secondes.  Au  moment  où 
les  horloges  de  Londres  marquent  midi  10  minutes,  par  exemple, 
on  sait  qu'il  est  exactement  2  heures  10  minutes  à  Saint-Péters- 
bourg, qui  se  trouve  dans  le  second  fuseau  vers  l'est  après  le  fu- 
seau fondamental;  il  est  exactement  6  heures  10  minutes  à  Cal- 
cutta, qui  se  trouve  dans  le  sixième  fuseau.  Au  lieu  d'une  heure 
de  plus,  c'est  une  heure  de  moins  qu'il  faut  compter,  si  l'on  marche 
à  l'ouest  :  on  retranchera  cinq  heures  pour  avoir  l'heure  de  New- 
York,  qui  est  dans  le  cinquième  fuseau  à  l'Occident;  il  y  sera  donc 
7  heures  10  minutes. 

Telle  est  l'économie  du  système,  au  moins  en  théorie.  En 
pratique,  on  se  départ  quelque  peu  de  cette  rigueur.  On  modifie 
la  configuration  des  fuseaux  pour  l'adapter  à  celle  des  pays.  Si 
une  petite  portion  d'un  pays  empiète  sur  un  fuseau,  plutôt  que 
de  lui  assigner  une  heure  difl"érente  de  celle  de  la  masse  princi- 
pale, on  fait  fléchir  la  limite  du  fuseau  de  manière  à  ccntourner 
la  frontière  nationale. 

Quand  l'Espagne  aura  adopté  le  système  des  fuseaux  et 
qu'elle  aura  l'heure  de  Paris  et  de  Londres,  c'est-à-dire  du  fuseau 
initial,  on  appliquera  cette  même  heure  à  la  Galice  et  à  une  partie 
de  la  côte  cantabrique  qui  est  en  dehors  de  ce  fuseau.  De  môme, 
procédera-t-on,  en  France,  pour  la  petite  portion  des  Alpes- 
Maritimes  qui  est  à  l'est  du  fuseau  initial.  En  d'autres  termes,  on 
remplace,  toutes  les  fois  qu'il  y  a  lieu,  les  limites  trop  rigides  du 
fuseau  théorique  par  les  frontières  politiques  ou  naturelles  des 
difl"érens  pays.  Et  par  là,  le  système  des  fuseaux,  sans  rien  perdre 


l'heure  légale.  697 

de  ses  avantages,  participe  en  môme  temps  de  la  commodité  du 
système  de  l'heure  nationale. 

En  ce  qui  concerne  l'Europe,  elle  est  to'it  entière  comprise  dans 
les  trois  premiers  fuseaux  :  la  France,  l'Angleterre,  la  Hollande, 
la  Belgique,  l'Espagne,  le  Portugal  dans  le  fuseau  fondamental; 
les  Etats  Scandinaves,  l'Allemagne,  l'Autriche  proprement  dite 
et  l'Italie,  dans  le  suivant;  la  Russie  occidentale,  la  Hongrie, 
les  États  balkaniques,  la  Grèce,  la  Turquie,  dans  le  troisième. 
MM.  Strecker  et  de  Busschere  ont  désigné  ces  fuseaux,  tout 
aussi  africains  qu'européens,  par  les  noms  de  fuseau  de  l'Europe 
orientale,  de  l'Europe  centrale,  de  l'Europe  occidentale  qui  ont 
été  généralement  adoptés. 

On  a  essayé  de  rendre  la  nomenclature  des  fuseaux  la  plus 
rationnelle  et  la  plus  significative  qu'il  fût  possible.  Plusieurs 
systèmes  ont  été  successivement  proposés  par  MM.  Fleming, 
J.  W.  Allen,  Schram  et  de  Nordiing.  Le  fuseau  initial,  fonda- 
mental, a  reçu  le  nom  de  fuseau  universel;  son  heure  est  appelée 
temps  universel.  Il  est  désigné  par  la  lettre  u.  Les  autres  pour- 
raient être  désignés  par  des  numéros  d'ordre,  l ,  2,  3,  4,...  22  et  23 
en  allant  vers  l'est.  Le  numéro  d'un  fuseau  indique  l'heure  qui 
y  règne  (c'est-à-dire  l'heure  locale  de  son  méridien  médian)  au 
moment  où  il  est  midi  dans  le  fuseau  initial,  à  Paris  et  à  Green- 
wich.  M.  Sandford  Fleming,  au  lieu  de  chiffres,  a  utilisé  les  23 
lettres  de  l'alphabet  latin  (l'u  qui  n'en  fait  point  partie  étant  ré- 
servé au  fuseau  fondamental;.  Ces  fuseaux  sont  donc  désignés 
par  les  lettres  a,  n,  c,  d,  e,  f,  g,  n,  i,  j,  k,  l,  m,  n,  o,  p,  q,  r,  s,  t, 
V,  x,  Y,  z,  correspondant  aux  vingt-trois  premiers  nombres.  A  l'u 
répond  le  chiffre  stv-o.Il  s'agit  de  savoir  le  rang  de  chaque  lettre 
dans  l'alphabet  pour  avoir  la  correspondance  de  l'heure  dans  le 
fuseau  qu'elle  désigne  avec  celle  du  fuseau  initial. 

Cette  notation  fut  trouvée  trop  abstraite.  Les  Américains  lui 
préférèrent  celle  de  W.-F.  Allen,  qui  consiste  à  donner  à  chaque 
fuseau  un  nom  géographique  qui  s'y  rap|)orte.  De  ces  dénomi- 
nations les  seules  usuiîUes  sont  celles  qui  désignent  les  quatre  fu- 
seaux do  l'AuKîrique  du  Nord,  à  savoir,  en  procédant  de  l'occi- 
dent à  l'orient  :  Pdci fie-Mountain  (Montagnes  Uocheuses)  Cen- 
tral, Eastern  et  La  IHata  ou  hitercolnnial . 

La  nomenclature  qui  semble  préférable  ;\  toutes  les  autres  est 
celle  de  M.  Schram.  Les  fuseaux  y  sont  désignés  par  un  nom  géo- 
graphique qui  s'y  rattache;  mais  en  outre,  co  nom  est  symbo- 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lique,  en  ce  qu'il  est  choisi  de  façon  que  les  lettres  initiales  sui- 
vent l'ordre  de  l'alphabet  latin,  si  l'on  énumère  les  fuseaux,  en 
marchant  vers  l'est.  Le  fuseau  fondamental,  hors  rang,  porte  le 
nom  de  fuseau  universel,  son  heure  s'appelle  temps  universel:  son 
symbole  est  U.  Le  premier  fuseau,  à  l'est  de  celui-ci,  est  appelé 
Adriatique,  son  symbole  est  A  :  son  heure  avance  d'une  unité  sur 
le  temps  universel.  Vient  ensuite  le  fuseau  du  Bosphore,  dont  le 
symbole  est  B;  son  heure  est  on  avance  de  deux  heures  sur  le 
temps  universel.  Il  répond  à  Gonstantinople,  Saint-Pétersbourg, 
c'est-à-dire  à  l'Europe  orientale,  comme   les  deux  précédens  à 
l'Europe  centrale  et  à  l'Europe  occidentale  ;  et  l'on  voit  maintenant 
pourquoi  M.  Pasquier  critiquait  ces  dénominations  très  expres- 
sives sans  doute,  mais  qui  rompent  la  convention  symbolique, 
dont  nous  allons  dire  l'utilité.  Viennent  ensuite,  toujours  plus  à 
l'est  avec  les  symboles  c,  d,  e,  /,  </,  h,...  etc.,  les  fuseaux  désignés 
par  les  noms  :  Caucase,  /)aria,  £"lephanta,  Fakir,  Gobi,  Boang- 
Ho,  Japon,  A'ouriles,  /.oyalty,  Milieu  ou  3/edium  correspondant 
à  l'antipode  du  fuseau  fondamental,  A'ounivak,  Otahiti,  Pitcairn, 
Quadra,  jRocky-Mountain,  Supérieur,  Jolima,  Saint- Fincent,  ces 
quatre  derniers  répondant  respectivement,  dans  l'Amérique  du 
Nord,  aux  fuseaux  appelés  par  Allen  :  Pacifie-Mountain,  Central, 
Eastern,  Intercolonial.  Enfin,  les  trois  derniers  qui  couvrent  une 
grande  partie  de  l'Atlantique,  sont  les  fuseaux  de  A'ingu  (au  nord 
du  Brésil),  Foung  Baie  (Groenland),  etZighinchor(côte  d'Afrique). 
L'utilité  du  symbole  alphabétique  devient  évidente  dans  les 
usages  télégraphiques.  On  ajoute,  comme  indication  de  service, 
à  l'heure  d'envoi  de  la  dépêche  la  lettre-symbole  du  fuseau  de 
départ;  par  exemple  pour  un  télégramme  expédié  de  Gonstan- 
tinople à  Paris  à   10  heures   32   minutes,  on  écrit  B.  10.32.  Au 
reçu   de  la  dépèche,  on  sait    qu'il    s'agit  du   fuseau  B,    second 
fuseau  (B  =  2),  où  l'heure  est  en  avance  de  deux  heures  sur  le 
fuseau  universel  de  Paris.  Le  destinataire,  sait  donc  qu'il  était 
8  heures  40  minutes  à  Paris,  au  moment  de  l'expédition,  l'heure 
d'arrivée  lui  apprend  la  durée  de  transmission.  Les  adversaires 
du  système  des  fuseaux  disent  avec  M.  Caspari  qu'il  n'est  pas  né- 
cessaire que  les  particuliers  puissent  connaître,  sans  calcul,  la 
durée  de  transmission.  A  quoi  l'on  peut  répondre,  avec  M,  A.  Pou- 
lain, que  tout  au  contraire  il  y  a  pour  le  destinataire  intérêt  à 
avoir  ce  renseignement,  par  exemple  pour  se  rendre  compte  si 
sa  réponse,  exigeant  une  égale  durée  de  transmission,  pourra  arri- 


l'heure  légale.  699 

ver  à  temps,  avant  le  départ  d'un  train  ou  d'un  bateau.  D'ailleurs, 
la  question  est  tranchée  en  fait  par  les  pétitions  des  chambres  de 
commerce  et  des  unions  commerciales,  réclamant  précisément 
que  les  télégrammes  portent  des  indications  de  ce  genre. 

La  traduction  facile,  dans  le  système  des  fuseaux,  du  temps 
local  en  temps  universel,  permet  aux  météorologistes,  en  grou- 
pant les  indications  locales,  de  reconstituer  facilement  la  marche 
et  de  déterminer  la  vitesse  de  propagation  d'un  orage  ou  d'un 
tremblement  de  terre. 

En  ce  qui  concerne  les  chemins  de  fer,  il  n'est  pas  besoin  de 
longues  explications  pour  faire  comprendre  les  simplifications 
apportées  par  l'usage  des  fuseaux.  Au  lieu  des  huit  changemens 
d'heure  et  minutes  qu'il  fallait  subir  quand  on  allait  de  Paris  à 
Contantinople,  il  n'y  en  a  plus  que  deux,  au  moment  où  l'on 
passe  la  frontière  allemande,  c'est-à-dire  où  l'on  entre  dans  le  fu- 
seau A  de  l'Europe  centrale;  et  au  moment  où  l'on  passe,  à  la 
frontière  bulgaro-turque,  dans  le  fuseau  B  de  l'Europe  orientale; 
et  ces  deux  changemens  consistent  dans  une  avance  d'une  heure 
chaque  fois,  sans  qu'il  y  ait  à  toucher  aux  minutes. 

Tous  ces  avantages  permettent  de  comprendre  le  succès  ra- 
pide et  presque  foudroyant  du  système  des  fuseaux  horaires. 
M.  Sandford  Fleming  l'imagine  en  1876;  les  États-Unis  l'adoptent 
en  1883  ;  le  Japon  l'introduit,  le  l'^"'  janvier  1888,  pour  tous  les 
usages  de  la  vie  civile.  En  1891,  c'est  le  tour  de  l'Autriche  qui 
prend  l'heure  de  l'Europe  Centrale  (Greenwich  +  1);  à  la  même 
date,l"  octobre  1891,  la  Roumanie  et  la  Bulgarie,  pour  le  service 
de  leurs  voies  ferrées,  se  règlent  sur  le  fuseau  de  l'Europe  orien- 
tale (Greenwich  H-  2).  Le  l'""  avril  1892,  l'Alsace-Lorraine, le  du- 
ché de  Bade,  le  Wurtemberg  et  la  Bavière,  prennent  l'heure  de 
l'Europe  Centrale.  Un  mois  après,  le  1*"' mai  1892,  la  Belgiiiueet 
la  Hollande,  comprises  dans  le  fuseau  fondamental, exécutent  la 
correction  nécessaire  pour  faire  concorder  leur  heure  avec  le  temps 
universel;  l'Italie  a,  depuis  le  !''  novembre  1893,  l'heure  du  fu- 
seau de  ri'^uropo  (Centrale  (Greenwich  4-  1).  La  Suisse  avait  agi 
de  môme  le  l'-'' juin  de  la  même  année.  Elle  avait  hésité,  étant  à 
cheval,  en  quelque  sorte,  sur  les  deux  fuseaux,  entre  l'heure  uni- 
vers(>lle  c'rst-à-dire  la  nôtre  et  l'heure  de  l'iùirope  Centrale.  La 
Bosnie  et  l'Herzégovine  à  partir  du  l*"' janvi(>r  1892;  la  Hongrie  et 
Budapeslh  depuis  le  l'"'"  juin  ;  le  Danemark  le  I  "  janvier  I89i  ;  la 
Norwège  le  f''  janvier  189o,  l'Australie  et  la  Nouvelle-Zélande  le 


700  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

|er  février  1895  ;  l'Afrique  méridionale,  le  Gap  enfin  se  sont  ralliées 
au  système  des  fuseaux  horaires.  Si  l'on  considère  que  l'Angleterre 
depuis  1848,  la  Suède,  depuis  le  1"  septembre  1879,  jouissaient 
de  ce  régime  et  que  la  Russie  occidentale,  par  un  heureux  hasard, 
était  en  accord  avec  lui  à  une  minute  près,  on  constatera,  en  fin 
de  compte,  que  la  France  reste  seule,  avec  l'Irlande,  l'Espagne  et  le 
Portugal,  en  dehors  de  l'accord  universel  ;  on  comprendra  l'éten- 
due de  notre  isolement  et  l'urgence  qu'il  y  a  à  le  faire  cesser. 

Qu'attendons-nous  davantage?  L'avènement  d'un  régime  plus 
parfait?  L'application  du  système  décimal  à  la  mesure  de  l'heure 
et  à  celle  des  longitudes?  Mais  il  est  à  peu  près  certain  que  la  dé- 
cimalisation de  l'heure  aura  pour  base  la  division  de  la  circonfé- 
rence en  240  degrés,  c'est-à-dire  qu'elle  laissera  subsister  les 
24  fuseaux  actuels  comprenant  à  l'avenir  10  degrés  au  lieu  de  15. 
L'heure  n'éprouvera  donc  aucun  changement,  de  ce  fait;  et  ses 
subdivisions  pourront  concorder  avec  le  régime  des  fuseaux. 

La  résistance  vient  d'ailleurs.  Le  système  des  fuseaux  exige 
comme  point  de  départ  un  méridien  initial  qui  serve  d'axe  au  fu- 
seau fondamental  et  qui  règle  le  temps  universel.  En  théorie,  ce 
méridien  peut  être  quelconque  ;  ce  pourrait  être  celui  de  l'île  de 
Fer,  comme  l'avait  voulu  Richelieu  ;  celui  de  Rehring,  comme  l'a 
proposé  M.  Janssen,  au  Congrès  de  Washington;  celui  de  Jérusa- 
lem,comme  le  demandait  l'Institut  de  Rologne;  enlin  celui  même  de 
l'Observatoire  de  Paris. Il  n'en  a  pas  été  ainsi.  En  fait,  et  par  suite  de 
la  manière  même  dont  les  choses  se  sont  successivement  établies, 
c'est  le  méridien  de  Greenwich  qui  a  servi  de  point  de  départ.  Il  y  a 
maintenant  possession  d'état.  Au  lieu  de  promener  par  le  monde 
un  chronomètre  en  désaccord  avec  tous  les  autres,  retardons-le 
de  9  minutes  21  secondes,  comme  le  propose  le  projet  soumis  au 
Sénat;  cela  suffira  pour  nous  rallier  au  système  des  fuseaux, 
adopté  par  le  monde  entier,  et  nous  faire  bénéficier  de  ses  avan- 
tages. On  prétend  que  ce  serait  implicitement  trancher  en  faveur 
de  Greenwich  la  querelle  relative  au  méridien  initial  et  que  cette 
solution  est  inacceptable.  C'est  là  un  point  qui  exigera  un  examen 
approfondi. 

A.  Dastre. 


UNE 


CORRESPONDANCE  SECRÈTE 


PENDANT  LA  RÉVOLUTION 


Louis  Sifferin  de  Salamon  était  né  à  Carpentras,  le  22  octobre  1759. 
A  vingt  ans,  il  fut  reçu  docteur  en  théologie.  Pie  VI  lui  voulait  du 
bien,  et  deux  ans  plus  tard,  quoiqu'il  n'eût  pas  l'âge  requis,  il  était 
auditeur  de  rote  et  doyen  du  chapitre  d'A\'ignon.  Bien  que  sujets  du 
pape,  les  habitans  du  Comtat-Venaissin  avaient  comme  les  Fran- 
çais de  France  le  droit  d'exercer  toutes  les  charges  du  royaume.  Une 
place  de  conseiller-clerc  au  Parlement  de  Paris  vint  à  vaquer;  l'abbé 
de  Salamon  l'acheta,  et  il  prit  part  aux  débats  du  fameux  procès 
du  Collier.  Il  s'était  flatté  de  \àvre  et  de  mourir  «  sur  les  fleurs  de 
lis  ;  »  il  n'avait  pas  prévu  que  les  états  généraux  supprimeraient  le 
Parlement.  Après  avoir  siégé  dans  la  Chambre  des  vacations  établie 
pour  remplir  l'intérim,  il  changea  d'emploi.  Le  nonce,  M^''  Duguani, 
dont  la  situation  était  devenuiî  fort  diflicile,  reçut  un  jour  dans  son 
carrosse  la  tête  d'un  garde  du  corps;  il  prit  son  poste  en  dégoût,  se 
retira  en  Savoie,  et  toutes  communications  oflicielles  entre  le  Vatican 
et  la  France  se  trouvèrent  interrompues.  Cependant  le  siiint-siègo 
éprouvait  le  besoin  d'avoir  à  Paris  un  homme  do  conliancc,  un  ronde 
de  pouvoirs,  qui  s'occupât  de  ses  afl'aires  et  le  tint  au  courant.  L'abbé 
de  Salamcni  fut  cet  homme  de  confiance.  Depuis  quelque  temps  déjà 
il  correspondait  avec  le  cardinal  de  Zolada,  secrétaire  d'I'Ual  du  pape 
Pie  VI.  Il  devint  l'informateur  oflicieux  et  l'agoni  .secret  du  cabinet 
de  Sa  Sainteté. 

Ce  n'était  pas  un  emploi  sans  danger.  En  juillet  1792,  il  fui  arrêté, 


702  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  il  n'échappa  que  par  miracle  à  la  boucherie  de  Septembre.  Il  a 
raconté  lui-même  l'horrible  nuit  qu'il  passa  à  l'Abbaye;  s'il  n'y  laissa 
pas  sa  vie,  il  y  laissa  ses  cheveux  :  «  Je  me  passais  fréquemment  la 
main  droite  sur  la  tête,  et  tout  en  cherchant  en  moi-même  les  moyens 
de  me  sauver,  je  me  grattais  machinalement  avec  tant  de  force  que, 
sans  m'en  douter,  je  m'arrachai  jusqu'à  la  racine  des  cheveux.  Aussi, 
dès  lors,  se  mirent-ils  à  tomber  par  grandes  touffes,  si  bien  que,  dans 
l'espace  de  trois  mois,  je  de^•ins  aussi  chauve  que  je  le  suis  maintenant.» 

Il  n'était  pas  au  bout  de  ses  peines  ni  de  ses  alertes.  Il  avait  été 
l'un  des  signataires  de  la  protestation  du  Parlement  contre  les  actes 
de  l'Assemblée  nationale  ;  le  Comité  de  sûreté  générale  lança  contre 
lui  un  décret  de  prise  de  corps.  Il  fut  réduit  à  errer  dans  les  environs 
de  Paris,  couchant  où  il  pouvait,  dormant  parfois  à  la  belle  étoile, 
traqué,  disait-il,  comme  une  bête  fauve.  Sous  le  Directoire,  il  sera 
arrêté  de  nouveau  et  mis  en  jugement  pour  avoir  entretenu  une  corres- 
pondance clandestine  avec  les  ennemis  de  l'État.  Il  se  targuait  avec 
raison  d'avoir  rendu  de  grands  et  périlleux  services;  U  trouva  que 
Rome  était  lente  à  les  reconnaître,  il  accusait  «  ces  Messieurs  d'oubher 
facilement  ce  qu'on  avait  fait  pour  eux.  »  Quand  il  reçut  avec  la  con- 
sécration épiscopale  le  titre  d'évêque  in  partibm  d'Orthozia,  cette  ré- 
compense lui  parut  maigre;  mais  en  1820,  il  fut  nommé  évêque  de 
Saint-Flour  ;  cette  fois  il  fut  content,  et  il  se  signala  dans  son  diocèse 
par  son  zèle,  par  des  fondations  utiles,  par  ses  vertus  d'excellent 
administrateur. 

Entre  1808  et  1812,  à  la  demande  de  M"*  de  Villeneuve-Ségur,  il 
avait  écrit  ses  Mémoires  en  itaUen.  Il  y  racontait  «  son  martyre,  sa  y\q 
sous  la  Terreur,  son  procès  sous  le  Directoire.  »  M.  l'abbé  Bridier  a 
retrouvé  récemment  et  publié  en  traduction  ces  Mémoires  inédits,  qui 
ont  été  fort  goûtés  :  le  fils  du  consul  de  Carpentras  avait  le  don  de  narrer 
des  événemens  extraordinaires  et  sinistres  avec  beaucoup  de  naturel 
et  d'agrément  (1).  Cependant  des  critiques  sévères  lui  ont  cherché  que- 
relle; ses  récits  leur  ont  paru  suspects,  ils  y  ont  relevé  plus  d'un  détail 
inexact.  L'atbé  prétendait  avoir  été  nommé  internonce  du  pape  après 
le  départ  de  M^""  Dugnani;  on  a  remarqué  fort  justement  «  que  la  non- 
ciature de  Paris  occupait  dans  la  hiérarchie  diplomatique  un  rang  qui 
ne  comportait  pas  d'internonce,  et  qu'au  surplus  Ms"^  Dugnani,  absent, 
mais  non  rappelé  de  son  poste,  en  demeurait  officiellement  titulaire.  » 

Aujourd'hui  nous  ne  pouvons  plus  douter  qu'il  n'entretînt  une  cor- 

(1)  Mémoires  inédits  de  Vintenionce  à  Paris  pendant  la  révolution,  1790-iSOI,  par 
l'abbé  Bridier,  du  clergé  de  Paris,  1892  ;  librairie  Pion. 


UNE    CORRESPONDANCE    SECRÈTE    PENDANT    LA    RÉVOLUTION.        703 

respondance  réglée  avec  la  cour  de  Rome.  M.  le  vicomte  de  Richemont 
a  découvert  dans  les  archives  du  saint-siège  une  liasse  de  ses  lettres 
et  les  minutes  des  réponses  du  cardinal  secrétaire  d'État,  et  cette  cor- 
respondance bilatérale,  qui  va  du  29  août  1791  au  21  mai  1792,  fait  foi 
que  si  l'abbé  de  Salamon  ne  fut  pas  un  internonce  en  titre,  il  exerça 
réellement  les  fonctions  de  l'emploi,  qu'il  a  été  charge  pendant  la  Révo- 
lution des  affaires  du  saint-siège  à  Paris  (1). 

Quoique  l'Assemblée  nationale  eût  interdit  de  publier,  d'imprimer, 
de  colporter  des  actes  émanés  de  la  cour  de  Rome,  il  transmit  aux  ar- 
chevêques métropolitains  et  répandit  dans  le  public  les  brefs  du  pape 
contre  la  constitution  civile  du  clergé.  Ce  fut  lui  qui  notifia  au  cardinal 
de  Brienne,  archevêque  de  Sens,  le  décret  qui  le  retranchait  du  sacré- 
collège  et  lui  interdisait  de  porter  la  pourpre.  Ce  fut  par  ses  soins  que 
le  roi  et  la  reine  reçurent  deux  copies  manuscrites,  dans  les  deux 
langues,  de  la  protestation  du  souverain  pontife  contre  l'occupation 
d'A\ignon  et  du  Comtat-Venaissin.  Il  faisait  insérer  dans  les  journaux 
toutes  les  informations  auxquelles  le  saint-siège  désirait  donner  quelque 
publicité,  et,  comme  il  savait  se  servir  de  tout  le  monde,  il  avait  à  sa 
solde,  dans  l'occasion,  des  journalistes  démocrates.  Il  était  en  re- 
lation avec  le  comité  des  évêques  réfractaires,  réunis  à  Paris,  qu'il 
rappelait  parfois  à  l'observation  des  vrais  principes.  Le  cardinal  de 
Zelada  lui  demandait  souvent  son  avis  sur  les  questions  du  jour,  et  il 
prenait  plaisir  à  prodiguer  des  conseils,  qui  à  la  vérité  n'étaient  pas 
toujours  suivis.  Mais  sa  principale  occupation  était  de  remplir  con- 
sciencieusement ses  devoirs  d'informateur.  Il  avait  affaire,  écrivait-il 
dans  ses  Mémoires,  «  à  un  pape  très  curieux,  qui  désirait  qu'on  lui 
envoyât  toutes  les  caricatures  et  tous  les  livres  récemment  parus, 
fussent-ils  dirigés  contre  sa  personne.  »  Avec  des  caisses  contenant 
jusqu'à  cent  trente  volumes,  il  expédiait  des  brochures,  des  estampes, 
des  journaux,  des  numéros  du  Prrc  Duchesne,  et  ses  envois  étaient 
accompagnés  d'une  gazette  politique,  rédigée  par  lui,  qu'au  témoignage 
du  cardinal,  on  lisait  à  Rome  «  avec  un  véritable  plaisir.  » 

Ne  plaignant  ni  ses  pas  ni  ses  peines,  très  répandu,  très  allant,  il 
était  à  même  de  se  renseigner.  Il  avait  de  nombreuses  et  belles  rela- 
tions; il  fréquentait,  nous  dit-il,  la  meilleure  société  de  Paris.  Son 
portrait,  conservé  au  musée  Calvet,  le  représente  en  magistrat  du  Par- 
lement, portant  le  rabat  et  la  robe  noire  aux  larges  manches  brodées 

(1)  Corrcfiponrlniice  .tecrè/e  de  l'a/ihé  de  Salamnn,  cluirifé  des  affuirea  du  Salnt- 
Slrr/e  à  Paris  jicndunf  lu  liévolu/ioii,  avec  le  cardinal  de  Zelada,  publii'o  par  le 
vi<omte  de  Richemont,  1898;  librairie  l'Ion. 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  pourpre,  et  Tabbé  Bridier  a  raison  de  dii-e  «  que  ce  portrait  illustre 
bien  son  caractère.  »  La  taille  droite  et  dégagée,  soigneusement  pou- 
dré, toujours  rasé  de  frais,  les  traits  réguliers,  l'œil  vif,  les  lèvres 
minces,  l'air  à  la  fois  affable  et  résolu,  il  joignait  l'autorité  à  la  sé- 
duction, et  il  avait  le  don  de  gagner  les  cœurs.  11  lui  était  si  naturel 
d'inspirer  la  confiance  que  les  hommes  les  plus  réservés  lui  révélèrent 
quelquefois  leurs  plus  secrètes  pensées;  mais  on  n'est  pas  parfait  : 
plus  insinuant  que  pénétrant,  il  lui  arriva  souvent  aussi  de  prendre 
les  balivernes  pour  des  secrets. 

S'il  avait  affaire  à  un  pape  infiniment  curieux,  il  avait  lui-même  le 
goût  des  commérages,  des  ragots.  Il  annonce  au  secrétaire  d'État,  le 
26  décembre  4791,  que  le  nouveau  ministre  de  la  Guerre,  M.  de  Nar- 
bonne,  surnommé  Linotte,  «  a  bu  chez  la  Contât,  célèbre  actrice, 
treize  bouteilles  de  Champagne,  lui  cinquième,  qu"il  est  parti  ensuite 
pour  Metz,  pour  aller  tàter  l'armée,  accompagné  de  plusieurs  de'  ses 
semblables,  et  que  Sa  Majesté  a  dit  :  Voilà  une  belle  carrossée.  »  Il 
mande,  le  6  février  1702,  «  que  M.  Basire  et  le  capucin  Chabot,  deux 
législateurs  français,  étant  allés  se  délasser  de  leurs  travaux  nationaux 
chez  une  fille,  sont  devenus  très  malades,  à  un  tel  point  que  Chabot  a 
failli  périr...  Le  cas  était  si  grave  qu'on  a  parlé  d'amputation  ;  il  n'y 
aurait  pas  eu  grand  mal  pour  un  capucin  sorti  de  l'enfer.  Cette  anec- 
dote est  risible,  mais  elle  est  vraie.  »  Il  rapporte  dans  cette  même 
lettre  que  le  roi  de  Prusse  a  dit  au  comte  de  Ségur,  envoyé  en  mission 
à  Berlin  :  «  "Vous  êtes  surpris  du  froid  accueil  que  vous  avez  reçu  de 
moi.  Sachez  que  je  n'ignore  point  que  vous  venez  dans  mes  États 
d'une  manière  indigne  d'une  personne  de  votre  caractère;  je  sais  que 
vous  avez  des  lettres  de  change  pour  deux  millions  sur  Berlin,  pour 
un  million  sur  la  place  d'Amsterdam  et  une  grande  quantité  de 
diamans  et  de  bijoux.  Votre  but  est  de  corrompre  ceux  qui  m'en- 
tourent. »  Il  ajoute  que  M.  de  Ségur,  désespéré,  s'est  donné,  en  ren- 
trant chez  lui,  trois  coups  de  couteau.  Cette  histoire,  qui  était  un 
roman,  ne  lui  paraît  point  invraisemblable. 

11  faut  en  convenir,  habile  à  se  renseigner,  l'abbé  de  Salamon  était 
absolument  dénué  d'esprit  critique.  En  janvier  1792,  il  dénonce  un 
dangereux  complot,  tramé  dans  le  boudoir  de  M""^  de  Staël.  A  l'en 
croire,  le  petit  comité  qui  se  rassemblait  chez  cette  femme  redoutable 
avait  proposé  au  conseil  du  roi  d'envoyer  à  Londres,  comme  ministres 
accrédités,  trois  patriotes,  l'évêque  d'Autun,  Rabaut  Saint-Étienne  et 
Bonnecarrère,  chargés  de  conclure  avec  le  gouvernement  anglais  une 
alliance  contre  l'Espagne. 


LNE  CORRESPONDANCE  SECRÈTE  PENDANT  LA  RÉVOLUTION.    70o 

Mais  le  dessein  secret  de  M""*  de  Staël  était  de  se  servir  de  ses  trois 
émissaires  pour  soulever  les  communes  contre  les  catholiques  et  former 
une  ligue  entre  les  protestans  d'Angleterre  et  ceux  de  France  :  «  Voilà 
le  vrai  but  de  cette  mission  soudaine.  Votre  Éminence  n'aura  pas  de 
peine  à  penser  que  Necker  est  toujours  derrière  les  rideaux;  De  Les- 
sart,  ministre  des  Affaires  étrangères,  est  la  créature  de  Necker  ;  il  a 
adopté  le  projet,  et  Rabaut,  ministre  protestant,  est  son  protégé,  le 
directeur  de  M""'  Necker  et  le  très  humble  serAiteur  de  l'intrigante 
ambassadrice,  fille  de  ce  monstre  que  l'enfer  a  vomi  des  marais  de  Ge- 
nève pour  le  malheur  de  la  France.  »  M™^  de  Staël  l'inquiétait  beau- 
coup, faisait  travaOler  son  imagination.  Deux  mois  plus  tard,  il  lui 
imputait  d'autres  trames  plus  criminelles  encore.  11  affirmait  que  pour 
venger  son  ami  Narbonne,  tombé  en  disgrâce  et  renvoyé  du  ministère 
delà  Guerre,  cette  républicaine,  cette  Genevoise  furibonde  avait  juré 
de  renverser  la  monarchie,  qu'elle  se  proposait  d'établir  un  comité 
pris  dans  l'Assemblée  et  de  lui  donner  pour  chef  Narbonne,  qui  aurait 
prêté  serment  comme  ministre  national  :  «  Le  roi  eût  été  conservé 
comme  président,  mais  on  aurait  eu  le  soin  de  le  représenter  ensuite 
comme  un  être  fort  onéreux  et  très  dangereux  dans  le  nouvel  ordre 
pohtique  de  choses,  et  on  l'aurait  éconduit  avec  une  modique  pension 
avant  la  fin  de  l'année,  pour  proclamer  la  république  fédérative  et  un 
congrès  à  l'instar  des  États-Unis  d'Amérique...  Le  peu  d'ensemble  qui 
règne  parmi  eux,  ajoutait-il,  a  suspendu,  peut-être  momentanément, 
ce  funeste  projet .  » 

Le  cardinal  de  Zelada  se  félicitait  d'aA^oir  un  correspondant  aussi 
exact,  aussi  infatigable,  et  l'accablait  de  compUmens  :  «  Les  circon- 
stances actuelles  me  font  à  présent  attendre  avec  plus  d'impatience 
que  jamais  l'arrivée  de  vos  lettres  ;  je  ne  les  lis  pas,  je  les  dévore,  et  le 
saint-père  se  fait  une  vraie  satisfaction  de  lire  d'un  bout  ;\  l'autre  vos 
feuilles  et  les  pièces  y  jointes,  qui  vous  méritent  les  plus  grands 
éloges.  »  Cependant,  on  savait  séparer  la  balle  du  grain  et,  de  temps  à 
autre,  on  mêlait  aux  louanges  un  mot  d'avertissement  :  «  Les  détails 
innombrables  dont  est  composé  votre  numéro  79  font  toujours  l'éloge 
de  votre  activité  ;  mais  ils  ne  me  fournissent  point  un  sujet  positif  do 
réponse,  ne  voulant  pas  me  livrer  à  dos  conjectures  vagues  et  toujours 
incertaines  ou  îi  des  déclamations  bien  plus  inutiles  encore.  »  On  lui 
recommandait  aussi  «  de  no  rien  hasarder  »,  h  quoi  l'abbé  répondait  : 
«  Je  ne  suis  pas  facile  à  croire  et  je  sais  toute  l'importance  qu'il  y  a  à 
ne  donner  que  des  notions  très  sûres.  Je  ne  crois  pas,  jusqu'i\  ce  mo- 
ment, m'être  égaré,  surtout  pour  les  affaires  do  quoique  conséquence, 

TOJIB  CXLVlll,  —   1898.  >3 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  si  quelques  événemens  ne  se  sont  pas  trouvés  parfaitement  vrais, 
c'a  été  l'effet  de  quelques  circonstances  survenues;  mais  dans  le  mo- 
ment que  je  les  écrivais,  ils  étaient  véritables.  »  Il  eût  mieux  aimé 
mourir  que  de  confesser  que  le  "comte  de  Ségur  ne  s'était  pas  donné 
trois  coups  de  couteau,  et  que  l'abbé  de  Salamon  s'était  mépris  sur  les 
desseins  secrets  et  scélérats  de  M"''  de  Staël. 

Ce  nouvelliste  intrépide,  qui  manquait  de  sens  critique,  ne  se  pi- 
quait pas  non  plus  d'avoir  le  sentiment  des  nuances.  Il  croyait  avoir 
tout  dit  quand  il  avait  déclaré  qu'un  tel  était  un  monstre,  Victor  de 
Broglie  un  révolutionnaire,  Cambon  un  fou,  que  l'Assemblée  législa- 
tive était  une  infernale  assemblée  et  qu'on  avait  tort  de  laisser  wixve 
tranquille  l'infernal  Prudhomme,  que  l'abbé  Louis  n'avait  d'autre  mé- 
rite qu'une  grande  fatuité  et  une  docilité  rampante  pour  la  furibonde 
Genevoise,  que  le  palais  de  Philippe  servait  de  repaire  aux  tigres,  que 
les  jacobins  enrôlaient  les  brigands,  que  les  atroces  enfans  de  Calvin 
les  payaient,  «  que  la  Révolution,  en  gros  et  en  détail,  n'était  ni  plus 
ni  moins  qu'une  spéculation  de  voleurs.  » 

Aux  jugemens  rigoureux,  aux  déclamations  il  joignait  les  -pro- 
phéties. Il  estimait  avec  raison  que  la  guerre  était  inévitable  et  ne  tar- 
derait pas  à  éclater,  mais  il  affirmait  que  la  France  se  défendrait  mal 
ou  ne  se  défendrait  pas.  Le  cardinal  de  Zelada  en  était  moins  sûr  que 
lui  et  lui  représentait  que,  dans  certaines  occurrences,  il  est  bien  dif- 
ficile «  d'asseoir  un  jugement  positif,  »  que  tous  les  télescopes  poli- 
tiques étaient  tournés  vers  la  France,  mais  que  cette  comète  décrivait 
une  orbite  irrégulière  qui  déroutait  tous  les  calculs,  qu'U  n'était  pas 
aisé  non  plus  de  pénétrer  les  dispositions  secrètes  des  différens  cabi- 
nets de  l'Europe,  que  les  événemens  décideraient  de  leur  conduite, 
que  chaque  puissance  ne  prendrait  conseil  que  de  ses  propres  intérêts, 
qu'il  était  inutile  de  se  perdre  en  de  vaines  spéculations  :  «  Le  temps 
seul  pourra  nous  éclairer.  »  A  bon  entendeur  salut;  mais  l'abbé  de 
Salamon  n'entendait  nettement  que  ce  qu'U  se  disait  à  lui-même. 

Si  ses  lettres,  toujours  piquantes,  quelquefois  instructives,  étaient 
goûtées  à  Rome,  on  n'y  acceptait  que  sous  bénéfice  d'inventaire  et  ses 
nouvelles  et  ses  prédictions  et  surtout  ses  conseils.  Rome  sait  que  les 
actions  humaines  et  toutes  les  choses  de  ce  monde  sont  infiniment 
complexes,  et  que  les  comptes  se  règlent  le  plus  souvent  par  des  cotes 
mal  taillées.  Elle  a  des  principes  éternels,  immuables,  universels,  dont 
elle  ne  démord  point,  mais  que,  dans  la  conduite  de  la  vie, la  politique 
tempère;  elle  allie  aux  maximes  générales,  aux  théories  inflexibles  un 
savant  opportunisme,  la  prudence  qui  se  conforme  aux  lieux  et  aux 


UNE    CORRESPONDANCE    SECRÈTE    PENDANT    LA    RÉVOLUTION.        707 

temps  et  le  discernement  des  cas  particuliers,  et  elle  avait  reconnu  de 
bonne  heure  que  la  Révolution  était  un  de  ces  cas  spéciaux,  auxquels 
il  est  dangereux  d'appliquer  les  règles  communes. 

L'abbé  de  Salamon  n'était  ni  un  politique  ni  un  philosophe,  et  il 
n'avait  pas  cette  souplesse  d'esprit  qui  distingue  les  vrais  hommes 
d'Église.  Une  voyait  dans  la  Révolution  qu'un  affreux  désordre,  qui 
ne  pouvait  durer.  Plus  la  bourrasque  était  terrible,  plus  on  avait  lieu 
de  croire  qu'elle  serait  courte  et  qu'avant  peu,  tout  rentrerait  dans 
l'ordre.  Ne  comprenant  rien  aux  idées  nouvelles  et  i.ux  passions  révo- 
lutionnaires, jacobins,  feuillans,  constiluans,  royalistes  libéraux 
n'étaient  à  ses  yeux  que  des  pervers  ou  des  égarés.  Il  tenait  pour  cer- 
tain que  les  égarés  viendraient  bientôt  à  résipiscence,  qu'on  mettrait 
les  pervers  à  la  raison,  que  l'ancien  régime  renaîtrait  de  ses  cendres, 
que  le  nouvel  ordre  de  choses  disparaîtrait  en  une  nuit  sans  laisser 
dans  le  monde  aucune  trace  de  son  sinistre  passage.  Il  en  concluait 
qu'il  ne  fallait  point  traiter  avec  ce  fantôme,  il  posait  en  principe  que 
les  concessions  déshonorent  et  perdent  ceux  qui  les  font  ;  il  avait  hor- 
reur des  compromis,  U  était  le  plus  intransigeant  des  hommes. 

Tel  il  s'était  montré  avant  1789,  lorsqu'il  siégeait  au  Parlement,  où 
on  l'appelait,  disait-il,  «  le  petit  ullramontain,  sans  que  cela  diminuât 
l'attachement  et  la  considération  que  lui  témoignait  la  Compagnie.  »  Il 
s'est  vanté  dans  ses  Mémoires  d'avoir  déployé  un  grand  zèle  contre 
l'édit,  enregistré  le  9  janvier  1788,  qui  rendait  aux  protestans  l'état 
civil,  et  qui,  selon  lui,  n'eût  point  passé  si  au  dernier  moment  l'arche- 
vêque de  Paris  n'avait  trahi  la  bonne  cause  :  sa  désertion  en  entraîna 
beaucoup  d'autres.  Il  avait  dénoncé  à  Rome  l'indigne  conduite  de 
M^'  Dillon,  archevêque  de  Narbonne,  qui  en  prenant  congé  du  roi,  à  la 
tête  du  clergé,  «  n'avait  pas  rougi  de  le  remercier  de  l'édit  des  non- 
calholiques.  »  Il  se  plaignait  (jue  le  clergé,  «  corps  faible  et  qui  n'a 
point  de  nerf,  »  n'eût  pas  désavoué  cette  humiliante  démarche.  — 
«  Ah  !  mon  cher  abbé,  lui  dit  un  jour  le  duc  de  Brissac,  où  allons- 
nous  ?  Si  nous  n'avions  pas  laissé  passer  l'édit  des  protestans,  nous 
n'en  serions  peut-être  pas  là.  —  J'en  gémis  tous  les  jours,  monsieur  le 
duc,  répondit-U.  Au  moins  ce  n'est  ni  votre  faute  ni  la  mienne.  » 

Il  se  plaignait  que  le  clergé  n'eût  pas  de  nerf,  il  se  plaignait  aussi 
«  qu'il  se  gUssàt  beaucoup  de  philosophie  dans  tous  les  états  >>  et 
jusque  dans  la  tête  do  quelques  évêques.  11  les  trouvait  trop  timides, 
tro[)  circonspects,  trop  désireux  do  contenter  tout  le  monde.  Il  accu- 
sait l'Oratoire  et  la  Doctrine  chrétienne  de  semai  conduire  :  «  Ils  n'ont 
donné  aucune  improbation  i\  ceux  de  leurs  ujonibrcs  qui  ont  juré  ou 


708  REVL'E  DES  DEUX  MONDES. 

qui  sont  intrus  ;  bien  plus,  je  sais  que  le  général  de  la  Doctrine  a 
donné  à  dîner  à  l'intrus  de  Bourges,  Torné.  »  Il  avait  tort  d'en  vouloir 
à  Torné,  qui  lui  rendra  service  dans  les  sanglantes  journées  de  Sep- 
tembre; mais  il  se  montrait  impitoyable  pour  tout  prêtre  qui  avait 
prêté  le  serment  civique  et  accepté  la  constitution  civile  du  clergé. 

On  annonçait  que  quatorze  ou  quinze  évoques  constitutionnels, 
mécontens  de  leur  situation,  méprisés  de  leur  troupeau,  paraissaient 
disposés  à  abjurer  leur  erreur,  à  abdiquer  l'épiscopat.  L'abbé  craignait 
que  sa  Sainteté  n'usât  de  clémence  à  l'égard  de  ces  rebelles  repentans  : 
«  La  gloire  et  l'honneur  de  l'Kglise  semblent  exiger  peut-être  que  le 
chef  auguste  de  la  religion  ne  se  relâche  point  de  la  sévérité  des  saints 
canons  sur  la  peine  à  infliger  à  ces  évoques  intrus,  môme  après  leur 
désistement  ;  car  si  on  les  recevait  sans  exiger  d'eux  aucune  épreuve 
ou  sans  leur  infliger  aucune  pénitence,  le  peuple  s'imaginerait  qu'on 
peut  disposer  des  sièges  épiscopaux  comme  d'un  gouvernement  de 
province.  »  11  représentait  aussi  au  secrétaire  d'État  qu'U  serait  sou- 
verainement dangereux  de  donner  des  évôchés  in  partibus  à  ces  pé- 
cheurs tardivement  touches  de  la  grâce,  que  ce  serait  assigner  une 
sorte  de  récompense  à  leurs  forfaits,  que  tant  de  mansuétude  aflfecte- 
rait  péniblement  la  partie  saine  du  clergé. 

Quant  aux  prélats  scliismatiques,  il  désirait  qu'on  leur  infligeât  des 
peines  proportionnées  à  leur  crime.  Il  engageait  le  Saint-Père  à  remettre 
en  usage  la  dégradation,  abolie  de  fait.  Il  demandait  qu'aussitôt  l'ordre 
rétabli  en  France,  chaque  évêque  légitime  fit  amener  devant  lui  l'intrus 
qui  avait  usurpé  son  siège  et  le  dégradât  publiquement,  selon  les 
formes  prescrites  dans  le  pontifical  romain.  Il  pensait  que  cette  impo- 
sante cérémonie  produirait  une  heureuse  et  salutaire  impression,  que 
les  peuples  avaient  été  détournés  de  l'Église  «  par  des  sensations  phy- 
siques »,  que  des  sensations  physiques  pouvaient  seules  les  ramener 
à  la  foi  :  «  Par  ce  moyen,  justice  exemplaire  sera  faite.  La  multitude 
même  de  ces  intrus  en  fait  une  loi,  car  quatre-vingt-trois  évêques 
intrus,  répandus  dans  la  société,  pourraient  bien  dans  la  suite  profiter 
des  ténèbres  pour  exercer  des  fonctions  épiscopales  et  répandre  leur 
doctrine.  Voilà,  monseigneur,  les  réflexions  que  j'ai  cru  nécessaire  de 
faire  à  Votre  Éminence  ;  elle  voudra  bien  les  méditer  profondément.  » 

Terrible  pour  les  intrus,  pour  le  schisme  et  pour  l'hérésie,  il  se 
défiait  de  l'orthodoxie  la  plus  pure  lorsqu'elle  mettait  des  conditions 
à  son  obéissance,  lorsqu'elle  s'arrogeait  le  droit  de  raisonner. 

«  J'ai  eu  l'occasion  de  voir  l'archevêque  d'Arles,  et  nous  avons  beau- 
coup parlé  des  affaires  ecclésiastiques.  Je  n'ai  pas  été  parfaitement 


UNE    CORRESPONDANCE    SECRÈTE    PENDANT    LA    RÉVOLUTION.  709 

content  de  lui,  c'est  un  scolastique  de  la  première  classe,  qui  ne  parle 
que  par  sophismes.  Il  ne  me  paraît  pas  ami  de  la  cour  de  Rome;  il 
est  sans  cesse  occupé  des  formes  et  entiché  des  libertés  de  l'Église 
gallicane.  »  Le  cardinal  de  Zelada,  tout  en  lo  louant  de  son  zèle,  lui 
reprochait  d'aller  trop  loin  et  lui  donnait  des  leçons  de  tolérance. 
«  Tout  ce  que  vous  me  marquez  de  l'archevêque,  lui  écrivait-il,  peut 
servir  à  se  faire  une  idée  juste  de  son  caractère  et  de  sa  façon  de  voir. 
En  d'autres  circonstances,  cela  servirait  infiniment,  mais  les  malheurs 
des  temps  nous  obligent  maintenant  d'être  moins  rigides.  Lorsque  la 
conduite  des  prêtres  est  plausible  et  vraiment  catholique,  en  général 
il  faut  négliger  les  systèmes  particuliers  dont  ils  sont  imbus.  »  Rome 
détestait  autant  que  lui  les  intrus,  les  infidèles  et  les  tièdes;  mais  elle 
n'a  jamais  pensé  que  l'intempérance  dans  les  jugemcns  fût  une 
vertu  théologale,  et  c'est  peut-être  pour  cela  qu'on  lui  a  fait  attendre  si 
longtemps  la  récompense  promise  à  ses  services. 

En  politique  comme  dans  les  questions  d'église,  sa  bête  noire  était 
ce  qu'il  appelait  «  le  moyennisme  ».  Il  préférait  les  ^dolens  aux  mo- 
dérés, les  abominations  aux  accommodemens.  Il  déclarait  que  l'excès 
du  mal  est  souvent  le  plus  efficace  des  remèdes,  que  le  côté  droit  de 
l'Assemblée  législative  était  pire  que  le  gauche,  que  les  constituans 
étaient  plus  à  craindre  que  les  jacobins,  que  ces  derniers  n'étaient  que 
de  simples  scélérats,  que  les  autres,  les  Sieycs,les  Brissot,  les  Condor- 
cet,  les  Clavière,  étaient  profonds  en  scélératesse,  commettaient  des 
crimes  par  réflexion  et  par  principe.  Mais,  selon  lui,  les  monarchiens 
mitigés  et  accommodans  étaient  «  le  plus  grand  fléau  de  la  terre,  »  et 
il  prévoyait  qu'un  jour  les  francs  royahstes  se  ligueraient  avec  les  ré- 
publicains contre  cette  faction  d'autant  plus  dangereuse  qu'elle  se  pa- 
rait des  dehors  de  la  vertu. 

Ces  monarcliiens,  qu'il  ne  pouvait  souffrir,  désiraient  à  la  vérité 
conserver  la  monarchie  ;  mais  ils  ne  voulaient  pas  supprimer  la  con- 
stitution, il  se  proposaient  de  l'amender,  de  la  modifier  à  leur  profil.  Us 
avaient  pour  la  plupart  adopté  le  déplorable  système  des  deux  Cham- 
bres, auquel  s'étaient  ralliés  dès  l'origine  «  tous  les  courtisans,  les  in- 
trigans,  les  faux  braves,  les  gens  à  petits  moyens,  les  fripons  ambi- 
tieux. »  L'abbé  revient  souvent  sur  ce  sujet.  11  croyait  facilement  aux 
conspirations;  le  23  janvier  171^2,  il  accuse  «  la  ligue  moyenniste  mo- 
narchienne  de  tourner  plus  que  jamais  autour  du  cabinet  des  Tuileries 
pour  faire  adopter  ses  palliatifs  désastreux.  »  La  constitution  inmliliéc, 
tel  est  le  mot  d'ordre  des  coryphées  do  la  secte,  qui  s'appliquent  à 
persuader  le  roi,  «    à  séduire   l'infortuné   monarque    cl  tout  ce  qui 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'entoure.  »  Ils  se  flattent  de  gagner  à  leurs  desseins  les  princes 
d'Allemagne  et  le  chef  de  l'Empire.  C'est  le  baron  de  BreteuU  qui 
conduit  cette  dangereuse  campagne.  Point  d'accommodement,  voilà 
la  devise  des  vrais  royalistes.  Si  les  monarcliiens  mitigés  l'em- 
portent, tout  sera  bouleversé,  clergé,  noblesse,  religion.  La  cour,  qui 
voudra  s'emparer  de  la  Chambre  haute,  créerai  cet  effet  une  nouvelle 
noblesse,  de  nouveaux  pairs,  et  personne  ne  parlera  de  faire  des  res- 
titutions au  clergé,  à  jamais  dépouillé  de  ses  biens,  de  ses  monastères, 
de  ses  églises,  de  ses  maisons  canoniales,  de  ses  cloches  :  «  11  est  bien 
vraisemblable  que  les  évêques  reprendront  leurs  sièges,  mais  vous  en 
verrez  diminuer  le  nombre,  et  la  presque  totalité  des  moines  et  des 
bénéfices  simples  seront  anéantis,  et  les  biens  resteront  vendus.  » 
Puissent  les  faux  royalistes  échouer  dans  leurs  déplorables  machina- 
tions !  Il  y  va  du  salut  delà  I'>ance  :  le  seul  remède  aux  maux  dont  elle 
souffre  est  de  restaurer  en  bloc  l'ancien  régime,  «  sauf  à  en  corriger 
les  abus.  » 

Il  a  peu  de  sympathie  pour  la  reine,  qu'H  appelle  d'habitude  «  la 
grande  Dame  ».  Il  parle  d'elle  avec  aigreur  et  animosité,  U dénonce  ses 
menées  occultes,  funestes  à  la  bonne  cause.  Imbue  des  idées  monar- 
chiennes  et  des  principes  joséphistes,  elle  éprouve  une  invincible  ré- 
pugnance pour  la  noblesse,  pour  les  parlemens,  pour  le  clergé  tel 
qu'n  était  constitué  avant  la  Révolution.  Elle  attend  son  salut  d'un  re- 
tour de  l'opinion,  qui  rendra  possible  les  réformes  qu'elle  médite,  et 
elle  s'est  convertie  au  système  des  deux  Chambres.  Elle  peuplera  de 
ses  créatures  la  Chambre  haute,  et  c'est  elle  qui  gouvernera.  Aussi  les 
vrais  royalistes,  les  émigrés,  les  princes  lui  sont- ils  odieux;  elle  com- 
bat sourdement  leurs  entreprises.  «  Belle  campagne,  pour  le  roi,  a- 
t-elle  dit  un  jour,  que  celle  qu'il  ferait  avec  les  émigrés  !  »  Mais  quoi 
qu'elle  fasse,  quoi  qu'elle  dise,  Monsieur  et  le  comte  d'Artois  auront  le 
dernier  mot,  et  malgré  les  habitans  du  château,  «  ces  princes  magna- 
nimes sauveront  la  religion  et  tireront  la  France  de  l'abîme.  »  Quand 
ils  rentreront  vainqueurs  à  Paris,  tout  sera  remis  à  sa  place  ;  «  nombre 
de  constiluans  porteront  leur  tête  sur  l'échafaud,  les  monarchiens 
seront  livrés  au  mépris  et  à  l'ignominie,  »  et  on  rétablira  «  les  choses 
en  entier  comme  elles  étaient  avant  1789.  »  Pourtant,  quoique  porté 
à  l'optimisme,  il  y  avait  des  heures  où  l'abbé  broyait  du  noir;  tous  les 
esprits  lui  semblaient  renversés,  tout  allait  de  mal  gn  pis.  Qu'attendre 
de  souverains  qui  avaient  souffert  «  que  l'intrigante  de  Stai'l  menât 
avec  empire  un  ministre  Linotte?  »  Pouvait-on  présumer  que  de  i)a- 
reUles  têtes  sortît  un  plan  raisonnable  et  juste?  «  S'il  y  a  eu  quelque 


UNE    CORRESPONDANCE    SECRÈTE    PENDANT    LA    RÉVOLUTION.  711 

lueur  d'espérance,  c'est  certainement  dans  ce  moment;  cependant 
nous  n'avons  pas  à  nous  réjouir  encore.  Nous  trouverons  toujours  un 
obstacle  invincible  dans  les  personnages  qui  occupent  le  Château... 
Ils  ne  veulent  point  de  contre-révolution  qu'ils  n'auront  pas  faite.  La 
grande  Dame  est  toujours  imbue  des  idées  monarchiennes.  »  Il  s'écriait 
aussi  :  «  Nous  sommes  encore  loin  du  bonheur.  » 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  cet  abbé  que  Marie-Antoinette  scan- 
dalisait par  son  libéralisme,  et  qui  l'accusait  de  comploter  contre  la  re- 
ligion, fût  un  bigot.  Il  est  convenu  lui-même  que  la  dévotion  n'était 
pas  son  fait.  Il  nous  dit  dans  ses  Mémoires  «  qu'il  était  aussi  fidèle  à 
prendre  sa  tasse  de  chocolat  qu'à  réciter  son  bréidaire  et  peut-être 
même  un  peu  plus;  qu'à  sa  honte,  ses  occupations  lui  faisaient  quel- 
quefois oublier  de  le  dire  en  entier.  »  Il  confesse  qu'il  rencontra  à 
l'Abbaye  des  prêtres  beaucoup  plus  fervens  que  lui,  qu'ils  aspiraient  à 
la  gloire  et  aux  douceurs  du  martyre,  qu'il  se  sentait  fort  éloigné  de 
pareilles  dispositions  :  «  Mon  Dieu  !  disait-il,  je  vois  bien  qu'il  me  faut 
mourir.  Si  je  n'ai  rien  fait  pour  mériter  le  ciel,  ne  l'attribuez  qu'à  la 
fougue  de  la  jeunesse.  Vous  savez  que  je  n'aijamais  parlé  contre  votre 
sainte  religion.  »  En  1814,  devenu  évêque  in  partïbus,  il  écrira  de 
Rome  à  une  religieuse  carmélite  :  «  Priez  pour  moi;  j'ai  besoin  encore 
d'un  peu  plus  de  ferveur.  » 

Cet  intransigeant  n'était  pas  non  plus  un  de  ces  théologiens  subtils 
ou  farouches,  dont  les  opinions  ont  la  rigidité  d'un  dogme.  De  son 
propre  aveu,  il  avait  peu  de  goût  pour  la  scolastique,  il  ne  se  souciait 
que  de  la  morale,  et  c'était  la  pratique  qui  l'intéressait.  Il  était  né  con- 
seiller-clerc; il  avait  le  tempérament  d'un  homme  de  loi,  et  il  aima 
toujours  à  compulser  les  dossiers.  Il  se  vantait  qu'en  dix-huit  mois  il 
avait  rapporté  3  iOO  procès  sur  les  23  000  que  la  Chambre  des  vacations 
dut  liquider.  Ce  parlementaire,  d'esprit  court  et  dépourvu  de  toute  ima- 
gination spéculative,  ne  considérait  les  affaires  les  plus  compliquées  de 
ce  monde  que  comme  des  procès  à  instruire;  dans  un  temps  d'orages 
et  d'universelle  confusion,  il  faisait  delà  i)olitique  de  légiste.  Ne  tenant 
aucun  compte  des  circonstances  et  de  la  fatalité  des  situations,  il  ap- 
pliquait la  rigueur  de  la  loi  aux  intrus,  aux  orthodoxes  timorés,  aux 
monarchiens,  aux  moyennistes,  aux  inconséciuences  et  aux  expédiées 
de  Marie-Antoinette.  La  Ilévolution  fut  toujours  pour  lui  un  mystère; 
incapable  de  comprendre,  il  reciuérail  et  condamnait. 

Ne  lui  faisons  pas  tort:  il  racht'tait  la  médincrité  de  son  esprit  par 
certaines  qualités  rares  et  son  intransigeance  par  son  intrépide  cou- 
rage. C'était  de  toutes  les  vertus  celle  qu'il  estimait  le  plus.  «  lUen  ne 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peut  m'épouvanter,  écrivait-il  le  31  octobre  1T91.  J  ai  été  peut-être  le 
seul  avec  l'abbé  Maury,  qui  n'ait  pas  quitté  le  costume  ecclésiastique, 
à  l'exception  du  seul  jour  du  départ  du  roi...  Du  courage!  écrivait-il 
encore;  ce  sera  toujours  ma  devise;  on  en  impose  toujours  par  une 
noble  contenance.  »  Il  a  connu  à  l'Abbaye  les  affres  de  la  mort;  mais 
devant  les  égorgcurs  il  recouvra  tout  son  sang-froid,  toute  la  lucidité 
de  son  cerveau,  et  sa  présence  d'esprit  le  sauva.  Dans  le  temps  où  on 
le  traquait  comme  une  bête  fauve,  il  oubliait  par  intervalles  le  chasseur 
et  ses  chiens.  Lorsqu'il  errait  autour  de  Paris,  se  dérobant  à  grand'- 
peine  aux  poursuites  du  Comité  de  sûreté  générale,  il  lui  arriva  de 
rencontrer  dans  le  bois  de  Meudon  M.  de  Jussieu,  qui  herborisait  en 
compagnie  de  ses  élèves,  parmi  lesquels  se  trouvaient  plusieurs 
femmes  :  «  Je  me  mis  à  sa  suite,  écoutai  avec  intérêt  toute  sa  leçon  et 
allai  dîner  avec  eux  à  Sèvres.  Nous  fîmes  un  bon  repas,  nous  eûmes  le 
café,  il  y  avait  bien  longtemps  que  je  n'en  avais  pris,  le  tout  pour  un 
modeste  assignat  de  cinq  francs.  Pendant  tout  ce  temps,  personne 
absolument  ne  prit  garde  à  moi.  » 

Il  y  a  des  faiblesses  qui  sont  des  vertus.  L'abbé  prétendait  que 
dans  les  prisons  plus  qu'ailleurs  on  aime  à  boire  et  à  manger,  et  il  a 
prouvé  qu'U  avait  plus  que  personne  la  mémoire  de  l'estomac.  Dans 
l'après-midi  de  l'inoubliable  dimanche  qu'il  passa  à  l'Abbaye,  sa  vieille 
servante,  la  Blanchet,  lui  apporta  son  repas  dans  une  corbeille  soi- 
gneusement recouverte.  Il  se  souvenait  vingt  ans  plus  tard  que  cette 
corbeille  renfermait  une  bouteille  de  vin  rouge,  une  soupe  à  la  Bor- 
ghèse  sans  pain,  des  radis,  du  bœuf  bouilli,  un  poulet,  que  ce  bœuf 
était  fort  tendre,  que  ce  poulet  était  gras  et  accompagné  d'artichauts 
au  poivre,  un  de  ses  mets  favoris,  qu'il  eut  pour  dessert  des  pêches, 
que  ces  pêches  étaient  belles.  Il  se  souvenait  aussi  que  sous  la  Terreur, 
un  ex-conseiller-clerc  de  ses  amis,  à  qui  il  avait  demandé  asile  pour 
une  nuit,  l'in^dta  à  partager  son  dîner,  que  ce  dîner  se  composait 
«  d'une  cuisse  de  mouton,  entourée  de  pommes  de  terre,  le  tout  rôti 
au  four  et  exhalant  une  parfaite  odeur.  »  Savoir  exactement  ce  qu'on  a 
mangé  et  bu  dans  une  heure  de  pressant  danger,  de  mortelle  détresse 
et  s'en  souvenir  à  jamais,  c'est  prouver  du  môme  coup  qu'on  est  très 
gourmand  et  très  brave. 

G.  Valbert. 


REVUE  DRAMATIQUE 


Bibliographie  :  deux  tragédies  chrétiennes  :  Blandinc,  drame  en  cinq  actes, 
en  vers,  de  M.  Jules  Barbier;  l'Incendie  de  Rome,  drame  en  cinq  actes  et 
huit  tableaux,  de  M.  Armand  Éphraim  et  Jean  La  Rode. 

Blandine  et  V Incendie  de  Rome  ne  se  distinguent  guère,  à  première 
vue,  des  autres  tragédies  chrétiennes  et  romaines  qu'on  a  écrites  chez 
nous  depuis  Caligula.Mdi'S,,  si  l'on  y  regarde  de  plus  près,  on  finit  par 
voir  que  la  pièce  de  M.  Barbier  et  celle  de  MM.  Éphraïm  et  La  Rode 
ont  chacune  leur  dessein  particulier,  que  je  vous  dirai  tout  à  l'heure. 

Une  tragédie  chrétienne  dont  l'action  se  passe  à  un  moment  quel- 
conque des  trois  premiers  siècles  de  l'Empire,  de  Néron  à  Dioclétien, 
cela  comporte  un  certain  nombre  de  personnages  sans  doute  inévi- 
tables. Ily  a  l'esclave  chrétien  ;  le  philosophe  stoïcien  ;  l'épicurien  scep- 
tique et  tolérant,  qui  ressemble  plus  ou  moins  au  Sévère  de  Polyeucte, 
et  le  fonctionnaire  romain,  qui  fait  plus  ou  moins  songer  à  Féhx.  Sur- 
tout il  y  a,  —  formé  sur  le  modèle  de  l'inquiète  Leuconoé  d'Horace, 
laquelle  interrogeait  tous  les  dieux  afin  de  trouver  le  bon,  —  la  pa- 
tricienne de  décadence  qui  a  du  vague  à  l'âme,  et  qui  se  fait  chrétienne 
par  romantisme. 

Ce  dernier  type  n'est  pas  dans  Corneille,  et  pour  cause,  non  plus 
que  le  vague  christianisme  lyrique,  humanitaire  et  sourdement  sensuel 
qui  s'exhale  de  lame  lettrée  de  ces  Leucunoés,  un  peu  tournées  en 
LéUas.  Le  christianisme  de  Polyeuctc  et  de  Néarque  n'est  ni  vide  ni 
flottant.  Il  a  sa  théologie  très  arrêtée.  Il  est  solide  et  précis,  volon- 
tiers disputeur,  comme  il  apparaît  par  les  dissertations  de  Néarque  sur 
la  (irâce.  Ce  n'est  peut-être  pas  le  christianisme  de  l'I-^gliso  primitive; 
mais  c'est  celui  du  xvn"  siècle.  Au  moins  on  sait  à  quoi  Ton  a  alTaire. 
Mais  souvent,  dans  des  tragédies  chrétiennes  qu'on  nous  fait  encore, 
les  martyrs  semblent  verser  leur  sang  poiu'  un  «  idéal  »  aussi  peu  for- 
mulé que  celui  des  poètes  romantiques,  ou,  tout  au  plus,  pour  la  reli- 
gion de  Pierre  Leroux  et  de  Cieorge  Sand,  et  quelquefois  pour  celle  du 
prince  Kropotkine. 

Et  il  y  a  la  «  couleur  locale  »,  la  fâcheuse  couleur  locale  romaine, 


714  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  se  sont  si  heureusement  passés  Corneille  dans  Polyeucte  et 
Racine  dans  Britannicus.  Il  y  a,  mêlés  partout  au  dialogue,  les  détails 
de  cuisine,  d'ameublement  ou  d'habillement;  gauche  mosaïque  qui 
fait  ressembler  la  conversation  des  personnages  au  texte  de  ces 
«  thèmes  de  difficultés  »  où  d'ingénieux  professeurs  de  grammaire  se 
sont  donné  pour  tâche  de  faire  entrer  certains  mots,  de  gré  ou  de  force. — 
Et  j'allais  oublier  le  Gaulois  notre  ancêtre,  le  bon  esclave  ou  gladiateur 
gaulois  que  l'auteur  ne  manque  pas  de  fourrer  dans  un  coin  de  son 
drame,  et  à  qui  H  prête  un  rôle  honorable  pour  llatter  notre  patriotisme. 

Quant  à  l'action,  eDe  consiste  généralement  dans  les  amours  d'une 
païenne  et  d'un  chrétien  (ou  inversement)  et  dans  les  efforts  que  fait 
celui-ci  pour  amener  l'autre  à  la  foi.  Si  l'homme  est  esclave  et  la 
femme  patricienne  (ou  vice  versa],  cela,  bien  entendu,  n'en  vaut  que 
mieux.  Au  cinquième  acte,  la  belle  païenne  est  touchée  de  la  grâce  et 
mêle  son  sang  à  celui  de  son  compagnon.  Et  c'est  très  bien  ainsi,  et, 
au  surplus,  il  est  très  difficile  de  sortir  de  là.  Pour  trouver  autre  chose, 
pour  concevoir  avec  émotion  et  avec  profondeur  et  pour  exprimer 
sans  banalité  une  âme  chrétienne  des  premiers  temps,  l'âme  et  le 
génie  d'un  Tolstoï  ne  seraient  sans  doute  pas  de  trop.  Du  moins  y 
faudrait-il,  à  défaut  de  génie,  une  longue  méditation  et  plus  de  «  vie 
intérieure  »  que  n'en  a  le  commun  de  nos  dramaturges. 

Les  traits  que  j'ai  dits  se  retrouvent  dans  Blandine,  et  ce  n'est  point 
un  reproche.  Voici  les  inquiets  à  la  façon  de  notre  neille  Leuconoé, 
les  romantiques  chercheurs  d'idéal  :  c'est  Attale  et  iEmilia, 

Altérés  d'inconnu,  toujours  inassouvis... 
Enivrés,  et  rêvant  encore  quelque  chose!... 

Voici  le  stoïcien,  et  c'est  Épagalhus;  l'épicurien,  et  c'est  Lucien  de 
Samosate  ;  le  politique  étroit,  pusillanime,  cruel  par  terreur,  et  c'est 
Septime  Sévère;  l'esclave  chrétienne,  et  c'est  Blandine.  —  Et  voici  la 
fâcheuse  couleur  locale.  /Emilia  n'hésite  pas  à  interpeller  Blandine  en 
ces  termes  : 

Blandine,  prends  ma  stole. 

Et  me  l'apporte!...  Eh  bien,  à  quoi  rêves-tu,  folle?... 
Blandine?...  Va  chercher  ma  stole  bleue!... 

Et,  plus  loin,  ivre  de  Dezobry,  M.  Jules  Barbier  ne  craint  pas  de 

prêter  à  une  certaine  Phydile  ces  propos  audacieusement  «  panachés  » 

de  latin  et  de  français  : 

Devine 
Ce  qui  me  plaît,  à  moi,  dans  mes  dix-huit  péplums? 
Car  j'en  ai  dix-huit!...  oui!...  C'est  le  linteolum 


REVUE    DRAMATIQUE.  715 

Cœsicium,  ainsi  nommé,  parce  qu'il  s'ouvre 

Sur  la  poitrine,  —  là,  jusqu'en  bas,  —  et  découvre, 

En  suivant  les  contours  du  sein,  comme  cela... 

Or,  nous  voyons  que  l'énigmatique  et  silencieuse  esclave  Blandine 
est  aimée  d'un  jeune  charpentier,  nommé  Ponticus.  Elle  lui  dit  : 
«  Veux-tu  de  moi  pour  sœur?  »  Il  lui  répond  :  «  Non,  pour  femme!  » 
Sur  quoi  elle  lui  donne  rendez-vous,  la  nuit  prochaine,  à  l'assemhlée 
des  chrétiens,  dans  le  propre  temple  de  Rome  et  d'Auguste.  Le  méde- 
cin Alexandre  doit  conduire  à  cette  même  assemblée  Aitale  et  .•Emilia, 
qui  sont  curieux  de  savoir  ce  que  c'est  que  ces  chrétiens.  Et  nous,  nous 
disons  que  le  jeune  Ponticus  se  fera  sans  doute  prier  avant  de  céder 
Blandine  à  Jésus  ;  qu'Attale  et  .-Emilia,  passionnément  amoureux  l'un 
de  l'autre,  ne  semblent  pas  dans  les  meilleures  conditions  pour  em- 
brasser la  religion  du  crucifié,  et  qu'ils  y  feront  quelque  résistance; 
ou  bien  qu'.^milia  se  convertira  seule,  et  que  sa  lutte  contre  Attale 
sera,  du  moins,  l'un  des  principaux  épisodes  de  cette  tragédie... 

Mais  rien  de  tout  cela. 

La  vie  et  de  la  passion  de  Jésus,  contées  à  sa  façon  par  Blandine,  — 
en  un  récit  naïf,  décousu  et  ardent,  tout  à  fait  convenable  à  la  simph- 
cité  et  à  l'imagination  passionnée  d'une  esclave  ignorante,  —  décident 
instantanément  le  jeune  Ponticus,  cependant  qu'Attale  et  .Emilia 
cèdent  à  la  première  exhortation  de  l'évêque  Pothin. 

Et  nous  connaissons  alors  que  l'objet  de  M.Jules  Barbier  n'est  point 
une  aventure  particulière,  mais  la  tragique  et  sanglante  et  merveil- 
leuse histoire  de  l'Ëglise  de  Lyon  en  la  dix-septième  année  du  règne 
de  Marc-Antonin  ;  que  son  dessein  est  de  nous  peindre  des  phéno- 
mènes moraux  collectifs,  de  nous  montrer,  dans  tout  un  groupe  de 
chrétiens,  la  contagion  delà  foi  et  de  l'héroïsme,  lasubUme  émulation 
et,  proprement,  l'ivresse  du  martyre;  et,  si  vous  voulez,  de  donner 
une  forme  dramatique  au  chapitre  dix-neuxième  du  Marc-Aurèle 
d'Ernest  Renan. 

Ce  dessein  apparaît  en  plein  dans  la  seconde  moitié  de  la  pièce.  — 
Ce  qui  nous  est  montré  plus  spécialement  au  troisième  acte,  c'est 
l'émulation  poui'  confesser  la  foi  et  pour  se  faire  arrêter.  .Emilia  et 
Attale  songent  un  instant  à  fuir.  Ils  emmèneront  lilandine  avec  eux. 
Alors  (et,  vraiment,  l'idée  est  belle)  l'esclave  demande  la  libiM-lé  ;i  sa 
maîtresse.  «  Au  nom  de  Jésus,  je  l'affranchis,  dit  .Emilia.  Mais  pour- 
quoi as-tu  voulu  être  libre?  —  Pour  mourir,  »  répond  Blandine.  —  Et 
là-dessus,  le  gouverneur  étant  entré  et  Epagathus  s'ôtant  lui-même 
dénoncé  comme  chrétien,  .Emilia  et  .\ttale  se  dénoncent  librement  à 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  tour  ;  et  Blandine,  qu'on  oubliait  dans  son  coin,  %ient  tendre  les 
mains  aux  chaînes  en  disant  :  «  Et  moi?  » 

Au  quatrième  acte  et  au  dernier,  c'est  l'émulation  pour  souffrir; 
entendez  pour  souffrir  dans  son  corps,  et  quelles  tortures  !  Les  tenailles, 
les  coins,  les  crocs,  les  ongles  arrachés,  la  chaise  ardente,  la  griffe  et  la 
dent  des  bêtes...  Les  supplices  étaient  publics.  A  une  époque  de  civili- 
sation avancée  et  de  littérature  savante,  après  Virgile,  après  Horace, 
après  Lucrèce,  sous  le  règne  du  plus  vertueux  des  empereurs,  de  celui 
qui  nous  a  légué  cet  admirable  bré\iaire  de  perfection  morale  :  Ta  cis 
eauton,  dans  la  ville  la  plus  riche  et  la  plus  cultivée  de  la  Gaule  ro- 
maine, des  milliers  d'hommes,  dont  un  bon  nombre,  apparemment, 
étaient  d'honorables  bourgeois,  se  réunissaient  pour  le  plaisir  de  voir 
torturer  longuement  et  horriblement  d'autres  bommes.  Et  je  sais  bien 
que,  il  n'y  a  guère  plus  d'un  siècle,  des  magistrats  lettrés,  et  qui 
peut-être  composaient  de  petits  vers,  faisaient  «  questionner  »  des 
misérables  sous  leurs  yeux;  que  l'on  venait  en  foule  voir  «  rouer  »  en 
place  de  Grève;  qu'aujourd'hui  encore,  des  chevaux  éventrés  par  un 
taureau,  lui-môme  tout  ruisselant  sous  les  flèches  des  banderilles, 
forment  un  spectacle  délicieux  pour  des  gens  qui  sont  cependant  nos 
frères,  et  qu'enfin,  il  se  rencontre  des  personnes  distinguées  pour  aller 
voir  guillotiner  sans  y  être  obligées  professionnellement.  Je  sais  que 
la  vieille  humanité  est  abominable  et  que,  dans  le  fond,  elle  aime  le 
sang  et  la  souffrance  d'autrui.  Toutefois,  si  la  bête  féroce  n'est  certes 
pas  morte  en  eUe  et  n'y  est  qu'endormie,  on  peut  dire  que  ses  ré- 
veils se  sont  quelque  peu  espacés  de  notre  temps,  et  que,  s'il  n'y  a 
peut-être  pas  moins  de  cruauté  latente  dans  l'âme  des  foules,  il  y  en  a 
moins  de  déclarée  dans  les  lois  et  dans  les  mœurs.  Le  peuple  n'a 
presque  assassiné  personne  depuis  vingt-sept  ans.  La  bête  humaine, 
si  la  prévoyance  des  législations  s'appliquait  de  plus  en  plus  à  la  sevrer 
de  sang,  unirait  peut-être  par  en  perdre  un  peu  le  goût.  Et  je  crois, 
je  veux  croire  qu'aujourd'hui  déjà  cette  idée  d'une  multitude  en  fête 
réunie  dans  un  cirque  pour  voir  décliirer  et  brûler,  parmi  d'affreux 
hurlemens,  des  chairs  savantes,  serait  intolérable  et  presque  inconce- 
vable aune  assez  imposante  minorité  d'âmes  douces. 

De  là,  pour  le  farouche  auteur  de  Blandine,  une  première  difficulté. 
Il  inscrit,  en  tête  de  son  œuvre,  cette  fière  déclaration  :  «  La  genèse  de 
ma  Blandine  est  aussi  douloureuse  que  celle  de  ma  Jeanne  d'Arc. 
L'avenir  me  réserve  les  mômes  revanches  :  j'ai  foi.  »  Allons,  tant 
mieux.  Je  crains  cependant,  si  la  pièce  était  jouée,  qu'elle  ne  nous 
accablât  par  un  excès  d'horreur  physique.  Voici  quelques-unes  des 


REVUE    DRAMATIQUE.  717 

indications  de  la  mise  en  scène:  «  Au  lever  du  rideau,  Sextius  est 
occupé  avec  les  soldats  à  rassembler  et  à  préparer  des  instrumens  de 
torture  épars  sur  le  sol  :  tenaUles,  lames,  carcans,  ceps,  fouets,  etc.  » 
Plus  loin  :  «  Blandine,  vivement  éclairée,  est  attachée  à  une  croix. 
Ponticus  est  étendu  à  ses  pieds  sur  un  chevalet,  entouré  de  bourreaux, 
armés  de  tenaUles.  Çà  et  là,  dans  l'arène,  des  cadavres.  »  A  un  endroit, 
le  médecin  Alexandre  accourt  «  en  levant  des  mains  sanglantes  »  et  en 
criant  : 

Cher  légat,  le  plus  fort  n'est  pas  maître 
De  la  douleur  physique  ;  elle  envahit  tout  l'être. 
Alors,  pour  asservir  ces  nerfs  injurieux. 
Je  me  suis  arraché  les  ongles...  Trouve  mieux! 

Et  ces  vers  sont  immédiatement  suivis  de  cette  note  : 

{Les  hurlemens  recommencent  dans  la  coulisse.) 

Une  seconde  difficulté,  pour  l'auteur,  était  dans  le  caractère  étran- 
gement et  violemment  exceptionnel  des  sentimens  et  de  l'héroïsme 
de  ses  personnages.  Ils  ont  soif  de  souffrir  (n'oubliez  pas  de  quelles 
souffrances  inouïes,  démesurées  et  prolongées  il  s'agit  ici).  De  cette 
disposition  surhumaine,  Renan  donne  ces  expUcations  :  «  L'exaltation 
et  la  joie  de  souffrir  ensemble  les  mettaient  dans  un  état  de  quasi-anes- 
thésie.  Ils  s'imaginaient  qu'une  eau  divine  sortait  du  flanc  de  Jésus 
pour  les  rafraîchir.  La  pubhcité  les  soutenait.  Quelle  gloire  d'affirmer 
devant  tout  un  peuple  son  dire  et  sa  foi!  Cela  devenait  une  gageuie, 
et  très  peu  cédaient.  Il  est  prouvé  que  l'amour-propro  suffit  souvent 
pour  inspirer  un  héroïsme  apparent,  quand  la  publicité  vient  s'y 
joindre.  Les  acteurs  païens  subissaient  sans  broncher  d'atroces  sup- 
plices (?);  les  gladiateurs  faisaient  bonne  figure  devant  la  mort 
évidente,  pour  ne  pas  avouer  une  faiblesse  sous  les  yeux  d'une  foule 
assemblée.  Ce  qui  ailleurs  était  vanité,  transporté  au  sein  d'un  petit 
groupe  d'hommes  et  de  femmes  incarcérés  ensemble,  devenait  pieuse 
ivresse  et  joie  sensible.  L'idée  que  le  Christ  soulTrait  en  eux  les  rem- 
plissait d'orgueil  et,  des  plus  faibles  créatures,  faisait  dos  espèces 
d'êtres  surnaturels.  »  Et  encore  :  «  Ceux  qui  avaient  été  torturés  résis- 
taient étonnamment.  Ils  élaiiMil  comme  dos  athlètes  éniérites,  endur- 
cis à  tout...  Le  martyre  aiiparaissail  de  plus  en  plus  comme  une  espèce 
de  gymnastique,  ou  d'écolo  de  gladialuro,  l'i  laquelh»  il  fallait  une 
longue  préparation  et  une  sorte  d'ascèse  préliminaire.  »  Peu  s'i'U  faut 
que  ilcnan  ne  dise  :  «  Le  martyre  était  un  sport.  »  —  Il  est  certain  que, 
d'être  regardé,  c'est  une  grande  force  ;  cela  donne  le  courage  de  soufiVir 


718  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

beaucoup,  même  pour  des  causes  chétives  et  frivoles.  Que  sera-ce 
quand  la  cause  est  sublime,  et  quand  les  témoins  sont  tout  un  peuple 
en  face  duquel  on  confesse  Dieu!  Peut-être  aussi  y  a-t-il  un  degré 
de  douleur  physique,  qui  ne  peut  être  dépassé,  au  delà  duquel  la 
souffrance  s'anéantit.  Notre  système  nerveux  est  un  indéchilTrable 
mystère.  M.  Homais  comparerait  les  martyrs  chrétiens  à  ces  Aïas- 
saouas  qui,  apparemment,  au  bout  d'une  demi-heure  de  hurlemens 
rythmés  et  de  balancemens  de  tète  au-dessus  d'un  brasier,  ne  sen- 
tent plus.  M.  Jules  Barbier,  dans  son  avant-dernière  scène,  met  bra- 
vement cette  note  de  couleur  scientifique,  un  peu  inattendue  dans 
une  tragédie  chrétienne  :  '(  Ponticus  complètement  anesthésié.  »  Corneille 
n'eût  pas  songé  à  appliquer  cette  épilhète  à  Polyeucte.  —  Enfin,  ivresse 
de  publicité,  entraînement,  aneslhésie,  —  et  aussi  amour  de  Dieu  et 
attente  d'un  bonheur  infini,  —  vous  avez  le  choix  entre  ces  explications 
ou  vous  les  pouvez  prendre  toutes  ensemble.  Les  croyans  en  propo- 
sent encore  une  autre,  qui  est  la  grâce  divine. 

Mais  vous  entrevoyez  combien  il  était  malaisé  au  poète  de  prolonger 
durant  deux  actes  cette  lutte  pour  le  martyre,  ce  renchérissement 
ininterrompu  dans  le  plus  surprenant  héroïsme,  et  d'en  soutenir  sans 
défaillance  l'écrasant  crescendo.  Comment  faire  parler  ces  âmes, 
toutes  parvenues  au  dernier  point  de  tension  morale?  Le  seul  tort  de 
M.  Jules  Barbier  c'est  d'avoir  conçu  un  sujet  où  le  poète  était  obhgé 
d'être  génial,  et  où,  le  fùt-il,  il  risquait  de  l'être  avec  trop  d'unifor- 
mité et  d'ajouter  à  la  monotonie  de  l'horreur  physique  la  monotonie 
de  la  sublimité  spirituelle.  Mais  ce  sujet  trop  beau,  c'est  aussi  le  mé- 
rite de  M.  Barbier  d'avoir  osé  le  tenter.  Il  n'a  pas  d'ailleurs  été  partout 
inégal  à  sa  tâche;  et  voici  une  scène,  —  la  dernière,  —  où  la  mater- 
nité chaste  et  sanglante  de  Blandine,  aidant  le  pau\Te  petit  Ponticus  à 
souffrir  et  à  mourir,  est  peinte  de  traits  assez  forts  et  assez  doux  : 

PONTICUS 

Pardonne-moi,  j'ai  peur  1 

BLANDINE 

Est-ce  qu'on  a  peur?...  Pense 
Xon  pas  à  la  douleur,  mais  à  la  récompense! 
N "afflige  pas  Jésus  par  ton  manque  de  foi  ! 
Car  il  te  voit,  Jésus!...  sans  te  parler  de  moi. 


Je  te  sens  sur  mon  cœur  tout  gros  de  tes  alarmes, 
Comme  un  fils  enfanté  dans  les  cris  et  les  larmes  !... 
Songe  que  tout  sera  fini  dans  un  moment. 


* 


REVUE    DRAMATIQUE.  7l9 


PONTICUS 

Oui,  laisse  dans  tes  yeux  parler  ton  cœur  charmant. 

BLANDiNE,  le  berçant ^ 
Mon  Ponticus!  [Clameurs  au  dehors.) 

PONTICUS 

Dieu  ! 

BLANDINE 

Quoi? 

PONTICUS 

Ces  cris  !  ces  cris  de  rage  ! 
BLANDINE,  lui  mettant  les  mains  sur  les  oreilles. 
N'entends-pas  ! 

PONTICUS 

Ah!  ce  sang! 

BLANDINE,  lui  mettant  une  main  devant  les  yeux. 

Ne  vois  pas!...  Du  courage! 

Et,  quand  le  petit  Ponticus  est  sur  le  chevalet  : 

Non!  tu  ne  souffres  pas!...  je  le  veux!...  je  l'ordonne! 

PONTICUS 

Non...  je  ne...  souffre...  pas.  {Sa  tête  retombe,  il  meurt.) 

BLANDINE 

Jésus  !...  Je  vous  le  donne  ! 

Oui,  cela  est  beau,  ne  craignons  pas  de  le  dire.  Mais,  ailleurs,  il 
semble  que  l'auteur  eût  pu  nous  montrer  une  Blandine  plus  originale 
et  plus  saisissante.  Renan  écrit  :  «...  Quant  à  la  servante  lUaudine, 
elle  montra  qu'une  révolution  était  accomplie.  Blandine  appartenait  à 
une  dame  chrétienne,  qui  sans  doute  l'avait  initiée  à  la  foi  du  Chrisl. 
Le  sentiment  de  sa  bassesse  sociale  ne  faisait  que  l'exciter  ii  égaler  ses 
maîtres.  La  vraie  émancipation  de  l'esclavo ,  l'émancipation  par 
l'héroïsme,  l'ut  en  grande  partie  son  ouvrage.  L'esclav(\  païen  est 
supposé  par  essence  méchant,  immoral.  Quelle  moilleuro  manière  de 
le  réhabiliter  et  de  l'affranchir,  que  de  le  montrer  capable  des  mêmes 
vertus  et  des  mêmes  sacrilices  que  l'homme  libre  !  Comment  traiter 
avec  dédain  ces  femmes  que  l'on  avait  vues  dans  l'amphithéàlre  plus 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sublimes  encore  que  leurs  maîtresses?  La  bonne  servante  lyonnaise 
avait  entendu  dire  que  les  jugemens  de  Dieu  sont  le  renversement  des 
apparences  humaines,  que  Dieu  se  plaît  souvent  à  choisir  ce  qu'U  y  a 
de  plus  humble,  de  plus  laid  et  de  plus  méprisé  pour  confondre  ce  qui 
paraît  beau  et  fort.  Se  pénétrant  de  son  rôle,  elle  appelait  les  tortures 
et  brûlait  de  soufTrir...  » 

Il  m'eût  donc  plu  que  l'auteur  conçût  cette  tragédie  chrétienne  de 
façon  qu'elle  signifiât  principalement  le  triomphe  moral  des  esclaves, 
des  petites  gens,  des  ignorans  grands  parle  cœur.  Blandine  eût  gardé, 
dans  le  commencement  du  drame,  l'attitude  effacée  et  muette  que  lui 
prête  habilement  M.  Barbier,  et  qui  est  destinée  à  faire  un  dramatique 
contraste  avec  le  rôle  prépondérant  qu'elle  joue  dans  la  suite.  Mais, 
en  outre,  les  chrétiens  de  la  bonne  société,  Attale,  vEmilia,  Épagathus, 
Alexandre  même,  tout  en  la  regardant  comme  leur  sœur  en  Dieu, 
n'eussent  pas,  d'abord,  fait  grande  attention  à  elle,  lui  eussent  témoi- 
gné tout  juste  les  sentimens  fraternels  qui  sont  «  de  commandement  », 
et  malgré  eux,  se  ressouvenant  de  leur  condition  sociale,  eussent  con- 
sidéré l'humble  servante  comme  une  créature  égale  sans  doute  à  eux- 
mêmes  par  sa  participation  au  rachat  divin,  mais  inférieure  par  l'intel- 
ligence, l'éducation,  la  distinction  morale.  Il  dut  y  avoir  nécessaire- 
ment de  ces  nuances  dans  les  sentimens  qu'éprouvèrent  les  premiers 
chrétiens  patriciens  pour  leurs  frères  esclaves.  Et  l'effacement  de  ces 
nuances  sous  la  pourpre  du  commun  martyre  eût  été  ici  presque  tout 
le  drame. 

Au  reste,  dans  ce  drame  que  je  rêve,  Blandine  ne  payerait  point  de 
mine.  Elle  ne  serait  point  la  belle  fille  à  la  robe  blanche  et  aux  longs 
cheveux  soignés  qu'on  nous  montrerait  certainement  si  la  pièce  de 
M.  Barbier  était  représentée.  Elle  serait  petite,  faible  de  corps,  plutôt 
laide,  comme  il  semble  qu'elle  ait  été  dans  la  réahté.  Et  ce  serait  une 
raison  de  plus  pour  que  ses  frères  patriciens,  lettrés,  élégans,  l'eussent 
non  pas  dédaignée,  mais  néghgée  un  peu,  et  presque  ignorée.  Or,  du 
jour  où  il  s'agirait  de  souffrir  et  de  verser  son  sang,  il  apparaîtrait  tout 
aussitôt  que  l'âme  de  la  fille  chétive  et  disgraciée  est  plus  forte,  plus 
douce  et  plus  haute  que  celle  même  de  ses  plus  saints  compagnons.  Cela 
se  ferait  sans  qu'elle  s'y  efforçât.  EUe  demeurerait  modeste,  elle  ne  se 
mettrait  point  en  avant  ;  mais  on  irait  à  elle  parce  qu'on  sentirait  en 
elle  une  divine  flamme  de  charité  et  de  foi.  Elle  serait  le  guide  et  le 
réconfort  de  tous.  Elle  aurait  des  mots  simples  et  profonds,  que  je  ne 
me  charge  point  de  trouver,  des  mots  qui  ressembleraient  à  quelques- 
uns  de  ceux  que  Tolstoï  a  su  prêter  au  \'ieil  Akim  ou  à  Platon  Kara- 


REVUE    DRAMATIQUE.  721 

tief.  Et  la  patricienne  ^milia  découvrirait  avec  étonnement  et  véné- 
ration la  sainteté  de  son  esclave  ;  et,  comme  autrefois  Blandine  aidait 
iEmilia  à  sa  toilette  et  lui  parfumait  ses  cheveux,  /Emilia  à  son  tour 
servirait  Blandine  dans  la  prison,  lui  rendrait  les  offices  qu'on  se  doit 
entre  martyres,  laverait  ses  plaies  avec  l'eau  de  la  cruche  et  essaye- 
rait de  démêler  sa  maigre  chevelure  raide  de  sang  coagulé.  Et  ainsi 
Blandine  deviendrait  le  centre  du  drame,  ce  qu'elle  n'est  pas  dans  la 
pièce  de  M.  Barbier  où  l'intérêt,  si  je  ne  m'abuse,  se  disperse  un  peu, 
et  où  plusieurs  des  autres  personnages,  beaucoup  moins  singuhers  et 
significatifs  que  Blandine,  occupent  une  aussi  grande  place  que 
l'humble  et  sublime  servante. 

Mais  il  est  temps  d'arriver  à  l'Incendie  de  Borne.  Là  aussi  nous 
retrouvons  d'abord  les  élémens  habituels  d'une  tragédie  chrétienne. 
Il  y  a  une  Leuconoé  patricienne,  amoureuse  d'un  esclave  chrétien  : 
c'est  Marcia,  femme  du  préfet  de  Rome.  (Oh  I  que  voilà  une  aventure 
qui  a  dû  être  rare  dans  la  réalité  !)  11  y  a  l'épicurien  sceptique,  et  c'est 
Pétrone.  Il  y  a  le  généreux  esclave  notre  ancêtre,  et  c'est  ici  «  Faustus, 
esclave  germain  »,  etc.  Une  déplorable  «  couleur  locale  »  ne  cesse 
d'égayer  la  pièce.  Dès  la  première  page,  il  est  question  de  loirs  assai- 
sonnés de  miel  et  de  pavots,  d'œufs  de  paon  de  Samos,  de  géhnottes 
de  Phrygie,  enveloppées  dans  des  jaunes  d'œufs  poivrés  ;  etc.  Sous 
prétexte  qu'ils  sont  lointains,  les  personnages  s'expriment  avec  une 
noblesse  soutenue.  Voici  la  première  phrase  du  chef  des  cuisines  : 
((  Jamais  festin  plus  somptueux  n'aura  été  sern  dans  le  triclinium  du 
préfet  de  Piome,  Pedanius  Secundus  »  ;  et  l'intendant  Priscus,  à  peine 
entré,  interpelle  les  esclaves  en  ces  termes  choisis  :  «  Approchez, 
Égyptiens,  et  vous  Éthiopiens,  plus  noirs  que  Pluton,  dieu  des  enfers... 
A  mesure  que  les  con^'ives  apparaîtront  dans  l'atrium,  précipitez -vous 
à  leurs  pieds  ;  que  rien  ne  manque  à  leurs  ablutions.  Quant  à  vous, 
femmes,  répandez  vos  cheveux  sur  vos  épaules,  afin  que,  les  amis  de 
Pedanius  puissent,  s'ils  le  désirent,  essuyer  leurs  mains.  »  —  Les  auteurs 
ont  voulu  nous  mettre  sous  les  yeux  la  vie  élégante  sous  Néron,  et  la 
vie  néronienne  elle-même.  C'était  une  entreprise  difficile.  Quand  ils 
ont  fait  dire  à  Néron  qui  veut  séduire  Marcia  :  «  Oh  !  veux-tu  ?  à  nous 
deux  nous  imaginerons,  nous  vivrons  une  vie  affinée,  grandiose,  non 
vécue  jusqu'ici...  Elle  ne  t'attire  donc  pas,  cette  existence  surhumaine? 
Oh  I  songes-y  :  pouvoir  tout  ce  (jue  tu  veux  !  »  et  encore  :  «  J'avais 
fait  pour  toi  un  beau  rêve  :  j'aurais  réalisé  pour  toi  toutes  les  jouis- 
sances (pic  peut  imaginer  un  artiste  tout-puissant  ;  j'aurais  accumulé 

TOHE  CXLVIII.   —   1898.  40 


722  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  voluptés,  les  fêtes  !  »  ils  sont,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  au  bout  de 
leur  rouleau...  Je  crois  que  l'emploi  des  vers  s'imposait  ici.  Les  au- 
teurs n'y  eussent  pas  mis  une  idée  de  plus  que  dans  leur  prose,  mais 
de  beaux  vers  (il  les  fallait  beaux)  nous  eussent  peut-être  suggéré, 
par  leur  musique  et  par  leur  volupté  propre,  quelque  chose  des 
voluptés  néroniennes  et  de  ce  que  Cléopâtre  avait  appelé  déjà  «  la  vie 
inimitable  »... 

La  pièce  elle-même  est  une  broderie  industrieuse  sur  le  chapitre 
des  Annales  où  Tacite  conte  l'assassinat  de  Pedanius  Secundus  et  ce 
qui  s'ensuiAdt.  —  Ce  Secundus  est  un  abominable  homme.  Il  livre,  par 
servilité,  sa  femme  Marcia  à  Néron.  Il  viole  la  jeune  Grecque  Hébé, 
puis,  l'ayant  donnée  pour  femme  à  l'esclave  germain  Faustus,  la  lui 
enlève  contre  la  foi  jurée.  Et  c'est  pourquoi  Faustus  égorge  Secundus 
dans  sa  chambre,  avec  l'assentiment  de  Marcia  qui  a  surpris  le  com- 
plot, et  malgré  l'esclave  chrétien  Théomène,  qui  se  jette  au-devant 
du  poignard  pour  protéger  son  maître.  Tous  les  esclaves  de  Pedanius 
sont,  selon  l'atroce  loi  romaine,  arrêtés  et  condamnés.  Mais  quelques- 
uns,  parmi  lesquels  Théomène  et  Faustus,  ont  pu  se  réfugier  aux  ca- 
tacombes, où  l'inquiète  Marcia  les  rejoint  et,  tombée  amoureuse  de 
l'héroïque  Théomène,  est  convertie  par  lui  à  la  foi  du  Christ... 

Tout  cela  est  habilement  développé.  Il  y  a  du  mouvement,  de  la 
variété,  des  coups  de  théâtre  qui,  pour  être  facilement  prévus,  n'en 
font  pas  moins  de  plaisir,  des  fins  d'actes  qui  sont  toutes  «  à  effet,  » 
des  scènes  tumultueuses  à  personnages  nombreux  et  qui  sont  très  bien 
réglées.  MM.  Éphraïm  et  La  Rode  ne  s'entendent  pas  plus  mal  que 
d'autres  à  «  mouvoir  les  masses.  »  Si  la  pièce  était  représentée  (et  je 
ne  vois  pas  pourquoi  l'Odéon  n'en  tenterait  pas  l'épreuve),  peut-être 
paraîtrait-elle  au  public  intéressante,  colorée,  violemment  drama- 
tique, qui  sait?...  Mais  à  la  lecture,  et  jusqu'à  l'endroit  où  j'en  ai  arrêté 
le  compte  rendu,  cette  œu\Te  intelhgente  ne  semble  point  particuliè- 
rement neuve;  et  je  dirais  qu'elle  rentre  dans  l'ordinaire  «  formule  » 
des  tragédies  romano-chrétiennes,  si,  dans  sa  dernière  partie,  ne  se 
marquait  fort  heureusement  le  dessein  par  lequel  surtout  elle  vaut. 

C'a  été  une  «  opinion  distinguée  »,  du  moins  parmi  les  journalistes, 
et  c'est  devenu  un  heu  commun,  de  rapprocher  nos  révolutionnaires 
les  plus  emportés,  et  spécialement  nos  anarchistes,  des  chrétiens  de 
la  primitive  Église,  et  d'affirmer  qu'ils  se  ressemblent  comme  des 
frères.  Si  l'on  considère  en  elles-mêmes  ces  deux  espèces  d'hommes, 
rien  de  plus  faux  qu'un  tel  rapprochement,  puisque  les  chrétiens 
étaient  chastes,  doux,  résignés,  qu'ils  combattaient  en  eux  la  «  nature  » 


REVUE    DRAMATIQUE.  723 

à  laquelle  nos  «  libertaires  »  font  profession  de  s'abandonner;  qu'ils 
pratiquaient  justement  les  vertus  qu'un  bon  anarchiste  doit  avoir  le 
plus  en  horreur;  et  qu'ils  ne  tuaient  pas,  mais,  au  contraire,  se  lais- 
saient tuer.  Sans  compter  qu'ils  étaient  déjà  par  leurs  croyances  (U 
n'y  a  pas  à  dire  !)  des  manières  de  «  cléricaux.  »  Mais  avec  tout  cela, 
il  est  certain  que  les  chrétiens  devaient  être  assez  exactement,  aux 
yeux  de  la  société  régulière  des  premiers  siècles,  ce  que  les  plus  vio- 
lens  révolutionnaires  sont  pour  la  nôtre.  L'État  et  le  peuple  romain 
se  trompaient  en  attribuant  aux  chrétiens  des  crimes  et  des  pratiques 
infâmes  :  ils  ne  se  trompaient  point  en  les  considérant  comme  des 
ennemis  irréductibles. 

Si  les  communautés  chrétiennes  étaient  composées,  en  majorité, 
de  très  douces  âmes,  il  devait  pourtant  s'y  rencontrer,  surtout  parmi 
les  catéchumènes,  des  malheureux  venus  là  par  désespoir,  excès  de 
souffrance,  haine  de  la  société  établie,  instinct  de  révolte,  insuffisam- 
ment instruits  et  non  encore  imprégnés  de  l'esprit  de  Jésus.  Or  la  haine 
des  corruptions  sociales,  si  l'on  n'y  prend  garde,  est  toute  proche  de 
la  haine  des  élégances,  qui  est  toute  proche  de  la  haine  des  richesses, 
qui  est  toute  proche  de  la  haine  des  riches,  qui  implique  aisément  la 
condamnation  de  l'ordre  social  lui-même.  Elle  revêt  donc  assez  aisé- 
ment un  caractère  révolutionnaire.  Les  âmes  chrétiennes  les  plus 
douces  et  les  plus  abondantes  en  vertus  parlaient  des  «  infamies  du 
vieux  monde  »  dans  les  mêmes  termes  que  le  font  aujourd'hui  les 
anarchistes  les  moins  vertueux.  Et,  comme  ceux-ci  croient  à  l'avène- 
ment de  la  Cité  idéale,  les  chrétiens  croyaient  au  millenlum,  au  règne 
des  saints,  dont  une  des  conditions  était  la  destruction  de  Rome  et  de 
l'Empire.  Cette  destruction,  ils  l'appelaient  de  leurs  vœux,  et  c'était 
assurément  un  désir  permis.  Mais  il  n'est  pas  impossible  qu'à  force  de 
la  désirer,  et  comme  une  chose  promise  par  Dieu,  certains  néophytes 
grossiers  et  véhémens  fussent  tentés  d'y  mettre  la  main.  Comment, 
échauflé  par  les  pieuses  imprécations  d'un  saint  prêtre,  le  sympathique 
barbare  Faustus  passe  soudainement  du  désir  à  l'acte,  c'est  ce  que 
MM.  Kphraim  et  La  Rode  nous  montrent  dans  une  scène  qui  est,  à  coup 
sûr,  la  plus  précieuse  de  leur  drame. 

Dans  une  salle  des  catacombes,  à  la  lueur  des  torches,  devant  ses 
frères  qui  viennent  d'apprendre  que  les  quatre  cents  esclaves  de  Secuu- 
dus  ont  été  exécutés,  le  piètre  Timolhée,  —  en  des  phrases  dictées 
par  Dieu  même,  puisqu'elles  sont  em[»runtées  à  1'  «  épîlre  catholique 
de  saint  Jacques  »  et  à  l'Apocalypse,  —  maudit  la  Ville  impure  et  san- 
guinaire et  en  prophétise  la  fin  :  «  ...  Riches!  pleurez  et  jetez  des  cris, 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  cause  des  malheurs  qui  vont  tomber  sur  vous!...  Vos  richesses  sont 
pourries  1  Le  salaire  dont  vous  avez  frustré  les  ouvriers  crie  contre 
vous...  Vous  avez  condamné  et  mis  à  mort  lesinnocens,  les  justes,  qui 
ne  vous  résistaient  point...  Qu'elle  pleure  et  qu'elle  gémisse,  la  %àlle 
d'iniquité!...  Parce  que,  dans  cette  grande  ville,  le  sang  des  saints  et 
des  innocens  a  été  répandu...  le  Seigneur  enverra  le  feu  tordre  dans 
ses  flammes,  comme  dans  les  anneaux  d'un  serpent,  tous  ces  palais 
superbes,  tous  ces  repaires  de  voluptés  infâmes!  »  Et  enfin  :  «  ...  Sur 
vous  qui  aimez  Dieu  se  lèvera  le  soleil  de  la  justice.  Quand  les  cieux 
auront  passé...  quand  les  élémens  embrasés  auront  été  dissous...  vous 
les  pauvres...  vous  ressusciterez  en  vos  corps  glorieux,  et  vous  jouirez 
d'une  félicité  infinie.  » 

Alors  Faustus  (remarquez  que  ce  qu'il  A-ient  d'entendre  est  tout  ce 
qu'il  connaît  du  christianisme)  :  —  «  Voilà  ce  que  ton  Dieu  promet?... 
je  crois  en  lui!  —  Mais,  dit  Marcia,  où  est-il,  l'envoyé  de  Dieu  qui 
allumera  l'incendie?  Où  est-il,  celui  que  Dieu  a  choisi  pour  renverser 
cet  empire  sanglant?  —  Ce  sera  moi  !  »  dit  Faustus  en  arrachant  une 
torche  fixée  à  la  muraille  ;  et,  suivi  de  quelques-uns  de  ses  frères,  il 
s'en  va  mettre  le  feu  à  la  ville. 

Si  cela  est  fort  discutable,  cela  est  fort  dramatique  ;  et  très  drama- 
tique aussi,  au  dernier  tableau,  du  haut  de  la  terrasse  de  Néron,  le  saut 
des  martyrs  dans  les  flammes. 

Jules  Lemaître. 


* 
.1 


CHRONIOUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  juillet. 

Le  Parlement  est  en  vacances,  et  le  pays  y  serait  pareillement,  il 
pourrait  se  reposer  un  peu  des  agitations  de  la  période  électorale  et 
des  émotions  du  lendemain,  si  le  mauvais  génie  qui  règle  nos  destinées 
n'avait  une  fois  de  plus  ressuscité  l'affaire  Dreyfus,  et,  de  nouveau,  n'en 
avait  fait  retentir  la  tribune  et  rempli  les  journaux.  On  en  était  déjà 
terriblement  fatigué  I  La  répétition  des  mêmes  scènes,  accompagnées 
des  mêmes  effets,  et  jamais  suivies  du  moindre  résultat,  avait  conduit 
à  la  lassitude  générale.  On  éprouve  donc  une  obsession  pénible  à  la 
voir  de  nouveau  revenir,  et  on  aurait  sans  doute  une  véritable  recon- 
naissance au  gouvernement  qui  parviendrait  à  nous  en  délivrer.  Mal- 
heureusement tout  porte  à  croire  que  ce  ne  sera  pas  le  gouvernement 
d'aujourd'hui.  A  notre  avis,  M.  Méline  et  M.  le  général  Billot  étaient 
plus  près  d'atteindre  le  but  que  M.  Brisson  et  M.  Cavaignac.  L'attitude 
qu'ils  avaient  prise  était,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  parfaitement  correcte; 
et  il  eût  sans  doute  suffi  de  s'y  tenir  pendant  quelques  mois  pour 
qu'elle  produisît  toutes  ses  conséquences.  Peu  à  peu,  le  temps  aurait 
exercé  son  action  pacificatrice,  et  le  calme  serait  rentré  dans  les  esprits. 
Mais  nous  n'en  sommes  plus  là! 

M.  MéUne  avait  dit,  à  maintes  reprises,  qu'il  n'y  avait  pas  d'alTairo 
Dreyfus,  et  que  c'était  mal  poser  la  question  actuellement  pendante  que 
de  la  rattacher  au  condamné  de  l'île  du  Diable.  La  question  Dreyfus 
a  été  vidée  définitivement  par  deux  conseils  de  guerre,  le  second  ayant 
conlirmé  l'arrêt  du  premier.  Dès  lors,  il  y  avait  chose  jugée.  Nous 
savons  bien  que  la  justice  humaine,  qu'elle  soit  militaire  ou  civile,  est 
sujette  à  l'erreur,  et  que  la  chose  jugée  elle-même  peut  être  revisée; 
mais  elle  ne  peut  l'être  que  dans  des  conditions  précises,  et  dans  un  très 
petit  nombre  de  cas,  que  la  loi  a  déterminés  avec  inlhiimcnl  de  soin.  Si 
un  de  ces  cas  s'était  présenté,  les  défenseurs  de  Dreyfus  auraient  été 
en  droit  d'en  invoquer  le  bénélice;  mais  aucun  no  s'est  produit.  Ils 
ont  essayé  d'en  faire  naître  un  par  la  dénonciation  du  connnandant 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Esteiiiazy,  accusé  d'avoir  commis  l'acte  pour  lequel  Dreyfus  avait  été 
condamné.  Le  commandant  Esterhazy  a  été  acquitté.  Dès  lors,  la  situa- 
tion restait  la  même  :  il  n'y  avait  aucune  preuve  juridique  de  l'erreur 
Judiciaire  que  les  partisans  de  Dreyfus  soutenaient  avoir  été  commise  ; 
et  l'affaire  Esterhazy  ayant  eu  son  dénouement,  et  un  dénouement  né- 
gatif, n'avait  pas  pu  en  faire  renaître  une  autre.  Sans  doute,  en  dehors 
des  cas  précis  où  la  revision  s'impose,  l'initiative  du  garde  des  Sceaux, 
s'exerçant  dans  certaines  conditions,  pouvait  reprendre  l'affaire  et 
aboutir  à  l'annulation  de  l'arrêt.  Il  aurait  fallu  pour  cela  que  le  garde 
des  sceaux  jugeât  que  des  circonstances  nouvelles,  inconnues  au  mo- 
ment du  procès,  avaient  une  gra\ité  suffisante  pour  inspirer  des  doutes 
sérieux  sur  le  bien  fondé  de  la  solution  intervenue.  Mais  le  garde  des 
sceaux  du  cabinet  Méline  n'a  manifesté  aucune  inquiétude  de  ce  genre, 
qu'il  se  soit  appelé  M.  Darlan  ou  M.  Milliard;  et,  loin  de  là,  M.  Méline 
lui-même  et  M.  le  général  BOlot  n'ont  cessé  de  répéter  à  la  tribune  que 
Dreyfus  avait  été  «  justement  et  légalement  »  condamné.  Il  était  im- 
possible d'en  dire  davantage,  et  le  gouvernement  qui  est  venu  ensuite 
l'a  bien  montré,  car,  malgré  son  ardent  désir  de  le  faire,  il  n'y  a  pas 
réussi.  Dès  lors,  on  ne  saurait  trop  le  répéter,  il  n'y  avait  pas  d'affaire 
Dreyfus.  Nous  parlons  en  droit  pur,  bien  entendu,  car,  dans  un  pays 
aussi  impressionnable  que  le  nôtre,  on  ne  peut  pas  empêcher  les  ima- 
ginations de  s'échauffer  et  de  s'exalter,  et  elles  se  sont  extraordinaire- 
ment  échauffées  et  exaltées  autour  de  cette  affaire  qui,  juridiquement, 
n'existait  pas. 

C'est  alors  que,  pour  lui  donner  plus  de  substance,  à  propos  de 
cette  affaire  on  en  a  soulevé  une  autre  toute  différente,  qui  mettait  en 
cause  non  plus  l'arrêt  du  conseil  de  guerre,  mais  le  conseil  de  guerre 
lui-même,  et  l'état-major  général  de  l'armée.  On  a  accusé  le  conseil  de 
guerre  d'avoir  condamné  «  par  ordre,  «sans  se  préoccuper  de  savoir  si 
l'accusé  était  coupable  ou  non,  et  cet  «  ordre  «venait  de  l'état-major  gé- 
néral. C'était  une  accusation  d'infamie  jetée  sur  le  conseil  de  guerre  et 
sur  l'état-major,  accusation  qui  a  été  bientôt  sui\de  contre  ce  dernier 
de  celle  d'incapacité.  On  a  fait  retomber  sur  lui  le  poids  de  n>os  défaites 
passées;  on  a  même  prédit  des  défaites  futures  pour  les  lui  imputer 
par  avance.  Plusieurs  personnes  se  sont  Jetées  à  corps  perdu  dans 
cette  campagne  nouvelle  ;  mais  celui  qui  en  a  pris  la  responsabilité 
principale,  l'initiative,  et  la  direction,  est  M.  Zola.  Que  voulait-U,  et 
que  voulaient  ceux  qui  l'ont  suivi?  Ils  s'attendaient  bien  à  provoquer 
dans  le  pays  une  immense  émotion,  à  soulever  des  indignations  et  des 
colères,  à  mettre  le  patriotisme  en  révolte  et  à  troubler  profondément 


REVUE.    CHRONIQUE.  727 

la  conscience  publique  :  c'est  précisément  ce  qu'ils  désiraient.  Ils  espé- 
raient aboutir  par  ces  moyens  indirects,  dangereux,  et  coupables. 
N'ayant  pas  réussi  à  poser  la  question  sur  le  terrain  juridique,  ils  pré- 
tendaient la  poser  sur  un  autre.  C'est  à  l'opinion  elle-mrme  quïls  s'a- 
dressaient et  ils  commençaient  par  l'agiter.  Le  résultat  de  cette  agitation 
devait  être  favorable  à  leurs  vues  :  ils  le  croyaient  du  moins.  Qu'im- 
porte le  droit  écrit?  Qu'importe  la  loi?  Qu'importe  la  procédure,  — 
cette  procédure  qu'on  dédaignait  alors,  et  où  on  cherche  aujourd'hui 
un  refuge?  —  Si  un  grand  mouvement  d'opinion  ver  ait  à  se  produire, 
il  exercerait  sur  le  gouvernement  une  pression  irrésistible.  Il  faudrait 
bien  alors  trouver  un  moyen  quelconque  de  reviser  le  procès.  Fata 
viam  invenienl.  Et,  en  effet,  on  a  provoqué  un  prodigieux  mouvement 
d'opinion  :  mais  il  s'est  formé  contre  M.  Zola.  Une  pression  à  laquelle 
il  était  presque  impossible  pour  eux  de  se  soustraire  a  été,  en  effet, 
exercée  sur  les  pouvoirs  publics,  mais  tout  juste  dans  le  sens  contraire 
à  celui  que  M.  Zola  s'était  proposé.  On  a  demandé  au  gouvernement, 
qui  n'en  pouvait  mais,  de  trouver  des  expressions  encore  plus  fortes, 
d'inventer  des  mesures  encore  plus  vigoureuses  pour  mettre  fin  à  une 
campagne  inqualifiable.  Le  patriotisme  s'est  non  seulement  ému,  mais 
déchaîné.  L'opinion  s'est  retournée  contre  les  ennemis  de  l'armée  avec 
la  brutalité  d'une  avalanche.  Et  c'était  justice!  11  fallait  se  rendre 
compte  que,  surtout  dans  un  pays  qui  avait  été  miUtairement  malheu- 
reux, mais  qui  conservait  la  fierté  d'un  grand  passé  et  l'espoir  d'an 
avenir  réparateur,  on  ne  touchait  pas  à  l'armée  impunément.  Jusqu'au 
fond  de  nos  campagnes,  —  on  a  pu  le  voir  pendant  la  campagne  élec- 
torale, —  la  libre  nationale  a  (ressailli. 

Ainsi  est  née  une  seconde  affaire,  l'affaire  Zola.  Car,  c'est  de  l'aHaire 
Zola  que  nous  sommes  encombrés  maintenant.  M.  Zola  et  ses  amis 
affectent  de  l'appeler  l'alTaire  Dioyfus,  et  de  les  confondre  toutes 
deux.  Rien  n'est  plus  naturel  de  leur  part  puisque  leur  but  est  préci- 
sément de  remettre  l'affaire  Dreyfus  à  flot,  el  leur  bul  est  man(iué, 
s'ils  ne  parviennent  pas  à  faire  sortir  l'alfaire  Dreyfus  de  l'affaire  Zola. 
En  ce  moment,  il  n'y  a  pas  d'autre  question  en  jeu.  M.  Zola  est  tout 
prêt  à  plaider  son  procès,  i"!  une  condition  toutefois  :  c'est  ([u'on  lui 
permette  de  ne  rien  dire  de  lui,  ou  d'en  dire  le  moins  possible,  et  de 
parler  au  contraire  très  longuement  de  Dreyfus.  11  veut  dimonlrer  que 
Dreyfus  est  innocent,  et  transformer  la  cour  d'assises  deVersiiilles  en 
une  espèce  de  cour  souveraine  chargée  de  reviser  l'arrêt  du  conseil  de 
guerre.  Il  deuumde  que  la  connexité  des  deux  (jucstions  soit  reconnue 
et  établie,  et  tel  est  le  sens  du  recours  qu'il  a  introduit  en  cassation, 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  conclusions  n'ayant  pas  été  admises  par  la  cour  d'assises.  Nous 
croyons  qu'il  se  trompe,  et  que  sa  prétention  n'est  pas  soutenable. 
Évidemment,  le  déUt  de  M.  Zola  se  rattache  au  crime  de  Dreyfus,  en 
ce  sens  que,  si  le  second  n'avait  pas  eu  lieu,  le  premier  n'aurait  pas 
pu  se  produire;  mais  l'un  n'en  reste  pas  moins  distinct  de  l'autre.  De 
quelque  manière  que  l'on  pose  la  question  Dreyfus,  M.  Zola,  lui,  n'en 
est  pas  moins  coupable  d'avoir  diffamé  et  outragé  le  conseil  de  guerre 
et  l'état-major  général  de  l'armée.  M.  Zola  parle  sans  cesse  de  faire  «  la 
preuve»  de  ce  qu'il  a  énoncé  :  qu'il  la  fasse,  personne  ne  l'en  empêche! 
Mais  la  preuve  qu'on  lui  demande  n'est  pas  celle  de  l'innocence  de 
Dreyfus,  c'est  celle  de  la  forfaiture  du  conseil  de  guerre.  Qu'il  la  four- 
nisse, qu'il  l'administre,  comme  s'exprime  son  avocat!  On  l'y  invite, 
on  l'écoute  !  Mais  il  ne  dit  rien.  Quoique  présent  à  l'audience,  il  dé- 
clare faire  défaut,  et,  le  soir  même,  il  prend  le  train  et  passe,  ou  fait 
semblant  de  passer  la  frontière. 

M.  Zola,  toujours  épris  de  romanesque  et  d'effets  de  mise  en 
scène,  a  envoyé  une  note  aux  journaux  pour  expliquer  sa  fuite; 
car  c'est  une  fuite,  quoi  qu'en  disent  ses  amis,  et  tel  est  bien  là  le 
caractère  qu'il  a  voulu  lui-même  donner  à  son  départ.  Il  aurait  pu, 
comme  tout  le  monde,  aller  faire  un  voyage  en  Suisse,  sans  que 
personne  s'en  étonnât.  Quoi  de  plus  simple  et  de  plus  naturel?  Mais, 
précisément,  c'était  trop  simple  et  trop  naturel  :  ce  n'était  pas  assez 
théâtral,  assez  dramatique,  assez  impressionnant.  S'en  aller  discrète- 
ment, à  l'anglaise,  ne  convenait  pas  à  M.  Zola  :  il  voulait  faire  claquer 
bruyamment  les  portes.  Il  faut  admirer,  chez  M.  Zola,  ce  trait  de 
génie  qui  l'a  conduit  à  donner  une  si  grande  importance  à  un  dépla- 
cement auquel  la  majorité  de  ses  contemporains  en  attache  si  peu, 
en  cette  saison.  Plusieurs  comparaisons  historiques  se  sont  aussitôt 
présentées  à  l'esprit.  Les  amis  de  M.  Zola  écartent  avec  mauvaise 
humeur  celle  du  général  Boulanger,  —  pourtant,  de  lui  aussi  on  di- 
sait qu'U  reviendrait;  —  mais  ils  acceptent  volontiers  celle  de  Maho- 
met quittant  la  Mecque,  ce  qui  lui  réussit  davantage.  Quand  nous  di- 
sons qu'ils  l'acceptent,  cela  n'est  pas  tout  à  fait  exact  :  ils  la  proposent, 
Us  la  suggèrent  ;  car  personne  n'y  songeait.  Peut-être  serait-U  plus 
modeste,  et  plus  respectueux  des  proportions  normales,  de  rappeler  le 
départ  de  M.  Drumont  pour  Bruxelles  ;  car  M.  Drumont  en  est  revenu,  et 
nous  craignons  fort  que  M.  Zola  ne  re\aenne  aussi  comme  il  l'annonce. 
Il  a  pleine  confiance  dans  la  Cour  de  cassation,  et  il  attend  qu'elle  ait 
prononcé  sur  la  question  de  «  connexité.  »  Mais  si  elle  se  prononce 
contre  lui,  —  car  tout  est  possible,  —  que  fera  M.  Zola?  Reviendra-t-il 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  729 

tout  de  même?  Ne  reviendra-t-il  pas?  Sïl  ne  revenait  pas,  quelle  dôs- 
obstruction!  Combien  les  choses  deviendraient  plus  claires!  Et  com- 
bien l'affaire  Dreyfus  elle-même,  en  admettant  qu'il  y  en  ait  une,  re- 
prendrait plus  de  limpidité! 

Au  reste,  M.  Zola  n'a  pas  de  chance;  il  joue  de  malheur;  il  n'est 
pas  l'homme  heureux  et  répandant  le  bonheur  autour  de  lui  que 
recherchait  un  grand  ministre  du  temps  passé.  Les  affaires  dont  il  se 
charge  tournent  mal,  et  la  sienne  propre  tourne  plus  mal  encore,  s'il 
est  possible. 

On  a  vu  qu"il  avait  fait  un  appel  direct  à  l'opinion  et  que  c'est 
avant  tout  sur  elle  qu'il  comptait.  Or,  il  n'y  a  presque  aucun  rapport 
entre  les  moyens  d'agir  sur  l'opinion,  et  ceux  que  peut  fournir  la  pro- 
cédure pour  agir  sur  des  hommes  de  loi.  Quoi  qu'en  pensent,  ou  plutôt 
quoi  qu'en  disent  ses  adeptes,  il  est  très  fâcheux  pour  M.  Zola  d'avoir 
plusieurs  fois  déjà  déserté  le  débat,  lorsqu'il  s'ouvrait  devant  lui,  et  fina- 
lement d'avoir  passé  la  frontière.  On  aura  beau  expliquer  que  cette  fuite 
est  une  subtihté  de  procédure,  ingénieuse  dans  le  présent  et  pleine  de 
ressources  pour  l'avenir,  c'est  ce  qu'on  ne  fera  jamais  comprendre  à 
la  très  grande  majorité  du  peuple  français.  Si  on  ne  s'adressait  qu'à 
des  magistrats,  à  des  avocats,  à  des  avoués,  à  des  huissiers,  à  des  por- 
teurs de  contraintes,  ces  roueries  pourraient  être  appréciées  comme 
elles  méritent  sans  doute  de  l'être;  mais  nous  avons  vu  que  M.  Zola 
avait  renoncé  à  plaider  sa  cause  devant  ce  public  trop  restreint,  et 
qu'il  avait  voulu  en  saisir  le  pays  tout  entier,  voire  l'univers.  Un  pre- 
mier coup  d'éclat  en  exigeait  une  série  d'autres,  M.  Zola  s'était 
condamné  à  procéder  à  la  manière  des  hommes  providentiels,  sûrs  de 
leur  fait,  toujours  prêts  à  accepter  le  combat  et  marchant  de  victoire 
en  victoire.  Alors,  il  pouvait  étonner  les  imaginations  et  les  conquérir. 
Au  lieu  de  cela,  il  bat  continuellement  en  retraite.  Il  fait  plus,  il  va  se 
mettre  en  sécurité  à  l'étranger.  Quand  môme  il  aurait,  pour  agir  ainsi, 
les  meilleures  raisons  du  monde,  les  mieux  justiliées,  les  plus  con- 
vaincantes, elles  ne  seraient  ni  bonnes,  ni  probantes  pour  le  grand 
public  auquel  H  a  voulu  s'adresser.  La  flamme  qu'il  avait  prétendu 
allumer  à  son  front  s'est  éteinte.  On  ne  voit  plus  qu'un  homme  qui  se 
sauve,  et  le  procédurier  trop  modeste  fait  un  tort  irrémédiable  au 
héros  orgueilleux  sur  lequel  on  comptait.  Quand  on  a  assumé  \v  rôle 
que  M.  Zola  s'est  donné  à  lui-même,  sans  que  rien  l'y  obhgeàl,  il  faut 
en  subir  vaillamment  les  conséquences,  même  les  plus  mauvaises, 
surtout  celles-là.  VA  c'est  ce  qu'un  romancier  devrait  savoir,  s'il  con- 
naissait vraiment  les  ressorts  qui  font  agir  les  liuuuues  et  s'il  les  avait 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  observés  dans  leur  action  naturelle.  On  a  quelquefois  fait  un  mé- 
rite à  M.  Zola  de  l'art  avec  lequel  il  fait  mouvoir  les  masses.  De  ces 
mouvemens,  il  montre  en  effet  les  dehors  et  les  surfaces;  mais  nous 
doutons  plus  que  jamais  qu'il  ait  pénétré  jusqu'aux  causes  profondes 
qui  les  déterminent.  Et  s'il  les  avait  comprises  ou  paru  comprendre 
dans  ses  romans,  il  faudrait  dire  qu'il  les  a  complètement  ignorées  et 
oubliées  lorsqu'il  s'est  mis  lui-même  en  scène,  et  qu'il  s'est  trouvé 
aux  prises  avec  les  réalités. 

Mais  c'est  trop  parler  de  M.  Zola  :  revenons  au  gouvernement 
actuel  et  au  rôle  qu'à  son  tour  il  s'est  donné  dans  toutes  ces  aiîaires, 
si  difficiles  à  coup  sûr,  si  ardues,  et  qu'on  a  semblé  s'appliquer  à 
rendre  inextricables. 

Ici,  l'homme  agissant,  ce  n'est  pas  M.  Brisson,  président  du  Conseil  ; 
ce  n'est  pas  M.  Sarrien,  ministre  de  la  Justice;  c'est  M.  Cavaignac, 
ministre  de  la  Guerre.  M.  Brisson  épuise  toute  son  énergie  à  satisfaire 
ses  amis  par  des  hécatombes  préfectorales  :  après  cela,  il  tombe  ma- 
lade, ce  qui  est  bien  naturel.  M.  Sarrien,  avant  d'arriver  au  ministère, 
avait  des  incertitudes  sur  l'affaire  Dreyfus  ;  il  les  a  communiquées  à 
M,  Ribot  dans  les  conversations  qui  ont  rempli  le  conmiencement  de 
la  crise  ministérielle,  et  M.  Ribot  y  a  fait,  depuis,  allusion  à  la  tribune  ; 
mais  le  chemin  de  la  place  Vendôme  a  été  pour  M.  le  garde  des 
Sceaux  celui  de  Damas.  Quant  à  M.  Cavaignac,  son  opinion  était  faite 
depuis  longtemps.  Sa  foi  était  robuste  et  môme  intransigeante.  Pour 
lui,  la  culpabiUté  de  Dreyfus  ne  faisait  pas  l'ombre  d'un  doute,  et  ce 
n'était  pas  seulement  à  ses  yeux  ce  que  M,  iMéUne  appelait  une  vérité 
légale,  qui  devait  rester  telle  jusqu'à  preuve  juridique  du  contraire, 
c'était  comme  une  espèce  de  dogme.  M.  Cavaignac  n'a  eu  qu'un  tort, 
qui  est  d'avoir  voulu  donner  de  cette  vérité  des  preuves  fatalement 
condamnées  à  rester  incomplètes,  et  qui,  dès  lors,  ne  pouvaient  agir 
sur  les  esprits  que  très  incomplètement. 

Déjà,  sous  l'ancien  cabinet  dont  il  était  l'adversaire,  M.  Cavaignac 
avait  reproché  au  général  Billot  de  ne  pas  apportera  la  tribune  ce  qu'il 
appelait  la  parole  libératrice,  qui  devait  dissiper  les  derniers  nuages 
planant  sur  Dreyfus.  Le  général  Billot  s'exténuait  à  répéter  que 
Dreyfus  était  coupable,  qu'il  en  avait  la  coniiction  et  la  certitude, 
qu'il  y  engageait  son  honneur  de  soldat  et  sa  conscience  d'honnête 
homme.  Ce  n'était  pas  encore  assez.  Que  pouvait-on  davantage,  et 
quelle  était  enfin  cette  parole  hbératrice  dont  la  puissance  égalait  celle 
d'un  de  ces  mots  cabahstiques  qui,  dans  les  contes  de  fées,  font  des 
miracles  ?  Une  fois  devenu  ministre,  M.  Cavaignac  était  bien  obligé  delà 


REVUE.    CHRONIQUE.  731 

dire.  Il  a  donc  prononcé  un  discours,  adroitement  fait  d'ailleurs,  dans 
lequel,  sur  le  fond  des  choses,  il  n'a  pas  pu  dire  et  il  n'a  pas  dit  plus 
que  son  prédécesseur,  mais  oii  il  a  entr'ouvert  le  dossier  Dreyfus  pour 
en  retirer,  afin  de  les  produire  devant  la  Chambre,  quelques-unes  des 
preuves  de  culpabilité,  à  son  aN-is  les  plus  convaincantes.  Dieu  nous 
garde  de  discuter  ces  preuves,  et  de  rentrer  ou  d'entrer  à  notre  tour 
dans  la  discussion  !  Ces  preuves,  au  surplus,  ne  se  rattachent  pas 
toutes  directement  au  procès  Dreyfus  :  il  en  est  qui  ont  été  décou- 
vertes depuis.  Mais,  quelque  valables  qu'elles  soient  aux  yeux  de  M.  Ca- 
vaignac,  ont-elles  produit  l'effet  foudroyant  qu'il  en  attendait  et  qu'il 
avait  annoncé?  La  parole  libératrice  nous  a-t-elle  libérés  de  quoi  que 
ce  soit?  Loin  de  là,  M.  Cavaignac  a  fourni  des  armes  nouvelles  aux 
partisans  de  Dreyfus,  et  il  ne  leur  en  a  retiré  aucune.  Les  demi-preuves 
qu'il  a  produites  sont  nécessairem.ent  trop  partielles  pour  pouvoir  être 
considérées  comm.e  irréfragables.  Elles  étaient  d'ailleurs  connues  de- 
puis longtemps,  et  il  n'a  fait  que  leur  attribuer  une  consécration  offi- 
cielle. Mais  il  eût  bien  mieux  fait  encore  de  les  laisser  dans  un  dossier 
qu'on  ne  pouvait  pas  produire  tout  entier  :  d  faut  qu'une  porte  soit 
ouverte  ou  fermée,  et  puisque  M.  Cavaignac  ne  pouvait  pas  l'ouvrir 
complètement,  il  aurait  dii  la  tenir  complètement  fermée.  C'est  l'atti- 
tude qu'avaient  adoptée  MM.  Méline  et  Billot.  M.  Méhne  disait  qu'il  n'y 
avait  pas  d'affaire  Dreyfus  :  M.  Cavaignac  semblait  reconnaître  qu'il  y 
en  avait  une,  puisqu'il  la  discutait.  Il  a  eu,  nous  en  convenons,  un 
éclatant  triomphe  parlementaire;  il  a  été  couvert  d'applaudissemens; 
la  Chambre,  à  l'unanimité  des  votans,  a  décidé  que  son  discours  serait 
affiché  sur  les  murs  de  nos  3G000  communes.  Mais,  dès  le  lendemain, 
dans  tous  les  journaux,  «  l'affaire  »  renaissait.  Et  si  l'on  savait  gré, 
généralement,  ù.  M.  Cavaignac,  d'avoir  dissipé  la  légende  que  nous  ne 
pouvions  rien  dire  sans  provoquer  des  complications  internationales, 
l'inutilité  de  son  discours  apparaissait  ù  tous  les  yeux. 

Depuis,  des  événemens  se  sont  luddiiils,  très  imprévus  en  eux- 
mêmes  et  dont  il  serait  impossible  aussi  de  prévoir  dès  maintenant 
toutes  les  suites  :  nous  voulons  parler  de  l'arrestation  simultanée  du 
colonel  Picquart  et  du  commandant  Estorbazy.  Sans  entrer  dans  le 
fond  des  choses,  l'allure  générale  de  cette  all'aire  en  partie  double  avait 
paru  d'abord  empreinte  d'une  C(!rtaine  iiardiesse.  Vingt -quatre  luMires 
plus  tard,  on  a  su  que  l'arrestation  du  connnandant  Estcrhazy  était 
due  à  une  initiative  prise  propv'io  vwlu  par  un  juge  d'instruction, 
contre  lequel  se  sont  aussitôt  tournées  toutes  les  foudres  d'un  parti. 
Et  puis,  on  n'a  plus  rien  su  du  tout.  L'obscurité  s'est  faite.  Les  bruits 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  plus  divers  ont  circulé  :  chaque  jour  en  produit  un  nouveau. 
Pourquoi  le  colonel  Picquart  et  le  commandant  Esterhazy  ont-ils  été 
arrêtés?  Profond  mystère!  Est-ce  pour  l'affaire  Dreyfus,  ou  pour  une 
affaire  connexe,  comme  tout  le  monde  l'a  pensé  d'abord?  Est-ce  pour 
un  fait  d'un  ordre  tout  privé,  et  indépendant  de  laffaire  Dreyfus, 
comme  on  en  fait  maintenant  courir  le  bruit?  Sur  tout  cela,  les  ima- 
ginations peuvent  se  donner,  et  elles  se  donnent  en  effet  carrière. 
Il  aurait  été  sage,  après  les  avoir  émues,  de  les  éclairer  aussitôt,  et 
de  les  fixer.  N'était-ce  pas  le  devoir  du  gouvernement?  C'est  jouer 
très  imprudemment  autour  de  l'affaire  Dreyfus  que  d'en  soulever 
d'autres  qui  s'y  rattachent  ou  qui  paraissent  s'y  rattacher,  ne  fût-ce 
que  par  la  personne  des  acteurs,  et  qui,  en  tout  cas,  y  ramènent  et 
y  retiennent  obstinément  la  pensée.  Que  sortira-t-H  enfin  de  tout 
cela? 

En  attendant,  la  situation  du  ministère  est  des  plus  bizarres. 
Les  amis  de  M.  Brisson  ne  sont  pas  satisfaits,  et  leur  mauvaise  hu- 
meur va  chaque  jour  en  augmentant.  Ils  constatent  avec  amertume 
que  le  gouvernement  actuel  ressemble  à  celui  de  M.  Méline,  et  qu'U 
lui  ressemble  en  mal,  c'est-k-dire  qu'U  en  accentue  les  défauts.  Sans 
doute,  il  a  mis  à  pied  quelques  préfets  et  quelques  sous-préfels,  mais 
beaucoup  trop  peu  à  leur  gré,  et  on  se  trompe  fort  si  on  les  croit  gens 
à  se  contenter  de  quelques  sacrifices  de  personnes.  Leurs  vues  portent 
beaucoup  plus  haut.  Ils  avaient  promis  de  grandes  réformes  au  pays, 
surtout  des  réformes  fiscales  :  on  les  ajourne  jusqu'à  un  moment  où 
tout  donne  à  penser  que  le  cabinet  Brisson  ne  sera  plus  aux  affaires. 
Il  se  sera,  pour  son  compte,  tiré  de  la  difficulté;  mais  ils  y  resteront, 
eux,  enfoncés  encore  davantage.  Pourtant,  Us  feraient  volontiers  quel- 
que crédit  au  ministère  s'il  changeait  l'esprit  qui  présidait  hier  au 
gouvernement,  pour  revenir  à  ce  vieU  esprit  républicain,  sectaire  et 
farouche,  dont  M.  Brisson,  autrefois,  était  animé.  11  en  était  même  un 
des  apôtres  les  plus  ardens.  Cet  esprit,  tout  franc-maçonnique,  avait 
horreur  du  cléricalisme  et  du  militarisme,  qu'U  s'efforçait  en  toute 
occasion  de  confondre  avec  la  reUgion  et  avec  l'armée;  et  il  n'est  be- 
soin d'aucun  effort  de  mémoire  pour  se  rappeler  quelques-unes  de  ses 
manifestations  les  plus  significatives,  car  elles  sont  d'hier.  On  repro- 
chait à  M.  MéUne,  —  et  nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  avec  quelle  in- 
justice, —  d'avoir  laissé  croître  ces  deux  terribles  dangers,  ces  deux 
effrayans  fiéaux  de  toute  démocratie.  C'est  avec  cette  double  accusation 
qu'on  a  fait  campagne  contre  lui  dans  le  parlement,  et  contre  ses  amis 
dans  les  élections.  Qu'y  a-t-iï  de  changé  à  ce  point  de  vue?  Ce  n'est 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  733 

pas  nous  qui  le  demandons,  mais  bien  les  radicaux  et  les  socialistes; 
et  ils  répondent  :  Rien! 

Le  ministère  n'a  encore  pris  aucune  mesure  contre  le  danger  clé- 
rical; et,  par  hasard,  s'il  s'était  aperçu  que  ce  «  danger  »  n'existe  pas, 
nous  oserions  l'en  féliciter.  Quant  au  danger  du  militarisme,  les  ra- 
dicaux et  les  socialistes  le  dénonçaient  naguère  comme  une  consé- 
quence de  l'affaire  Dreyfus,  ou  du  moins  de  la  manière  dont  elle  avait 
été  conduite.  L'armée,  à  les  entendre,  reprenait  trop  d'importance 
dans  le  pays,  et  l'autorité  civile  en  était,  par  comparaison,  cruellement 
amoindrie.  Nous  avons  dit  également  ce  que  nous  pensions  de  ce  pré- 
tendu péril;  mais  les  radicaux  et  les  socialistes,  qui  le  prennent  au  sé- 
rieux, ou  même  au  tragique,  ne  constatent  pas  sans  chagrin  ni  sans 
honte,  qu'il  a  encore  augmenté  depuis  que  M.  Brisson  est  chef  du  gou- 
vernement et  que  M.  Cavaignac  est  son  ministre  de  la  Guerre.  On 
conçoit  aisément  qu'ils  s'en  plaignent,  qu'ils  invitent  M.  Brisson  à  ren- 
trer en  lui-même,  à  rougir,  à  montrer  quelque  contrition,  à  redevenir 
enfin  ce  qu'il  était  autrefois,  lorsqu'il  fulminait  de  si  haut  contre  les 
défaillances  de  son  prédécesseur. 

Un  fait  surtout  a  porté  leur  inquiétude  à  son  comble.  Les  domi- 
nicains d'Arcueil  ont  fait  récemment  leur  distribution  des  prix.  Le 
Père  Didon,  plus  éloquent  que  mesuré  dans  ses  paroles,  comme  à  son 
habitude,  prononçait  un  discours  ;  et  de  quoi  parlait-il?  De  l'esprit  mi- 
litaire. Il  paraissait  terriblement  rempli  de  son  sujet!  Et  quel  était  son 
principal  auditeur,  qui  relevait  de  sa  présence  l'éclat  de  la  cérémonie? 
Rien  moins  que  le  général  Jamont,  le  successeur  du  général  Saussier 
à  la  tête  de  nos  armées  en  cas  de  guerre,  enfin  le  généralissime.  Nous 
ne  connaissons  pas  le  discours  du  Père  Didon,  mais,  à  n'en  juger  que 
par  l'impression  qu'il  a  produite,  il  semble  que  le  général  Jamont  ait 
entendu  là  des  choses  auxquelles  il  ne  s'attendait  pas;  et  peut-être 
n'est-il  pas  de  très  bon  goût  d'invilor  un  hôte  pour  \o  placer  ensuito 
dans  une  situation  embarrassante  cl  fausse.  11  faut  rendre  aux  radi- 
caux et  aux  socialistes  la  justice  ([uo  si  un  pareil  fait  leur  aurait  pai-u 
intolérable  sous  M.  Méline,  il  les  scandalise  aussi  sous  M.  Brisson.  Mais 
qui  sait?  i*cut-être  les  scandaliscrail-il  moins  bruyamment  si  le  parle- 
ment n'était  pas  en  vacances  et  si  la  tribune  était  ouverte.  Ils  crain- 
draient alors  les  conséquences  immédiates  des  coups  qu'ils  portent, 
tandis  qu'ils  peuvent  aujourd'hui  se  livrer  à  cette  gymnastique  de 
presse  sans  risquer  de  rien  casser.  Pour  le  moment,  rassurés  par  leur 
impuissance,  ils  crient  et  ils  tempêtent  à  qui  mieux  mieux,  avec  l'espoir 
de  ramener  M.  Brisson,  l'enfant  prodigue,  dans  le  giron  abandonné. 


734  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Réussiront-ils  autant  qu'ils  le  voudraient? Qui  oserait  le  dire?  Per- 
sonne ne  croit  assurément  que  la  majorité  qui  s'est  prononcée  pour 
M.  Brisson  à  la  Chambre,  à  la  fin  de  la  session  dernière,  soit  sincère 
et  solide  :  il  faudrait  bien  peu  de  chose  pour  la  disloquer.  M.  Brisson 
doit  sans  doute  ménager  les  radicaux  et  les  socialistes,  mais  il  doit 
ménager  aussi  ces  nationalistes  qui  ont  pour  chefs  MM.  Déroulède  et 
Drumont,  dont  la  colère  contre  lui  pourrait  lui  devenir  funeste,  et 
qui  ne  laissent  passer  aucune  occasion  d'opposer  M.  le  ministre  de 
la  Guerre  à  M.  le  président  du  Conseil.  La  situation  est  embarrassante 
pour  celui-ci,  et  les  lauriers  de  ses  premiers  jours  ministériels  pour- 
raient se  changer  assez  \àte  en  cyprès.  Belle  et  instructive  démonstra- 
tion de  la  justice  immanente  des  choses,  s'il  était  renversé,  dans 
quelques  mois,  par  ses  propres  amis,  pour  avoir  suivi  une  politique 
modérée  !  Car  enfin  cette  pohtique  serait-elle  à  ce  point  nécessaire, 
nous  voulons  dire  à  ce  point  imposée  par  les  circonstances  et  par  le 
vœu  du  pays,  que  M.  Brisson  lui-même  ne  pourrait  pas  y  échapper, 
et,  pour  en  distinguer  la  sienne  propre,  devrait  se  contenter  d'y  com- 
mettre quelques  maladresses,  ou  de  la  relever  par  quelques  bruta- 
lités? Mais  alors,  qu'est-il  venu  faire  au  gouvernement?  Pourquoi  le 
lui  a-t-on  offert?  Pourquoi  l'a-t-il  accepté?  Nous  le  saurons  sans  doute 
un  jour,  à  moins  que  M.  Brisson  ne  l'ignore  peut-être  lui-même,  et 
qu'il  n'y  ait  vu  qu'une  occasion  de  reprendre  la  campagne  de  désor- 
ganisation secrète,  mais  sûre,  si  bien  conmiencée  par  le  précédent 
ministère  radical. 

Les  vœux  que  nous  formions  pour  le  rétablissement  de  la  paix 
entre  l'Espagne  et  les  États-Unis  seraient-ils  enfin  sur  le  point  de  se 
réaliser?  Les  nouvelles  de  ces  derniers  jours  permettent  de  l'espérer. 
Le  gouvernement  espagnol  a  compris,  comme  toute  l'Europe  le  lui 
avait  insinué  et  suggéré,  que,  l'honneur  étant  sauf,  et  largement,  le 
jour  était  venu  d'entrer  dans  la  voie  des  négociations.  La  difficulté 
était  de  savoir  comment  on  s'y  prendrait.  Les  rapports  politiques 
étaient  interrompus  entre  les  deux  pays  par  le  fait  de  la  guerre  :  il  fal- 
lait donc  trouver  un  intermédiaire  bienveillant  qui  voudrait  bien  se 
charger  de  mettre  diplomatiquement  en  contact  deux  puissances  qui 
ne  l'étaient  que  miUtairement.  Le  gouvernement  de  la  République 
française  a  paru  propre  à  remplir  ce  rôle,  et  il  l'était  en  effet,  parce 
qu'il  est  également  ami  de  l'Espagne  et  des  États-Unis  ;  qu'il  a  gardé, 
quoi  qu'on  en  ait  dit,  une  parfaite  correction  d'attitude  entre  les  deux 
belhgérans;  enfin  que  son  désintéressement  personnel,   dans  toute 


REVUE.    —   CIIROxMQUE.  735 

cette  affaire,  ne  pouvait  être  mis  en  doute.  Il  est  de  plus  représenté  à 
Washington  par  un  homme  qui,  bien  qu'ambassadeur  de  fraîche  date, 
a  donné,  dans  une  longue  carrière,  des  preuves  nombreuses  d'un  es- 
prit à  la  fois  ferme  et  souple,  doublé  d'un  caractère  conciliant.  M.  Jules 
Cambona  traversé  des  situations  administratives  qui  exigeaient  déjà 
les  qualités  d'un  diplomate,  et  d'où  il  est  sorti  tout  préparé  à  ses  fonc- 
tions nouvelles.  Sur  le  désir  du  cabinet  de  Madrid,  son  gouvernement 
l'a  autorisé  à  présenter  au  gouvernement  des  États-Unis  une  sorte  de 
rameau  d'olivier.  Il  n'y  a  eu  rien  de  plus  jusqu'ici.  Évidemment,  c'est 
beaucoup  si  l'on  songe  que  la  première  démarche  était  en  somme  la 
plus  délicate  et  la  plus  pénible  ;  mais  c'est  peu  si  l'on  songe  à  tout 
le  chemin  qui  reste  à  parcourir.  Il  n'est  pas  toujours  vrai  qu'il  n'y  ait 
que  le  premier  pas  qui  coûte  ;  mais  c'est  celui  qui  coûte  le  plus.  Le 
gouvernement  de  Washington  sait  maintenant  que  celui  de  Madrid  dé- 
sire la  paix,  et  qu'il  est  prêt  à  entrer  en  négociations  pour  en  amener 
le  rétablissement. 

Mais  ici  se  posent  des  questions  assez  nombreuses.  Quelle  sera  la 
forme  de  ces  négociations?  Il  semble  impossible  qu'elles  se  continuent 
jusqu'à  leur  terme  par  l'intermédiaire  de  l'ambassadeur  de  France  à 
Washington.  D'autre  part,  si  les  négociations  s'ouvrent,  quelle  en  sera 
la  conséquence  immédiate?  Les  deux  gouvernemens  admetlront-ils 
l'opportunité  d'un  armistice?  Préféreront-ils,  au  contraire,  ou  l'un  des 
deux  préférera-t-il  poursuivre  les  opérations  militaires,  dans  la  pensée 
qu'elles  tourneront  à  son  avantage,  et  que  le  développement  en  pèsera 
sur  les  négociations  pour  les  rendre  elles-mêmes  plus  faciles,  ou  plus 
rapides? Un  armistice  paraîtrait  indiqué,  conseillé  parles  circonstances; 
mais  il  faudrait  que  les  deux  parties  fussent  à  cet  égard  du  même  avis, 
et  on  ne  sait  pas  encore  si  elles  le  sont.  Peut-être  le  gouvernement 
américain  voudra-t-il  poursuivre  les  opérations  qu'il  a  préparées  sur 
Porto-Rico.  Peut-être  voudra-t-il  achever  celles  qu'il  a  entamées  dans 
les  Philippines.  Le  danger  de  cette  manière  de  procéder,  qui  mole  la 
diplomatie- à  la  guerre,  est  qu'elle  subordonne  la  première,  quelle  que 
soit  la  fixité  de  ses  vues,  aux  hasards  ton  jouis  variés  et  mobiles  que 
présente  la  seconde. 

Enfin,  et  par-dessus  tout,  il  s'agit  de  savoir  quelles  seront  les  condi- 
tions mêmes  de  la  paix.  L'Espagne  doit  s'attendre  à  faire  des  sacrilices 
considérables.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  Cuba  :  Cuba  est  perdu  pour  elle, 
et  depuis  longtemps.  Scra-t-elle  proclamée  indépendante,  ou,  après 
avoir  gravité  autour  de  l'orbite  américain,  linira-l-elle  par  y  être  entraî- 
née et  par  y  entrer?  Au  point  de  vue  purement  espagnol,  cela  mainte- 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nant  importe  peu.  Ce  qui  importe  davantage  est  de  savoir  quelles 
autres  concessions  H  faudra  faire  en  dehors  de  Cuba.  Et  ce  qui  importe 
plus  encore  peut-être  que  tout  le  reste,  —  parce  que  les  intérêts 
espagnols  et  américains  pourraient  bien  ici  ne  pas  se  trouver  seuls  en 
présence,  —  est  de  savoir  ce  qui  se  passera  aux  Philippines.  Des  pro- 
blèmes très  complexes  se  présentent  donc  à  l'esprit,  et  rien  jusqu'à  ce 
jour  ne  parait  avoir  été  préparé  pour  les  résoudre.  C'est  beaucoup 
d'avoir  ouvert  les  négociations,  mais  on  n'aperçoit  pas  encore  distinc- 
tement le  moment  où  elles  seront  closes.  Si  les  bons  offices  du  gou- 
vernement français,  qui  viennent  de  s'exercer  à  la  demande  de  l'Es- 
pagne, peuvent  être  utiles  dans  la  suite,  ils  ne  feront  certainement 
défaut  ni  à  l'une  ni  à  l'autre  des  deux  parties.  Ils  sont  acquis  d'avance 
à  la  cause  de  la  paix  :  mais  ils  ne  peuvent  devenir  efficaces  que  si,  à 
Washington  et  à  Madrid,  on  la  désire  assez  pour  en  accepter  les  con- 
ditions inévitables. 

Francis  Cuarmes. 


Le  Directeur-gérant, 
F.  Brunetière. 


LA  BATAILLE  DE  WATERLOO 


lin) 

« 

DE  TROIS  HEURES  APRÈS-MIDI  A  LA  NUIT  CLOSE 


I 

L'unique  objectif  de  Wellington  était  de  tenir  ses  positions 
jusqu'à  l'entrée  en  ligne  de  l'armée  prussienne.  Cette  diversion 
tardait  trop  à  son  gré.  Il  avait  espéré  que  Blûcher  commencerait 
l'attaque  dès  deux  heures  ;  il  en  était  trois  et  demie,  et  les  Prus- 
siens ne  semblaient  pas  près  de  se  démasquer.  On  craignait  de 
ne  pouvoir  résister  à  un  second  assaut. 

Napoléon  avait  aussi  de  grandes  inquiétudes.  Le  major  La 
Fresnaye  venait  de  lui  remettre  la  lettre  de  Grouchy,  écrite  à 
Walhain  à  onze  heures  et  demie.  Dans  cette  dépêche  très  confuse, 
deux  choses  frappèrent  surtout  ri']mpereur  :  l'une,  que  Grouchy 
avait  cheminé  hicn  lentement,  puisque,  àon/o  heures  et  demie,  il 
était  encore  à  trois  lieues  de  Wavres;  l'autre,  que  le  maréchal  ne 
semblait  s'iuquiétiM-  nullement  de  ce  qui  se  passait  à  sa  gaucho  et 
demandait  des  ordres  pour  maiuruvrer  «  le  lendemain  »  dans  la 
direction  excentrique  de  la  Chysc.  Il  devenait  donc  fort  impro- 
bable,—  à  moins  que  Grouchy  n'eût  eu  l'inspiration,  dès  midi,  de 
marcher  au  canon,  — qu'il  put  prendre  de  liane  le  corps  de  Biilow 

(1)  Voyez  la  Revne  du  1"  août. 

TOME  CXLVllI.   —   1898.  4" 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déjà  en  position  à  Chapelle-Saint-Lambert.  Tout  au  plus  le  ma- 
réchal pourrait-il  tomber  sur  les  derrières  de  ce  corps  ou  retenir 
loin  du  champ  de  bataille,  par  une  attaque  à  fond,  les  autres  frac- 
tions de  l'armée  prussienne.  Que  l'Empereur  n'ait  pas  incontinent 
fait  repartir  La  Fresnaye  avec  de  nouvelles  instructions  pour 
Grouchy,  faut-il  s'en  étonner?  Ces  instructions,  qui  n'auraient  pu 
être  autres  que  «  de  chercher  à  se  rapprocher  de  l'armée  afin  de 
tomber  sur  le  corps  ennemi  qui  voudrait  en  inquiéter  la  droite,  » 
Napoléon  les  avait  déjà  adressées  à  son  lieutenant  à  une  heure  un 
quart.  Il  n'aurait  pu  que  les  réitérer  et  bien  tardivement. 

La  présence  de  Biilow  à  Chapelle-Saint-Lambert,  l'échec 
sanglant  du  comte  d'Erlon,  l'éloignement  de  Grouchy,  c'étaient 
peut-être  des  raisons  pour  engager  l'Empereur  à  rompre  le  combat, 
comme  à  Essling,  et  à  prendre  une  forte  position  défensive  sur  le 
plateau  de  la  Belle-Alliance.  Il  ne  semble  pas  qu'il  ait  songé  à  cet 
expédient,  bon  tout  au  plus  pour  la  journée.  Le  lendemain,  rarméo 
française,  même  renforcée  par  Grouchy,  aurait  eu  à  livrer  bataille 
presque  dans  la  proportion  d'un  contre  deux  aux  armées  réunies 
de  Wellington  et  de  Blûcher.  L'Empereur  aima  mieux  profiter 
de  l'expectative  où  paraissait  rester  Biilow  pour  enfoncer  les  An- 
glais avant  l'entrée  en  ligne  des  Prussiens. 

Dès  que  d'Erlon  eut  rallié  quelques-uns  de  ses  bataillons, vers 
trois  heures  et  demie,  l'empereur  ordonna  à  Ney  d'attaquer  de 
nouveau  la  Haie-Sainte.  Il  comptait  se  servir  de  ce  poste  comme 
point  d'appui  pour  un  mouvement  d'ensemble  avec  le  corps  de 
d'Erlon,  le  corps  de  Reille  qu'il  pensait  devoir  être  bientôt  maître 
de  Hougoumont,  toute  la  cavalerie  et  enfin  la  garde  à  pied,((  qui 
donnerait  le  coup  de  massue.  »  Ney  mena  contre  la  Haie-Sainte  la 
brigade  Quiot,  tandis  que  l'une  des  brigades  de  Donzelot,  tout  en- 
tière déployée  en  tirailleurs,  gravit  les  rampes  à  l'est  de  la  route 
de  Bruxelles  et  vint  fusiller  à  vingt  pas  les  Anglais  embusqués 
derrière  les  haies  du  chemin  d'Ohain.  L'attaque  échoua.  Les  ti- 
railleurs de  Donzelot  furent  repoussés  à  mi-côte  ;  les  soldats  de 
Quiot,  ne  pouvant  percer  les  murailles  avec  leurs  baïonnettes  et 
décimés  par  le  feu  à  bout-portant  des  Allemands  du  major  Baring, 
qui  venait  de  recevoir  un  renfort  de  deux  compagnies,  se  repliè- 
rent dans  le  verger. 

Pour  seconder  cet  assaut,  la  grande  batterie  avait  redoublé 
son  feu  contre  le  centre  gauche  de  la  position  ennemie  pendant 
que  les  batteries  de  Reille,  renforcées  par  une  partie  des  pièces 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  739 

de  12  de  la  garde,  canonnaient  sans  relâche  le  centre  droit.  C'est 
l'instant  de  la  journée  où  le  feu  d'artillerie  fut  le  plus  intense. 
«  Jamais,  dit  le  général  Alten,  les  plus  vieux  soldats  n'avaient 
entendu  pareille  canonnade,  »  Quelques  bataillons  de  la  première 
ligne  anglaise  rétrogradèrent  d'une  centaine  de  pas  pour  être 
abrités  par  le  bord  du  plateau.  En  même  temps,  des  groupes  de 
blessés,  des  convois  de  prisonniers,  des  caissons  vides  et  des  fuyards 
filaient  à  l'arrière.  Ney,  se  méprenant  sur  ces  mouvemens,  qu'il 
distinguait  mal  à  travers  la  fumée,  crut  à  un  commencement  de 
retraite,  et  s'avisa  de  prendre  pied  sur  le  plateau  avec  de  la  cava- 
lerie. Il  fit  demander  incontinent  une  brigade  de  cuirassiers. 

L'aide  de  camp  s'adressa  au  général  Farine,  qui  mit  ses  deux 
régimens  en  marche.  Mais  le  général  Delort,  commandant  la  di- 
vision, arrêta  le  mouvement.  «  —  Nous  n'avons,  dit-il,  d'ordre  à 
recevoir  que  du  comte  Milhaud.  »  Ney,  impatient,  courut  à  De- 
lort. Le  maréchal  était  fort  irrité  de  ce  refus  d'obéissance.  Non 
seulement  il  réitéra  son  ordre  à  la  brigade  Farine,  mais  il  ordonna 
que  les  six  autres  régimens  du  corps  de  Milhaud  se  portassent 
aussi  en  avant.  Delort  ayant  encore  objecté  l'imprudence  de  cette 
manœuvre  sur  un  pareil  terrain,  Ney  invoqua  les  instructions  de 
l'Empereur  :  «  —  En  avant,  s'écria-t-il,  il  s'agit  du  salut  de  la 
France.  ^>  Delort  dut  obéir.  Les  deux  divisions  de  cuirassiers 
partirent  au  grand  trot  et  derrière  elles  s'ébranlèrent  les  lan- 
ciers rouges  et  les  chasseurs  à  cheval  de  la  garde.  Ces  régimens 
suivirent-ils  le  mouvement  sur  l'ordre  de  Lefebvre-Desnoëttes,  à 
qui  Milhaud  aurait  dit  en  parlant  :  «  — Je  vais  charger.  Soutiens- 
moi  !  ;)  ou  s'élancèrent-ils  spontanément,  saisis  du  vertige  de  la 
charge  à  la  vue  de  leurs  camarades  courant  à  l'ennemi  dont  la 
retraite  semblait  commencer  et  jaloux  d'avoir  leur  part  d'Anglais 
à  sabrer? 

Depuis  le  commencement  du  combat,  Xoy  pensait  à  la  grande 
action  de  cavalerie  dont  lui  avait  parlé  l'Empereur,  qui  avait  mis 
sous  son  commandement  pour  cela  les  corps  de  cuirassiers  et 
même  les  divisions  de  garde  à  cheval.  Le  prince  de  la  Moskowa 
se  promettait  de  cette  charge  les  plus  beaux  résultats.  Il  était 
heureux  d'avoir  à  la  mener,  lui  qui  passait,  dit  Foy,  pour  un  des 
premiers  oflîciers  de  cavalerie  do  l'armée.  Il  en  avait  causé  avec 
hrouot,  l'assurant  qu'il  était  sur  du  succès.  Tout  d'abord  Ney, qui 
ne  devait  engager  la  cavalerie  qu'après  en  avoir  reçu  l'ordre  de 
l'Empereur,  avait  voulu  seulement  prendre  pied  sur   le  plateau 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  une  brigade  de  cuirassiers.  Puis  l'idée  lui  était  venue  de 
brusquer  la  retraite  des  Anglais  en  lançant  contre  eux  tous  les 
cuirassiers  de  Milhaud.  C'est  pourquoi  il  avait  fait  avancer  ces  deux 
divisions.  Peut-être,  cependant,  eût-il  hésité  à  les  engager  sans 
un  nouvel  ordre  de  Napoléon.  Mais  quand  il  vit  descendre  dans 
les  fonds  de  la  Haie-Sainte,  avec  cette  multitude  d'escadrons  cui- 
rassés, les  chasseurs  à  cheval  de  la  garde  et  les  lanciers  rouges, 
il  ne  douta  pas  que  ce  ne  fût  d'après  les  instructions  mêmes  de 
l'Empereur  qui  avait  jugé  l'heure  opportune  pour  la  grande  at- 
taque. Autrement  la  cavalerie  légère  de  la  garde  n'aurait  pas 
suivi  les  cuirassiers.  Il  paraît  à  peu  près  certain  pourtant  que 
Napoléon  n'avait  rien  vu  de  ce  mouvement.  Du  pli  do  terrain  où 
se  trouvaient  en  position  les  divisions  de  Milhaud  et  de  Lefebvre- 
Desnoèttes,  elles  pouvaient  gagner  la  route  de  Bruxelles,  la  tra- 
verser tout  contre  la  Belle-Alliance  et  descendre  dans  le  vallon 
sans  que  les  aperçût  l'Empereur,  posté  près  de  la  maison  De- 
coster.  Mais  le  maréchal  Ney  n'en  était  pas  moins  bien  fondé  à 
supposer  que  cette  masse  étincelante  de  quatre  mille  cavaliers 
n'avait  pas  échappé  aux  regards  de  Napoléon.  11  forma  en  hâte 
CCS  beaux  escadrons  dans  le  creux  du  vallon,  sur  la  gauche  de  la 
route  de  Bruxelles,  et  s'élança  à  leur  tête  contre  l'armée  an- 
glaise. 

II 

Wellington  songeait  si  peu  à  battre  en  retraite  qu'il  venait  de 
renforcer  son  front  de  bataille  par  plusieurs  brigades  de  sa  se- 
conde ligne  et  de  sa  réserve.'  Les  Brunswickois  se  portèrent  au 
soutien  des  gardes  de  Maitland,  les  brigades  Mitchell  et  Adam 
traversèrent  la  route  de  Nivelles  pour  s'établir  au-dessus  de  Hou- 
goumont,  en  avant  du  chemin  d'Ohain.  On  n'était  pas,  d'ailleurs, 
sans  inquiétude  dans  l'armée  alliée.  L'état-major  observait  avec 
anxiété  —  anxiously  —  les  positions  françaises,  cherchant  à  pré- 
voir quel  mouvement  préparait  Napoléon,  lorsque  la  cavalerie 
descendit  vers  la  Haie-Sainte.  La  surprise  fut  extrême,  et  beau- 
coup de  craintes  se  dissipèrent.  «  Nous  nous  étonnâmes,  dit  un 
aide  de  camp  de  Wellington,  que  l'on  tentât  une  attaque  de  cava- 
lerie contre  une  infanterie  encore  non  ébranlée  (1)  et  qui,  grâce 

(1)  L'infanterie  anglaise  formant  le  centre  gauche  avait  soufi'ert  davantage,  mais 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  741 

aux  plis  de  terrain  derrière  lesquels  elle  était,  couchée,  avait  peu 
souflert  de  la  canonnade.  »  Aussitôt,  les  hommes  furent  debout, 
formés  en  carrés.  Les  batteries  restèrent  en  avant  du  front,  sur 
le  bord  même  du  plateau.  On  envoya  les  attelages  au  loin,  et  les 
canonniers  reçurent  l'ordre  de  tirer,  presque  au  dernier  moment, 
puis  de  se  réfugier  dans  les  carrés  en  abandonnant  leurs  pièces. 

La  cavalerie  française  s'avançait  en  échelons  de  colonnes 
d'escadrons,  les  cuirassiers  à  la  droite,  les  chasseurs  et  les  che- 
vau-légers  à  la  gauche.  La  direction  était  légèrement  oblique,  les 
premiers  échelons  manœuvrant  pour  aborder  la  partie  plate  du 
chemin  d'Ohain,  les  échelons  de  gauche  conversant  vers  les 
rampes  qui  s'élèvent  au-dessus  de  Hougoumout.  On  prêtait  le 
flanc  à  l'artillerie  ennemie.  Dès  que  les  cuirassiers  commencèrent 
à  déboucher  des  fonds  où  ils  s'étaient  formés,  les  batteries  fran- 
çaises cessèrent  de  tirer  et  les  batteries  anglaises  activèrent  leur 
feu.  Les  pièces  avaient  double  charge  :  boulet  et  paquet  de  mi- 
traille ou  boulets  rames.  Une  rafale  de  fer.  Les  chevaux  mon- 
taient au  trot,  assez  lentement,  sur  ces  pentes  roides,  dans  ces 
terres  grasses  et  détrempées  où  ils  enfonçaient  parfois  jusqu'aux 
genoux,  au  milieu  de  ces  grands  seigles  qui  leur  balayaient  le  poi- 
trail. En  précipitant  le  tir,  les  batteries  purent  faire  plusieurs  dé- 
charges. Une  dernière  bordée,  à  quarante  pas,  des  batteries  de 
Lloyd  et  de  Gleeves,  établies  au  point  où  s'élève  aujourd'hui  la 
butte  du  Lion,  faucha  à  moitié  les  escadrons  de  tète.  Les  survi- 
vans  s'arrêtèrent  quelques  secondes,  paraissant  hésiter.  La  charge 
sonna  plus  vibrante;  on  cria  :  Vive  l'Empereur  !  Les  cuirassiers 
se  ruèrent  sur  les  canons.  Successivement,  toutes  les  batteries 
furent  prises.  Superbe  fait  d'armes,  mais  capture  illusoire.  Les 
attelages  manquaient  pour  emmener  les  pièces,  les  clous  pour 
les  mettre  hors  de  service.  On  pouvait  les  renverser  dans  le 
ravin,  enfoncer  dans  les  lumières,  à  défaut  de  clous,  des  ba- 
guettes de  pistolet.  Rien  !  Pas  un  officier  ne  sougea  môme  à  faire 
briser  les  écouvillons. 

Les  canons  se  sont  tus,  mais  les  salves  et  les  feux  de  lile  rou- 
lent et  crépitent.  Entre  la  route  de  Nivelles  et  la  route  de  Ih-u- 
xelles,  vingt  bataillons  anglais,  hanovriens,  brunswickois,  alle- 
mands, forment  deux  lignes  de  carrés  en  échiquier  (1).  Les  balles 

de  ce  c6(é  le  plateau  était  inaccessible  fl  la  cavalerie  à  cause  des  hautes  et  fortes 
haies  du  chemin  d'Oliain. 

(1)  il  y  avait  alors  on  première  et  en  seconde  ligne  un  bataillon  de  Byng  (les 


742  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

frappent  et  ricochent  sur  les  cuirasses  avec  le  bruit  de  la  grêle 
sur  un  toit  d'ardoises.  Cuirassiers  et  lanciers,  les  rangs  déjà 
rompus  par  le  feu,  par  la  montée,  par  le  passage  même  de  cette 
haie  de  canons,  fondent  sur  les  carrés.  Mais,  du  bord  du  plateau 
où  ils  prennent  le  galop  jusqu'à  la  première  ligne  d'infanterie,  le 
champ  est  insuffisant.  La  charge  manque  d'élan  et  par  conséquent 
d'action,  Les  Anglais  sont  en  carrés  sur  trois  rangs.  Le  premier 
rang  genou  terre,  le  bec  des  crosses  appuyé  au  sol,  les  baïonnettes 
inclinées  formant  chevaux  de  frise.  Malgré  leurs  coups  d'éperons 
et  leurs  coups  de  sabre,  malgré  leur  vaillance  et  leur  rage,  les  ca- 
valiers ne  peuvent  percer  ces  murs  d'hommes.  Ils  obliquent  à 
droite  et  à  gauche  et,  sous  les  feux  croisés,  vont  charger  les  car- 
rés de  la  seconde  ligne.  Comme  les  vagues  aux  vagues,  les  esca- 
drons succèdent  aux  escadrons.  La  nappe  de  cavalerie  inonde 
tout  le  plateau.  Cuirassiers,  chasseurs,  lanciers  rouges  tourbil- 
lonnent autour  des  carrés,  les  assaillent  sur  les  quatre  faces, 
s'acharnent  contre  les  angles,  rabattent  les  baïonnettes  à  coups  de 
sabre,  trouent  les  poitrines  à  coups  de  lance,  déchargent  leurs 
pistolets  à  bout  portant,  en  des  luttes  corps  à  corps  font  des 
brèches  partielles  aussitôt  fermées. 

Lord  Uxbridge  voit  cette  mêlée.  Les  deux  tiers  de  sa  cavalerie 
n'ont  pas  donné.  Il  lance  sur  ces  masses  en  désordre  les  dragons 
de  Dornberg,  les  hussards  d'Arenschild,  les  lanciers  noirs  de 
Brunswick,  les  carabiniers  hollandais  de  Tripp,  les  deux  brigades 
hollando-belges  de  van  Merle  et  de  Ghigny,  en  tout  cinq  mille 
chevaux  frais.  Ils  ont  le  nombre,  ils  ont  la  cohésion.  Les  Français 
plient  sous  le  choc,  refluent  dans  les  intervalles  des  carrés, 
échappent  aux  sabres  pour  tomber  sous  les  balles.  Ils  abandon- 
nent le  plateau.  Les  canonniors  raccourent  à  leurs  pièces;  sur 
toutes  les  crêtes  se  rallume  la  ligne  de  feu  des  batteries  an- 
glaises. 

A  peine  au  fond  du  vallon,  les  valeureux  soldats  de  Milhaud 
et  de  Lefebvre-Desnoêttes  reprennent  la  charge.  De  nouveau,  ils 

autres  à  Hongoiimont)  ;  les  quatre  de  Colin  Ilalkett;  les  deux  de  Maitland  (à  1000 
hommes  d'etlectif  chacun);  deux  d'Adam  (les  autres  en  réserve)  ;  deux  d'Ompteda 
(les  autres  à  la  Haie-Sainte)  ;  les  cinq  de  Kielmansegge  ;  les  trois  de  Rruse  ;  quatre 
de  Brunswick  (les  autres  en  réserve).  Plus  tard,  les  quatre  bataillons  de  Duplat 
quittèrent  leur  position  près  de  Merbe-Braine  et  vinrent  prolonger  la  ligne  des 
carrés. 

Les  carrés  étaient  d'un  bataillon,  sauf  les  carrés  de  Ilalkett,  qui  étaient  de  deux 
bataillons  à  cause  des  pertes  subies  aux  Quatre-Bras.  Certains  carrés  étaient  sur 
quatre  rangs.  La  plupart  avaient  les  angles  arrondis. 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  743 

gravissent  sous  la  mitraille  les  pentes  boueuses  de  Mont-Saint- 
Jean,  s'emparent  des  canons,  couronnent  la  hauteur,  fondent  sur 
l'infanterie,  sillonnent  d'éclairs  d'épées  tout  léchiquier  des 
carrés. 

Plus  d'un  Anglais  croyait  la  partie  perdue.  Des  batteries  de 
réserve  prenaient  leurs  dispositions  pour  battre  en  retraite  au  pre- 
mier ordre.  Le  colonel  d'artillerie  Gould  dit  :  «  —  Je  crains  bien 
que  tout  ne  soit  fini.  »  De  la  Belle-Alliance,  on  remarquait  ces 
magnifiques  chevauchées  ;  on  voyait  les  canons  abandonnés,  les 
cavaliers  galopant  sur  le  plateau,  les  lignes  ennemies  percées,  les 
carrés  entourés;  on  criait  victoire  autour  de  l'Empereur.  Lui  était 
surpris  et  mécontent  que  sti  cavalerie  se  fût  engagée  sans  ses 
ordres  contre  des  troupes  'encore  inébranlées.  II  dit  à  Soult  : 
«  —  Voilà  un  mouvement  prématuré  qui  pourra  avoir  des  ré- 
sultats funestes  sur  cette  journée.  »  Le  major  général  s'emporta 
contre  Ney  :  «  — Il  nous  compromet  comme  à  léna!  »  L'Empereur 
promena  un  long  regard  sur  le  champ  de  bataille,  rétléchit  un 
instant,  puis  reprit  :  <(  —  C'est  trop  tôt  d'une  heure,  mais  il  faut 
soutenir  ce  qui  est  fait.  »  Il  envoya  un  de  ses  aides  de  camp,  le  gé- 
néral Flahaut,  porter  à  Kellermann  l'ordre  de  charger  avec  les 
quatre  brigades  de  cuirassiers  et  de  carabiniers. 

Kellermann  jugeait,  comme  l'Empereur,  que  le  mouvement 
de  Milhaud  avait  été  prématuré;  il  croyait  imprudent  d'engager 
aussi  sa  propre  cavalerie.  Il  allait  peut-être  exposer  ses  raisons  à 
Flahaut,  quand  le  général  Lhéritier,  commandant  la  première 
division  (cuirassiers  et  dragons),  la  mit  en  marche  au  grand  trot 
sans  attendre  aucun  commandement.  Kellermann  dut  sui\Te  avec 
sa  seconde  division,  composée  des  2"  et  3*=  cuirassiers  et  des  l*"'"  et 
2°  carabiniers;  mais,  non  loin  de  Ilougoumont,  il  arrêta  la  bri- 
gade de  carabiniers  dans  un  pli  de  terrain,  en  faisant  défense  for- 
melle au  général  Blancard  de  bouger  de  là,  à  moins  d'un  ordre 
exprès  de  lui-même  K<'llermann.  Sage  précaution,  car  ces  huit 
cents  carabiniers  étaient  désormais  la  seule  réserve  de  cavalerie 
qui  restât  à  l'armée.  Flahaut,  s(don  les  instructions  de  l'Empe- 
reur, avait  transmis  l'ordre  de  charger  non  smilemont  à  Keller- 
mann mais  aussi  au  général  Guyot,  conimandant  la  grosse  cava- 
lerie de  la  garde  (dragons  et  grenadiers  à  cheval). 

L'Iilmpereur  a  dit  qu'il  avait  dû  faire  soutenir  les  divisions  de 
Milhaud  dans  la  crainte  qu'un  échec  de  celles-ci,  subi  devant 
toute  l'armée,  n'abattît  les  courages  et  n'entraînât  la  i)anique  et  la 


744 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


déroute.  N'espérait-il  pas  aussi  écraser  les  Anglais  sous  une  nou- 
velle masse  de  cavalerie  cuirassée?  Il  fallait  brusquer  l'action, 
gagner  sur  un  point,  se  maintenir  sur  un  autre,  vaincre  et  imposer 
à  force  d'audace,  car  les  circonstances  étaient  devenues  terrible- 
ment critiques.  L'Empereur  livrait  à  la  fois  deux  batailles,  l'une 
parallèle,  l'autre  oblique:  de  front,  il  attaquait  les  Anglais;  sur 
son  flanc  droit,  il  était  attaqué  par  les  Prussiens. 

III 

Vers  une  heure,  Bliicher  avait  rejoint,  à  Chapelle-Sainl-Lam- 
bert,  le  gros  du  corps  de  Biilow;  mais  quelle  que  fût  son  ardeur 
à  combattre,  il  jugeait  imprudent  de  s'engager  dans  les  défilés 
escarpés  de  la  Lasne  avant  d'être  assuré  qu'il  n'y  serait  point  pris 
en  flagrant  délit  de  marche.  Sur  les  deux  heures,  il  sut,  par  des 
rapports  de  reconnaissances,  que,  les  Français  étant  fort  loin,  il  ne 
courait  encore  aucun  risque.  Il  mit  aussitôt  ses  troupes  en  mou- 
vement dans  la  direction  de  Plancenoit.  Son  objectif  était  de  dé- 
border la  droite  de  l'armée  impériale.  La  marche  fut  lente  et 
rude.  Quand  on  suit  le  chemin  raviné  qui  descend  de  Chapelle- 
Saint-Lambert,  traverse  à  Lasne  le  ruisseau  de  ce  nom  et  re- 
monte la  côte,  non  moins  abrupte,  de  l'autre  colline,  on  s'étonne 
même  que  l'artillerie  prussienne  ait  pu  franchir  ce  défilé.  Il  fal- 
lait la  volonté  de  Bliicher.  Il  était  partout,  ranimant  ses  soldats 
exténués  de  fatigue  et  de  faim  (en  marche  dès  quatre  heures  du 
matin,  ils  n'avaient  point  mangé  depuis  la  veille),  leur  prodiguant 
les  encouragemens,  les  appels  au  devoir,  les  mots  familiers  et 
plaisans.  «  —  Allons,  camarades,  disait-il  à  des  canonniers  qui 
poussaient  aux  roues  d'une  pièce  embourbée,  vous  ne  voudriez 
pas  me  faire  manquer  à  ma  parole  !  » 

A  quatre  heures  environ,  ses  têtes  de  colonne  atteignirent  le 
bois  de  Paris  (à  une  lieue  de  Plancenoit).  Les  divisions  Losthin  et 
Hiller  s'y  établirent  sans  coup  férir;  car,  au  lieu  d'occuper  les 
avenues  du  bois,  la  cavalerie  du  général  Domon  s'était  bornée  à 
en  observer  les  débouchés.  Dans  cette  nouvelle  position,  les  Prus- 
siens se  trouvaient  à  couvert.  Pour  se  démasquer,  Blûcher  aurait 
voulu  attendre  les  deux  autres  divisions  de  Bûlovv  qui  étaient 
encore  dans  les  défilés  de  la  Lasne.  Mais  les  messages  de  Wel- 
lington, l'adjurant  de  prendre  part  au  combat,  devenaient  de  plus 
en  plus  pressans  ;  il  entendait  rugir  les  canons  français  ;  il  aper- 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  743 

cevait,  dit-on,  les  cuirassiers  en  mouvement  sur  les  hauteurs  de 
la  Belle-xVlliance.  Il  se  détermina  à  agir  avec  ce  qu'il  avait.  A 
quatre  heures  et  demie,  les  Prussiens  débouchèrent  :  l'infanterie 
de  Losthin  à  droite  du  chemin  de  Plancenoit,  l'infanterie  de 
Hiller  à  gauche,  le  front  couvert  par  deux  régimens  de  cavalerie 
et  trois  batteries  légères.  Blûcher  se  hûta  de  faire  canonner  les 
escadrons  de  Domon.  Il  voulait,  dit  Gneisenau,  avertir  et  affermir 
Wellington  en  même  temps  qu'empêcher  Napoléon  d'accabler  les 
Anglais. 

Domon  opposa  d'abord  l'offensive  à  l'offensive.  Il  culbuta  les 
hussards  prussiens,  fondit  sur  les  batteries.  Foudroyé  par  leur 
feu  et  par  la  fusillade  de  toute  la  division  Losthin,  il  se  replia 
lentement,  puis,  passant  en  réserve,  il  démasqua  l'infanterie  de 
Lobau.  A  la  première  alerte,  Lobau  s'était  porté  par  le  chemin  de 
Lasne  à  environ  une  demi-lieue  à  l'est  de  la  route  de  Bruxelles,  sur 
la  position  qu'il  avait  reconnue  précédemment.  Ses  deux  divisions 
déployées  l'une  derrière  l'autre  se  trouvaient  là  en  potence,  presque 
perpendiculairement  à  la  ligne  de  bataille.  Pour  le  remplacer 
sur  le  front,  l'Empereur  fit  avancer  la  garde  à  piod  près  de  la 
Belle-Alliance,  à  la  droite  de  la  route  de  Bruxelles,  sauf  le 
l®""  régiment  de  grenadiers  qui  resta  près  de  Rossomme  et  le 
4"  bataillon  du  1'^''  chasseurs  posté  au  Caillou.  Il  donna  aussi 
l'ordre  à  Durutte  d'assaillir  Papelolte  et  La  Haie  afin  de  seconder 
la  grande  attaque  de  Ney  et  de  couper  la  communication  entre  la 
droite  de  Biilow  et  la  gauche  anglaise. 

Lobau,  sachant  bien  que  toute  résistance  passive  est  virtuelle- 
ment condamnée,  poussa  droit  aux  Prussiens  qui  plièrent.  Les 
divisions  Byssel  et  Ilacke  débouchèrent  à  leur  tour  des  bois.  Les 
Prussiens  reprirent  l'offensive  :  30000  contre  10 000  Français. 
Mais  Lobau  avait  des  régimens  d'ancienne  formation,  solides 
comme  des  rocs.  Le  5°  de  ligne,  le  premier  régiment  qui  se  fût 
donné  à  Napoléon,  dans  le  défilé  de  Laffray,  et  le  10''  de  ligne,  le 
seul  (jui  eût  combattu  pour  les  Bourbons  au  pont  de  Loriitl,  riva- 
lisaient d'entrain  et  de  ténacité.  Avec  ces  belles  troupes,  Lobau 
faisait  si  fière  contenance  que  Bliicher,  au  lieu  de  s'obstiner  dans 
son  attaque  parallèle,  manœuvra  pour  déborder  la  droite  du 
6"  corps.  La  cavalerie  du  prince  Guillaume  de  Prusse  et  linfaii- 
terie  de  Ililler,  soutenues  par  la  division  I{yssel,  se  portèrent  vers 
Plancenoit.  Lobau  craignit  d'être  tourné;  il  recula  jus([u'à  la  hau- 
teur du  village  qu'il  fit  occuper  par  une  brigade.  Assaillie  sur  trois 


746  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

points,  cette  brigade  ne  put  tenir.  L'ennemi  la  refoula  hors  de 
Plancenoit,  où  il  s'établit  et  se  retrancha.  Sur  son  front,  Bûlow 
canonnait  les  trois  autres  brigades  de  Lobau  avec  huit  batteries 
dont  les  boulets  allaient  parfois  tomber  sur  la  route  de  Bruxelles, 
au  milieu  des  bataillons  de  la  garde  et  de  Fétat-major  même  de 
l'Empereur. 

Au  moment  où  son  infanterie  abordait  Plancenoit,  Blûchcr 
avait  reçu  un  aide  de  camp  de  Thielmann.  Le  commandant  du 
IIP  corps  annonçait  qu'il  était  attaqué  à  Wavres  par  des  forces  su- 
périeures (c'étaient  les  34000  hommes  de  Grouchy)  et  qu'il  dou- 
tait de  pouvoir  résister  :  «  —  Que  le  général  Thielmann  se  défende 
comme  il  pourra,  dit  Gneisenau.  Il  n'importe  qu'il  soit  écrasé  à 
AVavres  si  nous  avons  la  victoire  ici.  » 

L'ennemi  maître  de  Plancenoit,  Napoléon  était  débordé  et  sa 
ligne  de  retraite  menacée.  Il  ordonna  à  Duhesme,  commandant 
la  division  de  la  jeune  garde,  de  reprendre  ce  village.  Les  huit 
bataillons,  quatre  de  voltigeurs,  quatre  de  tirailleurs,  s'élancèrent 
au  pas  de  charge.  Les  Prussiens  furent  délogés  des  maisons  et  du 
cimetière  dont  ils  avaient  fait  un  réduit. 

IV 

Les  Anglais  tenaient  toujours.  Quand  la  grosse  cavalerie  de 
Kellermann  et  de  Guyot  avait  débouché  dans  le  vallon,  entre  cinq 
heures  et  cinq  heures  et  demie,  les  cuirassiers  de  Milhaud,  re- 
poussés de  nouveau  par  les  dragons  anglais,  dévalaient  au  bas 
des  rampes.  Vite  reformés,  ils  suivirent  à  la  charge  ces  trois  divi- 
sions fraîches.  Cuirassiers  de  Lhéritier,  de  Delorl,  de  Vathier,  de 
Roussel  d'Hurbal,  chasseurs  et  lanciers  de  Lefebvre-Desnoëttes, 
dragons  et  grenadiers  à  cheval  de  Guyot,  plus  de  soixante  esca- 
drons gravissent  le  plateau.  Dans  l'état-major  ennemi,  on  s'étonne 
que  l'on  engage  sept  ou  huit  mille  cavaliers,  sur  un  front  où  mille 
tout  au  plus  pouvaient  se  déployer.  Ils  couvrent  tout  l'espace  entre 
Hougoumont  et  la  Haie-Sainte.  Leurs  files  se  resserrent  tellement 
dans  la  course  que  des  chevaux  sont  soulevés  par  la  pression. 
Cette  masse  de  cuirasses,  de  casques  et  de  sabres  ondule  sur  le 
terrain  houleux.  Les  Anglais  croient  voir  monter  une  mer 
d'acier. 

L'ennemi  renouvelle  la  manœuvre  qui  deux  fois  déjà  lui  a 
réussi.  Après  avoir  mitraillé  la  cavalerie,  les  canonniers  aban- 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  747 

donnent  leurs  pièces  et  se  réfugient  dans  les  carrés.  Ceux-ci 
ouvrent  à  trente  pas  des  feux  de  file  qui  abattent  des  rangs  entiers 
«  comme  d'un  coup  de  faux  »  et  reçoivent  les  débris  des  escadrons 
sur  la  triple  ligne  de  leurs  baïonnettes.  Les  charges  se  succèdent 
sans  interruption.  Des  carrés  subissent  cinq,  sept,  dix,  jusqu'à 
treize  assauts.  Plusieurs  sont  bousculés,  entamés  partiellement, 
sinon  enfoncés  et  rompus.  Le  fourrier  Pilan  du  9"  cuirassiers  et  le 
maréchal  des  logis  Gautier  du  10°  prennent  chacun  un  drapeau 
anglais.  Le  capitaine  Klein  de  Kleinenberg,  des  chasseurs  de  la 
garde,  a  son  cheval  tué  en  enlevant  le  drapeau  d'un  bataillon  de 
la  Légion  germanique.  Mais  la  plupart  des  carrés  restent  infor- 
çables.  D'instant  en  instant,  ils  semblent  submergés  par  les  flots 
de  la  cavalerie,  puis  ils  reparaissent  à  travers  la  fumée,  hérissés 
de  baïonnettes  étincelantes,  tandis  que  les  escadrons  s'éparpillent 
alentour  comme  des  vagues  qui  se  brisent  sur  une  digue. 

Les  cuirassiers  de  Lhéritier  foncent  à  travers  un  labyrinthe 
de  feux  sur  les  carrés  de  la  seconde  ligne,  les  dépassent  et  sont 
foudroyés  par  les  batteries  de  réserve.  Tout  un  régiment  converse 
à  gauche,  enfile  au  triple  galop  la  route  de  Nivelles,  sabre  les  ti- 
railleurs de  Mitchell  le  long  du  chemin  de  Braine-l'Alleud,  tourne 
Hougoumont  et  vient  se  reformer  sur  le  plateau  de  la  Belle-Al- 
liance. Les  dragons  de  la  garde  s'engagent  contre  la  brigade  de 
cavalerie  légère  de  Grant,  qui,  occupée  tout  l'après-midi  à  ob- 
server les  lanciers  de  Pire  en  avant  de  Monplaisir  et  reconnais- 
sant enfin  dans  les  mouvemens  de  ceux-ci  de  simples  démons- 
trations, s'est  rabattue  de  l'aile  droite  sur  le  centre.  La  batterie  de 
Mercer,  la  seule  dont  les  canonniers  soient  restés  à  leurs  pièces 
malgré  l'ordre  de  Wellington,  se  trouve  un  peu  en  arrière,  le 
front  abrité  par  un  remblai  du  chemin,  les  flancs  protégés  par 
deux  carrés  de  Brunswick.  Les  grenadiers  à  cheval,  géans  montés 
sur  d'énormes  chevaux  et  grandis  encore  par  les  hauts  bonnets  à 
poil,  s'avancent  au  trot,  en  ligne.  On  dirait  un  mur  qui  marche. 
Sous  la  mitraille  de  Mercer,  que  croisent  les  feux  de  file  des 
deux  carrés  brunswickois,  ce  mur  s'écroule,  couvrant  le  terrain 
de  ses  débris  ensanglantés.  A  la  seconde  charge,  c'est  une  nou- 
velle boucherie.  Le  général  Janiin,  colonel  des  grenadi(M-s,  lombe 
t'rapiM'  à  mort  sur  l'aiïùt  iVnn  canon.  Devant  la  batterie  s'élève 
un  rempart  de  cadavres  et  de  chevaux  éventrés.  «  —  Vous  en  avez 
un  bon  tas!  »  dit  en  riant,  à  Mercer,  le  colonel  Wood.  Les  der- 
niers pelotons  des  grenadiers  franchissent  le   liitloux  obstacle, 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

traversent  les  intervalles  des  pièces  en  sabrant  quelques  canonniers, 
et  vont  mêler  leurs  charges  à  celles  des  cuirassiers. 

Trop  nombreux  pour  l'étendue  du  terrain,  tous  ces  escadrons 
se  gênent  mutuellement,  se  choquent,  s'entre-croisent,  brisent 
leurs  charges,  confondent  leurs  rangs.  Les  charges,  toujours  aussi 
ardentes,  deviennent  de  moins  en  moins  rapides,  de  moins  en 
moins  vigoureuses,  de  moins  en  moins  efficaces,  par  suite  de  ce 
désordre  et  de  l'essoufflement  des  chevaux  qui,  à  chaque  foulée, 
enfoncent  dans  la  terre  grasse  et  détrempée.  L'atmosphère  est 
embrasée;  on  a  peine  à  respirer,  «  on  se  croirait  à  la  gueule  d'un 
four.  »  Le  général  Jamin  est  tué,  le  général  Donop  est  tué,  le  gé- 
néral Delort  est  blessé,  le  général  Lhéritier  est  blessé,  le  e^énéral 
Guyot  est  blessé,  le  général  Roussel  d'Hurbal  est  blessé.  Edouard 
de  Colbert  charge  le  bras  en  écharpe.  Blessés  aussi  les  généraux 
Blancard,  Dubois,  Farine,  Guiton,  Picquet,  Travers,  Wathiez.  Le 
maréchal  Ney,  son  troisième  cheval  tué  sous  lui,  est  debout,  seul, 
près  d'une  batterie  abandonnée,  cravachant  rageusement,  du  plat 
de  son  épée,  la  gueule  de  bronze  d'un  canon  anglais.  Tout  le  champ 
de  bataille  est  encombré  de  non  combattans  :  cuirassiers  démontés 
marchant  lourdement  sous  leur  armure  dans  la  direction  du  vallon, 
blessés  se  traînant  hors  des  charniers,  chevaux  sans  cavaliers  ga- 
lopant éperdus  sous  le  fouet  des  balles  qui  leur  sifflent  aux 
oreilles.  Wellington  sort  du  carré  du  73^,  où  il  s'est  réfugié  au 
plus  fort  de  l'action,  court  à  sa  cavalerie,  la  précipite  sur  ces 
escadrons  épuisés,  désunis  et  rompus  par  leurs  charges  mêmes. 
Pour  la  troisième  fois,  les  Français  abandonnent  le  plateau. 

Pour  la  quatrième  fois,  ils  y  remontent  en  criant  :  Vive  l'Em- 
pereur! Ney  mène  la  charge  à  la  tête  des  carabiniers.  Il  a  aperçu 
au  loin  leurs  cuirasses  d'or,  a  volé  à  eux  et,  malgré  les  obser- 
vations du  général  Blancard  qui  oppose  l'ordre  formel  de  Kel- 
lermann,  il  les  entraîne  avec  lui  dans  la  chevauchée  de  la 
mort. 

L'acharnement  de  Ney  et  de  ses  héroïques  cavaliers,  comme 
lui  ivres  de  rage,  touchait  à  la  folie.  Cette  dernière  charge  avec 
des  escadrons  réduits  de  moitié,  des  hommes  exténués,  des  che- 
vaux à  demi  fourbus,  ne  pouvait  aboutir  qu'à  un  nouvel  échec. 
L'action  de  la  cavalerie  sur  l'infanterie  consiste  uniquement  dans 
l'effet  moral.  Quel  effet  moral  espérer  produire  sur  des  fantassins 
qui  venaient  d'apprendre  en  repoussant,  par  le  feu  et  les  baïon- 
nettes, des  charges  multipliées,  que  la  tempête  de  chevaux  n'est 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  749 

qu'un  épouvantail  et  qui,  dans  ces  deux  rudes  heures,  longues 
comme  des  jours,  avaient  pris  l'assurance  de  leur  invincibilité. 
C'étaient  au  contraire  les  cavaliers  qui  Uaient  démoralisés  par 
l'insuccès  de  leurs  attaques,  la  vanité  de  leurs  efforts.  Ils  char- 
gèrent avec  la  même  intrépidité,  non  plus  avec  la  même  confiance. 
Ils  traversèrent  encore  la  ligne  des  batteries:  mais,  après  avoir 
poussé  vainement  leurs  chevaux  harassés  sur  les  carrés,  ou  à 
mieux  dire  sur  les  remparts  de  soldats  tués  et  de  bêtes  abattues 
qui  en  protégeaient  chaque  face,  ils  se  replièrent  d'eux-mêmes, 
découragés,  désespérés,  dans  le  fond  du  valhm,  suivis  à  distance 
plutôt  que  précisément  refoulés  par  la  cavalerie  anglaise,  elle- 
même  à  bout  de  forces. 


Ces  grandes  charges  auraient  pu  réussir,  mais  à  la  condition 
d'être,  dans  l'instant  même,  soutenues  par  de  l'infanterie.  Tandis 
que  les  batteries  ennemies,  dépassées  par  les  cuirassiers,  restaient 
muettes,  les  fantassins  auraient  gravi  les  pentes  sans  risques  ni 
pertes,  pris  position  au  bord  du  plateau  et  abordé  les  carrée. 
Les  Anglais  auraient  été  contraints  ou  de  soutenir  dans  une  for- 
mation vicieuse  le  feu  et  les  assauts  de  l'infanterie,  ou  de  se  dé- 
ployer, ce  qui  les  eût  mis  à  la  merci  des  cavaliers.  La  division 
Bachelu  et  la  brigade  Jannin  (division  Foy)  étaient  depuis  plu- 
sieurs heures  à  1  300  mètresde  la  position  alliée, assistant  l'arme 
au  bras  à  ces  charges  furieuses.  Immobiles  sous  les  boulets  qui 
les  décimaient,  elles  n'attendaient  qu'un  ordre  pour  courir  au  pas 
de  charge  seconder  la  cavalerie.  On  les  oublia.  Ce  fut  seulement 
après  le  repoussoment  de  la  quatrième  charge  que  >i(')^  «  qui, 
toujours  le  premier  dans  le  feu,  oubliait  les  troupes  qu'il  n'avait 
pas  sous  les  yeux  »  s'avisa  d'utiliser  ces  six  mille  baïonneltcs.  Les 
six  régimens  marchèrent  par  échelons  en  colonnes  de  divisions  à. 
demi-distance.  11  était  trop  tard.  Les  batteries  les  foudroyèrent, 
et  l'infanterie  anglo-alliée,  qui  avait  étendu  eu  arc  de  cercle  son 
front  vers  Ilougoumont,  les  cribla  de  feux  convorgcns.  «  C'était 
ime  grêle  de  morts,  »  dit  Fuy.  En  quelques  inslans,  quinze  ccnis 
hommes  furent  tués,  blessés,  dispersés.  On  approcha  tout  de 
môme  l'ennemi  à  portée  de  pistolet;  mais  les  brigades  fraîches 
de  Duplat  et  de  William  llalkctl  ayant  dessine  un  mouvement 
ollensif  (Duplat  fut  tué  il  ce  moment),  les  colonnes,  tronçonnées 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  les  boulets,  se  mirent  en  retraite.  En  vain,  le  maréchal  Ney 
les  avait  fait  soutenir  par  quelques  squelettes  d'escadrons,  notam- 
ment par  les  carabiniers.  Dans  ces  charges  partielles,  qui  se  suc- 
cédèrent presque  jusqu'à  la  fin  du  combat,  les  cavaliers  ne  per- 
cèrent plus  la  ligne  des  batteries  anglaises. 

Tout  aux  charges  de  cavalerie,  Ney,  dans  le  feu  de  cette  tu- 
multueuse action,  avait  perdu  de  vue  son  premier  objectif,  la  prise 
de  la  Haie-Sainte.  Comme  à  Hougoumont,  mais  beaucoup  moins 
ardente,  la  lutte  continuait  là  sans  aucun  résultat.  Et  pourtant 
les  intrépides  défenseurs,  munis  seulement  de  soixante  cartouches 
par  homme,  commençaient  à  ralentir  leur  feu.  Le  major  Baring 
avait  fait  demander  des  munitions.  On  n'en  avait  pas,  on  lui  en- 
voya un  nouveau  renfort  de  deux  compagnies. 

Vers  six  heures,  au  moment  où  les  divisions  Foy  et  Bachelu 
s'avançaient  vers  le  plateau,  l'Empereur  parcourait  la  ligne  de 
bataille  sous  une  pluie  dobus  et  de  boulets.  Le  général  Desvaux 
de  Saint-Maurice,  commandant  en  chef  l'artillerie  de  la  garde, 
le  général  Lallemand,  commandant  les  batteries  à  pied,  Bailly  de 
Monthyon,  chef  de  létat-major  général,  venaient  d'être  renversés 
à  ses  côtés,  l'un  tué,  les  deux  autres  grièvement  blessés.  Napoléon 
envoya  l'ordre  à  Ney  de  s'emparer  coûte  que  coûte  de  la  Haie- 
Sainte.  C'est  une  nouvelle  proie  désignée  au  maréchal,  une  nou- 
velle occasion  de  trouver  la  mort.  H  accourt,  entraîne  quelques 
bataillons  de  Donzelot,  un  détachement  du  l*^""  régiment  du  génie 
et  les  jette  contre  la  ferme.  Les  balles,  tirées  à  dix  mètres,  à 
cinq  mètres,  à  bout  portant,  clairsèment  les  assaillans.  Des  sol- 
dats cherchent  à  désarmer  les  Allemands  en  empoignant  les 
canons  des  fusils  dont  l'extrémité  dépasse  les  meurtrières.  En 
un  instant  soixante-dix  Français  tombent  au  pied  du  mur  de 
l'est.  Leurs  camarades  montent  sur  le  tas  pour  escalader  le  faîte 
du  mur  d'où  ils  fusillent  dans  la  cour  les  chasseurs  de  Baring  ; 
d'autres  se  hissent  sur  le  toit  de  la  grange.  Le  lieutenant  Vieux, 
du  génie,  tué  colonel  sur  la  brèche  de  Constantine,  attaque  la 
porte  charretière  à  grands  coups  de  hache.  H  reçoit  une  balle  au 
poignet,  une  autre  dans  l'épaule.  La  hache  passe  de  mains  en 
mains,  la  porte  cède  enfin,  et  le  flot  fait  irruption  dans  la  cour. 
Acculés  aux  bâtimens,  n'ayant  plus  de  cartouches,  les  Allemands 
se  défendent  à  l'arme  blanche.  Le  major  Baring,  avec  quarante- 
deux  hommes  —  tout  ce  qui  reste  de  ses  neuf  compagnies  —  perce 
la  masse  des  assaillans  et  regagne  Mont-Saint-Jean. 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  7ol 

Ney  fait  aussitôt  établir  une  batterie  à  cheval  sur  un  monti- 
cule près  de  la  Haie-Sainte  et  pousse  un  régiment  de  Donzelot 
sur  la  sablonnière  qu'abandonne  de  nouveau  le  95*^  anglais.  De 
ces  deux  positions,  les  canonniers  tirent  à  moins  de  300  mètres, 
les  tirailleurs  à  moins  de  80  sur  le  centre  même  de  la  ligne 
ennemie.  Soutenus  par  ce  feu  qui  fait  brèche,  les  débris  des  divi- 
sions AUix,  Donzelot  et  Marcognet  montent  des  deux  côtés  de  la 
ferme  jusqu'au  chemin  d'Ohain.  On  se  fusille  à  travers  les  haies, 
par-dessus  les  berges,  on  s'aborde  à  la  baïonnette.  Ompteda,  avec 
les  o"^  et  8'"  bataillons  de  la  Légion  germanique,  opère  sur  la  grande 
route  une  contre-attaque  qui  réussit  d'abord.  Une  balle  le  jette 
mortellement  blessé  à  bas  de  son  cheval.  Le  o''  bataillon  se  re- 
plie. Le  8'',  qui  est  plus  en  avant,  est  exterminé  par  un  escadron 
de  cuirassiers.  Son  drapeau  est  pris,  son  chef,  le  colonel  Schrilder, 
est  tué  ;  trente  hommes  seulement  échappent  aux  sabres. 

Le  centre  gauche  ennemi  (brigades  Kempt,  Pack,  Lambert. 
Best  et  AVinke)  tient  ferme  ;  mais,  à  l'extrême  gauche,  les  Nassa- 
viens  du  prince  de  Saxe-Weimar  se  laissent,  pour  la  seconde 
fois,  débusquer  de  PapeloLte  par  la  division  Durutte,  et,  au  centre 
droit,  les  Anglo-Alliés  sont  ébranlés,  à  bout  de  résistance.  Los 
munitions  s'épuisent,  des  pièces  sont  démontées,  d'autres  s^ns 
servans.  Le  prince  d'Orange  et  le  général  Alten,  blessés  tous 
deux,  quittent  le  champ  de  bataille;  les  colonels  Gordon  et  de 
Lancy-Evans,  aides  de  camp  de  Wellington,  sont  tués.  Les  bri- 
gades de  cavalerie  de  Somerset  et  de  Ponsonby  sont  réduites  en- 
semble à  deux  escadrons,  la  brigade  Ompteda  n'est  plus  qu'une 
poignée  d'hommes,  la  brigade  Kiclmansegge  se  replie  derrière  le 
village  de  Mont-Saint-Jean,  la  brigade  Kruse  recule.  A  l'arrière, 
les  fuyards  se  multiplient.  Le  régiment  des  hussards  Cumbor- 
land  tout  entier  tourne  bride,  colonel  en  tête,  et  détale  au  grand 
trot  sur  la  route  do  Bruxelles.  Partout  les  rangs  s'éclaircissent,  les 
blessés  étant  nombreux  et  nombreux  aussi  les  hommes  qui  s'éloi- 
gnent sous  prétexte  de  les  porter  aux  ambulances.  Il  y  a  du 
désordre  môme  dans  l'intrépide  brigade  Colin  llalkett  où  un  ba- 
taillon se  trouve  commandé  par  un  simple  lieutenant.  On  envoie 
prudemment  sur  les  derrières  les  drapeaux  du  30"  ol  du  73". 

«  Le  contre  de  la  ligne  était  ouvert,  dit  un  aide  do  canii)  du 
général  Alten.  Nous  étions  en  péril.  A  aucun  monicnl,  l'issuo  do  la 
bataille  ne  fut  plus  douteuse.  »  Malgré  son  assurance  accoutumée, 
Wellington  devenait  anxieux.  Il   voyait  bien  les  masses  noires 


752  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  Blûcher  déborder  le  flanc  de  rarmée  française,  mais  lui-même 
restait  sans  soutien.  On  l'entendit  murmurer  :  «  —  Il  faut  que  la 
nuit  ou  les  Prussiens  arrivent!  »  Déjà  il  avait  dépêché  vers  Ohain 
plusieurs  aides  de  camp,  pour  presser  la  marche  du  corps  de  Zieten . 
Mais  sa  résolution  ne  faiblissait  pas.  Des  officiers  arrivaient  de 
tous  côtés  pour  lui  exposer  la  situation  désespérée  où  l'on  se  trou- 
vait et  lui  demander  de  nouveaux  ordres.  Il  répondait  froide- 
ment: «  —  Il  n'y  a  pas  d'autre  ordre  que  de  tenir  jusqu'au 
dernier  homme.  » 

Le  flottement  et  le  léger  recul  de  la  ligne  ennemie  n'avaient 
pas  échappé  au  maréchal  Ney.  Mais  ses  soldats  étaient  aussi 
épuisés  que  ceux  de  Wellington.  Il  eût  suffi,  il  le  sentait,  de 
quelques  troupes  fraîches  pour  les  ranimer,  les  entraîner,  vaincre 
la  dernière  résistance  des  Anglais.  Il  en  envoya  demander  à 
l'Empereur  par  le  colonel  Heymès,  «  — Des  troupes!  s'écria  Na- 
poléon, où  voulez-vous  que  j'en  prenne?  Voulez-vous  que  j'en 
fasse?  » 

L'Empereur  avait  encore  ses  huit  bataillons  de  vieille  garde  et 
ses  sept  bataillons  de  moyenne  garde.  Si,  à  l'instant,  il  en  eût 
donné  la  moitié  au  maréchal  Ney,  on  peut  croire,  de  l'aveu  même 
de  l'historien  anglais  le  mieux  informé  et  le  plus  judicieux,  que 
ce  renfort  aurait  enfoncé  le  centre  ennemi.  Mais  Napoléon,  sans 
réserve  de  cavalerie,  ne  croyait  pas  avoir  trop  de  tousses  bonnets 
à  poil  pour  conserver  sa  propre  position.  Le  moment  n'était  pas 
moins  critique  pour  lui  que  pour  Wellington.  Sous  une  troisième 
poussée  de  tout  le  corps  de  Bulow,  Lobau  pliait,  et  la  jeune 
garde,  après  une  défense  acharnée,  se  laissait  arracher  Plance- 
noit.  Derechef,  les  boulets  des  batteries  prussiennes  labouraient 
le  terrain  près  de  la  Belle- Alliance.  Napoléon,  déjà  débordé  sur 
son  flanc,  était  menacé  d'une  irruption  des  Prussiens  en  arrière 
de  sa  ligne  de  bataille.  Il  fit  former  douze  bataillons  de  la  garde 
en  autant  de  carrés  et  les  établit  face  à  Plancenoit,  le  long  de  la 
route  de  Bruxelles,  depuis  la  Belle-Alliance  jusqu'à  Rossomme. 
Le  1"  bataillon  du  1'^'  chasseurs  fut  maintenu  au  Caillou.  Les  gé- 
néraux Morand  et  Pelet  reçurent  l'ordre  de  reprendre  Plancenoit 
avec  les  deux  autres  bataillons,  le  1°''  du  2"  grenadiers  et  le  l'"''  du 
2''  chasseurs. 

Tambour  battant,  ces  vieux  soldats  marchent  au  pas  de 
charge,  en  colonnes  serrées  par  pelotons.  Ils  dépassent  la  jeune 
garde  que  rallie  Duhesme,  abordent  Plancenoit  sur  deux  points, 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  7o3 

y  pénètrent  sans  daigner  tirer  un  coup  de  fusil,  renversent, 
broient  et  refoulent  la  masse  des  Prussiens.  L'attaque  est  si  im- 
pétueuse qu'en  vingt  minutes,  tout  le  village  est  nettoyé.  Leurs 
baïonnettes  rouges  do  sang,  les  grognards  débouchent  au  dos  des 
fuyards,  les  poursuivent  six  cents  mètres  et  les  repoussent  sur  le 
coteau  opposé  jusque  derrière  les  batteries  de  Hiller,  qui  sont  un 
instant  abandonnées.  La  jeune  garde  seconde  ce  mouvement;  elle 
occupe  de  nouveau  Plancenoit.  Lobau,  aux  prises  avec  les  divi- 
sions Hacke  etLosthin,  regagne  du  terrain. 

VI 

D'un  seul  coup  de  boutoir  de  sa  vieille  garde,  Napoléon  a 
arrêté  les  Prussiens.  Son  flanc  droit  dégagé,  il  recouvre  la  liberté 
d'agir  sur  le  front  de  bataille.  Il  est  plus  de  sept  heures;  mais  on 
a  encore  près  de  deux  heures  de  jour,  car  le  ciel  s'est  éclairci 
çt  le  soleil  brille  au-dessus  de  Braine-l'Alleud.  La  canonnade  de 
Grouchy  augmente,  se  rapproche,  gronde  vers  Limale.  Le  maré- 
chal, suppose-t-on,  a  enfin  joint  l'armée  prussienne,  la  combat 
et,  vainqueur  ou  vaincu,  la  retiendra  assez  longtemps  pour  em- 
pêcher une  jonction  avec  les  Anglais.  Blûclier,  semble-t-il,  a  pu 
détacher  le  seul  corps  de  Biilow  que  Lobau,  Duhesme  et  deux 
bataillons  de  la  vieille  garde  suffisent  désormais  à  contenir. 
L'Empereur  braque  sa  lunette  du  côté  des  Anglais.  Les  points 
d'où  partent  les  feux  d'artillerie  et  de  mousqueterie  et  la  direc- 
tion de  ces  feux  lui  servent  de  repères.  A  l'extrême  droite,  la  di- 
vision Uurulte,  maîtresse  de  Papelotte  et  de  la  Haie,  commence  à 
gravir  le  plateau.  A  la  gauche,  la  lutte  continue  autour  de  IIou- 
goumont  en  flammes;  une  brigade  de  Jérôme  déborde  la  position, 
les  tirailleurs  français,  soutenus  par  les  lanciers  de  Pire,  dépas- 
sent la  route  de  Nivelles.  Au  centre,  au-dessus  de  la  llaio-Sainte, 
d'où  l'ennemi  est  enfin  d(';I)us([ué,  les  soldats  do  Donzelot, 
d'Allix  et  de  Marcognet  couronnent  les  premières  crêtes  et  pres- 
sent vivement  les  Anglais  le  long  du  chemin  d'Ohain.  Dans  le 
vallon,  se  rallient  six  régimens  do  Bachclu  et  de  Foy  et  les  débris 
de  la  cavalerie.  La  ligne  ennemie  paraît  ébranlée.  L'I'hnpereur 
présume  que  Wellington  a  engagé  toutes  ses  troupes.  Lui  a  encore 
sa  vieille  garde,  ses  invincibles.  C'est  l'heun^  où  la  victoire  indécise 
se  donne  au  plus  acharn»'".  Il  commande  à  Drouol  de  former  en 
colonne  d'attaque  dix  bataillons  de  la  garde  (des  c\ut\  autres, 
TOME  cxLvm.  —  18'.)S.  48 


754  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

deux  doivent  rester  à  Plancenoit,  et  trois  sur  le  plateau,  comme 
dernière  réserve).  Il  prend  la  tête  de  la  première  colonne  et  des- 
cend vers  la  Haie-Sainte,  au  fond  de  la  fournaise. 

Au  témoignage  de  l'ennemi,  cette  attaque  aurait  pu  être  dé- 
cisive une  demi-heure  auparavant,  quand  Ney  demandait  du  ren- 
fort. Le  moment  est  passé.  Tandis  que  Morand  a  repris  Plancenoit, 
pendant  même  le  temps  si  court  où  la  garde  s'est  formée  et  mise 
en  mouvement,  Wellington  a  rassis  sa  position.  Pour  renforcer 
son  centre  chancelant  et  près  de  se  rompre,  il  a  rappelé  de  sa 
gauche  la  brigade  Wincke,  do  sa  droite  quatre  bataillons  de 
Brunswick  dont  il  a  lui-même  pris  le  commandement.  Secondées 
par  ces  troupes  fraîches,  les  brigades  Kempt,  Lambert,  Pack  et 
Best,  à  l'est  de  la  route  de  Bruxelles,  et  les  brigades  Kruse  et 
Halkett  à  l'ouest  de  cette  route,  ont  fait  une  vigoureuse  contre- 
attaque  et  refoulé  les  fantassins  de  Donzclot,  d'AUix  et  de  Mar- 
cognet.  Tandis  que  ces  soldats  se  replient  au  bas  des  rampes  en 
tiraillant,  les  Anglo-Allemands  réoccupent  les  bords  du  plateau, 
et  leurs  batteries,  délivrées  de  la  fusillade  à  courte  distance,  étei- 
gnent le  feu  des  pièces  établies  à  la  Haie-Sainte.  En  même 
temps,  la  division  hoUando-belge  de  Chassé  arrive  de  Braine- 
l'Alleud,  et  les  six  régimens  de  cavalerie  de  Vandeleur  et  de 
Vivian,  qui,  prévenus  de  l'arrivée  imminente  du  corps  prussien 
de  Zieten,  ont  quitté  leur  poste  de  flanqueurs  au-dessus  de  Pape- 
lotte,  accourent  au  grand  trot. 

Les  renforts  prussiens,  qui  devenaient  si  nécessaires  et  dont 
l'approche  eut  pour  premier  résultat  de  rendre  disponibles  les 
2  600  chevaux  de  Vivian  et  de  Vandeleur,  avaient  bien  failli  man- 
quer à  Wellington.  Parti  de  Bierges  à  midi,  contraint  de  s'arrêter 
plus  de  deux  heures  pour  laisser  défiler  le  corps  do  Pirch  sur  les 
hauteurs,  au  nord-ouest  de  la  Dyle,  retardé  ensuite  dans  sa 
marche  par  les  sentiers  escarpés  des  bois  de  Rixensart,  où  les 
hommes  n'avançaient  parfois  qu'un  à  un  et  devaient  frayer  pas- 
sage aux  pièces  de  canon,  Zieten  était  arrivé  à  Ohain  vers  six 
heures  avec  son  avant-garde.  H  fut  rejoint  là  par  le  colonel 
Freemantle,  aide  de  camp  de  Wellington,  qui  lui  exposa  la  si- 
tuation critique  de  l'armée  anglaise  et  demanda  du  renfort,  «  ne 
fût-ce  que  3  000  hommes,  mais  tout  de  suite.  »  Zieten  ne  voulait 
point  risquer  de  faire  battre  son  corps  d'armée  en  détail;  il  ré- 
pondit qu'il  s'empresserait  de  se  porter  au  secours  des  Anglais 
dès  que  le  gros  de  ses  troupes  aurait  serré  sur  l'avant-garde.  En 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  755 

attendant,  il  envoya  un  officier  d'état-major  vers  Mont-Sain I- 
Jean  alin  de  voir  exactement  l'état  des  choses.  Celui-ci,  trompé 
par  le  grand  nombre  de  blessés  et  de  fuyards  qui  gagnaient  les 
derrières,  vint  rapporter  que  les  Anglais  étaient  en  pleine  retraite. 
Zieten,  craignant  d'être  entraîné  dans  une  déroute  sans  nul  avan- 
tage pour  l'armée  alliée,  fit  aussitôt  tète  de  colonne  à  gauche  pour 
rallier  Biïlow  entre  Frischermont  et  le  bois  de  Paris.  Muffling,  en 
observation  au-dessus  de  Papelotte,  aperçut  ce  mouvement.  Il 
mit  son  cheval  au  grand  galop,  rejoignit  Zieten,  k  renseigna  pliis 
sérieusement  et  le  conjura  de  se  porter  à  la  gauche  des  Anglais. 
«  —  La  bataille  est  perdue,  s'écria-t-il  avec  véhémence,  si  le  P'"  corps 
ne  secourt  pas  le  duc!  »  Après  avoir  beaucoup  hésité,  Zieten  se 
rendit  aux  raisons  de  Muffling  et  reprit  sa  première  direction. 

La  tête  de  colonne  de  Zieten  débouchait  de  Smohain  quand  la 
garde  descendait  vers  la  Haie- Sainte.  Déjà  des  troupes  se  repliaient 
à  la  vue  des  Prussiens.  L'Empereur  accourut  près  d'elles,  les  ha- 
rangua; elles  se  reportèrent  en  avant.  Un  nouveau  corps  ennemi 
faisant  irruption  sur  l'angle  d'équerre  de  nos  deux  lignes  de  ba- 
taille, c'était  le  coup  de  grâce.  Mais,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  il  était 
trop  tard  pour  battre  en  retraite.  Si  pourtant  l'Empereur  eut  un 
instant  l'idée  de  rompre  le  combat,  cette  pensée  passa  rapide 
comme  l'éclair.  En  raison  du  désordre  où  se  trouvaient  déjà  les 
troupes,  de  leur  extrême  dissémination  et  de  la  position  avancée 
du  corps  de  IJûlow,  une  retraite  eût  été  bien  hasardeuse,  et,  se 
fût-elle  opérée  miraculeusement  sans  trop  de  pertes  ni  de  con- 
fusion, à  l'abri  d'une  digue  formée  incontinent  au  sommet  du 
plateau  de  la  Belle-Alliance  avec  tous  les  bataillons  de  la  garde, 
quels  lendemains  elle  préparait  à  Napoléon!  L'armée  réduite  do 
moitié  (car  le  corps  de  Groucby  laissé  isolé,  coupé  de  sa  ligne  de 
retraite,  paraissait  voué  à  une  destruction  totale),  la  frontière 
ouverte,  la  France  découragée,  le  patriotisme  abaltu,  la  (Ihambre 
passant  de  l'hostilité  sourde  à  la  guerre  déclarée,  partout  1  in- 
trigue, l'abandon,  la  traliison.  Plutôt  que  revivre  lagonio  de 
IHlt,  mieux  vaul  tenl(>r  un  efTorI  suprême  et  désespéré  pour 
violer  la  Fortune  rebelle. 

Vil 

l/approche  du  1"  corps  prussien  n'eut  vlautre  ellel  sur 
l'Empereur  que  de  lui  faire  précipiter  son  alta(jue.  Six  bataillons 


/ 

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756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


de  la  garde  étaient  seuls  arrivés  encore  dans  les  fonds  de  la  Haie- 
Sainte.  L'Empereur  en  posta  un  (le  2"  du  3«  grenadiers)  sur  un 
petit  mamelon,  à  mi-chemin  de  cette  ferme  et  de  Hougoumont, 
et,  apercevant  JNey  qui  se  trouvait  toujours  partout  où  il  y  avait 
la  mort  à  affronter,  il  lui  remit  le  commandement  des  cinq  autres 
pour  donner  l'assaut  au  centre  droit  anglais.  En  même  temps,  il 
fit  tenir  l'ordre  aux  batteries  d'activer  leur  feu,  àd'Erlon,  à  Reille 
et  aux  commandans  des  corps  de  cavalerie  de  seconder  sur  leur 
front  respectif  le  mouvement  de  la  garde.  Le  bruit  que  les  Prus- 
siens débouchaient  d'Ohain  pouvait  se  répandre.  L'Empereur 
voulut  prévenir  cette  alarme.  11  chargea  La  Bédoyère  et  ses  offi- 
ciers d'ordonnance  de  parcourir  la  ligne  de  bataille  en  annonçant 
partout  l'arrivée  du  maréchal  Grouchy.  Ney  a  dit  qu'il  fut  indigné 
de  ce  stratagème.  Comme  si  Napoléon  avait  le  choix  des  moyens! 
Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  à  cette  fausse  nouvelle,  la  confiance 
revint  et  l'enthousiasme  se  ralluma.  Les  troupes  reformèrent 
leurs  rangs  en  criant  :  Vive  l'Empereur!  Des  blessés  se  redres- 
saient pour  acclamer  au  passage  les  colonnes  en  marche.  Un  sol- 
dat à  trois  chevrons,  un  vieux  d'Austerlitz,  les  deux  jambes 
broyées  par  un  boulet,  répétait  d'une  voix  haute  et  ferme  :  «  —  Ce 
•n'est  rien,  camarades.  En  avant!  et  vive  l'Empereur!  » 

Wellington,  malgré  la  fumée  qui  s'épaississait  de  plus  en  plus, 
avait-il  vu  les  mouvemens  préparatoires  à  cette  attaque  finale? 
En  tout  cas,  il  en  fut  averti  par  un  traître.  Au  moment  où  Drouot 
rassemblait  la  garde,  un  capitaine  de  carabiniers,  traversant  le 
vallon  au  grand  galop,  superbe  sous  les  boulets  et  la  grêle  des 
balles,  aborda,  le  sabre  au  fourreau  et  la  main  droite  en  l'air,  les 
tirailleurs  avancés  du  52^  anglais  (1).  Conduit  au  major  de  ce 
régiment  qui  causait  avec  le  colonel  Fraser,  commandant  l'artil- 
lerie légère,  il  s'écria  :  «  —  Vive  le  roi!  Préparez- vous  !  ce  b...  de 
Napoléon  sera  sur  vous  avec  la  garde  avant  une  demi-heure,  » 
Le  colonel  Fraserrejoignit  Wellington  pour  lui  transmettre  l'avis. 
Le  duc  parcourut  la  ligne  de  bataille,  depuis  la  route  de  Bruxelles 
jusqu'à  la  route  de  Nivelles,  donnant  ses  derniers  ordres.  La 
brigade  Adam  et  la  brigade  des  gardes  de  Maitland,  qui  avaient 
rétrogradé  dans  un  pli  de  terrain  pour  s'abriter  contre  les  boulets, 
reprirent  leurs  positions.  La  brigade  hanovrienne  William  Halkett 

(l)  Le  plus  singulier,  c'est  que  cet  officier  avait  vaillamment  chargé  doux  fois 
les  Anglais.  11  expliqua  qu'il  n'avait  pas  déserté  plus  tôt  parce  qu'il  espérait  en- 
traîner avec  lui  plusieurs  de  ses  camarades. 


LA    HATAI LLK    DE    WATERLOO.  7q7 

et  la  brigade  allemande  de  Duplat  prolongèrent  la  droite  d'Adam 
vers  Hougoumont.  La  division  hollando-belge  de  Chassé  vint 
s'établir  :  la  brigade  d'Aubremée  derrière  les  gardes  deMaitland, 
ayant  derrière  elle  la  cavalerie  de  Vivian  ;  la  brigade  Ditmer  au 
dos  des  trois  bataillons  de  Brunswick  postés  à  la  gauche  de  la 
brigade  anglaise  Colin  Halkett.  La  cavalerie  de  Vandeleur  se  dé- 
ploya à  l'ouest  de  la  route  de  Bruxelles,  au  soutien  des  bataillons 
décimés  d'Ompteda  et  de  Kruse  et  d'un  autre  bataillon  de 
Brunswick.  Les  trois  batteries  laissées  jusqu'alors  en  réserve 
s'avancèrent  sur  le  front.  Il  fut  prescrit  aux  canonniersdeneplus 
répondre  à  l'artillerie  française  et  de  concentrer  le  feu  sur  les  co- 
lonnes d'assaut.  On  devait  tirer  jusqu'aux  dernières  gargousses. 

Les  cinq  bataillons  de  la  moyenne  garde  formés  en  autant  de 
carrés,  s'avancèrent  diagonalement  par  échelons,  la  droite  en 
tète,  sur  les  mêmes  pentes  que  les  cuirassiers  avaient  gravies  dans 
leur  première  charge.  Entre  chaque  échelon  étaient  deux  pièces 
de  l'artillerie  à  cheval  de  la  garde,  au  total  une  batterie  complète 
sous  les  ordres  du  colonel  Duchand.  Dans  cette  marche  oblique, 
à  peu  près  analogue  au  mouvement  Vefs  ia  gauche,  en  avant  en 
bataille,  tous  les  échelons  ne  conservèrent  pas  leurs  intervalles. 
Le  quatrième  se  rapprocha  du  troisième.  Bientôt  les  cinq  éche- 
lons n'en  formèrent  plus  que  quatre  :  à  droite,  le  l*""  bataillon  du 
3°  grenadiers  ;  au  centre,  l'unique  bataillon  du  4*"  grenadiers  ; 
plus  à  gauche,  les  1"  et  2"  bataillons  du  3^  chasseurs;  à  l'extrême 
gauche,  le  4"  chasseurs  réduit  à  un  seul  bataillon  (1). 

Toutes  les  troupes  avaient  reçu  l'ordre  de  seconder  cette 
attaque.  Déjà  les  divisions  Donzelot,  AUix  et  Marcognet  gravis- 
sent le  plateau;  la  première,  le  long  et  sur  le  côté  gauche  de  la 
route  de  Genappe.  les  deux  autres  à  la  droite  de  cette  route.  Mais 
l'infanterie  de  Reille  et  les  débris  do  la  cavalerie  commencent  à 
peine  à  s'ébranler.  Entre  la  Ilaie-Sainte  et  Jlougoumont,  les 
cinq  bataillons  de  la  garde  s'avancent  seuls  contre  l'armée  an- 
.glaise!  Ils  marchent  l'arme  aux  bras,  alignés  comme  à  une  revue 
des  Tuileries,  superbes  et  impassibles.  Tous  leurs  oITuicrs  sont 
sur  le  front,  les  premiers  aux  coups.  Les  géni'raux  Priant  et 
Porrel  de  Morvan  commandent  le  bataillon  du  3'' grenadiers;  le 

(1)  Je  suis  la  relation  manuscrite  très  précise  cl  très  dètaillcc  d  un  uflicicr  sénO- 
ral  lie  la  f,';inlc.  Il  parait  dum-  certain  i|uc  les  liatailluns  niarclicrcn!  en  carres. 
Cette  furuiatiou,  au  uiimms  sinj^ulicrc  pour  l'assaut  iluni-  position,  peut  s'expliquer 
par  la  prévision  ou  l'on  était  d'avoir  à  parer  à  des  charges  de  cavalerie. 


758  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

général  Harlet,  le  bataillon  du  4°  grenadiers;  le  général  Michel, 
le  1"  bataillon  du  3''  chasseurs;  le  colonel  Mallet,  un  fidèle  de 
l'île  d'Elbe,  le  2'^  bataillon;  le  général  Henrion,  le  bataillon  du 
4"^  chasseurs.  Ney  roule  à  terre  avec  son  cheval,  le  cinquième  tué 
sous  lui.  Il  se  dégage,  se  relève,  et  marche  à  pied,  Tépée  à  la 
main,  à  côté  de  Priant.  L'artillerie  anglaise,  disposée  en  arc  de 
cercle  depuis  la  route  de  Bruxelles  jusqu'aux  hauteurs  voisines  de 
Hougoumont  (car  de  convexe  la  ligne  ennemie  était  devenue  con- 
cave), tire  à  double  charge  de  mitraille  à  partir  de  200  mètres.  La 
garde  est  battue  de  face  et  d'écharpe.  Chaque  volée  y  fait  brèche. 
Les  grenadiers  serrent  les  rangs,  rétrécissent  les  carrés  et  conti- 
nuent à  monter  du  même  pas  en  criant  :  Vive  l'Empereur! 

Le  1*""  bataillon  du  3''  grenadiers  (échelon  de  droite)  culbute 
un  corps  de  Brunswick,  s'empare  des  batteries  Cleeves  et  Lloyd, 
qu'abandonnent  les  canonniers  et,  par  une  légère  conversion,  se 
dirige  vers  la  gauche  de  la  brigade  ïlalkett.  Les  30°  et  73"  anglais 
reculent  en  désordre.  Priant,  blessé  d'un  coup  de  feu,  quitte  le 
champ  de  bataille  en  croyant  à  la  victoire.  Mais  le  général  belge 
Chassé,  un  des  héros  d'Arcis-sur-Aube  (il  était  alors  dans  les 
rangs  français!),  fait  avancer  à  la  droite  des  30"  et  73"  la  batterie 
van  der  Smissen,  dont  le  feu  écharpe  les  assaillans.  Puis  il  porte 
délibérément  à  la  gauche  des  deux  régimens  anglais  la  brigade 
Ditmer,  forte  de  3  000  hommes,  la  lance  à  la  baïonnette  contre  le 
faible  carré,  le  rompt,  le  disloque,  l'écrase  sous  sa  masse  et  en 
rejette  les  débris  au  bas  des  rampes  (1). 

Le  bataillon  du  4*'  grenadiers  (second  échelon)  s'est  engagé 
pendant  ce  temps  contre  la  droite  de  la  brigade  Halkett.  Sous  la 
mitraille  des  deux  pièces  de  Duchand  et  la  fusillade  des  grena- 
diers, les  débris  des  33"  et  69"  régimens  fléchissent.  Le  général 
Halkett  saisit  le  drapeau  du  33",  s'arrête  en  l'agitant  et,  par  son 
exemple,  arrête  ses  hommes.  «  Voyez  le  général!  crie-t-on,  il  est 
entre  deux  feux!  il  ne  peut  échapper!  »  En  effet,  il  tombe  griève- 
ment blessé.  Mais  les  Anglais  sont  ralliés,  ils  font  ferme.  Un 
vieux  soldat  dit  en  mordant  sa  cartouche  :  «  —  C'est  à  qui  tuera 
le  plus  longtemps.  » 

Les   1"'  et  2"  bataillons   du  3"  chasseurs  (troisième  échelon) 

(1)  Les  historiens  anglais,  qui  voudraient  faire  croire  que  [rarmée^anglaise  a 
gagné  la  bataille  à  elle  seule,  ne  font  aucune  mention  de  la  charge  des  Belges.  Ils 
s'efforcent  même  d'établir  une  confusion  entre  la  2'  brigade  de  Chassé  (d'Aubre- 
niée),  laquelle,  bien  que  placée  en  seconde  ligne,  fut  au  moment  de  lâcher  pied,  et 
sa  1"^*  brigade  (Ditmer),  qui  repoussa  le  3*^  grenadiers. 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  759 

atteignent  presque  la  crôte  sans  rencontrer  aucune  infanterie.  Ils 
marchent  vers  le  chemin  d'Ohain,  éloigné  d'eux  à  peine  d'une 
portée  de  pistolet.  Soudain,  à  vingt  pas  se  dresse  un  mur  rouge. 
Ce  sont  les  2  000  gardes  de  Maitland,  rangés  sur  quadruple  pro- 
fondeur. Ils  attendaient,  couchés  dans  les  blés.  Au  commande- 
ment de  Wellington  lui-même  :  «  —  Debout,  gardes,  et  soyez 
prêts!  »  ils  se  sont  relevés  comme  mus  par  un  ressort;  ils  met- 
tent en  joue,  ils  tirent.  Leur  première  décharge  fauche  300  hom- 
mes, près  de  la  moitié  des  deux  bataillons  déjà  décimés  par  l'ar- 
tillerie. Le  général  Michel  tombe  frappé  à  mort.  Les  Français 
s'arrêtent,  leurs  rangs  rompus,  leur  marche  obstruée  par  les 
cadavres.  Au  lieu  de  les  lancer  instantanément  à  la  baïonnette 
sans  s'inquiéter  du  désordre  où  ils  se  trouvent,  les  officiers 
s'efîorcent  de  les  former  en  ligne  pour  répondre  au  feu  par  le  feu. 
La  confusion  augmente.  Le  déploiement  s'opère  mal  et  à  grande 
perte  de  temps.  Pendant  dix  minutes,  les  chasseurs  restent  sur 
place  sous  la  fusillade  des  gardes  de  Maitland  et  sous  la  mitraille 
des  batteries  Bolton  et  Ranisay,  qui  les  prend  en  écharpe.  Wel- 
lington voit  enfin  la  garde  fléchir;  il  commande  de  charger. 
«  —  En  avant!  mes  garçons,  crie  le  colonel  Saltoun,  c'est  le  mo- 
ment! »  Les  2000  Anglais  courent  baïonnettes  croisées  sur  cette 
poignée  de  soldats,  les  enfoncent  et  descendent  mêlés  avec  eux 
dans  un  furieux  corps-à-corps  jusque  près  du  verger  de  Hougou- 
mont.  «  Les  combatlans  étaient  si  mêlés,  dit  un  olficier  de  la 
batterie  Bolton,  que  nous  dûmes  cesser  de  tirer.  » 

Aux  commandomens  précipités  de  leurs  chefs,  les  Anglais 
font  brusquement  halte.  Le  bataillon  du  4*^  chasseurs  (échelon  de 
gauche)  s'approche  pour  dégager  ce  qui  reste  du  3^'  chasseurs  et 
du  4*=  grenadiers  qui  a  suivi  la  retraite  de  celui-ci.  Sans  attendre 
le  choc,  les  soldats  de  Maitland  lâchent  pied  en  désordre  et  re- 
montent sur  leurs  positions  au  moins  aussi  vite  qu'ils  en  sont 
descendus.  Chasseurs  et  grenadiers  les  suivent  do  près,  e:ravis- 
sant  la  cote  sous  les  volées  do  mitraille.  Ils  franchissent  le  che- 
min d'Ohain  lorsque  la  brigade  Adjini  {'\±',  TK  et  95''  régimens), 
qui  s'est  vivement  portée  en  potence  sur  leur  tlanc  gauche,  les 
écharpe  par  des  feux  de  quatre  rangs.  Les  gardes  de  Maitland 
font  demi-tour  et,  tant  bien  que  mal  reformés,  recommencent  à 
tirer  de  concert  avec  la  hi-igade  Colin  llalkett,  taudis  que  les 
Ilanovrieus  de  William  llalkett  débouchent  des  haies  de  llouutm- 
moni   et  fusillent  les    l'rançais  par  derrière.  De  tous  côtés,  les 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

balles  arrivent  en  grappes.  Mallet  est  grièvement  blessé.  L'un  des 
bataillons  se  déploie  face  à  Maitland,  les  débris  des  autres  mar- 
chent par  leur  gauche  contre  la  brigade  Adam.  Le  colonel  Col- 
born,  que  les  soldats  appelaient,  en  Espagne.  «  le  mangeur  de 
feu  (y?re  eater)  »,  entraîne  le  52'^.  Toute  la  brigade  le  suit,  baïon- 
nette en  avant.  Déjà  très  ébranlés  par  cette  formidable  fusil- 
lade, les  chasseurs  fléchissent  sous  le  nombre  et  se  retirent  en 
désarroi  (1). 

VIII 

Le  cri  «  la  garde  recule!»  retentit  comme  le  glas  de  la 
Grande  Armée.  Chacun  sent  que  tout  est  fini.  L'infanterie  de 
Rcille,  les  cuirassiers,  les  escadrons  de  la  garde  qui  marchent 
enfin  pour  seconder  l'attaque  de  Ney  s'arrêtent  paralysés.  Les 
soldats  de  Donzelot  et  d'Allix,  aux  prises  sur  les  crêtes,  au- 
dessus  de  la  Ilaie-Sainte,  avec  les  brigades  Kruse,  Lambert, 
Kempt,  Pack,  voient  la  garde  plier.  Ils  cèdent  aussi  le  terrain 
conquis  et  redescendent  au  pied  du  coteau,  entraînant  dans  leur 
retraite  la  division  Marcognel  qui  a  abordé  sur  le  prolongement 
de  leur  droite  les  positions  ennemies.  Sur  tout  Iç  front  de  ba- 
taille, de  la  gauche  à  la  droite,  le  mouvement  de  recul  gagne  et 
se  propage  avec  la  rapidité  d'une  traînée  de  poudre.  En  môme 
temps,  les  fantassins  de  Durutte  sont  attaqués  dans  Papelolte  et 
dans  La  Haie  par  les  tètes  de  colonnes  prussiennes  débouchant 
du  chemin  d'Ohain.  Ils  attendaient  le  corps  de  Grouchy  sur  leur 
flanc;  c'est  le  corps  de  Zieten  qui  les  fusille.  On  crie  :  Nous  sommes 
trahis  !  Sauve  qui  peut  (2)  I  La  débandade  commence,  s'accroît.  Les 

(1)  11  ressort  de  ces  diverses  péripéties  de  l'attaque  que  chacun  des  cinq  batail- 
lons de  la  garde,  sauf  celui  qui  fut  opposé  à  Maitland,  commença  par  repousser 
l'ennemi,  mais  cpie  les  uns  et  les  autres  cédèrent  à  des  forces  supérieures,  3  000  à 
peine  contre  8000  ou  10000,  et  une  artillerie  formidable.  Il  parait  donc,  comme  l'a 
fait  remarquer  à  l'auteur  de  la  Tke  .i">  Bru/ude  al  Waterloo,  un  officier  de  grena- 
diers prisonnier,  que  si  l'assaut  avait  été  donné  sur  un  seul  point  par  les  cinq 
bataillons  réunis,  la  ligne  anglaise  eût  été  certainement  enfoncée.  Un  aide  de 
camp  de  Wellington  dit,  de  son  côté,  que  la  direction  donnée  à  la  garde  fut 
vicieuse,  qu'elle  aurait  dû  monter  en  colonne  droit  au  plateau  en  longeant  la  Haie- 
Sainte. 

(2)  Dans  sa  lettre  au  duc  d'Otrante,  Ney  dit  (ju'on  ne  cria  pas  :  Sauve  qui  peut! 
A  la  gauche  où  il  était,  je  le  crois;  mais  à  l'extrême  droite,  le  fait  est  certain. 
La  panique,  d'ailleurs,  est  bien  explicable,  si  l'on  songe  que,  dans  toute  l'armée, 
on  redoutait  des  trahisons,  que  plusieurs  officiers,  dont  un  général  et  deux  colo- 
nels, avaient  déserté  sur  le  champ  de  bataille,  que  nombre  de  soldats  avaient  reçu 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  761 

Prussiens  se  ruent  a  l'assaut,  débusquent  des  fermes  les  quelques 
poignées  de  braves  qui  tiennent  encore  malgré  la  panique  et  les 
rejettent  dans  les  ravins.  Les  débris  des  quatre  divisions  de 
d'Erlon  refluent  les  uns  sur  les  autres,  ce  heurtent,  se  bousculent, 
se  rompent  mutuellement.  C'est  à  l'est  de  la  grande  route,  dans  le 
creux  du  vallon,  où  se  croisent  les  paquets  de  mitraille  anglaise 
et  les  boulets  prussiens,  la  plus  lamentable  confusion. 

Wellington  veut  achever  cette  armée  blessée  à  mort.  Il  pousse 
son  cheval  jusque  sur  le  bord  du  plateau,  devant  le  front  de  ba- 
taille, se  découvre  et  agite  son  chapeau  en  l'air.  On  comprend  ce 
signal.  Toutes  les  troupes  se  mettent  instantanément  en  marche 
dans  l'ordre  oti  elles  se  trouvent.  Sans  prendre  le  temps  de  se 
rassembler,  les  bataillons,  les  batteries,  les  escadrons  des  diff"é- 
rentes  divisions  s'avancent  côte  à  côte.  Seules  restent  en  place  les 
brigades  Pack,  Ompteda  et  Kielmansegge,  et  deux  ou  trois  bat- 
teries qu'empêchent  littéralement  de  démarrer  les  cadavres  et  les 
carcasses  de  chevaux  amoncelés  sur  leur  front.  De  la  droite  à  la 
gauche.  Anglais,  Hanovriens,  Belges,  Brunswickois,  caraliers, 
fantassins,  artilleurs,  40000  hommes!  dévalent  en  torrens,  dans 
les  premières  ombres  du  crépuscule,  au  son  des  tambours,  des 
bugles  et  des  pibrochs,  passant  sur  les  morts,  écrasant  les  blessés 
sous  les  pieds  des  chevaux  et  les  roues  des  canons.  A  cette  vue, 
efl'rayantc  même  pour  des  braves,  les  derniers  échelons  d'infan- 
terie font  demi-tour  et  remontent  précipitamment,  avec  presque 
toute  la  cavalerie,  les  coteaux  à  l'ouest  de  la  Belle-Alliance;  les 
bataillons  de  tête,  plus  immédiatement  menacés  d'être  broyés  par 
l'avalanche,  se  débandent  et  s'enfuient  (1).  On  abandonne  la  Haie- 

des  cartouches  sans  balle,  enfin,  que  l'on  avait  fait  répandre  le  briiil  do  l'arrivée 
de  Grouchy.  cl  «lu'aii  lien  de  Grnucliy  surviiil  Zielcn. 

(1)  Miiftling  et  les  historiens  allemands  prétendent  ipie  eest  l'intervention  de 
Zieten  qui  provoqua  la  déroute.  Le  eapilaine  Pringle  et  les  historiens  anjjlais  aflir- 
ment  bien  liant,  au  cdiilraii-c,  (|iie  c'est  rallaiiiic  ;,'éncrale  de  N\'cllinf,'t«>ii.  ("uiinne 
ces  deux  mand-uvrcs  rurciit  à  peu  près  siinultances,  on  pourra  discuter  bmirtcinps. 
Cependant  il  y  eut  dans  la  retraite  «le  I  iiincc  française  trois  nu>uvcinens  bien 
distincts,  dont  le  proiuier  et  le  troisiciiic  sont  (lus,iu\  An^^lais  seuls.  D'abord  l'échec 
de  la  moyenne  j^anic  culraina  le  flccliisscmcul  de  plus  des  deux  tiers  de  la  ligne 
française;  ensuite  rinni'linii  des  Prussiens  provo(|ua  le  désordre  et  la  pani<]ue  !\ 
la  ilroite  u^orps  de  d  Lrlou,;  eulin  la  marche  en  avant  de  Wtdlington  précipita  la 
déroule  à  la  gauche  i  corps  de  lleille  et  déhris  ilc  la  ciivalerie  . 

Il  est  donc  faux  de  dire  avec  Mùftling:  «  Wellington  ne  lança  ses  troupes  contre 
les  l-'raneîiis  ipie  jiour  av(ur  l'air  île  gagner  la  bataille  sans  le  secours  îles  Prus- 
siens. »  Si  WeliiugloM,  à  huit  heures,  fi'il  reste  sur  ses  positions,  les  Prussiens  de 
Zieten  auraient  été  vraisemblablenjcnt  contenus.  De  même,  si  Zieten  n'avait  pas 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sainte,  on  abandonne  le  verger  et  le  bois  de  Hougoumont.  Les 
hussards  de  Vivian  et  les  dragons  de  Vandeleur,  qui  font  trouée 
devant  les  masses  anglaises,  sabrent  les  fuyards  aux  cris  féroces  : 
No  qiiarterl  No  quarter! 

4 

IX 

Tandis  que  la  moyenne  garde  abordait  les  positions  anglaises, 
les  2"  bataillons  du  1""  chasseurs,  du  2"  grenadiers  et  du  2^  chas- 
seurs (vieille  garde),  avec  les  généraux  Cambronne,  Roguet  et 
Christiani  étaient  arrivés  près  de  l'Empereur,  au  pied  de  la  Haie- 
Sainte.  Napoléon  s'occupait  à  les  former  en  colonne  d'attaque,  un 
bataillon  déployé  et  deux  sur  les  flancs  en  colonne  serrée,  pour  les 
mener  lui-même  sur  le  plateau  où  «  tout  allait  bien,  »  au  dire  de 
Priant,  qui  en  revenait  blessé;  tout  à  coup,  il  vit  l'écroulement  sou- 
dain de  sa  ligne  do  bataille.  Lui  aussi  sentit  alors  qu'il  était  irrémis- 
siblement  vaincu.  Mais  il  conserva  l'espoir  d'organiser  la  retraite. 
Sans  rien  perdre  de  son  sang-froid,  il  fil  rompre  la  colonne  de  la 
vieille  garde  et  établit  les  trois  bataillons,  en  autant  de  carrés,  à 
cent  mètres  environ  au-dessous  de  la  Haie-Sainte,  le  carré  de 
droite  sur  la  route  de  Bruxelles.  H  comptait  qu'à  l'abri  de  cette 
digue  l'armée  pourrait  se  rallier  et  s'écouler. 

Les  hussards  de  Vivian,  impuissans  à  mordre  sur  ces  carrés, 
les  tournent  et  continuent  leurs  rouges  sillons  dans  la  cohue  des 
fuyards.  Ivres  de  sang,  ils  s'acharnent  au  carnage.  Un  sous-offi- 
cier du  18"  dit  à  Vivian  :  «  —  Nous  vous  suivrons  jusqu'en  enfer, 
si  vous  voulez  nous  y  conduire.  »  L'Empereur  lance  ses  quatre  es- 
cadrons de  service  contre  un  nouveau  flot  de  cavalerie  qui  les 
submerge. 

Non  loin  de  la  route,  Ney,  à  pied,  tôte  nue,  méconnaissable, 
la  face  noire  de  poudre,  l'uniforme  en  lambeaux,  une  épaulette 
coupée  d'un  coup  de  sabre,  un  tronçon  d'épée  dans  la  main,  crie 
avec  rage  au  comte  d'Erlon  qu'entraîne  un  remous  de  la  déroute  : 
(c  —  D'Erlon!  si  nous  en  réchappons,  toi  et  moi  nous  serons  pen- 
dus !  »  Le  maréchal  <(  ressemble  moins  à  un  homme  qu'à  une  bête 
furieuse.  »  Ses  efTorts  durant  tout  ce  jour  ont  excédé  l'énergie  et 
les  forces  humaines.  Jamais  en  aucune  bataille,  aucun  chef,  aucun 
soldat  ne  s'est  tant  prodigué.  Ney  a  surpassé  Ney!  H  a  conduit 

attaqué,  l'Empereur  aurait  pu  résister  aux  Anglais  et  à  la  Haie-Sainte  et  sur  la 
route  de  Bruxelles  et  sur  les  rampes  à  l'ouest  de  la  Belle-Alliance. 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  763 

trois  fois  à  l'attaque  de  la  Haie-Sainte  l'infanterie  de  d'Erlon,  il  a 
chargé  quatre  fois  sur  le  plateau  avec  les  cuirassiers,  il  a  mené 
l'assaut  désespéré  des  grenadiers  de  la  garde.  Il  court  maintenant 
à  la  brigade  Brue  (division  Durutte),  seule  troupe  de  ligne  qui 
batte  en  retraite  en  ordre  et  qui  est  d'ailleurs  réduite  à  l'effectif 
de  deux  bataillons.  Il  harangue  les  soldats  et  les  jette  encore  une 
fois  contre  l'ennemi,  en  criant  :  «  —  Venez  voir  mourir  un  maré- 
chal de  France  !  »  La  brigade  vite  rompue  et  dispersée,  Ney  se 
cramponne  à  ce  fatal  champ  de  bataille.  Puisqu'il  n'y  peut  trouver 
la  mort,  il  veut,  du  moins,  ne  le  quitter  que  le  dernier.  Il  entre 
dans  un  carré  de  la  garde  avec  le  chef  de  bataillon  Rulhière,  qui 
a  pris  l'aigle  du  95"^  des  mains  mourantes  du  lieutenant  Puthod. 
Durutte,  le  poignet  droit  coupé,  le  front  ouvert,  tout  sanglant, 
est  emporté  par  son  cheval  dans  une  charge  de  cavalerie  ;  il  galope 
au  milieu  des  Anglais  jusqu'à  la  Belle-Alliance. 

Les  trois  bataillons  de  la  garde  repoussent  sans  peine  la  cava- 
lerie. Mais  leur  formation  en  carrés,  qu'ils  sont  cependant  tenus 
de  conserver  pour  résister  à  de  nouvelles  charges,  les  met  dans 
un  état  d'infériorité  tactique  vis-à-vis  de  l'infanterie  anglaise,  en 
ligne  sur  quatre  rangs.  Son  feu  plus  étendu  et  plus  dense  bat  les 
carrés  de  front  et  d'écharpe.  A  la  mousqueterie  se  mêle  la  mitraille 
des  batteries  Rogers,Whyniates  et  Gardiner,  qui  tirent  à  soixante 
mètres.  Les  masses  ennemies  foisonnent  autour  des  grenadiers  : 
les  brigades  Adam  et  ^\  illiam  llalkett,  qui  s'acharnent  surtout 
contre  eux,  et  les  brigades  Kempt,  Lambert,  Kruse,  Wincke, 
Colin  llalkett.  L'Empereur  donne  l'ordre  de  quitter  cette  position 
intenable.  Lui-môme,  réiléchissant,  trop  tard  peut-être,  que,  pour 
arrêter  une  déroute,  il  faut  non  point  rester  sur  le  front  des 
troupes  qui  lâchent  pied,  mais  se  porter  en  arrière  près  de  celles 
qui  tiennent  encore,  gagne  au  galop,  avec  quelques  chasseurs 
d'escorte,  les  hauteurs  de  la  Belle-Alliance. 

Les  trois  bataillons,  —  ainsi  que  celui  du  3'"  grenadiers  post»'; 
à  leur  gauche,  et  assailli  tour  à  tour  par  les  dragons  anglais,  les 
lanciers  noirs  de  Brunswick,  l'infanterie  de  Maitland  et  de  Mit- 
chcll,  —  rétrogradent  pas  à  pas.  Réduits  à  trop  peu  d'hommes 
pour  rester  en  carrés  sur  trois  rangs,  ils  se  forment  sur  deux  rangs, 
en  triangles,  et,  baïonnettes  croisées,  percent  lentenuMit  à  travers 
la  foule  des  fuyards  et  des  Anglais.  A  chaque  pas,  des  hommes 
trébuchent  sur  les  cadavres  ou  tombent  sous  les  balles.  Tous  les 
cinquante  mètres,  il  faut  faire  halte  j)our  reformer  h's  rangs  et  re- 


764  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pousser  une  nouvelle  charge  de  cavalerie  ou  une  nouvelle  attaque 
d'infanterie.  Dans  cette  héroïque  retraite,  la  garde  marchait  litté- 
ralement entourée  d'ennemis,  comme  à  l'hallali  courant  le  san- 
glier parmi  la  meute.  Il  y  avait  contact  si  étroit  que,  malgré  les 
bruits  multiples  du  combat,  on  se  trouvait  à  portée  de  la  voix. 
Au  milieu  des  coups  de  feu,  des  officiers  anglais  criaient  de  se 
rendre  à  ces  vieux  soldats.  Cambronne  était  à  cheval  dans  le  carré 
du  2"  bataillon  du  i'"''  chasseurs.  C'est  alors  que  le  désespoir  au 
cœur,  étouffant  de  colère,  exaspéré  par  les  incessantes  somma- 
tions de  l'ennemi,  il  dit  rageusement:  «  M....!  «  Peu  d'instans 
après,  comme  il  allait  atteindre  avec  son  bataillon  les  sommets 
de  la  Belle-Alliance,  une  balle  en  plein  visage  le  renversa  san- 
glant et  inanimé. 


Pendant  le  dernier  assaut  de  Mont-Saint-.Ioan,  la  moitié  du 
corps  de  Pirch  (divisions  Tippelskirch  et  Krafft  et  cavalerie  de 
Jurgass)  avait  rejoint  Biilow  mis  on  désarroi.  Aussitôt,  Bliicher 
ordonna  une  reprise  d'attaque  générale  contre  tout  notre  liane 
droit.  Dans  Plancenoit  même,  la  jeune  garde  de  Duhesme  et  les 
deux  bataillons  de  vieille  garde  de  Morand  et  de  Pelet  restèrent 
inexpugnables.  Mais  sur  le  prolongement  de  ce  village,  l'infanterie 
de  Lobau  et  la  cavalerie  de  Domon  et  de  Subervie  plièrent  de- 
vant les  IbOOO  hommes  de  llackc,  de  Losthin  et  du  prince  Guil- 
laume; elles  furent  culbutées  quand  la  division  Steinmetz  et  la 
cavalerie  de  Rôder,  débouchant  de  Smohain  en  donnant  la  chasse 
à  Durutte,  les  abordèrent  sur  leur  liane.  Les  masses  françaises, 
espacées,  un  quart  d'heure  auparavant,  de  la  route  de  Nivelles, 
aux  ravins  de  Papelolte  et  de  Plancenoit,  refluèrent  en  même 
temps  sur  le  plateau  autour  de  la  Belle-Alliance.  A  leur  suite, 
sabrant,  fusillant,  poussant  des  hurrahs  !  accouraient  d'un  côté  les 
Anglais,  de  l'autre  les  Prussiens.  Les  deux  mâchoires  de  l'étan 
se  refermaient  sur  la  foule  éperdue  et  sans  défense  qui  avait  été 
l'armée  impériale. 

Dans  cette  effroyable  cohue,  chacun  pousse  et  bouscule  pour 
fuir  plus  vite.  Des  cuirassiers  démontés  jettent  leurs  cuirasses, 
des  conducteurs  coupent  les  traits  des  attelages,  des  hommes  sont 
piétines.  On  trébuche  parmi  les  chevaux  morts,  les  caissons 
renversés,  les  canons  abandonnés.  Les  ombres  de  la  nuit  qui 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  765 

commencent  à  s'épaissir  (il  est  près  de  neuf  heures)  ajoutent  à 
l'épouvante  et  accroissent  la  confusion.  Les  12'"  et  10''  dragons 
anglais  sont  chargés  par  le  l*'''  hussards  de  la  Légion  germanique. 
La  brigade  Adam  reçoit  le  feu  d'une  batterie  prussienne.  Les 
highlanders  du  71"  tournent  des  canons  français  contre  les  co- 
lonnes en  fuite.  Les  quatre  bataillons  de  la  garde,  qui  viennent  de 
regagner  le  plateau,  sont  les  seules  troupes  d'infanterie  encore  en 
ordre.  Anglais  et  Prussiens  enserrent  chacun  de  ces  carrés  dans 
un  cercle  de  mitraille,  de  sabres  et  de  baïonnettes.  Chargés  simul- 
tanément par  la  cavalerie  et  l'infanterie,  ils  sont  rompus,  démolis, 
écrasés.  Leurs  débris  roulent  dans  la  débâcle. 

A  cinq  cents  mètres  en  arrière,  près  de  la  maison  Decoster, 
attendent  formés  en  carrés,  à  gauche  et  à  droite  de  la  grande 
route,  les  deux  bataillons  du  1"  grenadiers,  commandés  par  le 
général  Petit.  Ces  hommes  sont  l'élite  de  l'élite.  Tous  portent  au 
moins  deux  chevrons,  quatre  sur  dix  sont  légionnaires.  L'Empe- 
reur est  à  cheval  dans  le  carré  du  l'""  bataillon.  Avec  ces  redoutes 
vivantes,  il  espère  encore  couvrir  la  retraite.  Il  ordonne  d'établir, 
sur  le  prolongement  des  carrés,  la  batterie  de  12  qui  a  longtemps 
canonné  les  Prussiens  par-dessus  Plancenoit  et  il  fait  battre  la 
grenadière  pour  rallier  tous  les  détachemens  de  la  garde.  Une 
foule  de  fuyards  s'écoulent  sur  la  route  et  des  deux  côtés  des 
carrés,  suivis  de  tout  près  par  l'ennemi.  La  batterie  de  la  garde 
n'a  plus  qu'un  coup  par  pièce.  Sa  dernière  décharge,  à  quart  de 
portée,  foudroie  une  colonne  de  cavalerie.  Les  artilleurs,  désor- 
mais sans  munitions,  restent  stoïquement  à  leurs  pièces  pour  im- 
poser encore  aux  assaillans.  D'autres  escadrons  s'avancent  au 
galop.  «  —  Ne  tirons  pas,  crie  un  grenadier,  ce  sont  des  hussards 
français.  »  Ce  sont  des  hussards  anglais  qui  fondent  sur  la  batterie 
et  sabrent  les  canonniers  désarmés.  Mais  sur  les  carrés  mêmes, 
les  charges  incessantes  se  brisent  et  s'éparpillent  comme  sur  des 
blocs  de  granit  les  tourbillons  de  sable.  Devant  chaque  bataillon 
de  grenadiers,  s'élève  un  sanglant  remblai  de  cadavres  et  do  che- 
vaux abattus. 

Dans  Plancenoit  où  les  batteries  prussiennes  ont  allumé  l'in- 
cendie, on  combat  à  la  lueur  tles  llammes.  La  jeune  garde,  re- 
crutée presque  entièrement  parmi  les  engagt's  volontaires  de  Paris 
et  de  Lyon,  et  les  1''*  bataillons  des  2"  chasseurs  et  2'"  grenadiers, 
luttent  un  contre  six.  Les  attaques  combinées  des  divisions  Hiller, 
Ryssel,  Ti[ipelskirch  échouent  plusieurs  fois.  Gneiscnau  ranime 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  soldats;  ils  se  ruent  de  nouveau  à  l'assaut,  pénètrent  dans  le 
village.  On  se  fusille  à  bout  portant,  on  s'étreint  corps  à  corps, 
on  se  tue  à  coups  do  baïonnette,  à  coups  de  crosse.  Le  tambour- 
major  Stubert,  du  2"  grenadiers,  un  géant,  assomme  les  Prussiens 
avec  la  pomme  de  sa  canne.  Un  bataillon  de  jeune  garde  se  fait 
exterminer  dans  le  cimetière  qui  sert  de  réduit.  Les  Prussiens  en- 
lèvent les  maisons  une  à  une.  On  s'égorge  dans  les  chambres,  dans 
les  greniers;  et  pendant  ces  luttes  sans  merci,  des  toits  que  le  feu 
a  gagnés  s'écroulent  sur  les  combattans.  «  Il  faut  anéantir  les 
Français,  dit  le  major  von  Damitz,  pour  s'emparer  de  Plancenoit.  » 
A  la  sortie  du  village,  les  débris  de  ces  héroïques  bataillons  sont 
chargés  et  menés  battant  jusqu'au  plateau.  Là,  c'est  la  cavalerie 
anglaise  qui  les  achève.  Le  général  Pelet  se  trouve  un  instant  seul 
au  milieu  de  l'ennemi,  avec  quelques  hommes  et  le  porte-aigle 
des  chasseurs  de  la  vieille  garde.  «  —  A  moi,  chasseurs!  crie-t-il 
d'une  voix  vibrante.  Sauvons  l'aigle  ou  mourons  près  d'elle.  » 
Tous  ceux  qui  entendent  cet  appel  désespéré  accourent,  re- 
viennent sur  leurs  pas,  se  font  jour  à  travers  les  chevaux;  ils  se 
rallient  autour  du  drapeau  et  lui  forment  un  impénétrable  rem- 
part de  baïonnettes. 

De  Plancenoit,  Français  et  Prussiens  débouchent  pêle-mêle 
sur  la  route  de  Bruxelles,  près  des  carrés  du  l'"'"  grenadiers.  Les 
fuyards  se  pressent  alentour  pour  y  trouver  un  refuge,  mais  ils 
sont  impitoyablement  repoussés  par  le  fer  et  par  le  feu.  La  sûreté 
des  carrés  l'exige.  Le  général  Roguet  manque  d'être  tué  à  bout 
portant  par  un  grenadier.  «  Nous  tirions,  dit  le  général  Petit,  sur 
tout  ce  qui  se  présentait,  amis  et  ennemis,  de  peur  de  laisser 
entrer  les  uns  avec  les  autres.  C'était  un  mal  pour  un  bien.  »  Les 
carrés  sont  débordés  par  la  droite  et  par  la  gauche  ;  les  masses» 
anglaises  et  prussiennes  deviennent  de  plus  en  plus  nombreuses, 
de  plus  en  plus  compactes.  Les  grenadiers  repoussent  toutes  les 
charges.  Deux  bataillons  contre  deux  armées  !  Enfin  l'Empereur 
ordonna  de  quitter  la  position.  Les  grenadiers  se  mirent  lente- 
ment en  retraite,  le  l'"'  bataillon  à  gauche  de  la  route,  le  2«  ba- 
taillon sur  la  route  même.  A  chaque  instant,  on  faisait  halte  pour 
rectifier  l'alignement  des  faces  des  carrés  et  pour  ralentir  la  pour- 
suite de  l'ennemi  par  des  feux  de  file  toujours  nourris  et,  grâce 
au  clair  de  lune,  bien  ajustés. 

L'Empereur  cheminait  à  quelque  distance  devant  les  carrés 
avec  Soult,  Drouot,  Bertrand  et  cinq  ou  six  chasseurs  à  cheval  de 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  767 

la  garde.  A  la  ferme  dû  Caillou,  il  rejoignit  le  1"'  bataillon  de 
chasseurs  à  pied  de  la  vieille  garde.  Ce  bataillon,  posté  là  pour 
garder  le  trésor  et  les  équipages  de  l'Empereur,  avait  pour  chef  le 
commandant  Duuring,  Hollandais  d'origine  (1).  Vers  sept  heures 
du  soir,  deux  colonnes  prussiennes  s'étant  avancées  par  le  bois  du 
Ghantelet  dans  l'intention  manifeste  de  couper  la  retraite  à  l'armée 
en  occupant  la  grande  route,  Duuring  avait  fait  filer  incontinent 
les  voitures  sur  Genappe,  d'accord  avec  le  général  Radet,  grand 
prévôt,  qui  venait  de  rallier  deux  à  trois  cents  fantassins  et  cava- 
liers démontés.  Il  avait  ensuite  déployé  son  bataillon  face  à 
l'ennemi.  Les  Prussiens  (2o''  régiment),  reçus  par  une  vive  fusil- 
lade et  bientôt  chargés  à  la  baïonnette  jusqu'au  milieu  du  bois, 
s'étaient  repliés  vers  Maransart.  L'Empereur  s'arrêta  quelques 
instans  à  questionner  Duuring  sous  les  derniers  boulets  des  bat- 
teries prussiennes  de  Plancenoit;  il  le  félicita  pour  la  fermeté  et 
l'esprit  d'initiative  dont  il  avait  fait  preuve  et  lui  ordonna  de  le 
suivre.  «  —  Je  compte  sur  vous,  »  dit-il.  Le  bataillon  ayant  serré 
en  masse,  l'Empereur  rendit  la  main  à  son  cheval  et  marcha  au 
pas  sur  le  flanc  de  la  colonne. 

XI 

Vers  neuf  heures  un  quart,  alors  que  les  divisions  Hiller, 
Ryssel  et  Tippelskirch  arrachaient  Plancenoit  à  la  jeune  garde  et 
que  les  carrés  du  P^""  grenadiers  tenaient  encore  près  de  la  maison 
Decoster,  Blticher  et  Wellington  se  rencontrèrent  devant  Tau- 
berge  de  la  Belle-Alliance.  Bliicher  suivait  celles  des  troupes  de 
Bûlow  qui  avaient  refoulé  Lobau,  Wellington  arrivait  de  la 
Haie-Sainte  avec  les  derniers  échelons  de  son  armée.  On  se 
reconnut  à  la  clarté  de  la  lune.  Les  deux  généraux  s'abordèrent 
et,  selon  l'expression  de  (Ineisenau,  «  ils  se  saluèrent  mutuelle- 
ment vainqueurs.  »  Des  musiques  de  cavalerie  prussienne  jouaient 
en  passant  le  Gotl  save  thc  lOn<j;  au  loin  le  bruit  de  la  fusillade 
décroissait.  Les  fantassins  de  Biilow,  qui  s'('l;ii(Mit  arrêtés  pour 
reformer  leurs  rangs,  entonnèrent  l'hymne  de  Luther  :  «  Soigneur 

(1)  Il  y  a  dans  les  papiers  de  la  Socrétairerie  d'Klat  (Areliives  nationales  A  K.. 
IV,  r.)VU)  cette  lettre  de  Drouut  à  rKin[)ereur,  'J.'i  avril  ISIii  :  »  .le  demande  une 
lettre  de  naturalisation  pour  le  chef  de  bataillon  aux  chasseurs  à  pied.  Duurinfj. 
Hollandais.  Kn  1814,  il  m'avait  demande  d'ai-comp;ii,'ner  Votre  Majesté  à  l'ile  ilKlbe. 
mais,  comme  j'avais  désigné  Mallet,  iJuuring  |)leiira  très  loniitcmps  d.in>  ma 
chambre.  C'est  un  excellent  officier.  » 


768  .       REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dieu,  nous  te  louons!  Seigneur  Dieu,  nous  le  remercions!...  « 
Blûcher,  frappé  que  sa  rencontre  avec  Wellington  eût  lieu  pré- 
cisément devant  la  Belle-Alliance,  pensa  à  donner  ce  nom  à  la 
bataille  où  l'alliance  des  Anglais  et  des  Prussiens  avait  amené  de 
si  grands  résultats.  Mais  Wellington  voulait  que  la  bataille,  —  sa 
bataille,  —  portât  le  nom  du  petit  village  de  Waterloo  qui  avait 
eu  l'honneur,  la  nuit  précédente,  de  lui  servir  de  quartier  général. 
On  décida  que  malgré  la  nuit  il  fallait  poursuivre  à  outrance  les 
débris   de  l'armée  impériale.    Les  Anglais  étaient  exténués  par 
dix  heures  de  combat,  u  fatigués  à  en  mourir,  »  dit  Wellington. 
Les  Prussiens  avaient  fait  cinq  lieues  en  moyenne  par  les  pires 
chemins,  et  ils  avaient  lutté  entre  Frischermont  et  Plancenoit  avec 
non  moins  d'acharnement  qu'à  Mont-Saint-Jean  les  soldats  de 
Wellington.  Néanmoins  Blucher  proposa  de  charger  ses  troupes 
de  la  poursuite.  Son  offre  acceptée  sans  hésitation  ni  vergogne,  il 
réunit  les  chefs  de  corps  et  leur  ordonna  «  de  poursuivre  l'ennemi 
tant  qu'ils  auraient  un  homme  et  un  cheval  en  état  de  se  tenir  de- 
bout. »  Gneisenau  lui-même  prit  la  tète  avec  les  escadrons  du  comte 
Rôder.  Tout  suivit.  Vers  Rossomme,  on  rejoignit  une  partie  des 
brigades  prussiennes  qui  débouchaient  de  Plancenoit  et  les  co- 
lonnes les  plus  avancées  de  la  cavalerie  et  de  l'infanterie  anglaises. 
Toute  l'armée  de  Wellington  s'arrêta.  Les  soldats  saluèrent 
d'un  triple  Hip!  hip!  hurrah!  les  Prussiens  qui  les  dépassaient  et 
s'établirent  au  bivouac,  en  plein  charnier.  Du  plateau  de  Mont- 
Saint-Jean  aux  hauteurs  de  Rossomme,  de  Hougoumont  à  Plan- 
cenoit et  jusque  vers  Smohain,  le  terrain  était  couvert  de  cadavres 
et  de  chevaux  tués.  Trente  mille  morts  et  blessés.  Français, 
Anglais,  Belges,  Allemands,   Prussiens,  gisaient  pêle-mêle,  ici 
plus  ou  moins  espacés,  là  en  lignes  épaisses  comme  les  rangées 
d'épis  fauchés.  La  lune  éclairait  distinctement  leurs  faces  livides 
ou  ensanglantées,  leurs  uniformes  souillés  de  boue,  maculés  de 
taches  rouges;  les  armes  tombées  de  leurs  mains  scintillaient.  Par- 
fois de  grands  nuages  sombres  courant  dans  le  ciel  cachaient  cette 
vision  dont  les  moins  sensibles  des  plus  vieux  soldats  détournaient 
les  yeux.  Mais  elle  réapparaissait  bientôt  sous  la  lumière  glaciale 
de  la  lune.  Au  milieu  des  râles  des  mourans,  des  gémissemens, 
des  blessés,  on  entendait  un  cri  rau que,  comme  étranglé  par  l'hor- 
reur et  l'épouvante.  C'était  quelque  officier  qu'un  pilleur  de  morts 
achevait  pour  lui  voler  sa  bourse  et  sa  croix  d'honneur  (1). 

(1)  L'enlèvement  des  blessés,  qui  furent  transportés  à  Bruxelles,  à  Nivelles  et  à 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  769 

Les  Prussiens  menèrent  vivement  la  poursuite.  Ceux  des 
fuyards  de  l'aile  droite  (corps  Lobau  et  d'Erlon,  jeune  garde,  ca- 
valiers de  Domon,  de  Subervie,  de  Jacquinoti  qui,  serrés  de  trop 
près  ou  coupés  de  leur  ligne  de  retraite,  n'avaient  pu  rejoindre  et 
dépasser  les  carrés  du  1"' grenadiers  formant  l'arrière-garde,  fu- 
rent sabrés  ou  faits  prisonniers.  A  l'aile  gauche,  un  certain 
nombre  de  cuirassiers,  que  leurs  chevaux  étaient  encore  en  état 
de  porter,  et  les  lanciers  de  Pire  qui  n'avaient  fait  qu'escarmou- 
cher  durant  la  bataille,  gagnèrent  les  Quatre-Bras,  sans  être  in- 
quiétés, par  Neuve-Court,  Malplaquet  et  Yieux-Genappe.  Cinq  ou 
six  mille  fantassins  du  corps  de  Reille,  ralliés  à  la  chute  du  jour, 
se  dirigeaient  vers  Genappe  à  travers  champs,  à  une  demi-lieue 
environ  parallèlement  à  la  grande  route.  Il  suffit  de  quelques  es- 
cadrons prussiens  pour  les  disperser.  Sauf  trois  compagnies  du 
93"  qui  firent  face  en  tête  et  repoussèrent  les  charges,  toute  cette 
masse  s'éparpilla.  Des  soldats  jetaient  sacs  et  fusils  pour  courir 
plus  vite,  justifiant  trop  bien  le  vieux  dicton  :  «  Français  plus  que 
hommes  au  venir,  moins  que  femmes  à  la  retraite.  »  On  n'écou- 
tait plus  les  chefs,  la  panique  commandait  l'armée. 

Seule  la  vieille  garde  restait  digne  d'elle.  Les  chasseurs  et  les 
lanciers  de  Lefebvre-Desnoëttes,  le  régiment  des  grenadiers  à 
cheval  qui  avait  quitté  le  champ  de  bataille  au  pas,  et  faisant  si 
fière  contenance  que  la  cavalerie  anglaise  n'avait  pas  osé  l'abor- 
der, se  retirèrent  en  ordre  à  l'ouest  de  la  grande  route  et  attei- 
gnirent les  Quatre-Bras  sans  subir  de  nouvelles  pertes.  Sur  la 
grande  route  même,  les  Prussiens  étaient  contenus  par  les  deux 
carrés  du  1"  grenadiers  que  précédait  le  l''"'  bataillon  du  1"^  chas- 
seurs. Les  grenadiers  continuaient  à  marcher  au  pas  ordinaire, 
défiant  toutes  les  attaques.  Ne  pouvant  mordre,  la  meute  prus- 
sienne finit  par  se  lasser  et  se  borna  à  suivre  hors  de  la  portée 
des  fusils.  A  une  demi-lieue  de  Genaj)pe,  le  général  Petit,  ne 
jugeant  môme  plus  nécessaire  de  conserver  l'ordre  de  combat,  fit 
rompre  les  carrés  et  marcher  en  colonne  par  sections.  C'est  à  ce 
moment  que  l'ihiipcîreur  s'éloigna  du  l*"'  bataillon  de  chasseurs 
pour  gagner  Gena|)pe  où  il  espérait  arrêter  l'ennemi  et  rallier  les 
débris  de  l'armée. 

Namur,  commença  le  10;  mais  le  nombre  en  ('•lait  si  ^'rand   (|uc  beainnnip  tlonlre 
eux  reslèrcnt.  sur  le  iliamp  de  hataillc  jiis(|iit'  dans  la  solive  du  21. 

Les  voleurs  de  morts  assummaienl  les  blessés  indislinctenienl.  sans  s'arrêter  fi 
regarder  si  c  étaient  leurs  compatriotes,  leurs  alliés  ou  leurs  ennemis.  Plusieurs  de 
CCS  misérables  furent  fusillés  par  les  Anglais. 

TOMK  CXLVIII.   —   1898.  49 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


XII 


Genappe  n'était  qu'une  longue  rue,  montante  et  sinueuse,  qui 
aboutissait  à  un  pont  sur  la  Dyle.  Il  eût  été  possible  de  tenir 
plusieurs  heures  ce  défilé,  bien  qu'il  fût  dominé  au  nord  par  des 
hauteurs  où  se  seraient  établies  des  batteries  prussiennes.  Mais  il 
y  avait  dans  le  village  tant  d'encombrement  et  de  confusion  que 
l'on  ne  pouvait  songer  à  organiser  une  défense  méthodique.  Des 
voitures  renversées,  des  fourgons,  des  prolonges,  des  pièces,  des 
caissons  abandonnés  par  les  conducteurs  auxiliaires  obstruaient 
sur  une  assez  longue  étendue  les  abords  du  pont,  qui  avait,  en 
4815,  tout  au  plus  2™  50  de  largeur.  Les  fuyards  s'engoufîrant  en 
masse  dans  la  rue  d'où  ils  ne  pouvaient  sortir  que  trois  ou  quatre 
de  front,  il  se  produisit  une  atroce  bousculade.  Rendus  fous  par 
l'épouvante,  des  hommes  cherchaient  à  se  faire  jour  en  frappant 
devant  eux.  Le  général  de  gendarmerie  Radet,  grand  prévôt  de 
l'armée,  fut  bourré  de  coups  de  crosse.  La  queue  de  la  colonne 
s'amassa  à  l'entrée  de  Genappe.  Les  Prussiens  approchaient.  Les 
bataillons  de  la  vieille  garde,  menacés  d'être  écrasés  entre  les 
masses  ennemies  et  la  foule  des  fuyards  qui  n'avançait  plus,  ga- 
gnèrent Gharleroi  en  tournant  le  village  à  l'est.  Les  Prussiens 
ne  les  poursuivirent  pas  ;  mais  ils  s'acharnèrent  sur  les  troupeaux 
d'hommes  immobilisés  devant  Genappe,  Il  fallut  que  ces  malheu- 
reux fussent  littéralement  sous  les  lances  des  uhlans  pour  penser 
à  s'échapper  par  la  droite  et  la  gauche  du  village  et  à  passer  la 
Dyle  à  gué.  Cette  petite  rivière,  qui  n'a  pas  à  cet  endroit  trois 
mètres  de  large  et  dont  la  profondeur  n'atteint  pas  un  mètre,  n'est 
un  obstacle  que  pour  les  voitures,  à  cause  de  l'escarpement  des 
berges. 

Genappe  était  toujours  rempli  de  Français.  Une  poignée 
dhommes.  qui  seuls,  dans  cette  panique,  avaient  conservé  leur 
résolution  et  leur  courage,  tentèrent  d'arrêter  l'ennemi.  Ils  éle- 
vèrent rapidement  avec  des  chariots  renversés  une  barricade  d'où 
ils  ouvrirent  le  feu.  Quelques  boulets  eurent  trop  vite  raison  de 
ce  faible  ouvrage  et  de  ses  défenseurs.  Les  cavaliers  de  Roder  dé- 
valèrent la  rue  en  pente ,  écrasant  la  multitude  inerte  des  fugi- 
tifs, taillant  et  perçant  dans  le  tas  sans  plus  de  risque  que  bou- 
chers à  l'abattoir.  L'Empereur,  qui  avait  mis,  dit-on,  plus  d'une 
heure  à  se   frayer   passage   en  suivant  cette  longue   rue,  était 


LA    BATAILLE    DE    WATEULOO.  771 

encore  en  deçà  du  pont.  Il  venait  de  monter  dans  sa  chaise  de 
poste  retrouvée  par  hasard  au  milieu  des  équipages  abandonnés 
et  que  l'on  achevait  de  ratteler.  Entendant  les  hurrahs!  il  la 
quitta  précipitamment,  reprit  son  cheval  el  parvint  à  s'échapper 
avec  quelques  cavaliers.  Les  Prussiens  dévalisèrent  la  berline, 
qui  contenait  un  nécessaire,  une  épée,  un  lit  de  fer  et  un  uni- 
forme de  rechange  dans  la  doublure  duquel  étaient  cousus  des 
diamants  en  grains  de  la  valeur  d'un  million. 

Bliicher  avait  poussé  jusqu'à  Genappe  avec  le  corns  de  Bûlow. 
Il  s'arrêta  pour  coucher  à  l'auberge  du  Roi  (VEspagne.  Presque 
aussitôt  on  y  amena  sur  une  civière  d'ambulance  le  général 
Duhesme.  A  la  dernière  heure  de  la  bataille,  Duhesme  était  tombé 
grièvement  blessé  entre  Plancenoitet  Rossomme;  quelques  soldats 
dévoués  l'avaient  relevé  et  porté  jusque  près  de  Genappe  où  il  avait 
été  fait  prisonnier  par  les  Prussiens.  Le  feld-maréchal  vint  le 
visiter  et  le  recommanda  au  chirurgien  de  son  état-major.  Mais 
la  blessure  était  mortelle;  Duhesme  mourut  la  nuit  suivante. 
Bien  que  brisé  de  fatigue,  Blûcher  ne  voulut  point  se  mettre  au 
lit  avant  d'informer  de  sa  victoire  son  vieux  camarade  Knesebeck  : 
«  Mon  ami,  la  plus  belle  bataille  est  donnée.  Les  détails  suivront. 
Je  pense  que  l'histoire  de  Bonaparte  est  terminée.  Je  ne  puis 
plus  écrire,  car  je  tremble  de  tous  mes  membres.  L'effort  était 
trop  grand  !  » 

XIII 

Au  delà  de  Genappe,  la  poursuite  s'accéléra.  Aucune  troupe 
en  ordre  ne  formant  plus  arrière-garde,  les  Prussiens  sabraient  im- 
punément dans  la  foule  éperdue.  «  C'était  une  vraie  chasse,  dit 
Gneisenau,  une  chasse  au  clair  de  lune.  »  La  grande  route,  les 
chemins  vicinaux,  les  traverses,  les  champs  aussi  loin  que  portait 
la  vue,  étaient  couverts  de  soldats  de  toute  arme,  cuirassiers  dé- 
montés, lanciers  sur  des  chevaux  fourbus,  fantassins  ayant  jeté 
fusils  et  havresacs,  blessés  perdant  leur  sang,  amputés  échappés 
des  ambulances  dix  miiintcs  après  l'opération.  Sans  nulle  autorité 
sur  ces  hommes,  et  d'ailleurs  non  moins  démoralisés  et  ne  pen- 
sant comme  eux  qu'à  leur  propre  salut,  des  ('aj)itaines,  des  colo- 
nels, des  généraux  marchaient  confondus  dans  la  masse  des  fugi- 
tifs. Durulte  à  cheval,  mais  aveuglé  par  le  sang  qui  coule  de  son 
front  ouvert,  a  pour  guide  un  maréchal  des  logis  de  cuirassiers. 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  caporal  de  la  vieille  garde  soutient  Ney  par  le  bras  jusqu'au 
moment  où  le  major  Schmidt,  des  lanciers  rouges,  descend  de  son 
cheval  pour  le  donner  au  maréchal.  Le  chirurgien  en  chef  Larrey, 
blessé  de  deux  coups  de  sabre,  est  frappé  derechef  par  des  uhlans, 
'  volé,  dépouillé  et  conduit  presque  nu,  les  mains  liées,  à  un  gé- 
néral qui  donne  l'ordre  de  le  fusiller  (1).  Déjà  il  est  mis  en  joue, 
quand  un  chirurgien  prussien  le  reconnaît,  se  jette  devant  lui  et 

le  sauve. 

Chacunmarchait,courait,  se  traînait  comme  il  pouvait,  allait  où 

il  voulait,  personne  ne  pensant  à  donner  des  ordres  qui  n'auraient 
été  obéis  par  personne.  Et  quand  se  rapprochaient  le  son  des  trom- 
pettes prussiennes,  le  galop  des  chevaux,  les  clameurs  sauvages 
des  poursuivans,  de  cette  foule  terrorisée  partaient  les  cris  :  «  Les 
voilà!  Les  voilà!  Sauve  qui  peut!  »  Des  bandes  de  fuyards,  qui 
vaincus  par  la  fatigue  s'arrêtaient  dans  les  boqueteaux,  les  plis 
de  terrain,  les  fermes,  les  hameaux,  y  étaient  vite  relancés  par 
la  cavalerie.  Les  Prussiens  firent  tour  à  tour  lever  neuf  bivouacs. 
Des  blessés  se  tuèrent  pour  ne  pas  tomber  vivans  aux  mains  de 
l'ennemi.  Un  officier  de  cuirassiers,  se  voyant  cerné  par  des 
uhlans,  s'écria  :  «  —  Ils  n'auront  ni  mon  cheval,  ni  moi.  »Et  froi- 
dement, il  abattit  son  cheval  d'une  balle  dans  l'oreille  et  se  brûla 
la  cervelle  avec  son  second  pistolet. 

Si  pourtant  quelques  centaines  de  soldats,  dominant  leur  ter- 
reur et  redevenus  maîtres  d'eux-mêmes,  s'étaient  reformés  pour 
faire  tête,  leur  résistance  eût  mis  fin  à  cette  lamentable  poursuite. 
Les  Prussiens,  qui  sabraient  surtout  les  fuyards  sans  défense, 
se  laissaient,  il  semble,  aisément  imposer,  puisque,  pour  défendre 
les  drapeaux,  il  suffit  d'une  poignée  dhommes  résolus  marchant 
groupés  autour  de  l'aigle  de  chaque  régiment.  L'ennemi  ramassa 
sur  le  champ  de  bataille  et  sur  la  chaussée  plus  de  deux  cents  ca- 
nons abandonnés  et  un  millier  de  voitures  ;  il  ne  prit,  pendant 
la  déroute,  ni  un  drapeau,  ni  un  étendard. 

(1)  Larrey  semble  croire  que  l'ordre  de  le  fusiller,  donné  par  le  général  prus- 
sien, vint  d'un  mouvement  de  dépit.  Larrey  ressemblait  un  peu  à  l'Empereur  et  por- 
.  tait  ce  jour-là  une  redingote  grise.  Les  cavaliers  qui  le  firent  prisonnier  le  condui- 
sirent à  leur  général  en  disant  que  c'était  Napoléon.  Le  général,  irrité  qu'il  y  eût 
méprise,  ordonna  de  passer  par  les  armes  le  fâcheux  qui  décevait  son  espoir. 

Ajoutons  toutefois  que  le  général  Durrieu,  chef  d'état-major  du  6=  corps,  qui, 
lui,  ne  ressemblait  pas  à  Napoléon,  faillit  être  fusillé  sur  l'ordre  d'un  autre  général 
prussien  et  ne  dut  la  vie  qu'à  l'intervention  du  colonel  Donoesberg.  Des  combat- 
tans,  dont  le  témoignage  est  confirmé  par  des  traditions  locales,  ont  parlé  de 
blessés  achevés  et  de  prisonniers  massacrés. 


LA    BATAILLE    DE    WATERLOO.  773 

Si  endurci,  si  insensible  que  le  soldat,  par  habitude  et  grâce 
d'état,  soit  aux  spectacles  de  mort,  les  fugitifs  en  passant  aux 
Quatre-Bras  furent  saisis  d'horreur.  Les  hommes  tués  dans  la 
bataille  du  IG  juin  n'avaient  pas  été  enterrés.  Trois  à  quatre  mille 
cadavres,  complètement  nus,  les  paysans  belges  leur  ayant  enlevé 
môme  la  chemise,  couvraient  tout  le  terrain  entre  la  route  et  le 
bois  de  Bossu.  C'était  l'aspect  d'une  immense  morgue.  Tour  à  tour 
noyés  d'ombre  par  le  voile  des  nuages  et  éclairés  par  la  lune,  les 
morts,  dans  ces  rapides  mouvemens  de  lumière,  semblaient  re- 
muer leurs  corps  raidis  et  contracter  leurs  faces  d'une  pâleur  de 
cendre.  «  Nous  croyions,  dit  un  témoin,  voir  des  spectres  qui  nous 
demandaient  la  sépulture.  »  Plus  bas,  des  soldats  étanchèrent  leur 
soif  au  ruisseau  de  Gémioncourt  qui,  rendu  torrent  par  l'orage 
de  l'avant-veille,  charriait  des  cadavres.  De  moins  en  moins 
nombreux,  de  plus  en  plus  las,  mais  toujours  aussi  ardens,  les 
Prussiens  continuaient  la  poursuite.  Gneisenau  avait  égrené  en 
route  la  moitié  de  son  monde.  Seuls  marchaient  avec  lui  quel- 
ques escadrons  et  un  petit  détachement  du  15''  d'infanterie,  dont 
l'unique  tambour  battait  la  charge,  hissé  sur  un  cheval  pris  à 
l'une  des  voitures  impériales.  On  dépassa  Frasnes.  Gneisenau 
jugea  que  la  fatigue  des  hommes  et  des  chevaux  ne  permettait 
pas  d'aller  plus  loin.  Il  donna  l'ordre  de  faire  halte  devant  une 
auberge  qui,  suprême  ironie,  portait  pour  enseigne  :  A  l^ Em- 
pereur. 

Henry  Houssaye. 


DANS   LES   ROSES 


DERNIERE   PARTIE  (1) 


XV 


Un  soir  de  juin,  Désiré  s'en  revenait  de  la  gare  d'Antony  oti 
il  était  allé  surveiller  une  expédition  de  rosiers.  Depuis  la  mort 
de  Reine  Charmois,  qui  datait  déjà  de  plus  d'un  an,  la  vie  du 
jeune  homme  avait  été  extraordinairement  laborieuse.  Non  seule- 
ment la  brusque  disparition  de  la  mère  de  famille  faisait  dans  la 
maison  un  vide  difficile  à  remplir,  mais  elle  laissait  le  père 
démonté  et  découragé.  Firmin  changeait  visiblement,  passant 
tour  à  tour  par  des  crises  d'abattement  et  de  surexcitation  fort 
dommageables  aux  intérêts  de  son  établissement.  Il  perdait 
cette  égalité  d  humeur,  cette  lucidité  et  cette  activité  qui  avaient 
été  les  principaux  élémens  de  son  succès.  Tiraillé  entre  les  sou- 
cis de  ses  propres  affaires  et  ses  fonctions  de  maire,  il  se  mon- 
trait irritable,  fantasque,  et  incapable  d'un  long  effort  de  travail. 
Profitant  de  la  période  d'inactivité  qui  avait  précédé  et  suivi  la 
mort  de  Reine,  l'horticulteur  Lantelme  s'était  appliqué  à  détour- 
ner une  partie  de  la  clientèle  de  son  rival.  Il  y  réussissait;  cette  dé- 
sertion, qui  se  traduisait  par  une  diminution  notable  dans  le 
chiffre  des  bénéfices,  portait  un  coup  sensible  au  vieux  rosiériste 
et  contribuait  à  aigrir  son  caractère,  à  paralyser  son  initiative. 

(1)  Voyez  la  Revue  des  l"  et  lo  juillet,  et  du  1"  août. 


,   DANS    LES    ROSES.  775 

Tout  le  fardeau  de  la  surveillance  et  des  responsabilités  retom- 
bait sur  les  épaules  de  Désiré.  Il  lui  avait  fallu  vaquer  à  la  ré- 
paration des  dégâts  causés  par  la  grêle,  à  la  reconstitution  des 
pépinières  et  des  roseraies,  à  l'expédition  des  commandes  et  à  la 
correspondance  ;  il  avait  dû  en  outre  lutter  contre  les  exigences  de 
ses  sœurs  et  s'opposer  à  leur  immixtion  indiscrète  dans  la  liqui- 
dation embrouillée  de  la  succession. 

Tous  ces  tracas  n'avaient  guère  permis  au  pauvre  garçon  de 
s'occuper  de  ses  propres  affaires  avec  Sabine.  D'ailleurs,  deux 
considérations  puissantes  le  poussaient  à  observer  à  cet  égard  une 
absolue  réserve  :  —  il  prévoyait  que,  dans  l'état  d'esprit  où  était 
son  père,  la  moindre  désobéissance  eût  amené  des  scènes  péni- 
bles et  des  accès  de  colère  qu'il  voulait  éviter  à  tout  prix;  et  puis, 
blâmant  tout  bas  lui-même  la  fausse  position  où  s'était  mise  Sa- 
bine, en  élisant  domicile  chez  sa  tante  Nivard,  il  se  croyait  mora- 
lement tenu  à  respecter  les  recommandations  faites  à  ce  sujet  par 
sa  mère,  à  son  lit  de  mort.  Il  n'avait  pas  revu  la  nièce  de  Touche- 
bœuf  depuis  qu'elle  s'était  installée  dans  le  logis  de  la  rue  Beau- 
soleil  ;  mais  l'amour  d'autrefois  ne  subsistait  pas  moins  au  fond 
de  lui;  il  y  restait  profondément  enraciné,  et  ce  n'était  point  sans 
de  douloureux  combats  intérieurs,  sans  une  souffrance  rendue 
plus  cuisante  par  l'obligation  de  la  confiner  en  lui-môme,  que  Dé- 
siré se  contraignait  à  traiter  Sabine  en  étrangère. 

Ce  soir-là,  précisément,  en  revenant  d'Antony,  il  longea  les 
champs  où  verdoyaient  les  arbres  de  «  la  Tombe  à  Mole  »,  et  au 
souvenir  des  rendez-vous  donnés  à  la  grille  du  monument,  sa  poi- 
trine se  gonÛa.  L'image  trop  chère  de  la  jeune  fille  se  dressa  de- 
vant ses  yeux  avec  une  plus  attirante  séduction.  Il  revit  en  ima- 
gination le  sourire  des  lèvres  malicieuses,  l'amoureuse  expression 
des  prunelles  brunes,  les  souples  contours  de  ce  doux  corps  fémi- 
nin. Il  eut  la  nostalgie  des  tendresses  de  l'an  dernier  et  sentit  plus 
vivement  le  remords  de  son  apparente  indillérence.  Que  devenait 
Sabine?  Pensait-elle  encore  à  lui? Et  si  elle  y  pensait,  avec  quelle 
sévérité  méprisante  ne  devait-elle  pas  juger  sa  conduite  et  son 
abandon?  La  tiédeur  embaumée  de  la  soirée  de  juin  exaltait  l'in- 
fluence amollissante  des  ressouvenirset  poussait  davantage  Désiré 
sur  la  pente  des  regrets  et  des  capitulations  de  conscience.  On  tou- 
chait à  la  Saint-Jean.  Les  prés  ([ui  bordent  la  Hièvre  venaient  d'être 
fauchés;  l'odeur  de  la  fenaison,  en  traversant  les  grands  parcs  du 
voisinage,  se  mêlait  aux  haleines  des  tilleuls  en  fleurs,  et  ces  deux 


776  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

parfums  de  l'été  infusaient  dans  le  cœur  du  jeune  homme  une 
langueur  voluptueuse.  Il  remontait  lentement  dans  la  direction  de 
la  rue  des  Bois,  quand  il  aperçut  tout  à  coup  la  toiture  d'ardoise 
de  la  maison  Nivard,  qui  se  profilait  sur  la  rougeur  du  couchant. 
En  se  trouvant  si  près  de  la  demeure  de  Sabine,  il  prit  peur  et 
n'osa  point  passer  devant  les  fenêtres  du  rez-de-chaussée,  il  se 
jeta  à  droite  dans  la  rue  Beausoleil,  non  habitée  encore  et  unique- 
ment bordée  par  des  vergers  et  des  fraisières.  Il  cheminait  timi- 
dement au  long  du  trottoir  herbeux,  lorsqu'en  relevant  la  tête,  il 
s'arrêta,  secoué  par  un  brusque  tressaillement.  —  Par-dessus  la 
haie  d'aubépine  et  de  coudriers,  il  venait  de  reconnaître,  à  une 
vingtaine  de  pas,  Sabine  occupée  à  ramasser  des  fraises  dans  l'un 
des  champs  appartenant  à  sa  tante. 

Tête  nue,  cou  nu,  vêtue  à  la  légère  d'une  jupe  et  d'un  corsage 
de  percale  rose,  elle  était  agenouillée  sur  le  sol  et  achevait  de 
remplir  une  de  ces  bannettes  d'osier  qui  servent  à  transporter  les 
fruits  aux  Halles.  D'autres  paniers,  déjà  pleins,  s'empilaient  contre 
le  mur  d'un  cabanon  en  torchis  qui  élevait  au  milieu  du  champ 
son  toit  recouvert  de  chaume.  En  arrière  de  cette  loge,  la  fraisière 
se  prolongeait  solitaire  et  déjà  baignée  d'une  ombre  bleuâtre.  En- 
hardi par  l'approche  du  crépuscule  et  la  solitude  du  chemin, 
Désiré,  attiré  comme  par  un  aimant,  frôlait  la  haie  et  ne  quit- 
tait plus  du  regard  la  forme  féminine  qui  se  détachait  en  clair 
sur  la  verdure  foncée  des  fraisiers.  Les  doigts  agiles  de  la  cueil- 
leuse  couraient  parmi  les  feuilles  à  triple  découpure  et  jetaient 
rapidement  les  fruits  cramoisis  dans  la  bannette.  Quand  celle-ci 
fut  pleine,  la  jeune  fille  se  releva,  étira  languissamment  ses  bras 
nus,  cambra  sa  taille  souple,  puis  soudain,  comme  si  elle  eût  de- 
viné qu'on  l'épiait,  elle  se  retourna,  vit  Désiré  et  tressaillit  à  son 
tour,  tandis  que  son  visage,  vivement  éclairé,  semblait  refléter  la 
lueur  du  couchant  tout  brouillé  de  nuages  rouges,  pareils  à  des 
fraises  écrasées. 

Saisie  par  la  surprise,  elle  laissa  retomber  ses  bras  le  long  de 
ses  hanches,  demeura  un  moment  oppressée  par  l'émotion,  puis 
trop  franche  pour  dissimuler  une  confuse  joie,  elle  ébaucha  un 
sourire  qui  retroussa  légèrement  les  coins  de  ses  lèvres... 

—  Bonsoir...  Sabine!  dit  Désiré  d'une  voix  étranglée. 

—  Bonsoir,  Désiré...  C'est  mal  d'espionner  ainsi  les  gens! 

—  Pardon,  balbutia-t-il,  c'est  un  hasard,  je  vous  assure... 

—  Je  le  crois  sans  peine,  répliqua-t-elle  avec  une  nuance  de 


DANS    LES    ROSES,  777 

railleuse  mélancolie...  Vous  avez  trop  bien  prouvé  depuis  un  an 
que  vous  ne  vous  souciez  guère  de  moi...  Prenez  garde,  on  pour- 
rait vous  voir  et  ça  vous  compromettrait! 

—  Oh!  Sabine,  je  vous  en  prie,  ne  vous  moquez  pas!...  Si 
vous  saviez  toute  la  peine  que  j'ai  endurée  depuis  l'an  dernier... 
D'abord,  j'ai  perdu  ma  mère... 

—  Oui...  Pauvre  femme!...  J'ai  compati  au  gros  chagrin  que 
vous  avez  dû  avoir. . .  J'aurais  voulu  vous  le  montrer  en  assistant  au 
service, mais  je  n'ai  pas  osé...  J'avais  peur  d'un  affront...  Je  com- 
prenais déjà  que  vous  me  blâmiez,  avec  tout  le  monde,  d'avoir 
quitté  la  maison  de  mon  oncle.  Naturellement,  les  apparences 
étaient  contre  moi...  Vous  ne  pouviez  pas  deviner,  n'est-ce  pas? 
les  raisons  qui  me  forçaient  à  un  acte  qu'on  a  mai  jugé...  Pour- 
tant, il  me  semble  qu'à  votre  place  j'aurais  écrit  un  mot,  j'aurais 
demandé  une  explication...  Je  vous  l'aurais  donnée  avec  ma  fran- 
chise habituelle,  et  je  vais  vous  la  donner  ce  soir,  puisque  le 
hasard  vous  a  amené  ici... 

Alors,  les  yeux  baissés,  les  mains  appuyées  à  la  fourche  d'un 
coudrier  mêlé  aux  aubépines  de  la  haie,  elle  conta  rapidement  sa 
querelle  avec  Touchebœuf  au  sujet  des  rendez-vous  de  «  la  Tombe 
à  Mole  »,  les  insinuations  injurieuses,  les  menaces  de  son  oncle, 
et  enfin  ce  ridicule  mariage  qu'il  avait  osé  lui  proposer. 

—  Dans  cette  extrémité,  continua-t-elle,  je  n'avais  qu'un  parti 
à  prendre  :  sortir  de  chez  mon  oncle  et,  sous  peine  d'errer  dans 
la  rue,  accepter  l'hospitalité  que  m'offrait  ma  tante  Nivard...  Elle 
seule  a  été  bonne  pour  moi.  Quand  les  autres  me  battaient  froid 
ou  me  jetaient  la  pierre,  elle  seule  m'a  accueillie  et  défendue. 
Elle  a  agi  avec  moi  plus  honnêtement  et  chrétiennement  que  la 
plupart  des  gens  qui  lui  reprochent  sa  conduite  passée...  Ces 
gens-là  devraient  se  rappeler  que  ma  tante  s'est  trouvée,  à  vingt 
ans,  abandonnée  à  elle-même,  comme  j'ai  failli  l'être  en  quittant 
la  maison  de  Touchebœuf,  et  je  lui  serai  toujours  reconnais- 
sante de  m'avoir  sauvée  dos  dangers  auxquels  sa  jeunesse  a  été 
exposée. 

Désiré  écoutait  cette  explication,  la  tête  basse,  avec  un  pé- 
nible sentiment  de  confusion,  en  constatant  qu'il  avait  Oir  trop 
prompt  à  blâmer  son  amie.  H  eût  été  h'wn  pins  embarrassé 
encore,  s  il  ont  pu  se  douter  que  leur  conversation  (Hait  entendue 
par  Adeline  Nivard  en  personne.  La  tante  se  tenait  dans  la  logette 
où  elle  achevait  de  dresser  le  compte  des  paniers  de  fraises  qu'elle 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

envoyait  aux  Halles.  Au  milieu  de  ses  additions,  elle  perçut  un 
bruit  de  voix  dans  la  fraisière,  avança  furtivement  la  tête  par 
l'embrasure  de  la  porte  et  distingua  au-dessus  de  la  haie  le  profil 
de  Désiré.  Bien  qu'elle  eût  été  violemment  indignée  de  ce  qu'elle 
appelait  «  le  lâchage  du  fils  Charmois,  »  néanmoins,  en  découvrant 
à  la  lisière  du  champ  l'oublieux  ami  de  Sabine,  elle  éprouva  un 
vif  contentement.  Son  goût  pour  les  romans  amoureux  persistait 
toujours;  seulement,  depuis  le  séjour  de  sa  nièce  dans  sa  maison, 
elle  n'en  avait  lu  que  les  passages  attristans,  et  se  trouvait  déçue. 
A  l'aspect  de  Désiré,  elle  se  dit  que  sans  doute  il  venait  faire 
amende  honorable  et  supposa  qu'elle  allait  se  dédommager,  en  as- 
sistant à  une  scène  tout  à  fait  pathétique  :  —  Sabine  adresserait 
de  justes  reproches  au  coupable,  qui  répondrait  par  de  tendres 
excuses,  puis  une  réconciliation  s'ensuivrait,  et  elle  ne  pouvait 
manquer  d'être  très  chaude.  —  AiTrioléc  par  ce  séduisant  pro- 
gramme, Adeline  se  promettait  de  tout  écouter  du  fond  de  sa  ca- 
chette et  de  ne  se  montrer  qu'au  bon  moment. 

—  Oui,  poursuivait  Sabine,  je  n'oublierai  jamais  ce  que  ma 
tante  a  été  pour  moi;  depuis  que  je  vis  près  d'elle,  j'apprécie 
mieux  chaque  jour  son  excellent  cœur  et  je  lui  resterai  toujours 
attachée...  Je  vous  l'avoue  franchement,  bien  que  ma  fidélité  pour 
une  parente  que  vous  jugez  mal  m'ait  sans  doute  valu  la  perte 
de  votre  amour. 

—  Vous  vous  trompez,  Sabine,  protesta  Désiré,  je  vous  aime 
toujours...  A  la  vérité,  j'ai  considéré  comme  une  malchance  la 
résolution  que  vous  avez  prise  et  qui  a  été  pour  ma  famille  une 
nouvelle  cause  d'irritation,  mais  mon  cœur  n'a  pas  changé. ..  Non, 
ce  qui  m'a  tenu  éloigné  de  vous,  c'est  moins  la  crainte  de  cha- 
griner mon  père,  que  l'impossibilité  où  je  suis  désormais  devons 
donner  une  sécurité,  une  protection  sur  lesquelles  vous  avez  le 
droit  de  compter  en  vous  mariant...  Ma  position  n'est  plus  la 
même  qu'autrefois...  Vous  venez  de  vous  confesser  franchement 
à  moi,  et  je  dois  vous  parler  avec  la  même  sincérité,  en  mettant 
de  côté  tout  amour-propre...  Sachez  donc  que  les  affaires  de  la 
maison  vont  très  mal.  Les  discussions  électorales  nous  avaient 
déjà  porté  préjudice,  la  grêle  de  l'été  dernier  nous  a  causé  une 
perte  considérable  et  nous  a  quasi  ruinés  ;  il  a  fallu  réparer  le 
matériel,  renouveler  les  plantations,  tout  ça  a  coûté  gros,  et  nous 
avons  été  obligés  d'emprunter  au  Crédit  foncier.  La  mort  de  ma 
pauvre  mère,  arrivée  au  même  moment,  a  encore  aggravé  la  situa- 


DANS    LES    ROSES.  779 

tion;  poussées  parleurs  maris,  mes  sœurs  ont  réclamé  leur  part 
d'héritage  et  j'ai  toutes  les  peines  à  les  empêcher  de  demander 
une  liquidation  qui  nous  mettrait  à  bas..  Mon  père  se  décourage, 
il  est  très  changé  au  moral  et  au  physique,  et  je  suis  seul  à  tenir 
tête  aux  événemens,  à  me  débattre  pour  prévenir  la  faillite  qui 
nous  menace...  Dans  ces  conditions,  n'était-il  pas  de  mon  devoir 
de  demeurer  à  l'écart  ?  puisque  je  ne  dois  pas  songer  à  me  marier 
en  ce  moment,  à  quoi  bon  risquer  de  vous  compromettre  davan- 
tage, en  cherchant  à  vous  revoir  dans  la  maison  de  votre  tante?... 
Sous  le  jour  crépusculaire  qui  s'embrunissait  deplusenplus, 
Sabine  écoutait  cette  humble  confession,  songeant  combien  elle 
devait  coûter  à  l'orgueil  de  Désiré.  Elle  secouait  tristement  la 
tête  et  ses  yeux  devenaient  humides  : 

—  Je  vous  plains,  soupira-t-elle.  mais  je  ne  vous  excuse  pas 
d'être  resté  avec  moi  muet  comme  un  poisson...  Si  vous  vous  étiez 
expliqué  plus  tôt,  comme  vous  venez  de  le  faire,  j'aurais  eu 
moins  de  peine,  car  je  n'aurais  pas  douté  de  vous... 

—  Je  me  croyais  plus  fort,  j'espérais  qu'en  m'éloignant,  j'ar- 
riverais peu  à  peu  à  me  dominer...  C'était  une  illusion...  A  peine 
vous  ai-je  eu  revue,  que  j'ai  compris  que  je  ne  cesserais  jamais 
de  vous  aimer. 

—  Tant  mieux!...  Ah!  Désiré,  les  ennuis  d'argent,  les  que- 
relles de  famille,  tout  ça  paraît  peu  de  chose,  allez,  quand  on 
s'aime  bien...  Moi,  maintenant  que  vous  m'avez  parlé  et  que  je 
ne  doute  plus,  je  me  sens  toute  légère  et  tout  iieureuse  !... 

—  Vous,  Sabine,  c'est  possible...  Après  avoir  pâti  avec 
Touchebœuf,  vous  vivez  en  repos  chez  votre  tante  et  vous  pouvez 
voir  clair  devant  vous...  Mais  moi,  avec  tout  le  tracas  et  les  res- 
ponsabilités de  la  Châtaigneraie,  je  n'ai  plus  de  bonheur  sur  la 
planche  !... 

—  Mon  ami,  pardon,  je  suis  égoïste!...  Tout  de  même,  ces 
(,'nnuis- là  n'auront  qu'un  temps...  Vous  en  viendrez  à  bout?... 

Désiré  hocha  la  tête  et  son  regard  mélancolique  se  tourna 
avec  inquiétude  vers  l'iiorizon,  où  Vesper  luisait  connue  une  perle 
d'or  mat  dans  la  pâleur  verdissante  du  couchant. 

—  Qui  sait?...  maintenant  que  le  guignon  s'est  instaib-  chez 
nous!...  Comme  le  disait  ma  pauvre  mère  pendant  son  agonie: 
«  C'est  fini,  les  roses!  »  et  j'ai  bien  peur  que  nous  n'en  tàtion^ 
plus  que  les  épines... 

—  llélas!  c'est  donc  vrai  qu'on  ne  peut  jouir  (Ml  paix  de  rien!... 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Vous  rappelez-vous  le  dimanche  où  vous  m'avez  apporté  la  rose 
nouvelle  que  vous  m'aviez  dédiée?...  Comme  j'avais  raison  alors  de 
craindre  qu'une  mauvaise  chance  ne  vînt  tout  gâter!... 

Ils  furent  interrompus  par  un  bruit  de  pas  et  virent  tout  à 
coup  une  grande  silhouette  se  dresser  près  d'eux.  Puis  la  voix  ca- 
ressante d'Adeline  Nivard  murmura  dans  l'ombre  : 

—  Vous  n'êtes  que  des  enfans,  et  ça  n'a  pas  de  bon  sens  de 
vous  décourager  de  la  sorte!...  D'abord  vous,  jeune  homme,  re- 
prit-elle en  s'adressant  à  Désiré,  au  lieu  de  rester  planté  comme 
un  piquet  dans  un  chemin  où  vous  risquez  d'être  reconnu  par  le 
premier  passant,  faites-moi  donc  le  plaisir  d'entrer  chez  nous!... 

Elle  alla,  en  suivant  la  haie,  déverrouiller  une  porte  à  claire- 
voie  qui  communiquait  avec  le  dehors,  et  introduisit  Désiré  dans 
la  fraisiers. 

—  Maintenant,  poursuivit-elle,  venez  tous  deux  dans  la  ca- 
bane ;  nous  y  serons  à  Tabri  des  curieux  et  plus  à  Taise  pour 
causer... 

Elle  prit  le  garçon  et  la  jeune  fille  par  la  main  et  les  installa 
sur  le  banc  de  la  loge.  S'asseyant  elle-même,  en  face  d'eux,  sur 
un  fagot  renversé,  elle  commença  de  les  catéchiser  càlinemcnt, 
maternellement,  dans  la  pacifiante  obscurité  du  cabanon,  où 
s'empilaient  les  bannettes  de  fraises  : 

—  Vous  êtes  tous  deux  bien  mignons,  mais  vous  perdez  le 
meilleur  de  votre  temps  à  vous  désoler...  A  quoi  bon  vous  tour- 
ner le  sang?  Ça  n'avance  à  rien  et  mieux  vaut  chercher  un  moyen 
d'arranger  les  choses...  D'abord,  vous,  mon  petit,  puisque  décidé- 
ment vous  aimez  toujours  ma  nièce  et  que  vous  ne  pouvez  vivre 
sans  elle,  il  faut  montrer  que  vous  êtes  un  homme  et  prendre  ré- 
solument le  taureau  par  les  cornes...  Sabine  est  majeure,  vous 
avez  vingt-cinq  ans  passés;  pourquoi  ne  vous  épouseriez-vous  pas 
tout  de  suite?... 

Et  comme  Désiré,  ainsi  interpellé  directement,  ouvrait  la 
bouche  pour  lui  démontrer  factuelle  impossibilité  d'amener  son 
père  à  accepter  cette  idée  d'un  prompt  mariage,  gïIq  l'inter- 
rompit sans  façon  : 

—  Je  vous  entends,  vous  m'allez  objecter  que  les  aiTaires  de 
votre  papa  sont  embarrassées  et  que  le  cher  homme  a  assez  de 
tintouin  déjà,  sans  lui  donner  encore  celui  d'un  mariage  contre 
lequel  il  s'est  buté...  Mais,  mon  cher  ami,  c'est  justement  ce  ma- 
riage-là qui  vous  mettra  à  même  de  lui  venir  en  aide  et  de  le  tirer 


PANS    LES    ROSES.  781 

du  pétrin...  Je  m'explique  :  j'ai  de  bons  biens  au  soleil  et  je  ne 
dépense  pas  mes  revenus.  Or,  Sabine  sera  mon  héritière  et,  le 
jour  où  vous  vous  épouserez,  je  lui  constituerai  une  dot  assez 
ronde.  Cette  donation,  jointe  à  la  petite  fortune  que  ma  nièce 
possède  en  propre  et  que  ce  grigou  de  Touchebœuf  s'est  enfin 
décidé  à  restituer,  vous  suffira  largement  pour  rétablir  le  crédit 
de  la  Châtaigneraie,  et  même  pour  reprendre  la  maison  à  votre 
compte...  Racontez  tout  ça,  dès  demain,  au  papa  Charmois;  s'il 
a  le  sens  commun,  il  n'hésitera  pas  à  saisir  la  perche  qu'on  lui 
tend.  Dites-lui  encore  que  s'il  a  immédiatement  besoin  d'argent, 
je  suis  prête  à  lui  rendre  service.  Qu'il  vienne  me  trouver,  nous 
nous  arrangerons  ensemble  et  je  me  charge  de  lui  prouver  qu'il  a 
tout  profit  à  nous  bailler  son  consentement;  d'abord  il  sera  dé- 
barrassé de  ses  tracas  d'affaires,  il  pourra  s'occuper  tout  à  son 
aise  de  sa  mairie,  et  il  jouera  de  nouveau  un  bon  tour  à  Touche- 
bœuf,  qui  crèvera  de  dépit  en  apprenant  votre  mariage  avec 
Sabine...  Vous  le  voyez,  mes  mignons,  tout  ça  n'est  pas  la  mer  à 
boire  et  vous  auriez  tort  de  vous  désespérer...  Vous  vous  ma- 
rierez, je  vous  en  réponds!  Dormez  donc  sur  vos  deux  oreilles  et 
en  attendant,  aimez-vous  bien.  Croyez-m'en,  il  n'y  a  que  ça  de 
bon...  Quand  on  arrive  à  mon  âge  et  qu'on  additionne  les 
agréables  momens  qu'on  a  eus  dans  sa  vie,  on  trouve  au  résumé 
que  les  meilleurs,  les  plus  savoureux,  sont  ceux  qu'on  a  passés  à 
aimer... 

Elle  s'était  levée  et  poussant  un  gros  soupir,  elle  ajouta  : 

—  Enfin!  on  ne  peut  pas  toujours  être  jeune...  Mais  ce  n'est 
pas  une  raison  pour  oublier  de  manger  et  il  faut  que  j'aille  voir 
si  Philippine  songe  à  notre  souper...  Toi,  ma  mie,  tu  peux  rester 
avec  lui  encore  quelques  instans,  je  te  préviendrai  quand  la  table 
sera  dressée...  Bonne  causette,  mes  enfans!... 

Indulgcmmcnt  elle  sesquiva,  sachant  par  expérience  que  le 
tête-à-tête  était  encore  le  meilleur  moyen  de  tout  accommoder  et 
de  déterminer  Désiré  à  accepter  la  situation,  telle  qu'elle  la  hii 
avait  présentée. 

Les  deux  jeunes  gens  demeurèrent  seuls  dans  l'obscure  logotte. 
La  nuit  était  tout  à  ialL  venue;  par  la  baie  de  la  porte  on  aperce- 
vait un  coin  de  ciel  scintillant  d'étoiles.  Une  exquise  odiMir  de 
fraises  s'exhalait  de  la  terre  et  se  répandait  tUns  l'air  al  tiédi. 
Cette  senteur  de  fruits  mûrs  semblait  exercer  sur  le  jeune  couple 
une  grisante  influence,  car  brusquement  leurs  mains   se  cher- 


782  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chèrent  et  s'étreignirent.  Les  ténèbres  étaient  si  noires  qu'ils  dis- 
tinguaient à  peine  la  forme  de  leurs  corps  ;  ils  ne  voyaient  que 
l'humide  rayonnement  de  leurs  prunelles,  qui  scintillaient  à  l'égal 
des  étoiles. 

—  Ohl  murmura  Désiré,  après  tant  de  jours  passés  loin  de 
vous,  je  puis  donc  enfin  vous  serrer  dans  mes  bras!... 

Sabine  se  taisait,  mais  dans  un  mouvement  de  confiant  abandon, 
elle  avait  posé  sa  tète  sur  la  poitrine  de  son  ami  et  elle  écoutait 
avec  ravissement  les  sourdes  palpitations  de  ce  cœur  qui  battait 
pour  elle.  Désiré,  lui,  sentait  contre  son  épaule  le  délicat  frôle- 
ment de  cette  chère  tête,  dont  les  yeux  câlins  semblaient  s'offrir 
aux  baisers.  Après  une  longue  abstinence,  ces  blandices  de  nou- 
veau savourées  les  troublaient  tous  deux  délicieusement.  La  con- 
trainte qu'avait  si  longtemps  subie  leur  tendresse,  rendait  plus 
tentante  la  séduction  des  caresses  défendues.  Un  silence  profond 
les  enveloppait;  on  n'entendait  plus  au  loin,  sur  la  route  d'Or- 
léans, que  le  roulement  saccadé  des  voitures  emportant  aux 
Halles  leurs  panerées  de  fruits,  et  ce  rythme  des  charrettes  pe- 
santes berçait  comme  en  un  rêve  les  deux  amoureux,  dont  les 
lèvres  s'étaient  rencontrées  et  se  fondaient  en  un  baiser  qui  ne 
finissait  plus... 

XVI 

Pendant  que  Désiré  et  Sabine  oubliaient  l'heure  au  fond  de  la 
logette  imprégnée  de  l'odeur  des  fraises  mûres,  Firmin  Gharmois 
présidait  son  conseil.  Comme  la  nuit  était  très  chaude,  on  siégeait, 
fenêtres  ouvertes,  dans  la  grande  salle  de  la  mairi(\  —  Autour  de 
la  longue  table  recouverte  de  drap  vert,  qui  occupait  une  des 
extrémités  de  la  salle,  les  conseillers,  en  vestons  ou  en  jaquettes, 
prenaient  des  poses  nonchalantes.  Les  becs  de  gaz  de  la  suspension 
de  cuivre  éclairaient  d'une  vacillante  lueur  les  murs  trop  nus, 
tendus  d'un  papier  couleur  bronze  et  pauvrement  décorés  de  dra- 
peaux tricolores,  la  cheminée  de  marbre  noir,  ornée  d'une 
République  en  plâtre,  —  et  les  silhouettes  animées  ou  endormies 
des  membres  délibérans. 

Debout,  accoudé  à  la  cheminée,  le  secrétaire  de  la  mairie  grif- 
fonnait des  notes  ou  classait  des  dossiers.  Dun  côté  de  la  table,  se 
tenait  le  maire  entre  son  adjoint.  Loyer,  et  l'architecte  Despaquis, 
secrétaire  du  conseil.  Ainsi  que  Désiré  l'avait  avoué  à  Sabine, 


DANS    LES    ROSES.  783 

Firmin  était  singulièrement  changé.  Son  teint,  autrefois  dune 
saine  coloration  rosée,  avait  par  endroits  des  tons  plombés,  tandis 
que  ses  joues  étaient  marbrées  de  taches  d'un  rouge  brique.  Ses 
lèvres  violacées  se  crispaient  fréquemment,  et  il  gesticulait  avec 
une  nervosité  maladive.  A  la  moindre  contradiction,  il  tressau- 
tait dans  son  fauteuil  et,  en  ce  moment  même,  son  agitation  redou- 
blait, car  la  question  du  chemin  des  Saussaies  revenait  sur  le 
tapis  et  sa  patience  se  trouvait  exposée  à  une  dure  épreuve.  La 
construction  de  cette  voie,  promise  par  le  nouveau  conseil,  était 
entravée  par  des  obstacles  imprévus,  et  les  adversaires  du  projet, 
Touchebœuf  en  tête,  suscitaient  difficultés  sur  diificultés.  La  né- 
cessité d'arriver  à  l'expropriation  du  marchand  de  grains  entraînait 
des  retards  qui  semblaient  inexplicables  aux  intéressés,  et  qu'on 
mettait  volontiers  sur  le  compte  de  la  munici})alité.  Précisément 
le  conseiller  Jacquin,  avec  sa  rudesse  de  paysan  du  Danube,  était 
en  train  d'interpeller  le  maire  au  sujet  de  l'inertie  de  l'autorité 
administrative. 

—  Je  voudrais  pourtant  bien  savoir,  grognait-il,  comment  se 
joue  cette  affaire-là?...  Nous  sommes  tous  d'accord  pour  faire  le 
chemin,  nous  avons  voté  les  fonds,  et  on  n'a  pas  encore  donné  un 
coup  de  pioche...  L'hiver  va  venir  et  nous  pataugerons  dans  la 
bourbe  comme  par  le  passé...  Je  demande  à  M.  le  maire  de  nous 
expliquer  pourquoi  ça  ne  marche  pas  mieux,  et  à  qui  la  faute?... 

—  La  municipalité  n'est  pas  fautive,  en  tout  cas,  répondait 
Gharmois,  visiblement  agacé;  vous  savez  tous  aussi  bien  que  moi 
que  le  retard  provient  de  l'opposition  d'un  des  principaux  pro- 
priétaires, et  que  nous  serons  obligés  de  l'exproprier. 

—  Eh  bien!  répliquait  Jacquin,  expropriez-le  et  que  ça 
finisse  ! 

Alors  le  maire,  en  se  faisant  violence  pour  rester  calme, 
s'évertuait  à  énumérer  aux  conseillers  les  fornialilés  minutieuses 
de  l'expropriation  ])our  cause  d'utilité  publique;  il  leur  expli- 
quait que  la  commune,  étant  considérée  comme  une  mineure,  ne 
pouvait  agir  sans  l'autorisation  de  la  Préfecture;  il  essayait  de 
démonter  pour  eux  le  mécanisme  compli(iué  de  la  loi  du  "1  mai 
18il  :  la  déclaration  d'utilité  publique  après  avis  du  (lonsoil 
d'État,  ren([uète  avec  avertissement  préalable  aux  inléressc's,  le 
jugement  prononçant  l'expropriation,  enlin  la  noniinalion  du 
jury.  Mais  les  subtilités  de  cette  procédure  administrative  res- 
taient inintelligibles  pour  la  plupart  des  braves  édiles  de  Saint- 


784  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Saviol;  ils  écoutaient,  le  cou  tendu,  l'œil  arrondi,  s'irritaient  de 
ne    pas    comprendre;  quelques-uns  même,   le  terrible   Jacquin 
■  entre  autres,  n'étaient  pas  éloignés  de  croire  que  le  maire  se  mo- 
quait d'eux. 

—  Je  n'entends  rien  à  ce  grimoire-là!  s'écria  le  gros  Mansuy, 
du  Panier  fleuri;  je  ne  sais  qu'une  chose,  c'est  que  nous  avons 
promis  à  nos  électeurs  le  chemin,  et  qu'il  faut  leur  tenir  parole. 

—  M.  Mansuy  a  raison,  ajouta  d'un  ton  cassant  Saintot,  l'entre- 
preneur... Il  faut  que  le  conseil  invite  M.  le  maire  à  prendre  des 
mesures  pour  que  les  travaux  commencent  sans  plus  de  relards. 

—  Oui,  insista  rudement  le  jardinier  Jacquin,  il  y  a  assez 
longtemps  que  ça  traîne  et  qu'on  nous  monte  des  bateaux... 

Cette  fois,  Firmin  perdit  patience  et  frappa  rageusement  du 
poing  sur  la  table  : 

—  Monsieur  Jacquin,  je  ne  suis  pas  d'humeur  à  supporter 
vos  insolences...  Si  vous  connaissez  un  moyen  de  marcher  plus 
vite,  je  suis  prêt  à  vous  céder  la  place... 

Et  comme  l'adjoint,  eiTrayé  de  sa  surexcitation,  essayait  de  le 
calmer  : 

—  Non,  laissez-moi,  Loyer...  J'en  ai  assez!...  Si  ça  continue, 
je  rendrai  mon  écharpe  à  qui  la  voudra...  La  séance  est  levée!... 

Tandis  que  les  conseillers,  ébaubis  de  cette  véhémente  alga- 
rade de  leur  maire,  s'agitaient  autour  de  la  table,  Firmin  sortit 
brusquement  de  la  salle. 

Au  dehors,  la  place  était  déserte  et  les  maisons  s'assoupis- 
saient déjà,  portes  closes.  Seules,  les  vitres  du  Panier  fleuri 
llambaient  encore  et,  au  premier  étage,  on  entendait  claironner 
les  cuivres  de  V Harmonie^  qui  achevait  sa  répétition.  Le  rosié- 
riste  se  hâta  de  gagner  l'angle  de  la  rue  des  Bois.  Ses  mains 
tremblaient,  sa  tête  était  brûlante,  il  se  décoifTa  pour  baigner  son 
front  dans  l'air  frais  de  la  nuit.  «  Quels  idiots!  grommelait-il  en 
son  par-dedans,  jai  vu  le  moment  où  tout  le  monde  allait  tourner 
casaque  et  prendre  contre  moi  le  parti  de  ce  Jacquin  !...  Dévouez- 
vous  donc  pour  les  gens  ! . . .  Je  leur  donne  mon  temps  et  mon  ar- 
gent, je  néglige  mes  propres  affaires  pour  m'occuper  de  leurs 
intérêts,  et  voilà  ma  récompense...  Tas  d'ingrats!...  » 

Il  s'arrêta  soudain  et  fut  obligé  de  s'appuyer  à  l'un  des  or- 
meaux du  chemin.  Ses  jambes  devenaient  molles  comme  du 
coton  et  il  se  passait  en  lui  quelque  chose  d'étrange.  —  Son  cœur 
battit  à  gros  coups,  puis  s'arrêta  sobitement,  et  Firmin  se  sentit 


DANS    LES    ROSES.  785 

défaillir.  Déjà  une  ou  deux  fois,  il  avait  souffert  d'un  pareil  mal- 
aise, mais  jamais  encore  avec  une  telle  intensité.  Peu  à  peu, 
néanmoins,  la  circulation  se  rétablit,  les  battemens  redevinrent 
plus  réguliers;  il  épongea  la  sueur  froide  qui  mouillait  ses  tempes, 
et  reprit  lentement  le  chemin  de  la  Châtaigneraie. 

Un  profond  silence  enveloppait  la  maison.  A  la  grande  sur- 
prise de  Firmin,  Désiré  n'était  pas  rentré  Dans  l'état  d'anxiété  où 
l'avait  mis  cette  soudaine  crise  du  cœur,  le  rosiériste  ressentit 
plus  péniblement  le  vide  et  la  maussaderie  de  son  logis.  Il  songea 
au  temps  heureux  où  Reine  l'attendait  au  retour  des  séances  et  lui 
préparait  un  verre  d'eau  sucrée  à  la  fleur  d'oranger,  pour  calmer 
ses  nerfs  surexcités  par  1-es  discussions  du  conseil.  Maintenant, 
il  se  trouvait  de  jour  en  jour  plus  isolé;  c'était  la  solitude, 
presque  l'abandon.  Certes,  Désiré  était  un  bon  fils,  un  enfant  la- 
borieux, plein  de  zèle  et  de  dévouement;  mais  depuis  l'alterca- 
tion de  l'an  dernier  au  sujet  de  Sabine,  il  y  avait  quelque  chose 
de  cassé  dans  leur  intimité.  Il  y  manquait  cette  confiante  expan- 
sion que  Firmin  était  toujours  sûr  de  rencontrer,  du  vivant  de 
la  pauvre  Reine.  Désiré  gardait  sur  ses  préoccupations  person- 
nelles et  sur  ses  projets  d'avenir  une  complète  réserve  ;  Charmois, 
de  son  côté,  n'osait  lui  parler  de  ses  tracas  administratifs  et  des 
blessures  infligées  à  son  amour-propre  de  maire.  Il  s'élevait 
entre  eux  une  mince  cloison  de  glace  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne 
cherchaient  à  briser.  Cette  nuit,  dans  sa  froide  chambre  de  veuf, 
Firmin  demeura  longtemps  à  rêvasser  aux  heureux  jours  où  Reine 
l'entourait  de  sa  sympathique  sollicitude.  La  bonne  femme  détes- 
tait la  mairie  et  ne  se  gênait  pas  pour  blâmer  les  chimères  ambi- 
tieuses de  son  mari;  pourtant  elle  écoutait  ses  doléances,  et  si  elle 
eût  été  là,  il  n'eût  pas  craint  certes,  ce  soir,  de  soulager  sa  bile 
et  de  lui  conter  ses  tribulations  municipales.  Elle  aurait  inventé 
un  movcn  de  le  consoler  et  de  le  réconforter  par  un  bon  avis, 
car  elle  était  femme  de  sens  et  d'excellent  conseil.  Mais  quoi? 
elle  dormait  sous  l'Iicrbe  du  cimetière  voisin  de  l'église,  et  sa 
place  resterait  à  jamais  vide  dans  la  chambre  conjugale;  sa  voix 
mordante,  coidiale  et  chaude  ne  résonnerait  plus  dans  la  maison 
en  deuil... 

Au  milieu  de  sa  méditation  morose,  JMrmin  piitendil  des  pas 
étouffés  avec  précaution  dans  lescalier  du  premiiM-  étage,  puis 
une  porte  s^ouvril  doucement.  C'était  son  lils  qui  rentrait  cufiii. 

—  C'est' toi,  gar(;on?  cria  le  père,  du  seuil  de  sa  chambre. 
TOMii  cxi.viii.  —  1898.  50 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Oui,  papa...  Comment,  tu  es  encore  éveillé?... 

Un  moment,  Charmois  espéra  que  Désiré  viendrait  chez  lui 
faire  un  bout  de  causette  ;  mais  le  jeune  homme  était  sans  doute 
trop  absorbé  par  les  événemens  de  sa  soirée  pour  se  soucier  d'en- 
gager la  conversation,  car  il  se  contenta  d'ajouter  : 

—  Bonne  nuit  I  dors  bien  ! 

Et  il  s'enferma  dans  sa  chambre. 

Déçu,  mais  satisfait  tout  de  môme  de  savoir  que  son  garçon 
avait  réintégré  le  domicile  paternel,  Charmois  se  décida  à  se 
coucher.  Il  sassoupit  presque  aussitôt  et  ne  se  réveilla  que  tard 
dans  la  matinée.  Lorsqu'il  descendit.  Désiré  avait  déjà  expédié 
son  premier  déjeuner  et  s'en  était  allé  surveiller  les  ouvriers  qui 
travaillaient  dans  les  pépinières;  de  sorte  que  le  rosiériste  prit 
solitairement  son  café  au  lait,  à  l'un  des  bouts  de  la  table  où  on 
avait  déposé  le  courrier. 

Il  était  en  train  de  tremper  ses  mouillettes  dans  sa  tasse  et  il 
s'apprêtait  à  décacheter  les  paquets  administratifs,  quand  la  voix 
rêche  de  Léontine  Lavaur  grinça  dans  le  vestibule,  dont  la  porte 
restait  entre-bàillée  : 

—  Papa  est-il  chez  lui? 

—  Aïe!  songea  Firmin,  avec  un  frisson  dans  le  dos,  quelle 
tuile  vais-je  encore  recevoir? —  Oui,  répondit-il,  je  suis  dans  la 
salle...  Entre! 

Léontine  montra  son  visage  aigre  comme  verjus.  Elle  était 
rigidement  engainéc  dans  une  robe  de  mérinos  noir  ;  le  crêpe  de 
sa  capote  de  deuil  s'enroulait  autour  de  son  cou  maigre.  Elle  jeta 
un  rapide  coup  d'œildans  l'intérieur  de  la  pièce,  referma  la  porte, 
et  murmura  : 

—  Bonjour,  père...  Jeté  dérange? 

—  Pas  du  tout,  j'ai  fini. 

—  Tu  n'as  pas  vu  Florence,  ce  matin?  ajouta-t-elle  négli- 
gemment . 

—  Non...  Pourquoi? 

—  Parce  que,  répliqua-t-elle  d'un  ton  acide,  ma  sœur  choisit 
ordinairement  la  matinée  pour  causer  avec  toi,  et  parce  que  je 
désire  te  parler,  la  première,  d'une  chose  dont  elle  t'entretiendra 
probablement,  elle  aussi. 

—  Quelle  chose?... 

—  Oh!  toujours  la  même...  La  succession  de  notre  pauvre 
mère...  Je  te  demande  pardon  de  revenir  sur  un  sujet  pénible. 


DANS    LES    ROSES.  787 

mais  jy  suis  forcée...  Lavaur  et  moi,  malgré  la  plus  stricte 
économie,  nous  ne  parvenons  pas  à  joindre  les  deux  bouts,  et 
mon  mari  pense  qu'il  serait  de  toute  justice  que  ma  part  d'héri- 
tage vînt  nous  aider  à  faire  face  à  des  dépenses  toujours  crois- 
santes... 

—  Je  t'ai  déjà  dit,  et  Désiré  te  l'a  répété,  que  la  liquidation 
de  la  succession  de  ta  mère  ne  peut  avoir  lieu  immédiatement, 
sans  nuire  aux  intérêts  communs.  Notre  modeste  fortune  consiste 
surtout  en  immeubles  et  en  valeurs  représentées  par  des  planta- 
tions... Pour  procéder  aujourd'hui  à  un  partage,  il  faudrait  liciter 
la  Châtaigneraie  et  les  pépinières,  et  ce  serait  tout  simplement 
la  ruine...  Comprends-tu?...  D'ailleurs,  tu  as  entendu  comme 
moi  ma  pauvre  Reine  déclarer,  à  son  lit  de  mort,  que  je  devais 
avoir  seul  la  libre  disposition  de  la  communauté  et  de  la  suc- 
cession... 

—  Je  le  sais,  et  s'il  n'y  avait  que  moi,  les  volontés  de  maman, 
bien  qu'elles  me  portent  préjudice,  seraient  scrupuleusement 
respectées.  Mais  mon  mari  ne  l'entend  pas  de  cette  oreille-là... 
Il  crie  à  l'iniquité...  Il  prétend  que  lorsqu'elle  a  dit  ça,  maman 
n'avait  déjà  plus  sa  tête  et  M.  Vigneron  est  aussi  de  son  avis.  Il 
paraît  que  ma  mère  ne  pouvait  te  donner  au  plus  qu'un  quart  en 
usufruit  et  un  quart  en  propriété...  Alors  ils  ont  décidé  de  te 
réclamer  la  différence... 

—  Et  tu  t'es  chargée  de  la  commission!  interrompit  amère- 
ment Firmin,  je  te  remercie...  C'est  d'une  bonne  fille! 

—  Je  m'en  suis  chargée  parce  que  je  préférais  te  prévenir  en 
douceur  plutôt  que  de  t'exposer  à  une  discussion  avec  Vigneron, 
qui  est  cassant  et  grossier... 

—  Tandis  que,  toi,  tu  comptes  me  mettre  poliment  le  couteau 
sur  la  gorge!  s'écria  Firmin,  indigné  et  frappant  la  table  du 
poing. 

—  Ne  te  fâche  donc  pas,  repartit  tranquillement  Léontine  en 
pinçant  les  lèvres,  il  ne  s'agit,  nullement  de  te  mettre  le  couteau 
sur  la  gorge...  ni  de  te  forcer  à  vendre  la  (iliâlaigneraie...  Nous 
savons  troj)  ce  (fue  nous  te  devons,  mon  mari  et  moi,  pour  eu 
arriver  à  de  pareilles  extrémités...  Seulement,  nous  avions  pensé 
à  te  demander  une  compensation  annuelle...  Ainsi,  par  exeini)Ie, 
si  tu  voulais  nous  servir  une  petite  rente  représentant  à  peu  près 
rinttM'êl  de  ce  qui  me  revi(Mit,  nous  nous  contenterions  d'un 
bout  d'écrit  et  nous  ne  te  tourmenterions  plus! 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Vous  auriez  cette  bonté  !  s'exclama  sarcastiquemeiit  Char- 
mois,  et  il  vous  faudrait  un  engagement  écrit  par-dessus  le  mai-- 
clié!  Ma  parole  ne  vous  suffit  point  !.. .  Tonnerre!  c'est  trop  fort... 
Vous  oubliez,  ton  mari  et  toi,  que  je  vous  ai  avancé  sur  parole 
quatre  ou  cinq  mille  francs  en  trois  ans...  C'est  vous  qui  êtes  mes 
débiteurs  et  c'est  à  moi  à  vous  adresser  des  réclamations... 

Il  en  était  là  quand  on  entendit  un  bruit  de  voix  dans  le  ves- 
tibule :  la  porte  fut  violemment  ouverte  et  l'on  vit  apparaître 
Prosper  Vigneron,  solennel  et  grincheux,  poussant  devant  lui 
Florence,  tète  nue,  la  toilette  en  désordre,  les  yeux  rouges  et  la 
mine  penaude. 

—  Qu'y  a-t-il  encore?  demanda  Firmin  ébahi. 

—  Il  y  a,  répliqua  sèchement  F^rosper,  que  je  vous  ramène 
votre  fille,  monsieur!... 

A  l'aspect  des  époux  Vigneron,  Léontine  s'était  reculée  dans 
une  encoignure.  Enveloppée  dans  ses  crêpes,  elle  affectait  une 
attitude  dédaigneusement  indifférente. 

Le  Phylloxéra  semblait  en  proie  à  une  colère  froide  ;  son 
binocle  tressautait  sur  son  nez  effilé,  son  teint  bilieux  était  devenu 
verdàtre,  ses  lèvres  minces  blêmissaient,  agitées  par  un  frémisse- 
ment nerveux.  Il  empoigna  le  bras  de  Florence,  la  jeta  sur  une 
chaise  où  elle  s'affala,  douloureusement,  la  tête  dans  les  mains, 
puis  il  continua  d'un  ton  rogue  : 

—  Reprenez-la;  je  n'en  veux  plus,  j'en  ai  assez! 

—  Qu'a-t-elle  fait?  murmura  le  malheureux  père,  en  interro- 
geant successivement  d'un  regard  anxieux  son  gendre  et  sa  fille. 

—  Ce  qu'elle  a  fait!  répondit  Vigneron  avec  un  sourire  sar- 
castique,  des  dettes  d'abord...  J'ai  découvert  qu'elle  doit  de 
grosses  sommes  à  tous  ses  fournisseurs... 

Il  tira  de  la  poche  de  sa  lévite  une  liasse  de  mémoires  et  les 
feuilleta  d'un  doigt  fébrile  : 

—  A  sa  lingère,  douze  cents  francs;  à  sa  modiste,  dix-huit 
cents  ;  à  sa  couturière,  trois  mille...  Au  boulanger,  au  boucher... 
Elle  doit  à  tout  le  monde!...  L'argent  que  je  lui  donnais  pour 
l'entretien  du  ménage  passait  à  des  colifichets.  Pendant  que  je 
m'épuisais  au  ministère,  madame  me  ruinait  en  toilettes...  Et 
pour  qui?...  Pour  ses  amans,  monsieur,  car  je  sais  qu'elle  me 
trompe  sans  vergogne... 

—  Oh  !  peut-on  dire  !  protesta  faiblement  Florence,  en  écar- 
tant ses  doigts. 


DANS    LES    ROSES. 


789 


—  J'ai  des  preuves,  déclara  Prosper  avec  un  geste  sévère  de 
magistrat  instructeur. 

Il  déplia  un  papier  qu'il  jeta  sur  la  table.  —  J'ai  été  édifié  sur 
les  débordemens  de  madame,  par  la  lettre  que  voici! 

—  Une  lettre  anonyme!  interrompit  Florence  en  s'enhardis- 
sant,  peut-on  ajouter  foi  à  de  pareilles  infamies?...  Une  lettre 
écrite  par  quelque  créature  laide  et  hargneuse,  qui  est  jalouse 
de  moi  ! 

Dans  son  coin,  Léontine  involontairement  ouvrit  sa  bouche 
fielleuse,  comme  pour  répliquer,  et  darda  sur  sa  sœur  un  coup 
d'oeil  haineux.  Ce  jeu  de  physionomie  n'échappa  pas  à  Florence, 
qui  Tépiait  derrière  ses  doigts  appliqués  ainsi  qu'un  masque  sur 
son  visage. 

—  Mais  je  saurai  le  nom  de  la  drôlesse  qui  m'a  calomniée, 
sanglota  M™*  Vigneron,  et  elle  me  le  payera  ! 

—  Anonyme  ou  non,  continua  le  mari,  la  lettre  contenait 
des  renseignemens  exacts...  On  me  prévenait  qu'aussitôt  mon 
départ  pour  le  ministère,  mon  indigne  épouse,  abusant  de  ma 
confiance,  recevait  chez  moi  son  amant...  J'avais  eu  hier  la  pré- 
caution de  dire  qu'une  besogne  urgente  me  forcerait  à  partir  ce 
matin,  par  le  train  de  huit  heures.  Je  quittai,  en  effet,  mon  do- 
micile à  l'heure  indiquée,  mais  une  fois  en  gare  d'Antony,  au  lieu 
de  monter  en  wagon,  je  repris  le  chemin  de  la  maison.  Après 
une  station  forcée  sous  la  marquise,  parce  qu'on  tardait  à  m'ou- 
vrir,  je  grimpe  lestement  l'escalier,  je  me  précipite  dans  mon 
appartement,  j'essaye  de  pénétrer  dans  la  chambre  de  madame... 
La  porte  était  verrouillée;  je  heurte,  je  crie...  Enfin  on  se  décide 
à  pousser  le  verrou,  j'entre  et  je  surprends  la  coupable  en  un 
galant  désordre,  qui  ne  me  laissait  plus  de  doute  sur  mon  déshon- 
neur... 

—  Vous  mente/  !  s'écria  Florence  prise  d'une  vertueuse  colère, 
osez  donc  soutenir  (jue  vous  m'avez  trouvée  avec  un  amant! 

—  Parbleu!  vous  laviez  fait  filer,  grdce  à  la  connivence  de  la 
Nivard...  Ma  gueuse  de  propriétaire  vous  servait  de  c()inj)lice  !... 
Mais  j'en  ai  assez  vu  pour  être  fixé...  Vous  m'avez  tronijx',  ma- 
dame, effrontément  troiu[i('',  et  je  ne  suis  ptis  (riiuiunir  à  jouer 
les  maris...  b;ittiis  rt  contens...  Je  m'adresserai  aux  tribunaux,  je 
demanderai  le  divorce...  et  tout  d abord,  j)iir  mesure  de  pré- 
caution, je  vais  publier  dans  les  journaux  de  la  banlieue  que  je 
ne  payerai  pas  les  dettes  que  vous  avez  contractées  à  mon  insu  ! 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Gharmois,  atterré,  joignait  les  mains,  les  tordait  convulsive- 
ment, puis  les  tendait  vers  le  mari  outragé,  comme  pour  l'adjurer: 

—  Non,  Vigneron,  mon  ami,supplia-t-il  d'une  voix  étranglée; 
non,  vous  ne  ferez  pas  ça  !...  Vous  ne  voudrez  pas  que  toute  cette 
boue  éclabousse  plus  tard  votre  enfant! 

—  Mon  enfant  ?  dit  Prosper,  avec  son  méchant  rire  en  bêle- 
ment de  chèvre, est-ce  que  je  sais  seulement  sil  est  de  moi  ! 

—  Oh!  le  malheureux!  gémit  Florence,  les  yeux  pleins  de 
larmes,  il  renie  jusqu'à  son  fils. 

Mais  son  mari  se  retournait  vers  elle  et  la  menaçait  du  poing: 

—  Votre  fils!...  Vous  vous  en  souciez  moins  que  d'un  chat... 
Pour  vous  débarrasser  de  la  nourrice,  vous  l'aviez  envoyée  en 
course  dès  le  matin,  et  le  pauvre  petit  criait  la  faim  dans  son 
berceau...  Mauvaise  épouse,  mauvaise  mère! 

—  Pour  Dieu,  pas  de  scandale!  répétait  Firmin  qui  sentait 
son  cerveau  chavirer  et  faisait  efîort  pour  rassembler  ses  idées; 
si  Florence  est  coupable,  vous  me  trouverez  d'accord  avec  vous 
pour  la  punir  ;  mais  de  grâce,  lavons  notre  linge  sale  en  famille!... 
Je  vous  en  prie,  soyez  indulgent,  par  égard  pour  le  petit  et  aussi 
un  peu  par  égard  pour  moi,  que  cette  honte  tuerait,  et  qui  ai  be- 
soin de  vivre  pour  vous  refaire  une  fortune,  déjà  bien  compro- 
mise par  l'imprudence  de  mes  filles  ! 

Florence  crut  le  moment  venu  d'attaquer  la  corde  des  grands 
sentimens  ;  échevelée  et  les  joues  ruisselantes,  elle  s'agenouilla 
devant  son  père: 

—  Papa  !  épargne-moi...  Je  suis  trop  malheureuse...  Oui,  j'ai 
été  coquette,  dépensière,  et  les  apparences  sont  contre  moi  ; 
mais  je  te  le  jure  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré,  je  n'ai  pas  commis 
la  faute  dont  il  m'accuse  ! 

Les  lèvres  gonflées,  les  yeux  noyés ,  la  poitrine  palpitante, 
elle  demeurait  jolie,  dans  l'expression  de  sa  douleur  et  dans  son 
voluptueux  désordre.  Léontine  qui,  dans  son  coin,  buvait  du  lait 
en  assistant  à  l'humiliation  de  sa  sœur,  ne  put  s'empêcher  de  le 
constater,  et  commença  à  craindre  qu'elle  ne  finît  par  embobe- 
liner  Vigneron  lui-même. 

—  C'est  bon,  grommela  sourdement  ce  dernier,  les  juges  en 
décideront. 

—  Non,  reprit  énergiquement  Firmin, à  qui  le  désespoir  sug- 
gérait des  argumens  plus  sérieux  ;  non,  vous  n'étalerez  pas  vos 
griefs  devant  un  tribunal  ;  dans  votre  propre   intérêt ,  vous  ne 


DANS    LES    ROSES.  791 

compromettrez  pas  votre  avenir  administratif  par  une  plainte  pu- 
blique, étayée  uniquement  sur  des  probabilités...  Songez  que,  si 
votre  demande  était  rejetée, tout  le  ridicule  rejaillirait  sur  vous... 
Ne  vous  exposez  pas,  pour  satisfaire  votre  rancune,  à  perdre 
votre  place  et  à  devenir  la  risée  de  vos  camarades,  par-dessus  le 
marché!...  Quanta  publier  que  vous  ne  payerez  pas  les  dettes  de 
votre  femme,  c'est  enfantin,  permettez-moi  devons  le  dire...  Aux 
termes  de  la  loi,  le  mari  est  responsable  des  obligations  contrac- 
tées par  sa  femme  pendant  la  communauté,  et  vos  créanciers  se 
moqueraient  d'une  publication  faite  tardivement  par  la  voie  des 
journaux...  J'ai  à  vous  proposer  un  arrangement  beaucoup  plus 
pratique,  ajouta-t-il  avec  un  pénible  soupir,  donnez-moi  les  fac- 
tures des  fournisseurs,  je  me  charge  de  régler  avec  eux  à 
l'amiable... 

Ce  raisonnement  parut  émouvoir  Vigneron,  qui  n'était  point 
sot  en  affaires  et  qui  commençait  à  être  moins  échauffé.  Perplexe, 
il  examinait  d'un  œi\  soupçonneux  son  beau-père,  puis  sa  femme 
toujours  agenouillée,  dont  la  pose  abandonnée  faisait  valoir  la 
taille  souple  et  la  ronde  poitrine  soulevée  par  de  roucoulans  san- 
glots. A  la  fin,  il  prit  la  liasse  de  mémoires  et  les  tendit  à 
Firmin  : 

—  Soit,  répondit-il,  par  égard  pour  vous,  monsieur,  je  veux 
bien,  cette  fois,  passer  l'éponge  sur  les  équipées  de  votre  fille; 
mais  j'aurai  l'œil  sur  elle  désormais,  et  à  la  moindre  incartade, 
je  serai  impitoyable. 

—  Florence,  s'écria  le  rosiériste  en  s'adressant  à  sa  fille, 
demande  pardon  à  Ion  mari. 

Florence,  toujours  agenouillée,  redoubla  ses  sanglots  et  dune 
voix  à  peine  distincte,  bégaya  : 

—  Pardon,  monsieur...  Je  jure...  que  je  ne  suis  pas...  ce  que 
vous  croyez! 

—  SulTil!  interrompit  sC'clicment  le  solennel  Vigneron,  vous 
vous  expliquerez  avec  votre  père...  Je  lui  laisse  le  soin  de  vous 
chapitrer...  (Juant  à  moi,  il  y  a  assez  longtemps  que  je  gaspille 
les  heures  qui  appartiennent  à  l'Ltat,  et  je  vais  remplir  mes  de- 
voirs professionnels.  Au  revoir,  monsi(;ur,  je  compte  absolument 
sur  votre  paroh' pour  le  prompt  règlement  des  mémoires...  Je  ne 
veux  plus  en  entendre  parler... 

Il  prit  son  chapeau,  entrc-bàillu  la  porte,  s'y  glissa  comme  une 
couleuvre  et  disparul.  Ouand  son  pas  se  fut  éteint  sur  le  gravier 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  jardin,  Florence  se  releva,  passa  sa  main  sur  ses  paupières  et 
sur  ses  cheveux,  défripa  sa  robe,  puis  se  retournant  comme  une 
■guêpe  irritée,  elle  interpella  Léontine  : 

—  Ha  !  ha!  tu  étais  venue  pour  te  payer  ma  tête?  Es-tu  con- 
tente?... Pas  trop,  hein?...  Ton  ignoble  manigance  n'a  pas  réussi 
aussi  bien  que  tu  l'espérais.  Tu  en  es  pour  tes  frais  d'invention. 

—  Je  ne  comprends  pas  les  énigmes,  repartit  dédaigneuse- 
ment M""'  Lavaur  ;  je  ne  sais  pas  ce  que  tu  veux  dire. 

—  Tu  m'entends  parfaitement...  Ah  !  tu  fais  là  un  joli  métier, 
et  il  ne  te  manquait  plus  que  d'écrire  des  lettres  anonymes! 

Firmin,  effrayé  par  ce  nouvel  orage  qui  menaçait  d'éclater, 
voulut  s'interposer  : 

—  Florence,  la  colère  t'égare  ;  Léontine  n'est  pas  capable  d'une 
pareille  noirceur. 

—  Pas  capable?...  Elle  est  capable  de  toutes  les  vilenies!... 
Rappelle-toi  donc  sa  trahison  dans  l'affairi*  Touchebœuf  ;  tu  n'y 
voulais  pas  croire,  non  plus,  parce  qu'elle  t'en  imposait  avec  ses 
mines  de  fausse  dévote;  et  pourtant,  tu  as  été  obligé  de  te 
rendre  à  l'évidence...  Aujourd'hui,  c'est  la  même  rouerie,  seule- 
ment moi,  j'y  vois  clair...  C'est  elle  qui  m'a  dénoncée  à  Vigne- 
ron! 

—  Mensonge  !  murmura  Léontine  entre  ses  dents. 

—  C'est  toi  !  répéta  Florence,  en  s'emparant  de  la  lettre  que 
son  mari  avait  jetée  sur  la  table  et  en  la  parcourant  des  yeux,  tu 
aurais  dû  mieux  déguiser  ton  écriture,  ma  chère,  on  la  recon- 
naît... Et  ton  style,  et  même  tes  fautes  d'orthographe...  Tiens, 
cria-t-elle  en  froissant  rageusement  le  papier  dans  ses  doigts,  tu 
mériterais  que  je  me  serve  de  ta  lettre  pour  frotter  ton  laid  vi- 
sage. 

—  Florence,  suppliait  Charmois  navré,  tais-toi!...  tu  me  fais 
du  mal... 

—  Laisse  donc,  papa,  reprit  M"^  Lavaur  de  sa  voix  vinaigrée, 
laisse-lui  dégorger  sa  bile,  cala  soulagera...  Ma  chère,  si  je  suis 
capable  de  toutes  les  vilenies,  comme  tu  le  prétends  charitable- 
ment, il  y  en  a  pourtant  une  que  je  n'ai  pas  commise  :  je  ne 
trompe  pas  mon  mari,  moi,  je  n'ai  pas  d'amans  ! 

—  Pardi  !  tu  es  bien  trop  déplaisante  pour  en  avoir,  et  c'est  ce 
qui  t'enrage...  Tu  préfères  ruiner  papa,  en  venant  chaque  matin 
lui  soutirer  de  l'argent  pour  solder  les  dettes  de  jeu  de  ton  La- 
vaur, qui  parie  aux  courses  et  fréquente  les  tripots... 


DANS    LES    ROSES.  793 

—  Je  te  conseille  de  parler  de  dettes,  quand  notre  père  a  en- 
core dans  les  mains  les  mémoires  de  tes  fournisseurs  et  qu'il  va 
être  obligé  de  les  payer  de  sa  poche...  Et  il  y  en  a  pour  cher  !.. 
Tu  n'y  vas  pas  de  main  morte  :  couturière,  modiste,  lingère,  ça  se 
chiffre  par  des  mille  et  des  mille  ;  et  tu  oses  m'accuser  de  ruiner 
papa  !...  Mais  c'est  toi  qui  es  la  ruine  et  le  déshonneur  de  la  fa- 
mille ! 

—  Léontine!  Florence!  s'exclamait  le  malheureux  Firmin.  en 
allant  de  Tune  à  l'autre,  assez  !  assez!...  Vous  me  tuez! 

—  Non,  mon  père,  insistait  Léontine  avec  une  colère  blanche, 
je  ne  permettrai  pas  à  ma  sœur  de  me  traiter  insolemment, 
quand  elle  devrait  baisser  la  tète  et  rougir  de  honte,  après  ce  qui 
vient  de  se  passer...  Une  créature  qui  vous  gruge  pour  aller  no- 
cer  avec  ses  galans...  Ah!  si  ma  pauvre  mère  vivait  encore,  c'est 
elle  qui  la  ferait  rentrer  dans  un  trou  de  souris... 

—  Ma  mère  !  riposta  Florence,  c'est  toi  qui  as  avancé  sa  mort 
par  tes  méchancetés.  Et  aujourd'hui  même,  qui  est-ce  qui  a  ima- 
giné de  tourmenter  papa  en  lui  réclamant  sa  part  de  succession  ? 
C'est  toi  et  ton  grippe-sou  de  mari. 

—  Tu  oublies  que  M.  'Vigneron  en  a  eu  l'idée  le  premier  et  qu'il 
a  conduit  Lavaur  chez  un  avocat,  pour  le  renseigner  sur  ses 
droits  à  l'héritage. . . 

—  Vigneron,  au  moins,  était  excusable...  Il  est  père  de  fa- 
mille et  il  s'inquiétait  des  intérêts  de  son  fils. 

—  Son  fils!  ricana  Léontine,  ah!  oui,  l'enfant  de  trente-six 
pères  ! . . . 

—  Je  te  défends  de  t'attaquer  à  mon  lils... 

Elles  s'avançaient  lune  vers  l'autre,  prêtes  à  on  venir  aux 
mains.  Charniois  se  jota  entre  elles  et,  saisissant  Léontine  par  le 
bras  : 

—  Je  l'ordonne  de  te  taire!  lui  inlima-t-il   d  une  voix  sourde. 

—  C'est  bien,  grogna  M'""  Lavaur  en  se  dégageant  dos  doigts 
de  Firmin,  du  niomont  que  tu  me  laisses  insulter  chez  toi,  je 
n'ai  plus  qu'à  sortir...  Je  code  la  place  à  cette  honnête  femme!... 
Je  ne  rentrerai  ici  qu'avec  l'homme  d'afiaires  charge-  de  mes 
intérêts. 

Furibonde,  (;lle  quitta  la  salle  ù,  manger. Charmois,  s'alTaissant 
sur  une  chaise,  s'était  accoudé  à  la  table,  les  poings  dans  les 
yeux.  Il  y  eut  un  mortel  silence;  puis  Florence  s'approcha  de  son 
père  et  murmura  de  sa  voix  cajoleuse  : 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Papa,  n'est-ce  pas  que  tu  ne  crois  pas  un  mot  de  toutes  ces 
infamies?... 

Le  pauvre  homme  releva  la  tête,  regarda  un  moment  son  aînée 
dun  œil  ahuri,  puis  une  expression  de  dégoût  crispa  ses  lèvres  : 

—  Va-t'en,  toi  aussi,  grommela-t-il,  je  n'ai  plus  de  filles  !...  Je 
veux  avoir  la  paix...  Ne  plus  rien  savoir  ni  rien  entendre...  Ya- 
t'en! 

Elle  secoua  les  épaules,  lissa  ses  cheveux,  passa  son  mouchoir 
sur  ses  joues,  et  lentement,  onduleusement,  avec  sa  démarche  fé- 
line, elle  s'en  alla  à  son  tour... 

XVII 

Lorsque  Désiré  revint  des  champs  un  peu  avant  midi,  Firmin 
Charmois  n'avait  pas  hougé  de  la  salle  à  manger.  Accoudé  à  la 
table,  les  yeux  hagards,  comme  un  homme  qui  s'éveille  d'un 
mauvais  rêve,  il  demeurait  à  la  môme  place,  le  cerveau  trouble, 
les  membres  brisés,  feuilletant  machinalement  la  liasse  de  fac- 
tures que  lui  avait  remise  son  gendre  Vigneron.  Ce  fut  à  peine 
s'il  s'aperçut  de  la  présence  de  son  fils.  Quant  à  celui-ci,  efTrayé 
de  l'altération  des  traits  de  son  père,  alarmé  de  le  trouver  en  cet 
état  d'accablement,  il  s'approcha  du  rosiériste  et  lui  posant  légè- 
mentla  main  sur  l'épaule: 

—  Qu'as-tu,  papa?demanda-t-il,  es-tu  souffrant? 

—  x^h!  c'est  toi!  murmura  Firmin  en  tressaillant;  oui,  je 
souffre...  J'ai  mal  là...  et  là,  ajouta-t-il  en  montrant  son  front  et 
sa  poitrine;  elles  m'ont  assassiné  ! 

—  Qui  ça? 

—  Tes  sœurs...  Ah!  les  misérables!...  C'était  à  qui  des  deux 
me  retournerait  plus  cruellement  le  couteau  dans  la  plaie...  L'une 
me  réclamait  sa  part  d'héritage,  l'autre  m'écœurait  avec  ses 
ignominies... 

Alors  il  raconta  la  visite  intéressée  de  Léontine,  la  brusque  ir- 
ruption de  Vigneron  poussant  devant  lui  Florence  surprise  en 
flagrant  délit  d'adultère,  les  menaces  de  divorce  apaisées  àgrand'- 
peine  par  de  nouveaux  sacrifices  d'argent,  enfin  l'atroce  scène 
entre  les  deux  sœurs.  A  mesure  qu'il  évoquait  les  détails  de  son 
martyre  de  la  matinée,  Firmin  était  repris  par  une  surexcitation 
fébrile  : 

—  Ah!  s'écriait-il,  elles  en  ont  remué,  du  fiel  et  de  la  boue!... 


DANS    LES    ROSES.  795 

Il  me  semblait  qu'on  vidait  un  égout  près  de  moi  et  que  j'en  rece- 
vais toutes  les  sales  éclaboussures.  J'en  suis  encore  empoisonné! 

—  Papa,  calme-toi!  disait  Désiré,  écœuré  à  son  tour;  mes 
sœurs  sont  de  mauvaises  natures,  il  y  a  longtemps  que  je  m'en 
suis  aperçu  pour  ma  part...  Oublie-les ;ije  te  reste,  moi,  et  tu  sais 
que  tu  peux  compter  sur  mon  affection...  Nous  vivrons  ensemble, 
côte  à  côte;  nous  nous  consolerons  ensemble  de  l'ingratitude  de 
ces  deux  méchantes  filles  qui  ne  t'ont  jamais  aimé,  et  nous  trou- 
verons moyen  de  nous  tirer  d'affaires. 

—  Non,  gémissait  Charmois,  retombant  dans  son  accablement, 
c'est  fini,  je  n'ai  plus  de  goût  à  rien,  je  suis  à  bout...  Elles  m'ont 
tué...  moralement  et  commercialement;  car  c'est  ma  ruine  qu'elles 
veulent  :  Florence  doit  de  grosses  sommes  que  je  me  suis  engagé 
à  payer;  quant  à  l'autre,  c'est  pis  :  elle  exige  sa  part  d'héritage; 
demain  elle  m'enverra  l'huissier  pour  me  sommer  de  procéder  à 
une  liquidation...  Elles  me  mettront  sur  la  paille  :  mais  je  suis  ré- 
signé à  tout  pour  avoir  la  paix;  je  ne  tiens  plus  à  rien...  Je 
vais  aller  chez  le  notaire  :  on  vendra  la  Châtaigneraie,  les  pépi- 
nières, le  matériel,  tout  le  tremblement...  Vente  par  licitation 
des  meubles  et  immeubles  dépendant  de  la  maison  Charmois... 
Ça  fera  bien  sur  une  affiche  ! 

Un  gros  sanglot  lui  coupa  la  parole.  Désiré  sentait  ses  yeux 
s'emplir  de  larmes.  Il  saisit  le  vieillard  dans  ses  bras  et  lui  baisa 
les  joues  : 

—  Eh  !  non,  répliqua-t-il,  ne  jette  donc  pas  comme  ça  le  manche 
après  la  cognée;  plaie  d'argent  n'est  pas  mortelle...  Comment 
peux-tu  te  laisser  abattre  ainsi,  toi,  avec  ton  intelligence  et  ton 
énergie?... 

—  Je  n'en  ai  plus!...  Elles  m'ont  tout  pris. 

—  Je  t'en  rendrai...  Est-ce  que  je  ne  suis  pas  là,  moi,  pour  le 
prêter  main-forte!...  D'abord,  je  sais  un  moyen  d'arranger  les 
choses,  sans  aliéner  un  pouce  de  terre,  et  je  vais  te  l'expliquer... 

Ils  furent  interromj)us  par  la  servante  qui  venait  dresser  le 
couvert  pour  le  déj(Hiner  de  midi.  L'explication  promise  ne  pou- 
vait avoir  lieu  devant  cette  fille,  dont  l'atlentioii  avait  él(''  déjà 
éveillée  par  les  événemens  de  la  matinée,  et  qui  rodait  autour  de 
ses  maîtres,  ouvrant  les  oreilles,  écarquillant  les  yeux  avec  l'im- 
pudente curiositci  des  domestiques,  quand  ils  llairent  un  nuilheur 
dans  la  maison.  Ils  s'attablèrent  donc  silencieusement,  l'un  en  face 
de  l'autre,  et  n'échangèrent  que  des  paroles  insignilianlcs  pendant 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  frugal  repas,  composé  d'artichauts  à  la  croque-au-sel,  d'œufs  à 
la  coque  et  de  viande  froide,  auquel  ils  touchèrent  à  peine.  Ils 
avaient  tous  deux  l'estomac  fermé  :  Gharmois  par  l'affreuse  secousse 
de  la  matinée,  et  Désiré  par  la  perspective  de  la  grave  explication 
qu'il  devait  à  son  père.  Depuis  la  veille,  il  en  préparait  les  élé- 
mens  dans  sa  tête.  Au  premier  abord,  il  lui  avait  semblé  qu'elle 
serait  facilitée  par  les  tristes  événemensqui  la  rendaient  urgente; 
mais  plus  le  moment  décisif  approchait,  plus  les  objections  lui 
paraissaient  sérieuses  et  plus  ses  appréhensions  croissaient.  Il  se 
demandait  avec  un  frisson  intérieur  comment  l'orgueilleux  et  opi- 
niâtre rosiériste  accueillerait  ses  confidences  et  ses  propositions. 
S'apitoyant  mentalement  sur  la  nouvelle  déconvenue  qu'il  allait 
lui  infliger,  il  regardait  avec  inquiétude  son  père  qui  essayait  en 
vain  d'avaler  quelques  bouchées,  puis  repoussait  finalement  son 
assiette  encore  intacte. 

Firmin  ne  mangeait  pas,  mais  il  buvait  de  pleins  verres  d'eau 
rougie  pour  rafraîchir  sa  gorge  en  feu.  Ses  yeux  mornes  erraient 
machinalement  par  la  pièce;  ils  tombèrent  soudain  sur  une  aqua- 
relle accrochée  au  mur  et  représentant  la  rose  du  capitaine  Fer- 
tune,  cette  rose  modifiée  par  l'industrie  de  Désiré  et  baptisée  du 
nom  de  «  La  belle  Sabine.  »  Brusquement  il  se  rappela  le  dimanche 
ensoleillé  où  dans  cette  même  salle  on  avait  fêté  sa  décoration;  il 
revit  la  table  fleurie,  les  flûtes  où  moussait  le  Champagne,  Reine 
souriante  en  face  de  lui,  et  son  garçon  triomphant,  lui  offrant 
dans  un  verre  le  premier  échantillon  de  sa  création  nouvelle. 
Ses  yeux  se  mouillèrent;  Désiré,  surprenant  ce  regard  humide 
fixé  sur  l'aquarelle  et  devinant  ce  qui  se  passait  dans  le  cœur 
paternel,  se  sentit  lui-même  secoué  par  l'émotion.  Ils  échangè- 
rent silencieusement  une  commune  pensée  de  deuil  et  de  regret, 
puis  détournèrent  la  tête.  Le  dessert  enlevé,  on  servit  le  café  et, 
délivrés  de  l'espionnage  de  la  bonne,  ils  purent  enfin  s'épancher 
librement. 

—  Tu  m'as  dit  tout  à  l'heure,  commença  Gharmois,  que  tu  con- 
naissais un  moyen  de  me  tirer  d'embarras  sans  que  nous  soyons 
forcés  de  vendre...  Mon  pauvre  garçon,  je  crois  que  tu  t'illu- 
sionnes... Mais,  n'importe;  dans  la  situation  où  je  suis,  je  ne 
veux  pas  qu'on  me  reproche  d'avoir  repoussé  une  planche  de  salut, 
si  mince  qu'elle  soit...  Gommunique-moi  donc  ton  idée. 

—  La  voici...  Mais  auparavant,  papa,  promets-moi  de  l'exa- 
miner avec  calme,  de  m'écouter  jusqu'au  bout  sans  t'irriter,  et  de 


DANS    LES    ROSES.  797 

ne  pas  t'offusquer  de  quelques  détails  qui  te  paraîtront  étranges 
ou  antipathiques. 

—  Hum!  voilà  bien  des  précautions!...  Je  ne  suis  pas  assez 
déraisonnable,  assez  enfant,  pour  rejeter  tes  propositions,  unique- 
ment parce  qu'elles  contrarient  mes  goûts...  Pourquoi  m'ofîus- 
querais-je,  si  ton  moyen  est  pratique  et  honorable? 

—  C'est  qu'il  s'agit  de  choses  délicates...  Et  d'abord,  permets- 
moi  de  me  confesser  avec  sincérité,  au  risque  de  te  chagriner... 

Le  visage  du  rosiériste  se  rembrunit,  une  lueur  soupçonneuse 
traversa  ses  prunelles,  comme  le  rayon  blafard  d'un  soleil  d'orage, 
et  serrant  violemment  le  bras  de  son  fils  : 

—  Tu  as  revu  Sabine?  demanda-t-il. 

—  Oui...  je  l'ai  revue. 

Les  lèvres  de  Firmin  se  crispèrent,  il  lûcha  le  bras  de  Désiré 
et  murmura  faiblement  : 

—  Toi  aussi,  tu  me  trahissais! 

—  Je  t'en  prie...  Avant  de  me  blâmer,  laisse-moi  te  conter 
comment  c'est  arrivé...  Je  te  jure  que  depuis  un  an  j'avais  tenu  la 
promesse  faite  à  ma  mère;  malgré  le  chagrin  que  j'éprouvais, 
j'avais  évité  toutes  les  occasions  de  me  rencontrer  avec  celle  que 
j'aimais...  et  que  j'aime  encore...  Que  veux-tu?...  On  peut  vio- 
lenter ses  sentimens,  les  renfoncer  au  fond  de  soi-même,  on  ne 
les  change  pas.  Comme  je  te  le  disais,  l'an  dernier,  on  ne  peut 
ôter  l'amour  de  son  cœur,  ainsi  qu'on  arrache  une  mauvaise 
herbe... 

Firmin  poussa  un  douloureux  soupir  et  hocha  la  tète.  Désiré 
continua  : 

—  Hier  soir,  un  hasard  m'a  remis  en  présence  de  Sabine. 
Elle  travaillait  dans  le  jardin  de  sa  tante...  A  un  moment,  elle 
a  relevé  la  tète,  nos  regards  se  sont  croisés  et  je  n'ai  pas  eu  la 
force  de  m  éloigner  sans  un  mot  d'amitié.  Il  aurait  fallu  être  un 
ange  pour  résister  h  la  tentation  et  je  ne  suis  qu'un  garçon  très 
faible,  trop  sensible  peut-être,  tel  que  tu  l'as  été  sans  doute,  loi 
aussi,  dans  ta  jeunesse.  En  revoyant  celle  que  j'ai  adorée  depuis 
l'enfance,  je  suis  revenu  à  elle,  comme  elle  est  revenue  à  moi. 
Nous  nous  sommes  reparlé.  Je  lui  ai  avoué  franchement  pour 
quelles  raisons  je  l'avais  quittée;  elle  m'a  expliqué  à  son  tour  les 
motifs  qui  l'avaient  forcée  à  se  réfugier  chez  M""  Nivard,  et  j'ai 
<\ù  convenir  qu'ils  étaient  justes,  qu'il  lui  était  impossible  d';igir 
autrement.    Alors    l'ancien    amour,    toujours    vivace,    nous    est 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

remonté  aux  lèvres  et,  tout  en  reconnaissant  les  difficultés  qui 
nous  séparent,  nous  n'avons  pas  pu  nous  empêcher  de  les 
déplorer... 

—  Et  naturellement,  vous  avez  maudit  ensemble  la  cruauté 
de  ton  père! 

—  Non,  j'ai  tout  mis  sur  le  compte  de  nos  ennuis  d'argent... 
J'ai  énuméré  à  Sabine  les  malheurs  qui  nous  avaient  accablés, 
la  grêle  de  l'an  dernier  et  la  mort  de  maman  ;  je  lui  ai  fait  com- 
prendre que,  dans  l'état  actuel  de  nos  affaires,  je  ne  pouvais 
songer  à  me  marier... 

—  Il  ne  manquait  plus  que  ça!  interrompit  Charmois  irrité; 
tu  as  eu  la  faiblesse  de  divulguer  à  cette  fille  nos  secrets  de 
famille,  et  demain  tout  le  pays  saura  que  je  suis  gêné... 

—  Je  n'ai  pas  eu  de  secrets  pour  Sabine,  pas  plus  qu'elle  n'en 
a  eu  pour  moi...  J'étais  sûr  de  sa  discrétion,  comme  elle  était  sûre 
de  la  mienne...  Seulement... 

—  Eh  bien!  quoi,  seulement? 

—  Nous  croyions  nous  parler  sans  témoins,  tandis  que  sa 
tante  nous  entendait...  Elle  était  occupée  à  ranger  ses  paniers  de 
fraises  dans  la  loge...  à  quelques  pas  de  nous. 

—  C'est  complet!  grommela  Firmin;  malheureux,  dans  quel 
guêpier  es-tu  allé  te  fourrer? 

—  Attends  avant  de  l'emporter,  répliqua  Désiré,  c'est  peut- 
être  un  mal  pour  un  bien...  Après  avoir  écouté  nos  plaintes, 
M"*  Nivard  a  été  touchée,  car  elle  a  bon  cœur;  elle  est  venue  à 
nous  et,  spontanément,  elle  s'est  offerte  à  me  rendre  service!... 
Elle  m'a  fait  des  propositions  que  je  suis  chargé  de  te  transmettre. 

—  Vraiment?...  répéta  le  père  en  affectant  une  complète  im- 
passibilité, je  suis  curieux  de  les  connaître. 

—  Sabine  est  l'unique  héritière  de  M^'*  Nivard...  Celle-ci 
promet,  si  nous  nous  épousons,  de  donner  sur-le-champ  en  dot  à 
sa  nièce  une  somme  suffisante  pour  relever  les  affaires  de  ta 
maison,  solder  tes  créanciers,  régler  la  part  de  mes  sœurs,  sans 
que  tu  sois  obligé  d'en  venir  à  une  licitation. 

—  Ha!  ha!  murmura  Firmin  entre  ses  dents. 

Il  se  leva,  enfonça  ses  mains  dans  ses  poches,  et  commença  de 
piétiner  à  travers  la  salle  : 

—  Et  tu  t'es  empressé  d'accepter  cette  offre  charitable  ? 

—  Non,  j'ai  répliqué  simplement  que  je  te  la  transmettrais... 
C'est  ce  que  je  viens  de  faire,  et  j'attends  ta  réponse. 


DANS    LES    ROSES.  799 

Il  s'arrêta  net,  le  visage  plaqué  de  rouge  et  les  pupilles  dila- 
tées, puis  croisant  les  bras  et  se  campant  devant  Désiré  : 

—  Ma  réponse?  répliqua-t-il  d'une  voix  sourde,  la  voici,  et  tu 
pourras  la  porter  de  ma  part  à  la  demoiselle  :  j'aimerais  mieux 
casser  des  pierres  sur  la  route,  ou  même  mendier  aux  portes  que 
de  relever  mes  affaires  avec  les  écus  d'une  fille,  qui  les  a  gagnés, 
on  sait  comment!...  Seigneur  Dieu!  faut-il  en  être  réduit  à  voir 
mon  fils,  un  Charmois  !  trouver  tout  simple  un  pc^reil  marché!... 
Vendre  mon  consentement!  Remonter  mon  industrie  avec  les 
sous  de  la  Nivard  !  Merci,  je  ne  mange  pas  de  ce  pain-là!...  Les 
équipées  de  tes  sœurs  me  suffisent  et  je  ne  veux  pas  d'un  nouveau 
scandale...  Maintenant  que  tu  connais  mon  opinion,  c'est  à  toi  de 
consulter  ta  conscience  et  ton  cœur... 

—  Je  crois,  repartit  Désiré,  qu'un  garçon  de  vingt-cinq  ans 
est  libre  de  se  marier  comme  il  l'entend,  à  condition  qu'il  sup- 
porte la  responsabilité  de  son  choix,  voilà  pour  ma  conscience; 
quant  à  mon  cœur,  il  est  partagé  entre  Sabine  et  toi,  et  il  voudrait 
se  dévouer  à  vous  deux...  Si  tu  as  des  scrupules,  laisse-moi 
prendre  la  maison  à  mon  compte,  je  la  gérerai  avec  l'argent  que 
Sabine  apportera  en  dot;  c'est  moi  qui  réglerai  nos  créanciers 
et  payerai  mes  sœurs:  de  cette  façon  ta  délicatesse  ne  sera  pas 
blessée. 

—  Et  la  tienne,  crois- tu  qu'elle  sera  sauve?,..  Ça  me  fait 
bouillir  de  t'entendrc  raisonner  de  la  sorte...  Tu  as  à  présent  la 
manche  bien  large,  et  pour  que  ta  moralité  se  soit  altérée  à  ce 
point,  il  faut  que  cette  fille  t'ait  ensorcelé  ! 

—  Elle  m'a  ensorcelé,  en  effet,  par  sa  beauté  et  par  sa  bonté... 

—  Par  sa  vertu  aussi,  n'est-ce  pas?  une  vertu  abritée  sous 
l'aile  de  M""  Nivard...  Ouelle  garantie! 

—  Préférerais-tu  celle  de  son  oncle  Touchcbœuf? 

—  Eh  !  que  m'importe!...  Elle  ne  sera  jamais  ma  bru!  Ce  ma- 
riage ne  se  fera  pas... 

Désiré  fixa  lentement  ses  yeux  sur  le  visage  de  son  père.  11  y 
lut  une  obstination  têtue  et  comprit  que  ni  l'intérêt  ni  le  senti- 
ment ne  suffiraient  à  l'entamer.  Alors  il  résolut  do  frapper  un 
grand  coup,  en  usant  d'un  argument  qu'il  tenait  en  réserve 
comme  une  arme  suprême. 

—  Il  faudra  bien  pourtant  qu'il  se  fasse,  répli(jua-t-il,  cl  tu  y 
consentiras,  quand  je  t'aurai  tout  dit. 

—  Comment,  gémit  le  pauvre  homme,  ce  n'est  pas  tout? 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Non...  L'honnêteté,  la  loyauté,  autant  que  l'affection,  me 
commandent  d'épouser  Sabine. 

—  Je  ne  comprends  pas. 

—  Elle  m'appartient  et  je  lui  appartiens...,  expliqua  Désiré; 
je  lui  dois  une  réparation...  Tu  parlais  de  scandale,  tout  ù 
l'heure,  réfléchis  à  ce  qu'on  dirait  de  ton  fils,  dans  îe  pays,  si 
j'abandonnais  cette  jeune  fille,  après  l'avoir  gravement  com- 
promise? 

Firminse  laissa  choir,  abasourdi,  sur  le  premier  siège  qu'il  ren- 
contra. Désiré  ne  s'était  pas  trompé  en  supposant  que  l'homme 
droit,  honnête,  tout  d'une  pièce  qu'était  Gharmois,  n'admettrait 
pas  que  son  fils  se  rendît  coupable  d'une  mauvaise  action. 

—  Alors,  dit-il  avec  une  colère  rentrée,  les  choses  en  sont 
venues  là!...  Tu  as  abusé  de  cette  fille?...  J'avais  raison  de  penser 
que  tu  avais  perdu  le  sens  moral...  Enfin,  quand  je  rabâcherai 
toujours  la  même  chose, c'est  la  carte  forcée...  Je  suis  de  ton  avis, 
il  y  a  assez  chez  nous  de  deux  scandales  sans  en  ajouter  un  troi- 
sième, qui  serait  le  pire  de  tous,  parce  que  tu  es  un  homme  et  que 
tu  devrais  être  à  l'abri  de  pareilles  défaillances. . ,  Ah  !  les  enfans  ! . . . 
Va  donc,  va  annoncer  à  la  nièce  de  M"*  Nivard  que  je  ne  m'op- 
pose pas...  à  une  réparation. 

—  Tu  consens?  s'écria  Désiré  avec  une  joie  égoïste  qui  l'em- 
pêchait de  voir  l'amère  et  muette  souffrance  de  son  père. 

—  Je  consens. 

—  Merci  !...  Tu  es  aussi  bon  que  juste...  Je  cours  là-bas  ras- 
surer Sabine...  Papa,  ajouta-t-il  en  s'arrêtant,  laisse-moi  t'em- 
brasser.  , 

—  Non...  Va! 

Il  l'écarta  de  la  main  et,  tandis  que  Désiré,  moitié  satisfait, 
moitié  tourmenté  par  un  remords,  quittait  la  salle  à  manger,  le 
vieillard,  replongeant  sa  tête  dans  ses  mains,  murmurait  : 

—  Je  n'ai  plus  personne  î 

XVIII 

Firmin  Gharmois  s'était  enfin  décidé,  à  son  tour,  à  quitter  la 
salle  à  manger.  La  solitude  de  la  maison  lui  pesait,  il  avait  la 
tête  lourde  et  éprouvait  le  besoin  de  marcher  au  grand  air,  pour 
secouer  la  torpeur  qui  l'engourdissait.  Il  prit  à  travers  champs 
et  chemina  au  hasard  sous  le  flambant  soleil  de  juin. 


DANS    LES    ROSES.  801 

C'était  la  saison  où  ce  fertile  canton  de  la  banlieue  Sud  offre 
l'aspect  d'un  coin  de  paradis  terrestre,  oùriiarmonieuse  profusion 
des  herbes,  des  fleurs  et  des  fruits  donne  à  l'œil  et  à  l'odorat  les 
sensations  les  plus  variées,  les  plus  exquises.  —  Les  champs 
d'oeillets  roses  ou  cramoisis  voisinaient  avec  les  cerisiers  mûris- 
sans  ;  les  clos  plantés  de  cassis  alternaient  avec  des  massifs  de 
framboisiers  et  des  parterres  de  sauges  empourprées.  Tout  à  tra- 
vers, des  bandes  de  coquelicots  couraient  comme  une  écarlate 
broderie  ;  çà  et  là,  parmi  ces  rouges  colorations,  une  pièce  d'avoine 
mettait  un  frisson  argenté;  un  bout  de  vignoble  étalait  sa  tache 
d'un  vert  phosphorescent.  Dans  l'air  chaud,  le  virginal  parfum  de 
la  vigne  en  fleur  se  mêlait  à  l'odeur  poivrée  des  œillets,  à  la  sen- 
teur savoureuse  des  framboises.  Les  routes  blanches,  qui  fuyaient 
entre  ces  diverses  cultures  et  qu'ombrageaient  des  noyers  touffus, 
semblaient  conduire  à  des  pays  d'abondance  et  de  liesse.  —  Autre- 
fois, Firmin  se  délectait  à  ce  spectacle  de  plantureuse  fécondité; 
mais  en  ce  moment,  toutes  ces  beautés  de  la  terre  et  du  ciel 
n'éveillaient  en  son  cœur  meurtri  qu'un  sentiment  d'angoisse  et 
de  déchéance.  Il  se  faisait  l'effet  d'être  chassé  de  ce  merveilleux 
paradis.  Constamment,  bourdonnaient  à  ses  oreilles  les  récrimi- 
nations de  son  gendre  Vigneron  et  les  voix  hargneuses  de  ses 
filles.  Il  regardait  les  floraisons  éparses  de  chaque  côté  du  sentier 
et  se  disait  :  «  Jamais,  tu  n'en  goûteras  plus  les  douceurs;  »  il 
aspirait  dans  le  vent  l'haleine  des  vignes  épanouies  et  songeait  : 
«  L'été  n'aura  plus  de  parfums  pour  toi!  »  Il  s'arrêta  un  instant 
en  vue  d'un  cerisier,  dans  lequel  un  garçon  perché  à  chevauchons 
cueillait  les  cerises  mûres  et  les  jetait  sur  l'herbe,  en  sifflant 
comme  un  loriot.  L'image  de  Désiré  s'évoqua  dans  son  esprit  et 
sa  dernière,  sa  récente  blessure  saigna  cruellement  :  «  Lui  niissi. 
gémit-il,  m'a  abandonné  !  » 

Il  repensa  aux  confidences  navrantes,  qu'il  avait  reçues  une 
heure  auparavant.  —  Avec  quelle  sérénité,  ce  fils  qu'il  adorait,  lui 
avait  fuit  part  des  humiliantes  propositions  d'Adeline  Nivard  !  avec 
quel  inconscient  égoïsme  il  envisageait  l'idée  de  reprendre  à  son 
nom  la  maison  ('harmois  et  de  laisser  son  père  en  dehors  des 
affaires,  romme  un  homme  qui  est  au  bout  do  son  rouleau  et  qui 
ne  compte  plus!...  Il  ne  semblait  pas  se  douter  que  chacune  de 
ses  paroles  entrait  ainsi  qu'un  cou[)  de  ])oignard  dans  le  cœur 
paternel.  Absorbé  par  son  maudit  amour  pour  Sabine,  il  ne 
s'occupait  de  l'avenir  qu'à  son  point  de  vue  personnel  et  ne  se  de- 

TOME  CXLVIU.   —   1898.  ol 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mandait  pas  ce  que,  dans  cette  combinaison,  deviendrait  son  père, 
mis  sans  façon  au  rancart.  Il  s'imaginait  que  l'argent  accommo- 
dait tout.  Ainsi,  c'était  maintenant  la  loi  :  les  pères  devaient  peiner, 
suer  sang  et  eau  pour  nourrir,  éduquer  les  enfans,  puis  quand 
ceux-ci  devenaient  grands  et  assez  forts  pour  voler  de  leurs 
propres  ailes,  les  vieux  n'avaient  plus  qu'à  disparaître,  à  se  terrer 
dans  un  trou  et  à  y  mourir  oubliés!  Mieux  valait  alors  employer 
tout  de  suite  la  méthode  des  sauvages  qui  se  débarrassaient  de 
leurs  vieux  parens  en  les  branchant  cà  un  arbre!...  Après  tout, 
concluait  Firmin,  en  se  remémorant  ses  dernières  désillusions, 
mourir  est  encore  ce  qu'il  y  a  de  plus  simple,  quand  on  s'aperçoit 
qu'on  ne  réussit  plus  à  rien,  et  que  les  autres  vous  regardent 
comme  un  inutile...  » 

Il  continuait  de  cheminer  à  l'aventure,  la  tête  basse,  le  dos 
vouié.  A  côté  de  lui,  une  alouette  surgit  d'un  champ  de  blé  et,  les 
ailes  éployées,  s'élevant  par  courtes  saccades,  monta  droit  vers  le 
ciel  en  gazouillant  :  «  Chante,  toi,  songeait  amèrement  Firmin,  tes 
petits  ne  sont  pas  encore  emplumés  et  tu  es  toute  fi  ère  de  ta 
nichée!...  Moi  aussi,  il  n'y  a  pas  longtemps,  je  chantais  victoire 
et  je  m'estimais  le  plus  heureux  des  pères...  A  présent,  il  faut 
déchanter...  » 

Il  relevait  la  tête  pour  suivre  en  son  ascension  l'alouette,  qui 
n'était  déjà  plus  qu'un  point  brillant  dans  l'air  bleu,  quand  sou- 
dain il  tressauta,  en  apercevant  en  face  de  lui  Eloi  Touchobœuf, 
qui  venait  de  déboucher  d'un  sentier  masqué  par  le  rideau  d'une 
pépinière. 

Les  deux  hommes  n'étaient  qu'à  quelques  toises  l'un  de  l'autre 
et  ne  pouvaient  plus  s'éviter.  Ils  se  dévisagèrent  en  silence  et  la 
même  réflexion  leur  vint  sans  doute  simultanément,  car  leurs 
yeux  exprimèrent  la  même  surprise  mélancolique. 

—  Eh  bien!  quoi?  dit  maussadement  le  marchand  de  grains, 
qu'as-tu  à  me  reluquer  ?...  Tu  me  trouves  changé,  n'est-ce  pas? 

Changé,  il  l'était  en  efl"et.  Toute  sa  graisse  avait  fondu:  il  ne 
restait  dans  ses  vêtemenstrop  larges  que  l'armature  de  sa  robuste 
charpente.  Les  joues  se  creusaient,  blafardes  et  flasques  ;  des 
bourrelets  de  chair  molle  se  boursouflaient  au-dessous  des  yeux 
d'un  gris  terne,  et  deux  rides  en  rigoles  allaient  des  ailes  de  son 
nez  aux  coins  tombans  de  ses  lèvres  minces.  Sa  tenue  était  mi- 
nable ;  il  portait  une  barbe  de  huit  jours  aux  poils  blanchissans 
et  rudes... 


DANS    LES    ROSES.  803 

—  Toi  aussi,  continua-t-il  malignement,  tu  n'as  ni  rajeuni  ni 
embelli...  La  mairie  ne  te  réussit  pas! 

—  Moi,  j'ai  eu  de  gros  chagrins,  murmufa  Charmois. 

—  Des  chagrins  !  répliqua  Touchebœuf  d'un  ton  âpre,  chacun 
en  a  son  lot,  tôt  ou  tard..,  c'est  comme  le  mauvais  temps;  quand 
il  ne  vient  pas  en  hiver,  il  se  rattrape  en  été... 

Ils  s'étaient  mis  instinctivement  à  marcher  côte  à  côte  ;  ils  se 
devinaient  frappés  l'un  et  l'autre,  et  cette  communauté  dans  la 
peine  réveillait  inconsciemment  en  eux  les  anciennes  habitudes 
de  camaraderie. 

—  Encore,  toi,  poursuivit  le  marchand  de  grains,  faut  pas  te 
plaindre...  Tu  as  été  gàtél 

—  Pas  depuis  un  an,  toujours  !  soupira  Firmin  en  hochant 
tristement  la  tête. 

—  Oui,  tu  as  perdu  ta  femme,  mais  il  te  reste  des  enfans...  Ta 
maison  n'est  pas  vide.  ^ 

Charmois  eut  un  geste  navrant...  Cette  allusion  ironique  aux 
consolations  qu'il  devait  tirer  de  ses  enfans  surexcita  sa  nervosité 
maladive,  et  des  larmes  lui  montèrent  aux  yeux.  La  contrac- 
tion de  ses  traits,  le  larmoiement  de  ses  paupières  n'échappèrent 
point  à  l'investigation  de  Touchebœuf.  En  voyant  les  regards 
mouillés  et  la  mine  défaite  de  cet  adversaire  qui  lui  avait  porté  de 
si  rudes  coups,  le  marchand  de  grains  sentit  un  baume  couler 
mollement  sur  ses  blessures,  et  la  satisfaction  d'être  vengé  par  la 
propre  infortune  de  son  ennemi,  adoucit  sa  rancune.  Il  s  assit 
lourdement  sur  le  talus  du  fossé  et  reprit  d'une  voix  presque 
apitoyée  : 

—  Quoi?...  Ça  ne  va  donc  pas  à  la  Châtaigneraie  ?... 

—  Non,  répondit  Firmin,  en  se  jetant  à  son  tour  à  cùlc  de 
son  ancien  rival,  jai  beau  avoir  deux  lilles  et  un  garçon,  la 
maison  est  tout  de  même  vide...  Ah!  ma  pauvre  Reine  avait 
raison  de  dire  :  «  Petits  enfans,  petit  tourment  ;  grands  enfans, 
grand  tourment.  »  Mes  lilles  me  grugent  et  mon  gar(;on  m'aban- 
donne... 

Touchebu'uf  passa  sa  main  sur  ses  lèvres,  comme  pour  dé- 
guster en  catimini  les  chagrins  du  rosiériste,  puis  il  repartit 
sarcastiquement: 

—  Eh  bien!  mon  vieux,  nous  sommes  logés  à  la  même  en- 
seigne... Tu  as  eu,  au  moins,  loi,  la  satisfaction  d'être  longtemps 
entouré    et  cajolé...   et  puis  ce  sont  tes  enfans!  Mais,    moi.  je 


804  REVUE  DES  DEOX  MONDES. 

prends  dans  ma  maison  une  fille  qui  ne  m'était  de  rien,  je  la  soigne 
comme  un  père,  je  l'élève  comme  une  princesse,  je  lui  paye  des 
plaisirs  et  de  la  toilette,  et  quand  elle  a  vingt  et  un  ans,  quand 
elle  pourrait  me  servir  et  me  tenir  compagnie  dans  mes  vieux 
jours,  elle  me  récompense  par  la  plus  noire  ingratitude...  Elle  me 
trompe,  elle  va  vivre  avec  mes  ennemis,  m'envoie  les  huissiers  et 
se  gausse  de  moi,  pendant  que  je  reste  seul  comme  un  chien  ga- 
leux... 

A  mesure  qu'il  énumérait  ses  griefs  contre  Sabine,  sa  voix 
tremblait,  ses  poings  se  serraient  et  une  lueur  de  colère  flambait 
dans  ses  yeux  gris. 

—  Ah!  la  gueuse,  grogna-t-il,  et  dire  que  je  ne  puis  rien 
contre  elle!...  Heureusement,  ton  Désire  sest  chargé  de  me 
venger...  Il  l'a  compromise  et  l'a  plantée  là... 

—  Désiré?  protesta  piteusement  Firmin,  tu  te  trompes... 
Désiré  l'aime  toujours  et  il  va  l'épouser...  malgré  moi. 

—  Ils  se  marient!  s'écria  Touchebœuf  en  se  levant,  exaspéré. 
Ses  lèvres  crispées  et  entr'ouvertes  sur  ses  dents  déchaussées 

donnaient  une  expression  féroce  à  sa  physionomie;  une  fureur 
jalouse  éclatait  dans  ses  yeux  enflammés. 

—  Et  tu  ne  t'y  opposes  pas?...  Tu  permets  à  ton  garçon 
d'épouser  la  nièce  de  la  Nivard?. . . 

—  J'ai  essayé,  balbutia  Firmin  en  baissant  la  tète,  mais  il  ne 
ma  pas  écouté;  il  n'en  fait  qu'à  sa  tète...  Je  n'ai  plus  de  fils... 

—  Je  t'aurais  cru  de  la  poigne,  tu  n'es  qu'une  chiffe! 
Touchebœuf  s'en  allait  déjà...  Dune  voix  presque  suppliante, 

Gharmois  le  rappela  : 

—  Éloi,  mon  camarade,  ne  nous  quittons  pas  comme  ça...  Si 
nous  avons  eu  des  raisons  ensemble,  nous  en  sommes  assez 
punis...  Donne-moi  la  main. 

—  Va-t'en  au  diable!  grommela  le  marchand  de  grains. 
Toutes  ses  rancunes  s'étaient  rallumées;  il  tourna  le  dos  au 

rosiériste,  s'éloigna  d'un  pas  trébuchant  et  disparut  derrière  les 
pépinières  des  Saussaies... 

Lorsqu'il  eut  lentement  regagné  la  Châtaigneraie,  Firmin  trouva 
la  maison  aussi  déserte  qu'il  l'avait  laissée.  Il  senquit  de  Désiré 
près  de  la  servante  :  —  le  jeune  homme  était  rentré  au  logis  ce 
tantôt,  mais  uniquement  pour  prévenir  qu'il  passerait  la  soirée 
dehors  et  qu'on  ne  l'attendît  pas  à  l'heure  du  souper. 

—  Oui,  se  dit  douloureusement  Gharmois,  il  soupera  chez 


*DANS    LES    ROSES.  803 

Adeline  Nivard  avec  sa  bonne  amie...  Peu  lui  importe  que  son 
père  mange  tout  seul,  en  face  d'un  couvert  vide  ! 

Il  enfila  son  veston  de  travail,  coiffa  un  chapeau  de  paille  et 
descendit  dans  les  jardins. 

Le  soleil  commençait  à  s'abaisser  vers  l'horizon  et  baignait 
d'une  lumière  plus  chaude  la  profusion  des  roses  épanouies.  La 
floraison  était  dans  son  plein.  Les  rosiers  semaient  de  taches  em- 
pourprées ou  pâlissantes  les  carrés  et  les  plates-bandes  ;  ils  s'éta- 
laient en  buissons  dans  les  corbeilles  d'angles,  ils  grimpaient  aux 
arbres,  tapissaient  les  façades  et  se  voûtaient  en  arceaux  au-dessus 
de  la  grande  allée.  Boutonnantes  ou  déjà  décloses,  les  corolles 
semblaient  alanguies  par  la  chaleur.  Pourtant  l'œil  était  réjoui 
par  la  variété  des  nuances  et  la  richesse  des  tonalités.  Les  Capu- 
cines couleur  d'aurore  étaient  largement  ouvertes  et,  çà  et  là,  dans 
le  calme  de  l'atmosphère,  on  voyait  leurs  pétales  orangés  se  déta- 
cher, tournoyer  lentement  et  joncher  le  sol.  Les  Niel  inclinaient 
leurs  têtes  trop  lourdes  et  jetaient  dans  la  verdure  foncée  des 
notes  d'un  jaune  mourant;  les  Chromatelles  foisonnaient,  pareilles 
à  d'épais  boutons  d'or.  Dans  les  plis  chiffonnés  de  la  robe  claire 
des  France,  dans  le  cœur  blanc  des  Souvenirs  de  la  Malmaison,  et 
dans  les  pétales  cramoisis  des  Jacqiieminot ,  les  cétoines  aux  ély- 
tres  mordorées  s'enfonçaient  et  se  roulaient  voluptueusement.  Des 
papillons  soufrés  ou  fauves  tournoyaient,  ailes  éployées,  sur  la 
blancheur  liliale  des  Boules  de  Neige  et  sur  la  rougeur  carminée 
des  Margottin.  L'air  était  imprégné  d'haleines  suaves  ;  toute  la 
gamme  des  parfums  y  montait  par  bouffées  :  —  la  senteur  fine 
des  roses-thé,  l'odeur  musquée  des  pimprenelles,  la  fragrance  ca- 
piteuse des  Cent-fpuilles  moussues. 

Lentement,  Firmin  cheminait  parmi  ces  glorieuses  floraisons 
de  l'été.  Il  examinait  une  à  ime,  d'un  œil  attendri,  les  merveil- 
leuses créations  qu'il  avait  répandues  dans  le  monde  entier  et  qui 
le  rendaient  célèbre.  (Ihaciine  de  ces  roses  était  pour  lui  une  amie 
et  rappelait  une  phase  de  sa  vie  laborieuse.  —  Il  s'arrêta  devant 
une  Reine  Charmois,  pleine,  globuleuse,  d'un  rose  tendre  glacé, 
et  il  revit  les  jours  lointains  de  ses  débuts.  Cette  fleur  d'une  grâce 
vigoureuse  avait  été  son  premier  «  gain  ».  A  cette  époque,  le  mé- 
nage joignait  difficilement  les  deux  bouts;  on  trimait  dur,  avec 
seulement  deux  aides-jnrdiniers.  Heine  partait  avant  raul)e  pour 
vendre  des  fleurs  au  marché  de  la  Madeleine.  Klle  revenait  sur  le 
tard,  recrue  de  fatigue,  et  ou  soupait  modestement  en  causant  des 


806  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

incidens  de  la  journée.  Elle  était  jeune,  fraîche  et  avenante, 
dévouée  surtout,  et  ne  craignant  point  sa  peine.  Aussi,  pour 
lui  marquer  son  affection,  Firmin  lui  dédiait-il  la  nouvelle  rose, 
et  ça  portait  bonheur  à  la  maison;  les  commandes  affluaient, 
la  Reine  Charmais  obtenait  une  médaille  à  l'exposition  d'horti- 
culture, et  Reine,  le  jour  de  l'inauguration,  pleurait  de  joie  en 
voyant  les  amateurs  s'extasier  devant  la  belle  fleur  qui  portait 
son  nom.  Pauvre  Reine!...  Ce  ne  seraient  pas  des  larmes  de 
joie  qu'elle  verserait  aujourd'hui,  si  elle  revenait  en  ce  monde... 
«  Elle  a  eu  raison  de  mourir!  »  pensait  Firmin  en  s'éloignant... 

Un  peu  plus  loin,  ses  regards  humides  se  fixaient  sur  laG/oire 
de  Saint-Saviol,  — grande,  généreuse,  de  forme  parfaite  et  d'un 
beau  rouge  écarlate,  —  qui  avait  jadis  obtenu  la  médaille  d'hon- 
neur. En  ce  temps-là,  la  Châtaigneraie  était  en  pleine  prospérité  : 
Désiré  courait  sur  ses  deux  ans,  Florence  et  Léontine  grandis- 
saient. Comme  elles  étaient  mignonnes,  Florence  surtout!...  Le 
soir,  Firmin  les  prenait  chacune  sur  un  de  ses  genoux;  elles  le 
câlinaient  et,  lui,  les  dodelinait  doucement  jusqu'à  ce  qu'elles 
s'endormissent  côte  à  côte  sur  sa  poitrine.  Quels  beaux  châteaux 
en  Espagne  il  édifiait  alors,  tout  en  les  berçant!  Il  rêvait  de  les 
marier  plus  tard  à  des  horticulteurs,  épris  des  roses  comme  lui, 
et  qu'il  associerait  à  son  industrie.  Il  se  voyait  en  imagination 
heureux,  aimé,  gagnant  renommée  et  richesse  pour  ses  enfans 
et  ses  petits-enfans,  rassemblés  sous  son  toit...  Quels  mécomptes, 
depuis!...  Comment  ces  fillettes  si  fines,  si  drôlettes  et  si  sages, 
avaient-elles  pu  devenir  les  deux  méchantes  créatures  qui,  ce 
matin  même,  lui  infligeaient  une  si  cruelle  agonie!...  Il  les 
avait  trop  choyées,  trop  gâtées;  elles  s'étaient  habituées  à  croire 
qu'on  leur  devait  tout  et  qu'elles  ne  devaient  rien.  Si  quelqu'un 
lui  avait  dit  autrefois  qu'il  les  caressait  trop  et  qu'elles  lui  devien- 
draient un  jour  odieuses,  il  se  serait  rebiffé  avec  colère...  Et 
pourtant,  c  était  la  cruelle  vérité... 

Le  soleil  plongeait  maintenant  derrière  les  bois;  le  ciel  restait 
d'un  bleu  immaculé  et  les  tons  des  roses  gardaient  leur  vivacité; 
leur  parfum  semblait  s'accroître  encore.  Firmin  tressaillit  dou- 
loureusement. Il  venait  de  voir  devant  lui  cette  variété  delà  rose 
Fertime,  créée  par  Désiré.  Elle  dressait  fièrement  ses  boutons  et 
ses  corolles  en  corymbe  et,  dans  la  lumière  apaisée  du  soir,  elle 
étalait  son  étrange  beauté.  Ah  !  cette  variété  si  rare,i  sa  nais- 
sance avait  marqué  le  dernier   beau  jour   du  rosiériste  !...  Ses 


DANS    LES    ROSES.  807 

malheurs  dataient  du  matin  où  Désiré  la  lui  avait  offerte  dans  un 
verre  d'eau  ;  C'était  comme  s'il  lui  avait  tendu  un  calice  empoi- 
sonné!... A  cette  pensée,  une  douleur  cuisante  lui  brûlait  la 
poitrine,  et  malgré  cela,  l'artiste,  qui  survivait  en  Charmois,  ne 
pouvait  s'empêcher  d'admirer  la  souplesse  et  le  coloris  de  cette 
rose,  qui  portait  le  nom  de  «  La  belle  Sabine  ».  Avec  son  pistil 
vert,  ses  pétales  abricot,  frangés  de  carmin,  elle  était  adorable 
et  séduisante  comme  la  fille  qui  avait  ensorcelé  Désiré  !.,.  Instinc- 
tivement, Firmin  voulut  se  pencher  et  attirer  à  lui  une  des  tiges, 
pour  contempler  la  fleur  de  plus  près,  et  soudain  il  éprouva  de 
nouveau,  dans  la  région  du  cœur,  cet  affreux  malaise  qu'il  avait 
ressenti  la  veille  :  —  trois  ou  quatre  lents  et  horrinles  battemens, 
puis  la  respiration  lui  manqua,  un  éblouissement  fit  tournoyer 
devant  ses  yeux  toutes  les  floraisons  du  jardin,  et  il  tomba 
comme   une  masse  sur  le  sable  de  l'allée... 

Sur  son  corps  immobile,  sur  son  visage  violacé,  les  tiges  du 
rosier,  toutes  vibrantes  de  sa  dernière  étreinte,  firent  pleuvoir  les 
pétales  de  leurs  corolles;  et  quand,  à  la  brune,  un  aide-jardinier 
redescendit  l'allée  avec  ses  outils,  il  trouva  Firmin  Charmois 
Jnanimé  et  déjà  froid,  sous  l'odorante  jonchée  des  roses  de  la 
Châtaigneraie. 

André  Theuriet. 


LA  SIBERIE 

ET   LE  TRANSSIBÉRIEN^*^ 


LE    CHEMIN    DE    FER 


Le  jour  où  la  Russie  descendit  des  solitudes  glacées  que 
baigne  la  mer  d'Okhotsk  pour  s'emparer,  aux  dépens  de  la  Chine, 
des  rives  du  fleuve  Amour,  pousser  sa  frontière  sur  le  Pacifique 
jusqu'au  43*  degré  de  latitude,  jusqu'aux  limites  mêmes  de  la 
Corée,  vit  s'accomplir  un  des  faits  les  plus  impoitans  de  l'histoire 
de  notre  siècle.  Consacrés  en  1858  par  le  traité  d'Aigoun  et  coïn- 
cidant presque  avec  l'ouverture  du  Japon  aux  étrangers,  ces  évé- 
nemens  passèrent  presque  inaperçus  aux  yeux  de  l'Europe,  tout 
occupée  alors  du  Levant  méditerranéen.  Ils  préparaient  pourtant 
un  déplacement  de  l'axe  de  la  politique  du  monde,  ils  faisaient 
entrer  la  Russie  en  contact  direct  avec  l'Empire  chinois,  auquel 
elle  ne  touchait  jusqu'alors  que  par  des  déserts  ;  ils  donnaient 
au  Tsar  une  base  d'opérations  en  Extrême-Orient,  en  même  temps 
qu'ils  marquaient  le  début  de  l'évolution  prodigieuse  qui  devait 
transformer  le  Japon.  Ils  contenaient  donc  en  germe  tous  les 
extraordinaires  changemens  qui  se  sont  accomplis  depuis  dans 
l'Asie  orientale. 

Pour  que  la  politique  russe  portât  tous  ses  fruits,  il  fallait  tou- 
tefois que  ces  nouvelles  acquisitions  fussent  unies  au  centre  de 
l'Empire  par  un  lien  solide.  La  Russie  venait  d'expérimenter  du- 
rement en  Crimée  combien  il  est  difficile  de  faire  la  guerre  sur  un 
théâtre  bien  moins  éloigné  pourtant  que  ses  nouvelles  possessions 
d'Extrême-Orient,  en  l'absence  de  voies  de  communication  rapides. 

(1)  Voir  la  Revue  du  15  mars. 


LA    SIBÉRIE    ET    LE    TRANSSIBÉRIEN.  809 

De  l'Europe  au  Pacifique,  les  transports  par  terre  duraient  des  mois, 
et  la  Russie  ne  pouvait  espérer  de  bien  longtemps  être  maîtresse 
de  la  mer.  Aussi  l'idée  de  construire  un  chemin  de  fer  à  travers 
la  Sibérie  germa-t-elle  d'abord  dans  l'esprit  du  principal  auteur 
de  l'annexion  des  pays  de  l'Amour  et  leur  premier  gouverneur,  le 
comte  Mouravief-Amoursky.  Le  Transsibérien  est  donc  avant  tout 
un  chemin  de  fer  politique,  et  c'est  à  ce  titre  qu'Alexandre  III  en 
a  décidé  l'exécution  par  le  rescrit  du  17  mars  1891.  Ses  construc- 
teurs n'ont  eu  garde  d'oublier  qu'il  est  destiné  à  avoir  aussi  de 
puissans  effets  économiques  en  ouvrant  une  nouvelle  route,  la 
plus  courte  de  toutes,  entre  l'Europe  et  l'Extrême-Orient  et  en 
permettant  l'exploitation  des  vastes  richesses  de  la  Sibérie,  que 
le  manque  de  communications  faciles  condamnait  à  la  stérilité. 
Les  immenses  résultats  politiques  et  économiques  qu'il  doit  avoir 
justifient  l'entreprise  de  ce  long  et  coûteux  travail  et  l'attention 
avec  laquelle  le  monde  entier  en  suit  les  progrès. 

I 

Pour  juger  de  la  révolution  qu'apportera  le  Transsibérien  dans 
l'état  politique  et  économique  du  nord  de  l'Asie,  il  n'est  pas  inu- 
tile de  s'être  par  soi-même  rendu  compte  de  la  difficulté  des  com- 
munications et  des  obstacles  de  tout  genre  qui  s'y  opposent  aujour- 
d'hui aux  transports.  Le  mode  de  locomotion  le  plus  rapide  dont 
on  dispose,  celui  qui  intéresse  les  voyageurs,  c'est  la  voiture  en 
été,  le  traîneau  en  hiver.  Il  y  a  vingt  ans,  il  fallait  y  monter  à 
Kazan,  sur  le  Volga,  pour  franchir  jusqu'à  Vladivostok  plus  de 
deux  mille  lieues,  qu'on  parcourait  en  deux  mois  dans  la  saison 
la  plus  favorable  aux  voyages,  lorsqu'une  couche  de  neige  solide 
et  unie  remplace  la  boue  et  les  ornières  des  routes  sibériennes. 
Plus  tard,  le  progrès  de  la  navigation  et  la  construction  il'un  che- 
min de  fer  ù  travers  l'Oural  reportèrent  le  point  de  départ  sur  le 
versant  oriental  de  cette  chaîne,  puis  bien  plus  à  l'est,  au  point  le 
plus  oriental  qu'atteignent  les  bateaux  à  vapeur  dans  le  bassin  de 
l'Obi,  à  Tomsk  ;  en  été,  le  trajet  en  voiture  se  trouvait  ainsi  réduit 
à  3  000  kilomètres,  au  bout  desquels  on  gagnait  l'Amour,  où  la  na- 
vigation recomnuMiçait.  Depuis  que  le  Transsibérien  a  dépassé 
Tomsk  vers  l'est,  dès  189(1,  le  point  où  l'on  commence  à  se  servir 
de  la  voiture  et  avec  lui  les  dépôts  de  lartinlass  reculent  sans 
cesse  vers  l'est. 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

L'été  dernier,  c'était  dans  la  petite  ville  deKansk,  à  228  verstes 
au  delà  del'Iénisséi,  ou  à  la  station  de  Kloutchi,  située  400  verstes 
plus  loin,  que  l'on  trouvait  le  plus  aisément  à  se  procurer  un  vé- 
hicule. Il  convient  en  effet  d'acheter  son  tarantass,  pour  éviter 
l'ennui  du  transbordement  complet  à  chaque  station,  que  l'on  est 
obligé  de  subir  si  on  a  recours  aux  véhicules,  d'ailleurs  moins  con- 
fortables, que  louent  les  maîtres  de  poste.  Le  chef  de  gare  de 
Kloutchi,  auquel  on  m'avait  adressé,  était,  comme  beaucoup  d'agens 
subalternes  en  Sibérie,  un  exilé;  autrefois  capitaine  d'artillerie  et 
trésorier  de  son  régiment,  il  avait  eu  le  tort,  disait-il,  de  cédfer  à 
un  mouvement  d'excessive  générosité  en  prêtant  à  l'un  de  ses 
camarades,  malheureux  au  jeu,  que  l'état  de  sa  propre  bourse  ne 
lui  permettait  pas  d'obliger,  des  fonds  puisés  dans  sa  caisse;  un 
inspecteur,  arrivé  le  lendemain  par  un  malheureux  hasard,  avait 
brisé  sa  carrière.  Cette  victime  d'un  trop  bon  cœur,  depuis  quatorze 
ans  en  Sibérie  et  devenu  cnlîn  chef  d'une  petite  gare,  ajoutait  à 
ses  maigres  appointemens  les  profits  de  courtier  en  tarantass; 
pour  165  roubles  —  440  francs  —  il  me  vendit  le  meilleur  de  ses 
véhicules  qui  venait,  paraît-il,  de  servir  à  je  ne  sais  quel  person- 
nage de  marque  et  dont  je  devais  me  défaire  deux  mois  plus  tard 
pour  175  francs  au  moment  de  m'embarquer  sur  le  fleuve  Amour. 

En  écrivant  Michel  Strogoff,  Jules  Verne  a  popularisé  le  ta- 
rantass en  France.  C'est  un  véhicule  sans  ressorts,  dont  la  caisse 
longue  de  deux  mètres  et  justement  comparée  à  uuq  auge  est  portée 
par  trois  minces  poutrelles  de  bois  qui  en  dépassent  largement  les 
extrémités  et  s'appuient  sur  deux  essieux  assez  bas,  distans  de 
3  mètres  à  3'", 50.  En  relevant  une  vaste  capote  on  protège  contre 
la  pluie  l'arrière  de  la  voiture  ;  en  y  accrochant  le  tablier  de  cuir 
fixé  à  l'avant,  on  peut  se  calfeutrer  presque  hermétiquement.  Le 
mérite  du  tarantass  est  sa  solidité  à  l'épreuve  de  tous  les  cahots, 
et  non  son  confortable.  Il  ne  contient  pas  le  moindre  siège,  et  c'est 
couché  sur  une  litière  de  foin,  ou  mieux  encore  sur  ses  bagages, 
avec  interposition  de  couvertures,  qu'il  convient  d'y  voyager, 
quitte  à  s'asseoir  de  temps  en  temps  sur  le  rebord  de  la  voiture 
ou  à  côté  du  cocher  pour  changer  de  position.  Les  chevaux  sont 
fournis  par  les  maîtres  de  poste,  moyennant  3  kopecks,  c'est-à-dire 
8  centimes  par  versle  (1)  et  par  cheval,  plus  un  impôt  fixe  de 
10  kopecks  par  cheval,  perçu  à  chaque  relais.  L'attelage  normal 

(1")  La  verste  a  une  longueur  de  1067  mètres. 


LA    SIBÉRIE    ET    LE    TRANSSIBÉRIEN.  811 

étant  de  trois  chevaux  et  les  relais  de  25  verstes  en  moyenne, 
les  frais  reviennent  pour  cette  distance  à  deux  roubles  et  demi 
(7  fr.  67)  environ,  y  compris  le  pourboire  habituel  de  20  à  2o  ko- 
pecks au  cocher  :  c'est  un  prix  remarquablement  faible  pour  un 
service  de  poste. 

Les  mêmes  tarifs  s'appliquent  au  traînage  en  hiver,  mais  dans 
les  saisons  intermédiaires,  du  15  mars  au  15  mai  et  du  15  sep- 
tembre au  l*^"^  décembre,  alors  que  le  dégel  défonce  les  routes  ou 
que  le  régime  d'hiver  n'est  pas  encore  bien  établi,  le  nombre  des 
chevaux  est  porté  à  quatre,  et  les  frais  s'augmentent  ainsi  d'un 
quart.  Lorsqu'un  tarantass  contient  plus  de  deux  personnes, 
porte  une  quantité  exceptionnelle  de  bagages  ou  est  de  dimen- 
sions plus  considérables  que  d'ordinaire,  on  se  reporte  à  un 
tableau  affiché  dans  les  maisons  de  poste  pour  savoir  quel  est  le 
nombre  d'animaux  de  renfort  qu'on  doit  ajouter  :  pour  les  plus 
grandes  voitures,  on  prévoit  ainsi  jusqu'à  huit  chevaux  en  été  ou 
en  hiver  et  neuf  en  automne  et  au  printemps.  En  outre,  si  le 
maître  de  poste  le  juge  utile,  il  peut,  pour  ménager  ses  attelages 
dépasser  le  chiffre  de  chevaux  réglementaires;  mais,  sans  perce 
voir  de  rétribution  pour  ceux  qui  sont  en  excédent. 

Combien  peut-on  faire  de  chemin  chaque  jour  en  cet  équi- 
page? je  m'en  étais  informé  auprès  de  plusieurs  Sibériens  et 
j'avais  obtenu  les  réponses  les  plus  diverses  :  «  J'ai  parcouru  jus- 
qu'à 400  verstes  en  vingt-quatre  heures,  »  me  disait  un  haut  fonc- 
tionnaire de  Tomsk.  —  «  Ne  comptez  pas  faire  plus  de  soixante- 
quinze  ou  quatre-vingts  verstes  en  moyenne,  »  me  répondait  le 
chef  de  gare  qui  m'avait  vendu  mon  véhicule,  et  c'est  sur  ce  triste 
pronostic  que  je  me  mis  en  route.  Le  médecin  Tant-Pis  exagérait 
heureusement,  comme  exagérait  dans  l'autre  sens  le  médecin 
Tant-Mieux,  que  j'avais  consulté  d'abord.  L'un  négligeait  de  me 
dire  qu'il  avait  voyagé  comme  courrier  impérial,  en  hiver,  sur  une 
neige  unie  et  dure,  tous  les  maîtres  de  poste  prévenus  par  télé- 
graphe et  tenant  les  chevaux  prêts  à  être  attelés  dès  son  arrivée 
aux  relais  ;  l'autre  était  plus  près  de  la  vérité  :  le  train  qu'il 
m'indi(iuait  est  bien  celui  dont  marchent  les  personiu-s  qui  n'ont 
pas  quelque  laissez-passor  spécial  ou  quoique  caractère  olficiel, 
et  c'est  ici  qu'éclate  l'iitilitij  des  papiers  d<''signés  sous  le  nom  de 
p()dor()ji}(\  qui  évitent  les  longues  attentes  ilans  les  maisons  de 
])oste.  Ils  sont  de  deux  sortes  :  le  podorojnô  de  Sa  .Majesté,  avec 
lequel  voyagent  les  courriers  impériaux  et  quelques  rares  très 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hauts  fonctionnaires,  et  \e  podorojnc  oiUciel  ou  du  gouvernement, 
qui  se  donne  à  peu  près  à  tous  les  fonctionnaires  et  que  les  étran- 
gers munis  de  recommandations  et  les  particuliers  de  marque 
obtiennent  assez  facilement.  Le  premier  de  ces  documens  confère 
le  droit  à  qui  en  est  porteur  de  prendre  des  chevaux  en  arrivant 
aux  relais,  avant  toute  autre  personne,  de  primer  le  service  des 
postes  lui-même;  le  second  donne  le  pas  sur  les  voyageurs  ordi- 
naires qui  n'en  sont  pas  munis.  En  dehors  des  podorojnés,  il  y  a 
deux  autres  catégories  de  papiers  permettant  de  prendre  des  che- 
vaux, non  plus  seulement  aux  maîtres  de  poste,  mais  à  certains 
paysans  qui  touchent  une  subvention  de  l'État  pour  entretenir  des 
attelages.  Muni  dun  podorojné  officiel  et  de  ces  deux  derniers 
documens,  j'ai  parcouru  en  fait  une  moyenne  de  140  verstes  et 
atteint  au  maximum  180  verstes  dans  les  vingt-quatre  heures. 

C'est  un  train  déjà  rapide,  dans  létat  d'encombrement  actuel 
de  la  route,  parcourue  par  quantité  de  voyageurs  officiels  s'occu- 
pant  des  travaux  du  chemin  de  fer,,  et,  pour  l'atteindre,  il  faut 
marcher  jour  et  nuit,  aussi  longtemps  qu'on  trouve  des  chevaux. 
On  se  décide  sans  regret  à  faire  dans  l'obscurité  une  partie  de  ce 
monotone  trajet.  La  grande  route  forme  une  trouée  large  de  qua- 
rante mètres  au  milieu  de  la  forêt  de  pins  et  de  mélèzes.  La 
partie  centrale  aussi  large  qu'une  route  nationale  de  France  est, 
jusqu'à  Irkoutsk,  assez  bien  entretenue,  souvent  même  empierrée  ; 
de  part  et  d'autre,  s'étendent  des  bas  côtés  herbus,  qu'un  fossé 
sépare  des  bois.  De  loin  en  loin,  la  haute  muraille  verte  de  la  futaie 
s'interrompt  pour  faire  place  à  une  clairière  où  s'allonge  un 
village  entouré  de  quelques  cultures  et  précédé  d'une  borne  qui 
porte  inscrits  sur  une  plaque  son  nom,  le  nombre  des  feux  et  des 
habitans  de  chaque  sexe.  On  est  vite  blasé  sur  la  beauté  des 
arbres  et  l'on  n'a  pour  se  distraire  que  les  menus  spectacles  de  la 
route  :  longues  files  de  lélègues  chdiYgéQS  de  marchandises,  convois 
d'or  accompagnés  par  des  soldais,  baïonnette  au  canon  du  fusil, 
interminables  convois  d'émigrans  qui  mettent  parfois  un  an  pour 
atteindre  leur  but  lointain  sur  les  bords  de  l'Amour  ou  de 
rOuss^^ri.  Ils  forment  des  groupes  pittoresques  le  soir,  quand  les 
femmes,  souvent  des  Petites-Russiennes,  aux  vêtemens  pauvres, 
mais  arrangés  avec  goût,  plus  jolies  et  plus  fines  que  les  Mosco- 
vites, vont  puiser  de  l'eau  ou  préparent  le  repas,  tandis  que  les 
hommes  détellent  les  télègues,  puis  se  groupent  autour  de  l'un 
d'entre  eux  qui  sait  lire  et  ànonne  la  Bible.  Lorsqu'un  a  dépassé  \ 


•'« 


LA    SIBÉRIE    ET    LE    TRANSSII5ÉIUEN,  813 

leBciïkal,  la  route,  moins  fréquentée,  devient  de  plus  en  plus  triste, 
surtout  dans  les  mornes  steppes  semées  de  bois  rabougris  où 
naît  le  Vitim,  affluent  de  la  Lena,  et  où  le  chemin  n'est  guère 
indiqué  que  par  de  profondes  ornières,  serpentant  à  travers  des 
prairies  marécageuses  autour  des  poteaux  du  télégraphe. 

Pour  s'aider  à  vaincre  l'ennui  des  longues  journées  de  voiture, 
en  même  temps  que  pour  diminuer  les  frais  de  transport,  on 
voyage  le  plus  souvent  à  deux,  parfois  même  à  trois  si  l'on  est 
possesseur  d'un  tarantass  très  large.  Si  l'on  n'a  point  de  com- 
pagnon d'avance,  on  en  trouve  facilement  un  dans  quelqu'une  des 
villes  sibériennes.  Les  Russes  sont  lians  et  faciles  k  vivre;  en 
outre  ils  n'ont  pas  certains  de  nos  préjugés  :  j'étais  assez  surpris 
de  voir  la  femme  d'un  fonctionnaire  venir  rejoindre  son  mari  en 
Transbaïkalie,  en  compagnie  d'un  officier  qu'elle  connaissait  à 
peine  et  qui  l'accompagnait  depuis  Yladikavkaz  à  travers 
6  000  kilomètres  de  chemin  de  fer  et  1  500  de  grande  route.  Les 
Russes  ne  s'en  étonnaient  pas  plus  que  ne  l'eussent  fait  les  Amé- 
ricains. L'insécurité  n'est  pour  rien  dans  cette  habitude  de  voyager 
à  plusieurs.  Sans  doute  on  raconte  bien  quelques  histoires  de 
crimes  commis  par  des  bandes  de  forçats  évadés  errant  dans  les 
forêts  :  «  Avez- vous  vos  revolvers?  »  nous  demandait  un  maître 
de  poste  le  soir  de  ma  première  journée  de  taranlaffs,  comme  nous 
allions  partir,  «  trois  voyageurs  ont  été  assassinés  sur  ce  relais  il 
y  a  quinze  jours...  »  et  de  nous  raconter  l'événement  avec  force 
détails  émouvans.  Je  n'avais  pas  d'armes  et  ne  m'en  suis  jamais 
repenti  ;  j'ai  même  quelques  doutes  sur  l'authenticité  de  l'histoire. 
Les  biens  seuls  des  voyagisurs  courent  en  Sibérie  de  réels  dan- 
gers et  les  bagages  fixés  sur  l'arrière  du  tarantass  doivent  être 
solidement  liés  avec  du  fil  de  fer,  car  on  ne  manquerait  pas  de 
couper  les  cordes. 

Les  accidens  sont  rares; pourvu  que  les  roues  soient  bonnes  et 
bien  cerclées,  —  c'est  la  première  des  qualités  pour  un  faranùiss,  — 
ce  véhicule  résiste  aux  plus  formidables  cahots.  Ce  n'est  pas  sans 
inquiétude  qu'on  voit, à  la  lin  des  descentes,  le  cocher  lancer  ses 
chevaux  à  fond  de  train,  les  excitant  de  la  voix  et  du  geste,  pour 
que  la  vitesse  acquise  leur  permette  de  grinipt-r  phis  vile  la  moiit(''t' 
qui  succède  à  la  pente;  mais  l'expérience  prouve  que  le  danger 
n'est  qu'apparent.  Malgré  ces  allures  folles  qui  durent  peu,  on 
ne  fait  du  reste  en  moyenne  que  10  à  1 1  kilomètres  à  Iheure  le 
jour,  et  8  à  9  la  nuit,  pourvu  qu'on  ne  s'embourbe  pas.  J'ai  eu  la 


814  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

malechance  de  traverser  la  Transbaïkalie  pendant  une  période 
d'inondations  succédant  à  de  grandes  pluies,  et  la  bouc  sans  fond 
des  chemins  à  peine  marqués,  les  ponts  enlevés,  les  gués  impra- 
ticables m'ont  laissé  le  plus  fâcheux  souvenir.  Plus  encore  que 
les  intempéries  et  les  désagrémens  de  la  route,  c'est  la  passive  ré- 
signation, l'inertie  des  hommes,  maîtres  de  poste,  cochers,  paysans, 
de  ses  compagnons  de  voyage  même,  qui  irrite  un  Occidental. 
Pressé  qu'il  est  toujours,  instinctivement  pour  ainsi  dire,  il  se 
trouve  en  face  de  gens  pour  qui  le  temps  n'est  rien.  Dressé  à  tenir 
peu  de  compte  des  caprices  d'un  climat  moins  rude,  il  ne  com- 
prend pas  ces  hommes,  obligés  de  plier  devant  certaines  vio- 
lences irrésistibles  de  la  nature  ambiante  et  qui  arrivent  à  s'in- 
cliner devant  elle  par  habitude,  même  lorsqu'ils  pourraient 
résister.  A  force  d'obstination,  on  finit  par  les  décider  à  agir,  et 
lorsque,  par  une  nuit  pluvieuse,  un  maître  de  poste  se  voit  harcelé 
par  un  voyageur  incommode,  il  est  rare  qu'il  ne  préfère  pas  son 
sommeil  à  celui  de  ses  cochers  et  ne  finisse  par  donner  des  che- 
vaux, comme  les  règlemens  l'y  obligent.  En  quatre  jours,  entre 
Kiakhta  et  Tchita,  on  me  jura  gravement,  à  cinq  reprises,  que 
j'exposais  ma  vie  en  tentant  de  passer  à  gué  des  rivières  ou  de  les 
faire  traverser  à  mon  équipage  sur  des  bateaux  ou  des  radeaux 
qui  ne  devaient  porter  que  des  poids  légers,  et  une  seule  fois  j'eus 
de  sérieuses  difficultés  qui  m'obligèrent,  de  concert  avec  mon 
cocher  et  mon  compagnon,  à  décharger  mon  tarantass  resté  en 
panne  au  milieu  d'un  gué  et  à  travailler  plus  d'une  heure  dans 
l'eau  froide,  au  petit  jour,  à  dégager  une  roue  enfoncée  dans  un 
creux.  Encore  y  serais-je  resté  plus  longtemps,  si  deux  cava- 
liers Bouriates,  passant  là  par  hasard,  n'avaient  prêté  leurs  chevaux 
pour  nous  tirer  de  ce  mauvais  pas  ;  mais,  en  général,  les  difficultés 
que  j'ai  rencontrées  avaient  été  fort  exagérées.  Je  dois  dire  que  le 
désir  d'exploiter  un  étranger  n'était  peut-être  pas  sans  y  contribuer. 
C'est  dans  les  stations  de  poste  que  la  patience  du  voyageur  est 
mise  à  la  plus  rude  épreuve,  c'est  là,  plus  que  partout  ailleurs, 
qu'il  se  pénètre  de  la  vérité  de  cet  aphorisme  :  In  Siberia  time  ù 
no  moneij,  par  lequel  un  auteur  anglais  commençait  le  récit  de  sa 
traversée  de  la  Sibérie.  C'est  toujours  avec  inquiétude  qu'on  fran- 
chit la  porte,  précédée  de  deux  poteaux  cerclés  de  blanc  et  de  noir, 
de  ces  maisons  qui  deviennent  de  plus  en  plus  tristes  à  mesure 
qu'on  s'avance  vers  lest.  A  vos  anxieuses  interrogations  le  maître 
de  poste  hirsute,  assis  devant  un  registre  graisseux,  répond  en  gé- 


LA    SIBÉRIE    ET    LE    TRANSSIIiÉRIEN.  815 

néral  qu'il  n'y  a  pas  de  chevaux  disponibles,  qu'il  faut  attendre 
deux  ou  trois  heures  ou  jusqu'au  soir,  voire  jusqu'au  lendemain. 
On  entre  alors  dans  la  salle  unique  ou  dans  l'une  des  deux  salles 
réservées  aux  voyageurs  que  meublent  deux  ou  trois  tables,  au- 
tant de  canapés  en  simple  bois,  quelques  chaises  et  dont  une  ou 
deux  icônes,  des  portraits  de  Leurs  Majestés  et  huit  ou  dix  cadres 
contenant  des  règlemens  divers  ornent  les  murs.  L'un  de  ces 
cadres  porte  le  tarif  auquel  sont  fournis  des  mets  nombreux  et 
variés  ;  mais  une  annotation  qui  se  dissimule  au  ba..  de  cette  liste 
de  comestibles  prévient  le  public  que  les  maîtres  de  poste  ne. sont 
tenus  de  fournir  que  du  pain  noir  et  de  l'eau  chaude  pour  faire  le 
thé,  que  chacun  emporte  avec  soi,  ainsi  que  le  sucre.  En  dehors 
de  ces  articles  obligatoires,  on  ne  trouve  le  plus  souvent,  —  et  non 
pas  toujours, —  que  d'excellent  lait  et  des  œufs.  En  Transbaïkalie 
surtout,  il  est  prudent  d'avoir  avec  soi  quelques  conserves  :  on  en 
fabrique  de  fort  bonnes  à  Tobolsk,  que  l'on  peut  se  procurer  dans 
toutes  les  villes  importantes  de  Sibérie. 

Pour  varier  ses  menus,  on  s'entr'aide  entre  voyageurs  et  les  di- 
vers hôtes  temporaires  d'une  maison  de  poste  se  partagent  souvent 
leurs  provisions  :  autour  du  grand  samovar  de  cuivre,  la  causerie 
s'engage  vite  avec  ce  ton  d'intimité  cordiale  qui  surprend  toujours 
agréablement  les  étrangers  et  que  donne  l'habitude  d'appeler  sou 
interlocuteur,  quels  que  soient  son  rang,  son  âge  et  son  sexe,  par 
son  prénom  et  son  nom  patronymique  :  «Nicolas  Pétrovitch,  Paul 
Ivanovitch,  Elisabeth  Alexandrovna...  »  Les  gens  qui  voyagent 
dans  le  môme  sens  se  retrouvent  souvent  et  deviennent  vile 
presque  intimes.  Malgré  ces  instans  de  repos  où  l'on  apprécie  les 
qualités  aimables  de  complaisance  et  de  bonté  du  caractère  russe, 
mieux  vaut  rester  le  moins  longtemps  possible  dans  les  maisons 
de  poste,  et  il  faut  éviter  d'y  passer  la  nuit  où  aucune  prodigalit»' 
de  poudre  insecticide  ne  saurait  assurer  un  sommeil  tran(]uille. 

Si  intéressante  qu'elle  soit,  la  traversée  de  la  Sibérie  ne  |)eut 
donc  passer  encore  pour  un  voyage  de  pur  agrément;  bien  que 
des  femmes  russes,  même  de  classe  élevée,  la  fassent  fré([iiem- 
mcnt,  on  ne  pourrait  la  recommander  aux  personnes  délicates. 
Du  moins  dans  des  circonstances  moyennes  et  avec  un  podurojné 
ofliciel,  assez  aisé  à  obtenir,  pouvait-on  arriver  naguère,  lorsque  la 
route  était  moins  encombrée,  à  s'embarquer  sur  l'Amour  quinze 
à  dix-huit  jours  après  avoir  quitté  les  bateaux  de  l'Obi.  On  se 
rendait  ainsi  en  sept  semaines  environ  de  l'Oural  à  Vladivostok. 


816  REVL'E  DES  DEUX  MONDES. 

En  hiver,  le  trajet  en  traîneau  depuis  le  Volga  durait  deux  mois. 
Mais  qu'était-ce  pour  les  marchandises  !  Qu'est-ce  encore  aujour- 
d'hui et  quelle  interminable  odyssée  que  celle  du  thé  de  caravane,  le 
grand  article  du  commerce  de  transit  sibérien, qui  fait  vivre  presque 
tous  les  riverains  de  la  grande  route  et  ces  marchands  de  Kiakhta, 
la  bourgade  frontière  de  la  Chine,  dont  la  somptueuse  église'aux 
ornemens  d'argent  et  dor,  aux  colonnes  de  cristal,  atteste  la 
richesse  ! 

Récoltées  au  printemps  sur  les  coteaux  de  la  Chine  centrale, 
concentrées  à  Han-kéou  sur  le  Yang-Tze,  où  toutes  les  grandes^ 
maisons  russes  ont  des  représentans,  les  précieuses  feuilles  des- 
cendent le  lleuve  Bleu,  puis  gagnent  Tien-Tsin  en  bateau  à  va- 
peur; elles  remontent  le  Peïho  sur  des  jonques  jusqu'aux  portes 
de  Pékin  ou  même  à  Khalgan,  au  pied  de  la  Grande  Muraille.  A 
l'entrée  de  l'hiver,  en  octobre  ou  novembre,  lorsque  le  sol  est 
raffermi  par  la  gelée,  les  gigantesques  chameaux  à  deux  bosses  de 
Mongolie,  revenus  des  pâturages  d'été,  les  portent  à  Kiakhta  à 
travers  le  désert  de  Gobi.  Là  les  caisses  qui  contiennent  de  oO  à 
90  kilogrammes  de  thé  sont  enveloppées  dans  des  peaux  de  cha- 
meau portant  le  poil  tourné  en  dedans  pour  les  protéger  contre 
les  intempéries  qui  les  attendent  en  Sibérie  ;  tous  les  chevaux  de 
la  région  sont  employés  au  traînage  qui  se  fait  sur  une  route 
spécialement  construite  et  entretenue  à  cet  effet  par  laguilde  des 
marchands  de  Kiaklita  jusqu'au  lac  Baïkal,  que  les  premiers  thés 
arrivés  passent  en  bateau  en  décembre  et  les  autres  en  traîneau. 
A  Irkoulsk  a  lieu  la  visite  de  douane  :  1  581  000  ponds  (1)  de  thé 
l'ont  traversée  en  1896  et  Ion  a  vu  jusqu'à  60  000  caisses  entassées 
à  la  fois  sous  les  immenses  hangars.  Rechargées  encore  sur  de& 
traîneaux,  les  caisses  s'acheminent  lentement,  au  pas,  vers  l'ouest 
et  un  certain  nombre  d'entre  elles  arrivent  en  février  à  la  foire 
d'ïrbit,  au  pied  de  lOural,  la  plus  importante  de  la  Sibérie,  où 
s'effectuent  oO  millions  de  roubles  d'échanges.  La  plus  grande 
partie  n'atteint  guère  qu'en  avril  les  bords  de  l'Obi,  où,  le  dégel 
venu,  des  bateaux  à  vapeur  portent  les  thés  à  Tioumen;  de  là  le 
chemin  de  fer  de  l'Oural  et  la  navigation  sur  la  Kama  et  le  Volga 
les  amènent  à  Nijni-Novgorod,  plus  d'un  an  après  le  jour  où  les 
feuilles  ont  été  cueillies.  Les  frais  de  transport  sont  de  18  roubles 
par  poud  de  16  kilogrammes,  —  près  de  1  fr.  50  par  livre  de  thé 

(1)  Le  poud  vaut  16  kilogr.,  380. 


LA    SIBÉRIE    ET    LE    TRANSSIBÉUIEN.  817 

—  dont  (j  roubles  pour  le  parcours  d'Irkoutsk  à  Nijni-Novgorod. 
Sans  un  droit  de  douane  différentiel  des  plus  élevés,  tous  les  thés 
arriveraient  en  Russie  par  mer  en  franchissant  le  canal  de  Suez. 

La  lenteur  et  la  cherté  des  transports  par  traînage  sibérien  est 
donc  excessive.  Cependant  l'hiver  est  la  saison  de  grande  activité 
pour  l'industrie  des  transports  :  l'été,  les  routes  sont  trop  sou- 
vent défoncées  ;  hommes  et  bêtes  sont,  en  outre,  occupés  en  grande 
partie  aux  travaux  agricoles.  Les  lleuves  ne  sont  que  pendant 
cinq  mois  «  des  chemins  qui  marchent  »,  le  reste  de  l'année,  ils  de- 
meurent paralysés  sous  leur  lourde  enveloppe  de  glace.  La  séche- 
resse réduit  même  la  durée  de  la  navigation  à  deux  ou  trois  mois 
sur  maintes  rivières  du  bassin  de  l'Obi  ;  les  rapides  la  rendent  à 
peu  près  impossible  sur  la  grande  artère  de  l'Angara  et  empêchent 
riénisséi  de  communiquer  avec  le  Baïkal.  Si  du  moins  les  fleuves 
sibériens  débouchaient  dans  une  mer  libre  de  glaces  aussi  long- 
temps qu'ils  le  sont  eux-mêmes,  ils  pourraient  encore  servir  de 
voie  d'exportation  aux  produits  de  leurs  vallées;  mais  ils  coulent 
vers  le  nord  pour  aboutira  l'océan  Arctique,  presque  toujours  en- 
combré d'icebergs  et  de  banquises.  Des  tentatives  intéressantes  ont 
cependant  eu  lieu  dès  18G2  pour  essayer  d'arriver  des  mers  euro- 
péennes à  l'estuaire  de  l'Iénisséi  par  les  détroits  de  la  Nouvelle- 
Zemble  et  la  mer  de  Kara.  En  1874,  l'Anglais  Wiggins,  à  bord  de 
la  Diana,  réussit  une  première  fois  à  accomplir  ce  difficile  passage  ; 
après  de  nouvelles  tentatives  heureuses,  quelques  marchandises 
purent  être  débarquées  en  1878  aux  bouches  de  l'Obi  et  de 
l'Iénisséi,  ces  dernières  plus  accessibles  parce  qu'elles  sont  moins 
encombrées  de  bas-fonds.  Après  une  longue  interruption,  une 
compagnie  se  forma  en  Angleterre  en  1887  pour  entreprendre  un 
service  régulier;  elle  dut  liquider  deux  ans  plus  tard  et  eut  des 
successeurs  qui  ne  furent  pas  plus  heureux. 

Ces  insuccès  n'ont  pas  découragé  les  Anglais  et  les  tentatives 
de  navigation  de  l'océan  Arctique  ont  été  reprises  sur  une  plus  largo 
base  en  181)6  :  trois  vapeurs  ont  remonté  l'Iénisséi  jusqu'à  Tou- 
roukhansk,  à  200  lieues  du  fond  de  son  esluaire,  et  ont  déchargé 
leurs  cargaisons  dans  de  grandes  barges,  que  des  riMUorqueurs 
ont  amenées  à  Krasnoïarsk  où  le  chemin  de  fer  Transsibérien  doit 
franchir  le  lleuvc.  En  1897,  six  navires  sont  parvenus  à  renouveler 
cet  exploit.  La  compagnie^  a  aujourd'hui  une  agence  à  Krasnoïarsk, 
où  j'ai  rencontré  ses  employés,  les  deux  seuls  Anglais  établis  à 
demeure  dans  l'intérieur  de  la  Sibérie.  Favorisée  par  des  réduc- 

TOMB  CXLVIII.  —  i898.  52 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lions  de  droits  de  douane  et  divers  privilèges  que  le  gouvernement 
russe  accorde  avec  raison  à  ces  pionniers  d'une  voie  commerciale 
nouvelle,  elle  espère  que  la  période  des  tàtonnemens  est  close  et 
qu'un  mouvement  d'échanges  régulier  va  s'ouvrir.  Malgré  la 
brièveté  de  la  saison  do  navigation,  qui  ne  comprend  dans  cette 
partie  de  l'océan  Glacial  que  les  deux  mois  d'août  et  de  septembre 
et  ne  permet  qu'un  ou  deux  voyages  par  an,  cette  voie  d'accès 
peut  acquérir  une  très  sérieuse  importance.  Elle  reste  cependant 
trop  peu  de  temps  ouverte  pour  pouvoir  remplacer  le  chemin  de 
fer  et  ne  permet  d'ailleurs  d'atteindre  qu'une  portion  de  la  zone 
habitable  de  la  Sibérie.  L'exécution  de  la  voie  ferrée  de  l'Europe 
au  Pacifique  reste  la  condition  nécessaire  du  développement  des 
possessions  asiatiques  de  la  Russie  aussi  bien  que  de  raffermis- 
sement de  son  influence  en  Extrême-Orient. 

II 

Si  l'idée  en  est  née  dès  1850,  c'est  seulement  sous  le  règne 
d'Alexandre  III  que  le  projet  du  Transsibérien  a  pris  corps  défi- 
nitivement. On  comprend  aisément  qu'on  ait  reculé,  vers  le  mi- 
lieu du  siècle,  devant  l'exécution  d'un  pareil  chemin  de  fer  à  tra- 
vers un  pays  sauvage  et  mal  connu.  Du  moins  un  pas  important 
fut-il  fait  par  la  construction  de  la  voie  ferrée  de  l'Oural,  dont 
l'ouverture,  en  1880,  réunit  Perm,  sur  la  Kama,  le  plus  grand 
affluent  du  \'olga,  à  Tioumen,  sur  le  Tobol  qui  se  jette  dans  l'Ir- 
tyche,  le  plus  important  des  tributaires  de  l'Obi.  Des  raisons  d'in- 
térêt local,  la  nécessité  de  donner  un  débouché  aux  importantes 
mines  d'or  et  de  fer  de  l'Oural  avaient  fortement  contribué  à 
faire  exécuter  ce  chemin  de  fer  ;  mais  il  n'en  avait  pas  moins  une 
grande  importance  pour  la  Sibérie,  puisqu'il  permettait,  en  com- 
binant les  transports  par  voie  ferrée  et  par  eau,  d'établir,  pendant 
cinq  à  six  mois  de  l'année,  une  communication  à  vapeur,  relative- 
ment économique,  allant  jusqu'à  Tomsk,  c'est-à-dire  jusqu'à 
]  500  verstes  à  l'est  de  l'Oural. 

Peut-être  l'achèvement  de  ce  tronçon  nuisit-il  d'abord  à  la 
cause  du  Transsibérien.  La  jonction  des  affluens  navigables  de 
l'Obi  à  ceux  du  Volga  accomplie,  beaucoup  de  gens  se  ral- 
lièrent à  l'idée  de  relier  la  Russie  à  ses  possessions  d'Extrême- 
Orient  en  faisant  communiquer  de  la  même  manière  le  bassin  de 
l'Obi  avec  celui  de  l'iénisséi,  puis  ce  dernier  avec  le  versant  du 


LA    SIIÎÉIUE    ET   LE    TRANSSIBÉRIEN.  819 

Pacifique,  c'est-ù-dire  avec  les  rivières  qui  forment  le  fleuve 
Amour.  De  l'Obi  à  l'Iénisséi  il  n'y  aurait  môme  pas  besoin  de 
chemin  de  fer:  un  canal  suffirait,  et  dès  1882,  on  commença  en 
efi"et  la  construction  de  cette  voie  d'e.iu,  longue  de  190  verstes 
seulement,  qui  devait  relier,  à  travers  un  pays  facile,  la  Ket,  tri- 
butaire de  rObi  à  la  Kass  qui  se  jette  dans  l'Iénisséi.  Situé  à 
61  degrés  de  latitude,  traversant  des  forêts  inhabitées  et  inhabi- 
tables, ce  canal,  aujourd'hui  fini,  est  loin  de  rendre  les  services 
qu'on  en  attendait.  A  l'est  de  l'Iénisséi,  on  se  trouvait  aux  prises 
non  plus  seulement  avec  les  gelées,  mais  avec  les  nombreux  ra- 
pides dont  est  encombré  le  cours  de  l'Angara,  le  grand  émis- 
saire du  lac  Baïkal  ;  toutes  les  tentatives  faites  pour  remonter 
cette  rivière  restèrent  infructueuses;  mais  cela  n'arrêtait  pas  les 
faiseurs  de  projets  qui  comptaient  arriver  par  quelques  travaux  à 
en  modifier  le  régime.  Une  fois  le  lac  Baïkal  atteint  par  la  voie 
de  l'Angara,  on  utilisait  encore  son  principal  affluent,  la  Sclenga, 
et  il  ne  restait  que  800  verstes  à  franchir  pour  atteindre  Strié- 
tensk,  point  initial  de  la  navigation  dans  le  bassin  de  l'Amour,  Par 
des  améliorations  à  certaines  rivières  de  cette  région,  on  espérait 
réduire  la  longueur  du  chemin  de  fer  qu'il  faudrait  établir  à 
450  verstes.  L'ingénieur  Sidensner  allait  plus  loin  encore  et  pré- 
tendait, grâce  à  des  travaux  hydrauliques  plus  étendus,  construire 
seulement  18  verstes  de  voie  ferrée  ! 

On  en  exécute  aujourd'hui  plus  de  G 000  et  ce  n'est  pas  sans 
raison  qu'on  a  renoncé  aux  utopies  qu'entretenaient  vers  1880  les 
partisans  à  outrance  des  voies  d'eau.  Si  l'établissement  à  grands 
frais  d'une  voie  de  communication  entre  la  Russie  et  le  Pacifique 
peut  être  une  œuvre  utile  et  féconde,  au  triple  point  de  vue  poli- 
tique, militaire  et  économique,  c'est  seulement  à  la  condition  que 
l'usage  n'en  soit  pas  subordonné  aux  caprices  des  saisons,  aux 
gelées  de  l'hiver,  aux  sécheresses  de  l'été  et  qu'elle  ne  nécessite 
pas  (les  transbordem'ens,  longs  et  coûteux.  C'est  parce  qu'elle  ne 
remplissait  pas  ces  conditions  que  la  voie  mixte  par  eau  et  par 
chemin  de  fer  devait  être  écartée,  et  c'est  ce  que  comprit  parfaite- 
ment l'empereur  Alexandre  111.  Il  luonira  en  cette  circon- 
stance, plus  encore  peut-être  qu'en  aucune  autre,  ce  grand  et 
ferme  bon  sens,  cette  énergique  persévérance,  qui  on  lirenl  un 
grand  souverain,  l'un  des  Tsars  qui  ont  peut-être  le  mieux  servi 
la  Russie.  Ayant  su  discerner  l'immense  importance  d'une  œuvre 
qui  p(!rnu'ltrait  à  sou  pays  de  fain;  sentir  en  I*]xtrênie-Orient  tout 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  poids  de  sa  force,  il  distingua  aussi  les  conditions  dans  les- 
quelles elle  pouvait  être  le  plus  utilement  accomplie  ;  il  jugea 
qu'elle  devait  avant  tout  être  exécutée  rapidement  et  fit  prendre 
toutes  les  mesures  nécessaires  pour  qu'il  en  fût  ainsi  ;  c'est  pour- 
quoi, sept  ans  après  la  signature  du  rescrit  impérial  ordonnant 
son  exécution,  les  trains  circulent  déjà  sur  2  500  verstes,  près  de 
la  moitié  du  Transsibérien,  et  que  les  travaux  d'infrastructure 
sont  achevés  sur  plus  de  i  000  verstes.  En  d'autres  pays,  où 
manquent  l'esprit  de  décision  et  la  ferme  volonté  d'hommes  sa- 
chant voir  les  intérêts  généraux  du  pays,  on  en  serait  sans  doute 
encore  à  se  livrer  à  de  mesquines  discussions  de  clocher  sur  le 
tracé  à  suivre  et  les  moyens  d'exécution  (1). 

Trois  points  de  départ  se  présentaient  pour  le  Transsibérien  : 
c'étaient  les  trois  localités  par  où  les  chemins  de  fer  russes  attei- 
gnaient déjà  les  monts  ou  le  fleuve  Oural:  Tioumen  au  nord,  à 
57°  de  latitude,  Zlatooust  au  centre  à  55°,  Oronbourg  au  sud  à 
52°.  Les  projets  partant  de  ces  trois  points  se  rejoignaient  àNijni- 
Oudinsk,  petite  ville  du  gouvernement  d'Irkoutsk,  située  à  égale 
distance  du  lac  Baïkal  et  de  l'iénisséi.  Tioumen  avait  l'avantnge 
d'être  déjà  nettement  sur  le  versant  asiatique,  dans  la  plaine  si- 
bérienne, et  de  ce  point  à  Nijni-Oudinsk,  la  distance  à  parcourir 
était  de  2  t73  verstes;  mais  le  chemin  de  fer  de  l'Oural,  dont 
Tioumen  est  le  terminus  oriental,  n'est  pas  relié  au  réseau  gé- 
néral russe  et  pour  établir  une  voie  ferrée  continue  entre  le 
centre  de  l'Empire  et  le  Pacifique,  comme  on  y  était  décidé,  il 
fallait  combler  d'abord  la  lacune  de  1  000  verstes  qui  s'étend 
entre  Perm  et  Nijni-Novgorod;  c'était  donc  en  réalité  près  de 
3  oOO  verstes  à  construire.  Le  tracé  central,  long  de  2  743  verstes 
jusqu'à  Nijni-Oudinsk,  pouvait  d'abord  profiter,  pour  traverser 
l'Oural,  des  140  verstes  du  prolongement  déjà  presque  achevé  (il 
fut  ouvert  en  1891)  de  Zlatooust  à  Tchéliabinsk  :  son  point  de 
départ  était  directement  relié  au  réseau  européen;  la  ligne  effleu- 
rait sans  doute  en  quelques  sections  la  steppe  insuffisamment  ar- 

(1)  Veut-on  un  exemple  de  ce  que  j'avance  ici?  —  En  1891,  au  moment  même 
où  Alexandre  111  décidait  l'exécution  du  Transsibérien,  les  Chambres  françaises 
ont  voté,  sur  la  proposition  de  M.  de  Freycinet,  alors  président  du  Conseil,  la 
construction  du  chemin  de  fer  d'Ain  Sefra  à  Djenicn-bou-Resq,  dans  le  Sud  Oranais. 
Cette  ligne  a  une  importance  stratégique  sérieuse;  elle  devait  avoir  64  kilomètres 
de  long  et  en  comptera  en  définitive  80.  Elle  est  loin  d'être  finie  encore  ;  même  en 
ce  qui  concerne  l'infrastructure,  les  deux  tiers  seulement  sont  achevés.  Le  Transsi- 
bérien atteindra  l'Amour  avant  que  nous  ayons  terminé  ce  misérable  tronçon  I 


LA    SIIÎÉIUE    ET    LE    TUANSSlllÉUIEN.  821 

rosée  des  Kirghizes,  mais  desservait  l'important  centre  d'Omsk, 
et  parcourait  généralement  une  région  fertile  et  moins  maréca- 
geuse que  le  tracé  nord.  Le  projet  méridional  par  Orenbourg 
était  beaucoup  plus  long  :  3  oOO  verstes ,  il  traversait  d'abord  sur 
1  500  verstes  les  régions  les  plus  stériles  de  la  steppe  kirghize 
et  se  développait  ensuite  dans  les  vallées  supérieures  de  l'Obi  et 
de  riénisséi,  fertiles  sans  doute  et  riches  en  minéraux,  mais  en- 
tourées de  montagnes  élevées.  Le  tracé  central  était  donc  à  la 
fois  celui  qui  exigeait  le  moins  de  constructions  nouvelles,  pré- 
sentait le  moins  de  difficultés  d'exécution  et  ofl'rait  les  plus 
grands  avantages  économiques.  Or  les  considérations  de  cet 
ordre  commençaient  à  acquérir,  vers  1890,  un  poids  qu'elles 
étaient  loin  d'avoir  trente  ou  quarante  ans  plus  tôt. 

En  vertu  du  rescrit  impérial  du  17  mars  1891,  les  lignes  géné- 
rales du  projet  furent  fixées  de  la  manière  suivante  :  le  tracé  cen- 
tral était  définitivement  adopté  à  l'ouest  et  les  7  000  verstes  que 
devait  compter  le  chemin  de  fer  divisées  en  six  sections  :  i°  le 
chemin  de  fer  de  Sibérie  occidentale,  de  Tcheliabinsk  à  l'Obi, 
par  Omsk  :  1329  verstes;  —  2"  le  chemin  de  fer  do  Sibérie  cen- 
trale, de  l'Obi  à  Irkoutsk  par  Krasnoïarsk,  1732  verstes;  —  3°  la 
section  contournant  le  lac  Baïkal,  d'Irkoutsk,  à  l'ouest,  à  Mysovsk, 
à  l'est,  292  verstes;  —  l*'  le  chemin  de  fer  de  Transbaïkalie, 
d'Irkoutsk  à  Strietensk,  point  de  départ  du  réseau  navigable  de 
l'Amour,  1057  verstes;  —  5''  le  chemin  de  fer  de  l'Amour,  de 
Strietensk  à  Khabarovsk,  2000  verstes  on  chifTres  ronds;  — 
6"  le  chemin  de  fer  de  l'Oussouri,  de  Khabarovsk  à  Vladivostok, 
700  verstes  environ.  Le  port  de  Vladivostok,  situé  à  43^  de  lati- 
tude, près  de  la  frontière  de  Corée,  était  désigné  dès  longtemps 
comme  terminus  oriental  de  la  ligne,  do  préférence  à  Niko- 
laïevsk  qui  se  trouve  à  l'embouoliure  de  l'Amour,  par  54''.  Ce 
dernier  port  est  encombré  par  les  glaces  pendant  la  moitié  de 
l'année,  alors  que  Vladivostok  l'est  soulomout  pendant  deux  ou 
trois  mois  et  que  sa  situation  plus  méridionale,  plus  rapprochée 
des  mers  de  Chine  en  fait  une  base  navale  beaucoup  plus  favo- 
rable à  l'action  politique  de  la  Kussio. 

Le  plan  densomble  ainsi  arrêté  était  bien  ooiii;u  :  !o  choniiu 
de  fer  se  tenait  nettement  dans  la  zone  agricole,  aussi  au  sud  qu'il 
pouvait  le  faire  sans  s'égarer  dans  dos  stoppes  sans  oau  on  dos 
montagnes  malaisées  à  franchir.  Il  suivait,  du  reste,  d'assez  près, 
sauf  dans  le  premier  quart  du  trajet,  —  et  nous  venons  d'expliquer 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pourquoi,  —  la  grande  route  postale  reliant  l'Uural  à  l'Amour  et 
à  Vladivostok,  desservant  la  plupart  des  centres  importans  de  la 
Sibérie.  Dans  toute  la  Sibérie  centrale  et  occidentale,  le  tracé 
avait  pu  être  fixé  à  peu  près  définitivement  dès  l'abord,  ^ràce 
aux  levés  effectués  depuis  plusieurs  années  sur  l'initiative  des 
gouverneurs  sibériens.  A  l'extrémité  orientale  et  pour  les  mêmes 
raisons,  les  études  sommaires  de  la  ligne  de  l'Oussouri  étaient 
déjà  faites.  En  revanche,  on  hésitait  encore  et  on  hésita  longtemps 
entre  plusieurs  tracés  pour  la  Transbaïkalie  et  l'on  n'avait  pres- 
que aucune  donnée  précise  sur  le  pays  parcouru  le  long  du  fleuve 
Amour,  où  il  n'y  a  pas,  à  proprement  parler,  de  route  de  poste  ; 
elle  est  remplacée  par  le  lit  même  du  fleuve  parcouru  par  des 
bateaux  lorsque  l'eau  y  est  libre  et  par  des  traîneaux  quand  il  est 
recouvert  de  glaces.  Les  ingénieurs  prévoyaient  de  grandes  diffi- 
cultés dans  ce  pays  marécageux  et  il  semble  que  le  Tsar  et  ses 
conseillers  aient  escompté  dès  l'origine  la  possibilité  de  suivre 
plus  au  sud  une  voie  plus  directe,  que  l'on  croyait  aussi  moins 
difficile,  en  coupant  au  court  à  travers  la  Mandchourie  cliinoise 
qui  s'enfonce  comme  un  large  coin  entre  la  Transbaïkalie  et  la 
province  russe  du  Littoral. 

Depuis  plusieurs  années,  des  officiers  et  des  ingénieurs  russes 
avaient  commencé  secrètement  d'étudier  la  Mandchourie,  lors- 
qu'en  189'},  la  Russie  obtint  de  la  Chine,  en  récompense  de  son 
intervention  combinée  avec  l'Allemagne  et  la  France,  à  la  fin  de 
la  guerre  sino-japonaise,  l'autorisation  d'y  faire  passer  le  che- 
min de  fer  et  d'occuper  même  cette  province  pour  protéger  les 
travaux  (1).  Il  en  est  résulté  une  modification  notable  dans  le 
plan  d'achèvement  du  Transsibérien  déjà  commencé.  La  section 
de  l'Amour,  de  Strietensk  à  Khabarovsk,  a  été  abandonnée  et  rem- 
placée par  la  ligne  transmandchourienne  :  celle-ci  se  détache  de 
l'ancien  tracé  en  Transbaïkalie,  à  la  station  d'Onon,  à  150  verstes 
environ  à  l'ouest  de  Strietensk,  et  le  rejoint  à  Nikolsk,  sur  la 
section  de  l'Oussouri,  à  J02  verstes  seulement  de  Vladivostok. 
De  l'ancien  tracé  de  l'Amour  on  exécute  seulement  les  tronçons 
extrêmes  d'Onon  à  Strietensk  et  de  Nikolsk  à  Khabarovsk.  Grâce 
à  eux.  la  Russie  disposera  dès  1900  d'une  voie  mixte  de  communi- 

(1)  Cette  concession  avait  une  grande  importance  politique,  en  ce  sens  qu'elle 
rapprochait  beaucoup  le  chemin  de  fer  russe  de  Pékin,  qu'elle  lui  permettait  de 
passer  à  SOO  kilomètres  seulement  au  nord  du  golfe  du  Petchili,  et  augmentait 
ainsi  singulièrement  les  moyens  de  pression  de  la  Russie  sur  la  Chine.  Je  revien- 
drai plus  loin  sur  ce  sujet. 


LA    SIBÉr.IE    ET    LE    THANSSIBÉRIEN.  823 

cation  à  vapeur  entre  l'Europe  et  le  Pacifique  :  chemin  de  fer  de 
l'Oural  à  Strietensk,  navigation  de  Strietensk  à  Khabarovsk,  che- 
min de  fer,  de  nouveau,  de  Khabarovsk  à  Vladivostok.  En  atten- 
dant l'ouverture  de  la  ligne  de  Mandchourie,  qui  ne  saurait  avoir 
lieu,  en  mettant  tout  au  mieux,  avant  1903  ou  11)04,  cette  voie  mixte 
rendra  des  services  très  sérieux,  au  moins  pendant  la  saison  d'été. 
En  outre,  au  point  de  vue  économique,  il  était  important  de  ratta- 
cher d'une  part  à  l'Europe  et  de  l'autre  à  la  mer  la  vallée  moyenne 
de  l'Amour,  très  riche  en  mines  d'or  et  dont  les  r  .'ssources  fores- 
tières et  agricoles  constituent  une  réserve  pour  l'avenir. 

Un  autre  changement  a  été  apporté  au  plan  primitif:  on  a  remis 
à  plus  tard  l'exécution  de  la  section  d'Irkoutsk  à  Mysovsk  contoui- 
nant  le  Baïkal,  et  Ton  se  contente  de  construire,  en  ce  moment,  une 
courte  ligne  de  66  verstes,  allant  dirkoutsk  à  Lisvenitchnaïa  sur 
la  rive  occidentale  du  lac;  de  là  des  ferry-hoats  doivent  trans- 
porter les  trains  à  la  côte  opposée,  comme  on  le  fait  en  maints  en- 
droits de  l'Amérique  :  ce  sera  une  traversée  de  60  verstes. 

Tel  qu'il  est  exécuté  aujourd'hui,  à  la  môme  voie  que  toutes 
les  lignes  russes  (l'",53  au  lieu  de  l'",44  voie  normale  euro- 
péenne), le  Transsibérien  de  Tcheliabinsk  à  Vladivostok  com- 
prend donc  une  ligne  maîtresse  d'environ  6  200  verstes  de  lon- 
gueur, plus  deux  tronçons  la  reliant  au  haut  et  au  bas  Amour. 
La  longueur  totale,  le  degré  d'avancement  au  début  de  1898  et  la 
date  d'achèvement  des  diverses  sections  sont  résumés  ci-dessous  : 

Longueur      Lonjiueur  Date 

totale  de  de 

Sections.  (verstes).      voie  posi'e.    l'nchèvement. 

Sibérie  occidentale  (fcheliabinsk-Obi).  1329        1320  1805 

Sibérie  centrale  (Obi-Irkoutsk)    ....  1732         1370  1808 

Irkoulsk-Lac  Haïkal 60             »  180S 

Traiisbaïkalie  (Haïkal-SIriotonsk)  (1)  .    .  1057             »  ISOOoulOOO 

Maiidcliovuie 2000<'n'iroM     »  1004? 

Oussouri  (Vladivostok-Khabarovsk)  (2).  .  717           71-7  1807 

Sur  les  6200  verstes  de  la  ligne  principale,  2801  i^do  Tchelia- 
binsk à  Touloune  d'une  part,  et  de  Vladivostok  à  Nikolsk  de 
l'autre)  sont  complètement  aclievées  aujourd'hui.  Les  travaux 
d'infrastructure  sont  terminés  sur  toute  la  ligue  de  Silx'rie  cen- 
trale, dont  l'ouverture  totale  à  l'exploilalion  est   iiuniintMilc,  et 

(1)  Cette  seclion   .uuipu'ail    une  pjirlie  ilc  la  li^riie   prinèipiilo   ^Mysovsk   mit  Ic 
IJaikal  à  Onon),  000  verstes,  et  i'cmbranciiemcnl  Onou-SIrietonsk.  l.i'  verstes. 

(2)  Ici  aussi  il  faut  (lisliu^Mier  deux  parties  :  lif,'ue  prineipale  de  Vladivostok  à 
Nikolsk  (102  verstes)  et  eiubi-uiiclieuieiit  Nikolsk-Klialiarovsk  (('.i.'i  vorsles\ 


824  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  les  neuf  dixièmes  de  celle  de  Transbaïkalie.  D'assez  nom- 
breux ponts  restent  à  construire  :  celui  de  llénisséi.qui  devra  être 
terminé  cette  année,  constitue  encore  une  lacune  au  milieu  de  la 
section  Obi-Irkoutsk  :  on  en  est  quitte  pour  passer  le  fleuve  en 
bac  et  reprendre  le  train  de  l'autre  côté.  Les  Russes  sont  assurés 
en  tout  cas  de  pouvoir  disposer  de  la  voie  mixte,  ferrée  et  fluviale, 
au  plus  tard  en  1900.  En  Mandchourie,  où  tout  est  à  faire,  il  n'est 
que  naturel  de  prévoir  un  plus  long  délai. 

III 

Les  méthodes  de  construction  du  Transsibérien  ont  été  tantôt 
comblées  d'éloges  et  tantôt  sévèrement  critiquées.  Les  uns  ont 
traité  de  tour  de  force  ce  record  du  monde  en  matière  de  chemin 
de  fer;  d'autres  ont  déclaré  qu'une  fois  terminé,  il  serait  tout  en- 
tier à  refaire.  Au  total  les  admirateurs  se  trouvent  plus  nombreux 
que  les  détracteurs  et  ce  paraît  être  justice.  Il  convient  toutefois 
de  faire  un  juste  départ,  et,  si  l'on  doit  louer  sans  réserve  le  plan 
général  de  construction,  on  est  en  droit  de  critiquer  certains 
détails  d'exécution  et  les  gaspillages  financiers  auxquels  ils  ont 
donné  lieu.  Alexandre  III  et  ses  conseillers,  les  membres  du  Comité 
du  chemin  de  fer  de  Sibérie,  M.  de  Witte,  ministre  des  finances, 
M.  le  prince  Ililkof,  ministre  des  voies  et  communications  en  tête, 
avaient  posé  les  règles  générales  d'une  organisation  excellente,  et 
ont  su  tenir  la  main  à  ce  qu'elles  fussent  suivies  ;  mais  une  grande 
latitude  devait  naturellement  être  laissée  aux  agens  d'exécution 
pour  les  questions  secondaires,  et  il  semble  qu'ils  en  aient  parfois 
abusé,  qu'ils  n'aient  pas  toujours  fait  preuve  d'une  absolue  con- 
science ni  d'une  compétence  égale  à  la  hauteur  de  leur  tâche. 

La  principale  difficulté  à  vaincre  dans  le  Transsibérien,  —  et 
elle  frappait  beaucoup  au  premier  abord,  —  c'était  sa  longueur. 
Tandis  que  les  Américains  n'avaient  que  3000  kilomètres  à  fran- 
chir pour  pousser  leurs  chemins  de  fer  du  Mississipi  au  Paci- 
fique, les  Russes  en  ont  plus  de  6  000,  trente  ans  plus  tard,  pour 
atteindre  le  même  Océan  en  partant  de  l'Oural.  Mais,  d'autre 
part,  les  difficultés  du  terrain  sont  bien  moindres  :  au  lieu  de 
s'élever  à  2  000  mètres  comme  au  passage  des  Montagnes  Ro- 
cheuses, on  n'atteint  qu'une  cote  maximum  de  1  100  mètres,  en 
Transbaïkalie,  dans  les  monts  Yablonovoï  ou  «  des  Pommiers.  » 
Ce  sont  leurs  croupes  arrondies  qui  leur  ont  valu  ce  nom,  et 


LA    SIBÉRIE    ET    LE    TRANSSIBÉIUEN.  82o 

Ton  y  monte  par  des  pentes  douces  qui  n'ont  rien  de  comparable 
à  l'escalade  vertigineuse  de  la  Sierra  Nevada  de  Californie.  En 
outre,  si  le  pays  n'est  guère  plus  peuplé  que  le  Fa?'- West  améri- 
cain entre  1860  et  1870,  il  ne  s'y  trouve  pas  de  régions  désertes 
et  dénuées  d'eau,  comparables  aux  plateaux  désolés  des  Etats 
d'Utah  et  de  Nevada.  Laissant  de  côté,  pour  le  moment,  la  section 
incomplètement  étudiée  de  Mandcliourie,  on  peut  dire  que  le 
Transsibérien  était,  dans  l'ensemble,  une  ligne  d'exécution  facile  : 
d'immenses  plaines  se  prêtant  à  des  alignemens  droits  presque 
indéfinis  à  Touest,  de  molles  ondulations  entre  l'Obi  et  l'iénisséi, 
puis  une  série  de  chaînes  de  collines  qu'il  faut  couper  à  angle  droit 
et  où  la  ligne  atteint  une  altitude  maxima  de  610  mètres  entre 
l'iénisséi  et  Irkoutsk  ;  de  l'autre  côté  du  lac  Baïkal,  la  montée  pro- 
gressive de  400  à  1  100  mètres  en  suivant  les  larges  vallées  à  pente 
douce  de  la  Selenga  et  de  ses  affluens,  ce  sont  là  de  faibles  obs- 
tacles pour  l'ingénieur  moderne.  Une  descente  un  peu  plus 
brusque  sur  le  versant  de  l'Amour  et  une  section  de  360  verstes 
dans  les  vallées  de  l'Ingoda  et  de  la  Ghilka,  tantôt  en  corniche  sur 
des  éperons  de  montagne  abrupts,  tantôt  à  travers  de  petits  élar- 
gissemens  marécageux  formaient  les  seules  parties  difficiles  de  la 
ligne.  Elles  ne  Tétaient  pas  extrêmement,  puisque  le  Transsibérien 
ne  comporte  en  définitive,  de  l'Oural  à  l'Amour,  ni  un  seul  tunnel, 
ni  pente  supérieure  à  17  millimètres  et  demi  par  mètre,  ni  courbe 
d'un  rayon  inférieur  à  250  mètres,  alors  que  dans  les  lignes  des 
Alpes  et  en  France  même,  dans  le  massif  central  et  les  Gévennes, 
on  est  obligé  d'atteindre  33  millimètres  par  mètre  et  de  des- 
cendre pour  les  courbes  à  150  mètres  de  ravon. 

Les  seuls  travaux  d'art  notables  sont  les  ponts,  très  nombreux, 
puisque  tous  les  cours  d'eau  importans  de  Sibérie,  tant  qu'on  n'est 
pas  arrivé  dans  le  bassin  de  l'Amour,  coulent  du  sud  au  nord 
perpendiculairement  à  la  direction  de  la  ligne.  Les  quatre  princi- 
paux se  trouvent  sur  l'hiycho  et  l'Obi  (850  mètres  de  longueur), 
sur  l'iénisséi  et  la  Selenga  (1  000  mètres).  Ces  travaux  nécessitent 
de  très  fortes  pilcîs  de  pierre,  renfonu-es  v(>rs  l'amont  pour  résister 
au  choc  des  glaces;  ils  sont  donc  assez  coûteux;  mais  les  tabliers 
et  les  diverses  pièces  mélalliques  sont  des  arlicles  d'exécution 
courante,  dans  l'industrie  niodertie.  Les  ponts  secondaires,  dont 
plusieurs  ont  encore  200  et  .'{00  mètres,  sont  nombreux,  mais  ce 
qui  est  plus  difficile  que  le  passage  môme  des  cours  d'eau,  c'est 
l'accès  de  leurs  rives,  souvent  marécageuses  et  sujettes  aux  inon- 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dations.  Partout,  aussi  bien  dans  les  plaines  de  l'ouest  que  dans 
les  vallées,  grandes  ou  petites,  du  centre  et  de  l'est,  c'est  le  manque 
de  solidité  des  terrains,  la  fréquence  des  marais,  qui  a  opposé  le 
plus  d'obstacle  aux  travaux  du  cliemin  de  fer. 

Le  Transsibérien  n'avait  pas  seulement  des  rivières  à  franchir, 
il  fallait  aussi  lui  faire  contourner  ou  traverser  le  plus  vaste  lac 
d'eau  douce  de  l'Asie,  le  Baïkal.  La  décision  qu'on  a  prise  de  trans- 
porter les  trains  sur  le  lac  en  bateau  à  vapeur  est  d'une  grande  har- 
diesse. Sans  doute,  les  divers  moyens  de  transport  se  prêtent  sou- 
vent de  nos  jours  une  assistance  réciproque  :  le  transport  de  trains 
entiers  lourdement  chargés  d'une  rive  à  l'autre  d'un  grand  cours 
d'eau  sur  des  bateaux  spéciaux  portant  des  rails,  dit  fernj-boats, 
est  une  chose  usuelle  en  Amérique  et  au  Danemark;  on  peut  voir 
aussi  quelques  chemins  de  fer  pour  bateaux,  on  a  même  proposé, 
de  construire  une  voie  de  ce  genre  aux  lieu  et  place  du  canal  de 
Panama.  Mais,  jusqu'à  ces  dernières  années,  les  traversées  des 
bacs  pour  chemins  de  fer  effectuées  sur  le  Mississipi,  sur  la  ri- 
vière Saint-Clair  qui  joint  les  lacs  Huron  et  Erié,même  sur  la  baie 
de  San  Francisco  ou  sur  les  détroits  danois,  n'avaient  jamais  dé- 
passé un  petit  nombre  de  kilomètres.  Tout  récemment  on  a  lancé 
en  Amérique  les  bateaux  porte-trains  sur  de  bien  plus  grands 
trajets  :  «  la  compagnie  Toledo,  Ann-Harbour  and  Northern  Michi- 
gan  Railroad  fait  fonctionner  un  service  de  bateaux  porte-trains 
sur  une  distance  de  dOO  kilomètres  à  travers  le  lac  Michigan;  la 
glace  ne  les  arrête  que  quand  elle  atteint  l'épaisseur  tout  à  fait 
anormale  de  O'",o0.  Une  autre  compagnie  a  mis  à  flot  pour  la  tra- 
versée du  même  lac  le  Phre-Mar quelle,  le  plus  grand  ferry-boat 
du  monde,  qui  a  106  mètres  de  longueur,  16'", 80  de  largeur  et 
possède  quatre  voies  qui  lui  permettent  de  porter  .SO  wagons  à 
marchandises  ou  16  voitures  à  voyageurs  du  plus  grand  type  (1).  » 

Ces  exemples  sont  encourageans  pour  le  projet  russe  et  de  na- 
ture à  écarter  les  objections  qui  se  présentent  naturellement  à 
l'esprit  et  qui  m'avaient  d'abord  rendu  sceptique  au  sujet  de  la 
possibilité  de  faire  traverser  ainsi  le  Baïkal  à  un  train.  La  dis- 
tance à  parcourir  du  bord  occidental  au  bord  oriental  du  lac, 
de  Listvenitchnaïa,  c'est-à-dire  ((  les  Mélèzes  »,  à  Mysovsk  est  de 
60  verstes,  soit  moindre  qu'au  Michigan;  malgré  les  froids  terribles, 

(1)  Ces  renseignemens.  relatifs  aux  ferry  hoats  américains,  sont  extraits  d'un 
article  de  M.  Daniel  Bellet  :  les  Grands  bacs  modernes,  dans  ÏÊconomisIe  /'raniais 
(19  février  1898). 


LA    SIBÉRIE    ET    LK    TRANSSIBÉItlEN.  827 

atteignant  près  do  50  degrés,  le  Baïkal  ne  gèle  que  fort  tard,  en 
janvier  seulement  :  il  a  plus  de  1  '{00  mètres  de  profondeur,  1b 
fond  descendant  à  900  mètres  au-dessou-  du  niveau  de  la  mer,  et 
contient  ainsi  une  énorme  masse  d'eau  lente  à  se  refroidir  comme 
à  s'échauffer,  car  sa  température  ne  dépasse  pas  S*'  en  été.  Pen- 
dant huit  mois  au  moins,  on  naviguera  dans  l'eau  libre,  et  l'on  es- 
père que  le  passage  des  bateaux,  deux  fois  par  vingt-quatre 
heures  dans  le  même  chenal,  réduira  l'épaisseur  que  la  glace  pourra 
y  atteindre;  les  ferry-hoats  dont  on  compte  se  servir,  et  dont  les 
pièces  sont  commandées  en  Amérique  pour  être  montées  sur  place, 
auront  à  peu  près  les  dimensions  du  Pèrc-Marquette  :  100  mètres 
de  long  sur  17  de  large,  4000  tonnes  de  déplacement;  leur  coque 
sera  particulièrement  résistante,  leur  avant  et  leurs  flancs  ren- 
forcés pour  briser  la  glace;  la  vitesse  devra  être  de  13  nœuds  et 
demi,  soit  25  kilomètres  à  l'heure,  dans  l'eau,  et  de  4  nœuds (7  kilo- 
mètres) dans  la  glace  ;  la  durée  de  la  traversée  serait  donc  d'en- 
viron neuf  heures  en  hiver  et  deux  heures  et  demie  en  été.  Ce 
qui  paraît  devoir  être  le  plus  difficile  pour  ces  grands  bateaux, 
c'est  le  démarrage  pour  la  navigation  dans  la  glace  :  comme  en 
bien  d'autres  matières,  «  il  n'y  a  que  le  premier  pas  qui  coûte.  » 

Pour  un  aussi  long  parcours  d'autres  difficultés  se  présentent 
encore  :  les  tempêtes  sont  violentes  sur  ces  vastes  nappes 
d'eau;  sur  les  grands  lacs  américains  on  y  pourvoit  en  munissant 
les  ferry -boats  de  deux  grands  réservoirs  mobiles  pleins  d'eau, 
qui  forment  contrepoids  et  empêchent  le  roulis.  On  fera  sans 
doute  de  même  en  Sibérie;  mais  ce  qui  gêne  la  navigation  du  Baï- 
kal plus  encore  que  les  tempêtes,  ce  sont  les  brumes,  très  fré- 
quentes dans  l'arrière-saison  depuis  le  mois  d'août  jusqu'au  mo- 
ment où  le  lac  est  gelé.  Les  bateaux  qui  font  actuellomont  le 
service  quotidien  entre  les  deux  rives,  en  sont  parfois  empêchés 
de  partir,  et  ce  serait  un  sérieux  inconvénient  si  des  trains  devaient 
rester  en  panne  à  cause  du  brouillard.  Cependant,  à  tout  prendre, 
la  traversée  du  lac  en  bateau  porte-train  paraît  aujourd  hui  une 
solution  pratique,  au  moins  provisoirement.  Kllc  a  le  grand  avan- 
tage de  réduire  à  21  millions  de  francs  des  frais  qui  se  seraient 
élevés  à  61  millions,  si  l'on  avait  dû  contoui'ner  le  lac.  On  avait 
proposé  aussi  de  remplacer  en  hiver  la  navigation  par  l'établis- 
sement d'une  voie  ferrée  provisoire  sur  la  glace,  comme  on  l'a  fait 
pendant  plusieurs  années  au  Canada  sur  le  Saint-Laurent  en  face 
de  Montréal;  mais  ce  procédé  ingénieux  n'est  pas  applicable  ici  : 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  phénomènes  de  compression,  de  soulèvement,  les  dislocations 
et  les  crevasses  qui  se  produisent  sur  une  pareille  étendue  de 
glace  rendraient  l'expérience  des  plus  périlleuses. 

S'il  n'y  a  point  eu  grand  mérite  à  vaincre  les  obstacles  presque 
partout  assez  faibles  que  la  nature  opposait  au  Transsibérien,  il  y 
en  a  eu  beaucoup  à  utiliser  aussi  bien  qu'on  Ta  fait  les  res- 
sources qu'offrait,  pour  l'exécution  rapide  des  travaux,  le  vaste 
réseau  flu\ial  de  la  Sibérie.  Les  rails  des  usines  de  l'Oural  ont  été 
transportés  durant  la  belle  saison  par  le  Tobol,  l'Irtyche  et  l'Obi 
aux  points  où  le  chemin  de  fer  coupe  ces  deux  derniers  cours  d'eau, 
et  l'on  a  pu  avoir  ainsi  trois  points  de  départ  à  la  fois  :  en  môme 
temps  qu'on  s'avançait  vers  l'est  de  Tcheliabinsk,  on  rayonnait 
dans  les  deux  sens  de  Krivochlchekovo  sur  l'Obi  et  d'Omsk  sur 
l'Irtyche;  c'est  grAce  à  ces  cinq  fronts  d'avancement  simultanés 
que  les  premières  sections  ont  été  si  vite  achevées. 

On  ne  peut  faire  de  même  en  Sibérie  centrale,  où  les  affluens 
de  riénisséi  sont  trop  peu  navigables;  mais  à  l'extrémité  orien- 
tale, le  chemin  de  fer  de  l'Oussouri  a  été  construit  ainsi  en 
partant  de  Vladivostok  et  un  peu  plus  tard  aussi  de  l'Amour. 
Enfin  des  rails  qui  avaient  fait  le  tour  de  toute  l'Asie  par  mer, 
ont  remonté  ce  tleuve  sur  plus  de  3  000  verstes,  ont  été  débar- 
qués à  Strietensk  et  avaient  déjà  été  posés  en  août  1897  sur 
plus  de  100  verstes.  Les  travaux  étaient  en  bonne  voie  lorsque 
les  immenses  inondations  qui  ont  dévasté  cette  région  l'année 
dernière  sont  venues  en  détruire  une  grande  partie  :  le  ballast 
n'étant  pas  posé,  on  a  vu,  m'a-t-on  raconté,  cinq  kilomètres  de 
rails  descendre  au  fil  de  l'eau,  portés  par  les  traverses.  Lorsque  je 
parcourus  ce  pays,  les  eaux  avaient  commencé  de  se  retirer,  mais 
les  remblais  étaient  partout  enlevés;  il  n'en  restait  quelquefois 
plus  trace,  des  locomotives  et  des  wagons  gisaient  renversés  dans 
la  boue.  On  se  remettait  déjà  courageusement  à  l'œuvre  et  l'on 
profitait  des  hautes  eaux  pour  porter  des  rails  le  plus  loin  qu'on 
pouvait  au-dessus  de  Strietensk.  L'extrême  longueur  du  trajet 
qu'on  leur  impose  depuis  l'Europe  et  les  difficultés  de  la  navi- 
gation de  l'Amour  expliquent  que  les  travaux  avancent  plus  len- 
tement de  ce  côté  qu'en  Sibérie  occidentale  et  centrale. 

Une  des  questions  qui  avaient  le  plus  préoccupé  les  promo- 
teurs du  Transsibérien,  celle  de  la  main-d'œuvre,  a  été  aussi 
heureusement  résolue.  Lorsque  les  travaux  de  terrassement,  au- 
jourd'hui presque  terminés,  battaient  leur  plein,  ils   ont  exigé 


LA    SIBÉRIE    ET    LE    TRANSSIBÉRIEN .  829 

remploi  (le  plus  de  150  000  travailleurs  à  la  fois;  quoique  la  plus 
grande  partie  de  la  population  sibérienne  soit  concentrée  le  long 
de  la  route  de  poste  qui  suit  de  près  le  chemin  de  fer,  cette  po- 
pulation est  trop  faible  pour  suffire  au  recrutement  de  tant  d'ou- 
vriers. La  main-d'œuvre  pénale  a  été  employée  avec  quelque 
succès  aux  environs  d'Irkoutsk,  avec  de  médiocres  résultats  ail- 
leurs :  elle  n'est  pas  non  plus  très  nombreuse.  Enfin  le  Transsibé- 
rien n'est  pas,  comme  le  Transcaspien,  exécuté  par  les  autorités 
militaires;  le  faible  effectif  des  troupes  stationnées  en  Sibérie,  sur- 
tout à  l'ouest  du  Baïkal,  ne  permettait  pas  de  leur  en  confier  la  con- 
struction. En  tout  autre  pays  que  l'Empire  russe,  le  problème  de 
la  main-d'œuvre  aurait  donc  été  fort  difficile  à  résoudre.  Il  a  été 
résolu  aisément,  grâce  aux  habitudes  assez  nomades  des  paysans 
de  Russie  d'Europe  qui  forment  le  plus  grand  nombre  des  ou- 
vriers :  ils  laissent  leur  famille  au  village  et  viennent  faire  des 
terrassemens  en  Sibérie,  comme  ils  vont  s'employer  aux  usines 
de  Moscou  ou  de  Riazan,  sans  cesser  de  faire  partie  de  leur  com- 
mune, de  leur  mir.  Leurs  femmes  et  leurs  enfans  restent  quelque- 
fois plusieurs  années  sans  les  revoir,  quoiqu'ils  s'efforcent  en  gé- 
néral de  retourner  passer  quelques  semaines  chez  eux  au  moment 
de  la  moisson,  s'ils  ne  sont  pas  trop  éloignés.  Ceux  qui  travail- 
lent en  Sibérie  reviennent  plutôt  durant  l'hiver,  pendant  que  la 
construction  du  chemin  de  fer  est  interrompue  par  le  froid. 

La  morte-saison  dure  en  effet  près  de  six  mois  pour  les  tra- 
vaux du  Transsibérien,  d'octobre  en  avril  :  non  seulement  le  sol 
se  recouvre  de  neige,  mais  il  gèle  encore  à  une  grande  profon- 
deur et  il  devient  impossible  de  remuer  les  terres.  Sur  la  plus 
grande  partie  de  la  ligne  de  Transbaïkalie,  on  se  trouve  même  en 
face  du  sous-sol  éternellement  glacé,  le  dégel  n'atteignant  en  été 
qu'une  couche  superlieielle  de  2  à  4  mètres  d'épaisseur  :  pour 
faire  les  déblais  il  faut  alors  tailler  dans  un  roc  que  l'exposition 
au  soleil  transforme  bientôt  en  boue;  c'est  pour  réiluire  la  lon- 
gueur de  ces  difliciles  passages,  en  môme  temps  que  pour  tra- 
verser une  région  d'un  plus  grand  avenir,  qu'on  a  dévié  la  ligne 
vers  le  sud  entre  Verklinié-Oudinsk  et  Tcliita  en  l'écartant  de  la 
route  de  poste. 

Cett<;  brièveb'  de  la  saison  de  travail,  riHluilc  à  la  moitié  de 
l'année,  reml  plus  méritoire  encore  la  rapidité  avec  laquelle  a  été 
construit  le  chemin  do  fer  :  de  TchéliabinskàNiJni-Ouilinsk,  on  a 
construit  2'jOO  verstes  en  (•in(i  campagnes,  de  1SÎJ'{,  —  l'ordre  de 


830  REVU''    DES    DEUX    MONDES. 

commencer  les  travaux  fut  donné  le  10  décembre  1892,  —  à  1897  ; 
la  ligne  devant  atteindre  l'Amour  au  plus  tard  à  l'automne  de 
1900,  c'est  4184  verstes  qui  auront  été  ouvertes  en  huit  ans. 
soit  523  verstes  ou  o57  kilomètres  par  an.  En  dépit  des  facilités 
offertes  au  début  par  le  réseau  fluvial  pour  l'établissement  de 
plusieurs  dépôts  de  matériel ,  le  résultat  est  remarquable.  En 
Transbaïkalie,  seule  section  où  les  terrassemens  ne  soient  pas 
encore  tout  à  fait  terminés,  on  a  remué  depuis  deux  ans  et  demi 
vingt  millions  de  mètres  cubes  de  terre,  et  c'est  la  partie  la  plus 
difficile  du  trajet,  la  seule  où  il  ait  fallu  fréquemment  employer 
la  mine.  Ces  ,'  vaux  d'infrastructure  n'ont  pas  été  exécutés  en 
régie  directe,  m*ais  confiés  à  do  nombreux  entrepreneurs,  le  plus 
souvent  à  de  petits  tâcherons  locaux  :  ils  n'exigeaient  pas  en  gé- 
néral, surtout  à  l'ouest,  d'autres  outils  que  les  charrettes,  les 
brouettes,  les  pelles,  les  pioches  d'usage  courant  dans  le  pays, 
faciles  à  fabriquer  avec  le  bois  qu'on  trouve  partout  en  abon- 
dance. Une  fois  la  plate-forme  établie,  la  pose  des  rails  s'effectue 
avec  la  plus  grande  rapidité  :  au  front  d'avancement  se  trouve 
un  train  fixe  servant  de  logement  aux  ingénieurs  et  aux  chefs 
d'équipe,  contenant  un  restaurant,  une  boulangerie,  une  forge,  etc. 
Les  trains  de  matériel  portant  aussi  les  provisions  viennent  chaque 
jour  se  décharger  derrière  lui  :  les  rails,  les  clous,  les  traverses, 
s'il  y  a  lieu,  sont  déposés  sur  le  côté  de  la  voie,  transportés  en 
chariots  à  l'avant  et  mis  en  place.  Pendant  ce  temps  la  locomo- 
tive du  train  d'approvisionnement  pousse  le  train  fixe  en  avant 
sur  la  voie  fraîchement  posée.  On  place,  en  moyenne,  3  verstes 
de  rails  par  jour  et  Ton  a  quelquefois  dépassé  6  verstes.  C'est  un 
très  beau  résultat,  quoiqu'il  n'arrive  pas  au  maximum  atteint  par 
les  Américains  ou  plutôt  par  les  Chinois  à  leur  service,  qui  posè- 
rent et  fixèrent  en  un  jour  17  kilomètres  de  rails  au  moment  de 
l'achèvement  du  premier  chemin  de  fer  transcontinental.  Dans 
l'ensemble,  toutefois,  les  travaux  de  cette  dernière  ligne  ont  duré 
près  de  sept  ans  (1862-1864)  pour  une  distance  d'environ  3  000  ki- 
lomètres. Si  les  difficultés  du  terrain  étaient  plus  grandes,  les 
interruptions  forcées  de  travail  ont  été  bien  moins  longues,  et 
c'est  aux  Russes  que  revient  l'avantage  de  la  rapidité.  Il  est  vrai 
que  bien  des  progrès  ont  été  faits  depuis  trente  ans. 

Bon  choix  du  tracé  général,  excellente  organisation  d'ensemble 
et  rapidité  des  travaux,  voilà  des  éloges  qu'on  ne  peut  refuser  au 
Transsibérien.  Les  critiques  qu'on  lui  a  faites  portent  sur  trois 


LA    SIBÉRIE    ET    LE    TRANSSIBÉRIEN.  831 

points:  détails  du  tracé;  exécution  proprement  dite  des  travaux; 
gestion  financière.  Les  premières  sont  souvent  justifiées  :  les  ingé- 
nieurs russes,  peu  habitués  aux  montagnes,  paraissent  en  avoir 
eu  peur  et  ont  en  maints  endroits  traîné  la  ligne  dans  des  maré- 
cages, alors  que  des  hauteurs  toutes  voisines  permettaient  de  l'éta- 
blir dans  d'excellentes  conditions  à  flanc  de  coteau  :  si  les  eaux 
ont  emporté  la  voie  en  tant  de  points  de  la  Transbaïkalie,  c'est  à 
cette  erreur  qu'il  faut  l'attribuer.  En  d'autres  endroits  on  semble 
avoir  construit  des  remblais  considérables,  sans  s'être  rendu 
compte  du  terrain  qui  les  portait.  A  la  descente  dans  la  vallée  de 
riénisséi  l'un  d'eux,  à  la  fois  en  courbe  et  en  fcHe  pente,  a  déjà 
absorbé  trois  fois  plus  de  terre  qu'on  ne  l'avait  ^  évu;  il  glisse 
encore,  et  les  trains  n'y  peuvent  marcher  qu'avec  une  lenteur  ex- 
trême. En  résumé,  la  principale  difficulté  à  vaincre,  la  nature 
marécageuse  du  sol,  n'a  pas  été  très  heureusement  surmontée. 

L'exécution  proprement  dite  des  travaux  paraît  au  contraire 
satisfaisante  en  général,  et  ne  mérite  pas  les  mêmes  critiques.  En 
Transbaïkalie,  j'ai  pu  voir  par  mes  propres  yeux  comment  ils 
s'étaient  comportés  pendant  les  plus  grandes  inondations  et  les 
pluies  les  plus  torrentielles  qu'on  y  ait  vues  depuis  quarante  ans. 
Ils  ont  bien  supporté  ces  épreuves,  et  les  remblais  ont  parfaite- 
ment résisté  au  choc  des  eaux, à  l'exception  de  ceux  qui,  placés 
trop  bas,  ont  été  recouverts.  Les  traverses  ne  sont  pas  injectées, 
ce  qui  les  rendra  plus  sens'bles  aux  intempéries;  mais  le  bois 
n'est  pas  cher  en  Sibérie  et  on  l'a  presque  partout  sous  la  main; 
il  sera  donc  aisé  de  les  remplacer.  Le  ballast  aussi  est  souvent 
insuffisant,  surtout  dans  les  plaines  de  l'ouest,  mais  guère  plus 
qu'en  Amérique.  Il  est  donc  probable  qu'on  devra  quelque  jour 
dévier  la  voie  en  un  certain  nombre  de  points  pour  Técarter  de 
marécages  qu'on  a  eu  le  tort  de  lui  faire  traverser,  mais  il  n'y 
a  nullement  à  envisager  la  réfection  prochaine  d'une  portion  no- 
table de  la  ligne.  Du  reste,  ses  promoteurs  ont  jugé  avec  beaucouf) 
de  clairvoyance  que  l'important  était  de  passer  le  plus  tôt  possible 
de  l'Europe  au  l'acilique,  quitte  à  perfectionner  plus  tard  tels  ou 
tels  points  défectueux. 

Les  frais  de  construction  du  Transsibérien  avaient  été  évalués 
d'abord  à  350  millions  de  roubles  ou  9.'{.'}  millions  de  fraïu^s.  Mais 
la  section  de  Strietensk  ;\  Khabarovsk,  qui  devait  coûter  1 IS  mil- 
lions de  roubles,  a  été  depuis  abandomice,  et  l'on  compte  réaliser 
une  économie  de    14  à  iîi  millions   de  roubles  en  traversant  le 


832  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Baïkal  en  bateau.  Il  reste  donc,  en  laissant  toujours  de  côté  la 
ligne  de  Mandchourie,  qui  doit  remplacer  celle  de  l'Amour,  217 
millions  de  roubles  ou  o79  millions  de  francs  qui  se  répartissent 
ainsi:  125  millions  de  francs,  soit  95  000  francs  par  verste,  de 
Tcheliabinsk  à  l'Obi;  195  millions, soit  109  000  francs  par  verste 
de  l'Obi  à  Irkoutsk;  21  millions  pour  la  petite  section  d'Irkoutsk 
au  Baïkal  et  la  traversée  du  lac  ;  142  millions,  soit  133  000  francs 
par  verste  du  Baïkal  à  Strietensk ,  enlin  96  millions ,  soit 
133  000  francs  par  verste,  pour  la  ligne  de  l'Oussouri.  Ces  chiffres 
sont  évidemment  très  inférieurs  à  ceux  que  l'on  voit  pour  les  che- 
mins de  fer  de  l'Europe  occidentale  ;  ils  ne  sont  pas,  cependant,  par- 
ticulièrement bas,  étant  donnés  l'absence  de  toute  difficulté  natu- 
relle en  Sibérie  occidentale  et  dans  une  grande  partie  de  la  Sibérie 
centrale,  le  bon  marché  de  la  main-d'œuvre,  et  la  réduction  à 
presque  rien  des  frais  d'expropriation.  Dans  des  conditions  ana- 
logues, les  chemins  de  fer  de  l'Ouest  Américain  ont  été  générale- 
ment construits  à  meilleur  marché. Mais  ces  chiffres,  que  nous  ve- 
nons de  citer,  ne  sont  que  des  prévisions  faites  en  1891  ;bien  qu'on 
ne  possède  encore  que  des  renseignemens  très  sommaires  sur 
les  frais  exacts  de  construction  des  sections  déjà  achevées  ou  près 
de  l'être,  il  est  certain  qu'ils  ont  été  notablement  dépassés.  Si 
l'excès  de  dépenses  est  faible,  semble  l-il,  en  Sibérie  occidentale, 
il  devra  atteindre  au  moins  20  millions  de  roubles  ou  plus  de 
50  millions  de  francs  pour  la  section  Obi-Irkoutsk  et  autant 
pour  celle  de  Transbaïkalie,  portant  le  prix  de  la  verste  à  plus  de 
140000  et  de  180  000  francs,  ce  qui  apparaît  comme  fort  élevé. 
Il  convient  de  n'écouter  qu'avec  méfiance  tout  ce  qu'on  dit 
en  Sibérie  sur  le  chemin  de  fer.  Il  court  les  histoires  les  plus  ex- 
traordinaires. ?s'ai-je  pas  entendu  répéter  à  plusieurs  reprises,  et 
par  des  gens  sérieux  se  disant  bien  informés,  que  la  plus  grande 
ville  de  Sibérie,  Tomsk,  avait  été  laissée  à  80  kilomètres  au  nord 
du  chemin  de  fer  et  avait  dû  se  contenter  d'un  embranchement 
fort  mal  construit  parce  que  ses  habitans  ne  s'étaient  pas  montrés 
assez  généreux  à  l'égard  des  fonctionnaires  chargés  des  études  1 
Il  va  sans  dire  que  je  n'ajoute  pas  foi  à  ce  conte;  mais  il  montre 
en  quelle  médiocre  estime  on  tient  en  Sibérie  les  tchinôvniks  et 
tout  ce  qui  s'y  rattache.  Il  faut  avouer  que  la  partie  asiatique  de 
l'Empire  est  un  peu  restée  le  refuge  de  la  corruption  adminis- 
trative dont  Alexandre  II  et  Alexandre  III  surtout  ont  en  grande 
partie    purgé    la    Russie    d'Europe,  et,  sans   estimer    autrement 


LA    SIDÉKIE    ET    LE    TRANSSIlîÉRFEN .  833 

qu'à  leur  juste  valeur  les  récits  qu'on  y  entend,  il  demeure 
certain  qu'il  s'y  est  fait  un  assez  grand  gaspillage,  partie  par 
manque  de  délicatesse,  partie  par  inexpérience  et  négligence  : 
les  amas  de  rails  rouilles  et  tordus,  que  l'on  peut  voir  en  plu- 
sieurs points  des  rives  de  l'Amour  et  qui  ont  été  abandonnés 
là  aux  intempéries,  par  des  bateaux  que  les  glaces  ont  surpris 
durant  une  montée  trop  tardive,  les  traverses  préparées  trop  tôt 
et  commençant  à  pourrir  avant  d'être  mises  en  place,  que  l'on 
aperçoit  entre  l'Iénisséi  et  le  Baïkal,  sont  un  témoignage  d'in- 
curie. D'autre  part,  en  faisant  des  commandes  de  rails  à  de  mi- 
nuscules forges  de  la  Sibérie  centrale,  dont  l'outillage  est  aussi 
insuffisant  que  le  personnel  est  incompétent  et  qui  ne  peuvent 
que  livrer  en  retard  un  matériel  de  mauvaise  qualité,  on  ne  pa- 
raît pas  s'être  inspiré  seulement  du  désir  de  stimuler  des  indus- 
tries naissantes,  mais  aussi  d'autres  pensées  moins  hautes  et  plus 
pratiques.  Enfin,  les  sommes  destinées  aux  travaux  n'y  ont 
peut-être  pas  été  toujours  directement  employées.  Dans  un  ordre 
d'idées  plus  général,  l'emploi  de  rails  et  de  matériel  provenant 
des  usines  russes,  surtout  de  celles  de  l'Oural,  et  revenant  à  très 
peu  près  deux  fois  plus  cher  que  s'ils  avaient  été  achetés  en  An- 
gleterre, augmente  le  prix  du  Transsibérien;  mais  ceci  est  con- 
forme aux  idées  protectionnistes  qui  prévalent  partout  aujourd'hui 
et  à  la  politique  de  «  colbertisme,  »  d'encouragement  et  de  sub- 
ventions à  toutes  les  industries  nationales,  qui  est  particulière- 
ment en  faveur  auprès  du  gouvernement  russe. 

La  gestion  financière  du  Transsibérien  prête  donc  assez  large- 
ment le  llaiicàla  critique,  et,  si  l'administration  en  eût  chnrgé  une 
société  étrangère,  —  il  s'en  est  présenté  qui  ont  proposé  d'exécuter 
les  travaux  à  forfait  dans  les  délais  indiqués  par  le  gouvernement 
russe, — le  chemin  de  fer,  aussi  bien  construit,  aurait  probablement 
coûté  moins  cher.  Tel  qu'il  est  fait,  il  n'en  reste  pas  moins  une 
grande  œuvre  qui  fait  honneur  à  un  grand  pays,  et  toute  autre 
nation,  sauf  peut-être  l'Angleterre  et  l'Amérique,  aurait  sans 
doute  moins  heureusement  résolu  le  problème  qui  se  posait  de- 
vant les  Russes.  La  coûteuse  lenteur  avec  laquelle  nous  avons 
constrnit  nos  chemins  de  fer  coloniaux  ne  nous  doniio  pas  le 
droit  d'être  sévères  pour  les  fautes  bien  moins  graves  qui  ont  été 
commises  dans  l'exécution  du  Transsibc'rien. 


TOME  CXLVIII.   —   1898.  53 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

IV 

Pour  que  la  locomotive  puisse  se  rendre  directement  de  la 
Russie  d'Europe  au  Pacifique,  il  faudra  attendre  Tach^vement  de 
la  ligne  de  Mandchourie.  Il  suivra  de  plusieurs  années  l'ouver- 
ture des  autres  sections  :  au  moment  où  tout  le  gros  œuvre  est 
terminé  sur  celles-ci,  les  études  définitives  ne  le  sont  pas  encore  sur 
le  chemin  de  fer  mandchourien,  qui  rencontre  des  obstacles  plus 
sérieux  qu'aucune  voie  ferrée  sibérienne.  Il  s'agit  ici  d'obstacles 
naturels  :  de  difficultés  politiques,  il  n'y  en  a  guère  et,  bien  qu'elle 
soit  située  dans  une  province  chinoise,  bien  qu'elle  soit  concédée 
à  une  société  anonyme,  la  nouvelle  ligne  n'en  est  pas  moins  com- 
plètement entre  les  mains  de  l'Etal  russe.  La  preuve  s'en  trouve 
dans  les  statuts  de  la  «  Société  du  chemin  de  fer  chinois  de  l'Est  » 
constituée  par  la  Banque  russo-chinoise,  à  la  suite  de  la  conven- 
tion du  27  août/8  septembre  1896  entre  la  Russie  et  la  Chine. 
D'après  ces  statuts  approuvés  par  le  gouvernement  russe  le  4/1 6  dé- 
cembre 1896  et  publiés  dans  le  Messager  officiel  de  rEjnpire  : 
«  les  détenteurs  d'actions  ne  pourront  être  que  Russes  ou  Chinois. 
La  durée  de  la  concession  est  de  quatre-vingts  ans  à  dater  du  jour 
où  la  ligue  sera  ouverte  dans  toute  son  étendue...  Los  obligations 
seront  émises  au  moment  du  besoin;  le  consentement  du  mi- 
nistre des  finances  de  Russie  sera  nécessaire  pour  chaque  émis- 
sion. Le  gouvernement  russe  garantit  le  payement  d'intérêts  et 
l'amortissement  des  obligations...  A  la  tète  de  la  Société  se  trou- 
vera une  comité  de  direction  qui  siégera  à  Pékin  et  à  Saint- 
Pétersbourg.  Il  comprendra  un  président  et  neuf  membres  dont 
un  vice-président.  Le  président  sera  choisi  par  le  gouvernement 
chinois;  les  autres  membres  seront  choisis  par  l'assemblée  géné- 
rale des  actionnaires.  Le  président  a  pour  mission  de  surveiller 
comment  la  société  tient  ses  engagemens  vis-à-vis  de  la  Chine... 
Le  vice-président  surveille  la  marche  des  affaires  de  la  Société... 
Le  gouvernement  russe  a  le  droit  de  surveiller  la  marche  des 
afîaires,  tant  pendant  la  période  de  construction  que  pendant 
celle  d'exploitation.  Le  ministre  des  finances  de  Russie  doit  rati- 
fier les  nominations  du  vice-président,  de  l'ingénieur  en  chef,  du 
surveillant  de  l'exploitation,  des  chefs  de  service  indépendans, 
des  ingénieurs;  le  tracé  de  la  ligne  et  les  conditions  techniques 
de  la  construction  doivent  recevoir  son  assentiment.  » 


LA    SmÉRIE    ET    LE    TRANSSIBÉRIEN.  835 

Ces  statuts  se  passent  de  commentaires.  Si  l'on  ajoute  que  la 
majorité  des  actions  sont  aux  mains  du  'gouvernement  russe,  on 
voit  qu'en  dépit  d'un  président  chinois  de  parade,  la  ligne  de 
Mundchourie  est  entièrement  entre  les  mains  du  ministre  des 
finances  russe.  M.  de  Witte  en  a  d'ailleurs  été  le  principal  pro- 
moteur et  en  a  préparé  les  statuts,  qui  ne  stipulent  pas  moins 
rigoureusement  les  obligations  de  la  Société  relativement  à 
l'exploitation  qu'en  ce  qui  concerne  la  construction  :  capacité 
de  transport  égale  à  celle  des  voies  sibériennes,  transit  des  trains 
sibérieQs  sans  retard  et  avec  la  même  vitesse  que  sur  le  territoire 
russe,  tarifs  fixés  après  entente  avec  le  gouvernement  russe,  ser- 
vice postal  transporté  en  franchise  ;  exemption  de  tous  droits  de 
douanes,  etc.  La  seule  réserve  faite  au  profit  de  la  Chirie  est  un  droit 
de  rachat  :  «  Après  un  délai  de  trente-six  ans  à  dater  du  jour  où 
la  ligne  sera  achevée  et  complètement  exploitée,  le  gouvernement 
chinois  aura  le  droit  de  racheter  cette  ligne  en  se  substituant 
complètement  à  la  Société  dans  tous  les  capitaux  déboursés  et 
dans  toutes  les  dettes  faites  pour  les  besoins  de  la  ligne,  y  com- 
pris les  intérêts  composés...  »  Si  la  Chine  n'use  pas  de  cette 
faculté  de  rachat,  et  il  n'y  a  guère  de  risque  qu'elle  le  fasse  dans 
sa  situation  politique  et  financière,  elle  entrera  gratuitement  en 
possession  de  la  ligne  et  de  ses  dépendances  quatre-vingts  ans 
après  l'ouverture  à  l'exploitation.  Gela  est  très  loin. 

«  Les  travaux,  disent  les  statuts,  devront  commencer  au  plus 
lard  le  16/28  août  1897  et  la  ligne  devra  être  terminée  six  ans 
après  que  le  comité  de  direction  aura  été  complètement  constitué 
et  que  les  terrains  nécessaires  auront  été  livrés  à  la  Société.  »  Le 
chemin  de  fer  devrait  donc  être  achevé  en  1903;  bien  que  les  tra- 
vaux aient  été  inaugurés  en  août  1897,  ce  délai  de  construction 
paraît  un  peu  court  en  présence  des  difficultés  exceptionnelles 
que  rencontrent  les  travaux. 

D'après  un  avant-projet  arrêté  au  début  de  1897,  la  ligue  de 
Mandchourie,  d'Onon  où  elle  se  détache  do  l'ancien  tracé,  à 
Nikolsk,  où  elle  le  rejoint,  compterai!  1  92(1  kilomètres  dont 
1  42o  sur  le  territoire  de  rEnij)ire  du  Milieu,  formant  le  chemin 
de  fer  de  l'Est  chinois,  et  495  en  territoire  russe.  La  distance 
totale  par  voie  ferrée  de  Tcheliabinsk  à  Vladivostok  serait  donc, 
en  suivant  cette  voie,  de  (5107  vcrstes  au  lieu  de  0901  par  l'an- 
cien tracé.  Mais  cet  avanl-projct  établi  sur  des  levés  géogra- 
phiques se  trouvera  plus  ou  moins  modifié,  et  sans  doute  allongé. 


83G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  les  études  topographiques  détaillées  commencées  depuis  un 
an.  Tel  qu'il  est,  il  rend  déjà  compte  des  principaux  obstacles  à 
vaincre.  La  Mandchourie  chinoise  se  compose  des  deux  bassins 
du  Soungari,  le  grand  affluent  de  l'Amour  qui  joint  ce  fleuve  entre 
Blagoviechtchensk  et  Khabarovsk,  et  du  Liao-ho  qui  se  jette  au 
port  ouvert  de  Newchwang  dans  le  golfe  du  Petchili;  entre  ces 
deux  bassins  se  trouve  une  zone  de  steppes  sans  eau,  large  de 
200  kilomètres,  prolongement  oriental  du  grand  désert  de  Gobi, 
mais  aucune  hauteur  importante.  Au  contraire,  à  l'est,  au  nord 
et  au  nord-ouest  de  la  Mandchourie,  se  dressent  d'épais  massifs 
montagneux  qui  séparent  les  vallées  de  l'Amour  et  de  ses  tribu- 
taires, l'Argoun  et  rOussouri,de  la  grande  plaine  intérieure, basse 
et  marécageuse,  qu'arrosent  le  Soungari  et  les  rivières  secon- 
daires qui  s'y  réunissent. 

La  nouvelle  ligne  de  chemin  de  fer  doit  donc  traverser  d'abord 
pendant  600  verstes,  en  parlant  dOnon,  les  hautes  chaînes  con- 
fuses qui  couvrent  tout  le  sud  de  la  Transbaïkalie,  s  élever  ainsi 
à  plusieurs  reprises  au-dessus  de  I  000  nirtres,  redescendre  à 
550  dans  la  vallée  de  l'Argoun,  rentrer  pour  200  verstes  dans  une 
région  montagneuse  inhabitée,  entièrement  inexploré(^  avant  lar- 
rivée  des  missions  d'ingénieurs,  et  où  la  cote  de  1 000  mètres 
devra  être  de  nouveau  dépassée,  parcourir  ensuite  sur  plus  de 
.^00  verstes,  en  se  tenant  constamment  entre  100  et  200  mètres 
d'altitude,  la  plaine  du  Soungari,  s'élever  enfin  de  nouveau  à  plus 
de  600  mètres  pour  franchir  des  crêtes  successives  séparées  par 
d'assez  profondes  vallées,  et  retomber,  à  Nikolsk,  à  40  mètres  au- 
dessus  du  niveau  de  la  mer.  Quoique  plus  abruptes  et  nécessitant 
plus  de  travaux  d'art  qu'en  Sibérie,  les  montagnes  ne  constituent 
pas  le  principal  obstacle  à  l'exécution  du  Mandchourien.  La  dif- 
ficulté la  plus  redoutable  vient  encore  ici  du  manque  de  consis^ 
tance  des  terrains  dans  les  régions  basses.  Au  dire  des  voyageurs 
qui  l'ont  traversée,  —  et  j'ai  rencontré  en  Sibérie  plusieurs  de  nos 
compatriotes  qui  avaient  fait  ce  voyage,  —  toute  la  plaine  du 
Soungari  n'est  en  été  et  au  début  de  l'automne  qu'un  immense 
lac  de  boue  ;  cependant,  ajoutent  certains  explorateurs,  on  trouve 
à  trois  ou  quatre  pieds  au-dessous  de  la  surface  un  gravier  résis- 
tant qui  permettrait,  non  sans  grandes  dépenses,  de  donner  une 
assiette  solide  à  la  voie. 

Dans  ces  conditions,  il  se  trouve  des  pessimistes  pour  dire  que 
la  ligne  de  Mandchourie  devrait  être  abandonnée  et  qu'il  faudrait 


LA    SIBÉRIE    ET    LE    TRANSSIBÉRIEN.  837 

revenir  au  projet  primitif,  par  la  vallée  de  l'Amour.  La  preuve 
que  le  gouvernement  russe  n'y  renonce  nullement,  en  dépit  de  ces 
critiques  excessives,  a  été  donnée  en  avril  4898  par  l'ordre  du 
Tsar  de  commencer  cette  année  même  la  construction  du  tronçon 
d'Onon  à  l'Argoun,  qui  se  trouve  sur  le  territoire  de  son  empire. 
Des  travaux  préparatoires  très  importans  ont  déjà  été  entrepris 
pour  la  section  située  en  pays  chinois  :  on  s'est  préoccupé,  comme 
en  Sibérie  occidentale,  d'utiliser  les  voies  d'eau  pour  créer  plu- 
sieurs points  de  départ  et,  afin  de  pouvoir  remonter  le  Soungari, 
on  a  commandé  en  Angleterre,  à  Newcastle-on-Tyne,  de  grands 
remorqueurs  à  fond  plat,  de  deux  pieds  seulement  de  tirant  d'eau, 
munis  de  machines  fortes  de  500  chevaux,  qui  remorqueront  les 
barges  portant  les  rails.  Ceux-ci  viendront  d'Europe  par  Vladi- 
vostok et  le  chemin  de  fer  de  l'Oussouri  ;  les  pièces  qui  doivent 
composer  les  remorqueurs  arrivent  par  la  même  voie,  et  je  voyais 
monter  un  de  ces  grands  bateaux  plats  en  septembre  1897,  à 
Iman  où  la  ligne  de  Vladivostok  atteint  l'Oussouri.  Mieux  encore 
que  le  Soungari  où  les  bas-fonds  rendent  la  navigation  malaisée, 
il  semble  que  l'Argoun  pourrait  aider  à  amener  les  matériaux  du 
chemin  de  fer  de  Mandchouric,  et  l'on  obtiendra,  si  on  y  a  re- 
cours, six  fronts  d'avancement  simultanés.  Les  dépenses  de  con- 
struction s'élèveront  sans  doute  à  350  ou  400  millions  do  francs. 

Si  le  gouvernement  du  Tsar  a  décidé  d'exécuter  la  ligne  de 
Mandchourie,  ce  n'est  pas  seulement  en  raison  d'une  abréviation 
de  trajet  incertaine,  ni  des  plus  grandes  facilités  techniques 
espérées,  c'est  encore  et  surtout  à  cause  des  grands  avantages 
politiques  que  doit  entraîner  sa  construction.  Elle  passe  à  moins 
de  500  verstes  de  l'extrémité  nord  du  golfe  du  Petchili,  dont  elle 
est  séparée  par  un  pays  relativement  facile;  si  l'on  s'en  était  tenu 
à  la  ligne  de  l'Amour,  on  en  restait  à  une  distance  double,  et 
lorsque,  après  avoir  fait  un  grand  coude,  on  gagnait  Vladivostok, 
on  demeurait  obligé,  pour  alteiiidre  le  Petchili,  de  franchir  les 
montagnes  confuses,  presque  inconnues  même,  dénuées  de  routes 
et  d'habilans,  qui  s'étendent  au  nord  des  frontières  coréennes.  De 
la  plaine  du  Soungari,  la  lUissie  peut  aisément  envoyer  ses  troupes 
à  Moukden,  à  Newchwang  et  menacer  Pékin;  de  Vladivostok 
elle  pouvait  à  peine  songer  i\  les  envoyer  par  terre,  et  elle  n'est 
pas  maîtresse  de  la  mer. 

La  convention    russo-chinoise   de   189(5    prc'vovait-elle    autre 
chose  que  la  construction  du  chemin  de  fer  de  Mandchourie;  sti- 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pulait-elle  en  particulier  l'occupation  de  Port-Arthur  par  les 
Russes?  Les  journaux  anglais  qui  se  disaient  bien  renseii^nés 
l'affirmaient.  La  question  est  oiseuse  aujourd'hui  et,  décidée  ou 
non  il  y  a  deux  ans,  la  «  cession  à  bail  »  de  Port-Arthur  et  de  Ta- 
lienwan  au  Tsar  est  un  fait  accompli  depuis  le  mois  d'avril.  Elle 
entraîne  comme  conséquence  l'exécution  dun  embranchement 
qui  relie  ces  ports  au  point  le  plus  rapproché  du  chemin  de  fer 
de  l'Est  chinois  qu'il  ne  peut  plus  être  question  d'abandonner; 
ce  tronçon  comptera  800  verstes  environ  et ,  vu  le  point  d'où 
il  partira,  la  longueur  totale  du  Transsibérien  ne  sera  pas  aug- 
mentée par  cette  déviation  qui  l'amène  à  se  terminer  à  l'extré- 
mité de  la  presqu'île  du  Liao-Toung,  sur  les  bords  d'une  mer 
toujours  libre  (1). 


En  1904  ou  1905  au  plus  tard,  une  voie  ferrée  continue  réu- 
nira l'Europe  aux  bords  du  Pacifique.  En  estimant  à  2000  verstes 
la  longueur  de  la  ligne  mandchouriennc  d'Onon  à  Nikolsk,  la  dis- 
tance de  Vladivostok  à  Tcheliabinsk.  au  pied  de  l'Oural,  sera  do 
6  200  verstes  ou  0613  kilomètres,  y  compris  60  kilomètres  en  ba- 
teau à  vapeur  sur  le  lac  Baïkal;  alors  Vladivostok,  et  aussi  l*ort- 
Arthur  seront,  par  le  chemin  de  fer,  à 

0".5ri2  kilomètres  (8778  verstes)  de  Saint-l*étersbourg,  via  Moscou. 
1011)3  —  Berlin. 

11271  —  Paris. 

1 1  367  —  Londres,  m'a  Douvres  et  Oslende. 

Les  grands  express  européens  franchiraient  en  une  semaine 
tes  plus  longues  de  ces  distances  ;  mais  il  n'est  pas  encore  question 
de  parcourir  les  lignes  sibériennes  à  des  vitesses  de  60  ou  80  kilo- 
mètres à  l'heure.  Une  telle  rapidité  nest  atteinte  que  sur  les 
chemins  de  fer  très  solidement  construits  de  l'Europe  occiden- 
tale, et  sur  trois  ou  quatre  lignes  dans  l'est  des  Etats-Unis.  Les 
trains  transcontinentaux  américains  eux-mêmes  ne  font  guère 
que  35  à  40  kilomètres  par  heure,  une  fois  le  Mississipi  franchi 
et,  sur  le  Canadian  Pacific,  la  vitesse  n'atteint  de  Montréal  à 

(1)  La  ligne  sur  Vladivostok  n'en  sera  pas  moins  exécutée.  D'importantes  instal- 
lations maritimes  y  existent;  son  port  est  très  sûr  et  elle  aurait  une  grande  im- 
portance en  cas  de  conflit  avec  le  Japon.  Aussi  ne  saurait-on  laisser  cette  ville 
isolée. 


LA    SIUÉIIIE    ET    LE    TRANSSIBÉRIEN.  839 

Vancouver  que  37  kilomètres.  Ce  chiffre  lui-même  serait  encore 
trop  fort  pour  le  Transsibérien  à  ses  débuts  :  les  rails  sont  très  lé- 
gers, un  peu  trop  légers  peut-être,  surtout  dans  les  premières 
sections  construites  à  l'ouest  (1)  ;  la  voie  est  assez  sommairement 
établie  et  le  ballast,  comme  en  Amérique,  souvent  très  primitif. 
Aussi  prévoit-on  que  Y  Extrême-Orient-Express,  le  train  de  luxe 
hebdomadaire  que  l'on  compte  organiser  dès  l'achèvement  de  la 
ligne,  mettra  quinze  jours  pour  se  rendre  de  Paris  ou  de 
Londres  à  Vladivostok  ou  à  Port-Arthur,  ce  qui  n'exigera  pas  une 
vitesse  supérieure  à  25  verstes(ou  27  kilomètres)  sur  les  parcours 
sibériens.  Lorsque  ces  lignes  pourront  supporter  la  même  rapi- 
dité que  le  chemin  de  fer  canadien,  et  l'on  ne  ta'^dera  guère  à  y 
arriver,  le  trajet  de  Paris  aux  côtes  du  Pacifique  sera  réduit  à 
onze  jours. 

Dès  l'ouverture  du  Transsibérien,  la  voie  de  l'Empire  russe  sera 
incomparablement  la  route  la  plus  courte  d'Europe  en  Extrême- 
Orient  :  de  Vladivostok  aux  ports  japonais  de  Naoetsou  et  de 
Niigata  sur  la  mer  du  Japon,  il  n'y  a  que  480  milles,  soit  30  à  40 
heures  de  bateau  à  vapeur.  De  là  420  milles  de  voie  ferrée  parcourus 
en  quinze  heures  mettront  la  capitale  duMikado  à2  jours  et  demi 
de  Vladivostok,  à  17  jours  de  Paris.  D'autre  part,  un  chemin  de 
fer  chinois  est  déjà  en  exploitation  de  Pékin  à  Tien-Tsin  et  de  là 
vers  le  nord-est;  il  doit  être  prolongé  jusqu'à  Moukden,  et  les 
Russes  y  tiendront  la  main.  Il  rejoindra  en  ce  point  l'embranche- 
ment de  Port-Arlhur  et  l'on  arrivera  alors  en  10  jours,  par  terre, 
de  Paris  à  Pékin.  Shanghaï,  le  plus  grand  port  de  Chine,  n'est 
qu'à  500  milles  marins  de  Port-Arthur  et  sera  atteint  en  moins  de 
47  jours.  L'entrepcM  de  tout  le  commerce  de  rp]xtrômc-()riont, 
Hongkong,  se  trouvera  à  20  jours  de  Londres.  Aujourd'hui  il  faut 
au  contraire  3i  jours  au  moins  pour  se  rendre  de  France  ou  d'An- 
gleterre à  Yokohama  par  le  canal  de  Suez  et  25  par  le  Canada; 
pour  Shanghaï  le  trajet  minimum  est  de  28  jours  par  la  première 
route,  de  31  |)iii-  la  seconde,  pour  llong-Kong  de  25  jours  par  Suc/., 
de  33  par  l'Amérique.  Hien  que  située  sous  le  tropique,  cette  ville 
sera  plus   rapidement   atteinte   en    passant    par  la  Sibt'rie  qu'en 
faisant    le  tour  des  Indes.  i*our  Saïgon  mêin(>.  que  les  paquebots 
les  plus  rapides    partis    di;    Marseille    n'ont    pu    tomber   (ju'eu 
23  jours,    c'est  à  peine  si  la  navigation  pourra  soutenir  la  lutte 

(1)  On  avait  pose  sur  d'ilfs-ci   un   lypc   de   rails   |)osatit  Ji    kilo-;  simiIimucuI  le 
mètre  courant;  dans  los  parties  en  lonstrnetion,  on  a  ailoplé  un  typo  plus  lounl. 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  vitesse  avec  le  Transsibérien.  La  capitale  de  la  Cochinchiae 
marque  à  peu  près  la  limite  do  sa  zone  d'attraction  :  tout  ce  qui 
est  au  nord  et  à  l'est  :  Japon,  Chine,  Tonkin,  Philippines,  sera 
rapproché  de  l'Europe  par  l'ouverture  du  chemin  de  fer  russe. 

Sans  doute  les  paquebots  pourront  augmenter  leur  vitesse  :  en 
la  portant  à  IG  nœuds,  ils  réduiraient  à  21  jours  et  demi  le  voyage 
de  Paris  à  Saigon,  à  24  celui  de  Hong-Kong.  Mais  16  nœuds, 
c'est-à-dire  29'"", (»  à  l'heure,  c'est  déjà  une  vitesse  considérable. 
Les  grands  paquebots  d'Australie  et  les  quatre  nouveaux  navires 
que  la  compagnie  des  Messageries  Maritimes  mot  en  service  sur  ses 
lignes  de  Chine,  conformément  à  son  dernier  contrat  avec  l'Etat, 
peuvent  sans  doute  y  atteindre  facilement;  je  les  ai  vus  marcher  à 
17  nœuds  en  cours  de  roule,  ils  ont  donné  jusqu'à  19  aux  essais, 
et  le  feraient  de  nouveau  le  jour  où  il  serait  nécessaire ,  sans 
risque  pour  leurs  machines.  Toutefois  l'adoption  d'une  allure  aussi 
rapide  exigerait  un  accroissement  énorme  de  la  consommation 
de  charbon,  c'est-à-dire  de  la  dépense.  En  ce  qui  concerne  la  voie 
américaine  on  n'entrevoit  pas  la  possibilité  de  réduire  le  trajet 
d'Angleterre  au  Japon  à  moins  de  trois  semaines.  Pour  aller  de  la 
Grande-Bretagne  européenne  à  la  «  Grande-Bretagne  de  l'Extrême- 
Orient,  )>  le  chemin  le  plus  court  sera  celui  de  l'Empire  russe, 
que  devront  prendre  aussi  dès  l'ouverture  du  chemin  de  fer,  en 
dépit  des  efforts  des  compagnies  de  navigation,  les  voyageurs 
pressés  à  destination  de  Pékin,  de  Shanghaï,  de  Hong-Kong,  de 
Manille,  sinon  de  Saigon.  Puis,  l'exploitation  du  Transsibérien  se 
perfectionnera  aussi,  et  lorsque  dix  ou  onze  jours  de  chemin  de 
fer  amèneront  les  voyageurs  de  l'Europe  occidentale  aux  ports 
russes  du  Pacifique,  son  cercle  d'attraction  s'étendra  encore  vers 
le  sud  jusqu'aux  abords  mêmes  du  détroit  de  Malacca. 

Le  Transsibérien  ne  sera  pas  seulement  la  voie  la  plus  sûre,  il 
sera  aussi  la  moins  dispendieuse.  Le  prix  d'une  place  de  première 
classe  de  Marseille  à  Hong-Kong,  Shanghaï  ou  aux  ports  japo- 
nais,  est  uniformément  de  1  715  francs,  ce  qui  porte  à  1  800  et 
1  840  francs  le  coût  du  voyage  de  Paris  ou  de  Londres.  Par  le 
Canada,  il  est  le  même.  Par  la  Sibérie,  il  sera  moitié  moindre.  Le 
tarif  des  chemins  de  fer  russes  est  un  tarif  «  par  zones  »  des  mieux 
conçus,  qui  permet  de  franchir  les  longues  distances  à  prix  réduits. 
D'après  ce  tarif  on  se  rendra  de  la  frontière  allemande  à  Vladi- 
vostok ou  Port-Arthur  moyennant  107  roubles  ou  285  fr.  33  en 
première  classe  et  114  francs  en  troisième,  bien  que  la  distance  soit 


LA    SIBÉRIE    ET    LE    TRANSSIBÉRIEN.  841 

de  plus  de  9  000  kilomètres.  Une  place  de  luxe  dans  un  grand  ex- 
press européen  jusqu'à  l'entrée  en  Russie  portera  les  frais  de  che- 
min de  fer  à  un  total  de  ioO  francs.  Ajoutons  encore  les  dépenses 
d'entretien  des  voyageurs,  qui  sont  comprises  dans  le  prix  des 
passages  en  mer,  mais  non  dans  les  billets  de  chemin  de  fer,  soit 
200  francs,  puis  les  frais  de  transport  en  bateau  de  Port-Arthur 
à  Shanghaï,  soit  150  francs,  ou  à  Hongkong,  soit  300  francs, 
ce  qui  est  largement  compté;  nous  avons  ainsi  un  total  de 
800  francs  pour  la  Chine  du  nord  (et  de  même  pour  le  Japon),  de 
950  pour  la  Chine  méridionale.  C'est  bien  environ  la  moitié  des 
dépenses  actuelles. 

Reste  la  question  du  confortable.  Personne  n'a  jamais  passé 
quinze  jours  de  suite  en  chemin  de  fer,  — il  n'y  a  pas  de  trajet  d'une 
longueur  pareille  aujourd'hui, —  et  nombre  de  gens  redoutent  un 
peu  l'efiet  de  ces  trois  cent  soixante  heures  de  trépidation  con- 
tinue sur  leur  organisme.  Cependant  bien  des  Américains  restent 
couramment  de  cinq  à  six  jours  consécutifs  dans  un  train  ;  pareille 
épreuve  serait  insupportable  dans  nos  wagons  de  France,  mais, 
avec  un  matériel  bien  compris,  ces  longs  voyages  n'ont  rien  de 
très  pénible.  Les  Russes,  vivant  dans  un  pays  où  les  distances 
sont  grandes,  ont  su,  comme  les  Américains,  résoudre  le  pro- 
blème, et  ont  adopté  pour  le  Transsibérien  l'un  des  plusexcellens 
matériels  qui  soient  au  monde.  Un  couloir  latéral  et  des  commu- 
nications de  wagon  à  wagon  permettent  de  circuler  d'une 
extrémité  du  train  à  l'autre,  en  même  temps  que  les  voyageurs 
d'un  compartiment  de  première  ou  de  seconde  peuvent  s'isoler 
en  enfermant  la  porte.  En  troisième,  aussi  bien  qu'en  première, 
tout  le  monde  peut  s'étendre  pour  la  nuit.  En  première  classe, 
où  l'on  ne  place  que  quatre  voyageurs  par  compartiment, 
chaque  banquette  forme  une  première  couchette  et  une  autre 
au-dessus  est  relevée  le  jour  contre  la  paroi  et  rabattue  la 
nuit;  en  seconde,  l'organisation  est  analogue;  en  troisième  on 
a  pu  obtenir  huit  couchettes,  les  wagons  étant  assez  hauts 
pour  en  |)lacer  trois  superposées  de  chaque  côté  ;  deux  autres  so 
rabattent  devant  l'une  des  fenêtres.  Mais  ici  ce  sont  de  simples 
panneaux  de  bois  sur  les(juels  les  voyageurs  so  roulent  dans  leurs 
couvertures;  le  seul  reproche  qu'on  puisse  faire  à  l'administration, 
c'est  de  ne  point  fournir  de  draps  en  [•icniière,  comme  elle  le  fait 
en  Russie  d'Europe,  moyennant  un  su|)[»lément  de  prix  insigni- 
fiant. Ainsi  donc,  on  peut  so  coucber  la  nuit,  so  délasser  un  peu 


842  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  jour  en  se  promenant  d'un  boula  l'autre  du  train;  les  buffets 
où  l'on  s'arrête  longuement  toutes  les  cinq  ou  six  heures  vous 
fournissent  une  nourriture  très  passable,  on  y  trouve  de  la  bière 
et  du  vin  de  Crimée  ou  du  Caucase;  sur  le  chemin  de  fer  de  l'Ous- 
souri,  circule  un  wagon-restaurant  fort  convenablement  servi  à 
l'européenne  par  des  Japonais;  le  corps  est  donc  bien  pourvu.  Et, 
puisque  j'ai  vu  aux  principales  gares,  comme  Tcheliabinsk  ou 
Omsk,  des  romans,  dans  le  texte  fran(;ais,  de  Maupassant,  de 
Daudet,  SeNsatio?is  d'Italie  et  Cosmopolis  de  Bourget,  ne  puis-je 
dire  que  l'esprit  aussi  aurait  mauvaise  grâce  à  se  plaindre  ? 

Le  gouvernement  russe  n'a  pas  voulu  cependant  s'en  tenir 
exclusivement  à  son  propre  matériel,  et  une  convention  est  déjà 
signée  avec  la  Compagnie  des  wagons-lits  pour  organiser  un 
Ext rêjne-Oricnt-Express ,  muni  d'un  wagon-restaurant,  d'une  bi- 
bliothèque et  de  toutes  les  ressources  que  l'on  trouve  dans  les 
grands  trains  américains.  Sans  doute  on  voyage  toujours  moins 
confortablement  en  chemin  de  fer  que  dans  un  des  superbes  paque- 
bots modernes  lorsque  la  mer  est  belle  ;  mais  la  traversée  d'Europe 
en  Chine  n'est  pas  des  meilleures  :  quinze  jours  à  trois  semaines 
de  chaleur  torride  ;  en  hiver,  la  mousson  de  sud-ouest  dans  l'océan 
Indien;  en  été,  des  typhons  fréquens  dans  les  mers  de  Chine; 
mars  et  avril  sont  les  seuls  mois  où  l'on  puisse  compter  sur  un 
agréable  voyage.  D'autre  part,  la  route  du  Canada  exige  deux 
transbordemens,  et  l'Atlantique  et  le  Pacifique  du  nord  sont  des 
mers  médiocrement  hospitalières.  En  été  tout  au  moins,  la  route 
du  Transsibérien  sera  préférée  par  tous;  l'hiver  même  elle  gar- 
dera sans  doute  une  nombreuse  clientèle  :  les  wagons  seront  bien 
chauffés  et  l'on  n'aura  pas  à  craindre,  comme  au  Canada,  les  ava- 
lanches, car  on  ne  traverse  pas  de  montagnes  aussi  élevées,  le  froid 
est  généralement  sec  et  la  neige  peu  épaisse  en  Sibérie.  Enfin,  ce 
ne  sont  pas  seulement  des  «  globe-trotters  »  de  loisir  qui  se  rendent 
en  Extrême-Orient;  il  y  a  aussi  et  il  y  aura  de  plus  en  plus  des 
hommes  d'affaires,  et  la  devise  de  notre  époque  n'est-elle  pas  : 
Time  is  money? 

Les  marchandises  suivront-elles  les  voyageurs  à  travers  la 
Sibérie?  Pour  la  plupart  d'entre  elles,  c'est  moins  une  question  de 
temps  qu'une  question  de  prix  qui  se  pose.  Dans  le  grand  centre 
des  exportations  chinoises,  à  Shanghaï,  les  frets  étaient  à  la  fin 
de  1897  de  35  shillings^  soit  43  fr.  7o  sur  Londres,  Hambourg  et 
les  autres  ports  du  Nord  ;  c'était  un  prix  largement  rémunérateur 


LA    SIBÉRIE    ET    LE    THANSSIBÉRIEN.  843 

pour  les  compagnies  de  navigation,  et  une  baisse  légère  leur  eût 
encore  laissé  quelques  bénéfices.  A  la  suite  du  désaccord  entre  les 
diverses  lignes  et  de  la  rupture  du  syndicat  qui  les  unissait,  les 
cours  s'effondrèrent,  en  février,  à  28  francs.  Des  taux  aussi  bas 
ne  paraissent  pas  pouvoir  se  maintenir  longtemps,  et  un  prix  d'en- 
viron 40  francs  par  tonne  pour  le  transport  de  Shanghaï  à  Londres 
ou  Hambourg  par  mer  semble  normal;  pour  le  Havre,  Gênes  et 
Marseille  il  faut  le  majorer  de  2  sh.  (5  pence  ou  3  fr.  7o. 

Si  elles  empruntaient  la  voie  du  Transsibérien,  les  marchan- 
dises qui  sortent  aujourd'hui  par  Shanghaï  devraient  en  premier 
lieu  gagner  Port- Arthur  en  bateau.  Même  en  ne  tenant  pas  compte 
des  dépenses  qu'entraînerait  ce  petit  parcours  maritime,  il  fau- 
drait que  leurs  frais  de  transport  par  chemin  de  fer  en  Allemagne, 
en  France  ou  en  Angleterre  ne  s'élevassent  pas  à  plus  de  40  francs 
par  tonne,  sans  quoi  elles  auraient  avantage  à  prendre  la  voie 
maritime.  Pour  11  000  kilomètres  de  voie  ferrée,  40  francs  par 
tonne  font  moins  de  0  fr.  0036  par  kilomètre,  environ  un  tiers 
de  centime  la  tonne  kilométrique.  Les  tarifs  les  plus  bas  dans  le 
monde  entier  sont  aujourd'hui  doubles,  et,  à  ce  taux,  aucun 
chemin  de  fer  ne  pourrait  couvrir  ses  frais  d'exploitation. 

Certaines  marchandises  fines  paient  sans  doute  des  frets  mari- 
times beaucoup  plus  élevés  :  telle  est  la  soie  qui  n'atteint  Lyon 
ou  Milan  par  Marseille  ou  Gênes  qu'après  avoir  été  grevée  de 
50  francs  par  100  kilogrammes,  ce  qui  représenterait  t  centimes 
et  demi  par  tonne  kilométrique  sur  le  chemin  de  fer,  mais  aussi 
c'est  un  produit  qui  exige  des  soins  particuliers.  Peut-être  pour- 
rait-il cependant  gagner  par  cette  voie  Moscou,  où  des  fabriques  de 
soieries  fondées,  en  général,  par  des  Français  ont  pris,  dans  ces 
dernières  années,  une  grande  importance.  Une  autre  denrée,  le 
thé  dont  il  se  fait  une  si  grande  consommation  en  Russie,  est  dès 
aujourd'hui  transportée  en  partie  par  voie  de  terre,  mais  grâce 
seulement  à  un  tarif  diiïérontiel  très  considérable  qui  frappe  h' 
poud  de  thé  (16 ''",380)  de  84  francs  lorsqu'il  arrive  par  mer  à 
Odessa,  quelle  qu'en  soit  la  (pialité,  au  lieu  de  52  francs  pour  le 
thé  en  feuilles  et  de  6  francs  pour  le  thé  en  briques,  lorsque 
l'entrée  a  lieu  par  KiaUhta  et  la  Sibérie.  Grâce  à  ce  niginu^  artifi- 
ciel, sur  2142  000  pouds  de  llu'  imp(irtés  en  Russie  en  IS!t2.  il  en 
était  venu  70!)  0(iO  par  ()(l(>ssa,  1  217  000  dont  SOÛ  000  de  th."  eu 
briques  par  laSilx-rie,  et  126  000  par  d'autres  voies.  Le  eluMuin  de 
fer  une  lois  ouvert,  les  thés  se  rendront  à  l\)rt-Arthur  en  bateau 


844  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  seront  chargés  en  wagon  en  ce  point.  Si  le  droit  diiïércntiel 
actuel  était  maintenu,  la  route  maritime  ne  pourrait  plus  soutenir 
la  concurrence  de  la  voie  ferrée;  s'il  était  entièrement  supprimé, 
le  résultat  inverse  serait  produit;  il  semblerait  que  la  solution  la 
plus  juste  fût  de  l'abaisser  de  façon  à  maintenir  les  deux  modes 
d'importation  sur  un  pied  d'égalité  en  ce  qui  concerne  les  pro- 
vinces du  centre  de  l'Empire. 

Le  Transsibérien  ne  transportera  donc  pas  beaucoup  de  mar- 
chandises en  transit  entre  la  Chine  et  l'Europe  centrale  et  occi- 
dentale. Il  pourra  prendre  une  part  appréciable  dans  le  mou- 
vement des  échanges  entre  la  Chine  et  la  Russie  elle-même,  et 
contribuer  à  développer  ce  commerce,  qui  ne  s'élève  aujourd'hui 
qu'à  75  millions  de  francs  (1).  Mais  la  facilité  qu'il  donnera  aux 
voyages  ne  sera  pas  sans  avoir  son  contre-coup  économique. 
En  dépit  du  télégraphe,  dont  l'usage  est  restreint  par  son  prix 
démesuré,  il  n'est  pas  sans  intérêt  pour  les  entreprises  des  Eu- 
ropéens en  Extrême-Orient  qu'une  lettre  mette  10  à  18  jours 
au  lieu  d'un  mois  ou  cinq  semaines  pour  arriver  d'Europe  en 
Chine  ou  au  Japon.  Il  est  d'une  très  grande  importance  que  les 
hommes  puissent  s'y  rendre  plus  vite,  plus  fréquemment  et  en 
plus  grand  nombre.  L'intérêt  tiévrcux  avec  lequel  tous  les  Euro- 
péens qui  résident  dans  les  ports  ouverts  suivent  les  progrès  du 
Transsibérien,  témoigne  de  l'influence  qu'il  aura  sur  le  dévelop- 
pement de  l'Extrême-Orient.  La  révolution  économique  produite 
par  le  plus  long  des  chemins  de  fer  ne  se  bornera  donc  pas  à  la 
mise  en  valeur  du  pays  qu'il  traverse,  si  considérable  que  soit 
déjà  ce  résultat;  il  rendra  singulièrement  plus  forts  les  liens  qui 
se  nouent  entre  les  deux  extrémités  du  vieux  monde.  Enfin, 
répondant  à  la  pensée  de  ses  premiers  initiateurs,  il  augmentera 
puissamment  les  moyens  d'action  de  l'Europe  sur  l'Asie.  Dès  qu'il 
a  été  entrepris,  le  centre  de  la  politique  et  des  ambitions  euro- 
péennes s'est  transporté  du  Levant  méditerranéen  dans  l'Extrême- 
Orient;  les  événemens  qui  viennent  de  se  dérouler  cet  hiver  dans 
ces  mers  lointaines  ne  sont  que  les  premières  conséquences  de  la 
construction  du  Transsibérien. 

Pierre  Leroy-Beaulieu. 

(1)  Le  commerce  extérieur  de  la  Chiae  est  de  1375  millions  de  francs  au  total 

(isg-î). 


LA  CULTURE  DES  EAUX  SALÉES 


Abandonnée  à  elle-même,  sans  culture,  sans  labours,  sans  se- 
mis de  graines  méthodiquement  choisies  entre  les  meilleures,  sans 
ces  mille  soins  qui,  toute  l'année  durant,  absorbent  le  temps  de 
l'agriculteur  et  de  l'horticulteur,  la  terre  est  une  médiocre  nour- 
rice. Elle  consent  bien,  il  est  vrai,  à  réjouir  les  yeux  par  des 
fleurs  opulentes,  dont  les  couleurs  et  la  forme  resplendissent  au 
milieu  de  la  verdure,  et  servent  aussi  à  attirer  les  insectes  qui 
aideront  à  l'œuvre  de  reproduction  :  mais  elle  n'a  guère  cure  de 
l'estomac.  Les  fruits  qui  suivent  sont  âpres  et  pauvres,  le  plus 
souvent,  et  c'est  faute  de  mieux  que  l'homme  s'en  est  contenté 
pendant  une  longue  succession  de  siècles. 

Il  ne  s'en  contente  plus  au  reste  ;  et  l'une  des  grandes  œuvres 
de  la  civilisation, —  à  la  fois  cause  et  effet  de  celle-ci,  tant  les 
choses  s'enchaînent  et  se  tiennent  mutuellement,  —  œuvre  qui  a 
commencé  dans  les  lointaines  profondeurs  de  la  préhistoire,  et 
qui  se  poursuit  chaque  jour,  dans  chaque  champ,  dans  tout  jar- 
din, a  consisté  dans  l'amélioration  dos  plantes  naturellement  co- 
mestibles. Nul  ne  l'ignore,  cette  amélioration  des  plantes  sau- 
vages est  le  fruit  des  labeurs  de  l'homme,  lo  résultat  des  soins 
par  lui  apportés  à  la  culture,  et  de  la  sélection  surtout. 

S'il  a  su  cultiver  la  terre,  ponrquoi  ne  cultiverait-il  pas  les 
mers  aussi  bien?  Sont-elles  moins  étendues,  moins  riches  en  res- 
sources naturelles  ?  Kt  si  la  récolle  y  est  moins  accessible,  ne 
peut-on  toutefois  en  arracher  une  boniu'  partie .' 


846  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


I 


Dans  ce  réservoir  immense,  qu'à  peine  on  peut  sonder  en 
certains  points,  tant  il  est  profond  ;  dans  ce  réservoir  qui  recouvre 
la  plus  grande  partie  du  globe,  la  vie  est  abondante.  Elle  y  prend 
mille  formes,  plus  variées  les  unes  que  les  autres,  étranges,  par- 
fois déconcertantes  pour  l'imagination,  souvent  utiles  à  l'alimen- 
tation de  l'homme.  Dans  ce  monde  si  prolilique  des  eaux,  où, 
pour  qui  le  voit,  la  vie  bouillonne  et  se  gaspille  avec  prodigalité, 
les  alimens  abondent  :  beaucoup  d'espèces  sont  comestibles,  et 
les  poissons,  en  particulier,  payent  un  large  tribut  à  l'appétit  de 
l'homme.  Et  on  se  demande  s'ils  n'en  pourraient  payer  un  plus 
large  encore,  si  l'humanité  ne  pourrait  prélever  un  impôt  plus 
considérable. 

Mais  il  faut  bien  s'entendre...  Il  n'est  point  question  ici  de 
tenter  l'œuvre  qui  a  pu  se  faire  pour  la  terre  ferme  ;  nous  ne  de- 
mandons point  que  par  des  soins  judicieux  l'on  contraigne  les 
eaux  à  nous  fournir  des  espèces  nouvelles,  et  peut-être  infini- 
ment savoureuses.  Il  ne  s'agit  pas  de  perfectionner  le  hareng, 
par  exemple,  et  de  le  faire  monter  en  grade,  par  des  sélections  sa- 
vantes, de  façon  qu'il  fasse  oublier  la  sole  ou  le  saumon,  tant  sa 
chair  deviendra  exquise.  Nous  pouvons  et  devons  nous  tenir 
contens  de  ce  que  la  nature  nous  fournit,  et  il  n'y  a  pas  lieu  de 
récriminer  sur  la  qualité.  Ce  que  nous  demandons,  c'est  la  quan- 
tité; nous  voulons  que  le  nombre  des  individus  soit  accru,  et  que 
les  pêches  deviennent  plus  productives. 

L'œuvre  est-elle  possible?  Peut-on  corriger  artilicicllement  la 
nature  ? 

Pourquoi  pas?  On  l'a  bien  corrigée  en  ce  qui  concerne  les 
productions  de  la  terre.  On  sait  aujourd'hui,  à  n'en  pas  douter,  — 
et  les  belles  études  de  M.  Dehérain  sur  la  culture  du  blé  sont  as- 
surément présentes  à  la  mémoire  de  nos  lecteurs,  —  on  sait  les 
conditions  à  remplir  pour  que  le  sol  produise  le  maximum  de 
telle  culture  qu'il  lui  est  possible  de  fournir.  L'agriculture  est  de- 
venue une  science  exacte,  grâce  à  laquelle  nul  ne  peut  ignorer 
qu'il  existe  un  rendement  maximum  pour  chaque  ensemble  de 
circonstances  extérieures,  —  climat,  composition  du  sol,  nature 
des  engrais,  espèce,  et  même  variété  de  la  plante  cultivée,  —  et 
que  ce  maximum  est  infiniment  supérieur  au  rendement  de  la 


LA  CULTURE  DES  EAUX  SALÉES.  847 

plante  abandonnée  à  elle-même.  La  nature  a  donc  été  corrigée 
au  point  de  vue  de  la  quantité,  autant  qu'à  celui  de  la  qualité. 
Pour  les  eaux,  je  le  répète,  nous  sommes  moins  exigeans:  il  nous 
suffirait  de  la  quantité  ;  et  il  paraît  certain  que  celle-ci  pourrai^ 
être  accrue. 

Cent  ans  d'expérience  sont  là  pour  le  montrer. 

La  question  s'est  en  effet  posée,  depuis  bien  longtemps,  pour 
le  poisson  d'eau  douce.  On  a  vu  les  rivières  et  les  fleuves  se  dé- 
peupler par  le  fait  du  braconnage,  de  la  pêche  légitime,  des 
souillures  des  usines,  et  l'homme  a  corrigé  ia  nature  en  repeu- 
plant les  cours  d'eau.  Il  serait  téméraire  de  dire  que  la  piscicul- 
ture des  eaux  douces  a  donné  tout  ce  qu'on  en  attendait;  mais  il 
y  a  trop  de  raisons  aussi  pour  que  son  œuvre  fut  imparfaite. 
Ses  efforts  devaient  porter  peu  de  fruits  si,  en  même  temps  qu'elle 
repeuplait,  on  ne  réduisait  pas  le  nombre  des  causes  de  destruc- 
tion, et  cette  réduction,  dans  bien  des  cas,  était  impossible  à  opérer. 
Trop  d'intérêts  étaient  en  jeu,  —  et  des  intérêts  pécuniaires,  — 
pour  qu'il  fût  possible  de  supprimer  la  pollution  des  rivières,  et 
le  braconnage.  De  là  le  succès  trop  relatif  de  la  pisciculture 
des  eaux  douces,  dans  beaucoup  de  cas.  Dans  d'autres,  la  réussite 
a  été  très  nette,  très  évidente  :  et  ces  cas  heureux  ont  montré  avec 
plus  de  clarté  encore  les  causes  des  insuccès  :  l'exception  a 
confirmé  la  règle,  et  l'œuvre  de  la  pisciculture,  ressuscitée  des 
anciens,  et  perfectionnée  par  Joseph  Rémy,puis  par  Goste,  en 
France,  par  Jacobi  en  Allemagne,  par  John  Shaw  en  Angleterre, 
est  de  celles  qui  ont  fait  leurs  preuves.  Assurément  nous  ne  ris- 
quons point  de  revenir  aux  beaux  jours  où,  sur  les  bords  du  Rhin, 
en  Ecosse,  et  en  Bretagne,  les  domestiques  stipulaient  qu'il  ne  leur 
serait  pas  servi  de  saumon  plus  de  deux  fois  par  semaine,  — etdu 
reste  les  chemins  de  fer  ne  permettraient  point  à  de  tels  faits  de  se 
reproduire, — mais  le  repeuplement  et  raccliinatation  ont  certaine- 
ment contribué  à  ralentir  la  disparition  du  poisson,  et  c'est  à  peu 
près  tout  ce  qu'ils  j)euvent  faire  eu  l'état  actuel. 

Maintenant  la  question  se  pose  aussi  pour  les  mers.  Peul-ou 
accroître  le  rendement  des  mers,  et  la  pèche  peut-elle  y  trouver 
des  ressources  plus  abondantes?  La  mise  en  culture  des  mers  esi- 
clle  possible,  et  peut-on,  par  des  pratiques  quelconques,  accroître 
le  nombre  des  poissons? 

On  sait  que  l'idée  de  la  pisciculture  marine  a  été  déjà  phi- 
sieurs  fois  émise.  Emise, d'aiUeurs, mais  guère  appliquée. N'ost-co 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  en  1878  encore  que  M,  L.  Vaillant,  professeur  au  Muséum, 
dans  son  rapport  sur  l'Exposition,  disait  que  la  pisciculture 
marine  «  n"a  jusqu'ici  donné  lieu  à  aucune  tentative  suivie  »  ? 
N'ajoutait-il  pas,  pour  expliquer  cette  circonstance,  que  «  les 
œufs  de  la  plupart  des  espèces  demandent,  pour  leur  développe- 
ment, des  conditions  très  spéciales  »,  que  leur  éclosion  est  des 
plus  difficiles  à  obtenir  :  «  l'alevin  de  très  petite  taille  a  besoin 
malgré  cela,  de  quantités  d'eau  très  considérables,  son  éducation 
serait  donc  des  plus  pénibles»?  Et  M,  Vaillant  concluait  que  tout 
ce  qu'on  pourrait  faire,  pour  ralentir  le  dépeuplement  des  mers, 
serait  de  protéger  les  alevins,  sans  doute  en  les  recueillant  dans 
des  viviers  jusqu'à  l'âge  où  ils  peuvent  se  suffire,  en  créant  pour 
les  «  moralement  abandonnés  »  du  monde  des  poissons  des  re- 
traites provisoires. 

A  la  même  époque,  toutefois,  d'autres  pensaient  de  façon  dif- 
férente. Dès  18G8,  M.  Doumel-Adanson,  président  de  la  Société 
d  histoire  naturelle  de  l'Hérault,  proposait  en  effet  au  Congrès 
scientifique  la  création,  à  Cette, d'un  établissement  expérimental 
de  pisciculture  marine.  «La  Science,  disait-il, la  Science  a  mar- 
ché; la  fécondation  et  l'éclosion  artificielles,  inconnues,  ou  au 
moins  oubliées  pendant  des  siècles,  se  sont  élevées  au  rang  que 
leur  assigne  une  incontestable  utilité,  et  ce  qui  alors  ne  pouvait 
réussir  spontanément  peut  être  aujourd'hui  tenté  artificiellement 
avec  probabilité  de  succès.  Eclos  dans  un  laboratoire,  les  jeunes 
poissons,  après  avoir  grossi  pendant  quelques  semaines  dans  des 
bassins  spéciaux  où  ils  trouveraient  nourriture  abondante  et  pro- 
tection contre  leurs  ennemis  naturels,  seraient  lâchés  par  myriades 
dans  les  étangs  salés  et  les  lagunes,  où  la  pèche,  ne  s'exécutant 
qu'avec  des  engins  fixés  et  réglementaires,  ne  leur  porterait  aucun 
préjudice.  Puis,  l'hiver  venu,  ayant  acquis  déjà  une  dimension 
moyenne,  ils  arriveraient  à  la  mer  par  innombrables  légions,  et 
se  joindraient  à  ceux  dont  la  suppression  de  la  pèche  aux  filets 
traînans  (suppression  demandée  par  Duhamel  du  Monceau  pour 
empêcher  la  destruction  des  alevins)  aurait  permis  l'éclosion  et  le 
développement.  » 

La  proposition  de  M.  Doumet-Adanson  eut  des  partisans, 
mais  aussi  des  adversaires.  L'idée  était  dans  l'air,  toutefois  ;  elle 
y  était  déjà  quand  le  naturaliste  de  l'Hérault  la  formula  publi- 
quement. Elle  suscita  des  critiques  vives;  en  1809,  dans  un 
ouvrage  intitulé  :  t Industrie  des  eaux  salées ^  un  ancien  commis- 


LA    CULTURE    DES    EAUX    SALÉES.  849 

saire  de  la  marine,  M,  J.-B.-A.  Rimbaud,  u'iiésitait  pas  à  écrire 
que  «  l'art  de  cultiver  les  eaux  n'est  qu'une  prétention,  »  et  encore 
que  la  pisciculture  «  n'est  pas  parvenue  et  ne  saurait  jamais  par- 
venir à  jeter  dans  l'Océan  une  seule  poignée  d'alevins  viables.  » 

Quelques  années  auparavant,  déjà,  en  IS.'iO,  des  expériences 
faites  à  Bandol  montraient  que  l'éclosion  était  chose  possible  et 
réelle,  et,  au  reste,  quelle  raison  pouvait-on  invoquer  a  priori^ 
pour  douter  de  la  possibilité  de  la  fécondation  artificielle  chez  les 
espèces  marines,  alors  qu'elle  réussissait  si  bien  chez  les  espèces 
d'eau  douce?  Un  fait  devait,  au  surplus,  fournir  un  encouragement 
sérieux  :  c'est  aux  Etats-Unis  qu'il  se  produisit,  en  18G7. 

Je  veux  parler  des  expériences  de  Seth-Green  sur  la  féconda- 
tion artificielle  de  l'alose.  Ce  poisson  est  de  ceux  qu'on  appelle 
anadromes  :  habitant  de  la  mer,  il  remonte  dans  les  rivières  à 
l'époque  de  la  reproduction,  et  y  dépose  ses  œufs,  qui  sont  aus- 
sitôt fécondés  :  les  alevins  font  leur  apparition,  et,  quelques  se- 
maines plus  tard,  descendent  le  cours  de  la  rivière  pour  gagner 
les  eaux  salées.  Plus  tard,  périodiquement,  repris  do  l'amour 
ancestral  des  eaux  douces,  ils  imitent  leurs  parens,  passant  en- 
viron dix  mois  par  an  à  la  mer,  et  deux  dans  les  rivières. 

Très  abondantes  à  une  époque  encore  récente, c'est-à-dire  vers 
1 850,  les  aloses  de  la  rivière  Connecticut  avaient  beaucoup  diminué 
de  nombre,  en  raison  de  pêches  abusives  et  d'obstacles  à  la 
montée  :  les  pêcheries  couraient  à  la  ruine.  C'est  sur  ces  entre- 
faites que  Seth-Green  entreprit  l'étude  des  causes  du  phénomène, 
espérant  aussi  trouver  le  remède. 

Il  constata  que  les  u.'ufs  de  l'alose  se  prêtent  le  mieux  du 
monde  à  la  fécondation  artificielle,  qu'ils  se  développent  fort 
bien  à  condition  qu'en  leur  fournisse  l'air  et  la  chaleur  nécessaires  ; 
et,  de  fil  en  aiguille,  il  fut  conduit  à  essayer  de  repeupler  en  im- 
mergeant les  œufs  fécondés  en  pleine  rivière,  non  pas  libres,  — 
car  alors  le  courant  risque  de  les  entraîner  ou  bien  la  vase  s'accu- 
nmle  et  les  ensevelit,  —  mais  dans  des  boîtes  fermées  par  des  toiles 
mél;illi(jues,  où  l'eau  passe  sans  peine,  apportant  l'oxygène  dont 
il  est  besoin,  et  présentant  la  température  voulue.  Chaque  boîte 
contenait  de  ."JO  000  à  100  000  (eufs  ;  ceux-ci  avaient  été  recueillis 
par  les  procédés  habituels  :  obtenus  par  pression  légère,  ils  avaient 
été  ensuite  arrosés  de  laitance  qu'on  s'était  procurée  de  la  même 
manière,  chez  des  adultes  des  deux  sexes  qui  reinontaieul  la  i-i- 
vière  pour  y  procédera  l'œuvre  de  nature. 

TOMK   CXLVIII.    —    1808.  iit 


8o0  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

L'expérience  réussit  à  tel  point  que,  dès  la  première  année,  en 
1867,  Seth-Green  put  verser  93  millions  d'alevins  dans  les  eaux 
de  l'Hudson  et  du  Gonnecticul:  elle  fut  continuée,  et  les  résul- 
tats en  sont  excellens. 

Du  moment  où  l'on  pouvait  pratiquer  la  pisciculture  d'une 
espèce  marine,  il  y  avait  tout  lieu  de  penser  pouvoir  réussir  avec 
d'autres  espèces,  même  celles  qui  se  reproduisent  dans  la  mer  au 
lieu  de  remonter  les  lleuves,  et,  malgré  les  critiques  rappelées 
plus  haut,  mal^^ré  le  ridicule  que  l'on  essaya,  de  divers  côtés,  de 
jeter  sur  la  tentative  de  repeupler  les  mers,  la  tentative   fut  faite. 

C'est  aux  Etats-Unis,  dans  le  petit  port  de  Gloucester,  qu'elle 
fut  réalisée,  et  l'espèce  dont  on  fit  choix  fut  la  morue 

Mais  une  objection  se  présente  dès  l'abord. 

Quand  un  propriétaire  d'étang  ou  de  lac  s'avise  d'acheter  quel- 
ques centaines  ou  milliers  d'alevins,  pour  les  introduire  dans  son 
domaine  aquatique,  ou  quand  il  se  fait  envoyer  des  œufs  fécondés, 
quand  il  jiratique  la  pisciculture  en  un  mot,  nul  ne  trouve  son 
acte  déraisonnable.  Voilà  de  l'eau  où  des  poissons  pourraient 
vivre:  la  nourriture  et  l'espace  s'y  trouvent:  la  nature  a  jugé  à 
propos  de  ne  point  peupler  ces  eaux,  ou  bien  l'homme  les  a  im- 
prudemment dévastées.  Dans  ces  conditions,  il  n'est  pas  témé- 
raire de  prétendre  corriger  la  nature  —  ou  l'homme  —  et  de  ten- 
ter le  repeuplement.  Très  vraisemblablement,  en  effet,  les  jeunes 
poissons  introduits  de  façon  artificielle  se  développeront,  engen- 
dreront progéniture,  et  les  eaux,  jusque-là  stériles,  deviendront 
fécondes.  Si  elles  deviennent  telles,  en  tout  cas,  l'intérêt  de  la 
tentative  est  évident;  celui  qui  en  aura  pris  la  peine  en  recueil- 
lera les  bénéfices:  ses  «  élèves  »  ne  sauraient  lui  échapper. 

En  va-t-il  de  même  dans  l'Océan?  Est-il  raisonnable  de  penser 
que,  même  en  procédant  en  grand,  le  repeuplement  d'une  côte, 
qui  a  quelques  centaines  ou  milliers  de  kilomètres  de  développe- 
ment, peut  avoir  des  effets  réels?  Que  les  alevins  mis  en  mer  sur 
la  côte  du  Massachusetts,  par  exemple,  resteront  dans  ces  parages, 
et  reviendront,  avec  obéissance,  se  faire  prendre  à  la  belle  saison? 

Longtemps  on  a  répondu  par  la  négative ,  et  il  y  avait  appa- 
rence que  la  négative  fût  justifiée.  L'Océan  est  immense,  disait- 
on  ;  les  poissons  circulent  en  tous  sens  ;  nous  savons  bien  qu'en 
hiver  ils  ne  se  tiennent  point  où  ils  se  tiennent  en  été,  et  de  quel 
droit  imaginera-t-on  qu'ils  se  contentent  d'excursions  restreintes? 
Vous  jetterez  votre  argent,  votre  temps  et  votre  peine  à  l'eau  — 


LA  CULTURE  DES  EAUX  SALÉES,  Soi 

littéralement;  —  vos  alevins  se  promèneront  au  loin,  et  ne  re- 
viendront pas.  L'œuvre  peut  être  d'intérêt  général:  elle  ne  sau- 
rait être  particulièrement  avantageuse  pour  ceux  qui  s'y  livrent  : 
elle  profitera  aux  pêcheurs  de  l'Atlantique  tout  entier,  mais  non 
pas  à  ceux  du  Massachusetts  seulement. 

Cette  réponse  repose  sur  la  croyance  à  la  doctrine  des  grandes 
migrations  qui  a  eu  longtemps  cours,  et  ceux  qui  la  formulent 
ont  raison  de  combattre  les  prétentions  de  la  pisciculture  marine. 
Mais  la  doctrine  même  est-elle  exacte?  C'est  là  toute  la  question. 

En  réalité,  beaucoup  de  faits  lui  sont  contraires.  Il  ne  faut  pas 
s'imaginer  que,  parce  que  les  océans  sont  continus  et  que  d'im- 
menses nappes  d'eau  se  rejoignent,  le  poisson  y  circule  libre- 
ment en  tous  sens.  Il  y  a  tout  autant  de  barrières  aux  migrations 
dans  l'eau  qu'il  y  en  a  sur  terre,  et  l'habitat  des  espèces  aqua- 
tiques est  le  plus  souvent  tout  aussi  limité  que  celui  des  espèces 
terrestres.  Le  nombre  de  ces  dernières  que  l'on  rencontre  sur 
toute  l'étendue  d'un  même  continent  est  facile  à  compter;  on  peut 
dire  qu'il  n'y  en  a  pas  une.  Oiseau  ou  mammifère,  reptile  ou  ba- 
tracien, les  espèces  terrestres  sont  sans  cesse  arrêtées.  Ici,  c'est  le 
défaut  de  nourriture;  là,  c'est  le  climat,  ou  trop  chaud,  ou  trop 
froid,  et  le  résultat  est  celui  que  nous  voyons  :  chaque  espèce  a  un 
habitat  plus  ou  moins  restreint,  et  ce  n'est  qu'avec  des  précautions 
spéciales  qu'on  arrive  à  la  faire  vivre  en  dehors  de  celui-ci,  à  l'ac- 
climater, en  un  mot. 

Les  choses  ne  vont  pas  autrement  dans  les  mers,  et  la  zoologie 
géographique  est  là  pour  le  montrer.  Elle  nous  montre,  en  effet, 
que  chaque  espèce  de  poisson  occupe  un  habitat  di'terminé  : 
celui-ci  peut  se  modifier  légèrement  avec  les  saisons,  mais  c'est 
tout.  L'Atlantique  nord  a  sa  faune,  et  aussi  l'Allantique  sud;  ot 
de  même  pour  la  Méditerranée  et  le  golfe  du  Mexique.  Très  peu 
d'espèces,  malgré  les  facilités  apparentes  de  communication,  ont 
un  habitat  trèséteiulu.  Parmi  les  poissons,  beaucoup  se  pourraient 
citer,  qui  ne  se  trouvent  dans  l'Atlantique  nord,  les  uns  que  sur 
la  côte  européenne,  les  autres  sur  la  côte  américaine.  Et  pour- 
tant, les  voies  sont  bien  libres  entre  les  deux  contiui'us  ? 

Il  le  semble;  en  réalité,  c'est  autre  chose.  Pour  les  poissons 
de  haute  mer,  qui  se  nourrissent  de  proies  voisines  de  la  surface, 
ces  voyages  étendus  seraient  encore  possibles;  mais,|)our  toutes 
les  espèces,  si  nombreuses,  qui  se  nourrissent  sur  les  fontls  voi- 
sins des  côtes, il  n'en  saurait  être  question.  Elles  ne  sauraient. en 


8o2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

effet,  traverser  rAllantique  :  les  grands  fonds  leur  opposent  une 
barrière  aussi  difficile  à  franchir  que  les  hautes  chaînes  de  mon- 
tagnes aux  espèces  terrestres. 

En  réalité,  les  grandes  migrations  n'existent  pas,  et  les  faits 
sont  là  pour  le  prouver  (1).  Les  migrations  des  poissons  sont 
restreintes  et  limitées  :  telle  est  la  conclusion  générale  qui  s'est 
peu  à  peu  imposée,  et  Spencer  Baird  le  savait  bien  quand  il  réso- 
lut de  faire  des  essais  de  pisciculture  marine.  La  morue  —  puisque 
c'est  d'elle  qu'il  s'agit  —  se  trouve  en  toute  saison  dans  les  eaux 
où  les  pêcheurs  la  vont  chercher  en  été,  et,  dans  ces  eaux,  elle 
exécute  des  voyages  très  limités,  comme  cela  a  lieu  pour  l'alose, 
bien  étudiée  à  ce  point  de  vue  aux  Etats-Unis;  comme  cela  a  lieu 
pour  le  hareng  aussi,  dont  les  pêcheurs  connaissent  un  certain 
nombre  de  races  et  de  variétés  distinctes,  avant  chacune  son  ha- 
bitat  bien  défini  le  long  des  côtes,  où  ils  les  retrouvent  chaque 
année,  la  saison  de  pêche  revenue.  Ces  petits  déplacemens  saison- 
niers sont  déterminés  par  les  changemens  de  température,  par  les 
préférences  alimentaires,  par  les  mouvemens  des  autres  poissons, 
—  prédateurs  ou  proies,  —  et  ils  se  font  en  réalité  entre  les  pro- 
fondeurs et  la  surface,  dans  le  sens  vertical.  En  hiver,  les  pois- 
sons gagnent  les  profondeurs  voisines;  en  été, ils  vont  aux  fonds 
plus  rapprochés  de  la  surface,  et  dans  bien  des  cas  leur  excur- 
sion est  peu  considérable  :  elle  est  réglée  par  la  distance  à  fran- 
chir pour  arriver  aux  sites  appropriés.  La  morue  aime  les  eaux 
fraîches,  et  les  recherche  en  toute  saison,  et  c'est  là,  semble-t-il, 
la  raison  fondamentale  de  ses  déplacemens.  Elle  ne  les  veut  pas 
trop  froides,  non  plus,  et  en  hiver  elle  trouve  le  milieu  dont  elle 
a  besoin  en  se  réfugiant  dans  les  fonds  où  la  température  est 
moins  froide,  et  plus  constante.  Au  printemps,  elle  en  sort  et  se 
montre  sur  les  bords  des  bancs  de  Terre-Neuve,  et  d'autres 
encore,  pour  se  réfugier  en  été  dans  les  eaux  du  courant  fioid  du 
Labrador. 

L'objection  tombe  donc,  et  c'est  en  pleine  connaissance  de 
cause  qu'en  1878  Spencer  Baird  commença  ses  premières  expé- 
riences   sur   la    multiplication   artificielle   de    la    morue,    dans 

(1)  Voir  en  particulier,  sur  ce  poiat,  les  observations  de  J.  T.  Cunninghani,  dans 
Markefable  Marine  Fishes,p.  116-118.  Voir  aussi  les  expériences  directes  de  AVemyss 
Fulton  qui  attacha  des  plaques  d"aluminiuni  marquées  à  des  poissons  qui  venaient 
d'être  péchés  et  qui  furent  remis  aussitôt  à  l'eau.  Il  en  résulte  ceci  que  la  pro- 
portion des  poissons  marqués  que  Ton  pèche  à  nouveau,  dans  les  mêmes  parayes, 
même  après  un  temps  assez  long,  est  considérable. 


LA  CULTURE  DES  EAUX  SALÉES.  8o3 

l'espoir  d'accroître  le    rendement   des   pêches   américaines  (1). 

Gloucesler  est  un  petit  port  de  la  Nouvelle-Angleterre,  à  quel- 
ques heures  au  nord  de  Boston.  C'est  un  centre  important  de  pê- 
cheries :  pêcheries  littorales,  et  pêcheries  au  large,  sur  les  bancs 
de  Terre-Neuve.  On  y  arrive  en  traversant  un  paysage  de  rochers 
et  de  verdure  entremêlés,  et  à  l'automne,  époque  où  je  m"y 
rendis,  les  échappées  de  vue,  à  travers  les  portières  du  wagon, 
sont  pleines  de  variété.  Après  un  grand  pré  qu'encadrent  des 
roches  énormes,  c'est  un  talus  de  verdure  qui  se  dresse  tout  à  coup, 
et  çà  et  là  s'en  échappe  un  jaillissement  polychrome,  une  belle 
flamme  d'or  et  de  rouge  mariés,  quelque  arbre  dans  sa  parure  au- 
tomnale. Puis  le  train  glisse  au  rebord  d'une  crique  d'eau  bleue 
qu'encadrent  les  rochers  et  la  verdure,  et  ce  paysage,  doux  et  aus- 
tère à  la  fois,  tient  en  même  temps  de  la  lande  de  Bretagne  et 
des  plus  fins  recoins  du  littoral  de  Provence. 

La  ville  n'est  ni  belle  ni  grande  :  le  touriste  n'y  passe  guère. 
Les  rues  sont  étroites  le  plus  souvent,  et  la  ligne  droite  n'exerce 
point  ici  sa  monotone  tyrannie.  La  pêche  est  la  principale  occu- 

(1)  Les  documens  publiés  sur  les  tentatives  de  pisciculture  marine  sont  déjà 
nombreux.  Il  faut  sifjnaler  surtout  l'admirable  collection  des  Rapports  annuels  du 
chef  de  ï  United  Slates  Coinmission  ofFish  and  Fisheries,  collection  pleine  do  faits  et 
d'enseignemens  très  précis,  et  les  rapports  officiels  publiés  par  les  directeurs  des 
stations  de  Flodevig,  de  Dildo,  et  de  Dunbar.  De  travaux  français,  le  nombre  est 
restreint.  Un  des  premiers  est  celui  de  M.  Marcel  Baudouin,  qui  s'occupait,  comme 
moi,  en  1893,  à  visiter  l'Exposition  des  pêcheries,  à  Chicago.  Son  mémoire  a  paru 
dans  le  compte  rendu  du  Couf/rès  inlernaUonal  des  l'c'c/ieries  maritimes  qui  s'est 
tenu  aux  Sables-d'Olonne  en  1890.  11  a  bien  paru  dans  une  publication  du  minis- 
tère de  la  marine  un  rapport  officiel  sur  les  pêcheries  américaines,  mais  on  pourra 
juger  de  sa  valeur  par  celte  simple  citation  :  «  Connue  pisciculture,  on  n'est  pas 
aussi  avancé  aux  États-Unis  qu'on  pourrait  le  supposer,  et  jusqu'à  ce  jour  on  ne 
s'est  guère  occupé  que  du  saumon,  de  la  truite  et  des  huîtres.  »  Cette  assertion  stu- 
péfiante, faite  par  des  rapporteurs  qui  ont  pu  voir  à  Chicago  l'Exposition  si  riche  et 
si  curieuse  de  la  Pisciculture,  ouverte  à  tous  les  visiteurs,  s'expliiiue  aisément,  tou- 
tefois, pour  qui  sait  f|ue  ce  rapport  «  officiel  »  est  en  majeure  partie  un  simple  dé- 
iiiarquage  d'un  ouvrage  bien  connu,  publié  il  y  a  plusieurs  années,  T/ie  Fis/terif 
Industries  of  the  United  States,  par  le  regretté  (î.  Hrown  (loode  et  (Hlfércns  colla- 
borateurs. Le  rapport  en  question  consiste  pom-  une  grande  partie  en  extraits  tra- 
duits et  en  résumés  de  le  travail.  I/ouvrage  tle  lîoode,  exclusivement  consacré  aux 
Pèches  et  Pêcheries,  ne  traite  point  de  la  i)iscicultm-e  ;  de  là  lu  plaisante  conclusitm 
que  je  viens  de  citer.  Il  faut  ajouter  (|u'en  aucun  [)assage  du  rapport  il  n'est  fait 
allusion  à  la  source  à  laquelle  sont  euq)runtésles  renseignemens  relatifs  aux  pêches 
et  pêcheries  (je  ne  parle  point  de  la  partie  relative  aux.  bateaux  de  pêche  et  au 
matériel).  Si  c'est  de  cette  façon  par  trop  facile  et  incomplète  que  le  ministère  do 
la  marine  se  fait  renseigner  sur  les  (|ueslinns  (jiii  rintéressenf,  par  ses  délégués  à 
l'étranger,  il  n'est  guère  exigeant. 

Il  faut  signaler  encore  un  ouvrage  tout  récent,  et  bien  fait,  de  .M.  Georges 
Roche  :  la  Culture  des  Mers.  (V.  Alcan,  1898.) 


854  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pation,  et  les  quais,  dans  le  port,  sont  encombrés  d'agrès,  de 
provisions,  de  poissons  que  l'on  débarque. 

En  1877,  la  commission  des  pêcheries  fit  ici  acquisition  d'un 
local  où  elle  installa  un  bureau.  Ce  bureau  servait  à  recueillir  les 
renseignemens  auprès  des  pécheurs  :  il  servait  aussi  à  conserver 
les  échantillons  que  ceux-ci  voulaient  bien  abandonner.  Dès 
l'année  suivante,  une  station  de  pisciculture  fut  ajoutée  au  bu- 
reau. Elle  était  fort  rudimentairo  :  quelques  réservoirs  et  appa- 
reils à  éclosion,  et  voilà  tout.  Une  longue  conduite  amenait  l'eau 
de  mer,  car  les  œufs  en  voie  de  développement  ont  besoin  d'eau 
constamment  renouvelée  pour  subvenir  à  leurs  besoins  respira- 
toires qui  sont  considérables.  C'est  très  vivant,  un  œuf:  on  pour- 
rait presque  dire  que  cela  vit  double.  Mais  les  œufs,  d'où  ve- 
naient-ils? 

C'étaient  les  pécheurs  de  Gloucester  qui  les  fournissaient.  Les 
poissons  qu'ils  venaient  de  pêcher  n'étaient  pas  tous  morts,  quand 
les  barques  accostaient  :  de  suite  on  leur  achetait  quelques  mâles 
et  quelques  femelles  :  les  œufs  et  la  laitance  étaient  extraits  par 
le  procédé  ordinaire,  une  légère  compression  des  parois  ventrales  ; 
on  mélangeait  le  tout  dans  des  récipiens  préparés,  sans  addition 
d'eau,  par  la  méthode  de  Vrassky;  l'œuvre  de  la  fécondation 
s'opérait,  et  les  œufs  étaient  alors  placés  dans  les  appareils  à 
éclosion.  Souvent  aussi  un  employé  accompagnait  telle  ou  telle 
barque,  et,  à  mesure  que  le  poisson  était  détaché  des  filets  ou 
des  lignes,  il  prélevait  l'impôt,  soulageait  la  bête  de  son  fardeau, 
et  quand  il  revenait  à  terre,  ramenait  de  pleins  baquets  d'œufs 
fécondés.  Ou  encore,  on  achetait  les  morues  vivantes,  quand  le 
vapeur  de  la  station  ne  les  allait  pas  quérir  lui-même,  et  on  les 
gardait  en  vivier  jusqu'à  la  maturité,  époque  où  l'on  pratiquait 
les  opérations  qui  viennent  d'être  décrites. 

Les  appareils  à  éclosion  donnèrent  quelque  souci  :  on  ne 
trouva  pas  d'emblée  celui  qui  convenait  le  mieux.  Au  début,  on 
employa  les  cônes  qui  servent  à  la  pisciculture  de  l'alose.  Mais 
il  fut  bientôt  prouvé  qu'ils  ne  valent  rien  pour  la  morue.  Les 
œufs  de  la  morue  flottent  à  la  surface,  au  lieu  de  rester  au  fond 
comme  ceux  de  l'alose  :  de  là  nombre  de  déboires  et  d'accidens. 
Deux  ou  trois  autres  appareils  furent  improvisés  tour  à  tour,  sans 
donner  de  meilleurs  résultats. Enfin  le  capitaine  Chester  en  cons- 
truisit un  qui  convint. 

Cet  appareil  est  bien  connu  maintenant  :  c'est  un  seau,  con- 


LA  CULTURE  DES  EAUX  SALÉES.  855 

tenant  une  hélice  dont  la  rotation  chasse  l'eau  de  bas  en  haut,  et 
celle-ci  s'échappe  par  des  fentes  latérales  que  les  œufs,  retenus 
par  un  grillage,  ne  peuvent  franchir. 

Cette  première  année  fut  surtout  conracrée  à  des  essais.  On 
ne  savait  rien,  en  effet,  sur  les  conditions  requises  pour  Téclo- 
sion  :  on  ne  savait  rien,  en  particulier,  sur  la  température  la  plus 
favorable  à  celle-ci.  L'observation  montra  que,  pour  la  morue 
comme  pour  les  autres  espèces,  la  rapidité  de  Téclosion  est,  dans 
certaines  limites,  en  rapport  avec  la  chaleur  de  l'eau.  A  0**,  il 
faut  oO  jours  pour  obtenir  des  alevins  :  à  1°  centigrades,  il  en 
faut  13  seulement. 

Quarante-trois  femelles  fournirent  9250  000  œufs  :  c'était  peu, 
car  la  morue  est  très  prolifique.  Mais  il  faut  remarquer  que,  dans 
aucun  cas,  on  ne  recueillit  tous  les  œufs  :  ceux-ci  mûrissent 
successivement,  et  chaque  traite  —  s'il  est  permis  d'employer  ce 
mot  —  ne  fournit  que  les  œufs  actuellement  mûrs.  On  en  perdit 
donc  beaucoup  à  laisser  aller  les  morues  après  une  seule  traite, 
au  lieu  de  les  conserver  pour  recommencer  quelques  jours  plus 
tard.  Ces  œufs  donnèrent  1  500  000  alevins,  ce  qui  représente  une 
proportion  très  faible.  Mais  il  setait  beaucoup  perdu  d'œufs  en 
raison  de  l'imperfection  des  premiers  appareils,  et  aussi  de  l'im- 
pureté de  leau  de  mer,  puisée  dans  le  port  même. 

L'expérience  ne  fut  point  perdue.  On  apprit  aussi,  par  les 
essais  de  cette  première  année,  que  les  viviers  flottans  où  l'on 
conservait  les  poissons  non  encore  mûrs  pour  l'œuvre  repro- 
ductrice, et  sur  lesquels  on  avait  fondé  de  grandes  espérances, 
sont  de  médiocre  valeur.  Tant  qu'il  fit  beau,  tout  alla  bien  : 
mais  quand  vinrent  les  rigueurs  de  l'hiver,  on  vit  les  dangers 
de  ces  viviers  :  les  morues  y  périrent  en  foule,  et  à  l'autopsie 
on  leur  trouva  le  ventre  plein  de  glaçons;  d'où  la  conclusion 
qu'il  fallait  renoncer  aux  viviers,  ou  bien  se  servir,  en  hiver, 
de  viviers  immergés,  la  température,  à  (juelques  mètres  de 
profondeur,  ne  sabaissant  jamais  autant  que  celle  de  l'eau  su- 
perficielle. 

Pour  en  finir  avec  les  1  500  000  alevins,  je  dirai  qu'ils  furent, 
après  quelques  jours,  jetés  à  la  mer,  pour  y  chercher  leur  existence. 
Sans  doute,  il  en  cixiste  encore,  qui,  devenus  adulfes,  orrenl  it 
l'heure  présente  le  long  de  la  côte,  broutant  les  jimiries  sous- 
marines,  tandis  que  d'autres,  qui  ont  connn  la  vie  grâce  aux 
soins  de  Thomme,  ont,  par  les  soins  de  l'homme  encore,  connu  le 


8o6  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

trépas,  et  fini  leur  brève  carrière  dans  quelque  casserole,  ou  dans 
un  tonneau  de  saumure. 

Ce  n'est  point  là  de  l'imagination,  est-il  besoin  de  l'ajouter? 
et  ce  qui  le  prouve  c'est  que,  dès  l'année  1879,  un  an  après  l'ex- 
périence qui  vient  d'être  relatée,  les  pêcheurs  de  Gloucester  furent 
grandement  surpris  en  rencontrant  dans  le  port  même  de  petites 
morues  de  la  variété  que  d'habitude  ils  ne  rencontraient  qu'au 
large.  Pleins  de  méfiance  et  d'ironie  à  l'égard  des  entreprises  des 
terriens,  les  pêcheurs  avaient  douté  de  l'utilité  de  la  tentative  : 
qu'est-ce  que  ces  habitans  du  plancher  aux  vaches  pouvaient  bien 
connaître  à  la  morue,  et  quelle  était  cette  prétention  d'en  fabriquer 
dans  des  bocaux? 

Ils  eurent  bientôt  changé  de  ton.  Les  petites  morues  étaient 
bien  là,  et  c'était  assurément  la  morue  des  bancs,  celle  dont  ils 
avaient  rapporté  des  individus  destinés  à  l'expérience.  Ils  ne  les 
renièrent  point  :  bien  mieux,  ils  leur  servirent  de  parrains,  et  les 
petites  morues  reçurent  le  nom  de  «  morues  de  la  Commission.  » 
Et  encore,  s'il  est  permis  d'anticiper,  un  pêcheur  de  la  même  lo- 
calité donnait,  en  1882  et  1883,  des  détails  intéressans  sur  ces 
mêmes  poissons.  Il  racontait  avoir,  avec  autant  de  satisfaction  que 
de  surprise,  trouvé  des  morues  en  abondance  dans  les  parcs  où  il 
venait  prendre  du  poisson  pour  servir  d'appât  à  ses  casiers  à 
homards  :  chaque  jour  il  en  trouvait  une  centaine  de  livres,  alors 
que  précédemment  il  n'avait  jamais  trouvé  la  morue  en  une  telle 
abondance,  et  que,  surtout,  il  n'avait  jamais,  jusque-là,  rencontré 
la  morue  des  bancs,  ou  morue  grise,  très  distincte  de  la  morue  de 
roche  qui  fréquente  habituellement  la  côte. 

L'expérience  de  1878  avait  réussi.  On  ne  pouvait  deviner 
quelles  conséquences  elle  aurait;  mais  on  savait  comment  s'y 
prendre  pour  opérer  en  grand.  Le  problème  était  en  partie  résolu. 
On  recommença  donc  en  1879.  Je  ne  vais  pas  narrer  en  détail 
ce  que  fut  l'œuvre  de  cette  année,  ou  des  années  subséquentes^ 
mais  j'indiquerai  sommairement  les  progrès  réalisés.  En  1879,  on 
produisit  douze  millions  d'alevins,  à  Gloucester,  et  on  constata 
aussi  ce  fait  important  que  des  œufs  fécondés  peuvent  être  sans 
inconvénient  transportés  à  vingt-quatre  heures  de  distance,  par 
chemin  de  fer,  à  condition  de  les  placer  dans  des  bonbonnes  d'eau, 
remplies  aux  deux  tiers,  et  entourées  de  glace  pilée.  Ceci  revient 
à  dire  qu'il  n'est  point  indispensable  de  posséder  sur  place  l'es- 
pèce que  l'on  veut  propager  :  il  suffit  qu'on  la  trouve  à  une  dis- 


LA  CULTURE  DES  EAUX  SALÉES.  8o7 

tance  qui  ne  soit  pas  excessive,  car  alors  on  à  la  ressource  de 
faire  voyager  les  œufs  fécondés,  et  il  suffit  d'avoir  des  appareils 
à  éclosion  prêts.  On  se  doutait  de  cette  conclusion  en  1879;  on 
1898,  les  progrès  ont  été  tels  que  nous  avons  pu  voir,  en  janvier, 
arriver  à  Paris,  venant  des  États-Unis,  des  milliers  dœufs 
fécondés  de  salmonidés  divers,  en  parfait  état,  et  qui  ont  été 
aussitôt  distribués  par  la  Société  d'Acclimatation.  En  réalité,  les 
œufs  fécondés  peuvent  se  conserver,  au  froid,  pendant  dix  et 
quinze  jours,  et  peut-être  plus,  sans  perdre  l'aptitude  à  se  déve- 
lopper :  et  c'est  là  un  fait  de  grande  importance  pratique. 

En  1880,  les  opérations  ne  se  ralentirent  point,  tant  s'en  faut. 
Les  commencemens  étaient  si  encourageans  que  l'on  songea  à 
marcher  encore  de  l'avant,  et  que  le  gouvernement  fédéral  créa 
une  nouvelle  station  de  pisciculture,  celle  de  Wood's  Holl,  au 
voisinage  de  Boston.  La  commission  des  Pêcheries,  très  satisfaite 
déjà  de  l'œuvre  exécutée  à  Gloucester,  voulut  que  Wood's  Holl 
conquît  aussi  son  droit  de  cité,  et  le  regretté  Marshall  Mac  Donald, 
alors  chef  de  cette  commission,  avec  qui  j'eus  le  plaisir  de 
m'entre  tenir  de  ses  expériences,  il  y  a  quatre  ans,  à  Chicago,  y 
vint  en  personne  pour  essayer  un  appareil  à  circulation  de  son 
invention. 

La  station  de  Wood's  lIoU  ne  fut  toutefois  réellement  équipée 
qu'en  1883  et  1884.  Et  quand  on  la  crut  bien  organisée,  en  1885, 
on  s'aperçut  qu'elle  ne  l'était  point.  Manipuler  —  et  avec  quelles 
tendresses  —  lo  millions  d'œufs  pour  obtenir  '1  millions  d'alevins, 
en  vérité,  c'était  une  médiocre  opération.  La  faute  en  fut  bien 
vite  apparente:  les  appareils  à  incubation  étaient  les  coupables. 
On  les  avait  construits  sur  des  données  fausses  :  et,  pensant  que 
les  œufs  de  la  morue  flottent  de  façon  permanente,  on  n'avait 
point  envisagé  l'éventualité  opposée  :  on  n'avait  pas  prévu  qu'au 
bout  de  cinq  ou  six  jours  ces  œufs  couh'iit  vers  le  fond  i^l).  Force 
fut  donc  de  renoncer  aux  appareils  Mac  Donald,  et  dés  ISSl)-87,  les 
boîtes  à  circulation  (îlioster  furent  mises  en  usage.  Les  résultats 
furent  plus  salisfaisans.  Le  Gnimpus,  un  des  vaj)eurs  de  la  coni- 

(1)  Les  expériences  et  obsorviilions  auxquelles  dut  ilonm'  lieu  les  npéralions  de 
pisciculture,  aux  Ktats-Unis,  en  Scandinavie,  en  Aufilelerre .  ont  fait  cnnnaître 
beaucoup  de  faits  dont  on  n'avait  aucune  <'onnaissance.  à  l'éf,'ard  îles  teufs  des 
poissons  et  de  leur  développeinenl.  Ces  faits  sont  résumés  principalement  dans  les 
ouvrafres  de  MM.  Mi-'  Intosli.  Masieriiian,  et  (',iimiinj.'liam,  sur  les  poissons  ci)me<ti- 
liles  d'Anfiletcrre,  et  dans  les  pulilications  de  la  station  atpiicole  de  Boulogne,  où 
M.  Eugène  Canu  a  fait  d'excellente  besogne. 


858  REVUE    DES    DEUX    MODES. 

mission  fédérale,  fut  quérir  des  morues  dans  le  golfe  du  Maino, 
et  celles-ci  fournirent  la  majeure  partie  des  43  millions  d'œufs  mis 
en  incubation,  lesquels  produisirent  '12  millions  d'alevins  dont 
49  millions  et  demi  survécurent  et  furent  «  plantés  »  dans  les  eaux 
voisines.  Cette  fois,  on  eut  un  alevin  par  paire  d'œufs,  ce  qui  est 
une  proportion  plus  avouable,  mais  non  encore  pleinement  satis- 
faisante, puisque,  dans  bien  des  cas,  on  a  obtenu  jusqu'à  85  alevins 
pour  100  œufs.  Des  essais  faits  pour  conserver  les  alevins  en  cap- 
tivité ne  réussirent  point.  On  ne  savait  de  quoi  les  nourrir,  en 
effet,  et  il  parut  plus  simple  de  les  mettre  à  la  mer  aussitôt  éclos, 
c'est-à-dire  après  dix  ou  vingt  heures  en  moyenne. 

Depuis  1885,  les  opérations  piscicoles  appliquées  à  la  morue 
se  sont  poursuivies  à  Gloucester  et  à  Wood's  IIoU  simultanément. 
Je  ne  dirai  point  que  ces  opérations  aient  été  invariablement 
heureuses,  et  trop  souvent  la  production  d'alevins  a  été  hors  de 
proportion  avec  les  frais  et  la  peine.  Les  échecs,  toutefois,  ont  été 
profitables  :  ils  ont  servi  de  leçon;  ils  ont  montré,  —  et  sir  James 
Maitland  y  a  insisté  pour  les  poissons  d'eau  douce  dans  son  excel- 
lente History  of  Howictoun,  —  ils  ont  montré  quil  ne  faut  point 
empiler  les  œufs  en  couches  superposées  dans  les  incubateurs  : 
on  peut  aller  jusqu'à  trois  couches,  mais  pas  plus,  et  deux  ou  une 
seule  seraient  préférables.  On  a  fait  aussi  des  tentatives  pour  con- 
server les  alevins  quelque  temps  avant  de  les  confier  aux  grandes 
eaux,  et  les  résultats  en  ont  été  satisfaisans  en  ce  sens,  qu'en 
nourrissant  les  alevins  avec  les  débris  de  difîérens  lamellibranches 
réduits  en  bouillie,  on  en  a  pu  garder  70  000  en  captivité  pendant 
trois  semaines. 

Les  opérations  continuent  chaque  année  à  Gloucester  et  à 
Wood's  Holl  avec  un  succès  variable.  Il  y  a  tant  de  causes  ca- 
pables de  faire  échouer  l'entreprise...  Tantôt  c'est  limpureté  des 
eaux  agitées  par  la  tempête;  d'autres  fois,  c'est  le  froid  ou  un 
accident  imprévu.  Et  quand  on  croit  avoir  tout  prévu,  une  cause 
d'insuccès  surgit  là  où  l'on  s'y  attendait  le  moins. 

II 

Née  à  Gloucester,  aux  Etats-Unis,  la  pisciculture  ne  s'est  pas 
exclusivement  développée  sur  place.  L'exemple  donné  a  été 
suivi  ailleurs  et  avec  beaucoup  de  succès. 

Dès  1883,  en  effet,  la  Norvège  s'occupait  à  imiter  les  Etats- 


LA  CULTURE  DES  EAUX  SALÉES.  SoD 

Unis.  A  vrai  dire,  elle  s'y  employait  depuis  quelques  années  déjà, 
mais  c'est  en  1883  seulement  que  fut  élevé  le  premier  établisse- 
ment de  pisciculture  marine,  sur  la  proposition  d'un  homme  fort 
expert  dans  la  matière,  M.  G.  ]M.  Dannevig.  Cet  établissement  se 
trouve  à  Flodevig,  non  loin  do  Bergen,  et  il  est  dû  à  linitiative 
privée. 

Sur  les  côtes  de  Norvège  comme  sur  colles  du  nouveau 
monde,  le  poisson  se  faisait  rare,  et  la  morue  disparaissait  de 
façon  évidente.  La  nombreuse  population  (jui  vivait  de  la  pèche 
s'inquiétait  de  voir  diminuer  la  source  principale  de  sa  richesse 
relative,  et  ses  gains  devenaient  plus  insuffisans  que  jamais. 

M.  Dannevig  voulut  remédier  à  cet  état  de  choses,  et  cor- 
riger les  défaillances  de  la  nature,  et,  avec  le  concours  financier 
de  quelques  personnes  à  qui  il  avait  pu  faire  voir  le  côté  utilitaire 
et  patriotique  de  ses  projets,  il  sut  organiser  une  petite  station 
dont  le  but  était  de  s'assurer  s'il  est  possible  de  produire,  avec 
une  dépense  modérée,  une  grande  quantité  d'alevins  des  poissons 
les  plus  recherchés,  de  façon  à  remédier  à  l'excès  de  destruction 
d'œufs  et  do  jeunes  qui  se  fait  normalement  à  l'état  do  nature. 
C'est  de  la  morue  que  l'on  s'occupa  tout  d'aboid.  Les  premiers 
résultats  furent  médiocres,  mais  instructifs. 

On  vit  bientôt  quelle  est  l'importance  de  la  question  de 
l'eau.  Il  fut  surabondamment  démontré,  à  Fludevig  comme  à 
Gloucester  et  à  Wood's  IIoll,  qu'il  ne  suffit  nullement,  pour 
réussir  en  pisciculture  marine,  de  posséder  des  œufs  fécondés 
qu'on  mot  tremper  dans  de  leau  de  mer.  Les  variations  de  qualité 
de  cette  eau  sont  telles  qu'il  faut  beaucoup  de  discernement  et  de 
pratique  pour  arriver  à  se  procurer  celle  qui  convient.  La  plupart 
des  poissons  de  grande  industrie  sont  des  poissons  du  large,  qui 
ne  viennent  sur  les  côtes  qu'en  passant  dans  de  rapides  excur- 
sions. Leurs  œufs  sont  pondus  à  dislance  du  rivage,  et  ce  sont  des 
œufs  floltans,  des  œufs  qui  restent  à  la  surface  au  lieu  de  plonger 
au  fond. 

Ils  ont  bien  des  ennemis,  toutefois,  et  l'un  d'eux  est  l'eau 
c.ôtière.  L'eau  des  côtes  dilVère  très  sensiblement  de  l'eau  du 
large,  et  c'est  à  cette  dilVorence  que  sont  dus  beaucou|>  de  mé- 
comptes. Comparez,  on  traversant  l'Allaiitique,  ces  plaines  d'un 
bleu  si  pur,  si  profond,  qu'on  ne  trouve  guère  qu'à  vingt-quatre 
heures  de  dislance,  à  ces  eaux  vonlàtres  ou  grises,  qui  avoi- 
sinent  le  rivage,   et  tiennent  en  suspension  tant   de   poussières 


860  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  boues,  de  craie,  de  marne,  de  débris  de  toute  sorte.  —  Re- 
cueillez-en un  seau,  et  comparez-en  la  transparence,  la  pureté; 
faites  plus,  et  analysez  les  deux  échantillons.  Les  différences 
sont  évidentes.  Au  voisinage  des  terres,  la  composition  physique 
varie  beaucoup  :  l'eau  tient  eu  suspension  une  quantité  très  va- 
riable de  parcelles  organisées  ou  inorganiques,  et  la  nature  de 
celles-ci  —  de  ces  dernières  surtout  —  varie  selon  la  nature  des 
fonds.  Ces  particules  de  sable,  de  vase,  de  craie,  sont  très  nuisibles 
aux  œufs  :  elles  s'agglutinent  à  la  surface  de  ceux-ci,  et  les  habillent 
d'un  revêtement  qui  entrave  la  fonction  respiratoire,  si  active  pen- 
dant le  développement. 

L'eau  du  large  diffère  encore  de  celle  de  la  côte,  en  ce  qu'elle 
est  de  composition  chimique  beaucoup  plus  constante.  On  n'y 
observe  pas  les  variations  considérables  de  densité  et  de  salure 
que  les  eaux  côtières  présentent  sans  cesse,  et  qui  sont  dues  aux 
variations  de  température,  beaucoup  plus  prononcées  près  du 
rivage,  et  au  voisinage  de  l'embauchure  des  fleuves  et  rivières. 
Ces  deux  causes  font  que  la  salure  et  la  densité  de  l'eau  côtière 
varient  beaucoup  et  constamment,  et  ces  variations  sont  nui- 
sibles aux  œufs. 

Il  faut  donc,  —  et  c'est  ici  la  conclusion  pratique,  —  il  laat 
n'établir  de  station  de  pisciculture  qu'au  voisinage  d'eaux  très 
pures,  et  pauvres  en  parcelles  minérales.  Il  faut  puiser  l'eau  à 
distance  du  rivage  — au  moyen  d'une  canalisation  appropriée  — 
et  la  puiser  non  à  la  surface,  mais  vers  le  fond. 

Tous  ces  points  ont  été  fort  bien  mis  en  lumière  par  M.  Dan- 
nevig.  Il  a  encore  perfectionné  la  technique  en  imaginant  des 
appareils  à  éclosion  spéciaux. 

Enfin,  l'expérience  a  montré  qu'à  Flodevig,  du  moins,  on 
peut  très  bien  se  passer  de  pratiquer  la  fécondation  artificielle. 
Les  choses  se  font  de  la  façon  que  voici  :  on  réunit  les  mo- 
rues adultes  dans  un  vivier  où  on  les  nourrit  —  par  exemple 
avec  dvi  hareng  congelé  —  jusqu'au  moment  où  la  reproduction 
est  imminente.  On  les  sort  du  vivier  pour  les  placer  dans  des 
bassins  où  les  œufs  sont  expulsés  et  fécondés  naturellement.  Les 
œufs  flottent  à  la  surface,  et  chaque  jour  on  les  recueille  pour 
les  disposer  dans  les  appareils  à  éclosion.  Les  alevins  se  déve- 
loppent dans  ces  appareils,  et  ceux-ci  servent  encore  au  transport 
des  alevins,  quand  le  moment  est  venu  où  l'on  peut  les  expédier 
sur  tel  ou  tel  point  de  la  côte,  pour  les  rendre  à  la  mer. 


LA    CULTURE    DES    EAUX    SALÉES.  861 

Les  premières  opérations  dont  il  ait  été  tenu  compte  à  Flode- 
vig datent  de  1884.  On  obtint  cette  année  sept  millions  d'éclosions. 
Depuis,  le  nombre  des  œufs  manipulés  n'a  fait  qu'augmenter. 
De  1885  à  1887,  on  eut  30  millions  d  éclosions,  en  moyenne, 
par  an;  en  1890,  le  chiiïre  fut  de  50;  et  en  1892,  on  dépassait 
200  millions.  La  perte  est  en  moyenne  de  30  pour  100  :  sur  100 
alevins,  il  en  reste  70  à  jeter  à  la  mer.  Le  prix  de  revient  est  peu 
élevé  :  chaque  mille  d'alevins  revient  à  quatre  centimes,  cinq  cen- 
times au  plus. 

M.  Dannevig  ne  s'en  est  pas  tenu  à  la  morue  :  il  a  abordé 
d'autres  espèces  :  le  hareng,  quelques  poissons  plats,  et  le  homard. 
C'est  en  1885  qu'il  a  commencé  à  étudier  le  précieux  crustacé,et 
les  résultats  ont  été  encourageans.  En  1887,  le  laboratoire  de  Flo- 
devig  ayant  pleinement  fait  ses  preuves,  les  collaborateurs  finan- 
ciers de  M.  Dannevig  estimèrent  leur  tâche  achevée.  Nous  avons, 
dirent-ils,  fait  les  sacrifices  qu'il  a  fallu,  pour  démontrer  le  ca- 
ractère pratique  de  la  pisciculture  marine.  Celle-ci  est  possible 
et  relativement  facile.  Nous  n'avons,  dès  maintenant,  qu'à  nous 
retirer  :  c'est  l'Etat  qui  devra  se  charger  des  dépenses  que  nous 
avons  jusqu'ici  supportées,  et  prendre  la  direction  du  service  de 
la  pisciculture  des  eaux  salées.  Ainsi  fut  fait.  Je  veux  penser 
que  les  pionniers  qui  prêtaient  leur  concours  financier  à  M.  Dan- 
nevig ont  été  décemment  remerciés  de  leurs  sacrifices  et  de  leur 
esprit  d'entreprise.  Flodevig,  devenu  établissement  d'Etat,  aurait 
pu  péricliter,  ou  tout  au  moins  coûter  beaucoup  plus  cher  par  les 
fonctionnaires  incompétcns  ou  inutiles  qu'on  eût  pu  y  intro- 
duire :  mais  M.  Dannevig  en  est  resté  directeur,  et  le  danger  a  été 
écarté.  La  station  a  môme  été  reconstruite  sur  des  plans  plus 
vastes,  et  on  peut  la  considérer  maintenant  comme  un  modèle 
dans  son  genre.  Elle  produit  en  moyenne  300  millions  d'alevins 
de  morue  par  an. 

Dès  le  début,  pour  ainsi  dire,  les  effets  bionfaisans  dos  opéra- 
tions entreprises  à  Flodevig  se  sont  laissé  voir.  Eu  1888,  M.  Dan- 
nevig pouvait  écrire  les  lignes  suivantes  :  ((  L'accroissement  eu 
nombre  de  la  petite  morue  n'a  pas  été  seulement  perceptible, 
mais  frapi)ant,  partout  où  des  alevins  de  ce  poisson  ont  été  dé- 
posés. Pendant  les  deux  dernières  annt'es  après  que  des  distri- 
butions y  furent  faites,  on  a  pris  beaucoup  de  ces  petites  morues 
à  Flodevig,  llavekil  et  dans  les  baies  voisines...  Dans  les  eaux 
peu  profondes,  deux  j>éclieurs  armés  de  lignes  ont  pu  eu  prendre 


862  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chacun  quatorze  douzaines  par  jour  (1).  »  En  1892,  M.  Dannevig- 
confirmait  pleinement  les  faits  qui  viennent  d'être  énoncés,  en  y 
ajoutant  ceci,  qu'en  bien  des  points  les  pêcheurs  constataient  l'ap- 
parition d'une  grande  abondance  de  poissons  étrangers  et  de 
variétés  de  morue  qu'ils  ne  connaissaient  point,  ou  dont  les  vi- 
sites étaient  très  rares.  Comme  les  poissons  étrangers  dont  il 
s'agit  sont  précisément  les  espèces  cultivées  par  M.  Dannevig,  et 
que  leur  présence  a  été  constatée  dans  les  parages  où  les  alevins 
ont  été  confiés  à  la  mer,  il  est  permis  d'attribuer  ces  résultats  aux 
opérations  de  pisciculture. 

Et  maintenant,  traversons  l'Atlantique  de  nouveau.  C'est  un 
voyage  sans  attrait,  car  c'est  au  milieu  des  brumes  de  Terre- 
Neuve  qu'il  le  faut  achever,  dans  la  baie  de  la  Trinité,  en  face  du 
petit  port  de  Dildo.  Un  îlot  s'y  rencontre,  où,  en  1889,  le  gouver- 
nement terre-neuvien  a  établi,  lui  aussi,  un  établissement  de  pis- 
ciculture: le  quatrième  dans  l'ordre  chronologique,  puisque  sa 
fondation  est  postérieure  à  celle  des  laboratoires  de  Gloucester, 
Wood'sIIoll,  et  Flodevig. 

La  raison  qui  a  déterminé  la  fondation  de  cet  établissement  est 
la  même  que  dans  les  autres  cas  :  l'appauvrissement  des  fonds  de 
pêche  et  l'espoir  de  les  reconstituer.  La  direction  en  a  été  confiée 
dès  le  début  à  un  pisciculteur  fort  expert,  M.Adolphe  Nielsen. 

Le  laboratoire  de  Uildo  s'occupe  principalement  de  la  culture 
de  la  morue.  Planté  dans  une  petite  île,  au  fond  d'une  anse 
qui  le  protège  contre  les  impétuosités  de  la  vague,  il  est  fort  bien 
aménagé.  Les  morues  adultes  et  mûres  sont  pochées  dans  la  baie, 
dès  que  les  glaces  hivernales  ont  disparu,  et  placées  dans  un  bas- 
sin d'élevage.  Ce  bassin  est  alimenté  en  eau  sans  cesse  renouvelée 
qu'une  pompe  va  puiser  à  90  mètres  de  distance,  à  9  ou  10  mètres 
de  profondeur  :  cette  pompe  est  actionnée  tantôt  par  une  machine 
à  vapeur,  tantôt  —  quand  le  temps  le  permet  —  par  un  moulin  à 
vent.  Mises  dans  ce  bassin  au  nombre  de  1  500  environ  au  com- 
mencement de  la  saison  (fin  de  mai,  première  quinzaine  de  juin), 
les  morues  sont  nourries  de  harengs,  d'autres  poissons  communs, 
d'encornets,  que  les  pêcheurs  leur  apportent  chaque  jour;  elles 
pondent  à  loisir,  et  les  œufs,  qui  viennent  flotter  à  la  surface  — 
après   fécondation   —   sont  transportés   dans    des  cloches   spé- 

(1)  Cité  dans  Notes  sur  la  Pisciculture  marine  et  son  application  rationnelle  aux 
cotes  françaises  de  la  Manche,  par  M.  Eugène  Ganu  {Annales  de  la  Station  aquicole 
de  Boulogne-sur-Mer,  1894). 


LA  CULTURE  DES  EAUX  SALÉES.  803 

ciales,  qui  plongent  dans  des  auges  où  l'eau  circule  sans  cesse. 

Le  nombre  d'alevins  produits  à  Dildo,  pour  la  morue  seule, 
varie  de  200  à  300  millions  par  an.  Ils  paraissent  rester  dans  les 
environs  de  la  côte;  il  ne  semble  pas  que  les  morues  ainsi  pro- 
duites opèrent  de  migrations  étendues:  la  baie  leur  fournit  tout 
ce  dont  elles  ont  besoin,  et  elles  restent  sur  place,  formant  des 
bancs  nombreux  qui  circulent  à  travers  les  eaux,  et  que  les  pêcheurs 
recueillent  avec  empressement. 

M.  Nielsen  s'occupe  beaucoup  également  du  homard.  Il  en 
produit  un  million  d'individus  en  moyenne  chaque  année  :  les 
œufs  sont  placés  dans  des  incubateurs  flottans,  amarrés  au  fond 
par  une  corde  et  une  pierre  lourde,  et  l'éclosion  s'en  fait  de  façon 
très  satisfaisante. 

C'est  encore  au  homard  qu'est  consacrée  —  de  façon  exclusive 
—  la  station  créée  en  1891  par  le  gouvernement  canadien,  à  Bay- 
View,  en  Nouvelle-Ecosse.  Je  me  contente  de  la  signaler  en  pas- 
sant, pour  en  venir  enfin  à  la  dernière  en  date  des  stations  de  pisci- 
culture marine,  à  celle  de  Dunbar,  en  Ecosse,  créée  par  les  soins 
du  Fishery  Board  d'Ecosse,  en  1893,  et  placée  sous  la  direction 
de  M.  Wemyss  Fulton. 

Cette  station  a  bénéficié  dans  une  large  mesure  des  expériences 
faites  ailleurs.  Aussi  Dunbar  est-il  un  excellent  type  de  station  de 
pisciculture.  Situé  sur  la  côte  de  l'Uaddingtonshire,  près  de  l'em- 
bouchure du  Firth  of  Forth ,  ce  laboratoire  rappelle  beaucoup 
celui  de  Flodevig.  Il  a  coûté  une  quarantaine  de  mille  francs,  et 
la  conliguration  des  lieux  a  permis  de  l'établir  dans  d'excellentes 
conditions.  Un  premier  vivier  sert  à  recueillir  les  reproducteurs 
quelque  temps  à  l'avance,  pour  leur  permettre  de  bien  s'accli- 
mater; il  est  aménagé  dans  une  caverne  ([ui  se  trouve  sous  les 
ruines  d'un  vieux  château,  et  où  l'eau  pénètre  à  chaque  haute  mer. 

En  attendant  la  construction  d'un  vivier  plus  important,  — 
qui  se  fera  en  fermant  une  crique  voisine,  —  cette  caverne  rend 
les  meilleurs  services.  Il  va  de  soi  qu'on  nourrit  les  poissons  qui 
y  sont  enfermés.  Quand  approche  le  moment  où  ceux-ci  vont 
frayer,  on  les  déménage.  On  les  pèche  avec  des  lilets.  pour  les 
transporter  dans  un  second  vivier  qui  esl  le  Vf'ritable  labora- 
toire de  reproduction.  Comme  à  Fbidevig,  on  a  renoncé  à  la 
fécondation  artificielle  telle  (|u'elle  se  prati(juo  aux  Etals-Unis. 
Les  poissons,  ajjrès  tout,  savent  très  bien  s'y  prendre,  sans  qu'on 
les  aide  d'aucune  façon,  et  nos  leçons   leur   son!    inutiles.    He- 


8GI  REVUE    DES    DEL'X    MONDES. 

marquez  aussi  que  la  reproduction  naturelle  a  cet  avantage  de 
ne  pas  nécessiter  une  manutention  qui  coûte  toujours  assez  cher, 
et  qui  blesse  souvent  les  poissons  :  elle  a  aussi  ce  grand  avan- 
tage que  tous  les  œufs  sont  utilisés. 

Il  faut  se  rappeler,  en  effet,  que  les  œufs  de  la  plupart  des  pois- 
sons produisant  des  œufs  flottans,  pélagiques,  n'arrivent  pas  tous 
simultanément  à  maturité.  Ils  mûrissent  successivement,  les  uns 
après  les  autres.  Dès  lors,  la  pratique  de  la  fécondation  artificielle 
entraîne  la  perte  de  beaucoup  de  ceux-ci.  Les  premiers  expulsés 
sont  mûrs  et  se  fécondent  :  les  autres  ne  sont  pas  encore  mûrs  et 
ne  se  fécondent  pas  :  ils  sont  perdus,  à  moins  qu'on  n'ait  le  soin  de 
«  traire  »  chaque  poisson  à  plusieurs  reprises,  ce  qui  constitue  une 
complication  notable.  On  a  donc  décidé,  à  Dunbar,de  laisser  faire 
la  nature.  Les  poissons  prêts  à  frayer  sont  transportés  dans  le  vi- 
vier spécial  qui  leur  est  réservé,  et  on  continue  à  les  nourrir.  A 
mesure  que  les  élémens  sexuels  sont  mûrs,  ils  sont  expulsés,  et 
les  œufs  se  fécondent.  Ils  flottent  près  de  la  surface.  Pour  les  re- 
cueillir, on  fait  comme  à  Flôdevig.  Le  trop-plein  du  bassin  de 
fécondation  —  alimenté  par  une  pompe  —  s'écoule  dans  un  col- 
lecteur tapissé  de  toile  fine.  L'eau  passe,  mais  les  œufs  s'arrêtent, 
et,  pour  transporter  les  œufs,  il  suffit  d'emporter  le  collecteur. 
Du  collecteur,  les  œufs,  après  avoir  été  nettoyés  par  des  procédés 
spéciaux,  passent  aux  incubateurs. 

On  visite  ceux-ci  chaque  jour,  pour  enlever  les  œufs  morts, 
et  pour  voir  où  en  est  l'éclosion.  Celle-ci  demande  un  temps  qui 
varie  selon  la  température  de  l'eau,  comme  chacun  le  sait.  En 
opérant  avec  de  l'eau  à  zéro,  on  pourrait  retarder  presque  indé- 
finiment l'éclosion  :  avec  l'eau  à  7"  ou  8",  il  suffit  de  douze  ou 
treize  jours  pour  la  morue.  Les  poissons,  une  fois  éclos,  sont 
maintenus  quelque  temps  dans  les  boîtes  à  incubation  :  on  attend 
que  le  sac  vitellin  soit  à  peu  près  résorbé,  et  que  la  bouche  soit 
bien  développée.  C'est  alors  le  moment  de  s'en  débarrasser... 
L'homme  a  fait  ce  qu'il  pouvait  :  il  leur  a  permis  de  saisir  la  vie: 
à  eux  maintenant  de  se  tirer  d'affaire.  Ils  sont  bien  petits,  bien 
faibles,  sans  doute  :  il  serait  tentant  de  les  conserver  quelques 
semaines,  pour  leur  permettre  de  se  développer  et  de  prendre  des 
forces  :  mais  on  ne  connaît  pas  encore  le  moyen  d'arriver  à  ce 
résultat  si  désirable. 

En  attendant  que  ce  problème  soit  résolu,  on  continuera,  à 
Dunbar,  comme  ailleurs,  à  transporter  les  alevins,  qu'on  ne  peut 


LA    CULTURE    DES    EAUX    SALÉES.  865 

nourrir,  à  quelque  distance  en  mer,  par  un  temps  aussi  favo- 
rable que  possible,  et  là,  on  leur  donnera  la  liberté:  ils  retrou- 
veront leurs  frères,  nés  dans  la  niirsert/  naturelle  des  poissons, 
et  commenceront  la  lutte  pour  l'existence.  A  coup  sur  il  en 
mourra  beaucoup  :  mais  il  en  survivra  aussi,  qui  augmenteront 
la  quotité  de  l'espèce. 

J'ai  consacré  un  peu  plus  d'espace  à  la  station  de  Dunbar  : 
c'est  qu'elle  peut  être  considérée  comme  le  type  le  plus  perfec- 
tionné des  établissemens  de  pisciculture  marine,  a  l'heure  pré- 
sente, et  qu'elle  réalise  à  peu  près  l'idéal  actuel.  A  y  regarder 
de  près,  on  constate  qu'il  n'est  aucunement  besoin  de  magie  pour 
établir  pareil  laboratoire.  La  pisciculture  marine  peut  se  faire  en 
une  infinité  de  points  et,  probablement,  sous  tous  les  climats. 
L'essentiel  est  de  bien  choisir  le  site  ;  il  faut  chercher  les  localités 
favorables,  et  le  nombre  des  élémens  à  envisager  dans  cette 
appréciation  est  relativement  grand.  Nous  avons  vu  de  quelle 
importance  est  la  question  de  l'eau  :  il  faut  tenir  compte  encore 
de  la  facilité  qu'offre  la  configuration  des  côtes  à  l'établissement 
de  viviers;  il  faut  être  à  portée  de  pêcheurs  qui  puissent  fournir 
les  reproducteurs.  Il  est  très  utile  aussi  que  le  chemin  de  fer 
passe  à  petite  distance,  car  dès  lors  un  laboratoire  de  pisciculture 
marine  peut  desservir  une  étendue  de  côtes  considérable  :  avec  des 
appareils  appropriés,  on  peut  faire  voyager  les  alevins  à  des  dis- 
lances importantes,  et  dans  ces  conditions  un  seul  et  même  éta- 
blissement peut  alimenter  une  région  étendue. 

III 

La  liste  des  stations  de  pisciculture  marine  est  close.  Nous 
n'avons  encore  rien  en  France  qui  corresponde  à  Gloucester, 
Dunbar  ou  Flodevig.  M.  E.  Perrier  a  bien  établi  une  installa- 
lion  dans  son  laboratoire  de  Saint- Vaasl-la-llougue;  mais,  faute 
d'argent,  l'usine  chôme.  D'autre  part,  M.  Eugène  Canu,  qui  a 
étudié  la  question  avec  beaucoup  de  soin  et  de  compétence,  vou- 
(h-ait  créer  une  station  véritable  sur  notre  littoral  du  nord:  mais 
à  lui  aussi  l'argonl  fait  d('faut.  Nous  restons  dans  l'inaction,  et 
cela  est  regrettable. 

l'eut-être  convicnl-il  maintenant  de  montrer  en  <jnoi  il  y  a 
liiui  de  regretter  notre  inertie  ;  et  c'est  ce  que  je  veux  faire  on 
énnrnérant  les  résnitats  obtenus,  liln  même   temps,  je  signalerai 

TOME  CXLVIII.  —    1898.  ,  ob 


866  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  espèces  diverses,  autres  que  la  morue,  sur  lesquelles  des  ten- 
tatives de  multiplication  artificielle  ont  été  faites. 

En  une  dizaine  d'années,  de  1878  à  1890,  les  deux  stations  de 
Gloucester  et  de  Wood's  Holl  ont  déversé  quelque  deux  cent  cin- 
quante millions  d'alevins  dans  les  eaux  du  Maine  et  du  Massa- 
chusetts. C'est  peu  de  chose,  assurément:  mais  encore  cet  effort 
n'a-t-il  pas  été  infructueux,  et,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  les 
pêcheurs  ont  reconnu  l'existence  des  «.  morues  de  la  Commission.  » 

A  Flodevig,  en  douze  ans,  —  dix  en  réalité,  puisqu'il  y  eut 
deux  années  où  le  laboratoire  ne  fonctionna  pas,  —  de  1884  à 
1896,  il  a  été  fabriqué  un  milliard  et  demi  d'alevins  au  bas  mot. 
Répartis  dans  les  fiords  des  environs,  ils  ont  en  partie  repeuplé 
les  fonds  qui  étaient  grandement  appauvris.  Les  pêcheurs  ont 
constaté  que  le  poisson  est  plus  abondant,  et,  comme  le  disait 
M.  Dannevig  au  Congrès  des  pêches  maritimes  récemment  tenu 
aux  Sables-d'Olonne  (1),  «  le  résultat  pratique  de  l'œuvre  est 
que  la  morue  augmente  rapidement  sur  la  côte  méridionale,  par- 
ticulièrement là  où  les  alevins  ont  été  semés.  »  Le  prix  de  revient 
moyen  est  de  6  centimes  et  demi  le  mille  d'alevins  de  4890  à 
1895;  en  1896,  il  s'abaisse  à  trois  centimes  et  un  tiers  le  mille. 

A  Dildo,  il  a  été  fabriqué  en  cinq  ans,  —  de  1890  à  1894,  — 
plus  de  600  millions  d'alevins,  et  là  encore,  les  pêcheurs  ont 
accusé  la  présence  de  jeunes  morues  très  abondantes  dans  des 
eaux  où  elles  étaient  devenues  rares.  De  façon  générale,  donc, 
on  peut  dire  que  le  repeuplement  sopère,  et  que  l'œuvre  du 
laboratoire  est  utile. 

Voici  le  jugement  que  portait,  il  y  a  peu  de  temps  (2),  un  homme 
qui  est  considéré  comme  fort  expert  en  matière  de  pêcheries  : 
«  En  1879.  la  pêche  côtière  de  la  morue  avait  à  peu  près  disparu, 
et  cette  industrie  en  était  à  ses  dernières  cartouches.  M.  Baird 
commença  une  expérience  sur  la  reproduction  artificielle  de  la 
morue  à  Gloucester,  et,  un  an  après,  les  résultats  se  faisaient  déjà 
connaître.  Au  bout  de  dix-huit  mois,  les  filets  du  port  de  Province- 
town  étaient  pleins  de  petites  morues,  et  deux  saisons  plus  tard 
eelles-ci  étaient  marchandes.  Depuis  ce  moment,  les  pêcheurs  ont, 
chaque  hiver,  fait  une  bonne  saison  de  pêche.  Or,  d'après  ce  que 
nous  connaissons  des  habitudes  de  la  morue  dans  la  baie  du  Mas- 

(1)  Voir  le  Compte  rendu  des  séances  de  ce  congrès,  publié  par  MM.  A.  Odin  et 
Marcel  Baudouin,  à  l'Institut  international  de  bibliographie  scientifique,  p.  IS.T. 

(2)  Fishing  Gazette  (New-York),  17  août  189;j,  p.  1517. 


LA  CULTURE  DES  EAUX  SALÉES.  867 

sachiisetts,  nous  savons  que  leur  migration  se  fait  du  Gap  Cod  au 
Gap  Ann,  et  réciproquement.  Si  nous  tenons  compte  du  fait  que 
la  petite  morue  qui  s'est  montrée  à  Provincetown  dix-huit  mois 
après  les  expériences  de  M.  Baird,  avait  exactement  les  dimen- 
sions de  la  morue  de  dix-huit  mois,  nous  pourrons  sans  crainte 
tirer  la  conclusion  que  la  pêche  d'hiver  satisfaisante  qui  se  fait 
maintenant  au  Cap  est  le  résultat  des  efforts  de  la  commission 
à  Gloucester.  » 

Et  à  peu  près  à  la  même  époque,  —  en  1894,  —  un  autre  ob- 
servateur disait  ceci  :  «  ...Cette  année,  221  millions  d'alevins  de 
morue  ont  été  plantés  dans  les  eaux  de  Dildo...  Les  morues  se  sont 
montrées  avec  une  abondance  dont  nul  ne  retrouvait  d'exemple 
dans  sa  mémoire.  Des  quantités  énormes  de  poisson  ont  été  aper- 
çues par  les  pêcheurs  ;  ces  poissons  ont  un  an,  deux  ans,  trois  ans, 
et  correspondent  aux  expériences  faites  pendant  les  trois  der- 
nières années.  Jamais  on  n'a  autant  vu  de  poissons  dans  la  baie; 
jamais  les  efforts  des  pêcheurs  nont  été  récompenses  par  d'aussi 
abondantes  pêches.  »  Et  il  ajoute  que  l'expérience  de  Trinity  Baya 
été  si  satisfaisante  qu'on  a  voulu  la  répéter  dans  les  baies  Bonavista 
et  Goncepcion.  Pour  la  morue  donc,  on  doit  se  louer  des  résultats 
obtenus. 

Il  en  va  de  même  pour  un  autre  hôte  des  mers,  plus  rare  que 
la  morue,  très  apprécié,  lui  aussi,  mais  que  son  prix  met  habi- 
tuellement hors  de  la  portée  des  petites  bourses  :  je  veux  parler 
du  homard.  Ce  crustacé  bien  connu  constitue  un  mets  de  luxe 
qu'il  serait  avantageux  de  rendre  plus  abordable,  et  c'est  pour- 
quoi, de  différens  côtés,  on  en  a  tenté  l'élevage.  Remarquez,  en 
passant,  que  la  multij)lication  du  homard  rend  service  à  une  po- 
pulation maritime  plus  étendue,  puisque  c'est  une  espèce  côtière 
dont  la  pêche  est  relativement  facile  et  peu  dangereuse,  et  ne 
demande  pas  de  capitaux  considérables  comme  la  pêche  loin- 
taine sur  les  bancs  d'Islande  ou  de  Terre-Neuve. 

Les  résultats  sont  oucouragcans.  La  technique  est  simple  :  on 
dépouille  les  femelles  des  œufs  fécondés,  et  on  place  ceux-ci  dans 
des  incubateurs  spéciaux  sur  la  structure  desquels  je  no  puis 
m'arrêter  :  les  meilleurs  sont  ceux  qu'a  imaginés  iM.  Niolsen. 

Une  femelle  de  homard  fournit  de  .'JOOO  à  100  000  o'ufs,  selon 
son  âge  et  ses  dimensions  :  10  000  ou  20  000  en  moyenne.  En 
1895,  à  Dil(l(,,  2^3  000  homards  ont  fourni  près  de  (100  millions 
d'œufs,  dont  170  millions  ont  éclos  :  une  très  belle  pn^portion,  soit 


8^8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dit  en  passant  (1),  En  six  ans,  Dildo  a  produit  plus  de  2  milliards 
de  larves  de  homard,  et  les  pêcheurs  de  la  région  appr»3cient  vi- 
vement les  efforts  qui  sont  faits  pour  enrichir  leur  domaine. 

De  résultats  tangibles,  je  nen  connais  point  encore.  Remarquez 
en  effet  qu'un  homard  de  taille  marchande  a  cinq  ans  d'âge  en 
moyenne,  et  que  l'expérience  n'a  pas  encore  suffisamment  duré 
pour  qu'on  puisse  juger  de  ses  conséquences.  D'ici  à  deux  ou  trois 
ans,  toutefois,  on  devra  s'apercevoir  de  celles-ci.  dans  le  cas  pro- 
bable où  elles  seront  satisfaisantes. 

Revenons  aux  poissons.  De  l'esturgeon,  qui  se  péchait  na- 
guère avec  quelque  abondance  à  l'embouchure  du  Delaware,  il  y 
a  peu  de  chose  encore  à  dire.  Ce  poisson,  on  le  sait,  est  anadrome  : 
il  vit  en  mer,  mais  vient  se  reproduire  et  passer  un  temps  assez 
long  dans  les  eaux  douces;  on  le  pêche  surtout  dans  les  rivières, 
bien  que,  en  Russie,  où  il  est  très  abondant,  on  le  pèche  aussi  et 
surtout  en  eaux  salées,  dans  la  Caspienne.  Depuis  peu,  on  a 
entrepris  des  essais  de  multiplication  artificielle  aux  Etats-Unis, 
dans  la  baie  du,  Delaware.  M.  Bashford  Dean  a  montré  que  la 
fécondation  artificielle  des  œufs  de  l'esturgeon  est  extrêmement 
facile,  et  n'exige  que  des  précautions  élémentaires.  Ces  œufs  sont 
très  robustes  et  résistans  :  ils  s'accommodent  de  conditions  qui  ne 
conviendraient  pas  aux  œufs  d'autres  espèces.  Mais  ils  présentent 
aussi  des  exigences  particulières.  Peu  de  temps  après  la  féconda- 
tion, ils  sont  le  siège  dune  transformation  spéciale  qui  fait  qu'ils 
s'agglomèrent  et  s'agglutinent  en  une  masse  compacte,  avec  ce 
résultat  que,  si  les  œufs  de  la  périphérie  peuvent  encore  trouver 
assez  d'air  dans  l'eau  ambiante,  ceux  des  parties  centrales  de  la 
masse,  sans  contact  avec  l'eau,  sont  prives  du  moyen  de  respirer, 
et  périssent.  A  l'état  de  nature,  cet  inconvénient  ne  se  présente 
pas  :  les  œufs  sont  pondus  en  chapelets  minces  qui  se  brisent  et 
s'étirent;  le  courant  les  entraîne  ici  et  là,  et  la  particularité  qui  en 
rend  le  maniement  difficile  dans  le  laboratoire  leur  est  au  con- 
traire favorable  dans  les  conditions  naturelles.  Ces  chapelets,  par 
suite  de  leur  viscosité,  s'attachent  à  droite  et  à  gauche  aux  pierres 
du  fond,  aux  herbes  qui  ondulent  sous  l'eau,  aux  débris  de  bois 
qui  passent,  et  ils  sont  éparpillés  en  tout  sens,  au  lieu  de  s'attacher 
les  uns  aux  autres  et  de  s'étouffer  mutuellement.  Il  y  a  donc  lieu  de 
se  préoccuper  de  cette  particularité  des  œufs  dans  la  culture  artifi- 

(1)  Pour  les  détails,  voir  la  belle  monographie  du  homard,  par  M.  Ilerrick,  pu- 
bliée par  la  Commission  des  Pêcheries  des  États-Unis  {Bulletin. 189:')]. 


LA  CULTUKE  DES  EAUX  SALÉES.  869 

cielle  de  l'esturgeon,  et,  manifestement,  il  importe  de  n'opdrer  que 
sur  de  petites  masses  d'œufs,  sur  des  cordons  de  peu  d'épaisseur, 
et  de  préparer  des  appareils  spéciaux  sur  lesquels  ces  cordons 
pourront  se  fixer  avant  de  les  loger  dans  les  incubateurs.  M.Bash- 
l'ord  Dean  conseille  l'emploi  de  plateaux  consistant  en  un  cadre 
en  bois  portant  un  treillis,  en  toile  ou  en  fil  métallique.  Les  œufs, 
isolés,  sont  éparpillés  sur  ce  plateau,  avant  de  devenir  visqueux  : 
ils  se  logent  dans  les  sillons  et  s'y  fixent,  et  désormais  la  manipu- 
lation en  est  facile,  et  l'aération  satisfaisante. 

Des  recherches  ont  encore  été  faites  sur  les  poissons  plats,  le 
turbot,  le  carrelet,  la  sole.  La  plupart  de  ces  poissons  ont  une 
valeur  marchande  relativement  élevée,  ils  sont  très  appréciés  du 
consommateur,  et  il  y  aurait  intérêt  à  en  multiplier  le  nombre. 
C'est  à  quoi  l'on  tâche  de  différens  côtés,  aux  États-Unis,  en  Nor- 
vège et  en  Angleterre.  L'entreprise  est  moins  facile  qu'à  l'égard 
de  la  morue  ou  du  homard,  parce  que  Ion  connaît  moins  bien  les 
besoins  des  œufs,  les  habitudes  des  reproducteurs,  les  exigences 
des  alevins,  et  encore  parce  que  l'on  se  procure  moins  facilement 
la  quantité  voulue  de  poissons  adultes  prêts  à  se  multiplier. 

Comme  il  arrive  souvent,  d'ailleurs,  les  praticiens  se  sont 
aperçus  que,  sur  bien  des  points,  les  théoriciens  n'avaient  que  de 
faibles  secours  à  leur  offrir.  Ils  ont  pu  s'étonner,  avec  quelque 
raison,  que  les  ichthyologistes  leur  aient  fourni  aussi  peu  de  ren- 
seignemens  sur  les  mœurs  des  poissons  les  plus  usuels,  sur  l'évo- 
lution larvaire,  et  sur  tant  de  questions  connexes.  Force  a  donc 
été  d'entreprendre  l'étude  de  celles-ci  et  de  se  procurer  une  foule 
de  données  qu'on  pensait  obtenir  aussitôt  des  zoologistes.  Parmi 
les  travailleurs.  M.  Me  Intosh(l),  le  naturaliste  bien  connu  de 
Sainl-Andrews  en  Ecosse,  dont  je  visitais  le  petit  laboratoire  il  y  a 
cinq  ou  six  ans,  et  M.  Eugène  Canu,  de  la  station  de  Houlogne- 
sur-Mer,  ont  fait  d'excellente  besogne  en  montrant  où  et  comment 
il  faut  chercher  les  œufs  des  poissons  plats,  à  quoi  on  distingue 
les  œufs  de  chaque  espèce,  et  quelles  particularités  ciiractérisent 
l'évolution  larvaire.  Ils  ont  rendu  service  à  la  zoologie  tout  autant 
qu'à  la  pisciculture.  Je  n'oublierai  pas  non  plus  les  travaux  de 
M.  Cunningham,  à  qui  l'on  doit  une  belle  monographie  de  la  sole, 
et  un  livi(>  très  intéressant  et  jdcMu  (!(>  renseiguemens  qui,  sous  le 

(1)  Voir  son  excellent  voliimi-  récemnicnl  publié  :  Thr  l.i/'i-  Historiés  of  l/ir 
firi/ish  MiiriiiP  Fonif-fisliifs.  en  (■(•ll.iliDr.ition  ;ivcc  M.  .1.  Ma-^lcrman  '(^.-.1.  Claye.  ii 
I.ondrcs). 


870  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

litre  de Marketaôie British Marine Fishes, résume k^eu  près  tout  ce 
que  l'on  sait  sur  les  principales  espèces  comestibles  de  nos  eaux. 
Grâce  à  ces  recherches,  qui  se  poursuivent  d'ailleurs,  on  a  pu 
déjà  se  livrer  à  des  expériencest  pratiques,  on  a  pu  commencer  à 
faire  la  culture  de  certaines  espèces. 

Le  carrelet  est  une  de  celles  avec  lesquelles  on  réussit  le 
mieux.  Cest  un  poisson  qui  ne  saurait  se  comparer  à  la  sole  ou 
au  turbot,  il  est  vrai,  mais  il  est  de  ceux  qui  pourraient  se 
vendre  beaucoup  plus  si  la  pêche  était  plus  abondante.  On  s'en 
occupe  assidûment  à  Dunbar  et  à  Wood's  HoU,  et  les  résultats 
obtenus  à  Dunbar  sont  très  satisfaisans.  Les  reproducteurs  sont 
gardés  en  vivier  :  la  niultiplifation  se  fait  de  façon  naturelle,  et  on 
se  borne  à  mettre  les  œufs  fécondés,  recueillis  à  la  surface,  dans 
les  incubateurs,  où  ils  restent  trois  semaines  ou  un  mois.  La  perte 
est  de  4  pour  100  seulement  :  100  œufs  donnent  96  alevins,  ce 
qui  constitue  une  proportion  exceptionnellement  élevée.  Des  re- 
cherches sont  en  cours  aussi  sur  la  reproduction  de  la  limande,  du 
flet,  de  la  sole. 

On  n'en  fait  point,  à  notre  connaissance  du  moins,  sur  le 
flétan,  ce  géant  des  poissons  plats,  peu  connu  en  France,  qui 
est  plus  fréquent  en  Angleterre,  mais  qu'on  pèche  surtout  sur  les 
côtes  américaines.  Le  flétan,  tel  que  je  lai  vu  à  Gloucester,  où  l'on 
en  débarquait  des  goélettes  pleines,  le  flétan  arrive  à  plus  de  deux 
mètres  de  longueur  :  on  en  voit  qui  ont  trois  mètres,  sur  un  mètre 
de  largeur,  et  c'est  un  poisson  excellent,  malgré  ses  dimensions 
considérables.  Mais  il  ne  pourrait  guère  se  cultiver  que  dans  le 
nord  de  l'Atlantique,  et  c'est  un  animal  de  haute  mer  à  qui  les 
installations  existantes  ne  pourraient  convenir. 

A  l'égard  de  la  sole,  il  reste  beaucoup  à  faire.  C'est  depuis 
peu  de  temps  —  deux  ou  trois  ans  —  seulement  que  l'on  a  pu 
obtenir  la  multiplication  naturelle  de  ce  poisson  en  captivité. 
Pour  le  flet,  peut-être  la  culture  artificielle  en  sera-t-elle  relati- 
vement facile  :  car  ce  poisson  se  plaît  dans  les  estuaires,  et 
remonte  dans  les  rivières,  de  sorte  qu'on  pourrait  peut-être  l'ac- 
coutumer à  des  rivières  d'eau  saumâtre  ou  même  douce. 

Au  total,  donc,  la  culture  des  poissons  plats  est  à  l'étude  :  elle 
est  encore  dans  la  phase  préparatoire. 

J'ai  déjà  parlé  de  l'alose,  plus  haut,  et  du  repeuplement 
qui  a  été  opéré,  et  qui  continue  à  se  faire  chaque  année,  sur 
les  côtes  de  la  Virginie  et  des  Carolines;  mais  il  faut  dire  un  mot 


LA  CULTURE  DES  EAUX  SALÉES.  871 

aussi  des  admirables  résultats  obtenus  sur  la  côte  californienne. 

Il  n'est  pas,  en  effet,  d'exemple  plus  démonstratif  de  l'utilité 
et  de  l'efficacité  de  la  pisciculture  marine,  pas  de  fait  plus  to- 
pique à  opposer  aux  adversaires  de  celle-ci. 

L'alose  n'existait  pas  dans  le  Pacifique  :  nulle  part,  de  la  Cali- 
fornie à  l'Alaska,  on  n'en  avait  péché  un  seul  individu,  soit  en 
eaux  douces,  soit  en  eaux  salées.  La  commission  fédérale  des  pê- 
cheries imagina,  en  1871,  d'envoyer  quelques  milliers  d'alevins  à 
la  commission  des  pêcheries  de  Californie  pour  qu'elle  tentât 
d'acclimaterl'espèce  dans  les  eaux  du  Pacifîque.Douze  mille  alevins 
traversèrent  donc  le  continent  de  AVashington  à  San-Francisco, 
—  et  c'était  un  succès  que  d'avoir  réussi  à  leur  faire  effectuer  un 
voyage  de  six  journées  pleines  (1),  —  et  à  leur  arrivée,  on  les  versa 
dans  la  rivière  Sacramento.  L'expérience  fut  renouvelée  pendant 
les  années  suivantes,  et  en  1886,  la  commission  avait  «  planté  » 
environ  1 690000  alevins  dans  quatre  des  rivières  de  la  Californie, 
Les  effets  ne  se  firent  point  attendre  :  on  prit  bientôt  des  aloses 
dans  le  Sacramento,  et  ensuite  sur  la  côte.  A  l'heure  qu'il  est, 
l'alose,  jusqu'ici  inconnue  sur  les  rivages  de  la  Californie,  se  trouve 
sur  toute  la  côte,  depuis  la  baie  de  Monterey  jusqu'à  la  frontière 
du  Canada.  Le  jour  où  l'on  saura  la  chercher,  on  la  péchera  pro- 
bablement en  abondance  jusqu'à  Puget  Sound,  jusqu'à  l'Alaska 
peut-être,  et  il  n'y  aurait  rien  de  surprenant  à  ce  que  cette  espèce 
se  propageât  aussi  sur  la  côte  occidentale  du  Pacifique,  vers  le 
Japon.  Bien  que  les  pêcheurs  californiens  ne  prennent  l'alose  que 
par  occasion,  n'ayant  point  encore  installé  les  engins  habituelle- 
ment employés  pour  cette  pêche,  ce  qui  réduit  considérablement 
les  possibilités  du  rendement,  c'est  par  milliers  de  kilogrammes 
qu'ils  capturent  ce  poisson  chaque  année.  L'alose  s'est  donc  accli- 
matée; et  là  où  elle  n'existait  pas,  la  pisciculture  nuirine  permet 
maintenant  de  la  prendre  abondamment.  A  l'heure  qu'il  est,  on  n 
pris  pour  72?>  000  francs  d'aloses,  et  les  frais  d'ensemencement  ont 
été  de  moins  de  70  000  francs. 

Une  expérience  analogue  a  été  faite  avec  un  autre  poisson,  le 
stripcd  hass  [Roccus  linralus).  On  en  a  introduit  tîlO  alevins,  en 

(1;  Voiiidi'tix  011  trois  ans  qu'en  Franco  on  comnicnco  à  coniiiilro  la  possibilité 
d'imposer  de  lonj^s  voyages  aux  alevins  et  aux  iinifs  fécondés  ou  non  fécondés. 
On  se  donne  mémo  la  peine  d'iiiiafîiner  dos  appareils  et  des  wagons  à  cet  usage.  Si 
l'on  (Hait  tant  soit  [)eii  au  courant  de  ce  f(ui  se  fait  à  l'étranger,  on  saurait,  de 
façon  générale,  que  ces  appareils  et  ces  wagons  exiâtenl  depuis  liienlot  trente 
ans...  .  , 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1879  et  en  1882,  à  l'embouchure  du  Sacramento.  Ils  ont  prospéré 
et  se  sont  reproduits  :  on  les  trouve  —  eux  et  leur  descendance 
—  sur  toute  la  côte  de  Californie  où,  auparavant,  l'espèce  n'exis- 
tait pas.  Les  eaux  du  Pacifique  semblent  leur  convenir  beaucoup  ; 
ils  grossissent  vite  et  se  sont  répandus  au  loin.  Ce  poisson  est 
très  recherché  sur  le  marché  de  San-Francisco.  Il  pèse  en  moyenne 
de  3  à  4  kilogrammes,  mais  on  en  trouve  aussi  de  15  et  17  kilo- 
grammes. Le  coût  de  l'expérience  a  été  de  quelques  centaines  de 
dollars  :  et  le  rendement  annuel  est  d'environ  90000  francs.  Ces 
faits  et  ces  chiffres  ont  une  éloquence  telle  qu'ils  se  passent  de 
tout  commentaire. 

La  gigantesque  expérience  en  cours,  par  laquelle  différons 
chercheurs  tentent  de  démontrer  la  possibilité  du  repeuplement 
artificiel  des  mers,  s'est  faite  tout  entière  en  dehors  de  nos  fron- 
tières. Il  nous  arrive  souvent  de  répéter  que  nous  mettons 
volontiers  les  choses  en  train,  et  qu'ensuite  l'étranger  s'empare 
des  résultats  obtenus,  et  en  tire  profil,  tandis  que  nous  restons 
à  la  traîne  avec  notre  gloire...  et  nos  déboursés  d'inventeur.  Ici, 
cela  n'a  point  été  le  cas.  Saurons-nous  au  moins  profiter  de  ce 
qu'ont  fait  les  autres? Nous  possédons  des  côtes  assez  étendues,  et 
la  population  vivant  des  produits  de  la  pèche  est  assez  nom- 
breuse pour  qu'il  vaille  la  peine  de  s'en  préoccuper.  En  second 
lieu,  les  moyens  qui  réussissent  ailleurs  ne  semblent  pas  devoir 
échouer  chez  nous.  Il  n'y  a  pas  de  raison  pour  que  les  effets 
bienfaisans  de  la  pisciculture  marine,  s'ils  existent,  ne  se  présen- 
tent aussi  bien  dans  notre  pays  que  dans  tel  autre.  Dans  ces  con- 
ditions, il  s'agit  seulement  de  savoir  de  quelle  façon, sous  quelle 
forme,  nous  pourrons  nous  associer  au  mouvement. 

Le  poisson  ne  manque  pas  sur  nos  côtes  :  la  matière  ouvrable 
ne  fait  point  défaut,  bien  qu'elle  ne  se  trouve  point  en  quantité 
proportionnée  à  nos  besoins.  Notre  pays,  si  libéralement  pourvu 
de  richesses  naturelles,  que  la  nature  fit  avenant  et  plein  de  grâce 
en  y  accumulant  une  variété  de  terrains,  de  climats,  de  paysages, 
qui  frappe  d'autant  plus  qu'on  parcourt  plus  souvent  les  autres 
contrées;  notre  pays,  si  bien  muni  des  ressources  du  sol,  est  aussi 
parmi  ceux  dont  les  eaux  littorales  présentent  le  plus  de  variétés. 
Elles  donnent  abri  aux  espèces  les  plus  estimées,  les  plus  savou- 
reuses qu'il  y  ait.  Celles-ci  y  vivent  naturellement,  il  n'y  a  pas 
d'importations  à  faire,  pas  d'emprunts  à  l'étranger  :  il  suffit  de 
développer  ce  qui  existe. 


LA    CULTURE    DES    EAUX    SALÉES.  873 

Prenons  le  littoral  dé  la  Picardie,  de  la  Manche,  par  exemple, 
avec  les  importans  centres  de  pêche  qui  ont  nom  Boulogne, 
Dieppe,  Fécamp,  etc.,  et  considérons  les  espèces  qui  s'y  pèchent, 
et  qu'on  pourrait  multiplier.  Il  y  a  de  quoi  ^'occuper  toute  l'année. 
M.  Eugène  Canu  a  dressé  cette  liste,  en  indiquant  l'époque  nor- 
male de  reproduction.  Supposons  donc  un  laboratoire  de  pisci- 
culture marine  installé  sur  un  point  quelconque  de  cette  côte,  et 
voyons  quelle  sera  sa  besogne. 

Dès  l'entrée  de  l'hiver,  dès  novembre  ou  décembre,  il  lui  faut 
fonctionner.  La  morue  est  là,  en  effet,  pleine  d'œufs  et  de  laitance, 
et  de  décembre  à  février,  on  peut  multiplier  cette  espèce.  Elle 
n'appartient  point  à  la  catégorie  des  poissons  les  plus  recher- 
chés, de  ceux  qui  constituent  un  mets  de  luxe  :  et  pourtant  elle 
se  vend  toujours.  En  janvier,  jusqu'en  mars,  c'est  le  tour  du  car- 
relet, si  abondamment  multiplié  dans  le  laboratoire  de  Dunbar, 
et  le  carrelet,  lui  aussi,  se  consommera  beaucoup,  s'il  devient 
abondant.  De  février  en  avril,  trois  espèces  se  présentent,  prêtes 
à  se  reproduire  :  le  merlan,  la  lingue,  et  le  flet,  poissons  très 
sains,  oxcellens,  très  appréciés  de  la  masse  des  consommateurs. 
Le  printemps  n'arrêtera  point  les  opérations,  car,  en  mars  et  avril, 
deux  espèces  demandent  à  partager  les  soins  offerts  aux  trois  qui 
viennent  d'être  citées  :  la  limande  et  l'églefin;  et  en  mars  la 
reine  de  nos  eaux,  —  au  point  de  vue  culinaire,  cela  sentend,  — 
réclame  l'attention  :  la  sole.  De  mars  en  juin,  la  sole  est  apte  à  se 
multiplier,  et  nul  ne  contestera  l'intérêt  qu'il  y  aurait  à  rendre 
cette  espèce  beaucoup  plus  abondante  qu'elle  ne  l'est.  Au  mois 
d'avril,  deux  espèces  également  précieuses  s'y  joindront  :  le  turbot 
et  la  barbue.  De  mai  à  septembre,  les  trigles  feront  leur  appari- 
tion, et  de  juin  en  juillet,  ce  seront  les  maquereaux.  Eu  plein  été, 
on  pourra  encore  occuper  très  utilement  le  laboratoire  par  la  mul- 
tiplication artificielle  des  Itrèmes,  dorades,  surmulets,  et  c'est 
tout  juste  si  l'on  aura,  à  l'automne,  un  mois  ou  deux  de  répit 
pour  se  reposer  ou  pour  remettre  le  mat<iriol  en  état. 

Toute  l'année  durant,  ou  peu  s'en  faut,  le  laboratoire  de  pisci- 
culture marine  peut  s'employer  utilenunit,  et  pour  peu  qu'on 
sache  s'y  prendre,  pour  peu  qu'on  prolilo  de  l'expérience  acquise  à 
l'étranger,  pour  peu  que  l'on  organise  intelligemment  l'installa- 
tion et  qu'on  assur(»  rapprovisionnement,  c'est  par  milliards  que, 
chaque  année,  les  alevins  seront  déversés  daus  nos  eaux  côtières. 
De  difliculté  sérieuse,  d'obstacles  importans,  il  n'en  est  pas. 


874  REVUE  DES  DEUX  MOKDES. 

Une  entreprise  de  ce  genre  ne  pourrait  être  que  l'œuvre  de 
l'État.  Ce  n'est  pas  que  l'administration  et  la  gérance  de  l'Étal 
soient  le  moins  du  monde  de  nature  à  exciter  l'enthousiasme  : 
l'opinion  est  faite  là-dessus.  Mais,  dans  une  question  du  genre  de 
celle  dont  il  s'agit  ici,  il  serait  difficile,  impossible  peut-être,  de 
procéder  autrement,  et  les  intérêts  en  jeu  sont  d'ordre  si  général 
que  c'est  au  mandataire  de  la  généralité  de  les  prendre  en  main. 
Le  repeuplement  de  nos  côtes  semble  donc  devoir  être  une 
affaire  conduite  par  l'État,  et,  au  reste,  il  n'y  a  pas  de  raison  pour 
qu'elle  ne  donne  pas  de  bons  résultats,  si  elle  est  confiée  à  des 
mains  habiles  et  pas  trop  nombreuses. 

Il  y  a  assez  à  faire,  un  nombre  d'espèces  à  multiplier  ample- 
ment suffisant  pour  qu'un  laboratoire  bien  aménagé  soit  occupé 
toute  l'année  ou  peu  s'en  faut,  et  pour  que,  par  conséquent,  les 
frais  soient  relativement  faibles.  Une  dépense  première  de  50  000 
ou  60000  francs  intelligemment  employés,  mis  en  œuvre  par  un 
praticien  qui  aura  vu  ce  qui  s'est  fait  ailleurs,  et  de  quelle  façon  il 
faut  s'y  prendre  —  et  surtout  ne  pas  s'y  prendre  —  suffirait  à  la 
création  d'un  laboratoire  capable  de  préparer  des  quantités 
énormes  d'alevins  :  et  le  choix  de  l'emplacement  serait  encore 
assez  facile,  pour  un  homme  qui  connaîtrait  les  conditions  ma- 
térielles et  économiques  à  réaliser.  Pour  l'entretien  annuel,  un 
budget  de  ;20000  francs  paraît  pouvoir  suffire  largement.  A  Dun- 
bar,  les  frais  matériels  sont  de  10000  francs  par  an  environ,  et 
avec  10  000  francs  on  peut  payer  le  personnel  nécessaire.  En 
tous  cas,  on  pourrait  commencer  sur  ces  bases,  et  à  coup  sûr,  si 
l'entreprise  devenait  prospère  par  ses  résultats,  —  car  il  ne  sau- 
rait être  question  de  recettes,  —  le  budget  pourrait  être  accru. 

Peut-être  pourrait-on,  du  reste,  l'augmenter  par  le  prélève- 
ment de  droits  à  établir  sur  les  transactions,  si  le  rendement  des 
pêches  s'élevait  dans  des  proportions  marquées,  et  ce  ne  serait 
que  justice  que  ceux  qui  profitent  de  l'œuvre  en  prissent  quelque 
charge,  ne  la  laissant  pas  tout  entière  à  la  collectivité.  La  mé- 
thode actuelle  qui  consiste  à  saigner  la  vache  pour  engraisser 
le  bœuf,  chère  à  certaine  école  économique,  ne  saurait  constituer 
un  système  viable,  assuré  de  la  permanence. 

L'entreprise,  l'initiative  particulières  trouveraient  toutefois  à 
s'exercer  utilement  aussi  dans  cette  question  :  il  y  a  place  pour 
les  efforts  individuels  dans  le  sens  qu'indique  M.  Wemyss  Fui  ton. 
Sur  bien  des  points  de  nos  côtes,  des  criques  se  présentent,  sou- 


LA  CULTUUK  DES  EAUX  SALÉES.  875 

vent  des  baies,  de  dimensions  suffisantes,  pour  qu'avec  des  tra- 
vaux relativement  peu  importans,  l'on  puisse  les  transformer  en 
des  bras  de  mer  clos,  ou  du  moins  suffisamment  isolés  de  l'Océan 
pour  devenir  de  véritables  viviers  où  le  poisson  peut  vivre  et  se 
développer,  et  où  on  peut  l'aller  pêcher  sans  grands  risques.  I.a 
pisciculture  marine  donne  le  moyen  de  repeupler  ces  viviers.  Il 
y  a  encore  des  étangs  mi-salés,  des  estuaires  saumâtres  où  cer- 
taines espèces  vivent  très  bien,  et  que  l'on  pourrait  utiliser  aussi. 
Tandis  que  la  mer  gagne  invinciblement  sur  nos  côtes,  les  émiet- 
tant  peu  à  peu,  précipitant  les  falaises  qu'elle  désagrège,  brise  et 
disperse  sous  forme  de  rochers  qui  finissent  par  devenir  des 
grains  de  sable,  on  pourrait,  en  bien  des  points,  redemander  à  la 
mer  la  monnaie,  et  gagner  ici  ce  qu'on  perd  ailleurs.  Les  barrières 
artificielles  à  élever  auraient  cet  avantage  de  ralentir  beaucoup 
l'œuvre  de  destruction  :  ce  seraient  des  digues  doublement  utiles, 
et  dans  les  grands  viviers  ainsi  établis,  on  pourrait,  selon  toute 
vraisemblance,  pratiquer  l'élevage  des  poissons  de  mer  dans  des 
proportions  considérables  et  de  bonnes  conditions  (1). 

Au  total,  les  expériences  faites  établissent  qu'il  y  a  une  œuvre 
utile  à  tenter  et  un  exemple  à  suivre. 

Henry  de  Vaiuony. 

(1)  M.  Georges  Roche  a  donné  des  indications  intéressantes  (cliap.  V  de  la  Cul- 
ture des  Mers)  sur  ce  qui  se  fait  déjà  dans  cet  ordre  d'idées,  à  Arcachon,  à  Marennes, 
aux  Sables-d'Olonnc,  à  Comaccliio.  en  Italie;  mais  il  est  manifeste  que  l'art  pnui- 
rait  beaucoup  aider  la  nature,  et  que  la  pisciculture,  —  ou  la  pisci/'acture,  coiuiiic 
on  rappelle  souvent,  —  accroîtrait  considérablement  les  ressources  fournies  pu- 
les  étangs  et  viviers. 


MŒURS  ÉLECTORALES 


LE    MARCHAND    DE    VINS 


I 


Malgré  leur  ensemble  banal,  les  dernières  élections  semblent 
pourtant  avoir  offert  des  symptômes  assez  curieux,  et  même  assez 
saisissans.  Modérés  et  radicaux,  conservateurs  et  révolutionnaires, 
sont  à  peu  près  revenus  avec  les  mêmes  forces,  mais  on  n'en  re- 
marque pas  moins,  dans  les  masses  votantes,  des  changemens  de 
courans  singuliers,  et  comme  des  orientations  nouvelles.  Le  so- 
cialisme gagne,  mais  là  où  l'on  ne  connaît  pas  encore  ses  repré- 
sentans;  il  perd,  en  revanche,  et  considérablement,  là  où  l'on  a 
goûté  de  ses  hommes.  Dans  une  région  industrielle,  en  plein  «  pays 
rouge  »,  un  marquis  met  en  déroute  un  rhéteur  collectiviste;  ail- 
leurs, dans  une  ville  du  nord,  sur  un  autre  point  manufacturier, 
un  grand  patron  conservateur  remplace  un  vieil  émeutier.  A  Paris, 
dans  un  faubourg,  une  candidature  royaliste  réunit  quatre  mille 
voix;  une  autre,  simplement  conservatrice,  mais  présentée  et  sou- 
tenue par  un  vicaire  du  quartier,  en  recueille  presque  autant  dans 
un  faubourg  voisin.  Et  le  vicaire  n'avait  cependant  pas  caché  son 
jeu!  Il  allait,  en  sortant  de  l'église,  dans  les  réunions  publiques, 
où  la  moitié  de  la  salle  l'applaudissait,  pendant  que  l'autre  l'inju- 
riait. Il  ne  payait  pas  seulement  de  sa  personne,  mais  de  sa  robe, 
et  de  son  «  caractère.  » 

Tout  cela  est-il  l'indice  d'une  prochaine  ou  lointaine  révolu- 
tion dans  l'âme  populaire?  Est-ce  le  présage  d'un  baromètre  dont 


MŒURS    ÉLECTORALES.  877 

r.iiguille  commence  à  tourner  au  beau  temps,  quoique  le  ciel 
soit  toujours  noir?  Ce  sont,  en  tout  cas,  des  phénomènes  intéres- 
sans,  et  qui  donnent  envie  de  s'informer.  On  éprouve  la  curiosité 
de  pénétrer  dans  certains  milieux,  de  regarder  de  près  ce  qui  s'y 
passe,  ce  qu'on  y  pense,  ce  qu'on  y  fait,  ce  qu'on  y  est,  ce  qui  s'y 
prépare  exactement,  et  l'un  de  ces  milieux-là,  sans  contredit,  est 
la  boutique  du  marchand  de  vins,  et  du  marchand  de  vins  de  Paris, 
du  débitant  légendaire.  Qu'est  le  débitant?  Quelle  est  sa  poli- 
tique? En  quoi  consiste,  d'une  façon  précise,  la  puissance  électo- 
rale qui  opère  dans  ces  débits  dont  les  flacons  bizarres  s'étagent 
derrière  les  vitres,  et  d'où  s'échappent,  quand  on  passe,  des  excla- 
mations d'ivrognes?  Nous  ne  poussons  pas  loin,  en  général,  la 
fréquentation  du  marchand  de  vins,  et  nous  ne  pouvons  guère,  en 
conséquence,  que  connaître  assez  mal  l'esprit  et  le  pouvoir  réels 
de  ce  négociant  de  carrure  solide,  qui  distribue,  comme  d'une 
tribune,  les  «  canons  »  et  les  petits  verres.  Nous  ne  lui  en  attri- 
buons pas  moins  une  influence  tout  exceptionnelle,  et  même  il 
fut  un  temps  où  nous  l'eussions  volontiers  appelé  le  «  grand 
électeur.  »  Le  grand  électeur,  soit!  Mais  comment  l'est-il,  et  l'est- 
il  bien  autant  que  nous  le  croyons,  autant  surtout  que  nous 
l'avons  cru?  Ne  serait-il  pas,  lui  aussi,  par  hasard,  une  de  ces 
puissances  du  passé  qui  s'en  vont,  et  sa  physionomie,  en  ce  cas, 
n'en  serait-elle  pas  encore  plus  intéressante  à  fixer? 

II 

Il  suffirait,  à  la  rigueur,  pour  prouver  l'importance  politique 
du  marchand  de  vins,  de  rappeler  la  législation  dont  il  a  été 
l'objet.  On  n'inspire  pas  autant  l'autorité  quand  on  ne  l'inquiète 
pas  un  peu,  et  les  lois,  ordonnances,  décrets  et  ivglemens  inspirés 
par  le  cabaretier  sont  tout  un  monument.  Comme  existence 
légale,  il  date  de  Louis  XIV,  sous  qui  il  se  constitue  en  maîtrise, 
et  il  a  fait  du  chemin  depuis  cette  époque.  Lise/  la  plaquette  in- 
titulée :  Code  annote  des  iinionadict'y,  par  M.  Julien  Goujon, 
avocat  à  la  Cour  d'appel  de  Kouen;  et  le  Code  annoté,  des  lunona- 
dicrs  vous  montrera,  par  des  textes,  le  marchand  de  vins  préoc- 
cupant tous  les  régimes,  en  lutte  on  en  relations  avec  le  pouvoir, 
sous  tous  les  gouverncmens.  La  loi  actuelle  lui  donne  la  liberté, 
et  1  Knipire,  en  efTet,  l'en  a\aft  privt';.  Napoléon  III  voyait  dans 
les  cabarets  des  «  lieux  d'afliliation  pour  les  sociétés  secrètes,  » 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  le  Code  annoté  Taccuse  d'avoir  voulu  «  frapper  de  terreur,  » 
pour  les  ((  transformer  en  surveillans  officieux,  en  agens  électo- 
raux, trois  cent  mille  habitans  et  leurs  familles.  »  Trois  cent  mille 
estaminets,  et  des  estaminets  politiques,  de  ceux  que  Balzac  ap- 
pelle le  «  parlement  du  peuple,  »  étendaient  donc  déjà  leur  réseau 
sur  la  France,  sous  le  régime  de  Juillet  et  le  Gouvernement  de 
1848!  L'Empire  capta  cette  force  à  sa  manière,  la  République 
la  capta  ensuite  à  la  sienne,  et  l'Etat,  depuis  cinquante  ans,  s'est 
toujours,  en  résumé,  servi  ainsi  du  débitant.  Il  a  cherché  à  le 
détruire,  à  le  soumettre,  ou  à  le  flatter,  mais  ne  la  jamais  né- 
gligé. N'était  pas,  sous  l'Empire,  marchand  de  vins  qui  voulait, 
et  le  débitant  constituait  alors  une  corporation  privilégiée.  11  de- 
venait un  agent,  un  fonctionnaire,  et  cela  le  rendait  une  puis- 
sance. Tout  le  monde,  aujourd'hui,  peut  ouvrir  un  cabaret,  c'est 
la  liberté,  et  le  marchand  de  vins,  par  là,  se  retrouve  une  puis- 
sance d'un  autre  genre.  Il  est  le  nombre,  et  le  nombre  organisé, 
il  pullule,  il  se  syndique';  et,  cette  puissance  qu'il  représente  et 
qu'il  est,  toutes  sortes  de  signes  l'attestent,  en  dehors  même  de 
la  législation.  Personne  n'est  aussi  bas  salué  que  lui,  aussi  bien 
traité,  aussi  considéré,  aussi  ménagé,  et  par  les  candidats,  et  par 
les  députés,  et  par  les  conseillers  municipaux,  et  par  les  séna- 
teurs, et  par  les  ministres.  Pour  une  considération  aussi  marquée, 
et  surtout  aussi  soutenue,  il  faut  bien  qu  il  soit  quelqu'un,  et  il 
l'est.  Mais  de  quelle  façon,  encore  une  fois,  le  marchand  de  vins 
est-il  quelqu'un?  Gomment  s'analyse  son  influence?  Comment  en 
fonctionne  le  mécanisme?  C'est  ici  que  l'étude  prend  de  l'intérêt, 
et  ne  manquera  même  pas  d'imprévu. 

III 

D'où  vient  le  débitant?  En  général,  de  province.  Ou  bien  en- 
core, fréquemment,  il  est  ancien  garçon  de  café,  ancien  domes- 
tique, ancien  cocher,  ancien  commis  de  confiance  dun  distilla- 
teur. Notons  aussi,  mais  seulement  pour  mémoire,  le  marchand 
devins  fantaisiste,  l'irrégulier  de  la  profession,  et  qui  peut  avoir, 
alors,  les  origines  les  plus  bizarres.  L'un  de  ceux-là,  politicien 
actif,  volontiers  candidat  dans  son  arrondissement,  avait  été  per- 
ruquier à  Mazas.  Un  autre,  un  homme  de  lettres,  M.  Leyret,  au- 
teur d'un  volume  :  En  plein  Faubourg ,  avait  acheté,  il  y  a  quel- 
ques années,  un  fonds  de  vins  faubourg  du  Temple,  pour  voir 


MŒURS    ÉLECTORALES.  879 

l'ouvrier  de  plus  près,  et  nous  donner  ainsi  un  «  livre  vécu.  » 
Tout  le  monde  connaît,  enfin,  le  débitant  «  esthétique  »,  peintre, 
chanteur,  ami  d'artistes,  artiste  lui-même.  Mais  tous  ces  débilans 
là  sont  l'exception,  n'ont  aucune  importance  corporative,  et  le  dé- 
bitant parisien,  sans  être  absolument  un  commerçant  comme  un 
autre,  n'en  est  pas  moins  d'ordinaire  un  pur  commerçant,  dont  le 
signe  particulier  est  plutôt  d'être  provincial.  Des  gens  de  cam- 
pagne ou  de  petite  ville,  ayant  un  petit  bien,  et  décidés  à  le  ris- 
quer pour  le  tripler,  achètent  un  fonds.  Ce  sont  dos  Limousins, 
des  Auvergnats,  des  Aveyronnais,  des  Gascons.  Ils  émigrent,  et 
viennent  s'établir  à  Charonne,  à  Levallois-Perrel,  avenue  d'Italie, 
mais  restent  toujours,  dans  leur  boutique,  de  Saint-Flour  ou  de 
Pézenas.   Ils   connaissent  leurs  députés,  leurs   sénateurs,   vont 
les  voir,  leur  demandent  des  services,  et  leurs  sénateurs  et  leurs 
députés  ne  manquent  jamais  non  plus,   de  leur  côté,  de  leur 
rendre  les  services  demandés.  Un  banquet  de  marchands  de  vins 
a  lieu,  et  vous  le  croyez  présidé  par  un  révolutionnaire  de  ca- 
baret? Vous  vous  trompez.  Il  l'est  par  un  député  ou  un  sénateur 
de  la  Gôte-dOr,  du  Cantal,  ou  du  Tarn-et-Garonne,  et  le  légis- 
lateur du  Quercy,  de  l'Auvergne  ou  de  la  Bourgogne  se  ménage 
ainsi  les  électeurs  de  Beaune,  d'Aurillac  ou  de  Montauban,  en 
protégeant  les  débitans  d'Auteuil,  de  Grenelle  ou  des  Gobelins... 
Tel  est  souvent,  comme  origine,  le  marchand  do  vins  parisien, 
quand  vous  n'y  retrouvez  pas  le  cuisinier  ou  le  valet  de  chambre 
qui  a  fait  des  économies,  le  cocher  qui  a  compté  sur  la  clientèle 
des  cochers,  le  garçon  de  café  qui  a  mis  de  côté  ses  pourboires,  le 
tonnelier  qui  n'a  môme  pas  eu  à  changer  de  (ablier  pour  changer 
d'état,  l'employé  du  gros  distillateur,  ou  l'homme  industrieuse- 
ment  multiforme,  qui  passe  successivement  par  plusieurs  de  ces 
professions  diverses,  mais  n'en  est  pas  moins  aussi  venu  de  sa 
province,  rêve  d'y  retourner  riche  après  tant  de  métiers  différens, 
et  n'a  garde,  lui  non  plus,  de  négliger  le  sénateur  ou  le  député  de 
son  pays. 

Combien  maintenant  sont-ils,  partis  ainsi  d'un  point  ou  d'un 
autre,  venus  de  roflice  ou  de  la  distillerie,  tombés  de  la  Caniiirgut» 
à  la  Goutte-d'Or,  ou  du  Bonssillon  rue  MouHctard,  et  qui  versent 
le  «  petit  bien  »  dans  Paris  et  la  banlieue?  Ils  sont  quarante 
mille.  Quarante  mille I  Formidable  chilTre,  et  qui  actuse  une 
clientèle  formidable!  Les  femmes,  relativement,  vont  peu  au  ca- 
baret,  et  quelle  année   de  votans,  quelles  légions  d'électeurs, 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doivent  abreuver,  dès  lors,  ces  quarante  mille  cabaretiers!  Et  quel 
monde  imprévu,  grouillant,  inclassable,  constitué  par  tout  ce 
qu'on  peut  imaginer  de  mauvais  et  môme  de  bon,  de  tranquille  et 
de  turbulent,  de  casanier  et  d'errant,  d'exécrable  et  de  pitoyable! 
Selon  le  quartier,  la  rue  ou  même  le  coin  de  rue,  les  figures  que 
vous  remarquez  dans  un  débit  ne  ressemblent  plus  à  celles  que 
vous  voyez  dans  un  autre.  Près  d'une  station  de  voitures,  un  dé- 
bitant n'hébergera  que  des  cochers  de  fiacre.  Un  autre,  près  d'un 
cercle,  n'aura  chez  lui  que  des  cochers  de  cercle.  Un  troisième, 
dans  un  quartier  aristocratique,  ne  recevra  que  des  «  gens  de  mai- 
son. »  Certaines  boutiques,  près  des  cimetières,  ne  désemplissent 
pas  de  croquemorts  ;  d'autres,  dans  les  quartiers  en  construction, 
ne  désemplissent  pas  de  maçons  ;  d'autres,  à  côté  des  théâtres,  ne 
désemplissent  pas  de  machinistes,  de  décorateurs,  de  marchands 
de  billets  et  de  figurans.  Entrez,  à  une  certaine  heure,  chez  le 
marchand  de  vins  voisin  d'une  maison  centrale,  et  vous  n'v  trou- 
verez  que  des  surveillans  de  prison;  revenez  un  peu  plus  tard,  et 
vous  n'y  rencontrerez  que  des  voleurs. 

IV 

De  lénornie  foule  humaine  qu'évoque  la  grosse  rumeur  de  ces 
quarante  mille  cabarets,  la  ligure  morale  du  débitant  commence 
déjà  ainsi  à  pouvoir  se  dégager,  et  le  premier  trait  qui  en  ressort, 
c'est  qu'il  est  un  patron,  avec  un  capital.  Petit  patron,  mais  pa- 
tron, et  que  ses  cliens  n'appellent  même  jamais  que  «  patron.  »  — 
Patron,  un  verre  1...  Patron,  combien?...  Patron,  on  vous  paiera 
demain  !  —  Second  trait  :  il  est  un  homme  de  province  fortement 
attaché  à  son  pays,  et  un  homme  d'économie  fortement  attaché  à 
ce  qu'il  possède.  Troisième  trait  :  c'est  aussi,  néanmoins,  un  com- 
merçant hardi,  ne  craignant  pas  une  clientèle  où  les  risques,  par- 
fois, vont  jusqu'aux  coups  de  couteau,  ni  l'effroyable  concurrence 
représentée  par  quarante  mille  concurrens.  Enfin,  quairième  trait  : 
par  la  nécessité  même  où  il  se  trouve  d'exercer  la  police  de  sa 
boutique,  sur  un  public  souvent  dangereux,  il  prend  l'habitude 
de  l'autorité;  l'habitude  lui  en  donne  le  goût;  et  il  résulte,  chez 
lui,  de  tous  ces  traits  de  sa  nature,  un  total  psychologique  devant 
lequel  beaucoup  de  personnes  reculeront  peut-être  étonnées,  mais 
qui  .n'en  est  pas  moins  exact  :  au  fond,  et  quelles  que  soient  les 
apparences,  le  marchand  de  vins  est  marqué,  en  politique,  pour 


*i 


31ŒLRS    ÉLECTORALES.  881 

être  UD  «  conservateur.  »  Il  le  sera  à  sa  façon,  mais  il  le  sera. 
En  somme,  et  voilà  donc  une  première  surprise,  le  marchand 
de  vins  vaut  mieux  que  sa  réputation.  Qu'il  le  veuille  ou  non,  il 
est  assurément  un  démoralisateur.  Il  propage  par  métier  l'alcoo- 
lisme, ne  peut  pas  ne  pas  le  propager,  et  contribue  ainsi  à  la  cor- 
ruption générale,  mais  avec  innocence,  et,  comme  homme,  au 
demeurant,  se  révèle  plutôt  un  brave  homme.  Il  est  vaillant, 
risque  son  «  bien  »,  se  condamne  à  vivre  dans  un  monde  qui 
n'est  pas  toujours  le  sien,  doit  y  déployer  du  courage,  du  bon 
sens,  de  la  fermeté,  et  s'embarque  un  peu  dans  cette  vie  comme 
le  colon  pour  les  colonies.  J'ai  longtemps  vu  dans  le  débitant, 
pour  ma  part,  un  industriel  douteux,  mais  on  le  voit  mal  en  le 
voyant  ainsi,  et  il  n'est  pas  sans  qualités.  Il  a  de  l'énergie,  du 
loyalisme,  de  l'humanité,  et,  dans  ses  mœurs  professionnelles, 
pratique  une  solidarité  familiale.  Pas  un  marchand  de  vins  n'a 
un  enfant,  n'en  marie  un,  ou  ne  se  marie  lui-même,  sans  que  la 
corporation  ne  s'en  réjouisse.  Elle  a  un  journal,  le  Journal  of fie  tel 
de  r Union  syndicale,  et  la  lecture  en  rappelle  l'honnête  Berquin. 
Les  vœux  pour  les  noces,  les  souhaits  pour  les  naissances,  les 
regrets  pour  les  morts,  les  marques  d'affliction  ou  de  joie,  les 
souvenirs  et  les  effusions  de  toutes  sortes  le  remplissent,  et  tout 
cela  bonnement,  sincèrement,  sans  banalité.  Quant  à  la  politique, 
aux  élections,  pas  une  ligne!  Vous  trouvez  là  des  renseignemens 
commerciaux,  des  indications  techniques,  des  recettes  de  mate- 
lotes, des  recommandations  de  politesse,  des  études  sur  le  mouil- 
lage, le  plâtrage,  la  casse,  la  mise  en  cave,  mais  de  la  république, 
de  la  monarchie,  du  radicalisme,  du  socialisme,  de  ranticlérica- 
lisme,  pas  un  mot,  pas  une  syllabe!  C'est,  là-dessus,  la  même 
abstention,  le  même  mutisme,  presque  la  même  pudeur,  que  dans 
une  revue  de  demoiselles! 


Il  ne  faudrait  pas,  malgré  tout,  eu  conclure  que  jamais,  ni 
sous  aucune  forme,  le  marchand  de  vins  ne  s'occupe  de  politique, 
mais  la  vérité  est  qu'il  sen  occupe  moins  qu'on  ne  le  croit,  et  au- 
trement qu'on  ne  h;  pense.  Il  a  sa  politique,  et  il  y  joue  son  rôle, 
mais  ils  ne  sont  pas  toujours  ceux  qu'on  \\\\  prête,  et  c'est  ici  le 
moment  de  préciser. 

D'abord,  et  nécessairement,  il  incarne  l'influence  que  repré- 

TOMK  CXLVIII.  —   1898.  56 


882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sentent,  dans  une  ville,  40000  locaux  de  réunion.  Il  procure  à 
200000,  300000,  500  000  citoyens,  40000  foyers  de  communica- 
tion.  Supprimez  le  marchand  de  vins,  et  ces  40000  foyers  de 
communication  n'existent  plus.  Rétablissez-le,  et  ils  existent.  Or, 
un  débit  de  vins,  outre  le  débit  même,  comporte  ordinairement 
une  salle  attenante,  où  se  tiennent,  de  fondation,  toutes  les  réu- 
nions politiques,  municipales,  électorales,  syndicales  ou  corpora- 
tives du  quartier;  et  ces  salles,  à  Paris,  grandes  ou  petites,  sont 
innombrables.  Toutes  les  fois  qu'on  se  rassemble  pour  étudier, 
organiser  ou  désorganiser  quelque  chose,  c'est  dans  la  salle  d  un 
marchand  de  vins.  Feuilletez  les  journaux  spéciaux,  les  relevés 
administratifs,   et  vous  y  noterez  chaque  jour,   chez  les  débi- 
tans,  les  plus  nombreuses  réunions  :  «  le  Comité  central  électoral 
de  la  2"  circonscription  du  xii''  arrondissement,  salle  Gauthier... 
Le  Parti  ouvrier  socialiste  révolutionnaire  du  xf  arrondissement, 
café  de  la  Poste...  he  Comité  socialiste  de  la  2*'  circonscription  du 
x^  arrondissement,  salle  du  Petit  Tambour...  Le  Groupe  détudcs 
sociales  du  iv"  arrondissement,  salle  banjou...  Le  Comité  répu- 
blicain progressiste  de  la  1'"  circonscription  du  xiii''  arrondisse- 
ment, salle  Brégigeou...   La    Ligue   antisémitique,  7,  rue  Lan- 
tonnet...     Le    Groupe     central    socialiste    révolutionnaire    du 
xvn^  arrondissement,  .sY(!//e  Care/,  etc.,etc.  »  Cent,  cent  cinquante, 
deux  cents,   trois  cents,  quatre  cents  comités,  ligues,  cercles, 
groupes,  se  retrouvent  ainsi  au  cabaret,  et  grâce  au  cabaretier. 
Les  grands  meetings  ont  souvent  lieu  dans  les  préaux  d'écoles  ou 
les  théâtres  de  quartier,  mais  toutes  les  réunions  préparatoires, 
celles  où  le  candidat  prend  un  premier  contact  avec  les  électeurs, 
et  leur  donne,  pour  ainsi  dire,  comme  une  sensation  choisie  et 
préliminaire  de  sa  personne,  se  tiennent  chez  le  marchand  de 
vins.  Là  se  rendent  et  discutent  les  délégations,  les  commissions, 
les  sous-commissions;  là  on  se  concerte,  là  on  se  tâte,  là  on  com- 
plote ;  là  se  donnent,  pour  la  bonne  cause,  des  sauteries  et  des 
concerts.  Un  avocat  et  un  chimiste,  au  cours  d'une  période  élec- 
torale, s'étaient  entendus  pour  donner  une  conférence,  aux  envi- 
rons de  la  Villette,  dans  la  Salle  des  Deu.r  Canons.  Le  sujet  choisi 
était  le  «  Vin  »  lui-même,  et  l'avocat  devait  traiter  la  question 
légale,  lorsque  le  chimiste  aurait  traité  la  question  chimique.  Le 
chimiste,  seulement,  par  une  espièglerie  de  chimiste,  s'amusait  à 
à  prendre  le  sujet  au  point  de  vue  du  Droit,  et  faisait  ainsi  d'avance 
la  conférence  de  l'avocat.  Mais  un  avocat  n'est  jamais  en  relard, 


MŒUlîS    ÉLECTORALES.  883 

et  celui-ci,  quand  venait  son  tour,  s'emparait  du  sujet  au  point 
de  vue  de  la  science,  et  traitait  imperturbablement  la  question 
chimique. 

Le  mot  de  Balzac  est  donc  rigoureusement  juste,  et  le  cabaret 
est  bien  le  «  parlement  du  peuple.  »  L'électeur,  pour  délibérer,  a 
besoin  d'un  local,  et  le  marchand  de  vins  le  lui  fournit,  comme 
l'État  le  fournit  à  l'élu.  Pour  le  second,  il  est  vrai,  la  buvette  est 
l'accessoire,  tandis  qu'elle  est  le  principal  pour  le  premier,  mais 
nous  allons,  là  encore,  retrouver  une  autre  cause  de  l'influence 
du  débitant.  Il  alimente  la  foule,  et,  en  l'alimentant,  lui  crée  un 
tempérament,  ou  modifie  celui  qu'elle  a.  La  vie,  les  idées,  les 
sentimens,  la  moralité  d'un  peuple  physiquement  sain  ne  sont 
pas  ceux  d'un  peuple  malsain,  et  le  débitant,  en  contribuant  à  létat 
cérébral  de  l'électeur,  est  aussi  pour  quelque  chose  dans  ses  sen- 
timens, dans  sa  moralité  et  ses  idées.  La  bonne  ou  mauvaise  santé 
populaire  dépend  d'abord  du  fournisseur  en  gros,  qui  frelate  ou 
ne  frelate  pas  ses  denrées ,  mais  on  doit  également  en  demander 
compte  au  tenancier  qui  les  débite,  et  le  vote  d'une  population 
empoisonnée,  ou  perdue  d'alcoolisme,  ne  ressemblera  pas  à  celui 
de  l'électeur  sobre,  ou  purement  alimenté.  Ici,  comme  plus  haut, 
et  d'une  certaine  façon,  le  marchand  de  vins  est  donc  bien  le 
<(  grand  électeur,  »  et  peut  même  l'être  aussi  quand  il  arrive  de 
province,  qu'il  retrouve  des  compatriotes,  et  les  groupe  autour  de 
lui.  Il  est  ainsi  le  centre  d'un  réseau.  Et  peut-être  même  encore, 
à  l'occasion,  exercera-t-il  une  sorte  d'influence  intime  sur  quel- 
ques-uns de  ses  cliens.  M,  Leyret,  qui  s'y  connaît,  voit  en  lui 
comme  une  façon  de  «  confesseur,  »  et  le  marchand  de  vins,  etïec- 
tivement,  semble  tout  destiné  à  recevoir  les  confidences,  sinon  à 
les  garder.  No  fût-ce  que  pour  obtenir  de  sa  générosité  un  crédit 
auquel  il  résiste,  on  doit  assez  souvent  se  confesser  à  lui,  lui  conter 
ses  peines,  surtout  ses  espérances,  et  le  voilà,  pour  la  naïveté  po- 
pulaire, l'ami  auquel  on  se  confie,  la  conscience  sur  laiiuelle  on 
se  règle!  Mais  ira-t-il,  dans  cette  fonction,  jusqu'à  être  un  direc- 
teur de  conscience  électoral?  On  risquerait  de  se  tromper  eu  [af- 
firmant, et  c'est  ici  que  son  rôle  de  «  grand  électeur  »  commence 
à  devenir  vague.  Use-t-il  vraiment  de  son  autorité  morale  pour 
dicter  leur  devoir  politique  à  une  certaine  clienléle?  On  peut  en 
douter,  et  par  une  raison  bien  simi)le,  c'est  qu'en  fait  de  politique, 
il  n'en  a  sérieusement  qu'une  :  l'intérêt  de  sa  profession.  S'il  le 
voit  en  jeu,  il  agira,  mais  n'agira  gui>re  s'il  ne  l'y  \  oil  pas.  Il  est  pas- 


884  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sionnément,  fanatiquement  professionnel.  Chez  certains  débitans  se 
réunissent  des  socialistes,  chez  d'autres  des  radicaux,  chez  d'autres 
des  antisémites,  chez  d'autres  des  nationalistes,  chez  d'autres  des 
progressistes,  chez  d'autres  des  conservateurs.  Tous  ces  marchands 
devins  sont-ils  eux-mêmes  socialistes,  radicaux,  antisémites,  pro- 
gressistes, conservateurs?  Avant  tout,  ils  sont  marchands  de  vins. 

VI 

Pas  un  corps  de  métier  ne  se  tient,  comme  le  débitant,  en  con- 
tact avec  les  politiciens.  Il  n'apparaît  même  jamais,  on  peut  le  dire, 
que  dans  l'ombre  d'un  député,  d'un  sénateur  ou  dun  conseiller 
municipal,  mais  n'y  poursuit  jamais  qu'une  chose  :  lintérêt,  les 
progrès,  la  prospérité  de  la  corporation. 

Il  y  a  toujours,  à  Paris,  un  nombre  considérable  de  «  fonds 
de  vins  »  à  vendre,  et  l'on  y  constate  une  moyenne  de  cent  trente 
débits  vendus  par  semaine,  cinq  à  six  cents  par  mois,  six  à 
sept  mille  par  an.  On  entrevoit  là  beaucoup  de  faillites,  mais  en 
même  temps  une  grande  activité  d'acquisition  et  d'échange;  et 
l'une  des  spéculations  volontiers  pratiquées  par  les  débitans  carac- 
térise admirablement  leur  «  politique.  »  Prenez  l'une  des  centaines 
d'annonces  publiées  chaque  dimanche  par  les  feuilles  spéciales  : 
«  Près  de  la  gare  de  X...  Bail  à  volonté...  Affaires  par  jour, 
70  francs...  Le  vendeur  n'est  pas  du  métier,  se  retire...  Prix  : 
3  500  francs...  »  Que  va  faire,  en  lisant  cela,  le  débitant  qui  est 
((  du  métier?  »  Il  va  remarquer  ce  fonds  près  d'une  gare,  constater 
l'absence  de  tout  «  stationnement  de  voitures  »  dans  les  environs, 
et  acheter  le  débit,  avec  le  plan  bien  arrêté  d'obtenir  le  «  station- 
nement. »  Il  l'obtient,  double  ou  triple  ainsi  la  valeur  du  fonds, 
et  le  revend  le  double  ou  le  triple,  pour  en  racheter  un  autre,  le 
doter  encore  d'un  «  stationnement  »,  et  le  revendre  encore,  après 
l'en  avoir  doté.  Or,  comment,  par  qui,  obtient-il  ces  «  stationne- 
mens?  »  Parle  conseiller  municipal  de  sou  quartier,  le  député 
de  son  arrondissement,  celui  de  son  pays,  et  tous  les  conseillers, 
députés,  sénateurs  de  sa  connaissance.  Et  il  ne  voit  plus  dès  lors 
que  des  sénateurs,  des  députés,  des  conseillers,  des  radicaux,  des 
socialistes,  des  anticléricaux;  il  a  l'air  de  faire  avec  eux  de  la  po- 
litique radicale,  socialiste,  anticléricale,  et  croit  sans  doul(f  lui- 
même  qu'il  en  fait.  Au  fond,  il  n'en  a  qu'une,  et  n'en  a  jamais 
fait  qu'une  :  la  politique  du  «  stationnement.  » 


MŒURS    ÉLECTOKALKS.  .  885 

Mais  le  débitant  a  encore  un  autre  lève  :  adjoindre  à  sa  bou- 
tique un  bureau  de  tabac.  Or,  par  quelle  voie  y  parvenir?  Par 
celle  des  politiciens.  Ici  encore,  il  semble  faire  de  la  politique, 
et  il  en  suit  bien  une,  mais  une  seule  :  la  politique  du  «  bureau 
de  tabac.  »  A  l'entendre,   d'ailleurs,  les  hommes  politiques  le 
flattent  beaucoup,  mais  se  borneraient  à  le  flatter,  et  il  aurait  le 
droit  de  se  plaindre  d'eux.  Il  paye  déjà  deux  patentes,  celle  des 
commerçans  ordinaires,  plus  une  licence  qui  lui  est  spéciale,. et 
serait  encore  menacé  d'une  seconde  licence.  Il  finirait  ainsi  par 
payer  trois  patentes.  Or,  comment  conjurer  la  troisième  patente, 
si  ce  n'est  encore  par  les  députés,  les  sénateurs  et  les  conseillers 
municipaux?  Et  on  le  frappe  aussi,  prétend-il,  pour  des  falsifica- 
tions dont  la  faute  remonterait  à  ses  fournisseurs  en  gros!  Une 
barrique  falsifiée  lui  arrive,  on  la  saisit  chez  lui  avant  même  qujl 
ait  eu  le  temps  de  la  goûter,  et  on  l'en  déclare  le  falsificateur!  C'est 
inique,  et  il  réclame  le  prélèvement  d'un  échantillon  à  sa  porte, 
avant  tout  dépôt  dans  sa  boutique.  Or,  qui  doit-il,  ici  encore, 
gagner  à  sa  cause?  Toujours    les    sénateurs,    les    députés,    les 
conseillers  municipaux.  Et  pour  échapper  aux  nouveaux  droits 
que  lui  présage  la   suppression  des  octrois,  à  qui  devra-t-il  ap- 
porter ses  argumens  ou  ses  doléances?  Qui  devra-t-il  solliciter, 
inviter  à  ses  banquets,  endoctriner,  convaincre?  Les  hommes  po- 
litiques. A  toute  occasion,  il   faudra  encore  qu'il  les  fréquente, 
leur  promette  ses  bons  ollices  afin  d'obtenir  les  leurs,  se  mette 
au  service  de  leurs  candidatures,  et  leur  laisse  aussi  un  peu  en- 
tendre qu'il  pourrait  cesser  de  s'y  mettre.  Mais  quelle  politique, 
encore  une  fois,   poursuit-il  toujours,   sous    toutes   celles   qu'il 
parait  faire?  Une  seule,  et  c'est  la  sienne!  Et  tous  les  politiciens, 
d'ailleurs,  quels  qu'ils  soient,  ne  manquent  jamais  de  s'en  dire 
les  amis  et  les  soutiens,  préciséinonl  parce  qu'elle  est  une  poli- 
tique neutre,  pouvant  s'adapter  à  toutes  les  autres,  et  parce  ([ue 
l'homme  soumis  au  choix  des  électeurs  ne  peut  pas,  d'autre  pari, 
ne  pas  se  ménager  l'homme  par  qui  les  électeurs  conunuuiquciil. 
Pourquoi  les  modérés,  les  radicaux,  les  césariens,  les  conserva- 
teurs, et  môme  les  monarchistes,  ne  se  prochimeraient-ils  pas  tous, 
les  uns  aussi  bien  que  les  autres,  protecteurs  du  marchand  de 
A  ins,  puisque?  le  marchand  île  vins  a  pour  programme  unique  de 
soutenir  qui  le  soutient,  et  de  comballn;  cjui  le  combat?  Comment, 
en  même  temps,  tous  n'allacheniient-ils  pas  la  plus  sérieuse  im- 
portance aux  sympalhies  d'une  eorpor.ilion  île   iHOOO  miMiibres, 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

qui  sont  les  40000  hôtes  du  Suffrage  Universel?  L'intérêt  des  dé- 
bitans  à  ne  pas  distinguer  entre  les  couleurs  politiques  est  évi- 
dent, mais  celui  des  hommes  politiques  à  se  concilier  les  débi- 
tans  ne  l'est  pas  moins. 

Si  donc,  à  certains  points  de  vue,  nous  voulons,  et  pouvons 
même  voir  dans  le  marchand  de  vins  un  «  grand  électeur  »,  ne 
croyons  pas  trop  à  un  «  grand  électeur  »  sectaire,  révolution- 
naire, démolisseur  par  instinct,  et  qui  verse  sciemment  les  idées 
subversives  au  nom  d'un  parti  ou  d'une  utopie.  Assurément, 
il  en  verse  plus  d'une,  mais  comme  il  verse  le  vin  fuchsine,  parce 
que  le  fournisseur  le  lui  envoie  fuchsine.  Qu'on  lui  en  envoie  de 
meilleur,  et  il  ne  demandera  pas  mieux  !  Qu'on  trinque  sur  son 
comptoir  à  la  santé  d'un  grand  homme,  au  lieu  d'y  trinquer  à 
celle  d'aigrefins,  et  il  s'en  réjouira  tout  le  premier  !  Il  vole  pour 
les  radicaux  et  les  francs-maçons,  oui,  mais  parce  que  les  radi- 
caux et  les  francs-maçons  disposent  des  «  stationnemens,  »  des 
«  bureaux  de  tabac,  »  et  qu'ils  peuvent  abolir  ou  tripler  les  li- 
cences. Ce  n'est  pas  qu'il  soit  pour  eux,  mais  c'est  qu'il  espère 
qu'ils  seront  pour  lui,  et  lui-même  au  fond,  n'est  plutôt  qu'un 
brave  homme,  qui  ne  considère  que  son  métier.  A-t-il  tort?  Pas 
tout  à  fait.  Et  il  nous  donne  même  là  une  leçon  précieuse  de  bon 
sens,  en  se  bornant,  lui  marchand  de  vins,  à  n'être  qu'un  me.r- 
chand  de  vins.  Il  serait  peut-être  dangereux  de  lui  accorder  tout 
ce  qu'il  réclame,  et  le  zèle  même  de  sa  profession  doit  1  égarer, 
mais  elle  n'est  pas  d'un  petit  exemple,  dans  le  détraquement  con- 
tagieux et  général  de  l'époque,  cette  corporation  encore  assez 
sensée  pour  ne  vouloir  se  mêler  que  de  ce  qui  la  regarde.  Il  en 
est  d'autres  qui  ont  plus  d'esprit  ;  toutes  n'ont  pas  l'esprit  aussi 
sain. 

VII 

A  l'heure  qu'il  est,  d'ailleurs,  et  comme  un  peu  dans  le 
monde,  les  débitans  sont  en  crise.  Le  socialisme  est  surtout 
menaçant  pour  le  petit  commerce,  le  marchand  de  vins  est  un 
petit  commerçant,  et  les  sociétés  coopératives,  qui  dérivent  du 
socialisme,  sont  aujourd'hui  ce  qui  l'inquiète  le  plus,  ce  qu'il 
combat  le  plus  énergiquement.  Toujours  avec  son  esprit  de  mé- 
tier, son  bon  sens  et  sa  vigilance  professionnels,  il  ne  voit  pas 
seulement,  dans  ces  sociétés,  sous  la  forme  où  elles  se  présentent. 


MŒURS    ÉLECTORALES.  887 

une  concurrence  dangereuse,  mais  une  concurrence  déloyale, 
déloyalement  privilégiée;  et  rien  n'est  instructif,  j'allais  même 
dire  dramatique,  comme  le  compte  rendu  d'une  séance,  tenue,  il 
y  a  quelques  mois,  à  la  Société  d'horticulture,  à  propos  des  tra- 
vaux de  l'Exposition. 

...  Plus  de  mille  personnes  atlenlivcs,  relate  le  Journal  ofjidcL  du  Syn- 
dicat, et,  on  le  sentait,  soucieuses  de  leurs  Intérêts,  y  assistaient. 

L'ordre  du  jour  portait^: 

Obtenir  des  représentans  élus,  la  certitude  que  des  cantines,  quelle  que 
soit  leur  dénomination,  n'existeront  pas  dans  l'Exposition  pendant  la  durée 
des  travaux,  et  leur  démolition. 

La  présence  de  MM.  H...  et  F...,  députés  de  Paris,  etL...,  conseiller  mu- 
nicipal, était  des  plus  remarquée. 

Nous  avons,  en  vain,  cherché  dans  l'assistance  les  autres  conseillers  mu- 
nicipaux des  quartiers  intéressés.  Leurs  électeurs  se  souviendront  d'eux,  sans 
aucun  doute... 

Puis,  le  secrétaire  de  la  réunion  prend  la  parole,  et  prononce 
le  discours  suivant  : 

Trois  semaines,  messieurs,  se  sont  écoulées...  Réunis,  nous  avons  décidé 
que,  faisant  appel  au  commerce,  nous  devions,  par  un  effort,  nous  assurer 
le  libre  exercice  de  professions  auxquelles  nous  nous  sommes  voués...  Il  y  a  trois 
semaines  de  cela,  devant  le  même  public,  je  suppliais  la  Ville  de  Paris,  en 
la  personne  de  ses  représentans,  de  laisser  le  commerce  au  commerçant. 

Dans  nos  écoles  publiques,  dans  nos  écoles  secondaires,  quelle  définition 
nous  donne-t-on  du  commerçant? 

Le  commerçant,  nous  dit-on,  est  celui  qui,  moyennant  certaines  obliga- 
tions fiscales  et  certaines  ordonnances  urbaines,  a  le  droit  exclusif  de  faire 
l'échange  de  la  marchandise  qu'il  offre  contre  finance  ou  nature... 

Or,  continue  l'orateur,  notre  «  droit,  »  nos  «  intérêts,  »  notre 
((  propriété  »  sont  lésés,  menacés  par  des  spéculateurs  privilégiés 
qui  «  sans  rien  payer  au  fisc,  »  vont  établir  des  cantines  sur  les 
chantiers  mômes  de  l'Exposition... 

Comment!  Voilà  d(;s  commorcans  (jui,  di^puis  de  longues  années,  itaiont 
des  loyers  et  des  impôts,  (jui  attendent,  pour  vivre  et  élever  les  leurs,  que 
la  moisson  vienne,  qui  ont  semé,  et  qui  sont  menacés  de  ne  pas  récolter? 

Et  pourquoi?  Parce  que  des  capitalistes,  jouant  les  bons  apôtres  du  socia- 
lisme, vont  se  faire  adjuger  un  monopole,  et  vivre,  pieuvres  du  commerce,  de 
la  propriété  même  des  commcrçans! 

Puis,  ce  couplet  original  : 

Depuis  1890,1e  (Jiamp-de-Mars  était  l'enfant  gAté  do  la  rive  gauche.  Les 
concerts  intelligemment  dirigés,  le  vélodrome  habilement  organisé,  l'attrait 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  Tour  EifTel,  les  quelques  rendez-vous  de  la  Galerie  des  machines... 
cette  villa  malgache  qui  attirait  tout  Paris;  ce  grand  air  enfin  qui  attirait 
les  enfans  de  nos  écoles  pour  leurs  jeux  athlétiques,  les  bonnes  de  nos  en- 
fans  pour  le  grand  bonheur  des  enfans  eux-mêmes...  Voilà  de  quoi  vivait 
le  commerce  du  quartier!... 

...  Mais  une  nuée  d'entrepreneurs  arrive  depuis  six  mois.  Adieu  courses 
vélocipédiques,  adieu  mélodie  et  chorégraphie  !  Adieu  la  verdure,  adieu  môme 
l'ombrage!  Tous  les  jours,  nous  pouvons  saluer  au  passage  le  cortège  des 
arbres  de  tes  avenues,  Champ-de-Mars  où  l'on  pouvait  jadis  respirer  ! 

C'est  un  mal  nécessaire...  Mais  si  notre  résignation  est  faite,  elle  ne  l'est 
pas  sans  intérêt,  sans  espoir  de  compensation...  Cette  nuée  d'entrepreneurs 
doit  amener  une  phalange  d'ouvriers,  et  c'est  alors  que,  prenant  son  essor, 
le  commerce  va  faire  son  œuvre  féconde...  Tout  le  monde  doit  prendre  place 
à  la  table  de  famille,  et  les  abeilles  vont  enfin  butiner,  le  miel  va  enfin 
couler! 

Eh  bien,  non,  le  frelon  est  là  qui  les  guette,  ces  travailleurs!  Déjà  il  a 
pénétré  dans  une  ruche,  il  en  est  le  maître,  il  triomphe!... 

Et  l'orateur  conclut: 

% 

Le  mot  de  «  coopération  »  n'a  pas  plus  de  valeur  sur  l'étiquette  de  ces 
établissemens  que  la  croix  du  Christ  du  Portugal  sur  la  poitrine  d'un  rasta- 
quouère  !  11  n'y  a  que  le  prix  à  y  mettre,  et  l'afTaire  est  assez  bonne  pour 
qu'ils  y  mettent  le  prix!...  Et  nous,  commerçans,  il  nous  faut  payer  un 
loyer,  des  contributions,  et  il  nous  faudrait  supporter  qu'une  société  de 
riches  négocians,  industriels  et  po/i<icîe«s,  vienne  s'emparer  d'un  terrain  qui 
n'est  pas  le  leur,  et,  au  comptant,  n'ayant  aucun  frais  généraux  à  suppor- 
ter, nous  fauchent  l'existence  commerciale  à  armes  inégales,  et  soutenus 
par  une  administration  dont  nous  alimentons  la  caisse  ? 

Avec  peine,  nous  satisfaisons  les  besoins  de  la  cité  et  de  l'État,  le  patenté 
est  l'être  pressurable  par  excellence,  mais  ne  le  tarissez  point,  et  voyez  si 
une  société,  si  coopérative  quelle  soit,  faisant  un  million  d'affaires,  vaut,  au 
point  de  vue  fiscal,  un  petit  fruitier  faisant  GOOO  francs  par  an!... 

En  tolérant  cela,  c'est  du  socialisme  que  nos  représentans  font,  mais  ils 
créent  un  danger  social. 

C'est  le  discours  du  marchand  de  vins  du  Danube  ;  et  tout  le 
(i  grand  électeur  »  est  dans  celte  harangue  à  la  fois  pittoresque, 
virulente  et  «  conservatrice.  »  Le  débitant,  en  ce  moment-ci, 
par  l'exclusive  et  logique  passion  de  son  métier,  est  devenu  la 
représentation  la  plus  accentuée  de  cet  ancien  petit  commerce 
français  que  soulève  et  indigne  la  partialité  avec  laquelle  on 
le  sacrifie  à  la  grosse  et  montante  spéculation  socialiste.  Il  dé- 
fend, à  sa  manière,  la  vieille  et  originale  personnalité  humaine, 
si  susceptible,  si  intéressante,  et  que  blesse  de  plus  en  plus  le 


..MŒURS    ÉLECTORALES.  889 

triomphe  de  la  masse  aveugle.  Il  déploie  avec  énergie  le  dra- 
peau de  la  petite  démocratie  personnelle,  contre  la  monstrueuse 
démocratie  anonyme,  sans  ùme,  sans  justice,  sans  figure  et  sans 
tète,  qui  n'a  que  des  mains  pour  prendre,  et  un  corps  pour 
écraser.  Il  en  est  venu,  lui  aussi,  uniquement  parce  qu'il  avait 
encore  une  vaillance  propre,  une  famille,  un  coin  de  terre  et  une 
boutique,  à  regretter  le  vieux  monde,  à  se  retourner  vers  lui, 
à  s'y  rattacher  avec  toute  son  espérance. 

VIII 

Tous  les  ans,  les  marchands  de  vins  donnent  un  grand  banquet. 
Un  millier  de  sociétaires  s'y  réunissent,  les  dames  viennent,  on 
invite  le  Gouvernement,  et  le  Journal  officiel  de  r Union  syndicale 
annonçait  la  fête  de  cette  année  dans  une  véritable  proclama- 
tion, émue,  vibrante,  imprimée  en  lettres  énormes  :  «  Vous  avez 
lu  la  grande  nouvelle...  Mardi,  29  mars,  l'Union  syndicale  des 
débitans  de  vins  et  liquoristes  de  Paris  offre  son  grand  banquet 
annuel,  dans  les  Salons  du  Grand-Orient.  C'est  dire  que  nous 
faisons  appel  à  tous...  Mieux  que  cela,  à  toutes!  Il  faut  que  les 
dames  et  les  demoiselles  des  Sociétaires  n'oublient  pas  leur  gra- 
cieux devoir...  Que  travaillent  les  aiguilles,  se  mobilisent  les  cou- 
turières!... »  Huit  jours  après,  même  annonce,  toujours  en  carac- 
tères d'affiche,  et  avec  cet  attrait  nouveau  :  Le  Banquet  aura  lieu 
sous  la  présidence  de  M.  le  Ministre  du  Commerce...  Et  chaque 
semaine,  pendant  un  mois,  on  répétait  ainsi  l'appel  :  «  Vous  avez 
lu  la  grande  nouvelle...  Il  faut  que  les  dames  et  les  demoiselles 
n'oublient  pas  leur  gracieux  devoir. ..  Que  travaillent  les  aiguilles, 
se  mobilisent  les  couturières...  »  Enfin,  le  grand  jour  arrivait,  et 
le  journal,  la  veille  du  banque!,  corsait  encore  son  lyrisme  :  *«  Un 
jour  seulement  nous  sépare  de  la  grande  fête  corporative...  A 
l'heure  où  nous  écrivons  ces  lignes,  toutes  les  indécisions  ont 
disparu,  et  certainemoni  les  toilettes  ravissantes,  que  nous  allons 
bientôt  admirer,  n'attendent  plus  que  le  moment  de  recevoir  dans 
leurs  plis  les  gracieux  contours  de  tios  charmantes  convives...  » 

Le  lendemain  soir,  en  effet,  par  un  temps  de  pluie  et  do  bour- 
rasques, une  foule  à  physionomie  spéciale,  les  hommes  en  cr.i- 
valcs  blanches,  avec  do  fortes  mains  et  des  figures  colorées,  les 
diimes  en  toilettes  claires  avec  des  airs  de  sanh'  et  des  llours  dans 
leurs    cheveux,  se    pressaient    rue  Cadel,  à  la  porte  du  Grand- 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Orient,  sous  un  fâcheux  vent  mouillé  qui  défrisaitles  coiffures  et 
rebroussait  le  poil  dos  chapeaux...  J  avais  eu  la  curiosité  de  voir 
la  fête,  et  rien  n'avait  été  plus  facile.  Les  marchands  de  vins 
sont  de  bonnes  gens,  largement  hospitaliers,  et  j'avais  déjà  pris  ma 
place  depuis  une  demi-heure,  parmi  les  mille  ou  douze  cents 
convives,  dans  la  grande  salle  décorée  de  fresques,  lorsque  le 
banquet  commença.  Le  ministre  manquait,  mais  s'était  fait  repré- 
senter par  un  envoyé,  et  d'autres  notabilités,  un  sénateur  du 
Cantal,  un  conseiller  municipal  collectiviste,  d'autres  de  nuances 
diverses,  siégeaient  sur  l'estrade  d'honneur.  Tous  avaient  reçu  le 
meilleur  accueil,  mais  le  plus  chaudement  acclamé,  par  les  plus 
longues  ovations,  avait  été  un  «  conservateur,  »  M.Georges  Bcrry, 
le  député  «  rallié,  »  qui  occupait  la  présidence,  et  dînait  dans  un 
fauteuil,  ombragé  par  un  drapeau. 

Le  coup  d'œil  était  curieux;  les  tables  s'allongeaient  comme  à 
perte  de  vue  ;  les  têtes,  aux  derniers  plans,  s'y  brouillaient  comme 
dans  une  brume,  et  ce  qui  dominait  dans  toutes  les  physionomies, 
c'était  la  joie  d'être  là,  entresol,  sous  de  belles  lumières,  avec  un 
menu  de  vingt  plats,  des  dames,  des  amis,  et  des  fanfares  jouant  des 
valses...  Vers  dix  heures,  cependant,  M.  Georges  Berry  frappa  avec 
un  couteau  sur  une  assiette,  le  silence  se  fit,  et  les  discours  com- 
mencèrent, mais  sans  un  mot  de  politique,  et  sans  que  les  allusions, 
les  finesses,  ou  l'éloquence,  y  portassent  sur  autre  chose  que  sur 
l'abolition  des  octrois,  la  dureté  des  patentes,  ou  l'invasion  désas- 
treuse des  sociétés  coopératives. 

Trois  ou  quatre  orateurs  se  succédèrent  ainsi,  et,  après  quel- 
ques toasts,  le  sénateur  du  Cantal,  très  gros,  très  rouge,  ému,  le 
geste  tremblant,  se  leva  pour  prononcer  le  sien.  C'était  un  vieux 
républicain,  et  un  tonnerre  d'applaudissemens  salua  son  appa- 
rition, mais  un  cri,  en  même  temps,  partait  du  fond  de  la  salle  et 
expliquait  l'ovation  : 

—  Ecoutez,  les  Auvergnats  ! 

Et  l'ovation,  en  effet,  s'adressait  à  l'Auvergnat.  Toujours 
ému,  et  le  geste  toujours  tremblant,  le  sénateur  du  Cantal 
essaya,  un  instant,  l'éloge  de  la  République,  mais  les  acclama- 
tions devenaient  tout  de  suite  plus  maigres.  A  son  tour,  ensuite, 
le  conseiller  collectiviste  voulut  risquer  un  peu  de  propagande  : 
«  Citoyens,  souvenez-vous  que  la  République...  »  Mais  un  léger 
bruit  de  conversation  couvrait  immédiatement  sa  voix.  Il  se  re- 
jetait alors  sur  les  élections,  mais  on  n'en  causait  que  plus  haut, 


.MŒURS    ÉLECTORALES.  891 

si  haut  même  qu'il  devait  se  rasseoir,  et  l'orateur  suivant,  un 
autre  conseiller  radical,  était  encore  moins  heureux.  «  Citoyens, 
avait-il  débuté  gaiment,  on  vous  accusait  autrefois  de  mettre  de 
l'eau  dans  votre  vin,  mais  je  crois  bien  qu'aujourd'hui  c'est  le 
gouvernement...  »  On  ne  le  laissait  même  pas  achever,  et  des 
mouvemens  d'impatience,  des  rumeurs  lui  coupaient  la  parole. 
«  Citoyens,  la  République...  Citoyens,  les  élections...  »  Mais  on 
ne  l'entendait  même  plus,  l'impatience  augmentait  encore,  et 
l'assistance,  au  bout  de  quelques  instans,  finissait  par  refuser  de 
l'écouter... 

Que  fallait-il  conclure  de  cette  singulière  fin  de  banquet  dé- 
mocratique? Elle  n'était  peut-être  qu'un  accident,  mais  n'en  don^ 
nait  pas  moins  à  réfléchir,  et  les  élections,  un--  mois  plus  tard, 
nous  apportaient,  en  efi'ct,  quelques  surprises.  Quelque  chose,  en 
ce  ro.oment,  trouble  le  marchand  de  vins,  et  1'  «association  coo- 
pérative, »  le  grand  u  assommoir  »  anonyme  et  collectif  de 
l'avenir,  dernier  mot  logique  de  la  Révolution,  tuera  évidemment, 
un  jour  ou  l'autre,  le  petit  débitant  actuel.  Tous  les  politiciens, 
il  y  a  vingt  ans,  avaient  les  yeux  fixés  sur  lui,  et  ce  fut,  à  cette 
époque,  sa  véritable  apogée,  l'heure  où  il  eut  un  siège  à  la 
Chambre,  le  temps  de  la  candidature  symbolique  de  M.  Hude. 
Mais  les  idées  marchent,  et  les  mêmes  politiciens,  qui  se  gui- 
daient autrefois  sur  l'estaminet  ,  se  guident,  à  présent,  sur  la 
((  coopérative,  »  la  puissance  nouvelle  qui  détrônera  l'ancienne. 
Et  le  marchand  de  vins  légendaire,  avec  sa  boutique  et  son  comp- 
toir, les  quatre  fusains  de  sa  porte,  son  gilet  de  laine,  sa  casquette, 
et  son  auréole  d'électeur  considérable,  ne  sera  peut-être  plus, 
dans  vingt  ans,  comme  l'alchimiste  et  comme  l'apothicaire,  qu'un 
objet  de  chronique  rétrospective,  un  sujet  recherché  de  vieille 
estampe.  La  Démocratie  aura  tout  dévoré,  même  lui!  Tout  s'y 
sera  englouti,  même  le  dcl»ilant.  Tout  aura  disparu,  même  le 
«  maslroquet.  « 

Et,  tout  en  quittant  la  salle,  je  me  livrais  à  ces  réflexions... 
La  foule  s'écoulait,  les  dames  montaient  danser,  les  politiciens 
offraient  des  cigares  aux  membres  du  Syndical,  et  la  Mai^ril- 
Icdse,  en  attendant  la  «  Sociale,  »  nous  étourdissaitdans  l'escalier. 

Maihick  Tai.mev». 


LA  SCULPTURE  DE  F011TR\ITS  M  GRÈCE 


ET  L'ART  MODERNE 


L'antiquité  n'est  plus  guère  à  la  mode,  peut-être  pour  avoir 
été  trop  en  faveur  autrefois.  On  lui  fait  payer  aujourd'hui  l'admi- 
ration excessive  et  un  peu  maladroite  de  nos  pères.  Ce  discrédit 
ne  sera-t-il  que  passager  et  de  meilleurs  temps  reviendront-ils 
pour  elle,  ou  au  contraire  doit-elle  se  résigner  à  se  voir  dépos- 
sédée de  la  direction  des  esprits?  Il  est  certain  que  la  crise  est 
grave.  Attaquée  en  matière  d'éducation  universitaire,  en  matière 
deducation  artistique,  battue  en  brèche  de  tous  côtés,  la  tradi- 
tion classique  menace  de  sécrouler.  Cependant,  jamais  les  écri- 
vains de  la  Grèce  et  de  Rome  n'ont  été  étudiés  avec  plus  d'intelli- 
gence qu'à  notre  époque,  avec  une  critique  plus  sagace,  avec  une 
indépendance  de  jugement  plus  entière.  Jamais,  non  plus,  il  n'a 
été  mieux  permis,  grâce  aux  récentes  découvertes  de  l'archéo- 
logie, d'apprécier  à  son  exacte  valeur  Tart  ancien.  Il  faut  donc, 
puisque  des  circonstances  aussi  favorables  ne  profitent  pas  à  l'an- 
tiquité, que  le  courant  soit  bien  fort  qui  détourne  d'elle.  C'est 
qu'on  veut  être  de  son  temps  à  tout  prix  :  comme  si  la  meilleure 
manière  de  marcher  en  avant  n'était  pas  quelquefois  de  regarder 
en  arrière,  comme  s'il  ne  fallait  pas  s'instruire  d'abord  du  passé 
pour  faire  mieux  que  lui  dans  l'avenir.  —  Mais  il  y  a  du  parti 
pris.  On  ne  veut  pas  toujours,  avant  de  juger  le  passé,  s'en  in- 
struire; et,  par  exemple,  ces  découvertes  de  l'archéologie  où  lart 
moderne  pourrait  trouver  des  enseignemens,  l'art  moderne  trop 
souvent  les  ignore.  L'art  grec,  cependant,  a  été  comme  un  autre  art, 
comme  l'art  français,  plus  que  l'art  français,  doué  du  changement 
et  de  la  vie.  Si  le  mot  d'évolution  s'applique  quelque  part,  c'est 


LA  SCULPTURL:  de    PORTUAITS  EN  GRÈCE.  893 

ici  qu'il  convient  ou  janiuis.  Il  serait  impossible  do  découvrir  ail- 
leurs plus  de  souplesse  et  de  variété.  A  bien  considérer  les  choses, 
il  n'est  pas  une  des  manifestations  de  l'art  moderne  que  la  Grèce 
ancienne  ait  ignorée.  Elle  a  enfanté  non  seulement  la  beauté, 
mais  tous  les  genres  de  beauté.  Et  ils  le  savent  bien,  ceux  de  nos 
sculpteurs,  trop  rares,  qui  vont  lui  demander  le  plus  pur  de  leur 
inspiration.  En  se  faisant  les  plus  antiques,  ils  se  trouvent  souvent 
être  les  plus  modernes. 

Nous  voudrions  montrer,  à  propos  du  portrait,  le  profit  qu'il 
y  aurait  encore,  même  aujourd'hui,  à  étudier  l'art  grec.  Aucun 
genre  ne  plaît  davantage  que  le  portrait  au  public  contemporain. 
Il  est  aisé  de  s'en  rendre  compte  tous  les  ans  aux  deux  Salons  par 
les  commandes  qu'y  exposent  les  sculpteurs,  et  tous  les  jours  sur 
les  boulevards  par  les  statues  qu'on  y  élève.  Le  Palais  de  l'Indus- 
trie et  celui  du  Ghamp-de-Mars  ont  eu  beau  disparaître,  nous 
avons  vu  les  bustes  s'aligner  aussi  nombreux  qu'auparavant  dans 
le  nouvel  espace  sablé  et  gazonné  qu'on  leur  avait  consacré,  et 
autour  de  ces  bustes,  nous  avons  vu  la  même  foule  curieuse 
chercher  sur  le  socle  ou  dans  le  catalogue  le  nom  du  personnage. 
Le  portrait  a  donc  la  vogue,  et  il  la  conservera  longtemps  en- 
core :  dans  une  société,  comme  la  nôtre,  déplus  en  plus  pratique 
et  positive,  un  art  comme  celui-là,  utile  au  premier  chef,  est  sûr 
de"  réussir.  Mais  ce  qu'on  ne.  sait  pas  généralement,  c'est  que  les 
Grecs  ont  eu,  avant  nous,  la  passion  du  portrait.  La  statiiomanie, 
dont  nous  nous  moquons  tant,  et  non  pas  sans  raison,  a  sévi 
d'abord  chez  eux.  Sans  doute,  ils  ne  lui  ont  pas  sacrifié  la  grande 
sculpture  monumentale  et  religieuse;  mais  comme  aucune 
partie  du  génie  humain  ne  leur  est  demeurée  étrangère,  ils 
se  devaient  à  eux-mêmes  de  cultiver,  à  coté  des  autres  bran- 
ches de  l'art,  cette  branche  du  portrait,  et  ils  l'ont  l)eaucoup 
cultivée. 

On  80  représente  diflicilement  rincroyable  profusion  de  sta- 
tues et  de  bustes  répandue  sur  le  sol  de  la  Grèce.  Aujourd'hui 
avoir  son  buste  est  un  luxe  qui  n'est  pas  à  la  portée  de  touti^s  les 
fortunes.  Ajoutez  que  la  photographie,  qui  a  dojà  tuo  la  gravure, 
porte  aussi  un  coup  redoulahlo  à  la  sculpture  coinmo  à  la  poin- 
ture de  portraits.  En  Grèce,  où  le  grand  art  n'avait  pas  à  soullrir 
de  cette  concurrence,  toutes  les  classes  de  la  société  s"adressai<>nt 
aux  sculpteurs.  Riches  ou  pauvres,  personnages  illustres  ou  pe- 
tites gens,  même  riuimhlo  artisan,  môme  le  cordonnier  Xantliip- 


894  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pos  OU  le  forgeron  Sosinos  trouvaient  moyen  d'avoir  leur  imago. 
Et  tous  les  lieux  aussi,  publics  ou  privés,  profanes  ou  religieux, 
étaient  propres  à  recevoir  ces  portraits  :  temples,  places,  por- 
tiques, maisons  particulières,  parcs  et  jardins,  théâtres  et  odéons, 
bibliothèques  et  gymnases,  nécropoles,  lieux  de  réjouissances  ou 
d'affaires,  lieux  de  prière  ou  de  deuil.  Les  grands  centres  religieux 
surtout,  ceux  de  Delphes  et  d'Olympie,  étaient  peuplés  vérita- 
blement de  tout  un  monde  de  marbre  et  d'airain,  qui  se  dressait 
pêle-mêle  aux  abords  du  sanctuaire,  réunissant  dans  l'enchevê- 
trement le  plus  bizarre  des  rois  et  des  philosophes,  des  devins  et 
des  tyrans,  des  athlètes  vainqueurs  et  des  généraux. 

L'attention  vient  d'être  ramenée  sur  cette  question  du  portrait 
par  la  récente  découverte,  faite  à  Delphes  précisément,  d'un 
de  ces  vainqueurs  aux  jeux  sacrés.  Dans  les  premiers  jours  du 
mois  de  mai  1896, M.  HomoUeetles  membres  de  l'École  française 
d'Athènes,  continuant  sur  l'emplacement  du  temple  d'Apollon 
les  fouilles  qui  ont  déjà  donné  de  si  curieux  résultats,  met- 
taient au  jour  une  magnifique  statue  de  bronze,  de  grandeur  na- 
turelle, dune  excellente  conservation,  d'une  patine  admirable.  Le 
personnage  porte  le  costume  des  cochers,  tel  qu'il  est  reproduit 
sur  les  vases  peints  ou  sur  les  monnaies  de  Syracuse,  c'est-à-dire 
la  longue  tunique  tombant  jusqu'aux  pieds  et  relevée  en  bouillons 
au-dessus  de  la  ceinture.  Il  tient  encore  dans  sa  main  droite  trois 
rênes  de  chevaux.  Enfin  divers  fragmens  trouvés  au  môme  en- 
droit, fragmens  d'attelage,  de  char  et  de  coursiers,  doivent  être 
attribués  au  même  ensemble.  Tout  porte  donc  à  croire, —  c'est  à 
peine  une  hypothèse, —  que  nous  avons  sous  les  yeux  un  jeune 
homme  qui  a  triomphé,  dans  les  jeux  pylhiques,  à  la  course  des 
chars.  Mais  quel  est  ce  personnage?  Ici  discussion.  Auprès  des 
bronzes  recueillis  était  gravée  sur  une  base  en  calcaire  une  in- 
scription de  deux  lignes,  malheureusement  mutilées:  la  dédicace 
de  l'ex-voto.  On  crut  y  reconnaître,  quand  on  la  lut  tout  d'abord, 
les  noms  de  Gélon  ou  de  Hiéron,  les  célèbres  tyrans  de  Syracuse. 
Cette  lecture,  à  ce  qu'il  semble,  était  inexacte.  Ce  n'est  ni  Hiéron 
ni  Gélon  quia  consacré  le  monument  au  dieu  de  Delphes,  c'est 
Polyzélos  leur  frère.  Mais  l'erreur  est  de  celles  qui  ont  chance  de 
durer.  Comme  il  est  bien  moins  connu,  Polyzélos  portera  la  peine 
de  son  obscurité,  et  longtemps  sans  doute  les  gardiens  du  musée 
de  Delphes  montreront  aux  visiteurs  le  Gélon  de  Syracuse.  Au 
reste,  peu  nous  importe,  et  Polyzélos  ou  Gélon,  l'essentiel  est  que 


LA    SCULPTUUE    DE    PORTRAITS    EN    GRÈCE.  89o 

l'œuvre  soit  bien  un  portrait.  Or,  le  doute  n'est  pas  possible  :  l'ar- 
tiste a  voulu  faire  un  portrait.  Seulement  il  l'a  traité  selon  les 
idées,  avec  les  procédés, que  lui-même, que  son  pays  et  son  temps 
apportaient  au  rendu  du  visage  humain.  Quels  ont  été  ces  idées 
et  ces  procédés?  Et  puisque,  dans  le  cours  des  cinq  ou  six  siècles, 
qu'a  vécus  l'art  grec  indépendant,  conceptions  et  technique  ont 
dû  nécessairement  se  modifier,  quelles  ont  été  ces  modifications? 
En  d'autres  termes,  prenant  comme  point  de  départ  la  superbe 
tête  de  l'ex-voto  delphique,  essayons  de  voir  comment  l'antiquité 
grecque  comprenait  le  portrait.  L'occasion  est  bonne  pour  suivre 
le  développement  du  genre;  en  raccourci,  et  sous  un  angle  par- 
ticulier, c'est  l'évolution  de  l'art  grec  lui-même  que  nous  nous 
trouverons  indiquer.  Puis,  je  le  répète,  cette  incursion  dans  le 
passé  ne  nous  détournera  pas  entièrement  de  nos  préoccupations 
contemporaines.  Bien  des  rapprochemens  avec  l'art  moderne  se 
présenteront,  chemin  faisant,  à  nos  yeux,  et  se  lèveront  comme 
d'eux-mêmes  devant  nous. 


I 


Si  l'on  remontait  cependant  jusqu'aux  âges  primitifs  de  la 
Grèce  pour  y  chercher  ces  points  de  comparaison  avec  nos 
écoles  actuelles,  la  poursuite  serait  singulièrement  décevante.  On 
en  conclurait  à  bon  droit  que  le  portrait  a  été  inconnu  des  vieux 
Hellènes.  Dans  toutes  les  images  où  Ton  croit  le  saisir,  il  échappe 
à  vos  prises  : 

Quo  teneam  vultus  mutantem  Protea  nodo  ? 

De  fait  rien  n'est  plus  éloigné  de  ce  que  nous  appelons  un  por- 
trait. Ce  qui  pour  nous  est  le  fond  môme  du  genre,  c'est  le  carac- 
tère individuel  de  la  ligure,  la  ressemblance  avec  le  modèle.  Oi- 
en  Grèce,  ces  anciennes  images  sont  des  types  généraux  et  con- 
ventionnels, d'une  entière  impersonnalité.  Est-il  donc  possible  de 
parler  encore  de  portraits?  Oui,  car  h\,  c'est  l'intention  seub^  qui 
comi)te.  Y  a-l-il  ou  intention  de  représenter  des  personnages  ayant 
réellement  vécu,  non  point  une  figure  humaine  quelconque, mais 
tel  atblète,  tel  stratège  ou  magistral,  tel  poète  ou  [thilosophe? 
Cela  suffit.  L'exécution  malhabile  a  Irai»!  l'intention  de  ces  naïfs 
((  imagiers;»  mais  dans  leur  pensée,  une  statue,  un  buste  déter- 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

minés    se  rapportaient  à  un  individu  déterminé  :    ces  œuvres 
doivent  être  regardées  comme  des  portraits. 

Ainsi  entendu,  dans  un  sens  très  large,  le  portrait  en  Grèce 
date  de  beaucoup  plus  loin  qu'on  ne  le  croirait  tout  d'abord,  si 
l'on  tenait  compte  de  la  seule  ressemblance.  A  quelle  époque 
a-t-il  commencé  d'apparaître,  il  serait  difficile  de  le  dire.  Peut- 
être  les  premières  manifestations  de  cet  art  sont-elles  les  célèbres 
masques  d'or  recueillis  dans  les  tombes  de  Mycènes  et  qui  nous 
font  remonter  plus  haut  que  le  xu'"  siècle  avant  Jésus-Christ.  Dès 
le  début  du  vi''  en  tout  cas,  nous  trouvons  des  portraits,  et  ce 
sont  des  statues  d'athlètes  :  rien  n'était  plus  naturel.  L'art,  dans 
les  premiers  temps,  est  tout  entier  au  service  de  la  religion;  il 
s'attache  à  répondre  aux  besoins  du  culte,  à  donner  une  forme 
sensible  à  l'image  de  la  divinité  :  rien  de  plus.  Vient  un  moment 
où  il  jette  un  regard  sur  l'humanité;  il  sort  du  sanctuaire,  mais 
il  n'en  sort  que  peu  à  peu  :  il  lui  faut  du  temps  pour  rompre  ses 
attaches.  Les  statues  élevées  aux  athlètes,  vainqueurs  dans  les 
jeux  sacrés  de  Delphes  ou  d'Olympie,  se  trouvaient,  par  la  mé- 
moire de  l'événement  qu'elles  consacraieùt,  encore  étroitement 
unies  au  culte  des  dieux.  La  plus  ancienne  est  mentionnée  par 
Pausanias,  ce  curieux,  naïf  et  souvent  trop  crédule  voyageur, 
qui,  avant  parcouru  les  pays  helléniques  au  ii'^  siècle  de  notre  ère, 
nous  a  laissé  dans  son  itinéraire  de  la  Grèce  comme  le  plus  ancien 
guide  que  nous  ayons.  C'est  la  statue  du  pancratiaste  Arrhachion 
aux  pieds  à  peine  séparés,  aux  bras  collés  aux  côtés  jusqu'aux 
hanches  dans  une  attitude  commune  à  toutes  les  ligures  de 
l'époque  et  notamment  à  ces  «  Apollons  archaïques  »  dont  deux 
exemplaires  sont  au  Louvre.  L'art  en  effet,  encore  incapable  de 
rendre  les  diversités  individuelles,  n'a  qu'un  type  masculin  à  sa 
disposition,  qu'il  répète  sans  se  lasser  :  dieux  ou  athlètes,  c'est 
toujours  la  même  image  conventionnelle.  Il  fallait  bien  toute- 
fois ne  pas  confondre  un  homme  et  un  dieu  ni  les  différens 
hommes  entre  eux.  Comment  s  y  prenait-on?  En  gravant  une 
inscription  sur  la  base  de  la  statue  :  procédé  rudimentairc,  le  seul 
que  l'on  connût  alors  pour  donner  à  la  figure  impersonnelle  une 
personnalité. 

Après  le  type  viril,  le  type  féminin.  Avec  lui  nous  descendons 
jusqu'aux  dernières  années  du  vi*^  siècle,  à  l'époque  des  Pisistra- 
tides;  mais  la  façon  d'entendre  le  portrait  n'a  pas  varié.  On  con- 
naît les   quatorze  statues  de  femmes,  toutes  debout  et  drapées, 


LA    SCULPTURE    DE    PORTRAITS    EN    GRÈCE.  897 

que  les  fouilles  de  1886  ont  fait  sortir  de  terre  sur  le  plateau  de 
l'Acropole.  La  découverte,  à  son  heure,  eut  un  grand  reten- 
tissement :  elle  le  méritait.  Lorsqu'elles  apparurent  au  jour,  gra- 
cieuses et  souriantes,  dans  tout  l'éclat  de  leurs  vives  couleurs, 
presque  aussi  fraîchement  conservées  après  vingt-quatre  siècles 
que  si  elles  venaient  d'être  déposées  dans  le  sol,  ce  fut  une  joie 
profonde  pour  l'âme  des  archéologues.  Au  plaisir  esthétique  de 
contempler  des  formes  si  élégantes,  une  polychromie  si  intacte 
et  telle  qu'il  n'en  était  point  d'autre  exemple,  se  mêlait  une 
véritable  émotion,  à  songer  que  ces  statues,  contemporaines  de 
Xerxès  et  de  l'invasion  médique,  la  plus  effroyable  tourmente  qui 
ait  passé  sur  la  Grèce  ancienne,  étaient  les  derniers  témoins  pour 
nous  de  cet  âge  entièrement  disparu,  qu'elles  avaient  vu,  du  haut 
de  leur  piédestal,  Athènes  aux  mains  des  barbares,  Thémistocle 
se  réfugiant  sur  les  vaisseaux,  puis  l'Acropole  au  pillage,  les 
vieillards  égorgés  près  des  sanctuaires,  avant  de  tomber  elles- 
mêmes  mutilées  et  brisées  par  la  rage  inassouvie  de  l'envahisseur. 
Mais  elles  reparaissaient  à  la  lumière  sans  état  civil  :  jolies 
figures  mystérieuses,  elles  restaient  muettes  sur  leur  origine  et 
leur  destination.  Qui  étaient-elles?  Des  images  de  la  grande  déesse 
dAthènes,  groupées  aux  abords  de  son  temple?  On  le  crut,  sur 
leur  apparence  presque  identique,  et  la  foule,  qui  adopte  les  solu- 
tions simples,  les  appelle  encore  les  Athénas  de  l'Acropole.  La 
chose  cependant  paraît  plus  compliquée.  Elles  ont  dû  en  réalité 
servir  à  des  représentations  très  différentes.  Il  y  a  des  Athénas 
parmi  elles;  mais  il  y  a  aussi  des  mortelles,  de  même  que  nous 
avons  vu  le  même  type  d'ApoUons  représenter  tour  à  tour  des 
dieux  ou  des  athlètes.  Il  y  a  sans  doute  des  prêtresses  du  culte, 
des  errhéphores,  même  de  simples  dévotes,  en  un  mot  toutes 
les  Athéniennes  de  naissance  libre  qui  auront  voulu,  en  lui  dé- 
diant leur  portrait,  témoigner  leur  piété  à  la  déesse  protectrice. 
Ce  portrait  est  une  physionomie  générale;  car  ce  sont  par- 
tout les  mêmes  caractères  qu'on  retrouve  :  les  coins  des  lèvres 
retroussés  et  empreints  d'un  sourire  forcé,  les  youx  en  amande, 
relevés  vers  les  tempes,  semblant  <(  sourire  avec  les  lèvres  (1).  » 
En  dépit  des  particularités  d'exécution  et  des  différences  de 
détail,  ce  qui  frappe,  c'est  la  ressemblance,  l'air  de  famille;  et  si 
parfois  une  expression  semble  plus  individuelle,  n'est-ce  pas  nous, 

(I)  llcuzcy,  Calalof/iie  des  pf/urincs  anlifiucs  île  terre  cnile  du  Musée  du  Louvre, 
p.  132. 

TOMK  CXLVIII.   —   1898.  bT 


898  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  nos  habitudes  d'esprit  modernes,  nous  façonnés  par  une 
éducation  artistique,  vieille  de  tant  de  siècles,  qui  mettons  sur 
ces  visages,  en  le  tirant  de  nous,  ce  que  nous  y  retrouvons,  qui 
prêtons  au  sculpteur  notre  propre  façon  de  voir  et  de  sentir,  et 
attribuons  à  une  forme  un  sens,  à  une  ligne  une  intention,  à  un 
détail  une  valeur  à  laquelle  celui-ci  n'avait  guère  songé.  Ainsi, 
môme  en  ce  début  du  v^  siècle,  malgré  les  progrès  considérables 
de  l'art  et  les  œuvres  déjà  si  intéressantes  qu'il  produit,  quand  il 
s'agit  de  rendre  un  contemporain,  homme  ou  femme,  la  con- 
vention pèse  encore  tyranniquement,  on  peut  dire,  sur  la  main 
de  l'artiste.  Néanmoins  cet  art  ne  serait  pas  l'art  grec,  sïl  restait 
stationnaire.  11  ne  se  borne  plus,  comme  au  temps  des  Apollons 
archaïques,  à  mettre  une  inscription  au  bas  de  la  statue,  pour  que 
le  personnage  s'y  nommant  fasse  connaître  son  identité  et  nous 
apprenne  s'il  est  dieu  ou  mortel.  Il  emploie  un  procédé  plus 
savant:  il  donne  à  ses  figures  des  attributs  dilTérens.  Veut-il 
représenter  une  prêtresse  ;  il  lui  place  une  couronne  dans  la  main 
droite,  un  vase  à  parfum  dans  la  main  gauche.  De  la  sorte,  le 
sculpteur  pouvait  exécuter  ses  œuvres  à  l'avance.  Au  dernier  mo- 
ment, quand  l'acheteur  venait  lui  faire  la  commande,  il  mettait 
aux  mains  de  sa  statue  des  attributs  en  rapport  avec  la  personne 
qui  consacrait  son  image,  et  la  statue  devenait  aussitôt  cette 
personne  elle-même. 

C'est  peu  de  chose  encore  :  il  n'y  a  pas  à  s'en  étonner.  Quand 
on  observe,  dans  des  temps  plus  rapprochés  de  nous,  de  quelle 
façon  s'est  fait  le  réveil  des  arts  au  moyen  âge,  peut-on  croire 
qu'il  n'ait  pas  fallu  aux  Grecs  de  nombreuses  années  pour  con- 
quérir un  peu  d'indépendance  vis-à-vis  de  la  matière  et  ne  plus 
être  opprimé  par  elle?  Ces  premières  victoires  sont  les  plus  dif- 
ficiles. La  sculpture  funéraire  était  capable  pourtant  de  favoriser 
le  développement  du  portrait  :  c'est  sur  une  tombe  surtout,  pour 
rappeler  d'une  vive  manière  le  souvenir  du  défunt,  que  Ton 
désire  une  image  ressemblante,  des  traits  fidèles.  Ainsi  l'avaient 
compris  les  Egyptiens,  qui  copiaient,  avec  la  conscience  et  le 
scrupule  que  l'on  sait,  la  figure  de  leurs  morts.  Mais  la  sculpture 
funéraire  était  de  l'art  industriel,  et,  comme  telle,  restait  plus 
attachée  qu'une  autre,  aux  traditions  et  à  la  routine  de  l'atelier. 
Ce  n'est  pas  de  ce  côté  que  nous  trouverons  des  innovations.  Et  je 
ne  parle  pas  seulement  de  vieux  monumens,  comme  une  stèle  de 
Tanagra  élevée  à  la  mémoire  des  amis  Dermys  et  Kitylos,  oii. 


LA    SCULPTURE    DE    PORTRAITS    EN    GRÈCE.  899 

bien  qu'il  y  ait  deux  têtes  et  deux  corps,  il  n'y  a  tout  de  même 
qu'un  personnage.  Je  pense  à  des  œuvres  très  postérieures  ,  au 
charmant  bas-relief  de  Pharsale,  conservé  au  Louvre,  d'une  gra- 
vité si  douce,  où  deux  jeunes  filles  échangent  des  fleurs,  les  fleurs 
des  morts,  le  pavot  et  la  grenade;  ce  sont  deux  exemplaires 
exactement  pareils  d'un  seul  profil,  tantôt  vu  à  droite,  tantôt  vu 
à  gauche.  Je  pense  même  à  la  stèle  d'Orchomène;  un  bourgeois, 
Alxénor  de  Naxos,  vêtu  de  lachlamyde,  est  debout,  le  bras  gauche 
appuyé  sur  un  long  bâton,  les  jambes  tranquillement  croisées, 
un  chien  à  ses  côtés.  Regardez  au  Musée  de  Naples  son  pendant 
un  peu  plus  jeune;  vous  constaterez  que  c'est  là,  reproduit  de 
part  et  d'autre,  un  même  modèle  canonique. 

Vers  le  commencement  du  v"  siècle,  les  représentations 
d'athlètes  s'étaient  beaucoup  multipliées.  Les  ateliers  d'Egine,  ceux 
du  Péloponnèse,  d'Argos  et  de  Sicyone,  pour  qui  la  fonte  du 
métal  était  comme  une  spécialité,  voyaient  de  toute  la  Grèce 
affluer  à  eux  des  commandes.  Merveilleuses  conditions  pour  l'art. 
Apprenant  à  travailler  d'après  la  nature  vivante,  qu'ils  surpre- 
naient parmi  la  jeunesse  des  gymnases  dans  tout  le  déploiement 
de  sa  souplesse  ou  de  sa  force,  étudiant  le  nu,  la  structure  du 
corps,  le  jeu  des  muscles,  les  mouvemens  et  les  attitudes,  les 
vieux  maîtres  ne  pouvaient  manquer  de  faire  faire  à  la  sculpture 
un  pas  considérable.  Il  y  eut  donc  progrès,  mais  progrès  surtout 
parles  formes  du  corps.  La  tête  resta  exécutée  suivant  des  règles 
conventionnelles.  Rappelons-nous  seulement  les  guerriers  dos 
frontons  d'Egine,  flgures  au  monotone  et  éternel  sourire.  Au 
surplus,  qu'importait  l'identité  des  statues  et  le  manque  d'indivi- 
dualité des  visages?  Les  Grecs  n'auraient  pas  compris  nos  exi- 
gences. Nous  ne  jugeons  pas  que  quelqu'un  reprenne  vie  dans  la 
pierre  ou  le  métal,  s'il  n'est  pas  reconstitué  dans  ce  qui  le  dis- 
tingue en  propre  de  ses  semblables,  les  traits  de  sa  physionomie. 
C'est  que,  avec  le  lourd  costume  moderne  qui  drape  le  corps 
tout  entier  et  l'emprisonne  comme  dans  une  gaine,  la  tête  est 
tout  ce  que  nous  voyons  d'autrui.  Mais  dans  un  pays  comme  la 
Grèce  antique,  où  des  étoiles  plus  légères,  que  permet  la  dou- 
ceur du  climat,  laissent  aux  mouvemens  leur  aisance  et  font 
même  deviner  les  contours  sous  la  souplesse  du  tissu,  où  les 
habitudes  de  la  vie,  amenant  les  jeunes  gens  dans  les  palestres, 
donnent  à  l'éducation  physique  une  imjHjrlance  sans  égale,  le 
corps  reprend  toute  sa  valeur  et  retrouve  tout  son  prix.  Il  attire 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

l'attention,  il  est  un  objet  d'intérêt.  On  s'aperçoit  alors  qu'il  a 
son  individualité  tout  comme  la  tête,  que  ses  formes  expriment  au 
même  titre  le  fond  réel  et  personnel  de  l'être  humain.  Elles  l'ex- 
priment même  davantage,  s'il  s'agit  d'un  athlète.  Par  quoi  un 
vainqueur  aux  jeux  s'est-il  illustré,  distingué  de  ses  semblables, 
a-t-il  affirmé  sa  supériorité  et  en  conséquence  son  individualité, 
sinon  par  l'espèce  particulière  de  ses  muscles  et  de  ses  nerfs,  la 
qualité  spéciale  de  ses  membres  et  de  toute  sa  structure  phy- 
sique? Les  vieux  sculpteurs  n'étaient  donc  point  si  mal  a\âsés,  ne 
pouvant  encore,  dans  cette  période  des  débuts,  pousser  deux 
études  à  la  fois,  de  commencer  par  celle  du  corps.  Ajoutez  que  les 
statues  d'athlètes  étaient  des  offrandes  religieuses.  La  divinité 
n'était-ellc  pas  capable  de  distinguer  les  siens  dans  cette  foule 
impersonnelle  et  de  rapporter  chaque  image  à  l'original?  Les 
Grecs  n'en  doutaient  pas,  et,  s'en  remettant  à  elle  de  ce  soin, 
tranquilles,  sans  scrupules,  ils  laissaient  en  retard  l'étude  de  la 
tête.  —  La  cité,|^d'autre  part,  demandait,  pour  les  citoyens  qu'elle 
honorait,  la  beauté  des  formes  et  des  attitudes,  non  la  vérité 
toujours  médiocre  des  visages  individuels.  Quand  Athènes  fut 
délivrée  des  Pisistratides  parle  poignard  d'Harmodios  et  d'Aris- 
togiton,  l'enthousiasme  populaire,  non  content  de  célébrer  les 
héroïques  meurtriers  dans  des  chants  patriotiques,  voulut  aussi 
élever  un  monument  à  leur  gloire.  Anténor  exécuta  le  groupe 
desTyrannicideset,  après  que  Xerxès,  lors  du  pillage  de  l'Attique, 
l'eut  envoyé  à  Ecbatane,  les  sculpteurs  Ivritios  et  Nésiotès  se 
chargèrent  de  le  refaire.  Un  souvenir  très  direct  de  l'une  ou 
l'autre  de  ces  œuvres  s'est  conservé  dans  un  marbre  du  Musée  de 
Naples.  Or,  autant  les  corps,  présentés  dans  toute  la  nudité  athlé- 
tique, sont  superbes  de  vigueur  et  de  mouvement,  emportés  d'un 
élan  fougueux,  d'une  exécution  très  savante  et  très  réaliste, 
autant  le  visage  d'Harmodios  (le  seul  dont  on  puisse  parler, 
l'autre  tête  étant  visiblement  d'une  époque  postérieure)  demeure 
travaillé  suivant  les  principes  familiers  et  les  formules  connues. 
Toutefois  les  sculpteurs,  devenus  vers  les  derniers  temps  plus 
maîtres  de  leur  technique,  semblent  avoir  pris  peu  à  peu  le  souci 
d'une  recherche  plus  exacte  de  la  physionomie.  Leur  goût  de 
l'observation,  leur  sincère  et  vigoureux  réalisme  les  y  amenait 
naturellement.  Le  beau  conducteur  de  char,  trouvé  à  Delphes, 
qui  a  été  le  point  de  départ  et  l'occasion  de  notre  étude,  paraît 
à  M.  Homolle  marqué  déjà  de  traits  individuels.  Le  progrès  se 


LA    SCULPTURE    DE    PORTHAITS    EN    GHÙCE.  901 

fait  sentir  aussi  dans  certaines  figures,  comme  les  célèbres  tôles, 
dites  tête  Rampin,  tète  Jacobsen,  du  nom  de  leurs  possesseurs, 
et  le  profil  d'un  jeune  discobole  en  bas-relief  trouvé  au  Céra- 
mique extérieur.  Toutes  trois,  mais  surtout  les  deux  dernières, 
s'inspirent  assurément   du   modèle  vivant.  Nous   n'avions    pas 
encore  rencontré  cette  expression  de  brutalité  énergique   de  la 
tête  Jacobsen  ou  ces  formes  allongées  et  délicates,  cette  finesse 
élégante,  très  particulière^  du  jeune  discobole.  Je  sais,   quand 
on  parle  de  l'art  archaïque,  comme  il  faut  être  prudent.  Bien 
d'autres  œuvres  de  cette  époque  nous  auraient  laissé  cette  même 
impression  de   personnalité,  si  par  hypotbôse   chacune   d'elles 
nous  était  parvenue  isolée.  N'eût -on  trouvé  à  Egine  qu'un  seul 
guerrier   des   frontons,   sur   l'Acropole   qu'une    seule   prêtresse 
d'Athéna,  dans   le  Péloponnèse  qu'une   seule   statue  d'athlète, 
frappés  également  de  leurs  traits  si  particuliers,  nous  aurions 
sans  doute  parlé  de  modèle  fidèlement  rendu  et  de  ressemblance 
véritable.  Seulement  les  fouilles  nous  ont  livré  beaucoup  de  guer- 
riers éginètes   et  de   prêtresses    d'Athéna.  Chacun   apparaissait 
avec  ces  mêmes  traits  si  particuliers.  Dès  lors  plus  d'individua- 
lité. Si,  de  même,  l'athlète  de  la  collection  Jacobsen  et  le  dis- 
cobole du  Céramique  paraissent  avoir  une  réelle  personnalité, 
ne  le  doivent-ils  pas  peut-être  simplement  au  hasard  ,  à  l'im- 
perfection de  nos  connaissances  archéologiques,  et  ne  suffirait-il 
pas  d'une  trouvaille  heureuse  pour  voir  s'évanouir   cette  appa- 
rence? 11  serait  injuste  cependant  de  méconnaître  les  efforts  tentés 
et  les  résultats  obtenus.  Ce  ne  sont  pas  encore,  loin  de  là,  des  por- 
traits au  sens  moderne  du  mot;  mais  ce  n'est  plus  la  pure  conven- 
tion, la  routine,  l'obéissance  servile  aux  traditions  anciennes.  On 
commence  à  sentir    l'inlhiencc  de    la  nature.  L'artiste,  presque 
uniquement  soucieux  jusque-là  de  la  facture  des  corps,  porte  ses 
regards  sur  les  visages  humains.  Précieuse  conquête  que  celle-là. 
Désormais  les  grands  sculpteurs  du   v''  siècle  peuvent  paraître. 
Aux  environs  de  l'an  450  avant  notre  ère,  tout  est  prêt  pour  leur 
permettre   de  créer  leurs  chefs-d'œuvre.  L'éducation  technique 
est  achevée;  science  du  nu,  habileté  de  métier,  sont  acquises,  et 
en  perfection.  La  main  est  devenue  singulièrenuMit  précise;  l'œil 
a  découvert  de  nouveaux  objets  d'étude  qu'il  avait  négligés  tout 
d'abord,  et  y  tourne  son  attention.  Que  manque-l-il  encore  pour 
réaliser  le  portrait,  tel  que  nous  l'entendons?  llienque  la  volonté 
de  le  réaliser. 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi  le  labeur  des  vieux  maîtres  iva  pas  été  inutile.  Cette 
enfance  de  l'art  grec  a  été  longue;  mais  elle  est  intéressante 
comme  toutes  les  périodes  d'origine  et  de  formation,  où  s'élabore, 
par  un  travail  souvent  ingrat,  lent  toujours,  l'épanouissement  de 
la  maturité.  C'est  le  même  genre  d'intérêt  qui  s'attache  à  tous  les 
primitifs,  anciens  ou  modernes,  grecs,  italiens,  allemands  ou 
flamands,  aux  sculpteurs  français  du  moyen  âge.  Chez  les  uns 
nous  trouvons  l'effort  pour  saisir  l'expression  des  physionomies, 
pour  mettre  sur  les  visages  l'intensité  de  sentiment,  l'ardeur  de 
foi  religieuse  et  mystique  dont  sont  pénétrées  les  âmes;  et  c'est 
de  là  que  sont  nées  les  fresques  de  Giotto,  les  délicieuses  figures 
de  l'Angelico,  les  statues  de  nos  cathédrales  gothiques.  Chez  les 
autres,  nous  voyons  l'application  acharnée  à  se  rendre  maître  des 
proportions  et  de  l'anatomie,  à  camper  un  athlète  dans  une  atti- 
tude vivante  :  et  ce  fut  la  tache  des  sculpteurs  grecs  archaïques. 
Mais  partout  c'est  la  même  lutte  ardente,  le  même  drame  pathé- 
tique de  l'artiste  aux  prises  avec  l'exécution,  tout  d'abord  rebelle, 
qu'il  parvient  à  dompter.  Et  c'est  notre  excuse  aussi  pour  nous 
être  attardé  à  ces  origines. 

II 

Nous  sommes  arrivés  à  la  seconde  moitié  du  \^  siècle,  à 
l'époque  glorieuse  entre  toutes,  celle  des  grands  noms  et  des 
œuvres  triomphantes.  Quel  enseignement  nous  donnera  un  Myron, 
un  Polyclète,  un  Phidias?  Et  si  jusqu'à  eux  l'art  manquait  encore 
de  la  souplesse  nécessaire  pour  fixer  quelque  chose  d'aussi  chan- 
geant et  mobile  que  les  physionomies  humaines,  maintenant 
qu'il  a  conquis  sa  pleine  liberté,  ne  va-t-il  pas  tâcher  de  saisir  la 
vie  individuelle  dans  ses  moindres  manifestations,  apporter  à 
cette  étude  un  peu  de  la  passion  et  de  la  curiosité  frémissante 
qu'y  met  l'âme  inquiète  de  nos  contemporains?  Il  n*'en  est  rien. 
Exprimer  la  vie  sera  bien  pour  lui  l'objet  véritable  et  la  fonction 
même  de  l'art;  mais  il  y  a  une  vie  supérieure  à  la  vie  toujours 
incomplète  de  l'individu,  c'est  la  vie  que  peut  recevoir  l'être 
humain  sous  la  forme  générale  du  type  :  c'est  vers  celle-là  que 
tendront  les  maîtres  du  v*^  siècle. 

Ils  ont  chacun  leur  conception  esthétique.  Myron  est  épris  de  l'é- 
nergie physique,  de  l'action  violente  concentrée  dans  un  moment 
décisif;  Polyclète  aime  les  attitudes  tranquilles,  pondérées,  qui 


LA    SCULPTURE    DÏ    PORTRAITS    EN    GRÈCE.  903 

tirent  tout  leur  prix  de  l'exactitude  des  proportions  ;  Phidias,  dans  la 
forme  parfaite  de  Polyclète,  introduit  la  pensée  et  le  sentiment  que 
son  émule  n'y  mettait  point.  Et  cependant,  malgré  ces  chemins  op- 
posés, tous  les  trois  se  rencontrent  dans  la  façon  de  traiter  le 
visage.  Tous  en  éliminent  les  accidens  particuliers,  les  nuances 
passagères,  les  apparences  superficielles,  pour  n'en  retenir  que  les 
caractères  fondamentaux,  les  traits  communs  au  groupe  tout  en- 
tier dont  ils  veulent  laisser  comme  l'exemplaire  achevé.  Qu'ils 
représentent  un  lanceur  de  disque,  un  athlète,  un  guerrier,  ils 
dégagent  toujours  ce  que  la  réalité  a  de  plus  essentiel  et  de  plus 
profond.  Ils  simplifient  comme  des  philosophes,  ils  idéalisent 
comme  des  poètes.  Prenez  le  Discobole  de  Myron,  le  Doryphore 
ou  le  Diadumène  de  Polyclète,  les  Athéniens  de  la  IVise  du  Par- 
thénon,  sortis  de  l'atelier  sinon  du  ciseau  de  Phidias.  Pas  un  ne 
vous  offrira  une  physionomie  particulière.  Le  Discobole  était  sans 
doute  la  statue  d'un  certain  athlète  vainqueur  ;  l'artiste  ne  l'en  a 
pas  moins  représenté  sous  une  forme  toute  généralisée  :  un  corps 
dans  une  attitude  neuve  et  intéressante,  ramassé  sur  lui-même  par 
un  mouvement  compliqué  et  tout  prêta  se  détendre  dans  un  effort, 
une  tête  tournée  vers  le  disque  et  obéissant  à  la  direction  du  bras, 
voilà  ce  qu'il  a  vu  et  voulu  rendre.  Le  visage  aura  les  traits  ré- 
guliers, purs,  corrects,  convenant  à  tous  les  athlètes.  De  même 
pour  les  deux  statues  de  l*olycJète  :  le  Diadumène  est  n'importe  quel 
éphèbe,  nouant  autour  de  son  front  le  bandeau  des  vainqueurs,  et 
le  Doryphore  ou  Porte-lance  était  regardé,  on  le  sait,  dès  le  vivant 
de  son  auteur,  comme  le  canon,  c'est-à-dire  comme  la  règle  ap- 
plicable à  toute  figure  humaine.  La  voix  populaire  a  bien  sur- 
nommé ces  trois  œuvres  :  c'est  le  Discobole,  le  Diadumène,  le 
Dory])hore  par  excellence.  Quant  aux  personnages  sculptés  sur  la 
cella  du  Parthénon,  à  ce  défilé  tour  à  tour  gracieux  et  brillant 
des  jeunes  filles  et  des  jeunes  cavaliers  d'Athènes,  Phidias  les 
avait  contemplés  plus  d'une  fois  se  dirigeant,  à  travers  les  rues 
de  la  ville,  vers  la  colline  sacrée  et  le  temple  de  la  déesse  poliade; 
il  en  avait  vu  l'aimable  diversité;  il  a  mieux  aimé  pourtant  fondre 
toutes  ces  variétc'S  indi\  i(lu(!lles  dans  un  type  qu'il  a  rêvé,  exquis 
de  pureté  et  d'élégance,  le  type  idéal  de  la  vierge  et  de  l'cphèbe 
athéniens. 

Simplifier,  généraliser,  idéaliser,  autant  d'opérations  de  l'es- 
prit bien  dilîérentes  des  tendances  actuelles  du  portrait.  Les  maî- 
tres archaïques  on  différaient  également.  ]\lais  alors,  c'était  im- 


904  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

puissance,  tout  au  moins  difficulté  d'y  atteindre.  On  retournait 
au  type  canonique,  fixé  d'avance,  comme  au  motif  connu,  familier 
à  l'ébauchoir,  qui  allégeait  ainsi  et  reposait  d'un  labeur  écrasant. 
Maintenant  c'est  volonté  réfléchie,  dessein  bien  arrêté  de  fuir  une 
ressemblance  terre  à  terre.  Myron  et  Polyclète  observent  la  nature, 
serrent  de  près  les  formes  humaines,  mais  pour  en  découvrir  la 
formule  et  la  loi;  Phidias  étudie  la  réalité  vivante,  mais  pour 
faire  rayonner  à  travers  la  beauté  des  corps  l'élévation  des  âmes. 
Tous  visent  à  une  vérité  générale  qui  embrasse  toutes  les  vérités 
particulières,  les  résume  et  les  dépasse.  Thucydide  et  Sophocle 
ne  procèdent  pas  autrement.  L'histoire  ou  le  drame  sont  conçus 
cotnme  des  simplifications  hardies  et  majestueuses  de  la  réalité 
et  de  la  vie.  Ce  courant,  à  cette  époque,  entraîne  l'esprit  grec  tout 
entier. 

Myron  et  Polyclète  avaient  fait  bien  d'autres  statues  d'athlètes 
que  les  trois  dont  il  nous  est  parvenu  des  répliques.  C'est  dans 
les  gymnases  et  les  concours  qu'ils  pouvaient  trouver  surtout 
ces  attitudes  violentes  ou  tranquilles,  compliquées  ou  harmo- 
nieuses, leurs  motifs  de  prédilection.  Mais  toutes  ces  statues,  si 
elles  nous  avaient  été  conservées,  ne  modifieraient  pas,  nous  pou- 
vons l'affirmer,  notre  jugement  d'ensemble  sur  tes  deux  sculp- 
teurs. De  Phidias,  on  ne  cite  au  contraire  qu'une  œuvre  de  ce 
genre.  C'est  vers  les  dieux  qu'il  se  tournait  de  préférence;  ou, s'il 
ramenait  ses  regards  vers  la  terre,  il  aimait  ù  traduire  par  le 
ciseau  les  exemplaires  où  l'humanité  atteint  sa  plus  complète 
expression  intellectuelle  et  morale  :  exemplaires  toujours  plus 
imaginés  qu'observés.  Fût-elle  achevée,  la  beauté  athlétique, 
parce  qu'elle  est  uniquement  corporelle,  vide  de  pensée,  lui  pa- 
raissait une  beauté  inférieure.  Mais  s'il  a  évité  de  représenter  lui- 
même  des  personnages  réels,  il  n'en  a  pas  moins  exercé  uns  grande 
Anfluence  sur  ceux  de  ses  successeiirs  qui  se  sont  essayés  à  rendre 
les  traits  de  leurs  contemporains.  Avec  Phidias,  en  effet,  c'est 
l'idéalisme  qui  pénètre  non  seulement  dans  la  sculpture  attique, 
mais,  grâce  au  génie  du  maître,  à  l'éclat  incomparable  de  son 
enseignement  et  de  ses  œuvres,  dans  la  sculpture  hellénique  tout 
entière.  L'art,  sous  toutes  ses  formes,  dans  tous  ses  domaines, 
s'en  trouve  élargi  et  renouvelé. 

Que  l'influence  de  Phidias  ait  été  profonde  sur  le  portrait  fu- 
néraire,'le  fait  ne  nous  surprendra  pas.  Dans  les  croyances  des 
anciens,  le  mort  revêt,  par  cela  môme  qu'il  est  entré  dans  le  mys- 


LA    SCULPTURE    DE    PORTRAITS    EN    GRKCE.  905 

tère  de  la  tombe,  un  certain  caractère  divin.  Intermédiaire  entre 
les  dieux  et  les  hommes,  il  devient  un  héros.  Le  sculpteur  était 
donc  conduit  à  prêter  à  tous  ces  défunts  hé/oïsés  un  môme  type 
idéal  ;  et  plus  les  stèles  dressées  sur  les  tombeaux  étaient  travaillées 
avec  soin  et  dépassaient  le  niveau  de  la  simple  industrie  pour 
atteindre  au  grand  art,  plus  aussi  elles  reproduisaient  les  traits  du 
mort  sous  des  formes  générales  et  nobles.  Les  portraits  en  bas- 
relief  qui  les  décorent  sont  donc  privés  de  tout  accent  indivi- 
duel, nullement  ressemblans.  Seuls  certains  attributs  les  distin- 
guent entre  eux,  rappellent  la  condition  sociale  des  personnages 
ou  leurs  goûts  d'autrefois.  Xanthippos  lecordonniertient  une  forme 
à  chaussures  ;  la  jeune  Mynno,  une  corbeille  à  laine  cuprès  d'elle, 
file  sa  quenouille  ;  un  jeune  homme  est  représenté  avec  son  oiseau 
et  son  chat  ;  Hégéso  tire  d'un  coffret,  que  lui  tend  une  de  ses 
femmes,  une  parure  qu'elle  contemple  longuement,  avec  regret. 
Ou  bien,  dans  des  scènes  d'une  douleur  grave  et  résignée,  le  dé- 
funt échange  une  poignée  de  main  avec  quelqu'un  des  siens.  La 
plus  grande  distinction  et  la  plus  exquise  élégance  éclatent  sur 
ces  visages.  La  beauté  sereine,  la  grâce  majestueuse  des  marbres 
du  Parthénon  est  descendue  jusqu'à  eux. 

Mais,  chose  plus  inattendue,  voici  des  portraits  d'hommes  d'État, 
de  stratèges,  d'orateurs,  de  poètes,  de  philosophes,  et  ce  même 
rellet  de  grandeur  tout  idéale  est  aussi  posé  sur  leur  front.  Vers  le 
temps  de  la  guerre  du  Péloponnèse,  Athènes  prend  l'habitude 
d'élever  des  statues,  non  plus  aux  seuls  athlètes, dont  la  gloire  lui 
semble  maintenant  insuffisante,  mais  aux  grands  hommes  qui, 
dans  tous  les  ordres  de  la  pensée,  travaillent  à  lui  conquérir  la 
vraie  suprématie,  celle  de  l'intelligence,  et  font  d'elle,  selon  le 
mot  de  Thucydide,  l'école  de  la  Grèce,  ou,  comme  on  disait 
encore,  le  cœur  de  l'Ilollade  {'Ellà^o;  'Ella;  'AO-f^vat,).  Ceux-là  ont 
surtout  vécu  par  le  cerveau,  par  la  tète.  Ce  que  cherchera  donc  à 
rendre  l'artiste,  ce  sera  leur  être  intellectuel  et  moral,  leur  visage 
en  un  mot  où  transparaît  leurànie;  etducoup  il  atteindra,  scmble- 
t-il,  ce  qui  est  la  perfection  même  du  portrait  :  une  étude  très  précise 
et  serrée  de  la  forme  vivante,  une  entière  soumission  à  l'original, 
pour  faire  saillir  à  l'aide  des  traits  extérieurs  la  personnalité 
intime  du  modèle. 

Il  y  atteindrait  en  effet,  si  l'idéalisme  de  Phidias  n'était  pas 
tout-puissant  sur  l'c^sprit  de  son  temps.  La  réaliti^  pour  nii  (îrec 
du  v*"  siècle,  n'est  que  plate  et  médiocre.  Elle  rampe,  elle  ne  vole  pas. 


906  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'art  doit  lui  venir  en  aide  pour  lui  prêter  les  ailes  qui  lui  man- 
quent. Il  faut  créer  par  l'imagination  une  humanité  plus  belle  que 
celle  qui  existe,  et  achever  ainsi  l'œuvre  des  dieux.  Chez  les  plus 
grands  hommes  de  la  Grèce,  les  meilleures  qualités  sont  demeu- 
rées incomplètes.  Ils  ont  montré,  au  cours  de  leur  existence,  ce 
qu'ils  auraient  pu  être  sans  les  bornes  imposées  à  leur  nature, 
beaucoup  plutôt  qu'ils  n'ont  réalisé  tout  ce  qu'ils  portaient  en  eux. 
De  même,  leur  être  physique,  leur  visage  n'a  traduit  qu'imparfai- 
tement le  vrai  fond  de  leur  âme.  Mille  traits  accessoires  sont  venus 
surcharger,  compliquer,  altérer,  déformer  la  pureté  et  la  simplicité 
primitives  des  lignes.  De  là  presque  toujours  une  contradiction 
entre  le  physique  et  le  moral.  Un  Socrate,  un  Esope  ne  sont  que 
cette  contradiction  devenue  choquante,  même  odieuse.  Corrigeons 
donc  ces  imperfections  ;  éliminons  les  surcharges,  les  accidens, 
pour  retrouver  les  traits  simples  et  fondamentaux;  démêlons  la 
pensée  ou  le  sentiment  qui  a,  durant  sa  vie,  animé  l'homme  tout 
entier;  et  que  ce  caractère  seul  resplendisse  à  travers  le  visage, 
ramenant  à  lui,  se  subordonnant  tout  le  reste;  transfigurons  en 
un  mot  l'original.  —  Ainsi  raisonnent  les  contemporains  et  les  suc- 
cesseurs de  Phidias.  Et  sans  doute  il  n'y  a  rien  de  plus  élevé  qu'une 
pareille  conception.  Nous  trouvons  là  cependant  un  dédain  excessif 
de  la  réalité.  Le  temps  est  passé  des  transfigurations  poétiques.  Si  le 
réalisme  brutal,  servilc,  corps  sans  âme,  n'est  qu'une  façon  étroite 
et  inférieure  de  traiter  le  portrait,  cet  idéalisme  transcendant,  qui 
sacrifie  si  délibérément  la  forme  à  la  pensée,  ne  saurait  non  plus 
pleinement  nous  satisfaire.  Nous  sommes  plus  exigeans  aujour- 
d'hui pour  la  fidélité  de  la  ressemblance,  et  nous  avons  un  plus 
grand  respect  de  la  vérité  particulière.  L'individu  est  devenu  pour 
nous  d'un  prix  infini.  Nous  l'aimons  parce  qu'il  est,  et  nous  l'ai- 
mons tel  qu'il  est,  jusque  dans  ses  défauts  et  ses  infirmités.  Non 
pas  que  l'individualisme  ait  été  inconnu  des  républiques  grecques  : 
il  a  même  fini  par  les  ruiner.  Mais,  au  temps  où  nous  sommes,  la 
cité  est  encore  presque  tout.  L'homme  est  d'abord  un  citoyen  ;  c'est 
de  la  vie  collective  et  générale  que  vit  chaque  individu.  La  con- 
ception idéaliste,  née  du  sentiment  généralisateur,  était  donc  en 
conformité  avec  l'état  des  esprits.  Aussi  a-t-elle  régné  dans  l'art,  en 
souveraine  peut-on  dire,  jusqu'à  l'époque  de  Lysippe.  L'évolution 
accomplie  par  Phidias  a  pour  longtemps,  un  siècle  tout  au  moins, 
pénétré  le  portrait  grec.  C'est  un  moment  capital  de  l'histoire  du 
genre. 


LA    SCULPTURE    DE    PORTRAITS    EN    (iRÈCE.  907 

Nous  lie  passerons  pas  en  revue  toutes  les  œuvres  où  éclate 
cette  tendance  :  ce  n'est  point  notre  tâche.  Retenons  seulement 
quelques  exemples,  les  plus  caractéristiques.  Et  d'abord  l'homme 
d'État  qui  a  le  plus  favorisé  ce  merveilleux  mouvement. d'art  du 
V''  siècle,  Périclès  lui-même.  Trois  bustes  de  Munich,  de  Rome  et 
de  Londres  le  représentent,  dérivés  d'un  même  original  qui  était 
sans  doute  lœuvre  célèbre  du  sculpteur  Crésilas.  Tous  trois 
prouvent  la  préoccupation  qu'a  eue  l'artiste  d'éviter  ce  qui  était 
particularité  trop  individuelle,  détail  ne  servant  pas  à  l'expres- 
sion du  caractère  ;  et  au  contraire  d'appuyer  sur  tout  ce  qui 
pouvait  traduire  une  certaine  conception  a  priori  du  rôle  de  ce 
grand  orateur.  Gravité  douce,  noblesse  des  sentimens,  élévation 
de  la  pensée,  par-dessus  tout  majesté  incomparable,  toutes  ces 
qualités  respirent  dans  cette  figure  aux  lignes  si  pures  et  si  régu- 
lières. Il  y  a  plus.  Périclès  est  représenté  dans  le  complet  épa- 
nouissement de  toutes  ses  facultés,  par  suite  dans  ses  années  de 
pleine  maturité  et  presque  à  l'apogée  de  sa  carrière.  On  se  l'ima- 
gine volontiers  au  moment  où  il  prononce  l'oraison  funèbre  des 
guerriers  morts  dans  la  première  année  de  la  guerre  du  Pélopon- 
nèse, c'est-à-dire  bien  peu  de  temps  avant  de  mourir  lui-même. 
Aucun  indice  pourtant  sur  son  visage  de  l'âge  relativement  avancé 
auquel  il  est  alors  arrivé.  Ses  traits  gardent  comme  la  fleur  d'une 
étornelle  jeunesse,  jeunesse  sérieuse,  empreinte  de  sérénité  et  de 
calme. 

Le  buste  d'Alcibiade  au  Vatican  est  d'une  époque  plus  ré- 
cente et  se  rapporte  assez  exactement  aux  dernières  années  du 
v'=  siècle.  Mais,  bien  que  d'une  exécution  plus  libre,  il  a  été  conçu 
dans  le  même  sentiment  :  même  expression  reposée  du  visage, 
môme  calme  du  regard.  Rien,  sur  les  traits,  de  cet  air  volontiers 
insolent  et  présomptueux,  de  cette  hauteur  de  grand  seigneur, 
de  cette  superbe  confiance  en  soi  qui  distinguent  l'Alcibiade  his- 
torique. Rien  non  plus  qui  rappelle  léléganl  débauché  des  nuits 
d'Athènes.  A  peine  la  lèvre  intérieure  pleine  et  grasse  et  le  men- 
ton développé  révèlent-ils  quelque  sensualité.  L'artiste  prend  ici 
avec  la  vérité  des  libertés  plus  grandes  qu'il  ne  faisait  tout  à 
rheur<'.  Dans  le  buste  de  Périclès,  il  accentuait  seulement  certains 
trails  que  lui  fournissait  son  modèle;  il  mettait  en  meilleure  lu- 
mière ce  qui  déjà  se  laissait  voir  de  soi-même;  celle  fois,  il 
transforme.  Si  les  donné(!s  de  l'histoire  lu;  concordent  jioint  avec 
l'impression  de  parl'aile  beauté  qu'il  poursuit,   il  n'hésite  pas  à 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faire  fléchir   l'histoire  plutôt  que   d'affaiblir    cette  impression. 

Ainsi  des  autres  œuvres  de  ce  temps  et  de  l'époque  postérieure. 
Car  le  iV  siècle,  si  différent  du  v*"  cependant,  et  pénétré  à  beau- 
coup d'égards  d'un  esprit  tout  nouveau,  demeure,  dans  le  por- 
trait, le  plus  souvent  fidèle  aux  principes  idéalistes  de  l'âge  pré- 
cédent. (Jue  vous  preniez  le  soi-disant  Phocion,  ou  le  faux  Thé- 
mistocle  du  Vatican,  le  fameux  Sophocle  du  Latran,  les  bustes 
de  Platon,  tous  sont  très  éloignés  d'un  rendu  exact  de  la  phy- 
sionomie. Les  formes  n'ont  plus  rien  de  sévère  sans  doute,  et  le 
style  est  très  assoupli  ;  mais  l'artiste  refuse  encore  de  s'asservir  à 
son  modèle.  L'individualité  de  la  figure  se  limite  toujours  à  l'es- 
sentiel; elle  ne  se  laisse  qu'entrevoir  et  comme  deviner  derrière 
cette  expression  générale  de  noblesse  et  de  distinction  suprêmes. 
La  ligne  ininterrompue,  presque  droite,  du  front  et  du  nez,  .le 
développement  de  l'arcade  sourcilière,  l'enfoncement  des  yeux, 
l'effacement  des  plans  des  joues,  tout  cela  c'est  ce  que  l'on  est 
convenu  d'appeler  le  profil  grec,  profil  consacré,  formé  d'élé- 
mens  qui  sont  empruntés  à  la  réalité,  mais  arrangés  et  modifiés 
en  vue  d'un  certain  idéal. 

A  mesure  qu'on  avance  dans  le  siècle,  les  images  des  grands 
hommes,  surtout  des  écrivains  célèbres,  se  multiplient  rapidement. 
Plus  on  se  désintéresse  alors  de  l'Etat  et  de  l'action  publique, 
plus  on  s'attache  avec  un  goût  passionné  aux  choses  de  l'esprit  et 
à  la  littérature.  On  ne  se  contente  môme  pas  d'honorer  les  con- 
temporains; on  veut  aussi  rendre  hommage  aux  illustres  morts 
du  passé.  En  ce  genre  de  représentations,  il  faut  s'attendre  à  ce  que 
la  tendance  à  idéaliser  domine,  plus  puissante  que  jamais.  Pour 
un  Sophocle,  un  Thucydide,  on  pouvait  se  reporter  à  des  por- 
traits antérieurs,  exécutés  du  vivant  môme  du  poète  ou  de  l'his- 
torien. Mais  s'il  s'agit  d'époques  plus  lointaines  et  d'œuvres  pour 
lesquelles  tout  modèle  a  fait  défaut,  quelle  peut  être  alors  la  va- 
leur iconographique  de  pareilles  statues?  Le  portrait  de  Sapho 
par  exemple,  de  l'Athénien  Silanion,  n'est  qu'un  portrait  de  libre 
fantaisie.  L'activité  de  la  poétesse  remontant  au  début  du  vi*^  siècle, 
à  cette  époque  la  sculpture  grecque  commençait  seulement  à  se 
développer  et  l'art  était  impuissant  à  copier  sur  le  vif  les  traits 
d'un  modèle.  C'est  d'après  les  textes  ou  les  renseignemens  trans- 
mis par  la  tradition  orale  que  Silanion  a  conçu  son  personnage. 
Et  de  fait,  regardez  la  belle  copie  conservée  à  la  villa  Albani. 
Après  avoir  lu  ses  poèmes,  c'est  bien  ainsi  qu'on  se  représente 


LA    SCULPTURE    DE    PORTRAITS    EN    GRÈCE.  909 

Sapho  :  visage  énergique  respirant  la  volonté  et  la  passion,  expres- 
sion sérieuse  adoucie  par  le  charme  pénétrant  du  regard,  lèvre  in- 
férieure pleine  et  sensuelle;  c'est  un  portrait  tout  littéraire.  Il  n'a 
pas  plus  d'authenticité,  bien  que  le  personnage  appartienne  à  l'his- 
toire, que  n'en  aurait  le  portrait  d'un  héros  de  la  légende  épique. 
Reconstitution  d'une  physionomie,  jeu  de  l'imagination  qui 
crée  librement,  en  dehors  du  modèle,  ou,  si  la  réalité  est  observée, 
simplification  idéale  de  cette  réalité,  que  tout  cela  est  loin  des 
scrupules  modernes!  Cependant  n'aurions-nous  pas  profit  à  con- 
naître, à  aimer  l'idéalisme  de  Phidias?  Assurément,  si  on  l'appli- 
que à  la  sculpture  de  portraits,  cet  idéalisme,  toujours  occupé  à 
corriger  l'œuvre  de  la  nature,  nous  trouble  à  bon  droit,  comme 
un  manque  de  respect  envers  la  nature  elle-même.  Mais  le  danger 
n'est  pas  là  pour  notre  siècle  précis  et  positif,  et  nous  ne  nous 
laisserons  jamais  entraîner  trop  loin  sur  cette  pente.  En  revanche, 
un  tel  art  nous  apprendrait  le  secret  de  la  force  calme,  de  la  gran- 
deur sereine.  Il  n'est  rien  dont  nous  ayons  plus  besoin.  Nous  ne 
trouvons  autour  de  nous  qu'inquiétude,  agitation,  fièvre.  Nous 
souffrons  d'une  sensibilité  affinée  à  l'excès,  devenue  exaspérée. 
Nous  sommes  malades  de  nos  nerfs  trop  tendus.  Les  personnages 
qui  revivent  dans  les  statues  ou  sur  les  reliefs  attiques,  n'ont, 
pour  ainsi  dire,  pas  de  nerfs  :  ils  savent  du  moins  les  dominer. 
Mettons-nous  donc  à  leur  école  et  demandons-leur  quelque  chose 
de  leur  parfaite  tranquillité  et  de  leur  bel  équilibre.  Notre  art  y 
retrouverait  la  santé  qu'il  n'a  plus  guère. 

III 

Ce  n'est  pas  tout  ;  et,  à  suivre  le  développement  de  la  sculp- 
ture grecque,  d'autres  leçons  se  dégagent  plus  directes,  plus  im- 
médiatement appropriées  au  genre  du  portrait.  Il  ne  s'agit  plus 
seulement  de  qualités  générales  à  retenir,  parmi  d'autres  qui  ne 
conviennent  pas  aux  exigences  de  notre  époque.  Ce  sont  des  œu- 
vres à  étudier  tout  entières,  comme  ayant  réalisé  la  conception 
qui  peut,  qui  doit  être  encore  la  nôtre.  L'art  grec  a  fini  de  créer 
ces  types  d'éternelle  beauté  devant  lesquels  un  Ixcnau  ^f'  pro- 
sternait avec  émotion  et  laissait  échapper  la  fervente  «  prière  sur 
l'Acropole»;  mais  il  n'est  pas  mort  pour  cela;  il  se  renouvelle 
au  contr.iiro  avec  une  merveilleuse  vitalité.  Aux  créations  oîi  se 
révélait  le  divin,  succèdent  les  créations  humaines  et  tout  le  cor- 


910  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tège  de  sentimens  pathétiques  que  fait  naître  la  représentation 
de  l'humanité.  L'artiste,  après  avoir  regardé  au  dedans  de  lui- 
même  et  voulu  donner  une  forme  et  un  corps  à  la  poésie  de  son 
rêve,  regarde  curieusement  au  dehors  la  vie  qui  l'entoure.  Rien 
ne  pouvait  aider  davantage  à  la  transformation  du  portrait. 

C'est  avec  Lysippe  que  les  choses  commencent  à  se  modifier. 
Le  maître  de  Sicyone,  qui  remplit  toute  la  seconde  moitié  du 
iv^  siècle,  est  dans  la  pleine  vigueur  et  maturité  de  son  talent 
sous  le  règne  d'Alexandre.  On  ne  saurait  séparer  les  noms  du  roi 
et  du  sculpteur.  Tous  deux  président  à  de  grands  changemons. 
Le  premier,  par  sa  conquête  de  l'Asie,  brise  les  cadres  étroits  de 
l'ancien  esprit  grec  et  de  la  vieille  cité  hellénique,  unifie  les  deux 
mondes,  l'Orient  et  l'Occident,  et  réconcilie  les  deux  séculaires 
ennemis  pour  quelques  années  sous  une  môme  puissance,  pour 
longtemps  sous  une  même  civilisation;  il  ouvre  une  ère  nou- 
velle de  l'histoire  de  la  Grèce  et  do  l'humanité.  Le  second,  dans 
un  domaine  plus  restreint,  accomplit  de  son  côté  l'évolution  la 
plus  importante  par  laquelle  l'art  ait  passé  depuis  Phidias.  Aux 
conceptions  idéalistes  de  l'âge  précédent,  il  oppose  le  goût  de 
l'observation  exacte  et  de  la  nature  vraie.  Entre  les  mains  de  ses 
successeurs,  ce  naturalisme  dégénérera  en  réalisme,  par  une 
pente  inévitable  :  les  réactions  vont  toujours  aux  extrêmes.  Idéa- 
lisme, réalisme  sont  les  deux  pôles  entre  lesquels  oscilleront 
éternellement  l'art  et  la  pensée  humaine  sans  trouver  jamais  un 
point  fixe.  Mais  au  début,  pendant  un  temps,  l'étude  de  la  nature 
physique  ne  va  pas  sans  celle  de  la  nature  morale  :  cette  heureuse 
alliance  porte  le  genre  du  portrait  à  sa  perfection. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  rien  n'ait  préparé  l'impulsion 
donnée  à  l'art  par  Lysippe,  et  qu'il  soit  venu  surprendre  ses  con- 
temporains par  une  sorte  de  coup  de  tonnerre  éclatant  dans  un 
ciel  serein.  Nous  avons  parlé  d'évolution,  non  de  révolution.  En- 
tendons par  là  non  point  changement  brusque,  rupture  \4olente 
avec  le  passé,  mais  développement  continu,  marche  progressive, 
et  création  en  fin  de  compte,  mais  création  sortie  régulièrement 
de  germes  où  elle  était  contenue.  L'art,  pas  plus  que  la  nature,  ne 
procède  par  sauts  et  par  bonds.  Si  donc  nous  voulions  rechercher 
les  origines  de  cette  tendance  naturaliste,  c'est  très  haut  qu'il 
nous  faudrait  remonter  et  sans  doute  (car  elle  est  un  des  besoins 
naturels  de  l'esprit  humain)  jusqu'aux  origines  mêmes  de  l'art 
grec.  Pendant  longtemps,  elle  a  été  contenue  par  l'autre  tendance, 


i 


LA    SCULPTURE    DE    PORTRAITS    EN    GRÈCE.  911 

celle  qui  portait  l'art  vers  la  simplification  idéale  de  la  vie.  Avec 
Myron,  Polyclète,  Phidias,  celle-ci  était  même  devenue  toute- 
puissante,  et  nous  l'avons  envisagée  seule  pendant  un  long  siècle, 
de  Périclès  au  règne  d'Alexandre.  Mais  ce  serait  enfermer  l'esprit 
grec  dans  une  définition  trop  étroite,  en  méconnaître  la  souplesse, 
l'active  curiosité  qui  l'entraîne  vers  tous  les  objets,  en  prendre 
donc  une  idée  fort  inexacte,  que  de  le  croire  incapable  au  même 
moment  de  tendances  très  opposées  :  en  réalité,  il  échappe  à  toute 
formule. 

C'est  ainsi  que,  vers  le  milieu  du  v^  siècle,  nous  trouvons 
contemporains,  à  peu  d'années  près,  les  marbres  d'Olympie  et 
ceux  du  Parthénon.  Dans  la  vallée  de  l'Alphée,  comme  dans  les 
autres  endroits  où  les  écoles  locales  sont  davantage  laissées  à 
elles-mêmes,  en  dehors  de  l'influence  des  grands  centres,  apparaît 
cette  recherche  d'une  vérité  plus  fidèle,  la  poursuite  du  détail 
copié  d'après  nature.  Qu'il  suffise  de  citer  le  vieillard  du  fronton 
est  d'Olympie  avec  son  crâne  dénudé,  son  front  sillonné  de  rides, 
sa  mâchoire  inférieure  saillante,  ou  la  vieille  femme  du  fronton 
occidental  qui  n'a  pas  une  moindre  intensité  de  vie.  C'est  ainsi 
encore  que,  dans  les  premières  années  du  iv°  siècle,  à  un  moment 
où  la  tradition  idéaliste  paraît  devoir  régner  sans  égale,  le 
sculpteur  Démétrios,  étrange  contraste,  suit  des  principes  d'art 
diamétralement  opposés  et  parvient  d'emblée  au  réalisme  même 
le  plus  cru.  Ce  n'était  pas  un  faiseur  de  statues,  suivant  le  mot 
de  Lucien,  mais  un  faiseur  d'hommes.  Une  de  ses  œuvres  repré- 
sentait Pélichos,  général  corinthien,  à  demi  nu,  le  ventre  proémi- 
nent, les  veines  saillantes,  la  tête  chauve,  la  barbe  rare  et  comme 
agitée  par  le  vent.  Il  n'est  guère  possible  de  pousser  plus  loin 
le  souci  de  la  réalité  brutale.  Démétrios,  je  le  veux  bien,  était  un 
indépendant,  non  un  chef  d'école.  Son  œuvre  est  une  exception 
en  son  temps,  et  la  grande  lumière  émanée  de  Phidias  a  continué 
de  jeter  jusqu'à  Lysippe  son  puissant  rayonnement  sur  l'art  grec. 
Toutefois,  c'est  à  la  première  moitié  du  iV  siècle  encore  (vers3o3 
environ)  ([n'appartient  le  magnifique  portrait  de  Mausole,  ce  roi 
de  Carie  dont  le  tombeau  est  devenu  synonyme  de  toute  sépul- 
ture fastueuse.  Au  sommet,  sur  la  platc-forni(>  du  quadrige 
colossal  qui  couronnait  l'édifice,  se  dressait  vraisemblablement  la 
statue  du  satrape  carien,  œuvre  de  Pythios.  Bien  que,  pour  ré- 
pondre aux  désirs  d'Artf-mise,  sieur  et  femme  de  Mausole, 
l'artiste  ait  dû  chercher  à  glorifier  le  défunt  et  lui   donner   un 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aspect  imposant,  il  est  impossible,  en  regardant  cette  figure  de 
ne  pas  être  saisi  de  son  caractère  de  vérité.  M.  Perrot  a  relevé 
avec  juste  raison  «  la  largeur  du  crâne,  le  front  bas  encadré  de 
grands  cheveux,  la  saillie  de  l'arcade  sourcilière,  l'œil  enfoncé,  le 
nez  long  et  droit,  la  bouche  à  demi  cachée  par  une  forte  mous- 
tache qui  va  rejoindre  une  barbe  frisée  et  coupée  très  court  (4)  »  : 
tous  ces  détails  attestent  une  direction  nettement  différente  de  celle 
que  nous  révélaient  les  œuvres  antérieures  ou  même  d'autres 
œuvres  contemporaines.  Le  portrait  de  Mausole  est  un  nouvel 
anneau  de  la  chaîne  qui  se  rattache  aux  frontons  d'Olympie. 

Le  mouvement  qui  se  développe  à  partir  d'Alexandre  était 
donc  préparé.  Mais  il  n'en  demeure  pas  moins  vrai  qu'un  artiste 
comme  Lysippe,  par  l'autorité  de  son  nom  et  son  influence  sur 
son  temps,  lui  a  fait  porter  tous  ses  résultats  et  produire  toutes 
ses  conséquences.  Somme  toute,  si  l'on  compare  l'art  de  ses  suc- 
cesseurs avec  celui  de  ses  devanciers,  ce  fut  une  véritable  orien- 
tation nouvelle.  Nouveauté  semblable,  ajoutons-le,  dans  toutes 
les  branches  de  l'art  et  de  la  science;  car  tout,  à  cette  époque, 
conspirait  avec  Lysippe  pour  entraîner  les  esprits  vers  l'étude  de 
la  nature.  Aristote,  après  les  hautes  spéculations  de  Platon, 
s'occupe  de  sciences  naturelles  et  expérimentales,  classe  les  do- 
cumens,  analyse,  serre  la  vérité  de  près.  Ménandre,  après  la  fan- 
taisie étincelante  d'Aristophane,  prend  ses  personnages  dans  la 
société  contemporaine  et  la  vie  journalière.  Tous  pouvaient  dire, 
comme  le  peintre  Eupompos  à  Lysippe  lui-même  en  lui  montrant 
la  foule  des  passans  :  «  Voilà  le  seul  modèle  à  imiter,  la  nature, 
et  non  les  œuvres  des  artistes.  »  La  tendance  était  donc  générale. 
C'était  l'esprit  du  temps,  un  besoin  de  l'époque  entière,  avide  de 
nouveautés,  désireuse  de  secouer  les  traditions,  éprise  de  la  vie 
et  de  toutes  ses  manifestations  morales  ou  physiques,  la  regar- 
dant avec  curiosité,  l'aimant  avec  passion.  Cette  influence  devait 
se  faire  sentir,  en  particulier,  dans  la  reproduction  des  traits  du 
visage.  Elle  conduisait  l'art  à  se  rapprocher  du  portrait  au  sens 
moderne  du  mot,  lui  montrait  la  voie,  en  le  poussant  vers  l'ob- 
servation et  l'imitation  de  la  réalité  environnante.  Et  par  sur- 
croît, comme  pour  lui  faciliter  encore  la  tâche,  c'est  alors  pré- 
cisément que  l'on  inventait  le  moulage  en  plâtre  pris  sur  le 
modèle  lui-même,  et  l'inventeur  n'était  autre  que  le  propre  frère 

(1)  Revue  des  Deux  Mondes,  15  décembre  187o,  p.  908. 


LA    SCULPTURE    DE    PORTRAITS    EN    GRÈCE.  913 

do  Lysippe,  Lysislratos.  «  Le  premier,  dit  Pline,  il  imagina  de 
reproduire  l'image  d'un  homme  par  un  moule  appliqud  sur 
son  visage  même...  Il  obtint  ainsi  des  épreuves  à  la  ressem- 
blance exacte  des  personnes,  alors  qu'avant  lui  on  n'avait  jamais 
cherché  qu'à  faire  des  images  aussi  belles  que  possible  (1).  » 
Pline  exagère  bien  un  peu.  Lysistratos  a  eu  des  précurseurs  dans 
cette  voie  du  réalisme  :  l'exemple  de  Démétrios,  que  nous  citions 
tout  à  l'heure,  le  prouve  suffisamment.  Mais  par  son  invention,  il 
complétait  l'œuvre  de  son  frère.  Lysippe  avait  indiqué  le  but  à 
poursuivre,  l'imitation  de  la  nature  vivante;  Lysistratos  enseignait 
une  manière  commode,  pratique  de  l'atteindre,  en  mettant  à  la 
portée  de  tous  un  procédé  d'une  précision  infaillible.  Désormais, 
accidens  de  la  physionomie,  détails  individuels,  déformations  du 
visage,  rien  n'échappera  à  l'artiste  des  particularités  de  son  mo- 
dèle. On  pouvait  aller  fort  loin  sur  cette  pente  où  l'on  s'engageait, 
—  et  en  effet  on  alla  très  loin. 

Pas  tout  de  suite  cependant  ni  brusquement.  Car,  dès  l'abord, 
les  portraits  d'Alexandre  nous  donneraient  un  démenti.  Répétons 
ici  que  l'histoire  n'est  jamais  aussi  simple  qu'on  se  plairait  à 
l'imaginer  pour  les  facilités  d'une  exposition.  De  même  que  pré- 
cédemment, au  plus  fort  de  l'influence  de  Phidias,  derrière  la 
conception  idéaliste  perçaient  de  loin  en  loin  les  duretés  du 
réalisme;  de  même,  à  présent,  malgré  la  prédominance  de  la  con- 
ception naturaliste,  nous  aurons  à  constater,  jusque  vers  la  fin, 
bien  des  survivances  de  la  tradition  contraire.  En  art,  rien  ne 
meurt  tout  à  fait.  Il  y  a  des  périodes  de  moins  brillante  lumière, 
d'obscurité  même  plus  ou  moins  longue  ;  il  n'y  a  jamais  d'extinc- 
tion complète.  Et  pour  commencer  par  ces  images  d'Alexandre, 
bien  qu'elles  fussent  l'œuvre  même  de  Lysippe,  l'artiste  (obser- 
vateur et  précis,  qui  a  le  plus  contribué  à  l'évolution  artistique 
de  cette  époque,  il  se  trouve,  à  en  juger  par  les  imitations  qui 
nous  sont  parvenues,  qu'elles  étaient  certainement  embellies, 
idéalisées,  plus  rapprochées  de  l'ancien  esprit  que  du  nouveau. 
Il  est  vrai  qu'il  s'agissait  d'Alexandre,  le  vainqueur  des  Perses,  le 
conquérant  de  l'Asie,  le  fondateur  de  la  monarchie  la  plus  vaste 
(ju'on  eût  jamais  connue.  Ce  héros,  ce  demi-dieu,  fils  de  Zens, 
ne  fallait-il  pas  le  représenter  avec  des  traits  plus  purs  et  plus 
nobles  que  dans  la  réalitT',  lui  donner  une  apparence  sinon  di- 
vine, au  moins  plus  qu'humaine? 

(1)  rMinc,  llisfoire  naturellr,  XXXV,  i:i:i. 

TOME  CXLVIII.   —   1898.  58 


914  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi  une  statue  le  montrait  appuyé  sur  sa  lance,  levant  les 
yeux  vers  Zeus.  Selon  les  vers  gravés  sur  la  base,  il  «  semblait 
dire:  La  terre  est  à  moi  ;  toi,  Zeus,  règne  dans  l'Olympe  (i).  »Un  tel 
portrait  visait  moins  à  l'exactitude  qu'à  la  glorification  du  modèle. 
Les  successeurs  de  Lysippe  cherchèrent  encore  davantage  à  l'idéa- 
liser. Le  beau  buste  du  Gapitole  avec  ses  boucles  de  cheveux  re- 
levées sur  le  front  et  encadrant  Kovale  très  pur  du  visage,  son 
regard  profond  et  rêveur,  sa  tête  penchée  sur  l'épaule  gauche, 
son  expression  passionnée,  fait  douter  si  l'on  est  en  présence  d'un 
homme  ou  d'un  dieu.  On  croirait  voir  Hélios,  n'était  un  léger  duvet 
sur  les  joues,  qui  vient  révéler  le  caractère  humain  du  person- 
nage. Seul  le  célèbre  sarcophage  du  Musée  de  Constantinople, 
trouvé  dans  la  nécropole  de  Sidon  et  devenu  déjà  populaire  sous 
le  nom  de  «  sarcophage  d'Alexandre  »,  représente  le  conquérant 
macédonien,  qui  s'y  trouve  deux  fois  mêlé  à  des  scènes  de  bataille 
et  de  chasse,  sous  des  traits  plus  rapprochés  de  la  réalité.  Le  vi- 
sage du  roi,  notamment  lorsqu'il  est  occupé  à  charger  un  lion,  a 
dans  le  regard  une  intensité  de  vie  et  une  énergie  d'expression 
singulières.  Ce  n'est  pas  assez  cependant  pour  qu'il  y  ait  exacte  res- 
semblance. 

Mais  il  y  a  plus,  et  voici  par  où  le  portrait  de  cette  époque 
se  rattachait  encore  au  passé.  J'ai  parlé  plus  haut  de  cette  habi- 
tude de  consacrer  des  statues  aux  grands  écrivains  des  généra- 
tions antérieures.  Après  Alexandre,  elle  ne  fit  que  s'accroître. 
Jamais  la  philosophie,  la  poésie,  la  science  ne  passionnèrent  da- 
vantage les  esprits,  libres  alors  de  tout  sOuci  politique,  oisifs, 
aiguisés,  d'une  culture  raffinée.  Ce  devint  une  mode  de  posséder 
dans  sa  maison,  son  jardin,  sa  galerie,  le  buste  au  moins  de  quel- 
qu'un de  ces  vieux  sages.  La  piété  littéraire  des  nombreux  érudits 
n'était  pas  satisfaite  à  moins.  A  côté  des  statues  officielles  et 
d'apparat,  chacun  voulait  pour  soi  une  œuvre  plus  réduite,  à  la- 
quelle on  put  rendre  dans  une  sorte  de  chapelle  privée  un  culte 
plus  intime.  Ces  fervens  commandaient  donc  en  grand  nombre 
les  images  d'Homère,  de  Socrate,  d'Ésope,  des  Sept  Sages.  De  là 
toutes  ces  imitations  dont  les  musées  sont  remplis.  Images  de 
convention  naturellement,  exécutées  d'après  la  légende  ou  l'his- 
toire, portraits  littéraires,  comme  nous  avons  vu  déjà  qu'était  le 
buste  de  Sapho.  L'artiste,  se  faisant  par  avance  une  idée  de  son 

(1)  Plutarque,  Sur  la  Vertu  ou  le  Coumge  d'Alexandre,  11,2. 


LA    SCULPTURE    DE    PORTRAITS    EN    GRÈCE,  915 

modèle,  lui  prête  la  physionomie  qu'il  conçoit.  Aussi  varie-t-elle 
suivant  les  artistes,  et  avons-nous  d'un  même  personnage  des 
bustes  assez  différens.  Homère,  par  exemple,  est  tantôt  un  vieil- 
lard aveugle,  sur  qui  Tàge  a  marqué  profondément  son  empreinte  ; 
il  paraît  inspiré,  possédé  par  le  transport  poétique;  sa  bouche 
entr'ouverte  laisse  échapper  u  les  paroles  ailées  »  que  lui  dicte 
la  Muse.  Tantôt  il  n'est  plus  aveugle;  c'est  un  homme  vigoureux 
encore,  plein  de  noblesse;  à  l'agitation  précédente  a  succédé  sur 
sa  figure  une  expression  tranquille,  reposée,  majestueuse.  De 
même  Socrate.  On  se  rappelle  le  charmant  portrait  qu'Alcibiade 
fait  de  son  maître  dans  le  Banquet  de  Platon.  Il  est  tout  pareil, 
dit-il,  à  ces  figurines  qu'on  voit  chez  les  marchands;  à  l'extérieur 
elles  ressemblent  à  des  Silènes  ;  mais  quand  on  les  ouvre,  on  y 
trouve  des  images  de  divinités.  Selon  que  les  sculpteurs  se  sont 
plus  attachés  à  l'un  ou  à  l'autre  de  ces  deux  aspects,  Socrate  a 
passé  à  la  postérité,  tantôt  avec  des  traits  voisins  de  la  caricature, 
avec  la  face  railleuse  et  le  nez  camard  de  Silène,  tantôt  sous  une 
forme  ennoblie  et  idéalisée,  qui  reflète  sa  haute  valeur  intellec- 
tuelle et  morale,  son  grand  esprit  et  sa  grande  âme.  Mais  rien 
ne  montre  mieux  tout  ce  qu'il  y  a  de  littéraire  dans  cette  méthode 
que  les  portraits  de  Périandre  et  de  Bias,  deux  des  Sept  Sages  dé- 
couverts à  la  villa  d'Hadrien.  Périandre  aimait  à  répéter  :  L'étude 
est  tout.  Bias  avait  aussi  sa  maxime  favorite  :  Presque  tous  les 
hommes  sont  mauvais.  Ces  deux  sentences  ont  dicté  en  quelque 
sorte  à  l'artiste  la  façon  de  concevoir  et  de  traiter  les  portraits;  et, 
pour  que  nul  ne  l'ignorât,  chacune  d'elles  a  été  gravée  sur  le  fût 
de  Thermes.  De  là  pour  le  tyran  de  Corinthe  l'expression  pensive, 
réfléchie  de  l'homme  d'État  qui  médite,  tandis  que  le  regard  pro- 
fond interroge  autour  de  lui  ;  pour  le  philosophe,  l'expression 
assombrie,  la  bouche  légèrement  dédaigneuse,  les  sourcils  fron- 
cés du  pessimiste  qui  porte  un  jugement  sévère  sur  le  monde. 
On  se  tromperait  donc,  si  Ion  croyait  mortes  alors  toutes  les 
traditions  anciennes.  L'imagination,  la  libre  invention,  la  fan- 
taisie môme  n'ont  pas  perdu  tous  leurs  droits.  Notez  cependant  la 
préoccupation  qui  se  fait  jour.  Si  aucune  de  ces  images  n'est  res- 
seml)Iant(\  on  n'est  plus  uiH([uoment  soucieux  d'embellir  les  traits. 
A  côté  de  la  ligure  surluiniaine,  il  y  a  place  pour  la  ligure  tout 
humaine,  triviale,  d  un  Socrate.  Le  goùl  de  l'exaclitudo,  l'obser- 
vation précise  de  la  vie,  la  recherche  du  lype  individuel  devient 
de  plus  en  plus  la  marque  propre  du  temps  dont  nous  parlons. 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  époque,  on  l'a  appelée  hellénistique  et  non  plus  hellénique, 
avec  raison.  Le  changement  de  nom  correspond  à  un  changement 
dans  les  faits,  dans  les  idées,  dans  les  moyens  d'expression.  A 
mesure  que  nous  descendrons  le  cours  de  l'histoire,  nous  verrons 
le  réalisme,  l'étude  des  particularités  et  du  détail  vulgaire,  prédo- 
miner jusqu'à  prendre  entière  possession  des  esprits.  Mais  avant 
que  la  tendance  opposée,  celle  qui  mène  au  simple  et  au  gé- 
néral, se  soit  affaiblie,  il  y  a  un  moment  —  un  seul  —  où  l'équi- 
libre est  parfait.  C'est  alors  que  se  produisent  les  chefs-d'œuvre. 
Car  tout  n'était  pas  à  rejeter  de  l'héritage  antérieur.  Il  faut  dans 
le  portrait  un  assez  rare  mélange  de  qualités  contraires  :  une 
part  d'interprétation  y  est  nécessaire  comme  une  part  d'observa- 
tion. C'est  le  naturalisme  hellénistique  qui  a  le  mieux  réalisé  cette 
union. 

Les  bustes  ou  statues  dont  il  était  question  tout  à  l'heure, 
représentaient  des  poètes ,  des  philosophes  morts  depuis  long- 
temps, dont  quelques-uns  môme  étaient  légendaires,  dont  beau- 
coup appartenaient  à  une  époque  où  l'art  du  portrait  était  encore 
inconnu.  Nécessité  était  bien  à  l'artiste  de  créer  de  toutes  pièces 
son  personnage.  Mais  qu'on  lui  donne  à  fixer  l'image  d'un  vivant, 
d'un  mort  contemporain  tout  au  moins,  qu'il  a  encore  pu  voir  et 
connaître,  il  s'attachera  fidèlement  au  rendu  des  traits  du  mo- 
dèle. En  l'an  280,  les  Athéniens,  honteux  de  leur  longue  ingrati- 
tude envers  Démosthène,  demandèrent  à  Polyeuctos  d'élever  sur 
l'Agora  une  statue  de  bronze  en  l'honneur  du  grand  orateur  et  du 
grand  patriote.  Jetez  les  yeux  sur  le  marbre  du  Vatican,  lequel 
procède  directement  de  cette  œuvre.  L'individualité  du  caractère 
a  été  saisie  et  rendue  de  main  de  maître.  Front  sillonné  de  rides, 
visage  anguleux,  traits  tourmentés,  expression  sévère  de  volonté 
ardente  et  opiniâtre,  tout  indique  une  nature  tendue  vers  l'effort, 
trahit  l'homme  qui  a  peiné  sa  vie  entière,  luttant  contre  lui-même 
et  sa  constitution  ingrate,  luttant  contre  les  autres,  contre  l'apa- 
thie de  ses  concitoyens  et  l'activité  de  Philippe,  mais  conservant 
toujours  au  milieu  des  épreuves  «  une  âme  maîtresse  du  corps 
qu'elle  anime.  »  En  face  de  Démosthène  voyez  Eschine,  son 
rival.  Le  contraste  n'est  pas  moins  frappant  au  physique  et  au 
moral  que  dans  l'histoire.  Celui-ci  calme,  le  visage  rempli,  bien 
portant,  semble  jouir  de  son  heureux  tempérament  et  trouver 
agréable  une  vie  dont  il  n'a  jamais  eu  à  souffrir.  Dans  une  salle 
du  Vatican,  deux  statues  se  font  pendant,  peut-être  les  poètes 


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LA    SCULPTURE    DE    PORTRAITS    EN    GRÈCE.  917 

comiques  Ménandre  et  Posidippe,  en  tout  cas  des  Athéniens 
de  la  première  moitié  du  m''  siècle;  l'un,  véritable  homme  du 
monde,  la  figure  ouverte,  le  regard  perçant  et  clair,,  le  front 
haut,  la  bouche  légèrement  railleuse;  l'autre,  maladif  et  inquiet, 
l'air  gauche,  l'expression  concentrée  et  chagrine.  Citons  encore 
Epicure  avec  sa  grande  figure  maigre  et  pâle  d'ascète,  où  la 
souffrance  physique  qui  le  torturait  se  marque  par  la  contrac- 
tion de  la  bouche,  les  paupières  appesanties,  le  regard  voilé  et 
d'une  résignation  douloureuse;  Chrysippe,  dont  l'aspect  chétif, 
le  visage  défait,  les  yeux  faibles  et  clignotans,  très  enfoncés,  les 
cheveux  rares  et  négligés,  donnent  bien  l'idée  de  ce  qu'était  ce 
petit  homme  pâli  sur  les  livres,  écrivain  intarissable,  trop  absorbé 
dans  les  dissertations  stoïciennes  pour  songer  à  sa  toilette  ;  Antis- 
thène  le  cynique,  fier  de  ses  cheveux  et  de  sa  barbe  incultes,  Tliéo- 
phraste  le  moraliste,  Aratos  l'auteur  de  poèmes  astronomiques, 
bien  d'autres,  qu'il  n'est  pas  toujours  possible  d'identifier,  mais 
qui  sont  certainement  aussi  des  littérateurs  ou  des  savans  de  ce 
siècle  :  l'époque  multipliait  leurs  images  à  profusion. 

Ce  sont  cette  fois  des  figures  iconiques,  des  portraits,  de  véri- 
tables portraits,  dans  toute  la  force  du  terme.  Dans  tous  quelle 
franchise  d'observation  et  quelle  sincérité  d'accent!  Comme  l'on 
sent  l'étude  du  modèle,  l'imitation  directe  de  la  vie!  Nous  sommes 
loin  de  la  beauté  conventionnelle  du  v''  ou  du  iv""  siècle.  On  ne 
recule  pas  devant  la  difformité,  même  la  laideur  :  on  veut  avant 
tout  être  vrai.  Sachons  cependant  quelle  est  la  qualité  de  ce  natu- 
ralisme, et  qu'il  n'a  rien  de  brutal.  L'artiste,  je  le  disais,  n'a 
pas  entièrement  répudié  l'ancien  esprit  grec;  et  c'est  heureux  pour 
lui.  Il  ne  vise  pas  à  la  vérité  de.  la  forme  pour  la  forme  elle- 
même,  mais  pour  atteindre  à  la  vérité  du  caractère.  Ce  qu'il 
cherche,  sous  les  apparences  sensibles,  c'est  l'âme,  la  seule  chose 
intéressante.  Quelle  est  donc  la  différence  avec  les  maîtres  du 
v'=  siècle?  C'est  que  ceux-ci  imaginaient  la  personnalité  morale 
plus  qu'ils  ne  l'observaient;  ils  l'interprétaient  d'après  un  certain 
idéal  a  priori.  Là  était  l'erreur. 

11  faut  interpréter,  mais  sur  les  seules  données  fournies  par 
la  nalui'c  :  le  point  de  d(''j)art  reste  l'observation.  Le  sculpteur 
hellénistique  ne  l'ait  pas  autre  chose;  il  se  place  devant  le  modèle 
et  le  laisse  se  révéler  lui-même  à  ses  yeux.  11  ne  rend  rien  qui 
n'ait  été  vu.  Mais  le  tout  est  de  bien  voir;  car  chaque  trait  n'a  pas 
une  importance  égale.  Combien  de  jeux  de  physionomie  qui  ne 


918  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sont  que  passagers,  de  détails  du  visage  qui  ne  sont  qu'acciden- 
tels et  ne  servent  de  rien  pour  l'expression  du  caractère  intime  ! 
Ceux-là  peuvent  être  négligés  sans  que  la  vraie  ressemblance  en 
souffre;  même  sïls  sont  beaux,  ils  n'ont  pas  de  valeur.  Inverse- 
ment, un  détail  laid  sera  retenu  et  enregistré,  s'il  est  significatif. 
Aussi  dans  les  statues  de  Démosthène  ou  de  Ménandre,  dans  les 
bustes  d'Epicure  ou  de  Chrysippe,  vous  ne  retrouverez  pas  toute 
la  complexité  de  traits  qui  se  voit  sur  un  visage  humain,  ce  qui 
fait  qu'il  est  tel  à  l'heure  précise  où  l'artiste  le  copie.  Le  visage 
est  réduit  à  ses  traits  généraux,  c'est-à-dire  aux  plus  saillans  et 
révélateurs.  Trois  ou  quatre,  pas  davantage,  composeront  la  phy- 
sionomie d'un  Démosthène;  mais  ceux-là  fortement  marqués.  Et 
alors  la  personnalité  historique  de  l'orateur  ressortira  à  mer- 
veille. Sur  ce  masque  se  lira,  aussi  clairement  qu'en  un  livre, 
toute  la  vie  de  l'homme,  vie  orageuse  et  tourmentée  comme  les 
plis  de  ses  rides.  Rcproduira-t-on  des  déformations  plus  accu- 
sées? Pourquoi  non?  Chez  Démosthène  la  lèvre  inférieure  très 
retirée  en  arrière  est  une  allusion  à  son  bégaiement  et  aux  prodi- 
gieux efforts  qu'il  dut  faire  pour  triompher  des  infirmités  de  sa 
nature.  Chez  Epicure,  la  contraction  des  lèvres  trahit  ses  souf- 
frances et  explique  comment  ce  philosophe,  torturé  par  la  ma- 
ladie, a  pu  placer  la  volupté  suprême  dans  l'absence  de  passion 
et  de  douleur.  Ces  déformations  sont  caractéristiques.  Dès  lors 
l'artiste  doit  nous  les  montrer  :  ce  serait  une  faute  de  les  omettre. 
D'une  part  donc,  observation  exacte,  vérité  rigoureuse  de  tous 
les  détails  ;  de  l'autre,  choix  parmi  les  détails  observés,  pour  ne 
retenir  que  ceux  qui  dégagent  et  mettent  en  plein  relief  la  per- 
sonnalité, l'essence  du  modèle  :  telle  est  cette  conception  du  por- 
trait, et  il  n'y  en  a  pas  de  meilleure. 

On  ne  saurait  trop  le  répéter  :  nous  l'oublions  communé- 
ment. Il  n'y  a  de  vérité  que  de  ce  qui  demeure,  non  de  ce  qui 
passe.  Ce  n'est  pas  faire  ressemblant  que  de  rendre  une  physio- 
nomie, fût-ce  avec  la  fidélité  la  plus  grande,  à  un  instant  particu- 
lier de  la  durée.  A  l'instant  d'après,  cette  physionomie  a  changé 
et  la  ressemblance  n'existe  plus.  Qu'est-ce  donc  qu'une  vérité 
d'une  minute,  détruite  parla  minute  suivante?  Dans  cette  voie,  il 
faudrait,  pour  bien  faire,  autant  d'images  d'une  personne  que  sa 
vie  comprend  de  momens  très  fugitifs.  Seuls  des  appareils  enre- 
gistreurs, un  chronophotographe  fonctionnant  sans  s'arrêter, 
pourraient  résoudre  un  pareil  problème.  Et  quand  même  ils  le 


1 


LA    SCULPTURE    DE    PORTRAITS    EN    GRÈCE.  919 

résoudraient,  ce  ne  serait  encore  que  de  la  vérité  fragmentaire  et 
comme  de  la  poussière  de  vérité,  il  resterait  à  recomposer  ces 
parcelles  éparses,  à  leur  donner  une  unité  et  une  ame,  de  même 
qu'une  série  de  photographies  séparées,  prises  à  des  intervalles 
très  rapprochés,  n'acquièrent  un  sens  que  si  elles  arrivent,  en 
défilant  devant  nous  avec  un  mouvement  vertigineux,  à  se  re- 
composer sur  la  rétine  de  notre  œil.  Ressaisir  l'unité  et  l'âme  de 
l'individu  éparse  sur  ses  traits,  voilà  donc  quel  doit  être  l'objet 
des  efforts  de  l'artiste.  C'est  la  seule  vraie  ressemblance,  parce 
que  c'est  la  seule  permanente.  Et  c'est  là  ce  que  nous  enseigne 
l'art  hellénistique. 

IV 

Mais  cet  art  lui-même  ne  devait  pas  rester  longtemps  fidèle  à 
sa  conception  du  portrait.  Celle-ci  résultait  de  deux  tendances 
maintenues  dans  un  harmonieux  équilibre.  Les  périodes  d'équi- 
libre ne  durent  pas  :  au  delà  des  sommets  il  faut  redescendre. 
Depuis  un  siècle,  le  goût  de  l'observation  et  de  l'imitation  pure  et 
simple  de  la  vie  était  allé  grandissant.  Arrêté  un  moment,  le  cou- 
rant ne  pouvait  manquer,  une  fois  l'obstacle  franchi,  de  reprendre 
sa  pente  et  dès  lors  de  se  précipiter  jusqu'au  bas.  Grâce  à  sa  sou- 
plesse, à  son  incessante  faculté  de  transformation,  il  était  donné 
au  génie  grec,  nous  l'avons  dit,  d'ouvrir  toutes  les  voies  à  l'esprit 
moderne.  Après  la  victoire  de  l'Idée,  il  avait  à  montrer  le  Réel 
triomphant.  Les  statues  de  Démosthène  et  Ménandre  nous  présen- 
taient déjà  la  nature,  mais  une  nature  de  choix,  simplifiée,  traitée 
avec  largeur.  Veut-on  maintenant  le  réalisme  tout  pur,  sans  rien 
qui  le  tempère,  avec  l'observation  la  plus  ténue  et  comme  le  dé- 
calque des  plus  petites  particularités  du  visage?  Regardez  au 
Musée  de  Naples  le  soi-disant  Sénèque,  trouvé  à  llerculanuni 
dans  la  fameuse  villa  dei  Paj)iri.  Ce  n'est  point  Sénèque,  mais  un 
homme  de  lettres,  sans  doute  un  de  ces  poètes  érudits,  familiers 
de  la  cour  des  Ptolémées  et  si  goûtés  plus  tard  des  Romains  de 
l'empire,  (^allimaciuo  ou  Philétas  de  Cos.  M.  Collignon  a  heureu- 
sement décrit  cette  lête  ravagée  au  regard  «  d'une  lixité  vague,  » 
aux  pommettes  saillantes,  au  cou  décharné  «  dont  la  j)oau  re- 
tombe en  plis  vides  et  llasques,  »  «  ces  mèches  raides  et  incultes 
sur  un  front  proéminent  (J  ).  »  Deviiul  un  euseinblc  si  étrange, 

(1)  Dans  les  Monuinens  de  l'ail  (uiliinic  ilA.  U.iycl.  II.  |>l.  :i!(. 


920  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dites  si  l'on  peut  pousser  beaucoup  plus  loin  le  réalisme.  Pour 
ceux  qui  n'aiment  pas  à  être  dépaysés  et  qui,  sortant  de  leur 
époque,  veulent  encore  retrouver  dans  les  temps  plus  anciens  la 
satisfaction  de  leurs  propres  goûts,  de  telles  œuvres  ont  assuré- 
ment beaucoup  d'attrait  et  une  saveur  particulière.  Elles  sont 
tout  rapprochées  de  nous,  toutes  modernes  :  un  contemporain 
pourrait  les  signer.  C'est  donc  une  erreur  de  croire  que  les  Ro- 
mains ont  été,  aux  âges  classiques,  les  seuls  passés  maîtres  dans 
une  exécution  savamment  réaliste  du  portrait.  «  Nil  intentation 
Grœci  liquere.  »  Rome  n'a  rien  de  plus  exactement  observé,  rien 
qui  vous  donne  davantage  la  sensation  directe,  immédiate  de  la 
nature  elle-même  que  certains  portraits  de  l'époque  hellénistique. 
En  faut-il  d'autres  preuves,  et,  après  les  lettrés  ou  les  savans, 
s'adresser  aux  représentations  d'athlètes  victorieux?  Ici  la  tenta- 
tion d'idéaliser  n'existe  pas.  Ces  êtres,  uniquement  adonnés  à  la 
force  brutale,  appellent  une  exécution  brutale,  elle  aussi  :  le  réa- 
lisme est  comme  une  loi  du  genre.  Au  iv**  siècle,  nous  avions  laissé 
les  statues  d'athlètes  fidèles  au  principe  établi  par  Polyclète  et 
reproduisant,  surtout  dans  la  facture  de  .la  tête,  un  type  cano- 
nique et  conventionnel.  Lysippe  brise  ce  canon  de  l'ancienne 
école  péloponnésienne  et  revendique  pour  l'art  le  droit  de  suivre 
la  nature  en  toute  liberté.  Aussi  dans  les  statues  d'athlètes  qu'il 
signe  en  grand  nombre,  héritier  bien  direct  en  cela  des  vieux 
bronziers  d'Argos  et  de  Sicyone,  le  corps,  et,  ce  qui  nous  inté- 
resse particulièrement,  le  visage  sont  traités  dans  un  très  fin  et 
très  juste  sentiment  de  la  réalité.  Le  célèbre  Apoxyomenos,  avec 
le  pli  qui  lui  traverse  le  front,  son  expression  un  peu  pensive  et 
nerveuse,  a  déjà  un  caractère  individuel  accusé.  Mais,  après 
Lysippe,  cette  individualité  se  marque  bien  davantage.  Une  tête 
de  bronze  découverte  à  Olympic  en  est  une  preuve  frappante. 
L'Apoxyomenos  était  encore  le  jeune  athlète  de  bonne  naissance, 
l'éphëbe  grec  fréquentant  la  palestre  pour  développer  son  corps 
aussi  harmonieusement  que  son  esprit.  La  tcte  d'Olympie  repré- 
sente l'athlète  de  métier,  tête  dure,  étroite,  sans  pensée,  bestiale, 
mais  singulièrement  expressive.  Jusqu'où  cette  tendance  pouvait 
conduire,  un  pugiliste  conservé  au  musée  des  Thermes  de  Dio- 
ctétien nous  l'apprend.  C'est  un  lutteur  au  repos,  assis,  les 
coudes  posés  sur  les  cuisses,  le  haut  du  corps  incliné,  la  tête 
tournée  vers  la  foule.  Le  front  est  bas;  l'expression,  stupide» 
celle  d'un  homme  qui  ne  connaît  que  la  pesanteur  de  ses  poings; 


■ 


« 


LA    SCULPTURE    DE    PORTRAITS    EN    GllÈCE.  921 

le  nez  recourbé  tombe  sur  la  bouche  ;  la  lèvre  supérieure  est 
rentrante,  et  la  mâchoire  inférieure  projetée  en  avant.  Les  dents 
du  haut  ont  été  brisées  sous  les  coups.  Ajoutez  les  oreilles  dé- 
chirées, l'œil  droit  très  enflé,  des  gouttes  de  sang  au-dessous 
des  oreilles  et  de  la  paupière,  la  bouche  entr'ouverte  trahissant 
une  respiration  difficile;  ajoutez  les  accessoires,  tout  le  système 
de  lanières,  de  bandes  de  cuir  et  de  plaques  de  métal  dont  se 
compose  le  ceste,  savamment  indiqué.  Tous  les  détails  y  sont,  et 
précis  et  minutieux.  Non  seulement  il  est  clair  que  le  modèle  a 
posé  devant  l'artiste  ;  mais  on  se  demande  si  avec  toute  la  ri- 
gueur de  nos  appareils  photographiques  nous  aboutissons  à  des 
résultats  plus  scrupuleusement  et  implacablement  vrais. 

Dans  ce  que  l'on  appelle  les  sujets  de  genre,  c'est-à-dire  les 
sujets  anecdotiques,  empruntés  à  la  vie  quotidienne,  au  pitto- 
resque de  la  rue  ou  des  intérieurs,  de  la  ville  ou  de  la  campagne, 
l'observation  familière  et  piquante  est  la  qualité  indispensable. 
Elle  fait  tout  le  charme  de  ces  petites  scènes.  Dire  que  l'époque 
hellénistique  a  beaucoup  aimé  «  le  genre,  »  c'est  montrer  toute 
l'importance  prise  dans  l'art  par  le  réalisme.  Si  nous  n'étions 
obligés  de  nous  borner,  il  nous  plairait  de  le  retrouver  s'épa- 
nouissant  à  l'aise  dans  ces  sujets  pour  lesquels  il  semble  exacte- 
ment fait,  triomphant  dans  le  rendu  de  ces  visages  inconnus, 
anonymes,  mais  qui,  n'en  doutons  pas,  sont  des  portraits  fidèles, 
copiés  dans  la  foule  oisive  ou  afïairée,  parmi  le  petit  peuple 
des  pêcheurs  ou  des  paysans.  Il  nous  faudrait,  poussant  notre 
enquête,  examiner,  à  côté  de  la  sculpture  proprement  dite,  l'in- 
dustrie des  modeleurs  de  figurines,  et  passer  en  revue  cet  art  du 
portrait  populaire  depuis  les  terres  cuites  d'Alexandrie  ou  de 
Myrina  (enfans  à  l'école  ou  à  la  promenade,  cuisiniers,  crieurs 
publics,  esclaves,  marchands  ambulans)  jusqu'aux  statuettes  de 
marbre  (un  vieux  pécheur  portant  ses  outils,  une  paysanne  tenant 
un  agneau  qu'elle  mène  au  marché,  une  vieille  femme  ivre  ser- 
rant dans  SCS  bras  une  amphore).  Partout  nous  constaterions  ces 
mémos  qualités  de  précision  pleine  de  gaieté,  cecoupd'œil  juste 
qui  saisit  comme  au  vol  les  menus  incidens  de  l'exislciuv,  ce  réa- 
lisme de  bon  aloi,  d'une  sùrelt'  incroyable. 

Que  demande-t-on  encore  pour  être  convaincu  de  cette  trans- 
formation dans  l'esprit  et  les  tendances  artistiques  do  l'époque? 
Il  ne  nous  reste  plus  qu'il  la  relever  dans  l'espèce  de  portraits  qui, 
par  sa  nature  môme,  semblait  le  moins  disposée  à  la  subir;   les 


922  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

statues  ou  les  bustes  honorifiques,  consacrés  aux  souverains  des 
différens  royaumes.  La  flatterie  aidant,  le  nombre  en  fut  prodi- 
gieux. Au  seul  Démétrios  de  Phalère,  dans  l'espace  de  dix  an- 
nées, les  Athéniens  érigèrent  trois  cent  soixante  statues.  Mais  dès 
lors  que  devient  l'exécution  ?  Pourra-t-elle  être  sincère  ?  Y  trou- 
vera-t-on  l'accent  de  vérité,  le  détail  individuel  et  caractéristique 
qui  souvent  est  le  détail  laid  ou  peu  noble  ?  Les  images  dAlexan- 
dre  étaient  idéalisées;  celles  de  ses  successeurs  immédiats  le 
furent  aussi.  Beaucoup  d'entre  eux  prétendaient  ressembler  au 
conquérant  macédonien  et  cherchaient  à  imiter  sa  démarche,  son 
port  de  tête.  Tel  personnage  hellénistique  est  traité  avec  la  nudité 
qui  convient  aux  héros.  De  même,  sur  les  monnaies  qui  portent 
l'effigie  des  premiers  Diadoques,  la  noblesse  du  visage,  la  pureté 
et  la  régularité  des  tfaits  attestent  une  dernière  survivance  de  la 
conception  idéaliste.  Le  portrait  officiel  a  donc  résisté,  et  la  chose 
se  comprend.  Il  a  dû  cependant  céder,  lui  aussi,  au  courant  qui 
finit  par  tout  pénétrer,  tout  envahir. 

Que  le  réalisme  se  soit  d'abord  emparé  des  portraits  des  princes 
d'Alexandrie,  rien  de  moins  étonnant.  On  n'ignore  pas  quels  re- 
marquables portraitistes  avaient  été  les  anciens  Egyptiens,  avec 
quel  sentiment  de  la  vie  ils  avaient  regardé  et  copié  la  nature. 
Quand  les  Grecs  prirent  possession  du  pays,  les  traditions  locales 
ne  purent  manquer  d'ajouter  leur  influence  à  ce  qui  était  alors  la 
pente  naturelle  de  l'esprit  hellénique.  Mais  si  en  Egypte  le  réa- 
lisme trouve  un  sol  depuis  longtemps  préparé,  où  le  mouvement 
se  précipite,  sur  tous  les  points  du  monde  hellénistique  il  étend 
peu  à  peu  son  action.  Déjà  même,  au  début  de  cette  nouvelle  pé- 
riode, dès  le  premier  tiers  du  ni''  siècle,  il  serait  aisé  de  citer 
pour  tel  ou  tel  prince  grec  deux  conceptions  bien  différentes  du 
même  personnage  :  un  buste  idéalisé,  suivant  la  vieille  tendance 
encore  persistante,  et,  à  côté,  une  image  déjà  très  voisine  de  la 
nature.  Ainsi  Pyrrhus,  le  roi  d'Épire,  nous  apparaît,  dans  un 
exemplaire  de  la  collection  Jacobsen,  vigoureux  et  plein  de  santé, 
avec  une  inclinaison  du  cou  qui  rappelle  Alexandre  le  Grand; 
mais  un  hermès  d'Herculanum  le  montre  la  bouche  tirée,  les  pau- 
pières abaissées  :  on  sent  l'homme  agité,  nerveux,  fatigué  par  la 
vie.  Descendons  les  temps.  Dans  les  portraits  des  Séleucides  et 
des  autres  Diadoques,  le  souci  de  la  ressemblance,  de  la  vérité 
môme  vulgaire,  se  fait  de  plus  en  plus  sentir.  Voici,  pour  ter- 
miner, deux  portraits,  des  plus  curieux,  ceux  de  deux  hommes  de 


LA    SCULPTLKE    DE    PORTRAITS    EN    GRÈCE.  923 

fortune,  partis  d'assez  bas,  et  devenus,  par  leur  habileté,  fonda- 
teurs de  dynasties,  Philétairos  de  Pergamc  et  Euthydème  de  Bac- 
triane.  Philétairos  l'eunuque,  à  la  face  glabre,  aux  formes  lourdes, 
aux  chairs  molles,  est  admirable  de  vie;  mais  Euthydème  est 
peut-être  plus  surprenant  encore.  Des  rides  sur  tout  le  visage,  aux 
tempes,  aux  joues,  au  menton,  les  plis  des  ailes  du  nez  et  des 
coins  de  la  bouche  fortement  creusés,  de  petits  yeux  malins 
cachés  par  des  paupières  épaisses,  un  nez  énorme  et  froncé,  une 
lèvre  inférieure  saillante  accentuant  la  moue,  le  tout  abrité  sous 
un  chapeau  arrondi  aux  bords  démesurément  larges  :  c'est  une 
tête  à  la  fois  commune  et  finaude,  faite  de  bonhomie  et  de 
rouerie,  qu'il  faut  avoir  vue  pour  comprendre  tout  ce  qu'elle  a  de 
saisissant. 

V 

Avec  le  buste  d'Euthydème  (nous  sommes  à  la  fin  du 
m®  siècle),  le  réalisme  a  achevé  son  œuvre.  Pas  une  catégorie  de 
portraits  qui  soit  restée  en  dehors  de  ses  atteintes,  et,  dans  cha- 
cune de  ces  catégories,  pas  une  partie  du  visage  humain  où  il  n'ait 
mis  sa  marque,  puissante,  désormais  ineffaçable.  La  Grèce  l'a 
transmis  à  Rome,  et  là,  dans  ce  nouveau  terrain  qui  lui  convenait 
à  merveille,  il  a  poussé  une  luxuriante  végétation.  L'art  moderne 
enfin  l'a  repris  à  son  tour  et  en  a  fait,  semble-t-il,  le  fondement 
même  de  sa  conception  du  portrait.  Il  croirait  manquer  d'égards 
pour  la  mémoire  des  grands  hommes  et  de  conscience  vis-à-vis 
des  personnages  plus  obscurs  dont  il  retrace  l'image,  s'il  la  retra- 
çait sans  y  apporter  cette  scrupuleuse  exactitude  matérielle.  Il  se 
trompe.  La  véritable  conscience  ne  consiste  pas  à  copier  avec 
minutie  les  moindres  accidens,  une  veine,  une  verrue,  le  nombre 
exact  des  rides.  Le  sculpteur  qui  entreprend  de  rivaliser  avec  le 
photographe,  se  condamne  nécessairement  à  lui  être  inférieur. 
Il  doit  donc  faire  autre  chose.  Placé  devant  son  modèle,  il  doit 
l'observer  longuement,  s'en  imprégner,  entrer  en  lui  et  dégager 
pour  le  public  l'impression  à  retenir,  au  lieu  de  laisser  au  public 
le  soin  de  la  dégager  lui-même.  Cela  est  plus  pénible  à  coup  sûr; 
mais  Fénelon  n'a-l-il  pas  dit,  ou  à  peu  près:  «  Il  faut  que  tout  le 
travail  soit  pour  l'arlisti^  seul,  c>t  (oui  le  plaisir,  avec  tout  le 
fruit,  pour  celui  dont  il  veut  être  regardé?  »  Transcrire  bonuc- 
ment  ce  qu'on  a  sous  les  yeux  est  au  fond  la  iinHliode  du  moindre 


:f' 


924  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

effort.  Et  de  même,  le  véritable  respect  envers  les  grands  hommes  | 

consiste  à  reproduire  d'eux  ce  qui  les  a  rendus  grands,  non  la  ( 

seule  enveloppe  extérieure,  commune  souvent  et  grossière,  mais  i 

leur  pensée  et  leur  âme. Que  le  portrait  soit  donc  criant  de  ressem-  | 

blance,  mais  de  ressemblance  avant  tout  intellectuelle  et  morale.  | 

Que  le  sculpteur  soit  un  exécutant  supérieur,  il  le  faut;  mais 
qu'il  soit  aussi  un  psychologue.  ^ 

Pourquoi,  au  Salon  dernier,  aimions-nous  à  nous  arrêter  de-  f 

vant  le  monument  de  celle  qui  fut  M"'  Miolan-Carvalho?  D'où 
venait  le  charme  de  cette  figure,  sinon  de  ce  qu'elle  a  de  poétique 
et  de  réel  à  la  fois,  d'idéalisé  et  de  vivant? M.  Mercié  n'a  pas  ex- 
primé en  elle  la  banalité  de  l'existence  journalière  ;  mais  il  a 
rendu  l'âme  même  de  l'artiste  telle  qu'elle  se  révélait  dans  les 
soirées  d'incomparable  création  où  elle  incarnait  les  héroïnes  de 
Shakspearc  et  de  Gœlhe.  C'est  un  peu  de  l'âme  de  Juliette  et  de 
l'âme  de  Marguerite  qui  erre  autour  do  ces  lèvres,  à  demi  fermées 
seulement  par  la  mort.  Et  pourquoi  encore,  au  Musée  du  Luxem- 
bourg, le  buste  de  l'archevêque  de  Paris  fusillé  en  1870, 
M^*"  Darboy,  attire-t-il  à  lui,  et  si  fort,  du  coin  où  il  est  placé,  les 
regards  du  visiteur?  Pourquoi  est-il  si  merveilleusement  expressif 
qu'une  fois  vu,  il  ne  s'oublie  pas,  mais  s'impose  à  vous,  demeure 
dans  les  yeux,  obsède  le  souvenir?  N'est-ce  pas  que  toute  la  vie 
morale  du  prélat  remonte,  pour  ainsi  dire,  des  profondeurs  de 
l'âme  jusqu'au  visage  et  se  reilète  sur  les  traits  avec  une  intensité 
dont  je  ne  sais  pas  de  plus  bel  exemple  ?  Or,  qui,  plus  que 
M.  Guillaume,  a  le  culte  de  la  beauté  classique  ?  Et  quelle  part 
ne  revient  pas,  dans  ses  chefs-d'œuvre,  à  son  admiration  intelli- 
gente de  la  Grèce?  Voilà  qui  devrait  faire  réfléchir  nos  contemp- 
teurs de  l'antiquité.  Un  buste  comme  celui  de  M?""  Darboy  est 
sorti  de  la  même  main  qui  a  sculpté  les  Gracques  ou  écrit  les 
pages  sur  le  Doryphore.  Quelle  meilleure  conclusion  de  tout  cet 
article  ?  Quelle  preuve  plus  décisive  que  l'étude  du  passé  est 
pleine  de  profitables  leçons  et  que,  bien  comprise,  elle  peut  être 
la  préparation  la  plus  directe  à  bien  interpréter  et  bien  rendre  le 
présent  ? 

Edmond  Courbaud. 


REVUE  LITTÉRAIRE 


LA    MANIE    DE   LA    MODERNITE 


Il  faut  être  de  son  temps.  Tout  le  monde  en  convient.  Le  moyen  de 
dire  le  contraire  sans  nier  le  progrès  !  Et  le  moyen  de  nier  le  progrès 
dans  le  siècle  des  chemins  de  fer  et  de  la  télégraphie  sans  fils!  Les  an- 
ciens sont  les  anciens;  ils  ont  pu  avoir  toute  sorte  de  qualités,  mais 
ils  sont  morts  ;  ils  ont  ignoré  beaucoup  de  choses  que  nous  savons; 
ce  n'était  pas  leur  faute  ;  on  ne  choisit  pas  la  date  de  sa  naissance,  et 
il  est  difficile  de  leur  en  vouloir.  Ceux  qui,  à  l'heure  qu'il  est,  vou- 
draient encore  se  mettre  à  leur  école  et  nous  y  tenir  avec  eux  font 
preuve  d'une  timidité  presque  coupable,  et  ils  devraient  en  avoir  un 
peu  de  honte.  Ce  sont  des  esprits  routiniers,  incapables  de  dépasser 
les  enseignemens  reçus  et  de  secouer  le  joug  qu'a  subi  leur  enfance. 
Ils  se  consument  dans  une  contemplation  vaine,  en  de  stériles  regrets. 
Si  encore  ils  n'étaient  que  dos  esprits  faibles  !  Mais  il  faut  bien  le 
dire  :  dans  leur  prétendu  respect  du  passé  il  entre  beaucoup  d'hosti- 
lité contre  le  présent.  Ils  boudent  leurs  contemporains;  ils  sont 
d'humeur  chagrine  et  de  caractère  jaloux.  Ce  sont  des  envieux  sur 
lesquels  pèse  une  juste  défaveur.  Transportées  dans  le  milieu  d'au- 
jourd'hui les  idées  d'entrefois  y  sont  choquantes,  à  la  manière  d'un 
anachronisme,  et  ridicules  par  essence,  puisqu'elles  ne  ressemblent 
pas  à  ce  qui  les  entoure.  Au  contraire  il  y  a  dans  tout  ce  qui  est  mo- 
derne je  ne  sais  quoi  de  vif,  de  hardi,  de  généreux.  La  modernité 
nous  séduit  aussitôt,  par  un  charme  qui  est  en  elle  et  qui  vient  de 
la  secrète  conformité  avec  nos  goûts.  Dire  d'une  idéo,  d'une  nuance 


926  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  sentiment,  d'une  excentricité  qu'elle  est  de  maintenant,  c'est  par 
cela  seul  en  faire  léloge.  Une  œuvre  qui  est  d'un  «modernisme  aigu,  » 
une  plaisanterie  qui  est  «  bien  d'aujourd'hui  »  est  assurée  de  faire  son 
chemin.  C'est  pourquoi  l'écrivain  qui  veut  plaire  se  préoccupe  d'abord 
d'avoir  cette  quaUté  qu'aucune  autre  ne  remplace,  et  qui  tient  lieu  de 
plusieurs  autres.  Il  ne  se  contente  pas  d'être  de  son  temps,  comme  on 
en  est,  sans  le  vouloir;  il  s'y  applique;  il  le  fait  exprès.  Il  flaire  d'où 
\ientle  vent,  et  lâche  de  deviner  quelle  sera  la  mode  de  demain.  Les 
modes  vont  Aite,  et  elles  sont  changeantes  ;  il  change  avec  elles.  Il  a 
de  la  souplesse,  de  l'agiUté,  de  la  désinvolture.  Surtout  il  s'efforce  de 
rejeter  ce  bagage  qu'une  longue  tradition  nous  impose  et  qui  alourdit 
d'autant  la  marche  :  opinions  reçues,  admirations  consacrées,  et  autres 
vieilleries  qui  sentent  l'école.  Songez  donc!  S'il  allait  passer  pour  un 
pédant!  Si  on  allait  le  prendre  pour  un  professeur!... 

Cette  superstition,  ou  cette  manie  de  la  modernité  est  de  date  assez 
récente.  On  la  voit  apparaître  au  début  du  siècle  dernier.  Antoine 
Houdar  de  Lamotte  en  fut  l'un  des  premiers  atteint.  Gela  fait  que 
sa  célébrité,  un  peu  bien  passée,  retrouve  aujourd'hui  quelque  intérêt 
d'actuahté,  et  cela  donne  à  sa  physionomie,  un  peu  bien  effacée,  un  cer- 
tain air  «moderne.  »  La  médiocre  étude  qu'on  vient  de  lui  consacrer  (1) 
nous  est  moins  un  secours  qu'une  occasion  pour  parler  de  lui. 

Ce  Lamotte  était  un  aimable  homme.  Aveugle  et  impotent  dès  sa 
jeunesse,  il  garda  jusqu'au  bout  la  même  sérénité  d'âme.  Tous  ses  con- 
temporains s'accordent  à  louer  la  douceur  de  son  caractère  et  l'aménité 
de  son  humeur.  Recueillons  ces  louanges  qui  honorent  sa  mé- 
moire, et  pour  le  cas  où  nous  aurions  à  contester  la  largeur  de  ses  vues 
et  la  solidité  de  son  jugement,  commençons  par  rendre  hommage  aux 
qualités  de  son  cœur.  —  Écrivain  d'arrière-plan,  U  connut  un  jour  les 
enivremens  du  triomphe.  S'étant  mis,  passé  la  cinquantaine,  à  travail- 
ler dans  le  genre  tragique,  U  eut  la  bonne  fortune  de  rencontrer  juste- 
ment la  manière  dont  les  spectateurs  d'alors  voulaient  qu'on  les  remuât. 
Inès  de  Castro  fut  un  succès  de  larmes.  On  ne  manqua  pas  de  dii'e, 
comme  c'est  la  coutume,  que,  depuis  le  Cid,  on  n'avait  pas  vu  au 
théâtre  un  pareil  succès.  Ils  sont  plusieurs,  dans  l'histoire  du  théâtre, 
qui  ont  remporté  des  succès  destinés  à  faire  pâlir  celui  du  Cid.  Lamotte 
a  sa  place  parmi  eux,  ainsi  que  l'autre  CorneUle,  celui  qui  s'appelait 
Thomas;  il  y  aurait  de  l'injustice  à  l'oublier.  —  Enfin  Lamotte  avait 
de  l'esprit.  Si  nous  ne  nous  en  apercevons  guère,  à  lire  ses  œuvres, 

(1)  Un  poète  philosophe  au  commencement  du  XVIII'  siècle  :  Houdar  de  Lamotte, 
par  Paul  Dupont,  docteur  es  lettres,  1  vol.  in-S",  Hachette. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  927 

c'est  que  l'esprit  passe  A'ite  et  résiste  rarement  à  l'épreuve  du  temps.  Il 
brilla  dans  la  conversation  à  une  époque  où  la  conversation  était  parti- 
culièrement brillante.  Ne  lui  refusons  pas  un  mérite  que  lui  reconnais- 
sait une  société  amoureuse  de  l'esprit.  —  Au  surplus,  ni  l'esprit  de 
Lamotte,  ni  son  bon  cœur  n'auraient  suffi  à  faire  vivre  son  nom;  et 
l'auteur  lui-même  d'Inès  de  Castro  nous  trouverait  aussi  indifférens  que 
nous  sommes  devenus  insensibles  aux  infortunes  de  son  héroïne.  Mais 
il  s'est  jeté  dans  un  débat  qui,  à  l'heure  qu'il  est,  reste  encore  pendant. 
Il  a  beau  s'y  être  jeté  à  l'étourdie,  et  avoir  touché  à  la  question  avec 
maladresse,  en  montrant  bien  qu'il  ne  comprenait  pas  de  quoi  il  s'agis- 
sait; bien  lui  en  a  pris,  et  cela  fait  qu'on  peut  le  citer,  comme  un  type 
d'une  famille  d'esprits  qu'il  représente  assez  exactement. 

Lamotte  est  l'homme  de  salon  à  la  mode  de  17 IJ.  Habitué  des 
mardis  de  la  marquise  de  Lambert  et  berger  aux  couleurs  de  la  du- 
chesse du  Maine,  il  s'est  justement  façonné  d'après  le  goût  qui  régnait 
dans  les  cénacles  de  la  préciosité  renaissante.  La  première  condition 
pour  y  réussir,  c'était  de  ne  pas  être  confiné  par  une  compétence  spé- 
ciale dans  quelque  étude  unique.  C'est  un  risque  auquel  Lamotte  n'est 
pas  exposé.  Profondément  et  généralement  ignorant,  il  peut  s'occuper 
de  toutes  choses  avec  une  incompétence  universelle.  Ses  panégyristes 
ne  manquent  pas  d'en  faire  la  remarque,  à  son  honneur  :  «  On  n'eût 
pas  facilement  découvert  de  quoi  M.  de  Lamotte  était  incapable,  dit 
Fontenelle.  Il  n'était  ni  physicien,  ni  géomètre,  ni  théologien;  mais 
on  s'apercevait  que  pour  l'être,  et  même  à  un  haut  point,  il  ne  lui  avait 
manqué  que  des  yeux  et  de  l'étude.  Quelques  idées  de  ces  différentes 
sciences  qu'il  avait  recueillies  çà  et  là,  soit  par  un  peu  de  lecture,  soit 
par  la  conversation  d'habiles  gens,  avaient  germé  dans  sa  tête  et  y 
avaient  jeté  des  racines  et  produit  des  fruits  surprenans  par  le  peu  de 
culture  qu'ils  avaient  coûté.  »  Comme  il  touche  aux  sciences  sans  être 
savant,  mais  seulement  parce  qu'il  était  de  bon  ton  alors  d'expliquer 
l'astronomie  aux  dames  et  comment  est  bâti  le  corps  de  l'homme,  La- 
motte fait  des  A'ers  sans  être  poète.  Il  en  fait  de  toutes  les  manières, 
hors  celle  qui  consiste  à  les  bien  fairt^.  Il  débute  par  donner  des 
opéras  ;  il  publie  des  odes  en  vers  et  des  odes  en  prose,  des  fables 
et  des  cantates  ;  passant  du  genre  lyrique  au  genre  épique,  de  la  tra- 
gédie à  la  comédie,  du  grave  au  doux,  et  du  plaisant  au  subbme,  il 
traduit  tour  à  tour  et  avec  la  même  aisance  lloniùre,  Anacréon  et  les 
psaumes.  Il  improvise  des  bouts  rimes,  des  énigmes  et  des  mande- 
mcns  d'évêque.  Il  est,  quand  il  le  faut,  orateur  ou  critique.  |11  porte 
partout  la  même  facilité   et  la  même   insuflisance.    Eul-il   quelque 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

obscure  conscience  de  cette  irrémédiable  médiocrité,  et  le  dépit  qu'il 
en  conçut  fut-il  l'origine  de  ses  «  paradoxes  »  ?  D'Alembert  le  dit  dans 
son  éloge  de  Lamotte.  «  Il  voulait  faire  des  vers  et  sentait  que  la 
nature  ne  l'avait  pas  fait  poète;  il  voulait  faire  des  odes  et  sentait  qu'il 
avait  plus  de  logique  que  de  chaleur,  plus  de  raison  que  d'enthou- 
siasme; il  voulait  faire  des  tragédies  et  se  voyait  à  une  distance 
immense  de  Corneille  et  de  Racine  ;  enfin,  il  voulait  faire  des  fables 
et  sentait  que  son  esprit,  dont  le  caractère  était  la  finesse,  essaierait 
en  vain  d'attraper  la  naïveté  charmante  de  La  Fontaine  ;  que  lui  restait- 
il  donc  à  faire?  De  soutenir,  avec  tout  l'art  dont  il  était  capable,  que 
l'harmonie  et  les  images  n'étaient  point  nécessaires  à  la  poésie,  la 
chaleur  et  l'enthousiasme  à  l'ode,  la  versification  à  la  tragédie  et  la 
naïveté  à  la  fable.  Lamotte  s'est  fait  une  poétique  d'après  ses  talens, 
'comme  tant  de  gens  se  font  une  morale  suivant  leurs  intérêts.  »  Et 
voilà  au  moins  une  façon  de  faire  l'éloge  des  gens  !  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que  Lamotte  était  fertile  en  aperçus  ingénieux  et  variés.  Il  par- 
lait bien  de  ce  qu'il  connaissait  mal.  Sur  les  lettres  et  sur  les  sciences, 
et  sur  quelque  sujet  que  ce  fût,  il  était  prêt  à  discourir  suivant  les 
règles  du  savoir-vivre.  «  Il  disputait  avec  vivacité,  mais  sans  empor- 
tement, sans  aigreur,  sans  opiniâtreté,  en  homme  du  monde  plutôt 
qu'en  homme  de  lettres.  »  Lamotte  est  un  homme  du  monde;  on 
s'accorde  sur  ce  point.  C'est  donc  le  cas  de  voir,  par  son  exemple, 
combien  il  peut  tenir  de  pédantisme  et  de  vanité  dans  la  courtoisie  et 
dans  la  modestie  d'un  écrivain  homme  du  monde. 

C'est  l'habitude  qu'on  nous  juge  non  pas  sur  les  choses  que  nous 
disons,  mais  sur  la  manière  et  sur  le  ton  dont  nous  les  disons.  Un  écri- 
vain qui  s'est  fait  une  réputation  de  douceur  peut  être  cruel  tout  à  son 
aise.  Pourvu  qu'il  ait  pris  soin  de  montrer  d'abord  patte  de  velours,  il 
peut  égratigner  les  gens,  Ubrement,  sans  cesser  de  s'entendre  louer 
pour  sou  urbanité.  De  même  il  peut  disserter  à  loisir,  chicaner  à  son 
gré,  et  faire  à  lui  seul  l'office  d'une  légion  de  commentateurs  ;  pourvu 
qu'U  ait  eu  soin  de  déclarer  que  d'aQleurs  tout  cela  lui  est  fort  indiffé- 
rent, on  ne  le  tiendi^a  pas  pour  un  cuistre.  Telle  est  l'histoire  de  la 
dispute  entre  Lamotte  et  M°"=  Dacier.  Lamotte  ayant  publié  en  tête  de 
sa  traduction  en  vers  de  Y  Iliade  un  Discows  sur  Homère  irrévérencieux 
pour  le  poète  grec,  M""^  Dacier  répondit  par  un  factum  sur  les  Causes 
de  la  corruption  du  goût  auquel  Lamotte  riposta  par  des  Réflexions  sur 
la  critique.  Dans  cette  controverse  Lamotte  se  plaint  que  M""^  Dacier 
l'ait  combattu  avec  une  violence  à  laquelle  il  ne  veut  opposer  qu'une 
politesse  toute  clievaleresque  et  quasiment  galante.  Les  contempo- 


REVUE    LITTÉRAIRE.  929 

rains  ont,  sur  la  foi  de  Lamotte  et  sans  trop  se  soucier  d'y  aller  voir, 
parlé  de  sa  galanterie  et  de  l'impardonnable  violence  de  M'"*"  Dacier. 
Nous  en  parlons  après  eux.  Je  ne  songe  guère  à  prendre  la  défense  du 
livre  de  M""^  Dacier  :  c'est  un  pauvre  livre,  et,  pour  l'indigence  du 
fond,  il  mérite  d'être  mis  à  côté  de  ceux  de  Lamotte.  Et  il  est  bien 
vrai  que  l'argumentation  de  cette  dame  est  sans  grâce  ;  mais  aussi  n'y 
prétend-elle  pas  ;  pédante  elle  est,  et  elle  se  donne  pour  pédante.  Dans 
une  discussion,  qui  est  vraiment  une  discussion  de  collège,  elle  em- 
ploie les  procédés  du  collège.  Persuadée  qu'une  affaire  qui  touche  à  la 
direction  des  études  et  aux  méthodes  d'enseignement  ne  saurait  être 
sans  conséquence,  elle  la  traite  donc  comme  une  affaire  de  consé- 
quence. «M.  de  Lamotte  parle  d'untonsiaffirmatifque  cette  belle  cen- 
sure a  imposé  à  un  grand  nombre  d'ignorans.  Que  dis-je  d'ignorans? 
Elle  a  surpris  des  gens  savans,  des  gens  dont  la  profession  est  d'être 
hommes  de  lettres  et  même  de  les  enseigner  .  Que  ne  doit-on  pas 
craindre  pour  les  jeunes  gens?  C'est  pour  eux  et  en  leur  faveur  qu'il 
est  nécessaire  de  répondre  ;  U  faut  tâcher  de  les  munir  contre  ce  nou- 
veau poison.  »  Lamotte  triomphe.  Ce  n'est  pas  pour  rien  qu  U  possède 
le  grand  art  de  parler  avec  frivolité  des  choses  sérieuses.  Il  en  use 
pour  ridiculiser  sa  candide  ennemie.  «  Cet  endroit  fait  rire  par  ces 
termes  graves  et  pathétiques  de  témérité,  de  licence,  de  désordre, 
d'attentats  injurieux  et  d'indignation,  appliqués  à  une  matière  si  fri- 
vole. »  M"'=  Dacier  croyait  aux  choses  qu'elle  disait;  voilà  le  ridicule 
dont  elle  ne  s'est  pas  relevée.  Lamotte  professe  au  contraire  le  plus 
parfait  détachement.  Il  ne  se  fait  pas  d'illusions  sur  son  art  et  sait  ce 
que  vaut  le  métier  d'arrangeur  de  mots.  II  fait  bon  marché  de  ses 
idées,  qu'il  donne  moins  pouî"  des  idées  que  pour  des  sentimens  ou 
des  conjectures.  Quant  à  la  question  en  litige,  il  s'en  faut  qu'il  s'en 
exagère  la  gravité  :  «  La  question  du  mérite  d'Homère  est  peut-être  celle 
de  toutes  sur  laquelle  il  est  plus  permis  de  parler.  Peut-être  aussi  en 
vaut-elle  si  peu  la  peine  qu'il  serait  encore  plus  prudent  de  s'en  taire... 
Je  connais  trop  bien  le  peu  d'importance  de  la  matière  pour  en  fatiguer 
davantage  le  public...  »  Ces  déclarations  abondent  sous  la  plume  de 
Lamotte  et  imi)riment  fortement  dans  notre  esprit  l'idée  que  ce  galant 
homme  est  incapable  de  tout  parti  pris  et  de  toute  mesquinerie  d'auteur. 
Mais  alors,  s'U  est  si  peu  attaché  à  ses  propres  siMitinuMis,  d'où 
vient  qu'il  soit  si  peu  disposée  y  renoncer?  S'il  fait  si  peu  de  cas  de  ses 
argiimens,  d'où  vient  que,  parce  qu'on  les  a  déclarés  pitoyables,  il  s'en 
trouve  «  insulté  »?  Puisque  la  discussion  lui  parait  de  si  peu  d'im- 
portance, d'où  vient  qu'il  ait  ranimé  la  querelle  assoupie  et  qu'il  l'cntro- 

TOMK  CXLVlll.    —    1898.  59 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tienne,  et  pourquoi  est-ce  qu'il  oppose  les  critiques  aux  commentaires 
et  les  arguties  aux  subtilités  ?  Mais  le  pédantisme,  parce  qu'il  fait  des 
grâces,  cesse-t-il  d'être  le  pédantisme  ? 

Il  en  va  de  même  de  la  modestie  de  Lamotte.  Certes,  chaque  fois 
qu'il  parle  de  lui,  U  s'empresse  de  convenir  qu'il  est  un  très  petit  per- 
sonnage; mais  sa  conscience  une  fois  mise  en  repos  grâce  à  cet  artifice, 
il  ne  résiste  plus  au  plaisir  de  parler  de  soi,  et  il  est  sur  ce  chapitre 
d'une  abondance  et  d'une  complaisance  inépuisables.  Ennemi  déclaré 
de  la  race  des  commentateurs,  il  se  fait  pourtant  son  propre  commen- 
tateur et  nous  explique  les  mérites  de  ses  œuvres.  Il  n'a  pas  l'outrecui- 
dance de  se  comparer  aux  maîtres;  pourtant  il  refait  des  fables  après 
La  Fontaine  et  donne  à  entendre  que  l'avantage  est  de  son  côté  ;  car  il 
invente  ses  sujets,  tandis  que  La  Fontaine  se  borne  à  développer  des 
sujets  d'emprunt.  Il  refait  VIliade  après  Homère,  et  il  va  sans  dire  que 
c'est  pour  la  faire  meilleure.  Une  Aignette  placée  en  tête  du  poème 
représente  Homère  remettant  sa  lyre  à  Lamotte  : 

Homère  m'a  laissé  sa  Muse 
Et,  si  mon  orgueil  ne  m'abuse, 
Je  vais  faire  ce  qu'il  eût  fait. 

Il  est  tout  disposé  à  confesser  ses  fautes,  mais  à  condition  de  faire 
la  confession  d'autrui  en  même  temps  que  la  sienne.  «  Je  ne  choisirai 
que  quelques  exemples...  afin  de  donner  par  là  l'idée  la  plus  exacte 
qu'il  me  sera  possible  des  fautes  d'Homère  et  des  miennes.  Peut-être 
serai-je  un  peu  plus  sévère  pour  Homère  que  pour  moi...  »  Ce  qui  est 
vrai,  c'est  que  ce  bel  esprit  est  d'une  vanité  qui  nous  désarme  par  sa 
candeur.  Grand  faiseur  de  théories,  Lamotte  est  aussi  bien  le  théoricien 
de  la  vanité  de  l'écrivain.  «  Tout  homme  qui  donne  au  pubhc  des 
ouvrages  de  bel  esprit  est  convaincu  de  vanité  par  le  fait  même  ;  car, 
quel  motif  pourrait  avoir  un  auteur,  quand  il  imprime  des  ouvrages 
purement  ingénieux,  si  ce  n'est  de  faire  avouer  à  ses  lecteurs  qu'il  a 
de  l'esprit  et  des  talens?  Si  son  but  n'eût  été  que  de  s'amuser,  il  ne  pro- 
duirait pas  l'ouvrage  au  grand  jour...  Ce  n'est  donc  pas  un  reproche  à 
faire  à  un  poète  que  la  vanité.  Cela  s'en  va  sans  dire.  »  Je  ne  conteste 
pas  que  ce  raisonnement  ne  soit  pour  le  moins  spécieux.  Toujours  est-il 
qu'à  travers  ces  lignes  apparaît  une  conception  nouvelle  qui  va  être 
celle  de  l'homme  de  lettres.  L'écrivain  classique  respectait  son  art  et  se 
Hiétiait  de  soi;  l'homme  de  lettres  se  moque  de  son  art  et  s'admire 
lui-même.  L'écrivain  suivant  le  précepte  de  Boileau  avait  le  devoi 
àêtre  «  honnête  homme  ;  »  l'homme  de  lettres  a  le  droit  à  la  vanitér 


REVUE    LITTÉRAIRE.  931 

L'auteur  des  opéras,  des  odes  et  des  fables  était-il  bien  désigné  par 
la  nature  de  son  talent  et  par  sa  conception  personnelle  de  l'art,  pour 
se  poser  en  novateur?  Il  ne  le  semble  pas.  Lamotte  s'accorde  avec 
les  classiques  pour  définir  l'art  une  «  imitation  de  la  nature,  »  mais 
l'imitation  faite  avec  discernement  d'  une  nature  choisie.  Dans  ses 
ouvrages  il  se  plie  docilement  à  toutes  les  règles  et  n'a  garde  de 
profiter  pour  lui-même  des  libertés  qu'il  réclame.  Mais  soucieux  jde 
mériter  l'approbation  mondaine,  il  prend  le  mot  d'ordre  dans  les  sa- 
lons où  il  fréquente.  Or  cette  société  est  entichée  d'elle-même,  infatuée 
de  ses  idées  et  de  ses  goûts,  naïvement  persuadée  qu'elle  est  le  terme 
où  aboutissent  tous  les  efforts  de  l'humanité.  Elle  juge  de  toutes  choses 
par  rapport  à  elle  seule  et  veut  retrouver  partout  sa  propre  image. 
Elle  est  convaincue  de  sa  supériorité  et  n'accorde  sa  faveur  qu'à  ceux 
qui  l'entretiennent  dans  cette  illusion.  Dans  la  querelle  des  anciens  et 
des  modernes,  elle  ne  pouvait  hésiter,  et  en  se  rangeant  au  parti  des 
modernes  c'est  pour  elle-même  qu'elle  a  pris  parti.  Elle  s'est  complu 
aux  théories  des  Perrault  et  des  Fontenelle  qui  étaient  à  son  adresse 
la  plus  déhcate  flatterie.  Ami  et  admirateur  de  Fontenelle,  Lamotte  n"a 
cessé  de  tenir  les  yeux  fixés  sur  celui  dont  les  salons  reconnaissaient 
la  royauté  :  il  en  est  la  pâle  copie  et  le  clair  de  lune.  C'est  un  disciple 
de  Fontenelle,  qui  aurait  étudié  son  modèle  dans  le  portrait  qu'en  a 
tracé  La  Bruyère  sous  le  nom  de  Cydias.  L'esprit  nouveau  qui  commen- 
çait à  se  faire  jour  dans  la  société  portait  déjà  le  nom  d'esprit  philo- 
sophique. Lamotte  est  philosophe;  c'est  même  un  philosophe  profond, 
au  dire  de  la  marquise  de  Lambert  qui  s'y  connaissait.  «  M.  de  la  Motte 
est  philosophe  profond.  Philosopher,  c'est  rendre  à  la  raison  toute  sa 
dignité  et  la  faire  rentrer  dans  ses  droits;  c'est  rapporter  chaque  chose 
à  ses  principes  propres  et  secouer  le  joug  de  l'opinion  et  de  l'autorité.  » 
Tel  est  en  quelques  mots  le  programme  auquel  Lamotte  n'a  cessé  de 
se  référer;  là  est  la  clé  de  ce  qu'on  a  appelé  pompeusement  sa  critique. 

Au  nom  de  la  raison  Lamotte  fait  campagne  contre  l'autorité.  Le  ser- 
\dce  que  Descartes  a  rendu  à  la  philosophie  en  l'affranchissant  de  la 
scolastiquc,  il  faut  le  rendre  à  la  littérature.  Ici,  comme  aussi  bien 
dans  les  mathématiques,  la  seule  règle  est  celle  de  l'évidence.  Car  il 
n'y  a  pas  deux  façons  de  raisonner  :  il  n'y  en  a  qu'une  et  c'est  colle  des 
géomètres.  L'art  poétique  a  ses  axiomes,  ses  théorèmes,  sescorolUiires, 
ses  démonstrations.  L'autorité  est  donc  aussi  peu  recevable  en  littéra- 
ture qu'elle  léserait  dans  les  sciences.  «  Allons  jusqu'où  la  raisonnons 
mène.  Quand  il  n'y  aurait  point  de  partage  sur  Homère,  un  homme 
pourrait  réclamer  lui  seul  contre  tous  les  siècles  ;  et  si  les  raisons 


932  REVUE    DES    DEUX    iMONDES. 

étaient  évidentes,  les  trois  mille  ans  d'opinion  contraire  n'auraient  pas 
plus  de  force  qu'un  seul  jour.  A  la  vue  des  premières  expériences  de  la 
pesanteur  de  l'air,  qu'a  ser\T:  le  long  règne  de  l'horreur  du  A-ide?  »  On 
voit,  sans  qu'il  soit  besoin  d'y  insister,  ce  qu'il  y  a  de  factice  dans  ce 
rapprochement.  Le  malheur  est  que  Lamotte  et  M'^^Dacier  apercevaient 
dans  une  lumière,  qui  était  pareillement  celle  de  l'évidence,  des  vé- 
rités contradictoires.  L'évidence  de  Lamotte  n'était  pas  l'éAidence 
de  M"'  Dacier.  Cela  nous  aide  à  retrouver,  sous  la  magnificence  des 
termes  et  sous  leur  confusion,  quel  est  en  fait  le  critérium  qu'applique 
Lamotte. 

Lui  aussi,  le  xvii'  siècle  avait  beaucoup  parlé  de  la  raison,  et  il 
en  faisait  la  souveraine  maîtresse  des  jugemens  littéraires.  Ce  qu'il 
entendait  par  la  raison,  c'est  la  faculté  qui  d'un  homme  à  l'autre  est  la 
même  et  dans  laquelle  tous  les  hommes  peuvent  donc  communier.  Et 
il  trouvait  dans  le  consentement  de  tous  les  siècles  l'expression  de 
cette  raison.  La  raison  dont  parle  Lamotte  est  exactement  le  contraire  ; 
à  vrai  dire,  elle  n'est  pour  chacun  que  l'expression  de  ses  préférences 
individuelles.  Le  beau,  c'est  ce  qui  nous  fait  plaisir.  A  l'occasion 
Lamotte  ira  jusqu'à  opposer  le  goût  et  la  raison  : 

Du  vrai  la  raison  nous  assure, 

Elle  en  est  seule  le  flambeau. 

Le  goût,  présent  de  la  nature, 

Est  le  seul  arbitre  du  beau. 

Sous  quelque  forme  qu'il  le  trouve, 

Il  le  reconnaît  et  réprouve 

Ce  qui  pourrait  le  démentir. 

Mais  ce  goût  du  beau  c'est  peut-être 

Moins  ce  qui  nous  le  fait  connaître 

Que  ce  qui  nous  le  fait  sentir. 

Il  est  impossible  de  s'exprimer  dans  un  langage  d'une  plus  déso- 
lante platitude  et  de  prouver  par  un  exemple  plus  approprié  qu'entre 
certains  vers  et  la  prose  il  n'y  a  pas  de  différence  essentielle.  Au  moins 
Lamotte  dit-il  clairement  ce  qu'il  veut  dire.  Nos  modernes  dilettantes 
et  impressionnistes  peuvent  saluer  en  lui  un  ancêtre.  Mais  si  le  juge- 
ment de  goût  est  pure  affaire  de  sentiment,  et  si  tout  se  ramène  à 
une  impression  de  plaisir  immédiat,  combien  cela  est  commode,  et 
que  voilà  une  théorie  qui  vient  au  secours  de  l'ignorance  mondaine  1 
Les  gens  de  quahté  qui  savent  tout  sans  avoir  rien  appris,  seront 
reconnaissans  à  l'écrivain  qui  s'en  remet  si  généreusement  à  la  sûreté 
de  leur  instinct.  Toutes  les  femmes  seront  pour  lui. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  933 

Soyons  de  bonne  foi,  poursuit  Lamotte,  et  convenons  que  nous  ne 
prenons  plus  guère  de  plaisir  à  la  lecture  des  anciens.  Ils  sont  trop 
éloignés  de  nous,  trop  distans,  séparés  par  tout  un  monde  d'idées,  et 
pour  nous  remettre  de  niveau  avec  eux,  il  nous  faut  faire  un  effort  qui 
est  pénible.  D'ailleurs  ils  nous  sont  venus  à  travers  trop  de  commen- 
tateurs, et  il  nous  est  presque  impossible  de  retrouver  leur  véritable 
pensée  sous  tant  de  gloses  qui  l'étouffent  et  l'offusquent.  On  les  a  de 
trop  bonne  heure  imposés  à  notre  admiration,  quand  notre  jugement 
n'était  pas  libre.  Nous  ne  pouvons  plus  en  recevoir  aucune  impression 
directe  et  le  culte  môme  que  professent  à  leur  endroit  leurs  admira- 
teurs en  titre,  ce  n'est  qu'une  admiration  de  commande  et  qu'un  pré- 
jugé d'éducation.  «  J'aurais  plus  de  foi  à  des  esprits  naturels  et  simple- 
ment cultivés  par  ce  qui  s'est  fait  de  meilleur  dans  notre  siècle  qu'à 
ces  savans  qui  par  la  longue  habitude  d'admirer  tout  dans  les  anciens, 
et  par  trop  de  déférence  aux  autorités,  se  sont  fait,  pour  ainsi  dire, 
un  goût  d'emprunt  et  tout  à  fait  étranger  à  la  raison.  En  effet  la  plupart 
de  ces  savans  ne  sentent  plus  les  choses  en  elles-mêmes.  » 

D'où  vient  enfin  cette  prévention  qu'on  a  en  faveur  des  langues  an- 
ciennes? D'où  vient  qu'on  réserve  à  ceux  qui  les  savent  le  nom  de  sa- 
vans? Et  quelle  est  cette  vertu  particulière  qu'on  leur  prête  pour  la  for- 
mation de  l'esprit?  En  quoi  notre  langue  est-elle  inférieure  au  grec 
et  au  latin?  Sur  quoi  fonder  ce  désavantage  de  la  langue  française? 
Est-ce  par  la  disette  des  mots  qu'elle  pèche?  Est-ce  le  défaut  d'élé- 
gance qu'on  lui  reproche?  La  langue  de  Corneille  manque-t-elle  de 
vigueur?  La  langue  de  Racine  manque-t-elle  de  finesse?  La  langue  de 
Quinault  manque-t-elle  de  tendresse?  Qu'est-ce  donc  qui  empêche  un 
homme  d'atteindre  à  la  plus  haute  culture, sans  le  secours  du  grec  et  du 
latin?  Notez  qu'on  peut  très  bien,  sans  posséder  ces  langues,  s'appro- 
prier ce  qu'il  y  a  de  moins  négligeable  dans  l'héritage  des  anciens. 
Car  on  a  traduit  tout  cela.  Nous  avons  d'excellentes  traductions, 
qui  nous  dispensent  de  recourir  aux  originaux.  Du  reste  toute  la 
substance  de  l'antiquité  a  passé  dans  les  ouvrages  des  meilleurs 
d'entre  les  modernes.  Ëtudions  Horace  dans  Boileau,  Ësope  dans 
La  Fontaine  et  Sophocle  dans  Racine!  Pour  ce  qui  est  de  lui,  Lamotte 
n'a  jamais  su  un  mot  de  grec;  il  a  oublié  le  peu  de  latin  qu'il  a 
pu  savoir.  Cela  ne  l'empêche  ni  d'être  un  écrivain  de  niéiito,  ni 
d'être  un  arbitre  du  goût,  et  de  pouvoir  en  remontrer  aux  gens  de 
collège  tout  barbouUlés  de  leur  érudition.  Il  faut  citer  ici  le  propre 
texte,  et  les  paroles  de  l'auleur  :  «  On  a  tort  d'appeler  ignorans 
ceux  mêmes  qui  ne  sauraient  ni  grec  ni  latin.  Ils  peuvent  avoir  acquis 


934  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

en  français  toutes  les  idées  nécessaires  pour  perfectionner  leur 
raison  et  toutes  les  expériences  propres  à  assurer  leur  goût.  Nous 
avons  des  philosophes,  des  orateurs  et  des  poètes  ;  nous  avons 
même  des  traducteurs  où  Ton  peut  puiser  les  richesses  anciennes, 
dépouOlées  de  l'orgueU  de  les  avoir  recueillies  dans  les  originaux. 
Un  homme  qui,  sans  grec  et  sans  latin,  aurait  mis  à  profit  tout  ce 
qui  s'est  fait  d'excellent  dans  notre  langue,  l'emporterait  sans 
doute  sur  le  savant  qui,  par  un  amour  déréglé  des  anciens,  aurait  dé- 
daigné les  ouvrages  modernes.  »  Les  langues  anciennes  ne  sont  pas 
nécessaires  pour  la  formation  de  l'esprit;  il  y  a  une  culture  moderne 
qui  vaut  la  culture  par  le  grec  et  le  latin;  les  traductions  remplacent 
avantageusement  les  textes  et  les  imitations  dispensent  de  connaître 
les  modèles,  —  est-ce  dans  les  feuillets  jaunis  des  œuvres  de  Lamolte 
que  nous  lisons  ces  belles  choses?  est-ce  dans  les  journaux  d'hier  et 
dans  les  brochures  de  nos  «  coloniaux  »?  Les  modernes  eux-mêmes  se 
soucient-ils  donc  si  peu  de  renouveler  leurs  argumens,  et  d'en  rafraî- 
chir la  nouveauté?  Qu'ils  y  prennent  garde!  Leur  modernisme  date 
déjà  de  deux  siècles.  Ils  sont  en  train  de  passer  anciens. 

Toutes  ces  idées  avaient  cours  avant  que  Lamotte  ne  fût  venu  les 
reprendre  à  son  compte  ;  car  il  s'en  faut  qu'U  les  ait  inventées.  Néan- 
moins, on  ne  peut  dire  qu'il  n'ait  pas  dans  la  discussion  une  attitude 
qui  le  distingue  de  plusieurs  autres  partisans  des  modernes.  11  a  une 
façon  de  pousser  le  raisonnement  à  labsurde,  qui  fait  peut-être  hon- 
neur à  son  esprit  géométrique,  mais  qui  en  tout  cas  est  bien  à  lui.  Et 
chaque  fois  qu'U  y  aune  maladresse  à  commettre,  devant  laquelle  avait 
reculé  la  prudence  avisée  d'un  Perrault,  d'un  Fontenelle  ou  d'un  Fé- 
nelon,  U  nhésite  pas.  C'est  le  timide  qui  se  mêle  d'être  hardi  et  va 
tout  de  suite  aux  extrémités.  C'est  le  mouton  enragé.  On  sait  quel  est 
le  principe  de  sa  critique  d'Homère.  Il  reproche  au  Aieux  poète  l'ab- 
surdité de  ses  fables,  l'enfantillage  de  ses  croyances,  la  grossièreté  des 
mœurs  qu'il  représente,  enfin  et  d'un  mot  «  le  défaut  de  philosophie». 
Ses  héros  manquent  d'élégance.  Le  grand  tort  d'Homère,  c'est  d'avoir 
vécu  de  son  temps  et  de  n'avoir  pas  su  attendre  que  le  xviii«  siècle  fût 
né.  Car  à  tout  prendre,  il  n'était  pas  sans  génie,  et  l'homme  est  chez 
lui  fort  supérieur  à  son  œmTe.  «  L'ouvrage  me  paraît  aussi  éloigné  de 
la  perfection  que  l'auteur  était  propre  à  l'atteindre  s'il  eût  été  placé 
dans  les  bons  siècles.  »  A  force  de  restreindre  leur  horizon,  les  mo- 
dernes en  arrivent  à  ne  rien  comprendre  de  ce  qui  dépasse  le  cercle 
habituel  et  actuel  de  leurs  idées.  Parce  qu'ils  ne  retrouvent  pas  dans 
i'C  poème  ancien  les  conventions  de  la  société  polie,  les  artifices   du 


REVUE    LITTÉRAIRE.  935 

raffinement  et  les  préjugés  de  l'heure  présente,  ils  déclarent  n'y  plus 
reconnaître  les  traces  de  l'humanité.  Perrault  et  Fontenelle  n'en  ju- 
geaient pas  autrement.  Mais  ils  avaient  soin  de  s'en  tenir  à  la  critique 
et  ne  se  hasardaient  pas  à  soumettre  au  jugement  du  public  un  Ho- 
mère revu,  corrigé  et  considérablement  diminué.  Faire  le  procès  à 
Homère,  cela  pouvait  être  habile.  Refaire  Vlliade,  c'était  le  danger. 
Lamotte  y  fonce  tout  droit.  Il  tombe  dans  le  piège  que  lui  tendent 
son  amour-propre  et  un  goût  malheureux  pour  la  hardiesse.  11  lui  ap- 
partenait de  refaire  Vlliade  à  l'usage  de  la  société  précieuse  et  telle 
qu'Homère  l'eût  écrile,  si  Homère  eût  été  Lamotte. 

Autre  exemple.  Lamotte  est  un  ennemi  de  la  poésie.  Il  l'emisage 
en  philosophe  du  point  de  vue  de  la  raison  et  n'y  trouve  aucun  élé- 
ment qui  résiste  à  l'analyse.  La  poésie  est  contraire  à  la  raison  aussi 
bien  par  l'emploi  de  ligures  audacieuses  que  par  la  gêne  de  la  versifi- 
cation. Tout  son  prix  ne  \ient  que  de  la  difficulté  vaincue  ;  c'est  un 
pénible  agencement  de  syllabes,  une  manière  compliquée  de  perdre 
son  temps.  Comment  celui-là  pouvait-il  avoir  le  cerveau  fait  qui 
s'a^•isa  le  premier  de  se  mettre  l'esprit  à  la  torture  afin  de  dire 
moins  bien  ce  que  la  prose  dirait  avec  simplicité  et  précision?  Ce  ré- 
quisitoire contre  la  poésie  peut  être  amusant.  Mais  Lamotte  passe 
de  l'idée  à  l'acte  et  met  l'exemple  à  côté  de  la  théorie.  H  adresse  à 
Fleury  une  ode  en  prose.  «  Fleury,  respectable  ministre,  aussi  louable 
par  les  intentions  que  par  les  lumières,  aussi  cher  à  ton  roi  qu'à  son 
peuple  et  précieux  même  à  tous  nos  voisins;  toi  à  qui  les  poètes  sont 
inutiles,  puisque  l'histoire  so  charge  de  ton  éloge,  et  que  tes  actions 
tirent  tout  leur  éclat  d'elles-mêmes,  reçois  l'hommage  sincère  d'un 
écrivain  enorgueilU  de  ton  approbation...»  Le  choix  du  héros, la  nature 
de  la  louange,  la  qualité  du  style,  tout  cela  forme  un  ensemble.  L'im- 
pression de  coini(jue  est  irrésistible. 

Qu'on  veuille  bien  se  demander  maintenant  ce  qui  a  manqué  aiux 
écrivains  du  xvni"  siècle  et  qui,  à  prendre  seulement  la  valeur  Ulté- 
raire,  les  met  si  fort  au-dessous  des  écrivains  du  xvn*.  Ce  qui  leur  a 
fait  cruellement  défaut,  c'est  le  sentiment  de  l'art.  Ils  ne  savent  plus 
composer  et  ils  ne  s'en  soucient  pas.  Pour  ce  qui  est  de  l'expression, 
vague  et  incorrecte  chez  la  jdupart,  les  plus  graiuls  n'y  cherchent  que 
le  mérite  de  la  clarté.  Une  sécheresse  décharnée  est  la  marque  de  ce 
style  qui  ne  se  recommande  que  de  la  raison  abstraite.  On  y  cherche- 
rait vainement  la  couleur,  le  sang,  la  vie.  Tous,  ils  posent  en  i)rincipe 
que  pourvu  qu'on  se  soit  fait  entendre  on  a  touché  au  but.  C'est  justo- 
ment  ce  qui  constitue  pour  un  écrivain  l'absence  du  sentiment  de  l'art. 


936  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  notion  entrée  dans  notre  littérature  le  jour  où  les  écrivains  de  la 
Renaissance  la  reprirent  à  l'antiquité,  en  sort  le  jour  où  on  bannit  le 
culte  des  anciens.  Parmi  toutes  les  formes  d'art,  celle  dont  le  xviii*  siècle 
a  été  le  plus  incapable,  c'est  la  poésie.  Pour  trouver  un  poète  dans  le 
siècle  de  Fontenelle  et  de  Voltaire,  il  faudra  attendre  la  venue  d'André 
Chénier,  c'est-à-dire  le  retour  à  l'antique.  Leur  modernisme  a  coûté 
cher  aux  écrivains  du  xviii"  siècle.  Je  ne  songe  guère  d'ailleurs  à  faire 
retomber  sur  Lamotte  la  responsabilité  de  ces  défaillances.  Il  n'est  pas 
un  si  grand  coupable.  Une  boutade,  même  retentissante,  n'est  pas  dan- 
gereuse. Lamotte  n'a  pas  entraîné  son  époque  :  il  l'a  siùvie.  Il  en  a 
outré  les  tendances.  Il  a  lui-même  versé  dans  le  sens  ou  elle  penchait. 
Tel  est  justement  le  danger  de  cette  superstition  du  modernisme. 

Il  se  peut  en  effet  que  chaque  époque  apporte  son  contingent  d'heu- 
reuses nouveautés  et  d'idées  justes.  Mais  ces  idées  en  se  développant 
à  l'exclusion  de  leurs  contraires  deviennent  excessives;  ces  idées 
justes,  sitôt  qu'on  les  pousse  à  bout,  deviennent  fausses.  Soyons  donc 
de  notre  temps!  Aussi  bien,  comment  n'en  serions-nous  pas?  Les 
partisans  les  plus  déterminés  des  anciens,  un  Boileau,  un  Racine,  un 
La  Fontaine,  un  La  Bruyère  ont  été  en  leur  siècle  les  véritables  mo- 
dernes et  personne  plus  que  ces  imitateurs  des  Grecs  et  des  Romains 
n'a  donné  une  image  exacte  de  l'esprit  français.  Les  défenseurs  les  plus 
violens  de  la  tradition  ne  l'ont  défendue  qu'avec  un  tour  d'esprit  qui 
portait  la  marque  moderne.  Un  Joseph  de  Maistre  est  tout  plein  de 
Voltaire  et  de  Rousseau.  C'est  que  le  modernisme  nous  entoure,  nous 
enserre  et  nous  pénètre  à  notre  insu;  il  nous  arrive  par  les  conver- 
sations et  par  les  lectures;  nous  le  respirons  dans  l'air  qui  en  est 
comme  saturé;  nous  le  retrouvons  jusque  dans  la  mode  du  costume 
et  dans  la  forme  des  chapeaux.  Nous  allons  en  devenir  les  prison- 
niers, si  nous  n'y  prenons  garde,  et  si  nous  ne  faisons  effort  pour  re- 
couvrer la  hberté  de  notre  esprit  et  la  maîtrise  de  nous-mêmes.  Il 
nous  faut,  de  toute  nécessité,  nous  en  dégager,  non  pour  nous  mettre 
en  travers  du  mouvement  de  notre  époque,  mais  pour  le  dominer. 
C'est  à  quoi  sert  la  tradition.  Bien  loin  qu'en  nous  rattachant  à  elle, 
nous  nous  condamnions  à  en  subir  le  joug,  elle  nous  aide  à  dépasser 
l'étroitesse  de  l'horizon  contemporain  et  à  briser  les  murs  de  notre 
prison,  elle  est  la  condition  elle-même  de  la  largeur  des  vues  et  de  l'in- 
dépendance du  jugement. 

René  Doumic. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


LA  VOCATION  DE  M'"^  BEEGHER  STO'WE 


Life  and  Letters  of  Hairiet  Beecher  Stowe,  par  M™*  Annie  Fields, 

1  vol.  Boston,  1898. 


C'est  en  1882  que  M"'"  Beecher  Stowe,  alors  âgée  de  soixante  et 
onze  ans,  prit  pour  la  dernière  fois  la  parole  en  public.  Ses  éditeurs 
de  Boston,  profitant  d'un  séjour  qu'elle  faisait  dans  cette  Aille,  avaient 
organisé  en  son  honneur  une  grande  soirée.  Elle  y  vint,  en  compa- 
gnie de  son  frère  Henry  Ward  Beecher,  subit  avec  sa  bonne  grâce 
habituelle  d'innombrables  présentations,  écouta  des  discours,  des  lec- 
tures de  poèmes  :  puis,  s'avançant  au  milieu  de  la  salle,  elle  dit,  de  sa 
petite  voix  mesurée  et  tranquille  : 

«  Je  tiens  à  déclarer  que  je  remercie  mes  amis,  du  fond  du  cœur. 
Et  voilà  tout.  Ou  plutôt  non,  car  il  y  a  encore  ceci  que  je  dois  vous 
dire.  C'est  que  si  quelqu'un  de  vous  éprouve  le  doute,  ou  le  chagrin, 
ou  la  peine,  s'U  désespère  de  ce  monde,  je  le  prie  de  se  souvenir  de  ce 
que  Dieu  a  fait  sous  nos  yeux.  (Jnil  songe  que  cette  grande  tristesse, 
l'esclavage,  a  disparu,  à  jamais  disparu  !  Tous  les  jours,  dans  le  Sud  où 
je  demeure,  je  suis  témoin  de  ce- miracle.  Je  vois  autour  de  moi  les 
humbles  cases  des  nègres  ;  je  vois  comment  les  habilans  de  ces  cases 
deviennent  sans  cesse  plus  riches  ;  j'y  vois  des  hommes  qui  sont  heu- 
reux de  leur  humble  sort.  Et  certes  ils  ont  besoin  que  vous  preniez 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

patience  à  leur  égard.  Ils  ne  sont  point  parfaits,  loin  de  là  ;  et  leurs 
défauts  sont  de  très  graves  défauts  aux  yeux  de  leurs  frères  les  blancs. 
Mais  ils  sont  heureux,  cela  ne  fait  point  de  doute,  et  ils  connaissent 
infiniment  mieux  que  vous  le  secret  du  bonheur.  Un  ^deux  nègre,  notre 
voisin,  s'est  acheté  une  maison,  une  belle  maison  à  deux  étages,  avec 
une  plantation  d'orangers  et  un  moulin  à  sucre.  Il  a  en  outre  amassé 
une  bonne  somme  d'argent.  Rencontrant  mon  mari,  l'autre  jour,  il  lui 
a  dit  qu'il  possédait  vingt  pièces  de  bétail,  quatre  chevaux,  quarante 
poules,  et  dix  enfans,  tout  cela  à  lui,  lui  appartenant  en  plein,e  pro- 
priété. Eh  bien  !  voilà  ce  qu'un  noir,  jadis,  n'aurait  pas  pu  dire,  et  cet 
homme  lui-même  a  attendu  soixante  ans  de  pouvoir  le  dire.  Vous  voyez 
qu'il  ne  faut  jamais  désespérer  du  monde,  ni  de  Dieu  !  » 

L'auteur  de  la  Case  de  l'Oncle  Tom  négligeait  seulement  d'ajouter 
que,  si  un  tel  «  miracle  »  s'était  réalisé,  si  quelques  années  avaient 
suffi  pour  transformer  l'esclave  du  Sud  en  un  citoyen  libre,  c'était  à 
elle  surtout  qu'en  revenait  le  mérite.  Elle  n'avait,  au  reste,  nul  besoin 
de  l'ajouter.  Tous  ses  auditeurs  le  savaient,  l'Amérique  entière  le  pro- 
clamait tous  les  jours.  Et  nous-mêmes,  pour  lointain  que  nous  appa- 
raisse désormais  le  souvenir  de  r Oncle  Tom,  nous  n'avons  pas  oublié 
pourtant  que  ce  roman  fut,  suivant  l'expression  de  Michelet,  «  le  plus 
grand  succès  du  siècle,  »  toute  une  race  ayant  trouvé  en  lui  «  l'évan- 
gile de  la  liberté.  » 

M"'"  Beecher  Stowe  n'était  pas,  d'ailleurs,  sans  se  rendre  compte  de 
cette  énorme  importance  de  son  livre  ;  mais  ce  n'était  pas  sa  modestie 
seule  qui  l'empêchait  d'y  faire  allusion.  Ou,  plus  exactement,  sa  mo- 
destie ne  se  bornait  point  à  l'empêcher  d"y  faire  allusion  :  elle  l'avait, 
en  outre,  de  très  bonne  heure,  conduite  à  croire  qu'une  œuvre  comme 
celle-là  ne  pouvait  pas  être  simplement  le  fruit  de  son  effort  per- 
sonnel, et  qu'une  force  supérieure  devait  la  lui  avoir  inspirée.  L'année 
même  où  fut  publiée  la  Case  de  V Oncle  Tom,  en  1852,  M""  Stowe  racon- 
tait à  une  de  ses  amies  que  son  frère,  dans  une  lettre  qu'il  venait  de 
lui  écrire,  lui  disait  sa  crainte  que  le  succès  du  livre  n'eût  pour  effet 
de  l'induire  en  orgueil,  au  grand  dommage  du  salut  de  son  âme.  — 
«  Le  pauvre  garçon,  ajoutait-elle,  s'inquiète  bien  à  tort!  Il  ne  sait  pas 
que  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  écrit  le  roman.  »  Et  comme  son  amie 
s'étonnait  de  cet  aveu  imprévu  :  —  «  Non,  reprit  M"^  Stowe,  ce  n'est  pas 
moi  qui  ai  écrit  V Oncle  Tom!  Je  me  suis  contentée  de  transcrire  ce  que 
j'ai  vu.  —  Et  pourtant  vous  n'avez  jamais  été  dans  le  Sud,  oîi  se 
passent  les  scènes  que  vous  avez  racontées  ? —  Non,  en  effet  ;  mais  tout 
le  livre  m'est  apparu  sous  la  forme  de  \'isions,  se  succédant  l'une  à 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  939 

l'autre  ;  et  je  n'ai  fait  que  les  traduire  en  paroles.  —  Vous  avez  tout  au 
moins  arrangé  les  détails?  —  Pas  même  cela,  je  vous  assure.  On  m'a 
reproché  d'avoir  fait  mourir  Eva  !  Hélas  !  je  n  ai  pu  l'éviter  !  J'en  ai  été 
moi-même  plus  affligée  que  je  ne  saurais  dire.  C'était  pour  moi  comme 
un  deuil  dans  ma  propre  famille;  et  après  avoir  raconté  la  mort  d'Éva, 
je  suis  restée  quinze  jours  sans  toucher  une  plume.  —  Et  l'oncle  Tom, 
saviez-vous  aussi  qu'il  aurait  à  mourir?  —  Oh!  oui,  je  l'ai  su  dès  le 
premier  jour,  mais  je  ne  savais  pas  comment  il  mourrait  ;  c'est  seule- 
ment au  terme  de  mon  travail  que  la  scène  de  sa  mort  m'a  été  ré- 
vélée. » 

Encore  pourrait-on  ne  voir  là  qu'une  manière  de  parler  :  tant 
d'autres  romanciers  nous  ont  dit,  ou  fait  savoir,  que  leurs  récits  leur 
étaient  apparus  «  sous  la  forme  de  ^'isions  !  »  Mais  ^1""=  Beecher  Stowe 
n'y  mettait  pas  de  métaphore.  Toute  sa  vie,  avec  une  obstination  et 
une  bonne  foi  admirables,  elle  s'est  défendue  d'être  l'auteur  de  la  Case 
de  r Oncle  Tom.  Elle  s'en  est  défendue  dans  ses  lettres,  dans  ses  conver- 
sations, dans  les  préfaces  qu'elle  a  écrites  pour  les  diverses  éditions 
du  roman.  «  C'est  à  Dieu,  et  non  pas  à  moi,  que  revient  tout  l'honneur 
de  ce  Uvre,  »  déclarait-elle  dans  son  Avertissement  au  lecteur  français 
publié  en  tête  de  la  traduction  de  M'"''  Belloc.  Et  trente  ans  après,  elle  le 
déclarait  encore.  Se  promenant,  un  soir,  dans  le  parc  de  Newport,  elle 
fut  accostée  par  un  capitaine  de  vaisseau  en  retraite,  son  voisin,  qui 
lui  dit  qu'il  avait  lu  naguère  «  avec  beaucoup  de  plaisir  et  de  proût  » 
la  Case  de  l'Oncle  Tom,  et  qu'il  était  très  heureux  d'en  connaître  l'au- 
teur. —  Mais  ce  n'est  pas  moi  qui  en  suis  l'auteur!  fit  la  vieille  dame, 
d'un  ton  décidé.  —  Pas  vous?  Et  qui  donc,  alors?  —  C'est  Dieu  qui  en 
est  l'auteur!  Il  m'a  dicté  le  livre,  je  me  suis  bornée  à  transcrire!  »  .A. 
quoi  le  loup  de  mer  répondit  gravement:  Amen!  et  telle  fut  la  fin  de 
leur  entretien. 

Le  loup  de  mer,  qui  était  un  sage,  avait  sans  doute  senti  que  la 
vieille  dame  disait  vrai.  Oui,  il  y  a  certainement  quelque  chose  d'ex- 
traordinaire, pour  ne  pas  dire  de  miraculeux,  dans  la  fortune  de  ce 
petit  Uvre  qui,  surgissant  à  rimpro\'isto,  eut  aussitôt  pour  elTet  de 
retourner  ro[)inion,  de  rendre  po[)ulaire  une  cause  jusque-là  dédaignée, 
et  de  changer  la  vie  de  tout  un  pays.  Le  livre  n'était  rien  qu'un  roman, 
et  assez  médiocre,  ou  tout  au  moins  d"un  art  assez  pauvio.  composé 
et  écrit  avec  une  inexpérience  enfantine.  Et  l'auteur  ne  manquait  pas 
seulement  de  l'expérience  hltéraire  :  elle  ne  connaissait  pas  même,  on 
vient  de  le  voir,  les  régions  et  les  mœurs  qu'elle  prétendait  décrire. 
Cent  ouvrages  avaient  paru,  avant  le  sien,  qui  semblaient  avoir  plus  de 


940  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chances  d'attendrir  ou  de  convaincre.  Mais  ils  avaient  passé  inaperçus; 
et  celui-là,  du  jour  où  il  parut,  remua  l'univers.  Traduit  dans  toutes 
les  langues,  où  n'a-t-il  point  pénétré,  où  n'a-t-il  point  répandu,  avec  la 
haine  de  l'esclavage,  le  désir  passionné  d'un  régime  plus  humain?  Et 
n'est-ce  pas  chose  naturelle  que,  effarée  elle-même  d'un  succès  à  ce 
point  prodigieux,  M"^  Stowe  ait  toujours  refusé  de  s'en  attribuer  le 
mérite  ? 

La  chose  est  si  naturelle  que,  aujourd'hui  encore,  bon  nombre  de 
théologiens  anglais  et  américains  s'accordent  à  reconnaître,  dans  la 
Case  de  l'Oncle  Tom,  une  œuvre  diiectement  inspirée  par  la  Providence. 
Ces  messieurs  seraient  prêts  à  dire,  avec  M™*  Stowe,  que  <>  c'est  Dieu 
qui  a  écrit  »  le  fameux  roman.  «  Janicds,  avant  ni  après,  M""*  Stowe  n'a 
rien  produit  de  comparable  à  ce  livre,  »  nous  affirme  l'un  d'eux,  dans 
la  dernière  livraison  de  la  London  Quarterhj  Review;  «  ses  autres  romans 
sont  agréables,  caractéristiques,  pleins  de  renseignemens  curieux  sur 
les  hommes  et  les  choses  de  son  temps  ;  et  tous  reflètent  admirablement 
l'âme  à  la  fois  très  simple  et  très  haute  de  la  pieuse  femme-enfant  qui 
les  a  conçus.  Mais  nous  voyons  toujours  comment  elle  les  a  conçus,  à 
quelle  source  elle  les  a  puisés,  par  quels  moyens  elle  a  donné  une 
forme  artistique  aux  matériaux  divers  qu'elle  y  recueillait  :  tandis  que 
nous  ne  voyons  rien  de  tout  cela,  au  contraire,   pour  le  seul  Uvre 
qu'elle  ait  écrit  sous  une  inspiration  d'en-haut,  sous  la  même  inspira- 
tion qui  a,  jadis,  appelé  Jeanne  d'Arc  à  sauver  la  France  de  la  domi- 
nation anglaise,  et  à  sauver  l'Angleterre  de  son  funeste  désir  de  sou- 
veraineté européenne.  » 

L'idée  ne  me  serait  pas  venue,  je  l'avoue,  de  rapprocher  la  mission 
deM"^  Stowe  de  celle  de  Jeanne  d'Arc,  ni  de  considérer  la  bergère  de 
Domrémy  comme  «  appelée  d'en  haut  à  sauver  l'Angleterre,  j)  Mais  sur- 
tout il  m'est  impossible  d'admettre  que  le  caractère  inspiré  de  la  Case 
de  r Oncle  Tom  consiste  en  ce  qu'on  ne  devine  pas  ^  comment  il  a  été 
conçu,  à  quelle  source  l'auteur  l'a  puisé,  et  par  quels  moyens  elle  a 
donné  une  forme  artistique  aux  matériaux  divers  qu'elle  y  recueillait.  » 
Je  reconnais  bien  que  la  Case  de  V Oncle  Tom  ne  ressemble  en  rien  aux 
autres  romans  de  M""^  Stowe,  Dred,  la  Fiancée  du  Pasteur,  Ma  Femme 
et  moi;  j'ajouterai  même  que  ces  romans  sont,  au  pointde  vue  littéraire, 
infiniment  meilleurs  que  la  Case  de  l'Oncle  Tom,  plus  vivans,  plus 
agréables,  écrits  avec  un  sens  plus  juste  de  la  composition  et  du  style  (1) 


V 


(1)  Voyez,  sur  ces  romans  de  M""  Beecher  Stowe,les  articles  de  John  Lemoinne,  'jf 

de  Cucheval-Clarigny',  et  de  M"-'  Th.  Bentzon,  dans  la  Revue  du  1"  novembre  1856,  ! 

du  1"  novembre  1839,  et  du  1"  avril  1812. 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  941 

La  Fiancée  du  Pasteur,  en  particulier,  est  un  des  plus  beaux  livres 
qu'une  femme  ait  écrits.  Et  tous  ces  livres  sont  de  véritables  romans, 
les  œuvres  d'une  femme  de  lettres  toujours  encore  un  peu  inexpéri- 
mentée, mais  très  intelligente,  très  sensée,  très  désireuse  de  bien  faire, 
et  toute  frémissante  de  noble  passion.  LaCase  de  V Oncle  Tom  est  autre 
chose,  cela  ne  saurait  faire  de  doute  :  elle  a  été  «  conçue  »>  autrement, 
«  puisée  »  à  d'autres  «  sources,  »  et  l'on  comprend  qu'elle  ait  eu  une 
autre  destinée.  Mais  de  ce  qu'elle  est  différente  des  œuvres  postérieures 
de  M"*  Stowe,  de  ce  qu'elle  leur  est  même  littérairement  inférieure,  il 
ne  s'ensuit  point  qu'on  doive  y  voir  le  fruit  direct  de  l'inspiration  di- 
vine. Ce  n'est  point  là  qu'est  le  miracle  en  elle,  si  miracle  il  y  a.  Et 
l'étonnement  du  rédacteur  de  la  London  Quarterly  lieview  m'étonne 
d'autant  plus,  que  je  le  trouve  exprimé  dans  le  compte  rendu  d'un  ré- 
cent ouvrage  américain  dont  le  principal  mérite  consiste,  précisément, 
à  nous  montrer  de  la  façon  la  plus  évidente  comment  M""'  Beecher 
Stowe  a  été  amenée  à  «  concevoir  »  la  Case  de  VOncle  Tom,  à  quelle 
«  source  »  elle  l'a  «  puisée,  »  et  par  quels  moyens  elle  l'a  revêtue  de 
sa  «  forme  artistique.  » 

On  ne  saurait  en  effet  imaginer  une  biographie  plus  complète,  ni 
plus  intelligente  et  plus  «  suggestive  »  que  celle  que  vient  de  consacrer 
à  M"""  Beecher  Stowe  une  dame  américaine  qui  l'a  beaucoup  connue  et 
aimée.  M™"  Annie  Fields,  poète  elle-même,  et  de  grand  talent.  Parmi 
l'énorme  masse  de  documens  divers  qu'elle  avait  entre  les  mains, 
M™*"  Fields  s'est  attachée,  avec  un  tact  incomparable,  à  ne  choisir  que 
ceux  dont  l'intérêt  documentaire  se  doublait  d'une  réelle  signification 
psychologique  ;  et  il  lui  a  suffi  ensuite  de  relier  l'un  à  l'autre,  par  quel- 
ques hgnes  de  commentaire  ou  d'explication,  ses  extraits  du  Journal 
intime,  de  la  correspondance,  et  des  autres  écrits  de  son  amie  pour 
nous  introduire  très  profondément  dans  l'intimité  de  celte  âme 
d'élite.  En  quatre  cents  pages  d'une  lecture  charmante,  son  Uvre  nous 
apprend  de  M"""  Beecher  Stowe  tout  ce  que  nous  avons  besoin  d'en 
savoir  :  il  nous  renseigne  sur  ses  goûts  et  ses  sentimens,  il  nous  fait 
suivre,  d'année  en  année,  la  formation  de  son  caractère  et  le  progrès 
de  sa  pensée.  Et  toute  la  vie  de  l'auteur  de  la  Case  de  iOncl»'  7'<i>n  nous 
y  apparaît  dans  sa  belle  simplicité,  une  véritable  vie  de  femme  chré- 
tienne, pieusement  employée  au  service  du  bien. 

Mais  des  deux  parties  de  cette  longue  vie,  l'une  antérieure,  l'autre 
postérieure  à  la  publication  du  fameux  roman,  c'est  incontestablement 
la  première  qui  offre  pour  nous  le  plus  d'intérêt.  Après  l'Oncle  Tom, 


942  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M""^  Beecher  Stowe  est  devenue  une  femme  de  lettres,  une  femme 
célèbre  aussi,  ce  qui  ne  pouvait  manquer  d'insinuer  dans  sa  vie  un  peu 
de  convention,  pour  ne  pas  dire  de  banalité.  Et  sans  doute  nous  avons 
grand  plaisir  à  la  voir  s'accommoder  de  la  gloire  avec  un  doux  sourire 
enfantin,  toujours  simple  et  bonne,  le  cœur  toujours  rempli  de  rêves 
généreux.  Ses  lettres  à  George  Eliot,  charmantes  de  fraîcheur  et  de  belle 
humeur,  sa  correspondance  avec  son  mari  et  ses  frères,  ses  angoisses 
patriotiques  durant  cette  Guerre  de  Sécession  où  l'on  peut  bien  dire 
que  c'est  elle  qui  a  emporté  la  victoire,  tout  cela  achève  de  nous 
inspirer  pour  elle  une  sympathie  mêlée  de  respect.  Mais  nous  n'en 
avons  pas  moins  l'impression  que,  dès  la  publication  de  l'Oncle  Tom, 
le  rôle  qu'elle  avait  à  jouer  se  trouve  fini,  que  son  œuvre  est  faite,  et 
que  ses  productions  littéraires  môme  les  plus  remarquables,  ses 
romans,  ses  nouvelles,  ne  sont  plus  que  des  passe-temps  où  elle  se 
divertit.  Et  il  n'y  a  pas  au  contraire  une  seule  page,  dans  le  récit  de 
ses  années  d'enfance  et  de  jeunesse,  qui  ne  nous  la  montre  s'apprêtant 
de  toute  son  âme  à  la  tâche  qu'elle  va  accomplir,  ou  plutôt  qui  ne  nous 
la  montre  poussée,  à  son  insu,  vers  l'accomplissement  de  cette  grande 
tâche.  Car  s'il  n'est  pas  vrai  que  la  façon  dont  elle  a  écrit  VOncle  Tom 
ait  désormais  pour  nous  rien  de  mystérieux,  nous  ne  pouvons  nous 
empêcher,  en  revanche,  de  reconnaître  la  trace  d'une  intervention 
providentielle  dans  la  façon  dont  elle  a  été,  dès  le  début,  prédestinée 
à  l'écrire,  et  dont  toutes  les  circonstances  de  sa  ^àe  l'y  ont  insensible- 
ment préparée.  C'est  d'ailleurs  de  quoi  elle-même  avait  conscience, 
quand  elle  faisait  remonter  à  Dieu  le  mérite  et  l'honneur  de  son  œuvre. 
Dans  une  admirable  lettre  qu'elle  écrivait  à  son  fils,  en  1882,  elle 
disait  que  ce  qui  constituait  l'unité  de  sa  longue  vie,  c'était  «  d'avoir 
eu  à  toute  heure,  depuis  l'enfance,  un  sentiment  très  "vif  et  très  profond 
de  la  présence  éducatrice  et  directrice  de  Jésus  auprès  d'elle.  »  Et  en 
effet  c'est  comme  si,  pendant  les  quarante  premières  années  de  sa  ^ie, 
une  force  supérieure  l'eût  sans  cesse  tenue  par  la  main,  raffermissant, 
la  guidant,  l'empêchant  de  s'arrêter  avant  l'heure  qui  convenait  pour 
l'action  décisive. 

* 
*  * 

Son  éducation,  ses  amitiés,  les  miheux  divers  où  elle  a  vécu,  tout 
a  toujours  concouru  à  créer,  autour  d'une  âme  naturellement  roma- 
nesque, une  étrange  atmosphère  d'exaltation  mystique  et  sentimentale. 
La  voici  d'abord  élevée  par  sa  mère,  personne  nerveuse,  souffreteuse, 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  943 

d'une  dévotion  presque  maladive,  et  dont  le  seul  rêve  était  d'armer 
ses  huit  enfans  pour  le  service  de  Dieu.  «  Un  seul  souvenir  précis  me 
reste  de  ma  mère,  »  écrira  plus  tard  M™^  Beecher  Stowe.  Je  me  rappelle 
qu'un  dimanche  matin,  comme  nous  passions  en  courant  devant  elle, 
pour  aller  de  la  nursery  au  salon,  elle  nous  arrêta  et  nous  dit,  de  sa 
douce  voix  :  N'oubliez  pas  que  le  jour  du  Seigneur  doit  être  sanctifié!  » 

A  quatre  ans  l'enfant,  ayant  perdu  sa  mère,  passe  quelque  temps 
chez  sa  grand'mère,  qui  se  fait  lire  par  elle,  tour  à  tour,  ses  deux 
ouvrages  favoris  :  les  Évangiles  et  les  Essais  du  D''  Johnson.  «  Elle 
s'était  formé  de  chacun  des  apôtres  une  image  si  distincte  et  si  \dvaDle 
qu'elle  nous  parlait  d'eux  comme  de  ses  amis.  Les  remarques  de  Pierre, 
notamment,  ne  manquaient  jamais  d'amener  sur  ses  lèvres  un  sourire 
indulgent.  — Le  voilà  bien!  nous  disait-elle.  Comme  c'est  lui,  toujours 
actif,  toujours  prêt  à  intervenir!  »  Et  l'enfant,  à  son  contact,  s'accou- 
tumait à  revêtir,  elle  aussi,  d'une  forme  sensible  toutes  ses  émotions 
et  toutes  ses  pensées.  Elle  dévorait  les  Mille  et  une  Nuits,  Don  Quichotte, 
écoutait  avec  délices  les  récits  de  voyages  de  ses  oncles;  et  parfois 
elle  se  surprenait  à  faire  des  vœux,  comme  sa  grand'mère,  pour  le 
prompt  retour  des  États-Unis  sous  le  sceptre  du  roi  Georges. 

Elle  revint  ensuite  chez  son  père,  théologien  imperturbable,  et  uane 
autre  éducation  commença  pour  elle.  Les  Mille  et  une  Nuits  furent 
remplacées  par  la  Prédestination  de  Toplady,  les  Sermons  de  Bell,  l,i 
Philosophie  morale  de  Paley.  Elle  avait  douze  ans  lorsqu'elle  remporta 
le  premier  prix  de  style,  à  l'Académie  de  Litchfield,  pour  une  composi- 
tion dont  le  sujet  était  :  L' Immortalité  de  Vàme  peut-elle  se  prouver  à 
ta  lumière  de  la  nature? 

Mais  l'ardeur  d'enthousiasme  qui  était  en  elle  ne  faisait  que  s'aviver 
sous  cette  discipline.  Quand  elle  entendit  lire,  pour  la  première  fois,  la 
déclaration  d'indépendance  des  États-Unis,  un  grand  Ilot  d'orgueil 
patriotique  envahit  son  cœur.  «  J'aurais  voulu,  nous  raconte-l-elle, 
pouvoir  donner  ma  vie  à  cette  cause  sacrée.  »  Et  elle  ajoute  que  dès 
ce  moment  «  elle  aspirait  de  toute  son  âme  à  faire  quelque  chose,  cllt> 
ne  savait  quoi,  à  lutter  pour  son  pays,  à  se  révéler  au  monde  par  un 
acte  héroïque.  »  C'est  celte  aspiration  qui  désormais  ne  la  quittera 
plus,  qui  l'étouffcra  et  la  torturera,  jusqu'au  jour  où  vWo  lui  aura  enfin 
trouvé  l'issue  que  l'on  sait. 

Un  jour,  elle  entend  dire  par  son  père,  à  table,  (juo  liyron  est  mort. 
«  Je  suis  désolé  de  cette  mort,  ajoute  M.  le  docteur  Beecher.  Je  gardais 
toujours  l'espoir  que  Byron  vivrait  pour  faire  ipielque  chose  pour  le 
Christ.  Quelles  hynmes  merveilleuses  il  aurait  pu  chanter!  »  Et  \o\Ui 


944  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

que  l'enfant,  à  peine  sortie  de  table,  grimpe  sur  une  colline  dominant 
la  ville;  elle  s'étend  parmi  les  fleurs,  contemple  le  ciel,  et  pense  long- 
temps, longtemps,  à  ce  qu'est  devenue  l'âme  de  Byron.  Le  dimanche 
suivant,  son  père  prend  la  mort  du  poète  pour  thème  de  son  sermon. 
Il  déplore  que  des  dons  aussi  précieux  soient  restés  stériles,  faute  de 
s'être  employés  à  une  œuvre  digne  d'eux.  Il  exalte  l'héroïsme,  proclame 
la  nécessité  des  grands  hommes,  s'étend  sur  le  rôle  proAldentiel  qu'ils 
ont  mission  de  remplir.  Sa  fille  l'écoute,  elle  boit  ses  paroles.  Et  le 
lendemain,  tandis  qu'elle  lit  les  Sej^mons  de  Toplady,  elle  songe  au 
sort  bienheureux  de  ces  hommes  qui  peuvent  agir,  transformer  le 
monde  d'un  élan  de  leur  cœur  (1). 

A  treize  ans,  après  avoir  appris  le  latin  pour  Ure  Virgile  et  Tacite, 
elle  écrit  une  tragédie  romaine  en  vers,  Cleon,  dont  M"*  Fields  nous 
donne  quelques  fragmens  bien  curieux.  Un  souffle  tout  stoïcien  s'y  fait 
jour,  sur  la  gaucherie  de  la  forme.  On  sent  que  la  jeune  fille  est 
pleine  de  son  sujet,  qu'elle  s'indigne  de  toute  son  âme  contre  la  cruauté 
de  Néron,  et  que  c'est  elle-même  qui,  par  la  bouche  de  Cleon,  pro- 
clame devant  l'empereur  l'ardeur  de  sa  foi. 

Aussi  bien  ne  tarde-t-elle  pas  à  trouver  une  occasion  de  faire,  pour 
son  propre  compte,  une  proclamation  du  même  genre.  Un  dimanche 
d'été,  elle  croit  entendre  la  voix  du  Christ,  qui  lui  demande  de  venir  à 
lui.  Elle  court  dans  la  chambre  de  son  père,  se  jette  dans  ses  bras,  et 
lui  dit  :  «  Père,  je  me  suis  donnée  à  Jésus,  et  il  m'a  prise  !  » 

Mais  ce  don  d'elle-même  ne  lui  suffit  pas.  Elle  a  besoin  d'agir,  et 
l'inaction  où  elle  se  voit  condamnée  va  jusqu'à  lui  ûter  le  courage  de 
vivre.  «  Je  ne  me  sens  d'aptitude  pour  rien,  écrit-elle  à  sa  sœur  en  1827, 
et  je  me  désole  de  n'être  pas  morte  dans  mon  enfance,  au  lieu  de  -sâvre, 
comme  je  le  fais,  pour  être  à  charge  à  moi-même  et  aux  autres.  Vous 
ne  sauriez  imaginer  combien  je  souffre,  par  instans,  à  me  trouver  si 
faible,  si  inutile,  si  dépourvue  de  toute  énergie.  Je  passe  mes  nuits 
sans  dormir,  je  ne  cesse  de  pleurer  et  de  me  lamenter.  » 

'  (l)(iMon  père,  nous  raconte  M""  Beecher  Stowe,  avait  aussi  la  plus  vive  admira- 
tion pour  Napoléon.  11  aimait  à  dire  que  c'était  un  héros,  et  qu'on  devait  regret- 
ter qu'il  eût  fini  par  échouer.  Quand  on  lui  objectait  le  caractère  de  Napoléon,  son 
ambition,  son  manque  de  scrupules,  etc.,  il  répondait  en  comparant  ces  défauts  à 
ceux  des  Boiu'bons,  qui  avaient  remplacé  le  héros  sur  le  trône  de  France.  "  Des 
âmes  non  moins  corrompues,  et,  en  outre,  nulle  valeur  personnelle!  »  Il  disait 
que  l'autorité  d'un  méchant  hardi  et  intelligent  valait  mieux  que  celle  d'un  mé- 
chant faible  et  stupide.  L'article  du  D'  Ghanning  sur  Napoléon  le  révoltait.  «  Pour- 
quoi s'évertuer  à  appliquer  à  Napoléon  les  règles  strictes  de  la  perfection  chré- 
tienne, nous  répétait-il,  tandis  qu'on  ne  s'avise  jamais  de  les  appliquer  à  aucun 
autre  souverain,  général,  ou  homme  d'État  d'à  présent?  » 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  945 

G"est  vers  le  même  temps  qu'elle  écrit  dans  son  journal,  après  une 
lecture  de  Corinne  et  d'une  biographie  de  M""*  de  Staël  :  «  Bien  des 
parties  du  roman,  bien  des  parties  du  caractère  de  M""*  de  Stai-l  me 
sont  allées  au  cœur.  Mais  en  Amérique,  des  sentimens  ardens  et  ab- 
sorbans  comme  ceux-là  deviennent  encore  plus  profonds,  plus  pas- 
sionnés, et  plus  maladifs,  par  suite  de  la  constante  réserve  extérieure 
que  nous  imposent  les  formes  plus  rigides  de  notre  \iLe  sociale.  Ne  pou- 
vant s'épancher  au  dehors,  ces  sentimens  brûlent  à  l'intérieur  jusqu'à 
consumer  toute  l'âme,  n'y  laissant  après  eux  que  de  ja  poussière  et  des 
cendres.  Et  tel  me  paraît  avoir  été  le  résultat  de  l'intensité  excessive 
avec  laquelle  mon  esprit  a  toujours  pensé  et  senti,  sur  tous  les  sujets 
qui  se  sont  présentés  à  lui.  Cette  flamme  intérieure  a  fini  par  tout  dé- 
vorer en  moi,  et  ainsi,  jeune  encore,  je  me  trouve  incapable  de  prendre 
part  à  aucun  des  sentimens  de  mon  âge.  Toutes  les  formes  de  l'en- 
thousiasme, —  qu'il  se  soit  agi  de  la  nature,  ou  de  l'art,  ou  de  la  reli- 
gion, ou  des  émotions  du  cœur,  —  je  les  ai  toutes  éprouvées  avec  une 
force  si  ardente  et  si  absorbante  que  mon  âme  en  est  désormais  ab- 
solument épuisée.  » 

Mais  la  jeune  fille  se  trompait  :  la  flamme  qui  brûlait  en  elle  n'était 
pas  près  de  s'éteindre.  C'est  elle  qui  la  poussait,  les  années  suivantes, 
à  fonder  des  écoles  modèles,  à  envoyer  des  nouvelles  aux  revues  et  des 
articles  aux  journaux,  à  se  constituer  la  conseillère  de  ses  amies,  de  ses 
frères,  et  de  son  père  lui-même.  «  Vous  me  dites  que  vos  aspirations 
littéraires  ont  failli  être  un  piège  pour  vous,  écrit-elle  à  son  frère 
Edouard  en  1829  :  oui,  moi  aussi  j'ai  eu  la  même  impression.  Et  je  ne 
puis  jamais  penser  sans  des  larmes  d'indignation  que  tout  ce  qui  est 
beau,  et  aimable,  et  poétique  dans  les  œu^Tes  de  l'art  a  été  offert  en 
hommage  à  d'autres  autels  qu'à  celui  du  Christ.  Oh!  n'y  aura-t-iï  donc 
jamais  un  poète  au  cœur  élargi  et  purilié  par  l'Esprit-Siiint,  qui  veuille 
employer  à  des  sujets  dignes  de  ces  ornemens  toutes  les  grâces  de 
l'harmonie,  tous  les  onchantemens  de  l'émotion,  de  l'éloquence,  de  la 
poésie?  Mais  pour  ce  qui  est  de  moi,  peu  m'importe  à  quel  service  le 
Seigneur  me  réserve.  Je  sens  du  moins  qu'il  compte  sur  moi,  et  je  ne 
A'euxpasque  ma  vieresie  sans  emploi.  Tout  ce  qu'il  m'adonne  de  talent, 
je  le  mettrai  à  ses  pieds,  trop  heureuse  s'il  daigne  en  accepter  l'hom- 
mage. Il  saura  bien  doubler  mou  pouvoir,  me  donner  la  foico  qu'il 
donne  à  ses  ouvriers!  » 

Je  ne  serais  pas  sur})iis  que  le  mariage  d'Ilouriclle  BoocIum-  n'eût 
été  encore  qu'un  effet  de  son  besoin  d'agir  et  de  se  dévouer.  Deux 
ans  durant,  elle  s'était  ingéniée  à  distraire,  à  consoler,  à  rappeler  à  la 
Toas  cxLViii.  —  1898.  GO 


946  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vie  un  jeune  érudit  ami  de  èon  père,  le  professeur  Stowe,  à  le  tirer 
du  désespoir  où  l'avait  plongé  la  mort  de  sa  femme.  Et  quand,  après 
ces  deux  ans,  elle  consentit  à  prendre  auprès  de  lui  la  place  de  la  morte, 
qui  avait  été  son  intime  amie,  peut-être  y  fut-elle  amenée  moins  par 
l'amour  que  par  la  compassion,  par  l'espoir  de  rendre  ainsi  au  mal- 
heureux savant  l'énergie  et  racti\-ité  que  son  chagrin  lui  avait  enlevées. 
Elle  attendait  beaucoup  de  lui,  le  croyait  appelé  à  produire  de  grandes 
choses.  A  peine  mariée,  elle  le  détermina  à  partir  pour  l'Europe,  où 
elle  voulait  qu'il  étudiât  l'organisation  des  universités;  et  sans  cesse 
elle  lui  prodiguait  les  conseils,  les  encouragemens,  avec  une  sollici- 
tude toute  maternelle.  «  \h  !  lui  écrivait- elle,  si  j'étais  un  homme,  et 
à  votre  place,  comme  je  saurais  profiter  d'un  pareil  voyage!  » 

Elle-même,  cependant,  isolée,  malade,  accablée  des  plus  cruels 
soucis  matériels  et  moraux,  toujours  elle  cherchait  de  nouveaux  débou- 
chés au  torrent  de  passion  qui  coulait  en  elle.  Tantôt  elle  écrivait  de 
petits  traités  d'édification,  tantôt  elle  aidait  son  frère  àdiriger  un  journal 
pohtique;  ou  bien  encore  elle  s'occupait  de  recueillir,  de  cacher  des 
esclaves  fugitifs,  et  de  les  faire  sortir  des  États-Unis.  Non  qu'elle  fût 
encore  une  «  abolitionniste;  »  mais  elle  ne  pouvait  voir  une  souffrance 
sans  lui  livrer  aussitôt  son  âme  tout  entière.  Et  tandis  que  les  récits 
de  ces  misérables  l'accoutumaient  à  considérer  l'esclavage  comme  un 
des  plus  odieux  fléaux  de  riuimanité,  elle  voyait,  d'autre  part,  les  apôtres 
de  l'abolitionnisme  raillés,  persécutes,  abandonnés  sans  défense  à  la 
haine  de  leurs  adversaires.  Sous  ses  yeux  mêmes,  à  Cincinnati,  une 
troupe  de  possesseurs  d'esclaves  venait  un  jour  assiéger,  envahir, 
saccager  les  bureaux  d'un  petit  journal  anti -esclavagiste.  M""*  Beecher- 
Stowe  sentait  son  cœur  se  gonfler.  Qu'une  occasion  s'offrît,  et  le  feu 
qui  couvait  en  elle  allait  enfin  éclater. 

* 

Cette  occasion  lui  fut  donnée  par  la  fameuse  Loi  des  Fugitifs, 
qui,  votée  au  Congrès  de  1850,  renforçait  d'une  sanction  nouvelle  la 
légalité  de  l'esclavage.  M""^  Fields  raconte  qu'elle  reçut  un  jour  une 
lettre  de  sa  belle-soeur  qui  lui  disait  :  «  Henriette,  si  je  savais  comme 
vous  manier  une  plume,  j'écrirais  quelque  chose  pour  faire  sentir  à 
la  nation  entière  quelle  chose  maudite  c'est  que  l'esclavage.  » 
M""^  Stowe  lut  cette  lettre  à  haute  voix,  devant  toute  sa  famille  assem- 
blée, et  quand  elle  eut  fini,  se  levant  de  son  fauteuil  avec  une  expres- 
sion inspirée  :  «  Oui,  s'écria-t-elle,  j'écrirai  quelque  chose  de  tel  !  ^>  Et 
le  mois  suivant  elle  répondait  à  sa  belle-sœur  que,  aussi  longtemps 


REVDES    ÉTRANf;f:RES.  947 

que  son  enfant  dernier-né  lui  réclamait  tous  ses  soins,  elle  n'étaif 
guère  en  état  de  s'occuper  d'écrire,  mais  que  cependant  elle  écrirait  le 
li\Te  qu'on  attendait  d'elle,  puisque  aucun  nouveau  Luther  ne  surgissait 
pour  prendre  en  sa  main  la  cause  de  Dieu.  En  avril  1851,  les  premiers 
chapitres  de  la  Case  de  l'Oncle  Tarn  étaient  envoyés  au  directeur  de 
rtre  nationale {{). 

«  Deux  ou  trois  chapitres  du  roman  avaient  paru  dans  le  journal, 
—  c'est  elle-même  qui  nous  le  raconte,  dans  la  préface  d'une  édition 
illustrée  de  son  livre,  —  lorsque  l'auteur  reçut  une  lettre  d'un  jeune 
éditeur  de  Boston,  J.  P.  Jewett,  qui  demandait  l'autorisation  de  publier 
l'Oncle  Tom  en  volume.  Mais  il  ajoutait  qu'il  ne  pourrait  publier  le 
roman  qu'en  un  seul  volume,  et  qu'il  craignait  que,  sous  sa  forme 
originale,  il  ne  fût  trop  long.  Il  lui  rappelait  que  le  sujet  était  impopu- 
laire, qu'on  en  avait  déjà  les  oreilles  rebattues.  M™*  Stowe  répondit 
que  ce  n'était  pas  elle  qui  faisait  le  livre,  que  le  livre  se  faisait  de  lui- 
même,  et  qu'elle  ne  pouvait  songer  à  l'arrêter  ou  à  le  raccourcir.  Le 
sentiment  qui  l'avait  poussée  à  écrire  la  dominait  sans  cesse  avec  plus 
d'intensité,  jusqu'au  moment  où,  après  avoir  achevé  le  récit  de  la 
mort  de  Tom,  elle  eut  l'impression  que  toute  sa  force  vitale  l'avait 
abandonnée.  Elle  eut  alors  à  traverser  une  période  de  découra- 
gement profond  et  cruel.  Quelqu'un  la  lirait-il?  Quelqu'un  enten- 
drait-il sa  voix?  Cet  appel  où  elle  avait  mis  son  cœur,  son  àme,  son 
esprit  et  sa  volonté,  qu'elle  avait  tiré  vraiment  de  tout  le  sang  de  son 
cœur,  cet  appel  resterait-il  vain,  comme  étaient  restés  vains  déjà  tant 
de  soupirs  des  malheureux  noirs,  tant  de  leurs  prières  et  tant  de  leurs 
larmes?  On  venait  précisément  d'arrêter  et  d'emprisonner,  à  Was- 
hington, toute  une  troupe  d'esclaves  fugitifs.  Plusieurs  d'entre  eux 
étaient  des  jeunes  gens  instruits,  cultivés,  pour  qui  l'esclavage  était 
intolérable.  Quand  on  les  mena  à  la  prison,  à  travers  les  rues  de  la 
ville,  une  jeune  femme  nommée  Emilie  Edmonson,  qm  fais;ut  partie  de 
leur  troupe,  répondit  à  quelqu'un  qui  l'insultait  au  passage  que,  «  loin 
d'avoir  honte,  elle  était  liôre  de  l'elTort  qu'elle  avait  fait  vers  la  li- 
berté. »  C'était  le  sentiment  d'une  héroïne  :  mais  elle  et  ses  compa 

(1)  Tout  le  chapitre  dr  li  innrl  ilr  l'onde  'l'om  lui  écrit  en  deux  heures. 
M""  Stu\\(j  l'écrivit  duns  une  chambre  li'hùlel,  à  Anilover,  où  elle  était  \enue  re- 
prendre des  forces.  Une  après-midi  d'été,  connue  elle  se  préparait  ù  sa  sieste  quo- 
tidienne, la  scène  surji;it  lirnsi|ucment  devant  ses  yeux,  avec  tous  ses  détails,  la 
visite  de  Georges,  les  soupirs  du  vieil  esclave,  ses  dernières  paroles.  Klle  s'assit  à 
sa  table,  écrivit  d'une  seule  traite  le  chapilre  entier,  et  l'envoya,  sans  le  relire,  à 
l'imprimirie  de  l'iùv  iittlionule.  Klle  disait  souvent  (pH\  si  son  manuscrit  s'était 
perdu  (M  rniile,  elle  aurait  été  absolument  hors  d'état  de  le  recouuuencer. 


948  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gnons  n'en  furent  pas  moins  condamnés  à  être  vendus  aux  enchères. 

«  La  Case  de  V Oncle  Tom  fut  publiée  en  volume  le  20  mars  1852. 
Les  doutes  de  l'auteur  sur  le  résultat  de  son  cri  d'appel  ne  tardèrent 
pas  à  se  dissiper.  Dix  mille  exemplaires  se  vendii'ent  en  quelques 
jours,  trois  cent  mille  en  moins  d'une  année.  On  lut  le  livre  partout, 
et  de  tous  les  coins  des  États-Unis,  l'auteur  reçut  des  témoignages  d'ar- 
dente sympathie.  L'indignation,  la  pitié,  la  détresse,  qui  longtemps 
avaient  pesé  sur  son  âme,  semblaient  passer  tout  entières  dans  l'âme 
de  ses  lecteurs... 

«  Dieu  tout-puissant  avait  dès  lors  décrété  la  libération  de  la  race 
opprimée.  Et  bien  que  les  Présidens,  les  Sénateurs  et  les  Représen- 
tans  se  fussent  accordés  à  déclarer  qu'ils  y  étaient  opposés,  de  grands 
signes  contraignirent  la  nation  à  entendre  la  voix  qui  lui  disait,  du  haut 
des  deux  :  Laisse  mon  peuple  s'en  aller  en  paix  !  La  Case  de  l'Oncle  Tom, 
dans  la  ferveur  qui  l'a  produite,  dans  la  passion  qu'elle  a  soulevée, 
n'était  que  le  premier  de  ces  signes,  dont  nous  avons  vu  se  succéder 
la  miraculeuse  série.  Et  maintenant  la  guerre  est  finie,  l'esclavage 
n'est  plus  qu'un  souvenir.  La  destinée  de  la  Case  de  VOncle  Tom  est 
désormais  accomplie.  » 

Voilà  donc  comment  ce  livre  fameux  a  été  «  conçu.  »  La  «  source  » 
où  l'auteur  l'a  puisé,  c'était  son  cœur  même,  un  cœur  qui,  depuis 
quarante  ans,  s'armait  d'enihousiasme  et  de  foi,  dans  l'attente  obstinée 
d'une  grande  action  à  remplir.  Et  voilà  pourquoi,  malgré  l'insuffisance 
de  ses  «  matériaux  »  et  la  médiocrité  de  sa  «  forme  artistique,  » 
M""^  Beecher  Stowe  avait  le  droit  de  dire  de  lui  que  «  c'était  Dieu  qui 
l'avait  écrit  !  » 

T.  DE  Wyzewa. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  août. 

Le  prince  de  Bismarck  est  mort  le  30  juillet  dernier.  Depuis  lors, 
les  journaux  du  monde  entier  sont  pleins  de  lui  et  il  y  occupe  autant 
de  place  qu'à  l'époque  la  plus  florissante  de  sa  vie.  Nous  arrivons  un 
peu  tard  pour  dire  quelque  chose  d'inédit  sur  sa  personne  ou  sur  sa 
politique.  Quoique  le  sujet  soit  abondant  et  vaste,  il  est  un  peu  épuisé; 
mais  tout  porte  à  croire  qu'il  se  renouvellera,  et  que  nous  n'en  avons 
pas  fini  avec  les  confidences  du  redoutable  et  vindicatif  chancelier.  Il 
n'était  pas  encore  enseveli  dans  son  cercueil  que  sa  lettre  de  démission 
à  l'empereur  était  publiée  par  un  journal,  et  causait  dans  toute  l'Alle- 
magne une  très  vive  émotion.  EUe  ne  disait  pourtant  rien  de  bien  im- 
prévu, rien  qui  ne  fût  connu  ou  n'eût  été  deviné;  mais  elle  précisait, 
avec  la  force  que  M.  de  liismarck  mettait  dans  tout  ce  qui  sortait  de  sa 
plume,  les  points  sur  lesquels  des  dissidences  s'étaient  produites  entre 
l'empereur  et  lui.  Quelques-uns  étaient  très  graves.  A  défaut  de  ceux- 
là,  d'autres  seraient  venus,  un  peu  plus  tôt  ou  un  peu  plus  tard,  mettre 
la  brouille  entre  deux  hommes  qui  ne  pouvaient  pas  vivre  longtemps 
ensemble.  On  a  dit  avec  raison  qu'il  n'y  avait  pas  place  pour  deux 
autocrates  dans  un  môme  pays.  L'un  ou  l'autre  devait  disparaître. 

L'empereur  étaitle  plus  fort,  il  était  le  uiaitre,  il  a  congédié  sans 
beaucoup  de  formes  l'illustre  homme  diktat  qui,  plus  que  personne, 
avait  contribué  à  la  création  de  l'unité  allemande  et  à  l'établissement 
de  l'empire.  L'événement  s'est  accompli  avec  une  faciUté'dont  le 
monde  a  été  surpris.  L'Allemagne  a  sans  doute  été  émue,  mais  elle  a 
contenu  et  caché  son  émotion,  et  le  prince  de  Bismarck  a  été  mis  à  la 
retraite  comme  un  fonctionnaire  qui  a  allt'iiil  la  limite  d'âge.  La  terre 
n'a  pas  tremblé;  les  choses  ont  continué  d'aller,  au  moins  on  appa- 
rence, comme  auparavant  ;  l'empereur,  qui  avait  pris  hardiment  en 
main  les  réncs  du  gouvernement,  les  a  tenues  d'une  main  ferme,  et  n'a 
donné  depuis  aucun  signe  d'hésitation  ou  d'embarras.  Le  prince  de 
Bismarck  a  constaté  de   son  vivant  qu'on  pouvait  se  passer  de  lui. 


9o0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

constatation  qui  lui  a  été  pénible  et  amère.  Il  est  mort  sans  avoir 
pardonné.  En  vain  l'empereur  avait-il  tenté  un  rapprochement  impos- 
sible; le  prince  de  Bismarck  recevait  son  maître  avec  toute  la  défé- 
rence exigée  par  le  protocole,  mais  ses  sentimens  restaient  irréduc- 
tibles. Si  Guillaume  a  espéré  que  la  réconciliation  qui  n'avait  pas 
pu  se  faire  de  son  "sivant  s'opérerait  du  moins  sur  son  cercueil, 
il  s'est  trompé.  Il  offrait  au  fondateur  de  l'Empire  l'hospitalité  du 
tombeau  des  rois  et  des  empereurs.  Il  aurait  voulu  conduire  lui- 
même,  au  nom  de  l'Allemagne,  le  deuil  de  son  grand  chancelier.  Il 
avait  rêvé  une  imposante  cérémonie,  où  il  apparaîtrait  lui-même 
comme  le  représentant  de  tout  un  ensemble  de  gloires  rajeunies  dans 
sa  personne.  Mais  M.  de  Bismarck  avait  pris  ses  précautions  pour  que 
les  choses  ne  se  passassent  point  ainsi.  Ingrat  empereur,  tu  n'auras 
pas  mes  os  !  Il  a  exprimé  la  volonté  d'être  enterré  à  Friedrichsruhe, 
par  les  soins  de  sa  famille  et  de  ses  amis,  d'éloigner  de  sa  dépouille 
les  pompes  officielles,  dont  U  connaissait  mieux  que  personne  la  vanité 
et  le  mensonge,  afin  de  rester  seul  dans  la  mort  comme  on  l'avait 
laissé  seul  pendant  les  huit  dernières  années  de  sa  vie.  Dans  la  fierté 
de  sa  conscience,  il  savait  que  sa  gloire  se  suffisait  à  elle-même,  et  il 
n'a  pas  voulu  en  prêter  les  rayons  à  d'autres.  S'éloignant  autant  qu'il 
le  pouvait  des  choses  présentes,  il  a  ordonné  qu'on  inscrivît  pour  toute 
mention  sur  sa  tombe  :  «  Un  fidèle  serviteur  de  l'Empereur  Guil- 
laume I*^  »  Il  n'a  associé  son  nom  qu'à  celui  de  son  vieux  maître,  et  U 
a  laissé  à  la  reconnaissance  de  l'Allemagne  le  soin  de  venir  le  chercher 
dans  la  retraite  où  il  a  langui  tristement,  où  il  est  mort  dans  l'abandon, 
et  où  il  dormira  son  éternel  sommeil. 

Nous  ne  parlerons  pas  aujourd'hui  de  son  œuvre  :  le  cadre  d'une 
chronique  ne  suffirait  pas  pour  la  contenir.  C'est  l'homme  qui  nous 
intéresse.  On  a  beaucoup  répété  qu'U  était  un  homme  du  passé  égaré 
dans  notre  fin  de  siècle,  et  que  tout  en  lui  portait  le  caractère  d'une 
autre  époque.  Comme  on  l'a  appelé  le  chancefier  de  fer,  l'imagination 
contemporaine  se  l'est  volontiers  représenté  sous  les  traits  d'un  che- 
valier du  moyen  âge,  couvert  de  son  armure,  et  cachant  sous  l'épais 
métal  les  pensées,  les  sentimens,  les  aspirations  d'un  autre  âge.  Il  y 
a  beaucoup  de  banalité  dans  cette  appréciation  portée  sur  un  homme 
qui  aurait  voulu,  comme  il  disait,  faire  de  la  pofitique  en  caleçon  de 
bains.  Nous  regrettons  d'avoir  à  la  contredh-e  puisqu'elle  paraît  satis- 
faire beaucoup  d'esprits;  mais,  à  parler  franchement,  M.  de  Bismarck 
ressemble  à  tous  les  grands  personnages  historiques  qui  ont  rempli  une 
tâche  analogue  à  la  sienne.  On  ne  crée  pas  un  empire  sans  faire  inter- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  951 

venir  le  fer  et  le  feu  :  il  s'en  est  rendu  compte  dès  le  premier  jour,  et, 
comme  il  ne  reculait  jamais  devant  l'expression  de  sa  pensée,iln'apas 
hésité  à  le  dire. En  le  faisant,  il  n'a  été  ni  ancien,  ni  moderne;  il  a  été 
de  tous  les  temps.  Mais  il  s'est  montré  extrêmement  moderne  dans  tous 
ses  autres  procédés.  Rarement  esprit  a  été  plus  exempt  de  préjugés  et 
plus  vraiment  libre  et  original  que  le  sien.  Les  moyens  lui  importaient 
peu,  pourvu  qu'ils  aboutissent  :  aussi  les  a-t-il  tous  employés  avec 
une  parfaite  indifférence,  les  variant  à  l'infini  et  passant  de  l'un  à 
l'autre  suivant  les  circonstances  et  les  occasions.  Un  de  ses  grands  mé- 
rites est  de  n'avoir  jamais  mis  d'amour-propre  à  persévérer  dans  une 
voie  lorsqu'il  s'apercevait  qu'elle  était  sans  issue,  ou  que  l'issue  en 
était  dangereuse.  Il  savait  se  retourner,  revenir  sur  ses  pas,  prendre 
une  autre  direction.  Lorsqu'il  a  inauguré  le  Culturkampf  et  qu'il  a  si 
fièrement  proclamé  qu'U  n'irait  jamais  à  Canossa,  on  a  pu  le  croire  un 
adversaire  forcené  du  catholicisme,  presque  un  sectaire,  et  il  faisait 
partout  l'admiration  des  adoptes  de  la  libre  pensée.  Quelques  années 
plus  tard,  il  a  eu  besoin  des  cathohques  au  Reichstag  et  du  pape  pour 
agir  sur  eux:  subitement  l'ère  des  lois  de  mai  s'est  trouvée  terminée, 
et  l'intraitable  chancelier  n'a  pas  eu  d'attentions  assez  délicates  et 
assez  fines  pour  Léon  XIll.  Il  a  manié  avec  une  maîtrise  sans  égale 
tous  les  instrumens  que  les  dernières  inventions  du  progrès  mettaient 
au  service  de  sa  volonté,  et  nul  par  exemple  n'a  su  mieux  que  lui  se 
servir  et  jouer  des  journaux.  Peut-être  dira-t-on  que  si  ce  ne  sont  pas 
ses  procédés  qui  sont  d'un  autre  temps,  c'est  son  œuvre  elle-même 
qui  porte  une  empreinte  peu  moderne  ;  mais  son  œuvre,  c'est  l'Alle- 
magne, et  l'Allemagne  échappe,  semble-t-il,  à  ce  reproche.  Avec  un 
tel  homme,  il  ne  faut  pas  se  payer  de  mots,  car  il  ne  l'a  jamais  fait 
lui-môme.  Il  a  été  notre  ennemi,  il  nous  a  fait  beaucoup  de  mal;  nous 
trouvant  sur  son  chemin,  il  nous  a  durement  broyés  pour  continuer 
sa  route  ;  il  l'a  fait  sans  pitié,  peut-être  sans  haine,  imiquement  parce 
que  nous  étions  pour  lui  un  obstacle.  La  seule  conclusion  à  en  tirer 
c'est  qu'il  est  très  regrettable  pour  la  France  qu'il  soit  né  de  l'autre 
côté  de  la  frontière  au  lieu  de  celui-ci.  Pourquoi  ne  pas  avoir  le  cou- 
rage de  dire  que  nous  aurions  été  heureux  d'avoir  son  pareil?  Ce 
bonheur  nous  esc  arrivé  quelquefois  dans  notre  histoire,  et  nous  a 
manqué  dans  ces  derniers  temps. 

Il  a  eu  très  froidement,  très  résolument,  les  intentions  de  tout  ce 
qu'U  a  fait,  et  sa  volonté  a  toujours  suivi  sa  pensée  avec  une  exacti- 
tude implacable.  11  n'y  a  probablement  plus  au  inonde  que  M.  Crispi 
pour  croire  que  c'est  la  Krance  qui  a  voulu  la  guerre  de  1870-1871,  et 


952  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  l'Allemagne  ne  l'a  faite  que  contrainte  et  forcée.  L'incorrigible 
conspirateur  a  émis  de  nouveau  cette  assertion  le  lendemain  même  de 
la  mort  de  M.  de  Bismarck.  Peut-être  ne  l'aurait-il  pas  fait  aussi  libre- 
ment la  veille,  car  il  aurait  pu  s'attirer  un  démenti.  Au  surplus,  il  l'avait 
reçu  par  avance.  Tout  le  monde  connaît  aujourd'hui,  d'après  sa  propre 
relation,  la  manière  dont  M.  de  Bismarck  a  tronqué  et  dénaturé  la  fa- 
meuse dépêche  d'Ems  dans  un  déjeuner  avec  MM.  de  Moltke  et  de 
Roon,  après  quoi,  raconte-t-il  complaisamment,  il  se  remit  à  table 
avec  ses  convives,  et  ils  mangèrent  tous  les  trois  d'un  bien  meilleur 
appétit.  Il  espérait  que  la  France  se  sentirait  provoquée  parle  ton  qu'il 
avait  su  donner  à  la  dépêche,  et  malheureusement  il  ne  Js'est  pas  trompé. 
Puisqu'il  a  revendiqué  la  responsabilité  de  la  guerre,  pourquoi  ne  pas 
la  lui  laisser?  C'est  une  question  à  régler,  comme  il  l'a  dit  un  jour, 
entre  lui  et  son  créateur  :  à  l'égard  des  hommes,  elle  est  éclaircie  de- 
puis longtemps.  Gardons  à  M.  de  Bismarck  sa  grandeur  tragique.  La 
guerre,  nous  l'avons  dit,  était  entrée  dès  l'origine  dans  le  plan  qu'il 
avait  formé.  Il  l'a  voulue  contre  l'infortuné  Danemark,  et  il  y  a  entraîné 
l'Autriche.  En  agissant  ainsi,  il  savait  fort  bien  qu'il  aurait  ensuite  à 
se  tourner  contre  l'Autriche,  et  c'est  encore  ce  qu'il  voulait.  Il  n'ignorait 
pas  davantage  que  le  jour  viendrait  où  il  aurait  à  rendre  compte  à  la 
France  d'une  politique  où  celle-ci  s'était  laissé  duper.  Il  a  lui-même 
choisi  le  jour.  Rien,  en  tout  cela,  n'était  imprévu  pour  lui.  Il  n'était 
pas  homme  à  reculer  devant  trois  guerres,  et  il  en  aurait  provoqué 
tout  aussi  imperturbablement  une  quatrième,  s'il  l'avait  jugée  néces- 
saire, ou  seulement  utile.  Il  n'a  pas  cru  qu'elle  le  fût,  et  il  s'est  ar- 
rêté. 11  a  su  se  borner.  Il  n'a  eu  d'autre  préoccupation,  dans  la  seconde 
partie  de  sa  carrière,  que  de  consolider  par  la  paix  ce  qu'il  avait  fondé 
par  la  guerre,  et  d'entretenir  pour  cela  entre  les  puissances  de  l'Europe, 
petites  et  grandes,  un  équilibre  aussi  parfait  que  possible.  L'œmTe  de 
conservation  qu'il  a  maintenue  pendant  vingt  'ans  n'est  pas  celle  qui 
dans  l'histoire  lui  fera  le  moins  d'honneur.  C'est  alors  surtout  qu'il 
s'est  montré  génial,  parce  qu'il  s'est  contenu  dans  la  prospérité.  Ajou- 
tons, pour  être  complet,  qu'il  a  su  merveilleusement  di\dser  les  autres 
autour  de  lui,  et  que  l'équilibre  général  qu'il  a  établi  se  composait 
surtout  des  hostilités  latentes  qu'il  avait  su  faire  naître  et  qu'il  entrete- 
nait avec  une  complaisance  discrète.  Mais  si  nous  lui  rendons  la  jus- 
tice qu'il  a  voulu  la  paix  dans  cette  seconde  période,  cela  nous  permet 
de  dire  avec  plus  d'assurance  qu'il  a  voulu  la  guerre  dans  la  première, 
et  qu'il  l'a  faite  de  propos  délibéré.  Il  s'est  mis  lui-même,  avec  une 
audace  sans  pareille,  au-dessus  des  panégyristes  qui  ont  essayé  depuis 


BEVUE.    CHRONIQUE.  953 

et  qui  essaient  encore  aujourd'hui,  très  maladroitement,  de  contester 
cette  vérité.  Il  s'est  montré  à  l'histoire  tel  qu'il  était,  et  les  élémens 
pour  le  juger  ne  feront  pas  défaut.  Nous  ^n  avons  déjà  un  nombre 
presque  suffisant  :  ses  Mémoires  nous  en  apporteront  sans  doute  un 
contingent  nouveau  et  qui  sera  le  bienvenu.  Rien  ne  remplace  sa  propre 
parole.  Lorsqu'elle  est  sincère,  —  ce  qui,  bien  entendu,  n'arrive  pas 
toujours,  —  elle  atteint  les  dernières  limites  de  la  franchise,  et  elle  a 
par  surcroit  quelque  chose  de  pittoresque,  d'incisif,  de  corrosif  qu'il 
est  impossible  d'imiter.  Elle  grave  à  l'eau-forte  et  d'un  trait  ineffaçable. 
Si  vraiment  M.  de  Bismarck,  qui  s'est  tant  prodigué  en  conversations 
pendant  sa  vie,  a  encore  quelque  chose  à  nous  dire,  nous  l'attendons 
avec  un  intérêt  bien  naturel.  Indépendamment  du  rôle  qu'il  a 
joué,  peu  d'hommes  ont  été  plus  intéressans.  Mais  d'autres,  très  inté- 
ressans  aussi  de  leur  vivant,  ont  si  étrangement  trompé  la  postérité 
avec  leurs  confidences  posthumes,  qu'il  convient  d'attendre  avant  de 
se  prononcer. 

Tournons-nous,  en  attendant,  d'un  côté  où  nous  n'avons  que  des 
sympathies  à  éprouver  et  à  exprimer  :  nous  voulons  parler  de  la 
Hollande.  Elle  est  à  la  veille  de  célébrer  de  grandes  fêtes,  où  tous 
les  souvenirs  de  son  histoire  se  presseront  dans  les  esprits.  La 
jeune  reine  Wilhelmine  atteint  en  ce  moment  sa  majorité  politique, 
fixée  à  dix-huit  ans  par  la  constitution.  Elle  est  la  dernière  héritière 
d'une  grande  race.  On  sait  que  le  dernier  roi  des  Pays-Bas,  Guillaume  III, 
a  vu  mourir  successivement  les  trois  fils  qu'il  avait  eus  d'un  premier 
mariage.  La  situation  devenait,  sinon  critique,  au  moins  obscure  et 
incertaine.  Le  roi  contracta  un  nouveau  mariage  avec  la  princesse 
Emma  de  Waldeclc-Pyrmont,  et  de  ce  mariage  naquit,  le  31  août  1880, 
la  reine  Wilhelmine.  Un  dernier  rejeton  venait  à  naître  du  vieil  arbre 
historique,  rejeton  encore  bien  frôle  alors,  autour  duquel  se  groupaient 
les  espérances  du  pays.  Un  enfant  du  sexe  féminin  représentait  l'an- 
tique maison  d'Orange-Nassau,  remontant  au  comte  Olhon  de  Nassau 
qui  vivait  en  1290,  et  dont  les  membres  les  plus  illustres  furent  le 
Grand  Taciturne,  l'adversaire  de  Philippe  II  d'Espagne,  les  princes 
Maurice  et  Frédéric-Henri,  les  valeureux  chefs  d'armée  et  stalhou- 
ders  des  Provinces-Unies,  et  Guillaume,  stalhouder  do  Hollande 
et  de  Zélandc  et  roi  d'Angleterre.  Il  était  difficile  de  réunir  plus  de 
gloire  autour  d'un  berceau.  Le  roi  (uiillaiime  III  vérul  encore  dix 
ans  :  il  est  mort  en  novembre  1890,  après  un  règne  qui  a  été 
heureux  pour  la  Hollande  et  lui  a  laissé  des  souvenirs  reconnaissans. 


954 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


On  assure  qu'il  n'avait  rien  dans  son  caractère  d'un  roi  constitu- 
tionnel ;  il  était  naturellement  autoritaire  et  \iolent,  brusque  et  em- 
porté, avec  des  retours  où  Ton  retrouvait  de  la  bonté  ;  mais  il  a  eu 
assez  de  force  sur  lui-même  pour  maîtriser  ses  défauts,  et  son  peuple 
n'a  jamais  eu  à  en  souffrir.  H  a  été,  en  somme,  un  roi  très  correct. 
Sous  son  règne  l'accord  entre  la  Hollande  et  la  maison  d'Orange-Nas- 
sau n'a  fait  que  se  resserrer  ;  mais  on  pouvait  se  demander  ce  qu'il  en 
ad\dendrait  après  lui. 

La  tutelle  de  la  jeune  reine  a  été  exercée  par  sa  mère  et  par  un 
conseil  composé  de  quelques  hauts  personnages  et  fonctionnaires  de 
l'État.  La  reine  Emma  est  Allemande;  on  ne  saurait  trop  louer  le  soin 
qu'elle  a  pris  pour  se  faire  adopter  par  sa  nouvelle  patrie.  Elle  est  deve- 
nue vraiment  Néerlandaise,  s'inspirant  toujours  des  intérêts  du  pays,  \"i- 
vant  de  ses  mœurs,  et  mettant  ra[)plication  la  plus  intelligente  à  favori- 
ser le  développement  de  ses  institutions.  Nous  dirons  dans  un  moment 
les  progrès  que  la  Hollande  a  faits  sous  la  Régence.  Lorsqu'on  regarde 
aujourd'hui  les  trônes  de  l'Europe,  U  faut  bien  avouer  que  ceux  cjui  sont 
occupés  par  des  femmes  ne  le  sont  pas  le  moins  bien,  et  cela  est  vrai 
même  de  cette  malheureuse  Espagne,  qui  serait  plus  malheureuse 
encore,  —  parce  qu'elle  aurait  été  plus  troublée  à  l'intérieur,  —  si  elle 
n'avait  pas  la  reine  Christine.  La  reine  Emma  n'a  pas  eu  à  traverser  des 
crises  aussi  terribles.  Son  gouvernement  a  été  régulier,  normal  et  tran- 
quille ;  mais  elle  s'est  acquittée  de  ses  devoirs  avec  un  tact  auquel  les 
partis  les  plus  opposés  rendent  hommage,  et  qui  pourrait  servir 
d'exemple  à  tous  les  souverains  constitutionnels.  H  servira,  en  tout 
cas,  de  modèle  à  sa  fille.  La  reine  a  remph  son  rôle  de  mère  comme 
son  rôle  de  régente,  avec  quelque  chose  de  plus  touchant.  On  s'ac- 
corde à  reconnaître  que  grâce  à  l'éducation  qu'elle  a  donnée  à  sa  fille, 
celle-ci,  bien  que  si  jeune  encore,  est  déjà  douée  des  connaissances 
multiples,  tant  pohtiques  que  littéraires  et  artistiques,  qui  font  une 
femme  distinguée.  Rien  n'a  été  négligé  pour  lui  permettre  de  remplir 
dignement  la  tâche  qui  lui  incombe.  On  ne  peut  que  s'en  réjouir 
pour  cette  honnête  et  vaillante  nation  néerlandaise  qui,  bien  qu'exi- 
guë si  on  regarde  seulement  le  territoire  qu'elle  occupe  en  Europe,  est 
si  grande  dans  l'histoire,  et  si  digne  aujourd'hui  même  par  son  esprit 
de  conduite  d'attirer  et  de  retenir  l'attention. 

C'est  le  6  septembre  qu'aura  heu  officiellement  la  prise  de  pos- 
session du  pouvoir  par  la  reine  Wilhelmine.  Une  cérémonie  solen- 
nelle aura  heu  à  cette  occasion  dans  la  grande  église  d'Amsterdam, 
où  son  père  et  son  grand-père  ont  également  inauguré  leurs  règnes. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  9o") 

Celte  cérémonie,  bien  ■  qu'elle  doive  avoir  lieu  dans  le  principal 
temple  protestant  de  la  ville,  n'aura  aucun  caractère  confessionnel. 
Le  territoire  néerlandais  est  l'asile  de  la  tolérance  ;  il  l'a  d'ailleurs 
été  presque  toujours,  sauf  dans  quelques  momens  de  l'histoire, 
momens  lointains  heureusement,  où  les  passions  confessionnelles  se 
sont  déchaînées  et  heurtées  partout.  Aujourd'hui,  la  liberté  de  con- 
science est  absolue.  Au  milieu  d'une  majorité  protestante  calviniste, 
les  catholiques  représentent  les  deux  cinquièmes  de  la  population, 
avec  un  appoint  d'Israélites.  Cette  population,  très  religieuse  dans 
ses  différentes  confessions,  a  toujours  témoigné  un  grand  attache- 
ment à  la  dynastie  protestante  dont  les  rois,  de  leur  côté,  ont  pris 
l'habitude  de  traiter  tous  leurs  sujets  avec  une  parfaite  impartia- 
hté.  La  cérémonie  da  6  septembre  conservera  donc  un  caractère  tout' 
politique.  La  reine  prêtera  serment  à  la  Constitution  en  présence  des 
hauts  fonctionnaires  ci^dls  et  militaires,  des  représentans  des  puis- 
sances étrangères  et  des  membres  des  États  Généraux.  Ces  derniers 
prononceront  à  leur  tour,  dans  la  forme  consacrée,  le  serment  de  fidélité 
à  la  nouvelle  souveraine.  Puis,  il  y  aura  de  grandes  réjouissances.  Le 
programme  comprend  un  banquet  et  une  représentation  de  gala  à  Ams- 
terdam, une  entrée  solennelle  à  la  Haye,  des  revues  de  la  flotte  et  de 
l'armée,  enfin  tout  ce  qui  peut  relever  l'éclat  de  ces  sortes  de  représen- 
tations. Plusieurs  sultans  et  princes  indiens,  vassaux  du  gouvernement 
des  Indes,  enverront  des  représentans  qui  rappelleront  à  la  Néerlande 
ses  possessions  éloignées.  Enfin,  pendant  plusieurs  jours,  le  pays  sera 
en  liesse,  et  une  fois  de  plus,  son  vieil  attachement  à  la  maison 
d'Orange-Nassau  se  manifestera  pas  des  démonstrations  qui  auront  le 
mérite  d'être  sincères.  Puis  la  Hollande  reprendra  sa  \ie  ordinaire,  qui 
est  tranquille  et  heureuse,  —  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'elle  soit  exempte, 
tant  s'en  faut!  de  passions  politiques.  Il  y  en  a  là  comme  partout  ail- 
leurs, et  les  partis  y  sont  même  devenus  si  nombreux  qu'il  est  presque 
difficile  d'en  faire  le  compte.  On  en  voit  constamment  naitre  de  nou- 
veaux. 

n  n'y  en  avait  que  deux  autrefois,  le  parti  libéral  et  le  parti  con- 
servateur, et  leurs  dénominations  disaient  assez  exactement  ce  qu'ils 
étaient.  Le  parti  libéral  était  libéral.  Les  catholiques  qui  sont,  nous 
l'avons  dit,  en  minorité  dans  le  pays,  se  rattachaient  assez  naturelle- 
ment à  lui,  et  obtenaierit,  gri\ce  à  sou  concours,  soit  dans  l'ordre  sco- 
laire, soit  dans  l'ordre  religieux,  tles  satisfactions  précieuses.  Le  parti 
conservateur  était  aristocrate  et  protestant.  Autour  de  ces  partis  fon- 
damentaux, on  en  voyait  déjà  se  dessiner  deux  autres  destinés  à  se  dé- 


956  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

velopper  plus  tard  :  le  parti  catholique  qui  ne  devait  pas  faire  long- 
temps bon  ménage  avec  les  libéraux,  et  le  parti  anti-révolutionnaire. 
Ce  dernier,  profondément  calviniste,  et  qui  combattait  en  les  chargeant 
de  tous  les  péchés  du  monde  les  principes  de  la  Révolution,  a  eu  d'abord 
pour  chef  M.  Groen  van  Prinsterer,  et  ensuite  M.  Kuyper;  puis,  peut-être 
parce  qu'il  a  poussé  trop  loin  en  matière  de  discipline  religieuse  l'exagé- 
ration de  ses  propres  principes,  il  s'est  partagé  en  plusieurs  sections, 
l'une  restant  sous  la  direction  de  M.  Kuyper,  tandis  que  l'autre  passait 
sous  celle  de  M.  Lohman.  Les  catholiques  ne  se  sont  pas  toujours  mon- 
trés plus  unis.  D'abord  groupés  sous  la  direction  de  M.  Schaepman, 
ils  n'ont  pas  tardé  à  se  di\dser  à  leur  tour.  Les  libéraux  n'ont  pas 
mieux  échappé  au  sort  commun  :  les  uns  s'appellent  aujourd'hui 
modérés,  les  autres  progressistes,  et  ce  sont  ces  derniers  qui  sont  au 
pouvoir.  Enfin,  deux  groupes  nouveaux,  celui  des  socialistes  et  celui 
des  chrétiens  historiques,  sont  venus  compliquer  encore  la  situation. 
Les  socialistes  ne  sont  pour  le  moment  ni  très  nombreux,  ni  très 
influens,  mais  qui  sait  ce  que  l'avenir  leur  réserve?  Quant  aux  chré- 
tiens historiques,  ils  se  sont  détachés  des  anti-révolutionnaires  de 
M.  Kuyper,  comme  Ta  fait  aussi  M.  Lohman,  et  ils  obéissent  tant  bien 
que  mal  à  M.  Bronsveld.  Ce  sont  des  protestans  très  particularistes, 
qui  n'ont  pas  pu  se  plier  aux  tendances  conciliantes  de  M.  Kuyper 
envers  les  catholiques,  et  qui  préfèrent  se  rapprocher  des  libéraux. 
Cette  nomenclature  sommaire  des  partis  néerlandais  ne  paraîtra  peut- 
être  pas  bien  claire,  mais  cela  tient  pour  beaucoup  à  la  situation  elle- 
même.  Elle  présente,  dans  son  évolution,  une  assez  grande  mobilité. 
Toutes  les  fois  qu'une  des  questions  agitées  depuis  un  demi-siècle, 
question  scolaire,  question  militaire,  question  électorale,  ^^.ent  à  se 
poser,  —  ce  qui  arrive  presque  constamment,  tantôt  à  l'une  et  tantôt 
à  l'autre,  —  on  voit  les  partis  politiques  subir  une  décomposition  et 
adopter  une  classification  nouvelle,  sans  qu'il  soit  d'ailleurs  facile  de 
pressentir  d'avance  comment  chacun  d'eux  votera,  ni  même  quelque- 
fois de  comprendre  après  coup  pourquoi  il  a  voté  comme  il  l'a  fait. 
Mais  cela  n'empêche  pas  le  progrès  de  s'accomplir  :  il  a  été  très  sen- 
sible en  Hollande  depuis  quelques  années. 

En  matière  scolaire,  par  exemple,  les  catholiques  ont  commencé 
par  obtenir  le  droit  d'ouvrir  des  écoles  sans  autorisation  préalable.  Ils 
se  sont  engagés  ensuite  dans  une  campagne  qui  n'a  pas  été  très  heu- 
reuse contre  les  écoles  publiques  :  ils  les  accusaient  d'être  irréligieuses 
parce  que  le  principe  de  la  neutralité  de  l'enseignement  y  était  étroi- 
tement observé.  On  a  livré  à  ce  sujet  de  grandes  batailles;  le  gouver- 


REVUE.    CHRONIQUE.  957 

nernent  a  toujours  maintenu  la  neutralité  de  l'école,  et  il  a  triomphé 
jusqu'ici.  On  aurait  voulu  l'obliger,  au  lieu  des  écoles  mixtes  qu'il 
dirige  actuellement,  d'avoir  des  écoles  particulières  pour  chaque  con- 
fession, ce  qui  était  pratiquement  d'une  exécution  difficile.  On  lui  a 
même  contesté  parfois  le  droit  d'enseigner,  ce  qui  est  une  question 
toute  différente  de  la  première.  Les  catholiques,  voyant  qu'ils  n'abou- 
tissaient à  rien  sur  ce  terrain,  en  ont  très  habilement  adopté  un  autre  : 
ils  ont  réclamé  pour  leurs  écoles  une  quote-part  des  subsides  accordés 
très  abondamment  à  celles  de  l'État.  Ils  voyaient  dans  cette  répartition 
des  libéralités  budgétaires  une  application  plus  respectueuse  et  plus 
vraie  de  ce  principe  de  neutralité  et  d'impartialité  dont  le  gouverne- 
ment se  réclamait  sans  cesse.  Chose  curieuse,  —  on  assure  à  la  vérité 
que  c'est  pour  se  débarrasser  d'une  question  qui  encombrait  l'arène 
politique  et  qui  dénaturait  toutes  les  combinaisons  des  politiciens,  — 
une  partie  de  la  gauche  a  voté  cette  réforme  qui  est  aujourd'hui  passée 
dans  la  loi.  Loi  de  pacification,  a-t-ondit;  mais  elle  ne  mérite  encore 
qu'imparfaitement  ce  titre.  Une  disproportion  considérable  a  été 
maintenue  entre  les  subsides  réservés  aux  écoles  pubhques  et  ceux 
qui  sont  attribués  aux  écoles  libres  ;  et  les  catholiques  continuent  de 
protester  contre  cette  inégalité  qu'il  sera  sans  doute  difficile  de  main- 
tenir longtemps,  après  avoir  admis  le  principe  de  la  répartition  com- 
mune. Quoi  qu'U  en  soit,  les  catholiques  ont  obtenu  déjà  la  réali- 
sation d'une  partie  importante  de  leur  programme.  xMliés  tantôt  avec 
les  uns,  tantôt  avec  les  autres,  ils  ne  perdent  jamais  de  vue  le.  but 
qu'ils  poursuivent,  et  leur  persévérance  leur  assurera  sans  doute  de 
nouveaux  succès. 

En  matière  électorale,  la  législation  néerlandaise  a  été  profondé- 
ment modifiée  depuis  peu  d'années.  Il  serait  trop  long  de  raconter 
toutes  les  luttes  qui  ont  eu  lieu  à  ce  sujet,  et  de  faire  l'histoire  de  tous  les 
projets  qui  se  sont  succédé.  On  est  parti  du  cens,  et  d'un  cens  assez 
élevé,  puisque,  d'après  la  constitution  de  ISiS,  il  ne  devait  être  ni  infé- 
rieur à  20  florins,  ni  supérieur  à  160  :  il  était  en  fait  beaucoup  plus 
rapproché  du  premier  cliiffre  que  du  second,  et  il  variait  d'ailleurs 
suivant  les  provinces.  Le  florin  vaut  "1  fr.  10.  Ce  système  donna  lieu  à 
des  critiques  nombreuses.  Une  commission  fut  nommée  en  1883  pour 
«  examiner  les  dispositions  de  la  loi  fondamentale  qu'il  serait  utile  et 
actuellement  opportun  de  modifier.  »  L'examen  de  la  commission  dura 
quatre  années,  et  il  en  sortit  finalement,  en  1887,  au  moment  de  la  ré- 
vision de  la  Constitution,  un  texte  qui  paraissait  beaucoup  plus  propre 
à  laisser  la  question  ouverte  qu'à  la  clore.  Lo  voici,  en  e(Tet  :  «  Les 


958  REVUE    DES    DEUX    xMONDES. 

membres  de  la  seconde  Chambre  sont  élus  directement  par  les  régni- 
coles  mâles,  en  même  temps  Néerlandais,  qui  possèdent  les  conditions 
d'aptitude  et  de  bien-être  social  à  déterminer  par  la  loi  électorale,  et  qui 
ont  atteint  l'âge  à  fixer  par  cette  loi,  lequel  ne  pourra  être  inférieur  à 
vingt-trois  ans.  »  C'était  renvoyer  toute  la  dilticulté  à  une  loi  ulté- 
rieure. Les  conditions  d'aptitude  pouvaient  être  réduites  à  savoir  si- 
gner son  nom,  et  les  conditions  de  bien-être  social  à  ne  pas  être  inscrit 
au  bureau  de  bienfaisance  :  au  fond,  c'est  le  projet  qu'a  présenté  bien- 
tôt après  M.  Tak  van  Poortvliet.  Les  mêmes  conditions  pouvaient,  au 
contraire,  être  rendues  très  rigoureuses  et  difficiles  à  réurdr,  et  c'est 
bien  ce  que  voulaient  les  conservateurs,  qui  invoquaient  l'esprit  plutôt 
que  le  texte  du  projet  de  la  commission. 

En  attendant  que  fût  résolue  cette  difficulté,  peut-être  insoluble 
dans  les  conditions  où  elle  était  posée,  on  s'est  arrêté  à  un  règlement 
provisoire,  d'après  lequel  était  électeur  tout  Néerlandais  de  vingt-trois 
ans  qui  justifierait,  soit  d'une  taxe  personnelle  en  raison  de  la  valeur 
locative  de  la  maison  ou  de  la  partie  de  maison  qu'il  habitait,  taxe  dont 
le  montant  variait  suivant  la  population  de  la  commune,  soit  d'une 
taxe  foncière  de  10  florins.  C'était  déjà  un  abaissement  très  notable 
du  cens  primitif.  Le  projet  de  M.  Tak,  ministre  de  l'intérieur  du  cabinet 
libéral  formé  par  M.  van  Tienhoven,  allait  beaucoup  plus  loin,  nous 
lavons  dit,  et  sa  tendance  manifeste  était  de  supprimer  tout  rapport 
entre  le  droit  électoral  et  le  payement  d'un  impôt;  mais  il  n'a  pas  été 
voté,  et  il  a  même  été  retiré  par  son  auteur  après  les  débats  les  plus 
orageux  qui  se  soient  produits  au  parlement  néerlandais.  Désavoué 
par  M.  van  Tienhoven  lui-même,  il  n'a  eu  d'autre  résultat  que  d'aug- 
menter la  di\dsion  parmi  les  libéraux.  Enfin,  après  les  élections  de  189i, 
M.  Roëll,  chargé  de  former  un  nouveau  cabinet,  y  a  fait  entrer  des 
élémens  assez  variés,  sans  doute  dans  un  espoir  de  conciUation, 
et  cet  espoir  n'a  pas  été  complètement  déçu.  Le  général  Schneider, 
catholique,  y  figurait  à  côté  de  M.  van  Houten,  libéral  et  anticlérical 
très  accentué.  M.  van  Houten,  autrefois  l'ami  poUtique  de  M.  Tak, 
devenu  depuis  son  adversaire,  a  eu  le  mérite  de  réussir  où  l'autre 
avait  échoué.  Il  est  l'auteur  de  la  loi  électorale  de  1896,  qui  régit 
aujourd'hui  la  Néerlande  et  sous  le  régime  de  laquelle  se  sont  faites 
les  élections  de  1897.  Cette  loi  accorde  le  droit  de  vote  àtous  les  régni- 
coles  âgés  de  plus  de  vingt-cinq  ans,  qui  payent  un  impôt  foncier  d'au 
moins  2  francs  ;  ou  qui  jouissent  d'un  revenu  minimum  fixé  par  la 
loi  d'après  l'importance  des  communes,  d'une  inscription  au  grand 
livre  d'au  moins  200  francs,  ou  d'un  livret  de  caisse  d'épargne  de 


REVUE.    CHROMQUE.  959 

100  francs;  ou  encore  qui  exercent  une  profession  libérale,  ou  qui  ont 
passé  avec  succès  les  examens  pour  une  fonction  publique.  En'  vertu 
de  cette  loi,  le  nombre  des  électeurs  s'est  élevé  d'environ  400  000,  ce 
qui  est  un  pas  très  considérable  dans  le  sens  de  l'extension  du  droit 
de  suffrage.  Une  telle  loi  suffirait  pour  illustrer  la  régence  de  la  reine 
Emma. 

Nous  avons  aussi  fait  allusion  à  la  loi  militaire.  La  question  pendante 
depuis  plusieurs  années,  et  agitée  avec  passion  entre  les  partis,  était 
celle  de  la  suppression  du  remplacement.  Elle  vient  d'être  tranchée. 
La  Hollande  aura  désormais  le  service  personnel,  avec  des  exemptions 
pour  les  séminaristes  et  les  membres  du  clergé  des  différentes  commu- 
nautés religieuses.  C'est  au  ministère  progressiste  de  M.  Pierson,  qui 
a  succédé  au  ministère  Roëll  après  les  élections  dernières,  qu'est  due 
cette  réforme  si  longtemps  disputée.  Le  programme  du  cabinet  actuel 
comprend  encore  une  revision  de  la  loi  scolaire  dans  le  sens  de  l'in- 
struction obligatoire,  mais  le  projet  n'a  pas  encore  été  mis  en  discus- 
sion. D'autres  se  rapportent  à  l'amélioration  des  habitations  ouvrières, 
aux  conditions  du  travail,  à  l'assistance,  à  la  protection  de  l'enfant 
et  de  la  femme,  à  l'assurance  obligatoire  contre  les  accidens  dans  cer- 
taines professions  ouvrières.  Nous  ne  voulons  pas  dire  que  tout  soit  à 
approuver  dans  ces  projets  dont  quelques-uns  ont  une  tendance  socia- 
liste assez  prononcée.  On  ne  saurait  non  plus  louer  sans  réserves  la 
loi  récente  qui  a  établi  un  impôt  général  sur  la  fortune.  Mais  on  voit 
par  ces  quelques  indications  à  quel  point  les  idées,  les  projets,  les  ré- 
formes fermentent  en  quelque  sorte  dans  la  Néerlande.  La  \ie  poli- 
tique y  a  atteint,  depuis  quelques  années,  une  activité  d'autant  plus 
remarquable  qu'elle  est  féconde,  et  qu'elle  aboutit  à  des  résultats  par- 
faitement tangibles,  ce  qui  n'arrive  pas  partout.  C'est  ce  que  nous 
avons  voulu  indiquer  au  début  de  ce  nouveau  règne  qui,  commenrant 
avec  une  reine  de  dix-huit  ans,  sera  long  sans  doute  et  que  nous  sou- 
haitons heureux  et  prospère.  Il  s'ouvre  sous  les  meilleurs  auspices.  Les 
Hollandais  sont  sages  et  prudens;  ils  ont  acquis  par  l'exercice  même 
de  libertés  dont  ils  n'ont  jamais  abusé  l'expérience  de  la  vie  publique  ; 
ils  ont  la  continuité  dans  l'offort  et  la  patience  à  en  attendre  les  fruits. 
Les  progrès  qu'ils  ont  déjà  faits  depuis  quelque  temps,  et  dont  nous 
avons  énuméré  les  principaux,  doivent  leur  inspirer  confiance  dans  les 
méthodes  auxquelles  ils  les  doivent,  et  auxquelles  ils  resteront  (idèles. 

Une  bonne  nouvelle  est  venue  de  Madrid  :  le  gouvernement  espa- 
gnol accepte  en  principe  les  conditions  de  paix  imposées  par  le  goii- 


960  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

vernement  américain.  M.  Sagasta  n'a  pas  voulu  garder  la  responsa- 
bilité pour  le  gouvernement  seul  dans  des  circonstances  aussi  graves  : 
il  a  consulté  les  chefs  de  partis,  les  hommes  politiques  imporlans,  et 
presque  tous  ont  reconnu  que  la  paix  était  nécessaire.  Les  républi- 
cains et  les  carlistes  ont  refusé  de  se  prononcer.  M.  Romero  Ilobledo 
et  le  général  Weyler  ont  demandé  la  guerre  à  outrance  ;  mais  ils  ont 
été  seuls  de  leur  avis.  On  peut  donc  regarder,  dès  aujourd'hui,  la  paix 
comme  certaine.  Ses  bases  seront  les  suivantes  :  indépendance  de 
Cuba,  cession  de  Porto-Rico  et  d'une  île  du  groupe  des  Ladrones, 
évacuation  immédiate  des  Antilles,  institution  d'une  commission  his- 
pano-américaine qui  déterminera  le  régime  ultérieur  des  PhiUppines. 
La  question  des  Philippines  sera  la  plus  diflicile  et  la  plus  longue  à 
régler,  et  celle  aussi  qui  pourrait,  en  dehors  de  l'Espagne  et  des  États- 
Unis,  amener  des  complications  d'un  ordre  plus  général.  Il  convient 
de  surveiller  attentivement  les  autres  puissances  qui  ont,  ou  qui 
croient  avoir,  ou  qui  désireraient  se  créer  des  intérêts  dans  le  vaste 
archipel  de  l'Extrômc-Orient,  et  auxquelles  l'initiative  des  fils  de 
Monroë,  débordant  si  loin  de  l'Amérique  et  sur  les  chemins  de  nou- 
veaux continens,  pourrait  bien  servir  d'aiguillon.  Mais  nous  n'avons 
pas  à  devancer  les  négociations;  elles  n'en  sont  qu'à  leur  premier  pas. 
Le  gouvernement  de  Madrid  demande  un  armistice  ;  on  ne  saurait  plus 
le  refuser,  puisque  la  paix  est  assurée  par  le  consentement  de  tous  les 
partis  constitutionnels  en  Espagne,  et  que  la  prolongation  de  la 
guerre,  n'ayant  plus  d'objet,  serait  une  inutile  effusion  de  sang. 

Francis  Cuarmes. 


CHATEAUBRIAND 


(1) 


Messieurs,  —  et  aussi  Mesdames,  car  enfin,  dans  cette  journée 
consacrée  tout  entière  à  Chateaubriand,  ne  nous  adresserons-nous 
pas  un  peu  aux  femmes,  s'il  les  a  beaucoup  aimées,  et  que,  peut-être, 
il  leur  ait  dû,  avec  certaines  qualités  de  race,  ce  que  son  christianisme 
a  dans  la  forme  ou  dans  le  tour,  dans  la  nuance,  qui  le  distingue  du 
christianisme,  identique  sans  doute  au  fond,  mais  plus  austère  pour- 
tant, de  Pascal  ou  de  Bossuet,  —  Messieurs  donc,  et  Mesdames, 
j'éprouverais  quelque  inquiétude,  et  je  me  sentirais  intérieurement 
troublé,  d'ajouter  un  discours  encore  à  tant  d'éloquens  discours  que 
vous  avez  entendus  (2)  si,  d'abord,  votre  affluence  ne  me  rassurait; 
et  puis,  si  je  ne  m'avais  mon  excuse  toute  prête,  ou  ma  justification, 
dans  le  lieu  où  je  parle  de  Chateaubriand,  dans  la  complexité  de  son 
génie,  et  dans  les  circonstances  qui  m'ont  permis  d'accepter  d'en 
parler.  Les  circonstances,  —  si  jamais,  et  je  crois  que  je  vous  le  mon- 
trerai, son  œuvre  n'a  été,  je  ne  dis  pas  plus  u  vivante  »  seulement, 
mais  plus  «  actuelle  »  que  de  nos  jours,  et  depuis  une  quinzaine 
d'années;  —  son  génie,  si  nous  pouvons  être  assez  sûr  que  nos  éloges 

(1)  Confûroni'c  prononcée  à  Saint-.Mulo,  le  1  août  1808,  sous  les  auspices  lic  la 
Société  des  Iliùliophiles  bretons,  et  de  la  ville  de  Saint-Malo.  Je  n'en  ai  rien  re- 
tranché que  l'anecdote  de  la  cuisinière  de  l'abbé  Moreliet,  —  ((uand  le  vieil  ency- 
clopédiste la  faisait  asseoir  sur  ses  yenoux  pour  vérilier  si  Chactas  avait  pu  tenir, 
en  cette  position,  les  pieds  d'Atala  dans  sa  main;  —  niais  j'y  ai  ajouté,  dc-ci,  dc-là 
rpiebiut.'s  i)hrases,  et  (picbiiics  notes. 

(2)  Je  faisais  allusion  par  ces  mots  au  vi^uun-iix  sermon  du  1'.  Oiiivier,  sur 
Clulleaubriand  chrétien  et  patriote,  prononcé  le  malin  méuu'  dans  la  cathédrale  ; 
à  léiofUU'nt  discours  de  M.  II.  M.  de  Vofîiic,  parlani  sur  la  tombe  de  (Mi.iteau- 
briand,  au  nom  de  l'Académie  française;  et  à  la  si)iriluclle  alloiution  (le  M.  .\.de  la 
Itorderie,  [)arlant  à  la  fois  au  nom  de  la  Société  des  ISifiliojiliiles,  dont  il  est -le  pré- 
sident, et  de  la  r.reta;,'ne  entière,  dont  il  s'est  fait  l'énidit,  l'exact,  l'eloiiiient  histo- 
rien. Les  deux  v(dumes  actuellement  parjis  de  sou  Histnire  de  Ihetugne,  que  nous 
avons  eu  leur  teuqis  sij^nalés  à  nos  lecteurs,  annoncent,  ou  plutôt  sont  déjà  l'un 
(les  plus  s(dides  moiuimcns  (pie  l'érudiliiMi  iciMti'Mi|>nr.iine  et  locale  ait  élevés  à  la 
gloire  d'ime  i^randc  province. 

TOME   CXLVIU.   —    1898.  61 


962  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  l'accableront  point;  —  et  le  lieu  enfin  où  je  parle,  à  deux  pas  de 
son  berceau  et  à  quatre  pas  de  sa  tombe. 

Il  est  vrai  que,  comme  je  devais  m'y  attendre,  toutes  les  raisons, 
ou  presque  toutes,  que  vous  pouvez  avoir  d'être  fiers  de  Chateaubriand, 
ici,  à  Saint-Malo,  et  dans  votre  Bretagne  entière,  on  vous  les  a  données. 
M.  de  la  Borderie,  le  patient,  le  savant,  l'exact  historien  de  votre  grande 
province,  vous  les  rappelait  encore  il  ny  a  qu'un  instant.  Qu'y  pour- 
rais-je  bien  ajouter?  Et,  —  avec  une  autorité  d'expérience  que  je  n'ai 
pas,  n'étant  pas  Breton  moi-même,  —  quand  on  vous  a  dit  que  Cha- 
teaubriand avait  fait  passer  dans  son  œuvre  tout  ce  que  la  terre  de 
Bretagne,  ses  grèves  et  ses  landes,  ont  de  charme  doux,  mélancolique 
et  prenant,  que  reste-t-il  encore  à  dire,  ou  à  faire?  Il  reste,  si  je  le  puis, 
à  préciser  ce  que  M.  de  la  Borderie,  et  avant  lui  M.  de  Vogiié,  et  ce 
matin  le  Père  Ollivier  n'ont  voulu  qu'indiquer  d'un  trait;  il  reste  à 
parler  en  critique  ou  en  historien  de  la  littérature;  et,  par  exemple, 
il  reste  à  montrer  ce  qu'il  y  a  eu  d'original,  de  hardi,  d'absolument 
neuf  en  son  temps,  à  faire  entrer,  comme  Chateaubriand,  toute  une 
grande  province,  avec  sa  physionomie  particulière  et  locale,  dans  le 
domaine  déjà  si  riche  alors  de  la  littérature  française. 

Essayons  de  nous  en  rendre  compte.  Lorsqu'il  y  a  de  cela  quelque 
cent  cinquante  ou  deux  cents  ans,  un  Lesage,  l'auteur  de  Gil  Blas,  qui 
était  de  Sarzeau,  ou  un  Duclos,  l'auteur  des  Considérations,  qui  était  de 
Dinan,  débarquaient  à  Paris  par  le  coche,  quel  était  en  effet  leur  pre- 
mier soin,  et  le  plus  pressant?  sinon  de  dépouiller  en  quelque  sorte  leur 
province;  de  prendre,  autant  qu'ils  le  pouvaient,  l'air  de  la  grande 
^ille,le  tondu  beau  monde,  ses  ridicules  au  besoin;  et  d'étonner  fina- 
lement par  l'excès  de  leur  «  parisianisme  »  les  Parisiens  de  Paris  eux- 
mêmes.  Rougissaient-ils  donc  de  leur  origine?  ou  pensaient- ils  que 
ce  fût  une  infériorité  que  de  n'être  pas  né  sous  les  pihers  des  Halles? 
Je  ne  le  crois  pas;  mais,  en  ce  temps-là,  la  mode  était  de  ressembler 
à  tout  le  monde.  Corneille  était  Normand  et  Racine  était  Champenois  : 
nous  en  douterions-nous,  si  nous  ne  le  savions?  et  que  trouvez -vous 
de  si  «  champenois  »  dans  Andromaque,  ou  de  si  «  normand  »  dans 
Polyeucle?  C'est  différent,  quand  on  est  prévenu.  Quand  on  sait  que 
Bossuet  était  de  Dijon,  on  discerne  aisément  des  traits  de  ressem- 
blance, des  rapports  intimes,  des  analogies  profondes  entre  le  carac- 
tère de  son  éloquence,  et  «  les  airs,  les  eaux  et  les  lieux  »  de  Bour- 
gogne. On  a  peut-être  plus  de  peine  à  reconnaître  un  Gascon  dans 


CHATEAUBRIAND.  963 

l'auteur  du  Télémaque,  mais  dès  qu'on  est  averti  qu'il  était  de  Sarlat, 
on  cherche  «  le  cadet,  »  et  on  finit  par  le  découvrir.  Mais,  encore  une 
fois,  il  faut  être  averti.  Et,  généralement,  ce  que  chacun  de  ces  grands 
écrivains  a  de  particulier,  de  personnel,  d'uniqfie  en  son  genre,  n'est 
rien  de  «  local  »,  de  provincial,  de  caractérisé  géographiquement. 
Chateaubriand  tout  au  contraire!  Il  est  Breton,  d'abord  et  entièrement 
Breton.  Et  je  veux  bien  qu'en  le  disant  nous  songions  comme  involon- 
tairement aux  Mémoires  d'outre-Tomhe.  Mais,  voyez  pourtant,  qu'aper- 
cevez-vous de  «  suisse  »  ou  de  «  genevois  »  dans  les  Confessions  de 
Rousseau?  Et  s'il  y  a  certainement  de  jolies  descriptions  du  Valais  dans 
VHéloise,ce  n'est  pas  dans  les  descriptions  ou  dans  les  souvenirs  d'en- 
fance de  Chateaubriand  que  je  reconnais  sa  Bretagne,  mais  plutôt 
dans  la  poésie  pénétrante  et  subtile  dont  toute  son  œuvre  est  im- 
prégnée, mais  dans  le  «  vague  »  de  cette  poésie  même,  et  quand  je 
remonte  jusqu'à  l'origine  d'où  elle  est  dérivée. 

Un  Allemand,  —  illustre  d'ailleurs,  et  justement  illustre,  —  a 
quelque  part  écrit  «  qu'il  n'avait  été  donné  qu'aux  Grecs  et  aux  Ger- 
mains de  s'abreuver  aux  sources  jaillissantes  des  vers  et  à  la  coupe  d'or 
des  Muses.  »  Je  ne  dirai  de  mal  aujourd'hui  ni  des  Germains  ni  des 
Grecs;  et  je  ne  parlerai  pas  des  Italiens,  si  ce  n'est  pour  faire  observer 
en  passant  que  Pétrarque  et  Dante  sont  peut-être  d'assez  grands 
poètes,  et  de  taille  ou  d'envergure  à  ne  redouter  aucune  comparaison  : 
l'épopée  grecque  elle-même  a-t-elle  rien  qui  soit  au-dessus  de  la 
Divine  Comédie?  Quand  il  laissait  échapper  cette  boutade,  le  savant 
Mommsen, —  car  c'était  lui, —  oubliait  en  tout  cas  la  poésie  celtique, 
et  nous,  alors,  il  y  a  trente  ans,  ignorance  ou  modestie,  nous  n'en 
osions  pas  revendiquer  les  titres.  Mais  un  autre  Allemand,  plus  illustre 
encore,  —  puisque  c'est  Richard  Wagner,  —  nous  en  a  rendu  le  courage  ; 
et,  s'il  y  a  d'autres  sources  de  poésie,  le  monde  entier  convient  pré- 
sentement qu'il  n'y  en  a  ni  de  plus  abondante,  ni  de  plus  originale  que 
celle  où  l'Alleniagnc,  lassée  de  ses  ISiholungen,  a  olle-mi'nie  puisé 
Tristan  et  Parsifal.  C'est  qu'il  n'y  en  a  pas  doni  la  mélancolie  dou- 
loureuse et  passionnée,  dont  le  caractère  voluptueux  et  tragique,  dont 
la  tristesse  enivrante  réponde  mieux  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  profond 
dans  les  aspirations  de  l'âme  contemporaine  (1).  Et,  Messieurs,  n'est-ce 


(1)  Je  ne  crois  pas  que  personne  ait  mieux  rarartôrisé  que  Itciian.  dans  dos  pages 
célèbres,  ce  (|ui  fait  le  ctianiic  de  cette  poésie  «  celtique.  »  On  nie  permettra  donc 
d'en  (létîulicr  (Hiciqiics  lifinos  dt)nl  la  vérité  d'application  à  la  personne  même  de 
<'.li.ile,uil>riaiid  est  saisissante  :  <<  Comparée,  dil-il,  à  l'imaf^'inalinn  classitiue. 
l'imagination  celtique  est  vraiment  l'inlini  comparé  au  Uni.  Dans  le  beau  Mabinogi 


964  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  ce  que  voulait  dire  Théophile  Gautier  quand  il  louait  Chateaubriand 
d'avoir  «  inventé  la  mélancolie  et  la  passion  moderne  »  ?  Non,  Clia- 
teaubriand  n'avait  pas  inventé  la  mélancolie  moderne  ;  il  l'avait 
«  retrouvée  ;  »  et,  pour  la  retrouver,  il  n'avait  eu  qu'à  écouter  mur- 
murer en  lui  les  voix  de  la  terre  natale. 

Vous  souvient-il  quel  nom,  dans  sa  jeunesse,  et  déjà,  dans  sa  ma- 
turité commençante,  lui  donnaient  ses  amis  httéraires,  les  Fontanes 
et  les  Joubert  ?  ils  l'appelaient  «  l'Enchanteur»  ;  et  ce  nom  n'est-il  pas 
bien  caractéristique  ?  Assurément,  en  le  lui  donnant,  les  Fontanes  et 
les  Joubert  ne  songeaient  ni  de  Merlin  ni  de  Viviane  !  Avaient-ils  seu- 
lement entendu  parler  de  la  forêt  de  BrocéUande  ?  ou  connaissaient-ils 
cette  parenté  que  l'âme  bretonne  a  de  tout  temps  aimé  entretenir  avec 
les  mystères  de  la  nature  ?  Mais,  dans  la  qualité  du  génie  de  leur  ami, 
ne  réussissant  pas  à  s'en  expliquer  le  prestige,  ils  trouvaient,  et  ils 
avaient  raison,  je  ne  sais  quoi  de  «  magique.  »  Ils  se  rendaient  compte, 
à  une  syllabe  près,  de  ce  qu'ils  admiraient  dans  Andromaque  et  dans 
Iphigénie,  dans  leur  Télémaque  à  plus  forte  raison  :  ils  pouvaient  le 
dii'e;  ils  le  disaient.  Mais  d'A/a/a,  de  Rem-,  du  Génie  du  Christianisme, 
de  V Itinéraire  ou  des  Martyrs,  le  charme  qui  se  dégageait  mettait  leur 
critique  en  défaut.  Séduits  d'abord,  ils  se  reprenaient,  ils  essayaient 
de  rompre  le  cercle;  mais  l'enchanteur  était  le  plus  fort;  et  il  fallait 
se  rendre  ;  et  on  était  heureux  de  s'être  rendu.  N'est-ce  pas  ainsi 
qu'agissent  vos  légendes?  On  en  sourit  d'abord,  comme  de  toutes  les 
légendes,  et  la  raison,  la  «  froide  raison  »  y  résiste,  mais  insensible- 
ment elles  nous  prennent,  et  nous  ne  voyons  pas,  nous  ne  saurions 
pas  définir,  mais  nous  sentons  en  elles  quelque  chose  qui  n'est  pas 
dans  les  autres,  — par  exemple,  dans  les  légendes  des  pays  de  lumière. 
Elles  sont  filles  de  la  terre  de  Bretagne,  dont  la  séduction  n'opère  pas 

du  Sonrje  de  Maxen  Wledif/,  l'empereur  Maxime  voit  en  rêve  une  jei'ue  fille  si  belle 
qu'à  son  réveil  il  déclare  ne  pouvoir  vivre  sans  elle.  [Cf.  dans  les  Mémoires  d'Oii- 
tretombe  la  «  sylphide  »  de  Chateaubriand].  Pendant  plusieurs  années  ses  envoyés 
courent  le  monde  pour  la  lui  trouver  :  on  la  rencontre  enfin  en  Bretagne.  Ainsi  fit 
la  race  celtique  :  elle  s'est  fatiguée  à  prendre  ses  songes  pour  des  réalités  et  à 
courir  après  ses  splendides  visions.  L'élément  essentiel  de  la  vie  poétique  du  Celte, 
c'est  l'aventure,  c'est-à-dire  la  poursuite  de  l'inconnu,  une  course  sans  fin  après 
l'objet  toujours  fuyant  du  désir.  Voilà  ce  que  saint  Brandan  rêvait  au  delà  des 
mers,  voilà  ce  que  Pérédur  cherchait  dans  sa  chevalerie  mystique,  voilà  ce  que  le 
chevalier  Owen  demandait  à  ses  pérégrinations  souterraines...  » 

11  eût  pu  ajouter  :  «  Voilà  ce  que  demandait  à  l'Amérique  du  xviii"  siècle  le 
chevalier  de  Chateaubriand  ;  »  et  nous  dirons  à  notre  tour  :  «  Voilà  ce  qu'applaudit 
aujourd'hui  dans  ces  fictions  multipliées  et  universalisées  par  le  pouvoir  de  la 
musiciue  une  humanité  que  le  progrès  matériel  et  celui  de  la  science  n'ont  pas 
encore  guérie  de  la  soif  de  l'infini.  » 


CHATEAUBRIAND.  965 

tout  de  suite,  ni  sur  tout  le  monde,  ni  par  des  moyens  ordinaires,  de 
ceux  qui  sont  énumérés  dans  les  Guides:  et  les  amis  de  Chateaubriand 
ont  bien  pu  s'en  étonner;  mais  vous.  Messieurs,  et  vous.  Mesdames, 
dans  la  nuance  de  sa  mélancolie,  vous  avez  reconnu  le  Breton,  et  qu'im- 
porte que  les  autres  ne  l'aient  pas  «  reconnu,  »  s'ils  en  ont  subi  le 
charme  impérieux? 

Ajoutons  encore  un  trait.  Dans  une  page  souvent  citée  de  son  Génie 
du  Christianisme,  Chateaubriand  a  chanté  les  printemps  de  la  Bretagne; 
mais,  vous  le  savez,  quand  vos  landes  se  hérissent  de  lu  verdure  de 
vos  genêts,  ou  s'étoilent  de  l'or  de  vos  ajoncs,  le  granit  perce,  affleure 
et  reparaît  toujours.  C'est  ainsi  que  le  génie  de  Chateaubriand,  de 
quelque  douceur  qu'il  s'enveloppe,  n'en  a  pas  moins  toujours  gardé 
quelque  chose  de  l'âpreté  du  sol  natal.  Quand  on  a  voulu  toucher  à 
ce  qu'n  aimait,  l'enchanteur  a  fait  place  au  polémiste  le  plus  redou- 
table; et,  sans  vouloir  parler  ici  de  politique,  vous  rappellerai-je 
tant  de  portraits  vengeurs  dont  il  a  rempli  la  galerie  de  ses  Mémoires 
d'ouïr e-tomhe?  Mais  plutôt,  nous  le  louerons  ensemble  de  sa  fidélité  à 
lui-même,  de  son  obstination,  de  son  «  entêtement  »  dans  ses  convic- 
tions. Nous  y  verrons  la  marque  de  son  origine,  si  ce  manque  de 
souplesse,  si  cette  rare  et  heureuse  incapacité  de  plier  se  retrouve 
chez  tous  vos  Bretons,  dans  un  Lamennais  comme  dans  un  Lesage, 
dans  un  Duclos,  puisque  je  les  ai  déjà  nommés.  Et  nous  dirons  que  ce 
trait  qui  unit  entre  eux  tous  vos  grands  hommes,  —  et  même  de 
moindres,  —  s'il  fait  donc  l'un  des  caractères  de  la  race,  vous  est,  à 
vous,  une  raison  de  plus  de  vous  reconnaître  dans  Chateaubriand,  et  à 
nous,  de  saluer  en  lui  le  génie  de  sa  province(l).  Il  n'en  a  pas  été  seu- 
lement la  plus  glorieuse,  mais  peut-être  aussi  la  plus  complète  et  la 
plus  noble  expression. 

*  * 

Est-ce  de  cela  qu'on  lui  en  a  voulu?  je  veux  dire  de  cette  fierté 
dont  ses  amis  eux-mêmes  ont  quelquefois  éprouvé  la  rudesse  ?  Tou- 
jours est-il  qu'au  lendemain  de  sa  mort,  on  lui  a  fait  chèrement  payer 
sa  gloire;  et,  au  signal  donné  par  Sainte-Beuve,  dans  un  livre  fameux, 
peu  s'en  est  fallu  que  toute  une  jeune  génération,  formée  à  l'école  de 
Voltaire,  n'attiujuàt  dans  l'auteur  dos  Murti/is  jusqu'à  l'artiste  et  jus- 
qu'au poète.  Cinquante  ans  ont  passé  depuis  lors,  et  nous  sommes 
redevenus  plus  justes.  Il  n'est  personne  aujourd'hui  qui  ne  recon- 

(1)  J'ai  un  peu  plus  ai)[)Myé  sur  relie    indieation  ilans  une  conféronce    faite    à 
Nantes,  il  y  a  trois  ans,  sur  le  Génie  breton. 


966  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

naisse  dans  Chateaubriand  le  père  du  romantisme, —  le  Sachem,  a  dit 
spirituellement  Théophile  Gautier,  —  et  en  effet,  toutes  les  conquêtes 
du  romantisme,  j'entends  les  conquêtes  durables,  c'est  lui  qui  les  a 
réalisées.  Il  a  «  rouvert  la  grande  nature  fermée  ;  »  il  a  étendu  jus- 
qu'aux proportions  de  la  fresque  les  descriptions  en  «  miniature  »  de 
Bernardin  de  Saint-Pierre  ;  il  a  revêtu  de  la  splendeur  de  son  colo- 
ris les  descriptions  «  monochromes  »  de  Rousseau  ;  U  a  mêlé  son 
âme  aux  choses  et  elles  en  ont  été  comme  renouvelées  ;  U  a  noté  le 
premier,  je  ne  dis  pas  seulement  les  harmonies,  mais  "les  affinités  ou 
les  correspondances  qui  relient  l'homme  à  la  nature;  et,  Messieurs,  si 
je  n'y  insiste  pas,  c'est  que,  de  toutes  les  parties  de  son  œuvre,  il 
n'en  est  aucune  qu'on  ait  louée  davantage,  ni  mieux,  en  termes  plus 
heureux,  à  commencer  par  Sainte-Beuve,  et  dans  le  camp  même  de 
ses  ennemis  les  plus  acharnés  (1). 

C'est  également  lui  qui,  en  émancipant  le  Moi  d'une  contrainte 
deux  fois  séculaire,  et  en  lui  rendant  la  liberté  de  s'épancher  continû- 
ment dans  l'œuvre  du  poète,  a  rouvert  aussi  les  sources  du  lyrisme. 
Le  débordement  delà  personnalité,  si  dangereux  dans  tous  les  autres 
genres,  si  déplaisant  surtout,  est  la  condition  du  lyrisme  moderne.  Et, 
à  ce  propos,  puisque,  non  content  de  louer  et  d'admirer  dans  Chateau- 
briand ce  que  je  blâme,  ce  que  j'ai  blâmé  si  souvent  en  tant  d'autres, 
je  l'y  aime,  permettez-moi  de  vous  en  dire  la  raison.  11  faut  l'avouer. 
Messieurs,  rien  n'est  plus  déplaisant  ou  plus  agaçant  que  cet  étalage 
de  soi-même.  Nous  nous  y  intéressons  d'abord;  nous  y  prenons 
plaisir  ;  nous  nous  ingénions  à  en  tirer  profit.  Mais  bientôt  nous  per- 
dons patience!  Nous  nous  fâchons!  Ils  nous  ennuient.  Nous  jetons  là 
le  livre.  Poètes  ou  romanciers,  quelle  rage  est  la  leur  de  nous  prendre 
à  témoin  de  leurs  espérances  déçues,  de  leurs  ambitions  inassouvies, 
de  leurs  rêves  trompés?  Est-ce  que  par  hasard  ils  croient  être  les 
premiers  ou  les  seuls  qui  aient  souffert?  qu'on  ait  trahis?  qui  aient 
pleuré?  Et  nous  aussi,  qui  n'en  disons  rien,  nous  avons  eu  nos 
malheurs  et  nos  déceptions,  et  nous  n'en  sommes  pas  plus  fiers,  et 
nous  n'en  faisons  pas  de  la  «  littérature  »  !  Mais  c'est  précisément 
l'endroit  où  je  distingue. 

(1)  C'est  peut-être  aussi  qu'il  y  a  deux  ans,  faisant  à  Rennes  une  conférence  sur 
le  même  Chateaubriand,  —  où  je  l'avais  étudié  comme  rénovateur  du  sentiment  de 
la  nature,  du  sentiment  religieux,  et  du  sentiment  de  lart  dans  la  littérature  fran- 
çaise, ou  même  européenne  du  commencement  de  ce  siècle,  —  je  n'ai  pas  cru  pos- 
sible, ni  convenable,  à  Saint-Malo,  de  redire  les  mêmes  choses,  ou  du  moins  de 
faire  porter  le  développement  sur  les  mômes  points. 

J'ai  consacré  encore  à  Chateaubriand  une  leçon  presque  tout  entière  de  mon 
Évolution  de  la  Poésie  lyrique. 


CHATEAUBRIAND.  967 

Notre  impatience  a  quelquefois  raison,  et  quelquefois  elle  a  tort. 
Elle  a  tort  quand  il  s'agit  d'un  Chateaubriand,  qui  d'ailleurs  et  au 
fond,  dans  ses  Mémoires,  n'a  pas  été  très  prodigue  de  renseignemens 
sur  lui-même;  elle  a  raison  quand  il  s'agit,  de  qui  dirai-je?  d'un 
Baudelaire  ou  d'un  Sainte-Beuve.  Eh  oui!  quand  on  n'est,  comme 
Sainte-Beuve,  —  je  parle  du  poète,  —  qu'un  étudiant  en  médecine 
qui  s'est  mis  à  écrire,  à  disséquer  en  écrivant,  ou  à  écrire  en  dissé- 
quant, on  aura  peut-être  un  jour  tous  les  droits,  si  l'on  réussit 
(et  à  l'exception  de  celui  de  confesser  les  autres),  mais  en  attendant, 
on  ne  les  a  pas,  et  les  Confessions  de  Joseph  Delorme  n'ont  effecti- 
vement d'intérêt,  même  aujourd'hui,  que  pour  leur  auteur.  On  n'a 
pas  non  plus  le  droit  de  nous  entretenir  de  soi  quand,  comme  un 
Baudelaire,  on  n'a  usé  sa  vie  de  bohème  de  lettres  qu'à  promener,  au 
pays  Latin,  de  café  en  café,  ses  plaisanteries  de  mystificateur.  Mais, 
au  lieu  d'être  Baudelaire  ou  Sainte-Beuve,  quand  on  est  Chateau- 
briand, je  veux  dire  quand  on  a  vécu,  vraiment  vécu  ;  quand  on  a  vu 
les  dernières  années  du  règne  de  Louis  XVI  et  les  commencemens  de 
la  Révolution  ;  quand  on  a  parcouru,  comme  René,  les  sohludes 
vierges  encore  du  Nouveau  Monde;  quand  on  a  été  soldat  de  l'armée 
de  Condé;  quand  on  a  travaillé  pour  ainsi  dire  avec  Bonaparte  à  la 
restauration  du  catholicisme  en  France,  (juand  on  est  l'auteur  du 
Génie  du  Christianisme;  quand  on  est  l'écrivain  dont  une  brochure  a 
fait  autant  de  mal  qu'une  défaite  à  la  cause  impériale;  quand  on  a  été 
l'un  des  ministres  de  la  monarchie  restaurée,  l'un  aussi  de  ses  am- 
bassadeurs, et,  par  une  contradiction  douloureuse,  l'un  de  ses  pires 
adversaires  en  même  temps  que  l'un  de  ses  plus  passionnés  parti- 
sans; quand  on  a  connu,  fréquenté,  traité  d'égal  tout  ce  qu'une 
grande  époque  a  compté  d'hommes  éminens;  ([uand  on  a  soi-même 
le  droit  de  s'égaler  ù,  eux;  enfin,  quand  on  a  épuisé  tout  ce  que  la  \'ie 
semble  réserver  de  satisfaction  et  de  joies  à  ses  privilégiés,  alors, 
Messieurs,  c'est  alors  qu'il  est  permis  de  parler  de  soi,  de  son  expé- 
rience, de  ses  épreuves,  c'est  alors  qu'il  devient  intéressant  pour  nous 
de  savoir  ce  qu'un  homme  a  pensé  de  la  vie  et  des  hommes,  c'est  alors 
qu'il  a  le  droit  d'écrire  ses  Mémoires. 

Vous  voyez  le  principe  de  la  distinction.  Pour  avoir  le  .droit  de 
nous  entretenir  de  sa  personne,  en  prose  el  même  en  vers,  il  faul  être 
assuré  de  l'étendue,  de  la  diversité,  do  la  singularité  de  son  expérience  ; 
et  justement  c'est  ce  qui  a  fait  défaut  fi  la  plupart  des  disciples  de 
Chateaubriand  :  pas  l'assurance,  mais  l'expérience.  Leur  vie  a  res- 
semblé à  celle  de  tout  le  monde,  et  tout  le  nuuidc  n'est  i>as  René.  Mais, 


968  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vraiment,  est-ce  au  maître  qu'il  convient  d'en  faire  le  reproche?  s'ils 
ont  voulu  l'imiter,  est-ce  lui  qui  doit  porter  la  peine  de  leur  insuffi- 
sance? et  confondrons-nous  les  grimaces  de  l'impuissance,  ou  les 
contorsions  de  la  vanité  littéraire,  avec  les  allures  de  l'orgueil  et  le 
geste  du  désespoir. 

Et  ajoutons  enfin  l'éclat  ou  la  force  du  style,  ajoutons  ce  sentiment 
de  l'art  dont  les  écrivains  du  siècle  précédent  nous  avaient,  vous  ne 
l'ignorez  pas,  légué  si  peu  d'exemples.  On  a  montré,  tout  récemment 
encore,  combien  il  y  avait  de  ses  premiers  maîtres  dans  les  premiers 
écrits  de  Chateaubriand,  et,  par  endroits,  de  ressouvenirs  de  l'abbé 
Barthélémy  jusque  dans  les  Martyrs.  Mais  tout  ce  qui  leur  avait  manqué, 
tout  ce  que  l'abus  du  rationalisme  leur  avait  enlevé  de  sensibiUté,  démo- 
tion,  d'élan,  de  charme  et  de  poésie,  les  «  nombres  »  même  de  la  prose. 
Chateaubriand  nous  l'a  rendu,  et  pour  nous  le  rendre  il  n'a  eu  qu'à  se 
laisser,  en  quelque  sorte,  être  lui-môme.  Quel  a  d'ailleurs  été  le  résultat 
de  cette  expérience,  vous  le  savez,  Messieurs! 

Au  fond  des  vains  plaisirs  que  j'appelle  à  mon  aide 
Je  trouve  un  tel  dégoût  que  je  me  sens  mourir, 

a  dit  de  nos  jours  un  ^utre  poète.  Ainsi  de  Chateaubriand!  La  dispro- 
portion du  rêve  et  des  moyens  de  le  réaUser,  de  l'illusion  toujours  re- 
naissante et  de  l'incapacité  de  la  fixer,  l'incurable  médiocrité  de  la  na- 
ture humaine,  voilà  ce  qu'il  a  trouvé,  je  ne  dis  pas  dans  l'apparente 
satisfaction  des  ambitions  les  plus  hautes,  ni  dans  «  les  vains  plaisirs,  » 
mais  «  au  fond  désolé  du  gouffre  intérieur,  »  en  se  trouvant  lui-même  ; 
et,  vous  m'y  attendez  sans  doute,  c'est  le  moment  de  le  dire,  voilà  de 
quel  fond  de  lassitude,  de  désespoir  et  de  scepticisme,  —  «  nul  homme, 
a-t-il  dit  lui-même,  n'est  plus  croyant  et  plus  incrédule  que  moi,  »  —  sa 
rehgion  l'a  seule  retiré. 

*  * 

Je  ne  veux  point  faire  la  critique  du  Génie  du  Christianisme;  elle 
nous  entraînerait  trop  loin;  et,  aussi  bien,  je  suis  prêt  à  reconnaître 
la  justesse  de  la  plupart  des  critiques  que  l'on  en  a  faites.  J'en  voudrais 
retrancher,  pour  ma  part,  plus  d'une  page,  et  j'en  voudrais  fortifier 
plus  d'un  argument.  Chateaubriand  n'est  pas  un  théologien,  un  rai- 
sonneur, un  dialecticien.  Mais  on  ne  saurait  trop  le  redire:  qu'importe 
le  détaU  quand  l'idée  principale  est  juste,  quand  elle  est  profonde, 
quand  elle  est  féconde?  Je  me  rappelle  un  passage  de  Bossuel,  dans 
son  Discours  sur  l' Histoire  universelle.  11  vient  de  discuter  les  objections 


CHATEAUBRIAND.  9G9 

que  l'exégèse  de  son  temps,  celle  de  Richard  Simon,  commençait 
alors  à  former  contre  rÉcriture,  et  tout  d'un  coup,  se  dégageant  du 
milieu  des  subtilités  où  l'on  voulait  l'embarrasser,  il  s'écrie  :  «  Mais 
laissons  les  vaines  disputes,  et  tranchons  en  un  mot  la  difficulté  par  le 
fond.  Qu'on  me  dise  s'il  n'est  pas  constant  que  de  toutes  les  versions 
et  de  tout  le  texte,  quel  qu'il  soit,  il  en  reviendra  toujours  les  mômes 
lois,  les  mêmes  miracles,  les  mêmes  prédictions,  la  même  suite  d'his- 
toire, le  môme  corps  de  doctrine,  et  enfin  la  même  substance.  «  C'est 
ce  qu'il  faut  dire,  Messieurs,  de  toutes  les  grandes  questions,  et  de  tous 
les  grands  livres.  Une  seule  chose  est  nécessaire,  et,  selon  l'expression 
de  Bossuet,  elle  se  tranche  toujours  par  le  fond.  Laissons  donc  les 
«  vaines  disputes;  »  il  y  a  plus  d'une  manière  de  composer  un  livre; 
et  la  forme  en  fût-elle  moins  didactique  encore  ou  plus  libre  que  celle 
du  Génie  du  Christianisme,  c'est  à  l'idée  principale  qu'il  nous  faut  nous 
en  rapporter.  Or,  l'idée  principale,  l'idée  maîtresse  de  Chateaubriand 
peut  se  résumer  en  ces  termes  :  il  y  a  plus  de  choses  dans  le  monde 
que  notre  philosophie  n'en  saurait  expliquer  ;  d'autres  puissances  que 
la  raison  raisonnante  atteignent  ce  qui  échappe  éternellement  à  ses 
prises  ;  et  ce  qu'elles  atteignent  est  sans  doute  ce  qu'il  y  a  de  plus 
précieux  pour  l'homme,  à  savoir  l'idéal,  le  surnaturel  et  le  mystère.  Je 
n'en  connais  pas  de  plus  «  actuelle  »  ni  de  plus  digne  d'être  mé- 
ditée. 

J'entends  bien  que  l'on  nous  répond  ici  dédaigneusement:  «  Oui, 
les  raisons  du  cœur,  que  la  raison  ne  connaît  pas  !  la  philosophie  du 
sentiment,  le  Traité  de  l'existence  de  Diou  et  la  Profession  de  foi  du 
Vicaire  savoyard!  Rousseau,  Bernardin  de  Saint-Pierre,  les  Harmonies 
de  la  nature!  le  melon,  qui  a  des  côtes  afin  qu'on  le  mange  en  famille; 
et  les  marées  qu'on  a  instituées  pour  favoriser  l'entrée  des  grands 
bateaux  dans  les  ports  !  Voilà  beau  temps  que  la  science  a  dissipé 
cette  enfantine  fantasmagorie  !  »  On  continue  et  on  redouble.  On  nous 
demande  :  «  Mais  qu'est-ce  donc,  après  tout,  que  le  sentiment  ?  et,  à 
moins  de  ne  rien  mettre  sous  ce  mot  que  de  vague  et  d'indéterminé, 
qu'y  verrons-nous,  qu'y  voyez-vous  vous-même,  si  ce  n'est  un  raison- 
nement ou  une  pensée  qui  s'ignorent,  qui  n'ont  pas  encore  la  force  ou 
la  capacité  de  créer  leur  expression,  (jui  s'y  évertuent  connue  au 
hasard  ?  Or  tel  est  jnslcMncnl  l'objet  do  la  science,  et  telle  est  la 
fonction  de  la  raison.  Elles  épurent,  elles  clarilient  ce  qu'il  y  a  de 
trouble  et  de  confus  dans  le  sentiment  ;  elles  en  ('Uniincnt  ce  que  la 
sensibilité  y  mêle  do  limiultucux  ;  elles  en  précisent  la  nature,  elles 
en  mesurent  la  portée,  elles  le  transforment;  et  enfin,  d'un  mouve- 


970  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  qui  ne  se  rendait  pas  compte  à  lui-môme  de  sa  direction,  elles 
en  font  une  vérité  rationnelle.  » 

Eh  bien  !  Messieurs,  puisque  nous  raisonnons,  c'est  là  ce  que  n'a  pas 
admis  Chateaubriand,  non  plus  qu'avant  lui  Pascal,  et  c'est,  ce  qu'il 
me  semble,  comme  à  eux ,  impossible  d'admettre.  Chateaubriand  l'a 
bien  vu,  qu'on  ne  réduirait  jamais  une  tragédie  de  Racine  ou  un  tableau 
de  Raphaël  à  un  théorème  artistique  ;  et  que  jamais  on  n'expliquerait 
«  rationnellement  »  la  nature  des  émotions  qu'éveillent  en  nous  les 
chefs-d'œuvre  de  l'art!  Il  l'a  bien  vu,  que  l'art  tout  seul,  sous  toutes  ses 
formes,  sufdsait  à  nous  démontrer  l'existence  d'un  autre  domaine, 
plus  étendu  que  celui  de  l'expérience  ou  de  la  raison  même,  et  là, 
vous  le  savez,  s'est  trouvé  le  principe  de  la  nouveauté  de  sa  critique. 
Ce  nest  pas  la  raison  qui  nous  fait  monter  aux  yeux  les  «  larmes 
vaines  »  dont  a  parlé  de  nos  jours  un  autre  poète  :  elle  les  sécherait 
plutôt!  Ce  n'est  pas  elle  qui  fait  de  Mozart  un  musicien  ou  de  Raphaël 
un  peintre  !  Ce  n'est  pas  elle  non  plus  qui  a  inspiré  à  Chateaubriand 
son  Gtmie  du  Christianisme!  Si  l'idéal  n'est  pas  un  vain  mot, —  et  U  ne 
saurait  l'être  puisque  enfin  quelques-uns  d'entre  nous  l'ont  préféré  à 
la  réahté, —  l'honneur  de  Chateaubriand  est  de  l'avoir  rétabli  dans  ses 
droits  ;  d'avoir,  selon  son  expression,  interposé  l'idéal  entre  notre  néant 
et  Dieu  ;  et  je  le  sais  bien,  c'est  aussi  ce  qu'on  ne  lui  pardonne  pas  ;  sans 
oser  le  dire,  c'est  ce  qu'on  attaque  dans  son  œuvre  apologétique  ;  et 
quand  on  n'en  voit  plus  d'autres  moyens,  on  change  alors  l'état  de  la 
question,  et,  du  terrain  de  l'idéal,  si  je  puis  ainsi  dire,  on  la  transporte 
sur  celui  du  surnaturel. 

Acceptons  la  feinte,  —  ce  n'en  est  pas  tout  à  fait  une, — et,  avec  l'idéal, 
contre  le  rationalisme  étroit  et  mesquin  des  idéologues  de  son  temps, 
oui,  convenons  que  Chateaubriand  a  rendu  à  ses  contemporains  le 
sens  du  surnaturel.  Il  n'a  pas  méconnu  les  titres  de  la  raison,  ni  ceux 
de  la  science.  Mais  il  a  parfaitement  reconnu,  cinquante  ou  soixante  ans 
avant  nous,  que,  de  tous  les  côtés,  les  prétentions  de  la  raison  et  les 
ambitions  de  la  science  se  heurtaient  à  l'inconnaissable.  Il  a  répondu 
à  l'argument  un  peu  niais,  et  si  peu  philosophique,  de  ceux  qui  nient 
le  surnaturel  parce  qu'en  effet  l'Académie  des  sciences  ne  l'a  constaté 
nulle  part  (1).  L'immutabilité  des  lois  delà  nature,  ils  n'ont   que  ce 


(1)  A  Saint-Malo,  où  je  parlais,  je  ne  pouvais  guère  en  dire  davantage,  et  je 
remercie  mon  auditoire  d"en  avoir  déjà  tant  écouté;  mais  ici,  comme  je  me  doute 
bien  que  cette  affirmation  de  la  possibilité  absolue  du  surnaturel  soulèvera  quel- 
ques contradictions,  je  ne  suis  pas  fâché  de  reproduire  ici  l'opinion  d'un  homme 
que  sans  doute  on  n'accusera  pas  de  «  cléricalisme.  »  C'est  M.  Charles  Renouvier, 


CUATEAUI5RIAND.  971 

mot  à  la  bouche  !  Et  ils  ne  réfléchissent  pas  que,  dans  un  univers  dont 
la  forme  actuelle  ne  s'explique  pour  eux  qu'à  coups  de  centaines  de 
millions  d'années,  c'est  peu  de  chose,  et  c'e-t  une  faible  garantie  qu'une 
immutabilité  de  trente  ou  quarante  siècles,  l'âge  de  la  Chine:  Ils  ne 
songent  pas  que  leurs  lois,  portant  en  elles-mêmes  le  principe  de  leurs 
changemens  ou  de  leur  contingence,  y  portent  donc  aussi  celui  de  leur 
caducité.  «  Le  ciel  et  la  terre  passeront!  »  Et  ils  ne  voient  pas  enfin 
que  l'expérience,  étant  d'un  autre  ordre  que  le  surnaturel,  ne  peut  rien 
prouver  ni  pour  ni  contre  lui.  C'est  encore  ce  que  l'auteur  du  Génie  du 
Christianisme  a  compris.  Quand  l'expérience  et  la  raison  s'uniraient 
pour  nous  contredire,  —  la  raison  qui  raisonne,  la  raison  qui  chicane,  — 
nous  avons  un  sentiment  en  nous  qui  nous  crie  qu'elles  se  trompent 
en  niant  le  surnaturel.  C'est  ce  qu'il  est  venu  rappeler  à  ses  contem- 
porains, nourris,  comme  il  l'avait  lui-même  été,  dans  la  plus  pure  tra- 
dition du  «  philosophisme  ;  »  et  la  preuve  qu'encore  ici  il  avait  touché 
juste,  c'est  qu'après  un  siècle  écoulé,  qui  sans  doute  peut  compter 
parmi  les  plus  féconds  de  l'histoire  de  la  science,  nous  n'avons  rien 


l'un  des  maîtres  de  la  penséo  contemporaine,  et  la  citation  qu'un  va  lire  est  tirée 
de  son  dernier  ouvrage  :  Philosop/de  anali/lique  de  l'Histoire: 

u  Nous  ignorons  les  bornes  du  pouvoir  de  l'homme  sur  la  nature,  ou  les  liniiies 
de  ce  que  permettent  de  leur  cùlc  les  lois  naturelles,  et  surtout  l'idée  que  nous 
avons  de  ces  lois  ne  peut  légitimement  s'étendre  jusqu'à  nous  faire  affirmer  que 
jamais  une  volonté  supramondainc  /)'//  in/nxliiif  Ici  pliihunnène  que  leur  seul  dé- 
veloppement spontané  n'aurait  pas  produit...  Ainsi  la  raison  et  ce  i|ue  nous  con- 
naissons des  lois  ne  nous  obligent  pas  à  nier  la  possibilité  des  miracles.  Nous 
n'avons  pas  non  plus  le  droit  de  dire  que  «  nous  bannissons  le  mira<le  de  l'his- 
toire au  nom  d'une  constante  expérience  »,  et  «  qu'il  n'y  a  pas  eu,  jusqu'ici,  de  mi- 
racle constaté.  » 

Apres  cela,  je  ne  veux  point  faire  de  M.  Rcnouvior  un  défensoiu'  du  ■•  miracle  •• 
ou  du  «  surnaturel;  <>  et  au  contraire,  c'est  dans  ce  cas,  s'il  y  croyait,  que  son 
témoignage  perdrait  ici  toute  sa  valeur.  Mais,  parce  «|u'il  n'y  croit  pas,  je  considère 
comme  capital  qu'il  nous  accorde  la  <«  possibilité  rationnelle  »  d'y  croire  :  et,  n'ad- 
mettant lui-même  ni  la  <<  création  »  ni  la  «  Providence  particulière.  •  je  trouve 
très  intéressant  de  reproduire  encore  ces  quelques  lignes  de  lui  : 

«  Les  raisons  f|ue  nous  avons  .idiuises  de  rejeter  le  miracle  n'ont  point  de  ra|>- 
port  avec  les  argumens  pliilosoplii(iues  pour  ou  contre  la  personnalité  de  IMcu,  la 
création,  la  Providence  générale,  ef  même  l'action  divine  quand  elle  est  supposée  in- 
terne à  l'dme  ou  de  l'ordre  moral.  Il  n'est  pas  vrai  que  la  négation  de  ces  croyances 
s'impose  à  un  esprit  réiléchi  et  cultivé,  puisqu'elles  n Ont  pas  cessé  d'appartenir  au 
domaine  des  débats  contradictoires  en  philosophie  ;  et  il  n'est  pas  vrai  que  le 
cours  des  phénomènes  iloive,  à  cet  esprit  cultivé,  ajqiarailre  m  cessaircnK-nt  ctunme 
un  développement  invariablement  détermine  de  ciuses  iumianenles;  .ar  ce  n  i-sl 
là  qu'une  opinion,  et  il  en  existe  de  contraires  en  |)lii!osophie.  » 

Kt  il  ajoute,  à  i'ailre«;se  de  Iten.in.  dont  un  agrégé  de  philosiq^liie  me  vantait 
récennnent  la  solide  culture  philosophique  :  «  Mais  les  n<ui-philosophes  sont  tou- 
jours les  plus  dogmatiques  pour  décider,  dans  les  (pu'slions  de  philosophie.  • 
Cil.  Renoiivier,  l'iiilosopltic  anal;/tique  de  l'histoire,  T.  II.  p.  .'!<.('>  et  :it".S. 


972  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

iiiA^enté  de  plus,  ni  de  mieux,  pour  nous  consoler  de  la  profondeur  de 
notre  ignorance. 

Il  n'a  pas  moins  bien  parlé  du  mystère,  ni  moins  à  propos  ;  et  quand 
il  a  dit,  le  premier,  je  crois,  «  qu'il  n'est  rien  de  beau,  de  doux,  de  grand 
dans  la  vie  que  les  choses  mystérieuses,  »  ce  n'est  pas  en  poète  seule- 
ment, mais  en  philosophe  qu'il  s'est  exprimé.  Aucun  sentiment  n'avait 
manqué  davantage  à  nos  encyclopédistes,  ni  ne  fait  défaut,  de  nos 
jours  même,  à  plus  de  nos  savans.  Que  voulait  dire  celui  d'entre  eux 
qui  écrivait  naguère  «  qu'il  n'y  a  plus  de  mystères  »?  Comme  si  le 
mystère,  en  admettant  que  la  science  pût  un  jour  l'expulser  de  la  na- 
ture ambiante,  ne  se  retrouverait  pas  au  dedans  de  nous,  dans 
l'énigme  indéchiffrable  que  nous  sommes  pour  nous-mêmes,  et  dont  il 
faut  bien  convenir  que  l'obscurité  ne  s'éclaire  qu'à  la  lueur  incertaine 
d'une  vérité  plus  haute!  Le  mystère,  qui  est  la  condition  de  toute 
poésie,  l'est  aussi  du  peu  de  connaissance  que  nous  pouvons  acquérir 
de  nous-mêmes,  de  notre  nature.  Et  Pascal  l'avait  dit  avant  Chateau- 
briand; —  j'aime,  et  j'en  ai  mes  motifs,  à  rapprocher  ainsi  Chateau- 
briand de  Pascal  (1),  —  mais  Chateaubriand  l'a  dit  d'une  manière  nou- 
velle, et  de  la  manière  qu'il  fallait  le  dire  pour  émouvoir,  pour  persuader, 
pour  convaincre  ses  contemporains.  Et  c'est  pourquoi,  Messieurs,  si 
l'influence  de  Chateaubriand  a  été  grande  sur  les  romantiques,  elle  ne 
l'a  pas  moins  été  sur  un  Bonald,  sur  un  Joseph  de  Maistre,  sur  un  La- 
mennais, et  généralement  sur  tous  les  ouvriers  qui  dans  les  premières 
années  de  notre  siècle  ont  travaillé  à  venger  le  christianisme  des  sottes 
plaisanteries  ou  des  calomnies  de  Voltaire  et  de  sa  séquelle.  Il  a,  Mes- 
sieurs, donné  le  signal;  son  œuvre  a  été  l'étincelle;  et,  jusque  de  nos 
jours,  voulez-vous  ressaisir  les  traces  de  son  action?  C'est  ici  le  mo- 
ment de  le  laisser  parler  lui-môme,  pour  conûrmer  l'idée  que  j'ai  tâché 
de  vous  en  donner;  pour  suivre,  de  son  Génie  du  Christianisme  à  la 
conclusion  de  ses  Mémoires  cV outre-Tombe^  la  continuité  de  son  des- 
sein; et  pour  en  prendre  enfin  l'occasion  d'ajouter  un  dernier  trait  à 
son  caractère. 

Il  disait  donc  en  1838  : 

(1)  On  me  dira  peut-être  à  ce  propos  que  je  me  forme  une  idée  de  Chateaubriand  sur  le 
modèle  de  Pascal;  mais  c'est  le  contraire  plutôt  qu'il  faudrait  dire,  et,  — la  remarque 
en  vaut  la  peine,  —  c'est  Cousin  et  Sainte-Beuve,  peut-être  Vinot  lui-môme,  qui  se 
sont  formé  leur  idée  d'un  Pascal  <■  romantique,  »  sur  le  modèle  de  Chateaubriand. 
En  tout  cas,  ce  qu'il  y  a  d'étrange,  encore  aujourd'hui,  c'est  que  l'on  continue 
d'opposer  la  faiblesse  des  argumens  du  Génie  du  Christianisme  à  la  force  apolo- 
gétique des  Pensées;  et  ce  qu'il  y  a  de  certain  c'est  qu'au  fond,  quand  on  y  regarde 
avec  un  peu  d'attention,  les  raisons  générales  de  croire  sont  exactement  les  mêmes 
pour  Pascal  et  pour  Chateaubriand. 


CHATEAUBKIAND. 


973 


«  L'état  matériel  s'améliore  ;  le  progrès  intellectuel  s'accroît  ;  ce- 
pendant les  nations,  au  lieu  de  profiter,  s'amoindrissent  (et  la  société 
n'est  pas  moins  menacée  par  l'expansion  de  l'intelligence  que  par  le 
développement  de  la  nature  brute)  (1)  :  d'en  ^'ient  cette  contradiction? 

«  C'est  que  nous  avons  perdu  dans  l'ordre  moral.  En  tout  temps,  il  y 
a  eu  des  crimes,  mais  ils  n'étaient  point  commis  de  sang-froid,  comme 
ils  le  sont  de  nos  jours,  en  raison  de  la  perte  du  sentiment  religieux. 
A  cette  heure,  ils  ne  révoltent  plus,  ils  paraissent  une  conséquence  de 
la  marche  du  temps  ;  si  on  les  jugeait  autrefois  d'une  manière  diffé- 
rente, c'est  qu'on  n'était  pas  encore,  ainsi  qu'on  l'a  affirmé,  assez 
avancé  dans  la  connaissance  de  l'homme;  on  les  analyse  actuelle- 
ment ;  on  les  éprouve  au  creuset,  afm  de  voir  ce  qu'on  en  peut  tirer 
d'utile,  comme  la  cliimie  trouve  des  ingrédiens  dans  les  voiries.  Les 
corruptions  de  l'esprit,  bien  autrement  destructives  que  celle  des 
sens,  sont  acceptées  comme  des  résultats  nécessaires;  elles  n'appar- 
tiennent plus  à  quelques  individus  pervers;  elles  sont  tombées  dans 
le  domaine  pubUc.  » 

Il  cherchait  alors  le  remède  à  ce  mal;  il  examinait  ceux  que  d'autres 
proposaient  ;  il  souscrivait  à  quelques-uns  de  ceux  qu'imaginait  La- 
mennais, un  autre  de  vos  compatriotes  ;  et  finalement,  n'en  voyant  pas 
d'efficaces  qui  ne  fussent  une  «  laïcisation  »  de  l'idée  chrétienne,  il 
disait  encore  : 

«  Mes  investigations  m'amènent  à  conclure...  qu'il  est  impossible  à 
quiconque  n'est  pas  chrétien  de  comprendre  la  société  future  poursui- 
vant son  cours  et  satisfaisant  à  la  fois  ou  l'idée  purement  républicaine, 
ou  l'idée  monarchique  modifiée. 

«  Au  fond  des  combinaisons  des  sectaires  actuels,  c'est  toujours  le 
plagiat,  la  parodie  de  l'fivangile,  toujours  le  principe  apostolique 
qu'on  retrouve  :  ce  principe  est  tellement  entré  en  nous,  (luo  nous  en  , 
usons  comme  nous  a[)partcnant,  nous  nous  le  présumons  naturel,  quoi 
qu'il  ne  nous  le  soit  pas  ;  il  nous  est  venu  de  notre  ancienne  foi...  Tel 
esprit  indépendant  qui  s'occupe  du  perfectionnement  de  ses  semblables 
n'y  aurait  jamais  pensé  si  le  droit  des  peui>les  n'avait  été  posé  par  le 
Fils  de  l'homme.  Ttiiil  wctedo  philanthrt)pi(>  mikiucI  nous  nous  livrons, 
tout  système  (pie  nous  rêvons  dans  l'intérêt  do  rbumanité  n'est  (lue 
l'idée  chrétienne  retonméc,  changée  de  nom,  et  trop  souvent  défigu- 
rée :  c'est  toujours  le  Verbe  qui  se  fait  cliair.  » 

Et  il  terminait  enfin.  p;n-  cette  «  confession  >^  en  même  temps  que 

(1)  l.a  plirasc  «|iio  je  mets  entre  parontliùscs  est  tirée  d'une  autre  page  «les  Me- 
i7ioires.  On  ne  peut  pas  tout  citer  1 


974  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  cette  «  espérance,  »  qui  ne  sont  pas  seulement  les  siennes,  mais 
celles  aussi  de  plus  d'un  de  ses  contemporains,  et  des  nôtres  : 

«  Des  personnes  éclairées  ne  comprennent  pas  quun  catholique  tel 
que  moi —  et  il  voulait  dire,  je  pense,  un  catholique  dont  la  vie  avait  été 
traversée  de  tant  daventures  et  de  tant  d'orages,  un  catholique  si  dif- 
férent de  ceux  qu'on  aime  à  se  représenter  sous  le  nom  de  «  cléricaux,  » 
peut-être  même  un  catholique  dont  la  foi  avait  subi  tant  de  vicissitudes, 
—  des  personnes  éclairées  ne  comprennent  pas  qu'un  catholique  tel  que 
moi  s'entête  à  s'asseoir  à  l'ombre  de  ce  qu'elles  appellent  des  ruines  : 
selon  ces  personnes,  c'est  une  gageure,  un  parti  pris. 

«  Non^je  n'ai  point  fait  une  gageure  avec  moi-même;  je  suis  sincère  ; 
voici  ce  qui  m'est  arrivé  :  de  mes  projets,  de  mes  études,  de  mes  expé- 
riences, il  ne  m'est  resté  qu'un  détromper  complet  de  toutes  les  c/toses  que 
poursuit  le  monde.  Ma  conviction  religieuse,  en  grandissant,  a  dévoré  mes 
autres  convictions;  il  n'est  ici-has  chrétien  plus  croyant  et  homme  plus 
incrédule  que  moi.  Loin  d'être  à  son  terme,  la  religion  du  libérateur 
entre  à  peine  dans  sa  troisième  période,  la  période  politique  :  Liberté, 
Égalité,  Fraternité...  Le  christianisme,  stable  dans  ses  dogmes,  estmo- 
bile  dans  ses  lumières;  sa  transformation  enveloppe  la  transformation 
universelle  (1)...  » 

J'arrête  ici  la  citation,  et  je  ne  me  permets  plus  d'y  rien  ajouter, 
aucune  explication,  aucun  commentaire,  quine  pourrait  qu'en  afTaiblir 
la  portée.  Je  ne  fais  non  plus  aucun  rapprochement.  Je  vous  renvoie 
au  texte,  et  il  faut  le  lire  tout  entier.  Mais  si  ces  quelques  lignes 
suffisent  à  vous  eu  montrer  toute  l'actualité,  ne  conviendrons-nous 
pas  que  ce  poète  l'a  été  dans  toute  la  force  du  terme  :  Vates,  prophète 
autant  que  poète,  et  que  ce  trait  achève  sa  physionomie?  Tant  il  est 
vrai.  Messieurs,  que  les  pires  ennemis  du  présent  ne  sont  pas  toujours 
ceux  qu'on  accuse  de  l'être,  et  que  la  vraie  manière  d'aimer  son  temps, 
ce  n'est  pas  d'en  jouir  comme  en  en  jouissant,  mais  d'en  user,  ainsi 
que  Chateaubriand,  pour  adapter  en  quelque  sorte  à  la  préparation  de 
l'avenir  toutes  les  traditions  du  passé! 

F.  B. 

(1)  Voyez  les  Mémoires  d' outre-Tombe,  t.  YJ,  p.  3G.j,  370,  376  et  toute  la  «  Con- 
clusion ». 

Le  Directeur-gérant, 
F.  Brunetiêre. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


DU 


CENT  QUARANTE-HUITIÈME  VOLUME 


QUATRIÈME    PÉRIODE  —  LXVII"  ANNÉE 


JUILLET   —   AOUT    1898 


Livraison  du   l""""  Juillet. 

Pape». 
Dans   les  roses,  première  partie,  p.ir  M.   André  THEURIKT,   de  lAcadéniie 

française 5 

Gladstone,  par  M.  Francis  de  PHESSENSK 47 

Louis  XVlll  et  le  dic  Decazes  d'apuès  des  doclmens  inédits.  —  II.  Le  caiunet 
Dessoles-Decazes  (1819),  par  M.  Ernest  DAL'DEÏ -.1 

Le  Congo  français  et  l'État  indépendant,  par  M.  le  cointc  IIenuy  de  CASTUIKS.     1  [-2 

Les  Selve,  .M(*:uhs  du  Latum,  (lerniùro  partie,  par  (tUlD.\ i:;;t 

Questions  scientifiques.  —  L'IIeukk  léhai.e.  —  1.  Les  Eiseaix  iiouaiues,  par 
M.  A.  DASTRE ISI! 

Marysienka  et  Jkan  SdiiiEsKi,  d'ai'iiis  r.NE  l'i  iild:atio\  récente,  par  .m.  (i.  \AI.- 

15EKT '202 

Correspondance.  —  L'Épiloihe  de  l'rnlér/ontle lMI 

ReVL'E    DRAMATInlE.    —    l'(//i(l    Ij'lmil  ItiÊ  iilii    A    I,A    HeNAISSANCE;    —     l.ll    ('oïl/iilfn/i' 

AUX  Esr.iioi.iEns,  [lar  M.  Ji  i.es  Lli.MAITltE,  de  J'Acadcniic  fratuaisc.    .    .    .     illS 

ClIUONKjUE  hE  I.A    Ol  IN/.AIM:.  —  CllISES   MINISTÉRIELLES,   par  .M.  ClIAULES   IIENOlST.       2  Si 

Livraison  du   15  Juillet. 

Dans  les  roses,  dciiNiinii'  partie,  par  M.  Amhik  TIIErillET,  ijc  l'Académie 
française -'-m 

L'.\rTRD:iIE    Kl  TUIlE   ET   LA    FUTURE    EuilDPE,   |)ar  M.    ClIMlLES    ilEN(tl>l' 2'.)ti 

Au  Canada.  —  L'Éducation  et  la  Société,  par  Tii.  IIE.NTZON 32:» 

Louis  XNIII  et  le  duc  Decazes,  d'après  des  ixkumens  inédits.  —  III.  I,  Assas- 
sinat DU  DUC.  DE  Herhy  (1820).  par  M.  Ernest  DAll'ET 3j0 


976  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Page». 

La  Suppression  des  distances,  par  M.  Lazare  WEILLER 396 

Paysans  et  Ouvriers  depuis  sept  siècles.  —  IV.  Les  frais  de  noi  rriti  re  aux 

TEMPS  modernes,  par  M.  le  vicomte  George  D'A^■E^'EL 424 

'Revue  littéraire.  —  Un  Roman  de  mœurs  napolitaines,  par  M.  René  DoL'MIC.  4a2 

Revue   musicale.   —   La    Cloche   du   R/iin   a    l'Opéra;   —   la   Vie  de  liohême 
a  l'Opéra-Comique,  par  M.  Camille  liELLAIGUE 4G4 

Revues    étrangères.   —   Un    Conkident   de    Richard    Wagner,   par  M.   ï.   i>e 
WYZEWA 475 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  'SI.  Francis  CI1A1{.MES.   .     485 

Livraison  du  1'"'  Août. 

Le  Concert  européen,  par  M.  le  comte  BENEDETT1 491 

Dans  les  roses,  troisième  partie,  par  M.  André  TIIEUUIET,  de  l'Académie 


française . 


547 


La  Bataille  de  Waterloo.  —  I.  De  six  heures  du   matin  a  trois   heures  de 

l'après-midi,  par  M.  Henry  IIOUSSAYE,  de  lAcadémie  fran<;aise 587 

Poésie.  —  Aux  Flancs  du  vase,  par  M.  Alrert  S.VMAIN 615 

Les  Finances  des  États-Unis,  par  M.  IlAPHAiiL-GEOROES  LÉVY 623 

RuBENS  CHEZ  LUI,  par  M.  Emile  .MICHEL,  de  l'Académie  des  Beaux-Arts.   .   .  651 
Questions  scientifiques.  —  L'Heure  légale.  —  II.  Les  Fuseaux   iiuhaihks.   — 

Le  Méridien  initial,  par  M.  A.  DASTRE 685 

Une  Correspondance  secrète  pendant  la  Révolution,  par  M.  G.  V.\LHEliï.   .  701 
Revue  dramatique.  —  Deux  tragédies  chrétiennes  :  Blandine  et  l'Incendie  de 

Rome,  par  M.  Jules  LEMAIÏRE,  de  l'Académie  française 713 

Chronique  de  la  Quinz.une,  Histoire  politique,  par  M.  Fr.\ncis  CHAR.MES.   .  725 

Livraison  du   15  Août. 

La  Bataille  de  Waterloo.  —  II.  De  trois  heures  après-midi  a  la  nuit  close, 
par  M.  Henry  HOUSSAYE,  de  l'Académie  française 737 

Dans  les  Roses,  dernière  partie,  par  M.   André   THEURIET,  de   l'Académie 
française ■;'Î3 

La  Sibérie  et  le  Tr.\nssibérien.  —  Le  chemin  de  fer,  par  M.  Pierre  LEROY- 
BEAULIEU 808 

La  Culture  des  eaux  salées,  par  M.  Henry  de  VARIG.XV 845 

Moeurs  élector.\les.  —  Le  Marchand  de  vins,  par  M.  Maurice  TALMEYR   .   .  876 
La  Sculpture    de    portraits  en    Grèce    et    l'art    moderne,    par  M.    Edmond 

COURBAUD 892 

Revue  littéraire.  —  La  manie  de  la  modernité,  par  M.  René  DOL'MIC 925 

Revues  étrangères.  —  La  Vocation  de  madame  Beecher  Stowe,  par  .M.  T.  i.e 

WYZEWA 937 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  ClIAIt-MES.   .     949 
Ch.\teaubriand,  conférence  faite  a  Saint-Malo,  par  M.  F.  BHUNKTIKItE,  de 
l'Académie  française %1 


liais.  —  Typ,  Chhnieri.l  ei  Keiiouard,  Ij,  rue  Jes  Saiats-l'eres.   -   38827. 


9 


AP       Revue  des  deux  mondes 
20 

pér.4. 

t.U8 


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