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DES
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TOME CXLVIII. — 1" .lUILLKT 1898.
REVUE
DES
DEUX MONDES
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LXVIII" ANNÉE. — QUATRIÈME PERIODE
TOME CENT QUARANTE-HUITIÈME
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PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
1898
L
AP.
0.0
DANS LES ROSES
PREMIERE PARTIE
I
Juin commençait, et les jardins de Firmin Gharmois, le cé-
lèbre rosiériste de Saint-Saviol, étaient en pleine floraison. Cares-
sées de soleil, les roses épanouies le matin même foisonnaient
sur toute l'étendue du vaste enclos de la Châtaigneraie. Les ro-
siers, rangés en multiples lignes, peuplaient le milieu des carrés
et le pourtour des plates-bandes ; dans les angles, ils s'étalaient
en buissons ou en corbeilles ; ils se voûtaient en arceaux au-dessus
des allées, grimpaient aux arbres, tapissaient les façades, répan-
dant partout comme une gloire la profusion de leurs fleurs mul-
ticolores : — roses capucines aux teintes aurorales, roses Niel
d'un safran pâli, Chromatelles pareilles à d'épais boutons d'or,
Souvenirs de la Malmaison d'un blanc de chair, Paul Neyron et
roses Jacqueminot aux rougeurs éclatantes, Einpereurs du Maroc
aux tons de pourpre noire. — De ces milliers de corolles au cœur
entr'ouvert, une exquise odeur d'été s'exhalait et imprégnait
voluptueusement l'air matinal déjà réjoui par les sonneries des
cloches du dimanche. Tombant d'un ciel bleu, marbré de nuages
épars, des alternances de lumière et d'ombre veloutaient les
blancheurs d'ivoire, les tons carnés et les rougeurs empourprées
de cette généreuse floraison. A droite et à gaucho, parallèlement
aux murs, deux grandes serres s'allongeaient, et des flambées de
soleil allumaient de vifs éclairs sur leur vitrage. En cette triom-
6 BEVUE DES DEUX MONDES.
t
phante matinée de juin, parmi cette fête de clartés et de cou-
leurs, Firmin Charmois, triomphant, lui aussi, dégustait le par-
fum de ses roses.
Il frisait la soixantaine. De taille moyenne, de complexion
sanguine, il trottinait agilement au milieu des allées. Sa physio-
nomie mobile pétillait d'intelligence. Il avait le teint coloré, la
bouche charnue et bonne, le nez fin aux ailes dilatées. Ses yeux
noirs luisaient sous des paupières plissées ; une forêt de cheveux
blancs, crépus, moutonnans, surmontait son front carré et vo-
lontaire. Il allait et venait, les mains enfoncées dans les poches
de son veston ; de temps en temps, son regard s'abaissait complai-
samment sur sa boutonnière, tout récemment décorée du ruban
rouge, puis se relevait pour contempler le luxuriant paysage
épandu devant lui.
Des jardins de la Châtaigneraie, on dominait Saint-Saviol,un
bourg de 1 800 âmes, situé à égale distance de Verrières, de (^hà-
tenay et d'Antony. Charmois voyait, au delàdes haies de l'enclos,
les maisons étagées à mi-côte, sur un versant très accidenté qui
-dévale par soubresauts jusqu'à la route d'Orléans. En arrière,
verdoyaient les lisières du bois où chantaient les derniers rossi-
gnols, et d'où sortait un ruisselet, — la Vive, — qui coupe Saint-
Saviol par le milieu et s'en va, tout frétillant, se jeter dans la
Bièvre. A droite, fermant l'horizon, Verrières se montrait au mi-
lieu des feuillées, et l'on distinguait son clocher pointant parmi
les massifs d'arbres. A gauche, on apercevait la quadruple rangée
des ormes qui bordent royalement la route de Versailles et, un
peu plus bas, un second clocher, celui d'Antony, apparaissait au-
dessus des grands parcs qui masquent la vue des maisons. Tout
au fond, par delà les berges de la Bièvre et les prairies semées de
peupliers, le terrain se relevait, se mamelonnait, offrant aux
yeux amusés par la variété des verts d'onduleux champs de blé,
des carrés de luzernes, et des bouquets de bois bleuissant au loin-
tain. Cette partie de la banlieue sud de Paris a ceci de caracté-
ristique qu'à sept kilomètres des fortifications, on s'y trouve en
pleine campagne, et quelle campagne!... rieuse, plantureuse,
abondante en fruits et en fleurs. Il y faut venir en juin pour en
goûter toute la savoureuse beauté. Sur le revers du coteau qui va
de Verrières à Châtenay et à Aulnay, des clos de fraisiers, de
cassis et de framboisiers sont entrecoupés de champs de trèfle
incarnat, semblables à des bandes de velours cramoisi. Des ro-
DANS LES ROSES.
seraies longent les sentiers ; l'herbe frissonne dans les fossés où
des touffes de coquelicots font des taches écarlates. Au long des
jardins, d'énormes pivoines balancent leurs têtes rubicondes, et,
parmi les vergers, les cerises commencent à mûrir. Ces notes
rouges éparses dans la verdure chantent délicieusement et ré-
jouissent les yeux. Au milieu de cette végétation exubérante, on
se plonge avec allégresse dans un bain de nature : on jouit à
plein cœur de la grâce des fleurs et de la maturité des fruits.
De tous les villages qui se pressent sur le versant de ce fertile
coteau, Saint-Saviol est le plus foncièrement rural. On s'y li\Te
uniquement à la production des primeurs et des roses. Pendant
de longues années, le bourg a été presque exclusivement habité
par de gros cultivateurs, des pépiniéristes, et des ouvriers jardi-
niers. Toutefois, depuis que les trains allant vers Limours sont
devenus plus fréquens et qu'un omnibus conduit en dix minutes
les gens de Saint-Saviol à la station d'Antony, des familles de
négocians et de petits employés sont venues de Paris s'y installer
pour des raisons d'économie et d'hygiène. On a bâti, le long de
la Vive, des pavillons entourés de jardinets, dont le loyer mo-
deste a séduit les Parisiens qui cherchent à satisfaire des goûts
campagnards, sans déranger l'équilibre de leurs minces budgets.
Ainsi, peu à peu, de lentes infiltrations ont modifié le caractère
de cette population arriérée, casanière et laborieuse. Aujourd'hui,
Saint-Saviol se teinte de parisianisme, et deux sociétés s'y trouvent
juxtaposées: — celle des indigènes, attachés au sol, méiians et
instinctivement retardataires; et celle des immigrés, plus aven-
tureuse, plus remuante, plus exigeante aussi en matière de con-
fortable et d'innovations.
Naturellement, Firmin Charmois, enfant du pays et propriétaire
terrien, ligurait en tête des notables de la société indigène et en
partageait les opinions prudemment conservatrices. Toute sa vie
s'était passée en communication intime avec le sol natal. Au sortir
de l'école primaire, il avait été attaché comme aide-jardinier chez
le pépiniériste Lantelme, père de son rival actuel, le rosiériste
Grégoire Lantelme. Là, dès l'adolescence, il se faisait remarquer
par sa ténacité au travail, l'amour de son métier, son goût pour
les plantes et son intuition des conditions favorables à leur liar-
monicuxdéveloppement. Au bout de quatre ans, le père Lantelme,
étonné de la précoce intelligence du garçon, lui confiait la direc-
tion et la surveillance de ses pépinières. Mais Charmois ne gardait
8 REVUE DES DEUX MONDES.
pas longtemps cet emploi. Ayant amassé quelques économies, il
louait deux hectares de terrain aux environs de Saint-Saviol
et y entreprenait la culture des rosiers. Une entente sagace
des semis et des greffes lui permettait, dès la seconde année,
d'obtenir des produits supérieurs à ceux de ses concurrens. A
vingt-quatre ans, il épousait la fille d'un cultivateur d'Aulnay,
Reine Boncorps,et achetait les champs de la Châtaigneraie, où il
se livrait plus hardiment à son industrie. Alors commençait une
vie de privations et de labeur. Reine le secondait de toutes ses
forces. Rude travailleuse et ménagère économe, elle admirait
respectueusement l'ingénieuse habileté de son mari et s'associait
à ses efforts, en trimant comme un manœuvre.
Levée avant le jour, deux fois la semaine, elle s'en allait par
tous les temps vendre des rosiers et des fleurs coupées au marché
du Palais de Justice. Dure à elle-même et aux autres, rien ne
l'arrêtait dans l'accomplissement de sa tâche quotidienne, ni ses
grossesses successives, ni l'élevage des enfans qu'elle nourrissait
elle-même. Quinze jours après ses couches, on la voyait emporter
le nouveau-né dans le carré de jardin où elle travaillait. Elle
couchait le marmot dans sa barcelonnette, à l'ombre d'un massif
de framboisiers, et ne s'interrompait que pour Tallai ter. Malgré la
naissance de trois enfans, on arrivait ainsi non seulement à joindre
les deux bouts, mais à mettre de côté des sommes assez rondes
qui facilitaient la construction de deux grandes serres, destinées à
la culture des plantes forcées et à la production des raisins ou des
pêches de primeur. Grâce à cette communauté d'efforts, au génie
inventif de l'un et à la vaillante activité de l'autre, plus les années
se succédaient et plus l'établissement de la Châtaigneraie gran-
dissait en prospérité et en renommée. La perfection des pro-
duits de la maison Firmin Charmois était appréciée de tous les
amateurs de roses ; les belles créations de l'horticulteur, ses succès
dans les expositions, portaient son nom dans tous les coins de
l'Europe ; les commandes affluaient, et les récompenses également.
À l'heure actuelle, cette prospérité atteignait son apogée. A la
dernière exposition d'horticulture des Tuileries, les magnifiques
collections du rosiériste avaient été jugées hors de pair; on se
coudoyait pour admirer la Gloire de Firmin Charmois et la su-
perbe rose-thé qu'il avait baptisée du nom de Reine Charmois.
Le jury, d'une voix unanime, lui avait décerné la médaille d'hon-
neur, et le gouvernement venait de le décorer.
DA^S LES ROSES.
Néanmoins, pendant cette lutte de trente-cinq années pour
assurer à ses productions la suprématie sur celles de ses concur-
rens, Firmin Charmois avait gagné plus de notoriété que de for-
tune. La culture des roses développait en lui l'amour du Beau
et ses goûts d'artiste nuisaient à son métier de commerçant.
Plein d'orgueil pour sa profession, il s'absorbait trop dans la
création de types parfaits pour tirer de son industrie de gros bé-
néfices. Il jouissait donc à soixante ans d'une honnête aisance,
mais il ne s'était point enrichi et comptait plus d'honneurs que de
profits. D'ailleurs, père de deux filles et d'un fils, il avait dépensé
largement pour leur éducation et, sur ce point, ses espérances
avaient été trompées en partie.
Il eût désiré marier ses deux aînées, Florence et Léontine, à
des horticulteurs comme lui, qu'il aurait associés à sa maison.
Mais il arrive souvent que l'ardeur apportée à la réalisation de
nos plus chers désirs tourne au rebours de nos intentions. Élevées
dans un couvent de Paris, avec des filles de bourgeois et de
fonctionnaires, Florence et Léontine y avaient pris eu aversion la
simplicité et la rusticité de la vie qu'on menait à la Châtaigneraie.
Quand elles furent en âge de s'établir, elles jetèrent les hauts cris
à l'idée d'être des femmes d'horticulteurs. Elles voulaient toutes
deux pour maris des « messieurs » ; de sorte qu'en dépit des con-
seils de Firmin et des répugnances de Reine Charmois, Florence
épousa Prosper Vigneron, sous-chef aux Travaux publics, et
Léontine, un professeur du lycée Buffon, Marins Lavaur. Tout ce
que Charmois put obtenir, ce fut que les deux ménages vien-
draient s'installera Sainl-Saviol, d'où les maris se rendraient fa-
cilement, l'un à son ministère et l'autre à son lycée.
Si, au point de vue de l'établissement de ses filles, Firmin
avait éprouvé quelque désenchantement, du moins son dernier
enfant le dédommageait amplement de ses premiers déboires.
Désiré Charmois avait paternisé. Né au milieu des roses, il avait
sucé avec le lait maternel l'amour des fleurs et le goût de la vie
campagnarde. Tout en se montrant un écolier laborieux et dis-
tingué, il avait gardé pour la terre et pour le plein air de la cam-
pagne ses secrètes préférences. Il étoufïail dans les murs de son
lycée, et c'était avec joie qu'il rentrait à la Châtaigneraie pour y
passer les jours de congé et les mois de vacances. La botanique
devenait son étude do prédilection et dès l'adolescence il s'initiait
aux mystères des greffes et des semis. Quand approcha l'époque
10 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ il devait subir l'épreuve du baccalauréat, il déclara tout
net à son père qu'il ne se souciait nullement d'être un avocat
ou un fonctionnaire et qu'il voulait borner son ambition à de-
venir son élève et son collaborateur. Cette déclaration flattait
trop l'orgueil professionnel du vieux rosiériste pour qu'il ne
s'empressât point d'accueillir la requête de ce garçon, en qui il se
sentait revivre. A dix-huit ans, Désiré commença donc son ap-
prentissage dans les jardins de son père. Il était servi par une
intelligence très éveillée. Aussi devenait-il bientôt pour Charmois
un auxiliaire précieux. Gomme son père, il avait le don de l'in-
vention; comme lui également, il possédait l'art de faire éclore
presque sous ses doigts des formes de fleurs plus parfaites, des
nuances plus rares et plus merveilleusement fondues.
Le cœur de Firmin se gonflait d'aise à la vue de ce fils qui
saurait soutenir et étendre encore le renom de la maison Char-
mois. La certitude d'avoir un successeur digne de lui le consolait
de ses anciens mécomptes. Il oubliait les petites misères passées
pour ne voir que les clairs sourires du présent. Par cette radieuse
matinée, où le soleil de juin illuminait la profusion des roses
épanouies, où les sonneries du dimanche égayaient Tair de leurs
voix chantantes, il ne voulait plus songer qu'aux beautés de la
vie, aux bonheurs qu'elle lui tenait encore en réserve : — le
succès avait dépassé ses espérances; sa maison grandissait,
tout Saint-Saviol se glorifiait de compter au nombre de ses
édiles un chevalier de la Légion d'honneur et on parlait déjà,
pour le prochain renouvellement du Conseil, de le nommer maire
en remplacement du titulaire actuel qui vieillissait; tout à
l'heure, sa famille réunie allait fêter son ruban rouge et sa mé-
daille; enfin le ciel lui avait donné un fils qui le comprenait et
promettait de marcher sur ses traces.
A ce même moment, le garçon dont Charmois s'enorgueillis-
sait venait de quitter l'une des serres et apparaissait au détour
d'un buisson de roses. — Désiré Charmois entrait dans sa vingt-
quatrième année; il était plus grand que son père, svelte et agile
comme lui, avec une forêt de cheveux châtains naturellement
bouclés. Il avait les yeux bleu foncé de sa mère, le front volon-
taire, la physionomie ouverte et le nez fin de Firmin Charmois,
avec quelque chose de plus calme et de plus pondéré dans l'en-
semble des traits. Sous une barbe brunissante, on entrevovait le
modelé ferme et pur de deux lèvres légèrement souriantes, qui
DANS LES ROSES. 11
en s'entr'ouvrant montraient de petites dents de loup, bien rangées
et très blanches.
— Bonjour, père! s'écria-t-il quand il fut à portée.
— Bonjour, garçon!... Comment, te voilà encore en costume
de travail, un jour comme celui-ci, quand tes sœurs et leurs maris
vont nous arriver en grand tralala!...
— C'est ma foi vrai! dit Désiré en riant, j'étais si affaire là-
bas au milieu de mes rosiers que j'oubliais l'heure... Bah! j'ai
encore le temps de me changer, et auparavant je veux t'appren-
dre ime nouvelle...
— Bonne ou mauvaise?
— Bonne... Tu sais, ce rosier qu'un voyageur anglais a décou-
vert en Chine, le long d'un vieux mur, dans le palais d'un man-
darin, et qu'il a rapporté à Londres?...
— Le rosier Captain Fertune? ... une belle plante à roses
abricot pâle... Nous ne l'avons pas chez nous, malheureusement.
— Nous l'avons maintenant! s'exclama Désiré d'un ton triom-
phant... L'an dernier, je m'étais procuré quelques boutures; je
les ai greffées en serre forcée sur des églantiers quatre saisons.
Tout n'a pas réussi ; mais une dernière greffe s'est développée à
souhait'; lin mai, mon sujet a poussé des rameaux vigoureux,
puis des boutons ont commencé à pointer et, ce matin, j'ai vu
enfin s'épanouir une rose assez large, très pleine, d'une belle
nuance abricotine, avec le cœur vert pâle et un rien de carmin
au bord des pétales, bref une variété bien caractérisée de l'espèce
primitive.
Firmin Charmois prenait feu :
— Bigre!... Tu vas me montrer ça tout de suite
— Non, c'est une surprise que je te réserve au dessert, quand
nous serons tous réunis pour fêter ton ruban rouge...
— Tu es un brave garçon, toi ! interrompit le père très ému
en lui posant la main sur l'épaule; mais, puisqu'il s'agit d'une va-
riété inédite, nous avons le droit de la baptiser... Il faut lui trou-
ver un nom...
— Il est tout trouvé, repartit Désiré en rougissant; avec ta
permission, je l'appellerai « la Belle Sabine »...
— Sabine? répéta Firmin; n'est-ce pas le petit nom de la
nièce à Touchebœuf? Ah ! mon gaillard, c'est donc sérieux, et tu
en tiens toujours pour cette petite?...
— Mon Dieu, oui, j'aime Sabine, je crois que je lui plais aussi.
12 REVUE DES DEUX MONDES.
et je serais content de l'épouser... si tu y consentais, cela va
sans dire...
— Tout de même, c'est un gentil brin de fille. Elle héritera
de son oncle Touchebœuf. .. ; elle a été élevée à travailler au mé-
nage et ne craindra pas de se gâter les mains à la besogne... Et
puis, Touchebœuf et moi, nous sommes de vieux camarades;
encore que je ne partage pas toutes ses idées... Je le trouve trop
serré et trop dur au pauvre monde... Néanmoins, il y aurait
moyen de s'entendre... et, si nous étions d'accord, à nous deux,
nous pourrions beaucoup pour le bien de la commune...
Firmin Charmois pensait tout haut selon son habitude, et
Désiré l'écoutait avec une attention religieuse. A ce moment, des
voix féminines résonnèrent à l'entrée du jardin et le rosiériste
releva vivement la tête :
— Bon, murmura-t-il, voilà tes sœurs qui arrivent... Je re-
connais la voix flûtée de Florence... Motus devant elles, mon
garçon! car elles sont bavardes et malignes comme des pies... Va
te changer... Nous reparlerons de ton projet, quand nous serons
seuls avec ta mère...
II
Tandis que Désiré s'esquivait par un sentier latéral, un frou-
frou de jupes de soie bruissait au long des rosiers de la grande
allée et Charmois voyait savancer lentement vers lui Florence,
sa fille aînée, suivie à quelque distance par son mari Prosper
Vigneron et par son beau-frère Marius Lavaur.
— Bonjour, papa! s'écria la jeune femme en se précipitant
vers le rosiériste et en l'embrassant bruyamment.
Firmin répondit à l'embrassade par deux gros baisers sur les
joues. Tout en déplorant la façon dont ses deux filles s'étaient
mariées, il ne leur tenait pas rigueur et avait pour elles une opi-
niâtre tendresse. Il contempla son aînée avec une paternelle
admiration et s'exclama, en gardant les mains de la jeune femme
dans les siennes :
— Mazette !... comme te voilà belle et joliment pomponnée!
Florence Vigneron s'était, en effet, mise en frais. Elle portait
une robe de soie vert myrte, au corsage couvert de guipure
blanche, et cette toilette mettait en valeur son éclatante carnation
de rousse. Sous un chapeau surchargé de plumes, ses magnifiques
DANS LES ROSES. 13
cheveux fauves se retroussaient en un épais chignon, et décou-
vraient une nuque blanche, grasse, savoureuse. Les bords du
chapeau ombraient légèrement ses larges yeux aux prunelles
vertes, éclaboussées de points orange, son nez aux ailes dilatées, sa
bouche grande, charnue et provocante. Dodue et bien proportion-
née, elle se serrait encore pour exagérer lo finesse de sa taille. Elle
avait aux oreilles de petits boutons de diamant, et sur sa poitrine
rebondie s'étalait une chaîne d'or terminée par une face-à-main
fixée à la ceinture. Dans le plein épanouissement de la vingt-
huitième année, sa beauté un peu vulgaire et tirant l'œil était cé-
lèbre à Saint-Saviol. Il y avait dans l'ensemble de sa personne un
mélange de coquetterie et de sensualité qui aguichait les jeunes
gens aussi bien que les hommes mûrs.
— Je me suis faite belle en ton honneur, papa ! dit Florence,
en décrivant un demi-tour devant le rosiériste, afin de se montrer
sous toutes ses faces.
— Et un peu aussi pour ton mari, je suppose! ajouta complai-
samment Charmois, qui cligna de l'œil vers son gendre Vigneron.
— Oh ! observa aigrement ce dernier, les maris n'entrent
guère en compte... Ils n'ont voix au chapitre que lorsqu'il s'agit
de régler les notes des couturières.
Prosper Vigneron, sous-chef aux Travaux publics, était un
homme entre deux âges, long, maigre, bilieux, à l'échiné souple
et à la démarche oblique. Il avait des cheveux plats et rares, la
lèvre et le menton rasés, et des favoris de magistrat. Un pince-
nez aux verres bleus masquait ses yeux clignotans. Ses lèvres
minces, en s'entr'ouvrant, laissaient voir des dents jaunes et mal
rangées. Vôtu de noir, il tenait à la fois du pion et du marguil-
lier. C'était le type du bureaucrate méticuleux, grincheux et
pusillanime. A Saint-Saviol, de mauvais plaisans jouant sur son
nom de Vigneron l'avaient baptisé du sobriquet de P/ujlloxera,
à cause de son caractère hargneux.
— Ah çà ! reprit Charmois sans relever la désobligeante
boutade du mari, où est donc Léontine?
— Ma femme, répliqua le professeur Lavaur, est restée en
conférence avec sa mère.
Marins Lavaur parlait avec un accent méridional très prononcé.
Trente-quatre ans, petit, bas sur ses jambes et boulot, il gardait,
malgré cette obésité naissante, la tournure alerte et le geste ex-
cessif des gens du Midi. Il se coi liait à la(-apoul, et ses vètemens
14 REVUE DES DEUX MONDES.
de coupe élégante, mais pelucheux et fripés, lui donnaient l'air
de s'être couché tout habillé. Sa grosse tête était mafllue comme
celle d'un bull-terrier. Ses yeux bruns saillans aux paupières
ridées, son teint blafard, ses traits tirés avaient cette expression
de fatigue qu'on remarque chez les joueurs qui passent une partie
de leur nuit à veiller. Sous sa moustache effilée et cirée, ses
lèvres fréquemment crispées par une sorte de tic trahissaient une
nervosité fébrile.
— Gomme Léontine n'en finissait pas, ajouta Florence, je l'ai
lâchée... Je voulais être la première à te donner l'accolade,
monsieur le chevalier!... Sais-tu que ça fait joliment bien sur
ton veston bleu, ce bout de ruban rouge?... Et penser que ce sont
des roses qui t'ont valu la croix 1...
Prosper Vigneron eut un ricanement discrètement incrédule
et pareil à un bêlement de chèvre :
— Les roses... et aussi un peu les protections... Avouez, beau-
père, que votre conseiller général n'y a pas nui !
— Vous vous trompez. Vigneron! repartit Firmin,très piqué,
je n'ai rien demandé à personne... C'est le ministre qui m'a pro-
posé spontanément, après avoir vu ma collection de roses remon-
tantes.
— Sous Napoléon P"", observa sentencieusement Vigneron,
on ne prodiguait pas les croix aux civils... On les gardait pour les
militaires qui les payaient de leur sang.
— Il est vrai que ceux-là n'étaient pas sur des roses!,., dit
Lavaur enchanté de sa plaisanterie.
Firmin tourna brusquement le dos. Florence lui prit câline-
ment le bras et, se frôlant contre lui avec des mines cajoleuses,
l'entraîna loin de ses deux gendres.
— Qu'a donc ton mari? demanda Charmois, il est acide,
comme verjus, ce matin!
— Ne fais pas attention, petit père; il est de mauvaise hu-
meur parce que je lui ai apporté une note de mon bijoutier...
Figure-toi que j'avais envie d'un bracelet... et comme j'étais sûre
d'avance qu'il me le refuserait, je l'ai acheté sans le consulter...
Quand il a vu la facture, il a crié comme un paon et m'a fait une
scène...
— Dame! gronda doucement Charmois, il n'avait pas tort...
C'est toujours ennuyeux de payer une note sur laquelle on ne
comptait pas...
i
DANS LES ROSES. lo
— Lui ! il n'a rien voulu payer du tout et il est parti en cla-
quant la porte.
— Diable!... Il faut convenir aussi que tu as agi bien lé-
gèrement, ma pauvre fille... Comment A^as-tu t'en tirer mainte-
nant?
■ — Ce ne' sera pas commode... Je tâcherai de grappiller sur
l'argent du ménage... A moins que... Sais-tu, pépère, tu serais
bien gentil de m'avancer la somme et je te la rembourserais petit
à petit...
En même temps, elle serrait plus tendrement le bras de son
père et le regardait avec ses yeux enjôleurs.
— Petit à petit! murmura Firmin incrédule, oui, la semaine
des quatre jeudis!... Il ajouta, en essayant de biaiser : — C'est
que je ne suis guère en fonds... Combien dois-tu?
— Oh! une misère... trois cents francs.
— Trois cents francs!... Tu appelles ça une misère, toi?... On
voit que tu ne sais pas combien l'argent est dur à gagner... Si
c'était la première fois encore, mais tes demandes se renouvellent
souvent et ma bourse n'est pas inépuisable. . . Tu es trop dépensière,
ma chère enfant!...
— Quoi, tu vas me gronder, toi aussi?... J'avoue que j'ai eu
tort; ce sera une leçon pour l'avenir, je te le promets... Mais un
jour pareil, un jour où l'on fête ta décoration, tu seras un bon
papa chéri et tu ne laisseras pas ta fille dans l'embarras...
Elle le voyait hésitant, mais déjà attendri ; elle redoubla de
caresses et lui planta un baiser sur la joue.
— Est-ce que tu as la facture sur toi? dit-il après un moment
de silence.
— Oui, se hâta-t-elle de répondre, en fouillant dans la poche
de sa jupe, la voici...
— Donne, reprit-il avec un soupir résigné, je la réglerai
moi-même. — Mais n'y reviens plus et sois moins dépensière...
On ne doit acheter que ce qu'on peut payer comptant...
Ils étaient arrivés devant la façade de la maison tapissée de
roses grimpantes, et ils entrèrent ensemble dans la pièce qui ser-
vait à la fois de bureau et de salon de réception. Le meuble de
reps grenat était déjà vieux et fané ; les murs étaient décorés d'a-
quarelles représentant des roses créées par la maison Charmois
et primées dans les concours. De chaque côté de la cheminée,
s'étalaient encadrés les diplômes des médailles décernées aux di-
16 REVUE DES DEUX MONDES.
verses expositions. Ils trouvèrent là M""* Gharmois en tête à tête
avec Léontine. La conversation avait dû rouler sur des sujets
pénibles ; M"^ Gharmois semblait très irritée, sa fille avait les lèvres
pincées et les yeux rouges. En voyant entrer Firmin et Florence,
elles se turent brusquement.
Reine Gharmois, menue et maigre, était vêtue très simplement
d'une robe de laine prune ; elle s'obstinait à porter le petit bonnet
blanc tuyauté dont se coiffaient jadis les paysannes des environs de
Paris. Sous ce modeste bonnet de linge, que dépassaient deux ban-
deaux de cheveux gris plaqués de chaque côté d'un front étroit, son
visage rigide et fermé lui donnait Tair d'une nonne : elle avait des
yeux d'un bleu de glacier, perçans et scrutateurs, tenez pointu, les
lèvres serrées et prudentes. Sa parole était sobre comme sa toi-
lette; elle s'exprimait en peu de mois, nets, incisifs, assaisonnés
de courts proverbes populaires. — Léontine lui ressemblait au
physique : maigre, la poitrine et le dos plats, elle portait ses ban-
deaux châtains collés sur les tempes; elle avait d'assez beaux
yeux au regard futé, un teint bis, une bouche chagrine et volon-
tiers boudeuse. Sa toilette était cossue, mais sévère, sans une fan-
freluche et sans un bijou : sa robe de soie noire au corsage bouf-
fant tombait à plis droits sur ses hanches à peine saillantes. Bien
qu'elle fût la cadette, elle paraissait plus âgée que Florence. Rien
qu'à voir son teint brouillé, ses malins yeux gris, ses lèvres à
peine effleurées par un sourire acide, on devinait une nature
égoïste, sèche et facilement envieuse.
Elle jeta un regard méfiant sur Gharmois et Florence, qui en-
traient bras dessus bras dessous, puis vint poser rapidement ses
lèvres minces sur le front de son père.
— Bonjour, papa, dit-elle d'un ton acerbe, je ne savais pas
que Florence était allée au-devant de toi, sans quoi je l'aurais
accompagnée...
— Je croyais que tu me suivais, répliqua Florence indulgem-
ment.
Rassurée maintenant sur le règlement de la facture du bijou-
tier, elle était d'une humeur charmante.
— Voici l'angelus de midi et mon déjeuner est prêt... Ces
messieurs sont en retard! remarqua la ponctuelle AP' Gharmois.
— Désiré est allé faire un brin de toilette, répondit Gharmois,
Vigneron et Lavaur viennent derrière nous ; on peut servir.
Pendant que les deux gendres apparaissaient sur le seuil,
DANS LES ROSES, 17
Désiré sortait d'une pièce voisine; il embrassa ses sœurs et
échangea des poignées de main avec ses beaux-frères.
— Messieurs, à table! cria Reine Charmois.
On passa dans la salle à manger, une pièce dont les fenêtres
ouvraient sur les jardins, et où les rayons de soleil tamisés par
les stores répandaient une lumière égale et douce sur les murs
tendus d'un papier imitant le vieux chêne, sur le buffet en bois de
thuya et sur la nappe blanche, fleurie de bouquets de roses. Firmin
Charmois s'assit entre ses deux filles; Désiré se plaça à l^une des
extrémités, et Reine, accostée de ses deux gendres, se mit en de-
voir de découper un jambon froid, cuit dans sa gelée. Une bonne
à tout faire servait à mesure chacun des assistans, et le rosiériste
versait du vin à la ronde. Un muet recueillement régna d'abord,
pendant que les convives donnaient le premier coup de dent. Puis
le silence fut rompu par Marins Lavaur, qui était gros mangeur
et avait rapidement dépêché sa part :
— Ce jambon est exquis!,,. Il a un goût de revenez-y,
déclara-t-il en tendant vers M""' Charmois son assiette vide.
— Le jambon à la gelée est un des triomphes de la bour-
geoise, dit Firmin... Reine est un véritable cordon-bleu.
— Elle devrait bien donner sa recette à Florence, insinua ma-
lignement Vigneron, car sous le rapport de la cuisine, je ne suis
pas gâté, à la maison.
— C'est que, répliqua M""* Charmois en lançant un regard
aigu dans la direction de ses deux filles, il ne suffit pas d'avoir
une bonne recette. Il faut surveiller la marmite et mettre soi-
même la main à la pâte. Mais les femmes d'à présent veulent
faire les dames, et on les voit plus souvent dans les boutiques que
dans leur cuisine... Filles trop en rues, filles tôt perdues...
— Tout ça dépend de la position qu'on occupe, repartit aigre-
ment Léontine ; nous autres, femmes de fonctionnaires, nous
avons des devoirs de société à remplir...
— D'ailleurs, ajouta Florence, on ne peut pas vivre comme des
hiboux, il faut voir du monde et prendre quelques distractions.
— Des distractions!... — M'"" Charmois haussa les épaules : —
Nous n'en prenions guère, votre père et moi, nous n'avions même
pas le temps d'y penser; on trimait toute la journée et, des fois,
on ne dormait que d'un œil. Souvent, au printemps, Firmin se
relevait en sursaut pour ouvrir la fenêtre et regarder le temps...
« Femme, qu'il me criait, il va geler! » et nous partions, en
TOME C\LVIII. — 1898. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
pet-en-l'air, pour étendre des paillassons sur nos rosiers et nos
pêchers... Des distractions!... En trente ans, nous n'avons pas
été trois fois au spectacle...
— Tu nous l'as déjà dit, reprit irrévérencieusement Florence ; ma
pauvre maman, ça se passait ainsi autrefois... Mais autres temps,
autres mœurs; aujourd'hui qu'on va à Paris en une demi-heure,
on ne peut pas vivoter comme un colimaçon dans sa coquille.
— Oui, aujourd'hui, ajouta le rosiériste, nos enfans se la
coulent douce... Mais quoi !... Il ne faut pas leur en vouloir, c'est
le progrès...
— Il est joli, le progrès! grommela Reine, et il donne de
beaux fruits !...
On avait apporté le second service, et la conversation prit un
autre tour. Le menu était solide, simple, sans luxe et sans raffine-
ment, comme l'ameublement des Charmois : un gigot, une salade,
un plat des dernières asperges de la saison, et une tarte aux
cerises, confectionnée par Reine. Tandis que cette dernière assai-
sonnait la salade. Marins Lavaur, qui avait pour vis-à-vis Flo-
rence Vigneron, cligna de l'œil et s'écria d'un ton gouailleur :
— Mâtin ! madame Vigneron, vous avez aux oreilles des brillans
qui jettent de tels feux qu'on en est littéralement ébloui... Ça
doit coûter bon, ces cailloux-là !
— Je les ai eus d'occasion, répondit Florence; je vous don-
nerai l'adresse du bijoutier et, si vous le désirez, vous pourrez
en payer de pareils à votre femme...
— Merci, ma chère, interrompit Léontine, en pinçant les
lèvres, je n'ai pas l'habitude de demander à mon mari des choses
que sa position ne lui permet pas de m'ofîrir.
— Vous avez raison, madame, approuva Prosper Vigneron,
les maris ont déjà assez de peine à nouer les deux bouts; tout ce
qui reluit n'est pas or.
— Bah ! ricana Florence, en enveloppant d'un regard hostile
sa sœur et son beau-frère, mieux vaut faire envie que pitié.
— Ce n'est pas mon avis, riposta âprement M™^ Charmois;
mieux vaut aller chez le boulanger que chez le bijoutier, et mieux
vaut surtout ne rien devoir à personne. J'aime mieux donner
vingt sous qu'emprunter vingt francs, voilà ma devise, à moi, et,
si chacun se réglait là-dessus, ça épargnerait dans les ménages
bien des bisbilles et des mécomptes.
En entendant ces derniers mots. Lavaur tourna la tête du côté
DANS LES ROSES.
19
de Léontine et lui lança une œillade interrogativc. La réponse
muette qu'il obtint n'était probablement pas satisfaisante, car la
figure du professeur se rembrunit; son front devint soucieux.
— Si nous parlions d'autre chose ! s'exclama Firmin Char-
mois, en se levant pour prendre sur le bullet une bouteille de
Champagne ; nous ne sommes pas ici pour nous quereller !
Il détortilla avec une pince le fil de fer qu'entourait le papier
doré ; le bouchon sauta et le brave homme remplit les verres à la
ronde.
— Mes enfans, dit-il, en levant sa flûte où le vin doré pétillait,
je vous ai réunis aujourd'hui autour de moi pour arroser ma
médaille et aussi ce petit ruban rouge qui en est la conséquence...
La croix m'est arrivée sans que je l'aie sollicitée, et en décorant
pour la première fois un rosiériste, le gouvernement a voulu
sans doute donner en ma personne une marque de sa haute solli-
citude pour l'industrie des roses...
Tout en débitant naïvement son petit discours, Firmin Char-
mois ne se doutait pas que chacune de ses paroles infligeait de
cruelles blessures d'amour-propre à ses deux gendres. Prosper
Vigneron, sous-chef depuis dix ans, ne pardonnait pas à son
beau-père d'être décoré avant lui, et Marins Lavaur, qui intriguait
vainement pour obtenir les palmes académiques, s'irritait d'en-
tendre le rosiériste se vanter d'avoir reçu la Légion d'honneur
sans avoir rien demandé. Aussi le toast fut-il d'abord accueilli
avec une froideur qui déconcerta Firmin. Néanmoins, il fallait
répondre, au moins par convenance, et Yigneron se leva lente-
ment, comme contraint et forcé :
— Monsieur Charniois, commença-t-il d'une voix mielleuse,
vous êtes un homme heureux... Tandis que, nous autres fonction-
naires, nous piochons obscurément pendant de longues années,
sans que le gouvernement daigne encourager d'un sourire nos
labeurs mal rétribués, vous, vous amassez de beaux bénéfices en
cultivant des roses et vous obtenez encore par surcroît ce ruban
que l'État refuse si souvent à ses agens les plus zélés... Vous
voilà décoré; dans (juelques mois, vous serez maire...
— Oh 1 protesta Reine Charniois en hochant la tète, nous ne
le souhaitons pas, et ça n'est pas encore fait...
— Ça se fera ! insista amèrement Vigneron, les gens de Saiiil-
Saviol iront à votre décoration, comme les grenouilles sautent
après un chiflon rouge ; ils seront enchantés d'avoir un maire
20 REVUE DES DEUX MONDES.
chevalier de la Légion d'honneur... Je le répète donc, monsieur
Charmois, vous êtes un homme heureux, et je bois à votre chance !
Les verres se choquèrent, mais sans entrain, et les fronts ne
se déridèrent pas. En somme, la réunion de famille dont Fir-
min se réjouissait d'avance comme d'une fête laissait presque
tous les convives mécontens. Reine Charmois songeait aux ennuis,
aux responsabilités, et aux coûteux honneurs de cette mairie
qu'ambitionnait son mari ; les deux gendres se sentaient amoin-
dris et humiliés par les succès de leur beau-père, et les deux
sœurs, préoccupées de soucis d'argent, aigries par leur mutuelle
Jalousie, échangeaient en dessous des regards hostiles.
Désiré, qui sétait esquive un moment, reparut juste à temps
pour rompre la glace. Il tenait à la main un verre d'eau dans
lequel trempait une rose double, dont les teintes carnées allaient
du carmin vif aux plus tendres nuances orangées.
— Mon cher père, dit-il, pour célébrer ta décoration, je veux
choquer, contre ton verre, ce verre plein d'eau pure, mais qui
contient un des plus précieux cadeaux que je puisse offrir à un
horticulteur tel que toi... Cest un gain que j'ai obtenu hier, une
rose qui est née dans les serres de ta maison.
Il trinqua avec son père, puis déposa lentement sur la nappe
le verre où s'épanouissait la rose nouvelle.
— Mon garçon, s'écria Firmin ému, en jetant sa serviette et
en serrant son fils contre sa poitrine, tu ne pouvais moffrir un
bouquet de fête qui m'apportât plus de véritable joie.
— Quel est-ce brimborion de fleur? demanda dédaigneu-
sement le sous-chef.
— Ce brimborion, monsieur Vigneron, répliqua Charmois père
en se redressant, c'est une variété de la rose Fertuiie, qui n'est pas
encore cataloguée en France; c'est une espèce qu'un amateur
paierait à prix d'or et que mon fils Désiré a créée... Voilà ce
qu'est ce brimborion; saluez-le!... Dans toute votre vie d'em-
ployé, vous n'inventerez jamais rien de pareil!...
— Elle est très jolie, ta rose, dit à Désiré Florence, en minau-
dant, tu devrais me la dédier.
— Pourquoi à toi plutôt qu'à moi ? s exclama Léontine, furi-
bonde.
— Vous voyez, répendit en riant Désiré, je ne puis vous la
dédier à toutes deux, et comme je ne veux pas faire de jalouse,
vous ne lui servirez de marraine ni Tune ni l'autre.
I
DANS LES ROSES. 21
— Et comment lappelleras-tu ?
— Ceci est mon secret, repartit-il en attirant à lui le verre,
afin de soustraire sa rose aux convoitises des deux sœurs.
— Oh ! dit de sa voix vinaigrée Léontine Lavaur, c'est le
secret de la comédie !.., Tu lui donneras le nom de « Sabine »...
Tout le monde sait que la nièce de Touchebœuf est ta bonne
amie.
— Cette petite au menton de galoche ?... Singulier goût ! ajouta
dédaigneusement Florence.
On s'était levé pour prendre le café au jardin.
Le professeur Lavaur se rapprocha de sa femme et lui chu-
chota dans l'oreille :
— Eh bien ?
— Pas un sou!... Maman a refusé net...
— Je m'en doutais... Fichus, alors?
— Non... Calme-toi... Je vais essayer près de papa...
Tandis que la salle à manger se vidait, Léontine manœuvra
de façon à retenir Firmin Charmois dans le vestibule.
— Je voudrais causer un moment avec toi, murmura-t-elle
d'une voix morne.
Le rosiériste regarda sa cadette et fut frappé de l'altération
de ses traits :
— Qu'as-tu, Titine ? interrogea-t-il ; pendant le dîner, tu
paraissais mécontente et tracassée... Tu as la figure à l'envers...
— J'ai, répondit-elle, une grâce à te demander... Si tu me la
refuses, toi aussi, comme ma mère, je n'aurai plus qu'à me cogner
la tête au mur.
— Enfin, quoi?... Qu'y a-t-il? dit Charmois alarmé.
— Marins a souscrit un billet... L'échéance arrive demain, et
nous n'avons pas le premier sou pour payer.
— Comment! vous... vous en êtes là? balbutia Firmin ahuri.
— Mon Dieu oui... La caisse est vide, et mon mari ne peut
toucher ses appointemens que le 30... Veux-tu nous avancer les
fonds jusque-là?
— Sacrédienne !... Mais, moi aussi, j'ai des échéances, et j'ai
besoin de mes fonds... Combien te faudrait-il?
— Vingt louis.
— Quatre cents francs!... Ah çà ! tu crois donc que je n'ai
qu'à me baisser pour ramasser de l'argent?... Non, ma fille, je
suis désolé, mais c'est impossible.
22 REVUE DES DEUX MONDES.
— Tant pis alors, nous nous laisserons protester.
— Un protêt!... Malheureuse, ce serait d'un efîet déplorable
dans le pays ! . . .
— Je le sais bien, mais c'est forcé, puisque ni maman ni toi
ne pouvez nous venir en aide... Il n'y a qu'à vous que nous puis-
sions nous adresser, n'est-ce pas? J'avais pensé qu'à l'occasion de
ta décoration, tu serais peut-être disposé ànous rendre ce service...
C'est impossible... n'en parlons plus !
— Que le diable vous emporte ! . . . Vous avez des façons de
me mettre le couteau sur la gorge !... Enfin, je ne veux pas vous
laisser dans un pareil pétrin... Quand les autres seront partis,
monte dans ma chambre, et nous chercherons ensemble quelque
biais pour te tirer d'embarras... Mais surtout que ta mère ne se
doute de rien ! . . .
— Merci, petit père !... Sois tranquille, et à tantôt !
Elle descendit rapidement les degrés du perron. Pendant ce
temps, Charmois, soucieux, louchait sur son ruban rouge et com-
mençait à le trouver moins décoratif.
— Mâtin, songeait-il, voilà une croix qui me coûte cher !...
m
Désiré, après avoir mis en lieu sûr la rose convoitée par ses
sœurs, était descendu au jardin, ou Reine versait le café. Mais il
ne s'attarda pas longtemps autour de la cave à liqueurs, dont
Firmin Charmois faisait les honneurs à la ronde. Il vida hâtive-
ment sa demi-tasse, regagna sa chambre, et ayant enveloppé déli-
catement dans un cornet de papier blanc la rose nouvelle, il se
glissa lestement hors de la maison.
Il descendit la rue des Bois, dont le petit ruisseau de la Vive
arrosait l'un des fossés. A droite de cette voie encore peu habitée,
des jardinets clos de haies verdoyaient au long du ru, et des
pavillons, récemment construits par un spéculateur, montraient
çàetlà, parmi les lilas et les fusains, leurs façades blanches et
leurs toitures de tuiles rouges, presque toutes semblables. Au
bout de la rue, Désiré tourna à gauche et déboucha dans le cœur
du village, sur la place des Quinconces, dont la mairie et les
écoles bordaient l'un des côtés. Sur les trois autres, s'alignaient
des bâtisses déjà anciennes, dont les rez-de-chaussée étaient pour
la plupart occupés par des boutiques. Tout le commerce du pays :
DANS LES ROSES, 23
l'officine du pharmacien, deux cafés, deux auberges, des magasins
de rouonnerie et d'épicerie, les bouchers et les boulangers, s'étaient
rassemblés dans ce quartier central. A l'un des angles et en retour
sur la rue de l'Église, se dressait la maison des Touchebœuf.
Bâtie en pierres de taille, séparée en deux corps de logis par
une porte, cochère et un passage voûté, rlle avait l'aspect cossu
d'une demeure bourgeoise. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient
protégées par des barreaux; celles du premier étage, closes par
des persiennes grises. Au-dessus régnaient de vastes greniers
percés de lucarnes rondes. Au milieu de l'attique et perpendicu-
lairement à la porte cochère, la toiture d'ardoises était coupée
par une sorte de gerbière en auvent, aux chevrons de laquelle
surplombait une poulie destinée à hisser au grenier les bottes de
foin ou de paille, à l'époque des récoltes. Eloi Touchebœuf avait
fait construire lui-même ce confortable logis, à l'époque de son
mariage. Il en habitait, avec sa nièce, la majeure partie, et louait
le surplus au professeur Marins Lavaur.
Cet Éloi Touchebœuf était, avec Charmois, le notable le plus
important et le plus influent de Saint-Saviol. Son père, Guil-
laume Touchebœuf, originaire de Normandie, avait amassé une
honnête aisance, qu'Eloi avait transformée en une grosse fortune
gagnée dans le commerce des grains et fourrages. Il passait pour
le plus riche propriétaire du pays, possédait des immeubles un
peu partout, non seulement sur le territoire de Saint-Saviol, mais
encore sur les finages voisins. Il était féru de l'amour de la terre
et ne pouvait voir un champ vacant sans être démangé ^u désir de
l'acheter pour s'arrondir. En revanche, il avait horreur de vendre
et se serait plutôt laissé couper un morceau de sa chair que de se
dessaisir d'une parcelle de pré ou de jardin. Ses concitoyens le
surnommaient le Marquis de Carabas et racontaient volontiers
qu'il s'était marié avec sa défunte femme, Catherine Nivard,
uniquement pour devenir possesseur de deux arpensde pépinière,
qui jouxtaient sa propriété. Il avait, disait-on, épousé les terrains,
et Catherine par-dessus le marché. Celle-ci montait déjà en graine,
lorsque Touchebœuf avait jeté sur elle son dévolu. Fille d'un
pépiniériste malheureux en affaires et chargé d'enfans, elle était
l'aînée de trois sœurs; la seconde, Adeline Nivard, avait mal
tourné; la troisième, Zélie, veuve d'un sieur Panvert, était morte,
laissant une fille unique. M'"" Touchebanif, elle, n'avait jamais
donné d'héritiers à son mari, et, au moment de doubler le cap
24 REVUE DES DEUX MONDES.
de la cinquantaine, elle avait été enlevée à son tour par une
fluxion de poitrine. Alors Touchebœuf, se sentant par trop esseulé
dans sa grande maison, s'était décidé à prendre avec lui sa nièce
par alliance, Sabine Panvert, devenue orpheline.
En se chargeant de l'enfant, le rusé bonhomme estimait avoir
fait coup double: — d'un côté, cette adoption lui donnait dans
le pays une réputation de générosité et de bonté qui lui avait
jusque-là été refusée; d'autre part, il s'assurait ainsi, pensait-il,
le dévouement d'une fille qui serait à la fois pour lui une ména-
gère et une demoiselle de compagnie.
En efl'et, dès que Sabine touchait à la seizième année, il la
retirait de l'école des sœurs et la mettait à la tète du ménage. Elle
tenait ses livres, comptait avec la servante du logis et souvent
partageait sa besogne. Touchebœuf s'arrangeait pour ne la laisser
jamais désœuvrée. En hiver, elle s'occupait des lessives et repri-
sait le linge. Pendant la belle saison, elle travaillait au jardin ou
allait surveiller les ouvriers qui binaient dans les pépinières ou
dans les champs de fraisiers. Le soir, elle lisait le journal à son
oncle. Quand elle s'était consciencieusement acquittée de ces
tâches multiples, Touchebœuf se montrait bon prince et lui lais-
sait volontiers la bride sur le cou. Elle sortait seule, disposait de
ses dimanches à son gré, et, lorsque venait la fête patronale, Eloi
l'accompagnait sous la tente Collet et lui octroyait la permission
de danser tout son saoul, pourvu qu'elle fût la première levée dès
le lendemain matin, et qu'elle dépêchât sa besogne comme de
coutume.
C'était dans une de ces sauteries de la fête annuelle que Désiré
et Sabine avaient commencé à nouer plus intimement connais-
sance. Enfans, ils avaient joué ensemble, puis, après la première
communion, la fillette, devenue pensionnaire chez les sœurs, et
le garçon faisant son internat au lycée, ils s'étaient perdus de vue ;
mais plus tard, en revoyant la jeune fille au bal et en dansant
avec elle, Désiré avait senti renaître les préférences d'autrefois.
Une secrète sympathie les attirait l'un vers l'autre. Comme Char-
mois et Touchebœuf se tutoyaient et entretenaient des rapports
de bonne camaraderie, un commerce de visites s'établissait peu
à peu entre les deux familles. En revenant des champs, Sabine
entrait de temps en temps à la Châtaigneraie ; Désiré saisissait
les moindres prétextes pour fréquenter chez les Touchebœuf, sur-
tout quand il espérait s'y trouver seul à seule avec la nièce du
DANS LES ROSES. 25
marchand de grains. Ainsi, insensiblement, la sympathie d'au-
trefois se changeait en. une discrète tendresse, et l'amour se met-
tait de la partie. Touchebœuf était trop fin pour ne pas s'aperce-
voir de ce qui se passait; mais, comme l'éventualité d'un mariage
entre sa nièce et le fils du grand rosiériste de Saint-Saviol n'était
pas pour lui déplaire, il fermait sournoisement les yeux et laissait
l'eau couler.
Naturellement, par ce clair dimanche de juin, le jeune Char-
mois se dirigeait vers le logis de Sabine, et c'était pour elle qu'il
avait précieusement enveloppé dans un cornet de papier la nou-
velle rose épanouie du matin. Quand il fut en facr de la maison
Touchebœuf, il s'arrêta un moment pour contempler du trottoir
le porche entr'ouvert, au fond duquel on apercevait la verte per-
spective du jardin. La rue était solitaire et paisible; au loin, dans
l'église, dont le massif clocher roman s'élevait au-dessus des toi-
tures, on entendait, comme un bourdonnement, la chantante psal-
modie des vêpres. Le village s'endormait aux sons de cette mu-
sique berceuse. Les logis clos semblaient déserts; les femmes
étaient au salut et les hommes, à l'auberge. Touchebœuf lui-
même devait faire sa partie de manille au café des Quinconces. Le
moment paraissait donc opportun pour causer tranquillement avec
Sabine, sans crainte d'être dérangé par des fâcheux, et il fallait se
hâter d'en profiter. Le jeune homme se glissa sous le porche et
tira discrètement le cordon de sonnette pendu à la porte intérieure
du rez-de-chaussée. Ce fut Sabine elle-même qui vint ouvrir.
Elle ne parut nullement surprise à la vue du visiteur. Avec
un sourire narquois au fond des yeux et sur les lèvres, elle de-
meurait dans l'entre-bâillement de la porte, une main appuyée au
chambranle et l'autre posée sur la serrure, comme pour barrer
le passage.
— Bonjour, mademoiselle Sabine, dit Désiré, et il ajouta dis-
crètement : — M. Touchebœuf est-il chez lui?
— Non, monsieur Désiré... Depuis le temps, vous devriez
bien savoir qu'à cette heure, il est en train de jouer aux cartes
chez Munerel... Il regrettera d'avoir perdu votre visite.
Elle disait cela d'un ton mi-sérieux et mi-plaisanl et en môme
temps, avec une railleuse espièglerie, faisait mine de refermer la
porte.
— Laissez-moi entrer tout de même! supplia comiquemont
Désiré...
26 REVUE DES DEUX MONDES.
Alors, tout en s effaçant pour lui donner accès, la malicieuse
fille répliqua :
— Puisque c'était censément pour mon oncle que vous veniez,
je devrais vous renvoyer, afin de vous punir de votre sournoi-
serie... Mais j'ai pitié de vous... Allons, entrez!
Elle l'introduisit dans un bureau où elle se tenait et qui s'éclai-
rait sur le jardin. Par la fenêtre ouverte et les persiennes mi-
closes, on distinguait au dehors, dans une flambée de soleil, des
buissons de chèvrefeuilles, des massifs de géraniums rouges,
puis des planches de légumes encadrées de plates-bandes fleuries.
Une lumière diffuse, assourdie, enveloppait l'ameublement mo-
deste et vieillot de ce cabinet de travail : le bureau d'acajou en-
combré de factures, surmonté d'un casier où s'alignaient les re-
gistres et les livres de comptes ; le fauteuil de moleskine râpée ;
la cheminée décorée d'une pendule d'albâtre qui ne marchait
plus et d'une série de bocaux remplis d'échantillons de grai-
nes; les chaises aux sièges de crin noir et luisant,^ et une table
ronde à dessus de marbre où Sabine avait posé le cahier de
feuilletons qu'elle était en train de lire. — La jeune fille res-
tait debout, adossée à la tablette de la cheminée, et un rais de
soleil glissant par les interstices des persiennes effleurait sa figure
rieuse.
Sabine avait vingt ans. Ni trop petite, ni trop grande, elle était
harmonieusement équilibrée. Une robe très simple de crépon
bleu marine moulait étroitement ses rondes épaules, sa taille
svelte et sa poitrine doucement gonflée. Son cou très blanc sup-
portait une tête bien construite, dont les cheveux châtains, re-
levés en une seule masse et noués en un épais chignon, déga-
geaient élégamment la nuque. Elle avait un teint clair, de fins
sourcils foncés, de grands yeux bruns baignés de lumière et de
tendresse. Ses traits étaient réguliers, à l'exception pourtant du
menton un peu trop proéminent et de la bouche un peu trop
grande ; mais ce menton à fossette était si amoureusement mo-
delé, les lèvres pulpeuses découvraient de si jolies dents, que ces
légères imperfections donnaient un attrait de plus à l'ensemble.
Il y avait dans ce corps élastique et souple un rayonnement de
belle gaieté, une saveur voluptueuse d'exubérante jeunesse, une
santé, qui réjouissaient le cœur et les yeux.
Cambrée et souriante, elle dévisageait Désiré, debout de l'autre
côté de la table, les mains nouées derrière le dos pour dissimuler
DANS LES ROSES. 27
la rose qu'il maintenait délicatement dans son cornet de papier
blani'.
— Pourquoi cette mine mystérieuse et que cachez-vous dans
ce papier? demanda Sabine.
— C'est une nouvelle rose que j'ai obtenue dans nos serres;
elle s'est épanouie ce matin, et j'ai voulu vous l'offrir pour que
vous m'autorisiez à lui donner votre nom.
Vivement, il lui présentait le cornet, que Sabine détortillait
avec précaution. A la vue de la rose aux pétales carminés et
orangés, elle poussa une exclamation :
— Ça, c'est gentil!,.. Comme elle est mignonne et qu'elle sent
bon!
Ses narines se gonflèrent pour respirer la rose double qu'elle
approchait de ses lèvres; elle la posa ensuite dans un verre sur la
table.
— C'est la première et la seule qui existe en France, con-
tinua Désiré, et si vous le voulez bien, elle s'appellera la « Belle
Sabine ».
— Comment, si je le veux?... J'en suis très fière et je vous
remercie tout plein!...
Elle s'était avancée et lui tendait ses deux mains. Désiré les
prit et les garda un bon moment serrées dans les siennes. Il ne se
décidait plus à les quitter. Une chaleur monta aux joues de la
jeune fille et les colora d'une nuance pareille au carmin de la
ileur dont elle était devenue la marraine. Ses yeux bruns s'illumi-
nèrent, puis, lentement, elle dégagea ses mains et murmura :
— Asseyez-vous dans le fauteuil et contez-moi l'histoire de
votre rose.
Il lui obéit et, l'un en face de l'autre, les genoux se touchant
presque, ils demeurèrent un moment silencieux, pour se remettre
de la sourde émotion causée par cette étreinte délicieusement
prolongée. Puis Désiré, d'une voix légèrement altérée, commença
le récit de ses tentatives heureuses pour acclimater cette rose ori-
ginaire de la Chine.
— Savcz-vous, s'écria la jeune lille, que c'est un grand hon-
neur pour moi de donner mon nom à une Heur qui va figurer sur
les catalogues que vous envoyez dans le monde entier?... Est-ce
que vos sœurs n'en seront pas jalouses?
— Elles le sont déjà, répondit Désiré en riant, mais je m'en
moque un peu !
28 REVUE DES DEUX MONDES.
— Moi pas... J'ai en idée qu'elles ne m'aiment guère, et elles
vont me détester bien plus encore maintenant... Pour ce qui est
de M"* Vigneron, ça ne m'inquiète pas ; elle est trop en l'air pour
avoir le temps de s'occuper de son prochain ; mais M""® Léontine
est méchante... Quand nous nous rencontrons dans l'escalier,
c'est à peine si elle me regarde, et elle marcherait volontiers sur
moi... Elle est capable de me desservir auprès de votre père...
— Ne craignez donc rien... Si elle s'en avisait, je la remet-
trais vite à sa place... Quand elle a voulu épouser son professeur,
elle n'a demandé le conseil de personne; je me passerai aussi de
sa permission, quand viendra mon tour de me marier...
En même temps, il coulait vers Sabine un regard plein d'élo-
quente tendresse. La jeune fille reprit avec une moue souriante :
— Vous êtes donc toujours dans les mêmes intentions?
— Plus que jamais... Je vous aime, Sabine, je vous veux,
déclara résolument le jeune homme, et le plus tôt sera le mieux!
— Pourquoi tant de hâte? murmura- t-elle en rougissant de
nouveau; ne sommes-nous pas heureux ainsi? Pourquoi ne pas
goûter tranquillement le bonheur d'être ensemble, sans préci-
piter les choses?...
— Il faudra pourtant bien sortir de l'incertitude et nous expli-
quer un jour nettement, vous avec votre oncle et moi avec mes
parens...
— Sans doute, mais quand je songe à ce jour-là, j'ai peur.
— Peur de quoi?
— Je ne sais... Peur de l'imprévu, peur d'une mauvaise
chance qui gâte tout et nous sépare...
— Raison de plus pour nous hâter... Quoi qu'il arrive, Sabine,
soyez sûre que rien ne pourra me séparer de vous... Je vous aime
trop et nous n'aurons pas à craindre de malchance, si vous
m'aimez un peu, vous aussi.
— Est-ce que vous en douteriez, par hasard? répliqua-t-elle
en riant.
Elle lui avait rendu ses deux mains et il les serrait silen-
cieusement. Les paumes qui se touchaient faisaient passer une
langueur brûlante dans leurs veines, et leur poitrine se gonflait.
Ils restaient muets, les regards fondus l'un dans Tautre, écou-
tant comme en un rêve le sourd bourdonnement des insectes dans
les chèvrefeuilles du jardin. Le bruit d'une clef tournant dans la
serrure de la porte d'entrée les réveilla en sursaut. Leurs mains
DANS LES ROSES. 29
se quillèrent brusquement. C'était l'oncle qui revenait du caf6 et
dont le pas iourd résonnait sur le dallage du couloir.
Une minute après, il ouvrait toute grande la porte du bureau :
— Ha! ha! dit-il avec un malin sourire et une œillade jetée
obliquement sur les deux jeunes gens, on n'a pas l'air de s'en-
nuyer ici!... Quand le chat est parti, les souris dansent sur la
table...
— J'étais venu pour vous donner le bonjour, monsieur Tou-
chebœuf, murmura le jeune homme en se levant.
— Et au lieu de moi, tu n'as pas été fâché de trouver Sabine?
interrompit le marchand de fourrages, avec un gros rire finaud.
Grand, robuste, le dos large et les épaules solides, Eloi Tou-
chebœuf, bien que touchant à sa soixante-cinquième année,
paraissait encore dans la force de l'âge. Membre et taillé comme
un chêne, il dressait sur un cou hàlé sa tête dure et carrée de
paysan normand. Sa face rasée au teint clair avait un caractère
singulier de rusticité et de cautèle goguenarde. Les lèvres étaient
minces, prudentes et ironiques. Sous des sourcils broussailleux,
les yeux se voilaient d'ordinaire d'une bonhomie rusée qui trom-
pait les naïfs; mais, à la moindre contradiction, de menaçans
éclairs traversaient les prunelles grises et trahissaient un esprit
despotique et vindicatif. Il affectait dans sa tenue une simplicité
qui allait jusqu'à la négligence; le dimanche, à la vérité, pour se
montrer à la grand'messe, il endossait une redingote noire et se
coiffait d'un petit chapeau de paille, qui lui donnaient l'air d'un
bourgeois en villégiature; en revanche, pendant la semaine, il
circulait par les rues, vêtu d'une blouse bleue flottante qui le fai-
sait ressemblera un maquignon. En toutes choses, il préférait le
fond à l'apparence. Conscient de sa force et de son influence, peu
lui importait qu'on le prît pour ce qu'il n'était pas. Simple con-
seiller municipal, il menait en dessous main les affaires de la
commune. Plus d'une fois on lui avait offert la mairie ; mais il
ne se souciait point de fonctions honorifiques où il fallait trop
souvent desserrer les cordons de sa bourse et engager sa respon-
sabilité. Il aimait mieux se servir du vieux maire Delor)', vieil-
lard sans initiative et sans volonté, qu'il pétrissait et maniait à
son gré.
Tandis qu'il interpellait Désiré de son ton gouailleur, Touche-
bœuf jetait sournoisement un regard circulaire, et rien n'échappait
à sa clairvoyance : ni les deux sièges très rapprochés, ni la rose
30 REVUE DES DEUX MONDES.
étalée dans un verre. Il se pencha vers la fleur et la prit csirieu-
sement entre ses gros doigts aux phalanges poilues :
— Hé ! hé ! Voilà un joli brin de rose qui ne vient pas de notre
jardin!...
— Non, répondit Sabine, c'est un cadeau de M. Désiré... une
nouvelle espèce qu'il a obtenue et à laquelle il a l'amabilité de
donner mon nom.
— C'est gentil à toi, mon garçon' d'avoir pensé à ma nièce...
Mais, sapristi! ce n'est pas dans un verre, c'est au corsage de
Sabine qu'il fallait placer cette fleur qui portera son nom à la pro-
chaine exposition... Allons, ajouta-t-il en remettant hi tige verte
dans la main de Désiré, attache-l'y toi-même, nigaud, et em-
brasse la fillette, je t'y autorise...
Désiré ne se le fit pas répéter, il posa deux baisers sur les
joues de Sabine, puis se mit en devoir de fixer la rose entre les
boutons du corsage; mais il s'y prenait si gauchement que la
jeune fille fut obligée de lui venir en aide, et leurs doigts se
frôlèrent un moment, tandis que Touchebœuf les contemplait
avec un sourire matois.
— On voit, disait-il, que tu n'as pas l'habitude!... Sabine, va
dans la salle quérir la bouteille de brou de noix et trois verres...
Nous boirons à ta santé.
Quand Sabine fut rentrée avec la liqueur et que les verres
furent remplis, Touchebœuf reprit, en reluquant le corsage fleuri
de sa nièce :
— Mes complimens, mon petit, ta rose est réussie comme
forme et comme couleur... Hé! hé!... cette fleur-là va rapporter
gros à la maison Charmois... Maintenant que ton père est décoré,
il vendra ses rosiers deux fois plus cher... A ta santé!... U aura,
ma foi! raison, et ce n'est pas moi qui le chicanerai là-dessus...
Devant les industriels qui gagnent honnêtement et habilement
leur argent, j'ôte mon chapeau et je salue... Mais les propres à
rien qui se pavanent dans la rue en faisant sonner des écus ramas-
sés dans la boue du ruisseau... ceux-là, je leur crache dessus!...
Sais-tu, poursuivit-il en se tournant vers Sabine, sais-tu à propos
de quoi je dis ça?... C'est que je viens de rencontrer sur les Quin-
conces ta tante Nivard, parée comme une châsse et insolente
comme une poissarde...
Cet homme fort, auquel tout réussissait et qui se flattait de
tenir la commune dans sa main, souffrait pourtant d'une blessure
DANS LES ROSES. 31
d'amour-propre que chaque jour irritait et envenimait. Trois ans
auparavant, la seconde sœur de sa défunte femme, cette Adeline
Nivard qui avait mal tourné était revenue s'établir à Saint-Saviol.
Après une jeunesse très agitée, la dame était devenue la gouver-
nante et la maîtresse d'un vieux médecin des environs de Long-
jumeau, et celui-ci, autant pour la récompenser de ses « ser-
vices » de toute nature que pour jouer un tour à de lointains
héritiers, avait, en mourant, légué par testament en due forme tous
ses biens à son équivoque dame de compagnie. Aussitôt après
l'entrée en possession de cette fortune, évaluée au bas mot à trois
cent mille francs, Adeline Nivard s'était empressée d'acheter à
Saint-Saviol une maison, avec le clos attenant, et de s'y établir, afin
d'éblouir de sa prospérité les gens qui l'avaient connue jadis
besogneuse et fort mal en point. Cette intrusion contre laquelle il
ne pouvait rien, ce fâcheux voisinage d'une fille dont la vie scan-
daleuse était connue de tous, suppliciaient chaque jour davantage
Touchebœuf, exposé aux quotidiennes avanies de cette créature
dont rougissait la famille. Adeline Nivard se rendait parfaitement
compte de l'irritation que sa présence causait à son beau-frère et,
comme elle avait des raisons particulières de le haïr, elle saisissait
impitoyablement toutes les occasions de retourner le dard dans la
blessure.
— Oui, s'écria Touchebœuf, en frottant son large dos contre
sa chaise, avec le mouvement d'un taureau qui cherche à se débar-
rasser des banderilles enfoncées dans sa chair, croirais-tu que cette
donzelle, en revenant des vêpres... car ça va à l'église!... a eu le
toupet d'entrer au café Munerel où j'achevais ma partie de ma-
nille... Elle a traversé la salle en me narguant et en me balayant
de ses jupes. Naturellement, les copains buvaient du lait en me
voyant vexé... Ma parole, je me tenais à quatre pour ne pas admi-
nistrer une volée à la drôlesse!
— Ne vous faites donc pas de bile, mon oncle, Adeline
n'en vaut pas la peine, et vous la vexerez bien plus en affectant
de ne pas la remarquer... Du reste, à cette heure, il paraît
qu'elle s'est rangée; elle se tient mieux et ne fait plus parler
d'elle.
— Parbleu!... A cinquante ans, elle est bien obligée de dé-
teler... N'empêche que ça me fiche malheur de la rencontrer h
chaque instant, traînant ses toilettes par les rues, et d'entendre
chuchoter derrière moi : « Vous voyez bien, cette vieille poupée?...
32 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est la belle-sœur à Touchebœuf. » Alors j'ai envie de l'em-
poigner à bras-le-corps... et de...
Désiré n'avait pu retenir un sourire. Touchebœuf lui lança
un regard acerbe et grommela malignement :
— Enfin, quoi? dans toutes les familles, on a ses brebis ga-
leuses...
Le jeune homme, moins amusé que gêné par ces récrimi-
nations d'un ordre intime, se levait pour prendre congé.
— Tu t'en vas déjà! protesta Touchebœuf, gouailleur; est-ce
que tu rentres à la Châtaigneraie? — Et, sur la réponse affir-
mative de Désiré, il ajouta :
— Eh bien ! aie l'obligeance de dire à ton père que je voudrais
l'entretenir d'une affaire « conséquente »... Pas la peine qu'il se
dérange... Demain matin, j irai voir mes fraisiers de la sente des
Saussaies... C'est à deux pas de chez vous... Si Charmois peut
venir m'y trouver vers les dix heures, nous aurons à causer sé-
rieusement.
Désiré rougit en pensant que, dans cet entretien, il serait sans
doute question de son amour pour Sabine, et celle-ci eut proba-
blement la même idée, car la poignée de main qu'elle donna au
jeune Charmois fut plus nerveuse et plus démonstrative que
d'habitude.
— Demain, dix heures, n'oublie pas! répéta Touchebœuf, en
l'accompagnant jusqu'au porche de la rue.
— Il n'y a pas de danger, monsieur Touchebœuf, votre com-
mission sera faite.
IV
Désiré se trompait dans ses suppositions. Les questions d'ordre
sentimental ne pesaient pas plus sur les déterminations d'Eloi
Touchebœuf qu'un papillon sur la maîtresse branche d'un chêne.
Il ne niait pas le sentiment, mais il le traitait de quantité négli-
geable, bonne tout au plus à être jetée dans la balance quand on
n'avait besoin que d'un fétu pour la faire trébucher; il s'en servait
parfois pour convaincre les naïfs, mais jamais il ne lui accordait
d'influence sur ses propres résolutions.
L'affaire importante dont il voulait entretenir Firmin Char-
mois était de nature prosaïque et d'un intérêt tout à fait pra-
tique. Elle se rattachait au tracé d'une route vicinale que les in-
DANS LES KOSES. 33
génieiirs de la Seine voulaient faire passer sur l'emplacement d'un
chemin rural nommé la Sente des Saussaies. Les quelques habi-
tans des maisons situées en bordure de cette sente mal frayée,
s'étaient lassés de patauger dans la boue pendant six mois de
l'année; par une pétition adressée au mairr, ils insistaient pour
que le nouveau projet lut adopté, et cela, disaient-ils, avec d'au-
tant plus de raison que ce tracé raccourcissait le trajet du village
à la station d'Antony. Ce n'était pas l'opinion de Touchebœuf.
Propriétaire de champs de fraisiers dans la contrée des Saus-
saies, la pensée de céder une parcelle de sa terre lui déchirait
le cœur. Il se souciait médio crement des lamentations des pos-
sesseurs de propriétés bâties, mais il ne se résignait pas à se sé-
parer du moindre bout de champ, et il se proposait de deman-
der au département un si gros prix que ses prétentions exagérées
rebuteraient les ingéni eurs. Toutefois, pour donner plus de force
à sa résistance, il lui falla it se ménager un allié, et il avait jeté
les yeux sur le rosiériste , qui possédait, lui aussi, des pépinières
dans les Saussaies. C'est pourquoi il lui avait assigné un ren-
dez-vous sur le terrain même, afin d'y trouver un argument ir-
résistible pour amener Gharmois à lui prêter main-forte.
Le lendemain, dès avant neuf heures, il arpentait son champ,
très affairé en apparence à examiner ses fraises mûrissantes, mais
en réalité uniquement occupé à ruminer les raisonnemens qui
agiraient le plus efficacement sur son collègue du Conseil muni-
cipal. L'heure approchant, il était allé s'adosser à la cloison de la
logette couverte de chaume où, pendant la saison des fraises, les
propriétaires passent parfois la nuit, afin de dépister les marau-
deurs. De là, il voyait en contre-bas la sente glaiseuse serpenter
entre les pépinières, les fraisières et les maisons semées çà
et là.
Au moment où l'horloge de Saint-Saviol sonnait dix heures,
il aperçut enfin un chapeau de paille surgir au-dessus des haies,
et reconnut Firmin Charmois qui arrivait ponctuellement au
rendez-vous. Alors il feignit de nouveau d'être absorbé par l'in-
spection de ses fraisiers et demeura, le dos courbé, jusqu'au mo-
ment où Charmois lui tapa familièrement sur l'épaule. Il se re-
tourna, comme surpris à l'improviste :
— Ah! te voilà, Firmin! dit-il d'un ton bourru... Je suis en
train de constater les dégâts des maraudeurs, et je suis furieux..
C'est bien la peine que la commune paie un garde champêtre !
TOJIE CXLVIll. — 1898. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette moule de Grimblot dort sur ses deux oreilles pendant qu'on
nous vole nos récoltes... Il faudra que je vienne m'embusquer ici,
une nuit, avec ma carabine, et si je pince un rôdeur, je lui salerai
les jambes...
— Tu es féroce, mon vieux, repartit Gharmois en riant...
Dans ta position, ce n'est pas un ou deux paniers de fraises qui
t'appauvriront, et il n'y a pas là de quoi fusiller les gens...
— On doit défendre son bien... Moi, je suis pour le respect
de la propriété; si nous n'y mettons pas bon ordre, on nous
tondra bientôt la laine sur le dos... D'ailleurs un sou est un
sou; rw^ema;*; vaut cinquante centimes le kilo aux Halles, et je
ne me soucie pas d'en faire cadeau aux vagabonds de la banlieue...
— Je suppose, interrompit ironiquement Gharmois, que ce
n'est pas pour me parler de tes fraises que tu m'as donné rendez-
vous ce matin?
— Farceur! dit Touchebœuf en appliquant une bourrade au
rosiériste. — Il était redevenu soudain de bonne humeur et avait
pris amicalement le bras de son compère.
Il continua, en l'entraînant vers le hangar :
— Viens nous asseoir dans la logette, nous y causerons plus
tranquillement... On se porte bien chez toi?...
— Mais oui, tout à la douce... Les affaires marchent assez.
— Pardine! l'eau va toujours à la rivière... Te voilà médaillé,
décoré... tous mes complimens... Tu es un homme heureux !
— Tu parles comme mon gendre Vigneron ! répliqua Firmin
avec une légère amertume... Il avait encore sur le cœur les bou-
tades acrimonieuses du sous-chef et les sept cents francs soutirés
par ses deux filles; il ajouta en soupirant :
— Toutes les médailles ont leur revers...
— Ta ta ta!... Ne te plains donc pas de ce que la mariée est
trop belle... Tu es un homme heureux, je le répète... Le ruban
rouge a doublé ton crédit dans la commune et tu seras maire quand
tu le voudras...
— A moins qu'on ne te donne l'écharpe aux prochaines élec-
tions, répliqua Charmois en regardant fixement son interlocuteur.
— Oh! moi, repartit ce dernier d'un air détaché, tu sais ma
façon de penser ; je déteste de me mettre en avant, et la mairie ne
me tente guère... Je ne te barrerai donc pas le chemin, et tu peux
au contraire compter sur moi pour te donner au besoin un coup
d'épaule... Le vieux Delory va démissionner; tu seras à la tète de
DANS LES ROSES. 35
la municipalité après les élections d'avril; et c'est précisément à
propos des affaires communales que je désire causer avec toi, ce
matin...
Ils s'étaient assis sur le banc de la logette et apercevaient
devant eux, par la porte béante, la campagne plantureuse et verte,
sur laquelle couraient de brusques coups de soleil : les seigles
mouvans,les champs de groseilliers, les clos fleuris et les vergers
oîi chantaient les loriots mans^eurs de cerises .
— L'affaire du chemin des Saussaies va revenir à la prochaine
session du Conseil, reprit Touchebœuf, et la Préfecture va nous
demander si nous approuvons définitivement le nouveau tracé...
Quel est ton avis là-dessus?...
— Dame, je pense qu'il sera difficile de ne pas tenir compte
de la réclamation des habitans... La sente devient impraticable en
hiver, et les enfans risquent de choir dans la bouo quand ils se
rendent à l'école,
— Moi, la bouc ne m'a jamais gêné, riposta férocement Tou-
chebœuf; aussi n'ai-je pas signé la pétition, et cependant j'ai,
comme toi, deux cents mètres en bordure sur le chemin... Est-ce
que la boue t'a jamais empêché de visiter tes pépinières?
— Nous deux, c'est différent... Nous n'habitons pas les Saus-
saies et nous ne sommes pas forcés d'y passer à toute heure du
jour... Si tu y avais une maison, tu chanterais sur un autre air...
— Possible... Je n'ai pas à raisonner sur des suppositions; je
prends les choses dans l'état où elles sont et je ne me soucie pas de
céder, de mon plein gré, deux cents mètres carrés de bonne terre
au département... Si on m'y force, je mettrai les pouces, naturel-
lement, mais je demanderai qu'on me paie en conséquence... Et
voilà où je voulais en venir... Tu es propriétaire aux Saussaies
dans les mêmes conditions que moi ; on te prendra à peu près
autant de terrain qu'à moi ; par conséquent, nous sommes tous
deux les maîtres de la situation et rien ne nous oblige à faire des
largesses au département... Est-ce clair?
— Parfaitement clair... Seulement, si nous tenons la dragée
trop haute, la Préfecture nous enverra promener et les riverains
continueront à patauger dans un marécage...
— Eh bien! après?... Le beau malheur, si les ingénieurs
renonçaient à leur tracé!... Mais je n'en crois rien... Ils sont
tenaces et entêtés comme des mules; je les connais, ils n'en vou-
dront point démordre, et la dépense ne les arrêtera pas. Ça leur est
36 REVUE DES DEUX MONDES.
égal, à eux; ils ne prennent pas l'argent dans leur poche, mais
dans celle des contribuables!... Par conséquent, il est juste que
nous en profitions pour tirer un gros prix de nos terrains.
Charmois demeurait pensif et paraissait très affairé à fouiller
de sa canne le sol sablonneux de la cabane. Il reconnaissait la
solidité des raisonnemens de son copain, et cependant, instincti-
vement, il se méfiait :
— Oh! dit-il en relevant la tête, un gros prix!... Combien
penses-tu donc qu'ils nous donneront du mètre?
— Dame, au jour d'aujourd'hui, dans les champs en plein
rapport, comme les nôtres, la terre vaut dix francs le mètre carré,
au bas mot; mais le département devra, en outre, nous indem-
niser du dommage qu'il nous cause en coupant nos propriétés par
le milieu... Nous ne serions que raisonnables en demandant vingt
francs du mètre... Ce qui nous rapporterait, à raison de deux cents
mètres carrés, à chacun quatre beaux billets de mille francs.
Le rosiériste dressait les oreilles. Quatre mille francs, c'était
un joli denier; et cela viendrait à point pour boucher bien des
trous... D'abord, il rentrerait dans les sept cents francs dont sa
caisse s'était allégée en faveur de Florence et de Léontine... Et
puis, il pourrait renouveler largement ses approvisionnemens
d'églantiers...
— Quatre mille francs! répéta-t-il tout haut, ne te monte
donc pas le coup, Touchebœuf, les ingénieurs nous riront au nez!
— Oui, si nous agissons séparément; non, si nous savons
nous entendre et montrer do la fermeté.
— Hum! il y a du pour et du contre...
Firmin retombait dans ses réflexions. La proposition était
tentante, et cependant, avec son sens droit et sa loyauté native, il
soupçonnait là-dessous je ne sais quoi de louche, et cherchait un
biais pour se dispenser de répondre carrément. Pendant une
demi-minute, ils restèrent silencieux, regardant machinalement
la plaine ensoleillée. Une exquise odeur d'œillets s'exhalait des
jardins fleuristes du voisinage, et les loriots continuaient à jeter
leurs grasses notes flûtées dans les cerisiers.
— Une belle matinée ! murmura Charmois, qui n'était point
insensible aux impressions de nature, et qui désirait d'ailleurs
changer de conversation; si le beau temps se maintient, nous
aurons une riche année en fleurs et en fruits.
— Ne parle donc pas pour ne rien dire ! répliqua dédaigneu-
DANS LES ROSES. 37
sèment Touchebœuf... Pour l'instant, la question n'est pas de
savoir si nos champs seront riches en fraises ou en Heurs, mais
si nous tirerons profit de notre terrain... Voyons, faisons un ac-
cord ; promets-moi de ne pas offrir à la Préfecture un prix infé-
rieur au mien !
Mis au pied du mur, Firmin se grattait la tête et devenait de
plus en plus perplexe.
— Nos situations ne sont pas les mêmes, répondit-il avec
embarras, j'ai des ménagemens à garder vis-à-vis de la Préfec-
ture... Et puis, je dois aussi des égards au gouvernement qui
vient de me décorer...
Sa décoration!... Touchebœuf commençait à trouver qu'il en
abusait; le ruban rouge donnait à Charmois, aux yeux des gens
de Sainl-Saviol, une supériorité qui était insiipportable à son
ancien copain. Cette distinction l'humiliait et lui mettait au cœur
une sourde rancune.
— Alors tu refuses? demanda-t-il aigrement.
— Non pas... Mais je veux auparavant consulter ma bour-
geoise.
— Ouais! grommela le marchand de fourrages en haussant
les épaules, tu racontes donc tes affaires à ta femme ?
— Oui, et je m'en suis toujours bien trouvé... Reine est de
bon conseil.
— A ton aise, mon camarade, à ton aise!... Pendant que tu
y seras, consulte aussi Désiré... Je parierais qu'il partagera mon
avis... Et à propos de ton garçon, ajouta insidieusement Touche-
bœuf, si je ne t'ai pas demandé de ses nouvelles, c'est que je l'ai
vu hier chez nous... Il a apporté à Sabine une rose très curieuse...
Il est gentil tout plein, ce gars-là, et je crois que ma nièce en est
toquée...
Cette insinuation, jetée comme au hasard, sembla dérider le
visage soucieux de Charmois.
— Elle est bien gentille aussi, ta nièce, et on l'aime beau-
coup à la maison... Je répéterai à Désiré ce que tu viens de me
dire, et il en sera enchanté... Bonjour, mon vieux!
Il s'était levé et Touchebœuf le suivait. Quand on fut sur le
seuil de la cabane, le marchand de grains abattit sa rude poigne
sur l'épaule de son collègue :
— Allons, Firmin, repartit-il avec une conciliante bonhomie,
ne nous quittons pas sans nous être accord«;s... Promets-moi au
38 REVUE DES DEUX MONDES.
moins de ne rien terminer avec les gens de la Préfecture, sans
m'avoir avisé de tes intentions !
— Quant à ça, ne crains rien, tu seras le premier averti.
— C'est bien entendu?
— Chose promise, chose due.
— En ce cas, continua l'autre [en tendant sa large paume
rougeaude, tope!... Vilain qui se dédit î
Ils se tapèrent dans la main et se séparèrent à la lisière du
champ. Une fois hors de la fraisière, Charmois, au lieu de s'en
retourner directement chez lui, continua de descendre la sente
des Saussaies. Les raisonnemens captieux de Touchebœuf lui
avaient brouillé les idées, et il éprouvait le besoin de les ruminer
en plein air avant de rentrer à la Châtaigneraie. A mesure qu'il
marchait dans la campagne, il se sentait comme délivré de l'in-
fluence troublante de son collègue et reprenait sa liberté d'esprit.
L'aspect réconfortant de la plaine féconde en fleurs et en fruits,
des cerisiers baignés de soleil, des maisons blanches éparses
parmi les vergers, modifiait sa façon d'envisager les choses. La
brise matinale, qui lui rafraîchissait le front, faisait éclore dans
son cerveau des réflexions plus saines et moins égoïstes. Il s'ar-
rêta un moment à contempler la sente au sol glaiseux et sillonné
de profondes ornières ; il la voyait en imagination détrempée par
la pluie, transformée eu cloaque, et il trouvait que les habitans de
cette portion sacrifiée de la commune n'avaient pas tort, en défini-
tive, de réclamer un bon chemin élargi, bien empierré et prati-
cable en toute saison. Ces gens-là payaient des contributions
comme les autres et il était équitable, après tout, qu'on ne les
traitât pas plus défavorablement que les propriétaires des quar-
tiers centraux du village.
— J'ai idée que ce diable de Touchebœuf veut me rouler,
songeait Firmin. Il me croit plus bête que je ne le suis et il me
tend un traquenard. Je connais le pèlerin; il est à double et à
triple fond comme un meuble à secret. Les élections munici-
pales doivent avoir lieu au printemps prochain ; j'ignore au
juste s'il a envie de la mairie ou s'il veut y faire arriver un homme
de paille, qui sera à sa discrétion ; mais je mettrais ma main au
feu qu'il ne se soucie pas de me voir ceint de l'écharpe. En me
poussant à comploter avec lui pour embêter les ingénieurs et
entraver l'exécution du chemin, il n'a en vue que son intérêt et
non le mien. A ce jeu-là, je gagnerai peut-être quelques billets
DANS LES ROSES. 39
de mille francs, mais, je perdrai sûrement ma popularité. Cette
manœuvre médiocrement honnête m'aliénera les bureaux de la
Préfecture et m'enlèvera au bas mot une trentaine de voix. Je
serais un sot de donner dans le panneau... Au contraire, si j'ap-
puie la demande des pétitionnaires et si je me montre coulant
sur le prix de mon terrain, je servirai la cause de l'équité, je prou-
verai mon désintéressement et j'aurai tout le monde pour moi...
Je crois même que j'agirais plus habilement encore en abandon-
nant gratuitement la portion de mes pépinières nécessaire à
l'élargissement de la route. Plaie d'argent n'est pas mortelle, et
je serai remboursé au centuple... Seulement, voilà! je me suis
engagé à ne rien faire sans avertir Touchebœuf et, le jour où il
saura que je l'ai lâché, il sera capable de manigancer quelque
avanie pour se venger... Bah! à trompeur, trompeur et demi. Le
compère a essayé de me rouler, je serais bien simple d'être scru-
puleux avec un gaillard qui a passé toute sa vie à mettre dedans
les camarades... En ce bas monde, il faut être politique !...
En ratiocinant de la sorte, Firmin Charmois, qui avait dépassé
les dernières maisons des Saussaies, se trouva sur le territoire
d'Antony dont il aperçut le clocher surgissant d'un massif de
tilleuls. Il ne voulait point revenir sur ses pas, de peur de rencon-
trer de nouveau Touchebœuf dans sa fraisière. Il prit donc le
plus long pour regagner son domicile. La marche à travers les
cultures variées qui bordent la route de Verrières acheva de
pousser son esprit dans une direction diamétralement opposée à
celle que l'oncle de Sabine eût désiré lui faire prendre, et quand
il rentra à la Châtaigneraie, il était fermement décidé à céder
gratuitement son terrain pour l'établissement du chemin des
Saussaies .
Deuxmois passèrent. On arriva à l'époque de la fêle patronale.
Saint Saviol étant un de ces saints tout à fait locaux dont le nom
ne figure pas sur le calendrier, on célébrait sa fête le 15 août,
jour de Notre-Dame, et elle durait trois semaines, pendant les-
quelles la physionomie de la place des Quinconces se transformait
notablement. Au long des rangées de tilleuls, les forains instal-
laient leurs boutiques et leurs baraques. Les divertissemens
offerts à la population étaient d'une simplicité élémentaire :
I
40 REVUE DES DEUX MONDES.
quelques e'choppes de marchands de pain d'épices, deux manèges
de chevaux de bois, deux tirs et trois loteries, un jeu de massacre
et un jeu de balançoire suffisaient à occuper toute la place. Les
Parisiens, nouveaux venus à Saint-Saviol, jetaient à peine un re-
gard de pitié sur ces misérables préparatifs et s'en désintéressaient
dédaigneusement ; mais les indigènes, habitués à se contenter de
peu, trouvaient généralement la fête très réussie et s'y amusaient
à plein co^ur, démontrant ainsi une fois de plus que le plaisir
gît surtout dans l'imagination et la bonne humeur de ceux
qui le goûtent, et qu'il ne dépend ni du luxe des décors ni des
raffmemens de la civilisation. Tous les soirs, petits et grands,
filles et garçons, assiégeaient les chevaux de bois et s'y grisaient
d'une musique de danse, à laquelle le tournoiement enragé du
manège ajoutait une indéfinissable volupté. Les détonations des
tirs, les appels des entrepreneurs de loteries, les sons nasillards
des orgues, l'aigre va-et-vient des balançoires projetant en l'air
de vagues formes de femmes ou d'enfans, versaient sous les til-
leuls une joie capiteuse que dégustait avec délectation la foule
badaude des campagnards. Mais c'était surtout le dimanche que
le brouhaha et la bousculade faisaient rage. Les gens de Saint-
Saviol, à l'occasion de la fêle, hébergeaient ce jour-là leurs pa-
rens et amis du voisinage et ce renfort d'étrangers apportait sur
la place une animation exceptionnelle. Des camelots accroupis
au pied des arbres vendaient des sacs de confetti, et le champ de
fêle se transformait en champ de bataille ; les piétons mitrail-
laient les cavaliers perchés sur les chevaux de bois et, dans le vol
circulaire du manège, des poignées de rondelles multicolores
s'éparpilhiient, saupoudraient les cheveux et les vêtemens de
leur poussière irisée ; de sonores éclats de rire, des cris féminins
effarouchés montaient dans l'air au milieu d'une nuée de minus-
cules flocons de papier. Puis, tout à coup, à dix heures, des bombes
éclataient dans la nuit, annonçant l'ouverture du bal. Alors, à la
lueur des feux de Bengale verts et roses, la tente Collet apparais-
sait à l'entrée de la rue de l'Eglise, entre deux mâts aux oriflam-
mes tricolores, enguirlandés de verres de couleur, elles danseurs
se précipitaient vers le porche tendu d'andrinople rouge et sur-
monté d'une rampe étincelante, où le mot BAL se détachait en
jets de gaz qui vacillaient au vent.
Le second dimanche de la fête, vers on/e heures, la tente
spacieuse, décorée de drapeaux et de faisceaux de verdure, avait
DANS LES ROSES. 41
peme à contenir la foule des cliens. Sur les bancs du pourtour,
les mamans et les personnages mûrs, venus là en spectateurs, se
tassaient difficilement. L'estrade de l'orchestre, aux cuivres ron-
flans, occupait le milieu de la salle. Tout autour, les couples
circulaient, bras dessus bras dessous, en attendant le signal des
pistons. Les polkas, les quadrilles, les valses et les mazurkas se
succédaient presque sans interruption. Comme on payait chaque
danse, les entrepreneurs avaient intérêt à les multiplier et ils n'y
manquaient pas. Dès qu'une valse était terminée, on entendait la
voix du patron crier : « En place pour la polka ! » ou bien : « Allons,
les Lanciers! » Il ne laissait pas aux danseurs le temps de souffler.
Les couples se reformaient et repartaient, tandis qu'au-dessus, dans
la clarté des lampes, la poussière soulevée flottait en nimbes lu-
mineux. Les jeunes femmes et les jeunes filles, presque toutes
nu-tête, habillées de robes claires, légèrement échancrées dans le
dos et sur la gorge, portaient des fleurs au corsage. Pour beau-
coup, la fête patronale était Tunique occasion de contenter leur
désir de plaire et de se parer. Aussi y étrennaient-elles leurs toi-
lettes neuves. Quelques-unes étaient fort jolies et coquettement
atournées. Parmi ces dernières, on distinguait surtout Sabine
Panvert. Non pas qu'elle eût une mise recherchée, Eloi Touche-
bœuf ne lui accordant qu'un budget très modeste pour sa toi-
lette ; mais parce qu'étant bien faite et sachant se vêtir avec goût,
elle faisait valoir les robes les plus simples. Un peigne d'argent,
fixé au sommet de sa tête, maintenait la masse de ses cheveux
châtains; son cou largement dégagé sortait, svelte et flexible, des
plis d'un corsage de surah blanc, assorti à une jupe de soie bleu
clair à mille raies. Elle n'avait pas un bijou, mais à sa ceinture
s'épanouissait un gros bouquet de roses safranées, un cadeau de
Désiré Gharmois.
Celui-ci, bien cambré dans une jaquette noire, ne quittait pas
son amie des yeux et dansait constamment avec elle. L'orchestre
venait de jouer le prélude d'une valse. Il lui prit la main, passa son
bras autour de la taille souple de Sabine, et ils partirent ensemble
avec un léger balancement , pareils à deux oiseaux qui ont encore les
pieds à terre, mais déjà soulèvent leurs ailes pour s'envoler. Ils
étaient bons valseurs et si bien appariés que leurs deux corps sem-
blaient n'en faire qu'un. Sabine, inconsciemment sensuelle, goûtait
dans les caresses de la musique et le bercement du rythme une vo-
lupté qui transparaissait en toute sa personne. Une langueur tendre
42 REVUE DES DEUX MONDES.
noyait ses yeux bruns, sa taille s'abandonnait, sa tête s'inclinait
sur l'épaule de son cavalier, ses lèvres entr'ou\^rtes par un
vague sourire laissaient voir ses dents blanches et mouillées.
— Si vous saviez comme vous êtes jolie! déclara Désiré en
resserrant son étreinte.
Elle s'arrêta à demi étourdie :
— Ne me le dites pas si fort, murmura-t-elle, et surtout ob-
servez-vous davantage... Je vois d'ici M""* Vigneron qui nous suit
des yeux, et votre sœur Léontine est furieuse de ce que je danse
avec vous tandis qu'elle fait tapisserie... Vous devriez tout à
l'heure aller l'inviter.
— Non, je ne vous quitterai que lorsque vous en aurez assez
de moi.
— Alors ce ne sera pas pour ce soir! s'écria-t-elle en riant.
Elle lui mit doucement la main sur l'épaule et ils recommen-
cèrent à valser.
Pendant ce temps, Eloi Touchebœuf, au sortir du café Mu-
nerel, pénétrait sous la tente en compagnie de deux ou trois de
ses cliens. Son premier soin fut d'arpenter la salle afin de s'as-
surer où était placée sa nièce. Il l'aperçut au bras de Désiré et,
tout en frôlant le jeune couple, il dit en clignant ses yeux futés :
— Bonsoir, les enfans!... désirez-vous vous rafraîchir?
— Merci, répondit gaiement Sabine, nous préférons danser.
— A votre aise, amusez-vous bien!...
Alors, de son pas de chanoine, il rétrograda vers la buvette où
s'étaient attablés ses compagnons de la partie de manille, il demanda
un bock et trinqua avec eux. Aumême moment, Prosper Vigneron,
après avoir quitté Florence, se dirigea vers le groupe des buveurs.
Contre son habitude, le sous-chef avait l'air quasi guilleret. Ses
yeux de myope s'éclairaient d'une lueur et ses lèvres pincées
ébauchaient un fuyant sourire.
— Tiens, remarqua le pharmacien Blouet, voici le Phylloxéra
qui s'avance... On dirait qu'il a fait la fête; il a le chapeau sur
l'oreille et la mine égrillarde... Bonsoir, Vigneron, voulez-vous
prendre un bock ?
— Merci, monsieur, je ne bois jamais rien entre mes repas,
répondit Prosper très digne.
Néanmoins, il s'assit près de Touchebœuf, assujettit son pince-
nez devant ses yeux clignotans et jeta un regard oblique du côté
du marchand de grains.
DANS LES ROSES. 43
— Eli bien ! monsieur Vigneron, demanda ce dernier en
goguenardant, vous paraissez tout gaillard, ce soir?... Que se
passe-t-il donc au ministère? Avcz-vous eu de l'avancement, ou
seriez-vous décoré comme votre beau-père ?
— Non, monsieur, répliqua Vigneron, il n'est point question
de cela... Mais, puisque les choses du ministère vous intéressent...
je puis vous apprendre qu'on s'y occupe de la sente des Saussaies.
— Ah! bah! dit Touchebœuf en dressant l'oreille, quoi de
nouveau?... Les ingénieurs ont-ils renoncé à leur chemin?
— Je ne crois pas, repartit le sous-chef avec son rire en
bêlement de chèvre; jai des raisons de penser, au contraire, que
J'afFaire est en bonne voie.
— En ce cas, déclara péremptoirement son interlocuteur, le
département n'a qu'à s'apprêter à dénouer les cordons de sa
bourse... Ce projet biscornu lui coûtera bon, car les riverains
sont décidés à vendre leurs champs au poids de l'or.
— Mais non, mais non... pas tous!... Pour ma part, je connais
un propriétaire, — et non des moindres, — qui ofïre de céder
gratis son terrain.
— Je serais curieux, ricana Touchebœuf, de savoir quel est
ce merle blanc !
— Mon Dieu, répondit avec douceur Prosper Vigneron, c'est
mon beau-père, tout simplement... et il n'est pas le seul.
— Firmin Charmois !... Allons donc, si c'est lui qui vous a
conté ça, il s'est carrément moqué de vous, mon brave homme!
— Il ne m'en a pas soufflé mot, monsieur... Néanmoins, je le
sais pertinemment.
Touchebœuf commençait à s'émouvoir, il se mordait les lèvres
et des scintillemens d'éclair s'allumaient dans ses yeux gris.
— Pertinemment? balbutia-t-il, qu'en tendez- vous par là?...
— J'entends par là que j'ai eu les pièces en main; j'ai lu, lu
de mes yeux la lettre par laquelle M. Charmois s'engage à aban-
donner son terrain gratuitement, à la condition que les travaux
commenceront avant le printemps prochain; et c'est moi qui ai
été chargé de préparer le rapport au ministre... Ainsi, il n'y a pas
d'erreur, monsieur; avant un an, les gens des Saussaies auront
leur chemin...
— Tonnerre de Dieu ! s'exclama Touchebœuf, on cognant sur
la table avec son poing.
11 s'était levé, tout blême. Une colère blanche le secouait inlé-
44 REVUE DES DEUX MONDES.
rieurement. Il fouilla d'un œil menaçant les profondeurs du bal
et aperçut, au bras de Désiré, Sabine, qui prenait place pour un
Lancier... kn bruit du coup de poing asséné si formidablement
que les verres en tremblaient encore, le garçon effaré accourut.
Éloi tira de son gousset une pièce blanche et la jeta sur la
table :
— Paye-toi, grogna-t-il, et garde le reste !...
Puis, coiffant rageusement son chapeau de paille et laissant
ses compagnons ébaubis, il se dirigea vers l'endroit où dansait sa
nièce.
Il arriva juste à ce moment de la figure où la jeune fille, après
avoir fait la révérence à son vis-à-vis, revenait à sa place pour
exécuter un balancé avec son cavalier. En se retournant, Sabine
se trouva face à face avec son oncle et fut terrifiée par l'altéra-
tion de ses traits.
— Où est ton manteau? demanda-t-il brusquement.
— Sur la banquette, derrière vous... Mais qu'y a-t-il donc, mon
oncle?...
Sans rien tépondre, il alla prendre le manteau, le jeta sur les
épaules de sa nièce et ajouta impérativement :
— Maintenant filons, et plus vite que ça !...
— Mais, mon oncle...
— Pas de mais... partons!
— Qu'avez-vous ? murmura Sabine inquiète, êtes-vous ma-
lade?
— Non... Je t'emmène, voilà tout.
Pendant ce colloque, les couples qui formaient le quadrille,
demeuraient en suspens, ne comprenaient rien à l'insistance de
Touchebœuf et commençaient à murmurer contre ce fâcheux qui
les privait d'une partie de leur danse... Désiré, à son tour, crut
devoir intervenir :
— Monsieur Touchebœuf, dit-il, notre vis-à-vis s'impatiente...
Laissez-nous au moins achever le quadrille... '
— Fiche-moi la paix!... Sabine a assez dansé, surtout avec
toi!
— Alors, bégaya le jeune homme décontenancé, c'est un
affront que vous me faites... Pourquoi?
— Pourquoi ? repartit le marchand de grains, en lui lançant
un méchant regard, demande-le à ton père... Il te l'expliquera !...
Allons, allons, assez causé !
DANS LES ROSES. 45
Il lui tourna le dos, empoigna le bras de Sabine suffoquée, et
l'entraîna vivement du côté de la sortie,
La tente Collet longeait la façade du logis Touchebœuf, et ils
étaient à deux pas de chez eux.
Sans desserrer les dents, Eloi enfonça son passe-partout dans
la serrure de la porte cochère et la referma violemment sur sa
nièce et sur lui. Il alluma un bougeoir posé sur la marche de
l'escalier, ouvrit la porte du rez-de-chaussée, fit signe à Sabine
de passer la première, et, après avoir verrouillé l'huis, pénétra
avec elle dans la salle à manger.
La maison dormait. La servante, après avoir rangé sa vaisselle,
n'avait pas attendu ses maîtres et était montée dans sa chambre,
Touchebœuf, toujours silencieux, enleva le verre de la lampe à
pétrole, frotta une allumette, puis, ayant minutieusement réglé
le tirage et rajusté l'abat-jour, tendit le bougeoir à sa nièce :
— Va te coucher ! ordonna-t-il.
Mais Sabine, après s'être débarrassée de son manteau, releva
intrépidement la tête et, regardant Touchebœuf droit dans les
yeux, répliqua d'un ton ferme :
— Non, mon oncle, pas avant que vous me disiez pour quelle
raison vous m'avez fait cette scène en plein bal.
— Ah! tu veux des raisons!... Eh bien, je t'ai emmenée
parce que je ne veux pas que tu t'affiches davantage avec le fils
Charmois! parce que tu as assez et trop dansé avec lui, com-
prends-tu ?
— Non, répondit-elle nettement, je ne comprends pas... Ce
tantôt, vous avez autorisé Désiré à être mon cavalier; tout à
l'heure encore, en passant, vous nous avez crié de bien nous
amuser, et puis, au bout de vingt minutes à peine, vous tombez
sur nous comme une bombe, vous nous interrompez en pleine
danse, vous mettez mon danseur en affront et vous prétendez que
je m'affiche avec lui... Vous n'êtes pas homme à tourner à tous
les vents, comme une girouette; je suppose donc qu'il y a un
mystère là-dessous et je vous prie de me l'expliquer.
— Eh bien, la voici, l'explication I Le père Charmois ma
trompé ignoblement, et je ne veux pas que tu continues des
relations avec le fils d'un homme qui s'est conduit avec moi comme
un sauteur !..,
Tandis (jue Sabine demeurait interdite, incertaine encore,
mais devinant néanmoins qu'il venait de se passer quelque chose
46 REVUE DES DEUX MONDES.
de grave et de fatalement irrémédiable entre son oncle et le père
de son bon ami, Touchebœuf, les poings serrés, la tète en avant
comme un taureau qui va foncer sur son ennemi, piétinait
rageusement à travers la pièce et exhalait sa colère en excla-
mations indignées :
— Oui, grommelait-il, ce cafard de Charmois s'est conduit
comme un malfaiteur, comme le dernier des scélérats !... Ça
s'appelle un honnête homme, ça pose pour le désintéressement et
la loyauté, et ça ne craint pas de manquer à la parole jurée!...
Je me fiais à lui, et, pendant ce temps-là, il manœuvrait en des-
sous terre, comme une taupe, pour ruiner mes projets... Mais il
me le paiera, il lui en cuira... On ne s'attaque pas impunément
à Éloi Touchebœuf!... Ce marchand de fleurs a eu jusqu'ici la
vie trop douce; je lui montrerai que les roses ont des épines et je
les lui enfoncerai en pleine chair...
Il revint brusquement sur sa nièce et, lui saisissant le poignet :
— Et d'abord, s'écria-t-il, c'est fini de rire et de roucouler...
Je te défends de parler à Désiré, de le voir ici ou ailleurs... Il y
a un fossé entre les Charmois et nous, un fossé large comme
une rivière et où je noierai le rosiériste, un de ces jours...
Il entraîna violemment Sabine vers la glace qui occupait un
des panneaux de la salle, et où la jeune fille vit se refléter sa
figure plus blanche que le corsage de sa robe :
— Regarde-toi là dedans, continua Touchebœuf, aussi vrai
que voilà ton image dans ce miroir, je jure que tu seras cruelle-
ment punie, si tu me désobéis... Ne t'avise pas de te mettre entre
moi et ma vengeance, sinon, ma fille, gare à toi I
Il reprit le bougeoir et le tendit à sa nièce :
— Tu es renseignée, ajouta-t-il; maintenant, va te coucher!
André Theuriet.
{La deuxième partie au prochain miméro.)
GLADSTONE
Un mois à peine s'est écoulé depuis que Gladstone a rendu le
dernier soupir, sous les yeux d'un peuple entier veillant à son
chevet. Le temps n'est point encore venu de porter le jugement
de l'histoire sur cette grande figure, sur cette grande carrière.
La génération qui a pris part ou qui a assisté aux luttes dont
il fut le héros n'a pas le recul suffisant pour envisager, avec
l'impartialité sereine de la postérité, ce passé encore tout présont.
Malgré tant de publications entassées, dont quelques-unes, en
dépit d'une improvisation hâtive et du manque de perspective
historique, nous ont apporté d'utiles élémens de connaissance et
d'appréciation, nous n'avons point en mains les documens dé-
cisifs,— mémoires, lettres, journaux intimes, — qui viendront
compléter les documens officiels et qui nous permettront tout
ensemble de rattacher cette biographie à l'histoire générale et de
vivifier par des détails vraiment personnels ce sec et insipide al-
manach de la veille, qui est trop souvent la chronique dune
existence à peine close. Il y a près de vingt ans que Beaconsfield
est mort. Ses papiers ont été remis, dès le lendemnin, à son secré-
taire intime, à son coniîdent, lord Howton, qui devait rédiger, on
s'en aidant, cette biographie autorisée, si impatiemment attendue.
Ce n'est que d'hier, s'il en faut croire la rumeur pubh'que, que
cette tâche a été confiée, par un choix assez imprévu, à une femme
auteur, qui a certes, sous son nom de plume de John-Oliver
Hobbes, fait preuve d'un talent et d'un tour d'esprit assez ana-
logues, par le mélange piquant d'une ironie tempc-rée de senti-
ment et d'un idéalisme coupé de moiidanitc', au genre de Henjamin
Disraeli, mais qui ne semblait poini désignée pour écrire un i^rand
morceau d'histoire politique. Quand Gladstone trouvera-t-il un
48 REVUE DES DEUX MONDES.
biographe digne de lui? Je n'ai garde de méconnaître les ser-
vices déjà rendus par les deux volumes où M. Barnett Smith a
accumulé des matériaux mal dégrossis, ou par le petit livre où
M. G. W. Russell a résumé avec une concision savoureuse la car-
rière du grand libéral, ou par tant d'autres ouvrages dont j'ai
fait mon profit. A cette heure il me paraît toutefois que l'on ne
peut guère tenter qu'une esquisse rapide de cette spacieuse car-
rière, un modeste crayon de cette physionomie. On voudra bien
ne chercher que cela dans ces quelques pages où j'ai surtout
essayé de rendre un suprême hommage au plus illustre des fils
de l'Angleterre politique en ce siècle.
I
William-Ewart Gladstone naquit à Liverpool le 29 décembre
1809, le troisième fils d'un grand négociant. Ce fut à l'ombre du
grand nom de Canning que Gladstone vécut ses premières an-
nées ; c'est des lèvres éloquentes de cet homme d'Etat qu'il prit
ses premières leçons de politique et qu'il reçut ces principes d'un
torysme idéalisé qui devaient faciliter son émancipation finale
en le préparant à la conception du progrès et à l'intelligence
des réformes, mais aussi en retarder l'achèvement complet en
fournissant à son intellect subtil et à sa casuistique déliée mille
prétextes spécieux pour demeurer dans le parti conservateur li-
béral. Après un bref séjour chez un ecclésiastique, qui prépa-
rait aux grandes écoles et chez lequel il trouva Stanley, le futur
doyen de Westminster, tout de suite subjugué par la haute in-
telligence de son nouveau camarade, Gladstone entra à Eton. On
sait ce qu'étaient ces grands collèges, celui-là surtout, où l'élite
de la jeunesse aristocratique de l'Angleterre se délassait de ses
exercices athlétiques presque continus en consacrant parfois quel-
ques heures à l'étude des classiques anciens.
Gladstone n'était point un athlète. Il s'adonna au travail, sans
autre distraction que le canotage. Jamais il ne devint un scholar,
au sens technique du mot en Angleterre, c'est-à-dire un homme
capable d'écrire avec quelque facilité en grec ou en latin, de
composer des odes dans le goût de celles de Sapho ou des imita-
tions d'Aristophane et de traduire en vers iambiques ou tro-
chaïques quelque fragment de poème moderne. Ce qu'il apprit, ce
fut à se délecter des grandes œuvres de cette incomparable litté-
GLADSTONE. 49
rature, à chérir les poètes et les orateurs d'Athènes, à nouer avec
Homère ce commerce assidu qui ne devait cesser qu'avec sa vie.
Il se pénétra de l'arôme classique. Ce n'était point un reclus. Il
vivait avec une cohorte d'amis, parmi lesquels le plus intime était
Arthur Hallam, le fils de l'historien, celui dont Tennyson immor-
talisa le nom par son In memoriam. Avec eux, Gladstone prenait
part aux débats de la ^parlote où il fit ses débuts, le 29 octobre
1825, et il rédigeait le journal d'Eton. Aussi quand, après une
courte retraite préparatoire, il arriva à Oxford, il y avait été pré-
cédé d'une enviable réputation. C'était en octobre 1828. On sait
quelle influence immense Oxford a exercée sur son esprit. Il ne
sut ou ne voulut jamais se soustraire au charme subtil et fort de
cette cité de l'esprit, à la fois forteresse de l'anglicanisme, asile
des spéculations les plus hardies et temple de la tradition clas-
sique. Jusqu'à son dernier soupir, Oxford fut l'objet de sa révé-
rence et de son amour, et l'un des suprêmes et des plus touchans
messages qu'il envoya de son lit de mort fut à l'Université qu'il
avait tant chérie et si bien servie.
Pour bien saisir la nature exacte de l'influence de cette Aima
mater, il importe de noter le moment précis de son séjour à
Oxford, Déjà, sans doute, dans un coin obscur du collège d'Oriel,
quelques jeunes gens, parmi lesquels l'un, Newman, avait été
touché au front du rayon du génie, préludaient à ce mouvement
anglo-catholique qui devait si puissamment modifier la vie reli-
gieuse de l'Église anglicane en la ramenant, par delà la Réforma-
tion, aux dogmes et aux pratiques du catholicisme primitif et qui
devait aussi rejeter malgré eux dans le sein de l'Eglise catholique
— la vraie, celle de Home — quelques-uns de ses initiateurs.
Toutefois l'étendard n'était pas levé encore : il ne le fut que
quatre ans plus tard, au jour de ce fameux Ser?non des assises,
prononcé par Keble, que Newman considéra toujours comme le
premier coup de clairon de la campagne. Etant donnés le tempé-
rament de Gladstone, la susceptibilité avec laquelle il recevait à
cette date les impressions, la persévérance avec laquelle il les
conservait, il est à croire .que sil avait été plongé au milieu de
la crise tractarienne, si surtout il avait subi directement l'in-
fluence personnelle de Newman, il aurait été l'un des plus ardeus
et des plus fidèles disciples de la cause, et il aurait suivi, en 1816
ou en 18o2, le i)remier ou le second b;iii de ceux qui passaient au
catholicisme. Dans le fait, Gladstone, jusqu'alors élevé dans les
TOME CXLVIli. — 1898. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
traditions austères de YÉvangélicisme calviniste que professait
sa mère, trouva à Oxford la Haute Eglise en possession du ter-
rain; il s'ouvrit à une conception nouvelle, beaucoup plus stric-
tement ecclésiastique, beaucoup moins individualiste et pro-
testante, beaucoup plus dogmatique et plus rapprochée du
catholicisme, mais aussi éloignée de, Rome que de Genève et
sans le moindre alliage de ces principes dont les Tractariens
allaient faire un si grand usage. Dans l'Oxford de 1828 à 1831,
il prit le pli anglican, le tour d'esprit ecclésiologique, le goût de
la méthode d'autorité, la haine et la terreur de l'individualisme
protestant, la doctrine des établissemens religieux d'Etat. Chacun
de ces concepts euL son rôle à son heure dans sa vie intellectuelle
et morale ; mais pas un d'eux ne fit dévier vers le catholicisme sa
raison et sa conscience.
A l'Université d'ailleurs, Gladstone ne s'adonna pas seulement
à ces spéculations théologico-ecclésiastiques. Il conquit sa firsl-
class, avec aisance. Il prit une part très active aux débats de
YUiiion, qui est comme la conférence Molé-Tocqueville d'Oxford.
Ces années lui laissèrent un radieux souvenir. L'étude, l'amitié,
les délicieux essais d'une force qui commence à prendre con-
science d'elle-même, les remplirent, sans qu'aucun excès vînt en
troubler le cours paisible. En fait de mœurs Gladstone était un
puritain et il n'admettait pas le contraste, cher à un certain dilet-
tantisme, « entre la contemplation de l'idéal ou de la vertu et la
pratique du vice. » Sa vocation n'était point encore dessinée net-
tement. Il songea à entrer dans les ordres. C'était le temps où
Manning rêvait d'une carrière parlementaire. L'imagination
s'amuse à évoquer le tableau du destin de ces deux hommes, de
la fortune du pays et de celle des deux églises rivales, si les cir-
constances ne s'étaient pas opposées à ces vœux. Sir John Glads-
tone n'entendait pas raillerie. Son fils dut entrer au Parlement,
— le premier représentant du peuple, peut-être, qui le soit de-
venu en petit garçon, par obéissance filiale. Il alla passer quelques
mois en Italie, et revint se faire élire à Newark, bourg de poche
du duc de Newcastle.
A vingt-deux ans, il entrait dans la vie publique. Il prit place
dans la première Chambre des Communes élue sous l'empire de
la nouvelle loi électorale. Pour la première fois, le nouveau suf-
frage avait fonctionné. C'était une révolution. Beaucoup de bons
esprits estimaient que c'en était fait de la vieille Angleterre; que
GLADSTONE. 51
sa constitution, machine délicate et compliquée, ne survivrait pas
à de si brutales manipulations; que la bourgeoisie, spectre alors
aussi redoutable que le fut plus tard la démocratie, allait, moitié
par ignorance ou maladresse, moitié par perversité révolution-
naire, tout mettre sens dessus dessou-. Ceux-là mêmes qui ne
partageaient pas les appréhensions un peu séniles des conserva-
teurs ne se dissimulaient par la gravité de la situation. Un puis-
sant élan avait été donné aux aspirations populaires. Les forces
de résistance étaient paralysées. Il y avait comme un vertige
d'innovation. Par-dessous les classes moyennes satisfaites, on
entendait gronder les classes ouvrières, d'autant plus âpres dans
leurs revendications égalitaires qu'une brèche avait été faite au
privilège. Le ministère était divisé, sans crédit auprès du roi.
Dans le cabinet, beaucoup de membres, et des plus importans,
au lieu de comprendre qu'une première réforme est le gage et
l'aiguillon d'un nombre indéfini d'autres réformes, professaient
hautement que l'heure avait sonné pour le peuple de se reposer
et d'être reconnaissant [to rest and be thank fui), langage peu fait
pour gagner la confiance du parti du progrès. La brigade irlan-
daise, sous O'Connell, contemplait d'un œil ravi cette scène de
trouble et se préparait à mettre ses services aux enchères. Dans
ces conjonctures, le rôle de l'opposition était moins pénible que
celui du gouvernement. Elle avait infiniment moins de responsa-
bilité. Sa faiblesse faisait sa force. Minorité infime, elle pouvait
pousser l'attaque à fond sans risquer d'être prise au piège de sa
propre victoire. Trop politique pour ne pas sentir nettement qu'il
n'y avait pas à remettre en question la Réforme et qu'il fallait
prendre pied sur le nouveau terrain légal, assez avisé pour deviner
que les classes moyennes recelaient des trésors de conservatisme
et qu'elles ne tarderaient pas à passer dans le camp des satisfaits et
à déserter le libéralisme, Peel était forcé, pour ménager ses amis,
de se livrer à une opposition stérile autant qu'intransigeante.
Le jeune Gladstone se jeta dans la mêlée. On avait fondé sur
lui, dans le parti tory, de grandes espérances. Quehju'uu qui en-
tendit son maiden speech prédit, a\ ec l'infaillibilité ordinaire des
prophètes, qu'il ne dr-passcrait jamais le second rang; qu'il serait
tout au plus une médiocrité utile; que le génie lui ferait toujours
défaut, avec la passion et l'enthousiasme moral, et qu'il ne saurait
jamais entrer en communication avec un auditoire populaire.
Toutes prévisions d'autant plus curieuses à enregistrer qu'elles
52 REVUE DES DEUX MONDES.
ont plus fréquemment été réitérées par de bons juges et mieux
démenties par la tardive splendeur de son automne. Ses débuts
ne pouvaient faire augurer un tel couronnement de sa carrière. Il
parlait bien : avec modestie, mais sans timidité; en sachant évo-
quer une foule d'idées, mais sans fatiguer son auditoire de préten-
tieuses et obscures généralités ; avec un flot limpide et intarissable
de paroles précises et justes, que ne troublait aucune phraséologie
bizarre, ni aucune métaphore ambitieuse; d'une voix harmo-
nieuse, qu'accompagnait un geste sobre et discret. La Chambre
l'apprécia du premier coup. Un tel homme était désigné pour les
emplois. Sir Robert Peel le nomma l'un des lords de la trésorerie,
puis sous-secrétaire d'État aux colonies dans son court ministère
de 1834-35. Cette brève initiation aux afîaires le mit hors de page
et hors de pair. Désormais, il faisait partie de l'état-major de
l'armée. Les libéraux avaient repris le pouvoir avec lord Mel-
bourne; ils le gardèrent cinq ans, pendant lesquels les conserva-
teurs, menés avec une prudence consommée, achevèrent de re-
conquérir l'opinion. Gladstone ne fut pas l'un des lieutenans
les moins zélés de Robert Peel pendant cette campagne. Il vit sa
réputation parlementaire grandira chaque session. La politique
ne l'absorbait pourtant pas tout entier. Il méditait une œuvre de
doctrine.
Son livre parut en 1838 sous le titre de « l'État dans ses rela-
tions avec l'Église ». C'était un essai de systématisation philoso-
phique de la théorie des théologiens de l'anglicanisme sur les
établissemens religieux. Il y avait là un effort viril, un louable
labeur, une bonne foi transparente, et Macaulay, bien qu'il ne
pensât comme Gladstone ni en politique ni en religion, rendit un
hommage sincère à la « jeunesse vénérable » de son adversaire.
Ce livre était le manifeste d'une sorte de cléricalisme anglican. Il
établissait, avec une naïveté et un sérieux que n'embarrassait pas
le scandale des conséquences pratiques de la thèse en Irlande, le
droit et le devoir de l'Etat de professer la vérité dans l'ordre reli-
gieux et, à cet effet, d'instituer une Église, de solder un clergé
ou de légaliser les dîmes, d'ordonner des privilèges et des iné-
galités. Ce n'était point dans l'intérêt de la sécurité publique, à
titre de mesure de police, et comme pour faire du clergé une gen-
darmerie morale qui vînt en aide à la gendarmerie proprement
militaire qu'il demandait une religion d'État. Ce n'était pas non
plus par je ne sais quelle lâche défiance des forces de la vérité.
(iLADSTOiNE. 53 I
en vortu de je ne sais quelle foi matérialiste dans l'appui du pou-
voir qu'il réclamait l'entretien de l'Eglise par l'État. Au contraire ,
à ses yeux, c'est parce que la vérité est grande et forte, — magna
est, et jyrœvalcbit, — qu'il sommait l'Etat de lui rendre hommage
et de s'incliner devant elle. Est-il besoin de faire remarquer qu'une
telle doctrine s'accommode tout aussi bien, mieux même peut-être ,
de l'indépendance réciproque des deux puissances, et qu'il devait
suffire d'une simple démonstration expérimentale des vices de
leur union en Irlande et des atteintes portées à la cause de la vé-
rité en ce pays par l'établissement anglican pour mener l'auteur
à des conclusions directement contraires?
Cependant une redoutable épreuve attendait le jeune théori-
cien. Il allait être appelé au pouvoir. Le ministère Melbourne^
après s'être rattaché désespérément à la faveur de la jeune Reine,
à la suite de l'intrigue de cour dite des Femmes de chambre, se mou-
rait de langueur. Une dissolution et un appel au pays eurent pour
résultat l'élection d'une majorité conservatrice imposante. C'était,
à ce que pensaient quelques ultras, la revanche de 1832 : en réa-
lité, comme le jugeait fort bien Peel, la restauration de l'équi-
libre, la démonstration par les faits de la solidité de l'ordre poli-
tique et social, même sous la suprématie des nouvelles couches.
Si ces vues étaient trop hautes pour être agréées du gros d'un parti
qui voyait la fortune lui sourire pour la première fois depuis dix
ans, Gladstone était digne de s'y associer. Il avait d(''jà commencé '
par la seule force de sa raison, grâce au sérieux de son esprit et à
sa bonne foi, à se dégoûter des ultras, de leur politique de casse-
cou et de leurs stériles manifestations. Quand Peel l'appela à ses
côtés, il éilait mûr pour collaborer à son œuvre, mais aussi pour
en ressentir le contre-coup et soumettre ses principes à une revi-
sion consciencieuse. Sir Uobert Peel le nomma vice-président du
Boai\l of Trade, c'est-à-dire sous-secrélairc d'Etat au Commerce
et membre du Conseil privé. Ces hautes fonctions n'entraînèrent
pas tout d'abord à leur suite une place dans le cabinet. Ce n'est
qu'en 1843 que Gladstone fit ce pas décisif dans la carrière d'un
homme public, eu même temps (ju'il succédait à lord Uipou,
comme président du liuard. l>éjà il avait pris en mains, sous les
auspices immédiats du premier lord de la Trésorerie, le grand
œuvre qui devait occuper près de cinq ans do sa vie et préparer
graduellenu'ut une révolution 6conoini(iue. Peel avait comju le
dessein, pour résister à la Ligue contre la loi sur les céréales, de
54 REVUE DKS DEUX MONDES.
lui emprunter un article de son programme. Il méditait, sans tou-
cher aux droits sur les céréales, envisagés comme la sauvegarde de
l'agriculture, des rentes foncières, des dîmes de l'aristocratie ter-
rienne et du clergé et, par conséquent, de la constitution de l'Église
et de l'État, d'écheniller le tarif, de supprimer les innombrables
droits frappant l'importation de marchandises sans similaires en
Angleterre, et de diminuer ainsi le prix de l'existence et les frais
de production, de façon à donner une satisfaction partielle à l'in-
dustrie. L'idée était ingénieuse; elle était faite pour séduire une
intelligence comme celle de Peel, à la fois très ouverte à la per-
ception des faits et très fermée à l'intuition des principes ou à la
prévision de leurs consécfuences logiques. Il avait la ferme
confiance qu'il allait battre la Ligue avec ses propres armes. Il
ne se doutait pas qu'il adoptait ses prémisses ; qu'une fois le pre-
mier pas fait dans cette voie, il n'y avait pas moyen de s'y arrêter
à mi-chemin, et qu'il suffirait d'un accident quelconque, venant
mettre en lumière les effets du renchérissement artificiel du pain,
pour rendre inévitable la capitulation d'une citadelle dont tous les
avant-postes auraient été démantelés. Gladstone, pas plus que son
chef, n'entrevoyait cette logique implacable.
Il fut le principal ouvrier de cet immense travail. Un scrupule
de conscience vint interrompre cette carrière en 1845. Peel s était
décidé à demander, — sur le pied du Regium donum attribué
depuis longtemps aux dissidens protestans d'Irlande, — une
subvention annuelle pour le séminaire catholique de Maynooth.
Politiquement, Gladstone était favorable au projet; il n'y avait
personnellement, grâce au développement qui s'était fait dans son
esprit depuis la rédaction de son livre, pas de répugnance. Il
n'en crut pas moins devoir se retirer du ministère, malgré les
instances de son chef. Le public ne comprit pas cette démission.
Du coup, il classa Gladstone parmi ces puritains qui ne sauraient
vivre sur cette terre de péché et de compromis. Rien ne nuit plus
à un homme d'Etat qu'une trop grande réputation de délicatesse
et d'intransigeance morale. Gladstone mille comble au scandale
des hommes pratiques en ne profitant pas du hasard heureux qui
l'avait fait quitter le ministère à temps pour esquiver toute respon-
sabilité dans la grande trahison de sir Robert Peel. Une famine en
Irlande venait de faire apercevoir à ce ministre les conséquences
néfastes des droits sur les céréales. Il essaya en vain de quelques
expédiens : il se vit forcé d'opérer lui-même la révolution éco-
GLADSTONE, 55
nomique qu'il avait si longtemps dénoncée et combattue. Doulou-
reuse fatalité d'une vie politique , condamnée pour la seconde fois
par sentiment du devoir à une apparente trahison ! La saison
n'était plus aux scrupules exagérés. Lord Stanley résignait le
pouvoir; Gladstone le remplaça au département des colonies.
Désormais son sort était indissolublement lié à celui de son chef.
Il ne put lui prêter son aide dans les débats où lord George Ben-
tinck et Benjamin Disraeli criblaient le grand transfuge des traits
de leur indignation et de leur ironie. Il avait dû, en effet, aban-
donner le siège de Newark, que le duc de Newcastle entendait
réserver à un protectionniste orthodoxe. Ce ne fut qu'en 1847
qu'il rentra à la Chambre : cette fois avec l'éminente dignité de
représentant de l'Université d'Oxford. Le corps électoral acadé-
mique, pour conservateur qu'il fût et protectionniste d'instinct,
avait fait grâce à l'hérésie économique de Gladstone en faveur de
son orthodoxie religieuse et de son impeccable anglicanisme. A
trente-huit ans, après quinze ans de vie parlementaire, le nouveau
député d'Oxford devait commencer une carrière toute nouvelle.
Le parti tory venait de se couper en deux. Une haine implacable
animait les protectionnistes, noyau du futur parti conservateur,
contre Peel et ses amis. Ce grand homme d'État avait brisé lui-
même l'instrument qu'il avait créé. Une fois de plus s'était vé-
rifiée cette loi, dont nous avons naguère vu la réalisation dans la
décomposition du parti libéral sous l'action du homerule. La pe-
tite bande des Peelistes, état-major sans soldats, n'avait plus de
place bien marquée dans l'organisme constitutionnel. Pendant
plus de dix ans, le jeu régulier du régime parlementaire allait
être gêné par cet élément perturbateur. Peel vivant était une sorte
d'arbitre, de juge du camp, d'autant plus puissant qu'il était hors
concours et qu'exclu des rivalités d'ambition, il incarnait aux
yeux du pays le bon sens impartial et l'équité désintéressée. Lui
mort, le lien qui avait tenu groupés ses amis se relâcha et finit
par se rompre. Chacun inclina du côté où l'attiraient ses secrètes
préférences.
Cl' ne fut point, toutefois, l'œuvre d'un jour. Les rancunes,
les hésitations, les appréhensions furent lentes à vaincre. Si force
était bien de faire une place aux plus distingués de ces officiers
sans troupes dans des gouvernemeiis de coalition, produit naturel
de cette ère de déséquilibre, on répugnait à les faire rentrer dans
les cadres. Gladstone, lui, se croyait toujours conservateur. Les
56 REVUE DES DEUX MONDES.
anglo-catholiques, qui faisaient grand fond sur lui, contri-
buaient à le retenir dans la communion tout au moins laïque
du torysme. Représentant d'Oxford, il ne concevait pas à cette
époque qu'il pût traîner ce titre sacro-saint dans les mauvais lieux
du libéralisme. Il réservait sa collaboration pour l'organe officiel
du torysme, la Quarterlij Review. L'opinion générale était qu'il
ne tarderait pas à rentrer dans les rangs conservateurs et qu'il y
obtiendrait, facile princeps. le premier rang. Cette prévision ne
tenait un compte suffisant, ni de certaines particularités du ca-
ractère et de l'esprit de Gladstone, ni de certaines circonstances dé-
cisives. Grâce aux premières, l'ébranlement imprimé à ses convic-
tions par le contact des réalités administratives ne pouvait plus
s'arrêter. Autant l'esprit de Gladstone était incapable de créer de
toutes pièces un grand système politique, de poser quelque prin-
cipe universel et d'en tirer, par une déduction théorique, les
dernières conséquences, autant il devait subir peu à peu l'in-
fluence des faits, laisser se dérouler lentement cette dialectique
expérimentale et positive, si puissante sur les entendemens pra-
tiques, et arriver en quelque sorte de biais, pas à pas, par des
chemins de traverse, mais par une marche continue, à la vérité.
Le germe déposé dans sa raison dès 1842 ne devait cesser de
grandir et de se développer; la doctrine du libre-échange com-
mercial devait fermenter comme un levain dans son intelligence.
En tout cas, il était hors d'état de se prêter aux avances d'un parti
dont tout l'actif consistait alors dans la profession obstinée des
principes protectionnistes.
Un autre obstacle s'opposait à sa rentrée. Disraeli avait profilé
avec adresse de la crise de 1846. Brusquement abandonnés, — ils
disaient : trahis par leur chef et la plupart de ses lieutenans, —
les tories éprouvaient le double besoin de se venger et de se
procurer des officiers. Il leur restait bien lord Derby, définiti-
vement passé au parti de la résistance et du privilège : mais il
siégeait à la Chambre des Lords. Aux Communes, les gentilshommes
campagnards qui formaient le gros de l'armée, grands chasseurs
devant l'Éternel, ne possédaient guère le don de la parole arti-
culée. A tout prix; il leur fallait un condottiere parlementaire
sans scrupules, pour manier le stylet et frapper les traîtres.
Disraeli vit sa chance; il la saisit. Lord George Bentinck, grand
seigneur qui faisait de la politique comme du sport, l'engagea
comme il aurait fait d'un entraîneur ou d'un jockey. L'élégant un
GLADSTONE. 37
peu suspect, le viveur, aux abois, l'homme du monde chargé de
prises de corps, de protêts et de saisies, l'orateur qui avait débuté
au milieu des éclats de rire d'une Chambre dédaigneuse, se trouva
un polémiste de premier ordre. Il harcela Robert Peel. Il donna
aux agrariens, affligés de mutisme, la joie de voir exprimer leurs
préjugés, ou servir leurs rancunes dans un style alerte, spi-
rituel, et de voir leur égoïsme et leur ignorance prendre un air
de raison et de désintéressement. Disraeli sentit vite ses avan-
tages : si l'on avait cru l'engager comme un simple officier de
fortune pour le casser aux gages à la première occasion, il ne
l'entendait point ainsi. Les conservateurs, en prenant ce merce-
naire, s'étaient donné un maître et rien ne les pouvait plus affran-
chir du joug de cet habile homme. Le premier rang, seulement,
d'abord à la Chambre des Communes, puis à la tète du gouver-
nement, pouvait satisfaire cet ambitieux de haut vol. Il n'était pas
homme à souffrir qu'un Gladstone, en rentrant dans le parti, de-
vînt son rival et lui jouât le tour d'offrir aux tories, un peu ébahis
de leur aventure, le choix entre lui et un chef, né gentleman et
chrétien, doué de talens éclatans et d'une réputation sans tache.
Le dé en était jeté. Gladstone ne pouvait plus s'établir au
foyer où déjà s'était assis Disraeli. Le destin avait irrévocable-
ment décidé que le plus grand conservateur du siècle devien-
drait le héros et le chef du radicalisme, tandis qu'un petit juif,
sceptique et révolutionnaire jusqu'à la moelle des os, devien-
drait le chef et le héros du conserv^atisme en Angleterre. Les
étapes de ce long voyage n'avaient pourtant point encore été
franchies. Gladstone demeura douze ans en marge des partis. Ce
n'est point à dire que pendant tout ce laps de temps il fut exclu
du pouvoir. En décembre 1852, le comte d'Aberdeen lui offrit la
succession de Disraeli comme chancelier de l'Echiquier. Il venait
de prendre pari avec éclat, contre lord Palmerston, au fameux
débat sur Do)i Paci/îco. Alors que le vieux Pafu, tout ministre
des affaires étrangères qu'il était, avait lancé au monde entier
le défi de son Civis ronvoius sum, Gladstone avait noblement
j)rotesté contre cette première explosion du chauvinisme impéria-
liste eijin(/(/. Il no se distingua pas moins par la courageuse indé-
pendance de son altitude dans l'affaire de la création par l*ie IX
de la hiérarchie catholique avec titres territoriaux en Angleterre.
Les passions anlij)apistes s'étaient embrasées. Lord .lobn Riis-
soll avait cru devoir les flatter en présentant fiô iralo un bill d'expé-
58
REVUE DES DEUX MONDES.
dient, que Gladstone combattit, sans craindre de provoquer les fu-
reurs de l'ultra-protestantisme.
Le même temps venait de le voir passer par une crise reli-
gieuse des plus douloureuses. A la suite du jugement latitu-
dinaire du Conseil privé dans l'affaire Gorham, le parti anglo-
catholique, ou ce qui en restait depuis la conversion de Newman,
fut saisi d'émoi. Il ne s'agissait plus à cette heure de savoir si
l'établissement anglican pouvait acclimater dans son sein les pri-
vilèges et les grâces surérogatoires du catholicisme, mais bien
s'il avait encore les notes nécessaires dune église. On protesta, on
pétitionna, on s'agita. Manning et Hope-Scott, ces deux amis de
Gladstone, sur lesquels comme sur celui-ci l'évoque Wilberforce
comptait pour le salut de léglise, passèrent au catholicisme.
Gladstone demeura, quoique alarmé et indigné des progrès du
désordre, profondément troublé et chagrin de la défection de
ses compagnons, sans un doute sur son devoir. Il n'en avait pas eu
davantage, quelques mois auparavant, au sujet d'une démarche
retentissante, qui devait rendre son nom cher aux amis de Ihuma-
manité et surtout aux patriotes d'Italie. Au cours d'un voyage à
Naples, il avait vu de ses yeux les effroyables stigmates de la
réaction, l'atroce et lâche vilenie des vengeances exercées par le
roi Bomba, l'infamie d'un régime qui mettait Poerio au bagne.
Dans une lettre éloquente à lord Aberdeen, le député tory d'Oxford
dénonça le scandale européen de ce gouvernement qui équiva-
lait à la négation de Dieu. Rarement pamphlétaire de profession
égala, jamais il ne surpassa la véhémence de ce réquisitoire qui
prenait, sur les lèvres d'un conservateur, d'un chrétien, d'un
royaliste, la valeur un d'arrêt sans appel.
Toutefois, la partie incontestable et incontestée de la carrière
de Gladstone devait être l'activité du réformateur fiscal. Ses ex-
posés budgétaires furent des chefs-d'œuvre de lucidité, de science,
d'agrément aussi. Gladstone s'était donné pour tâche de trans-
former le système fiscal de l'Angleterre. A l'aide de Vincome tax
rétabli par Peel, il voulait libérer d'impôts les objets de consom-
mation universelle; réduire la proportion exagérée des contribu-
tions indirectes; affranchir de taxes les instrumens du travail et
ceux du progrès; réaliser l'idéal de « la table du déjeuner de l'ou-
vrier, libre de tout impôt » ithe free break-fast table). En même
temps, il prenait énergiquement en main la réduction de la dette
publique, il plaçait l'amortissement sur une base immuable, et il
GLADSTONE.
59
rendait aux finances nationales une saine élasticité. En matière
de finances, Gladstone appartenait, cœur et âme, à cette école
qui voit dans tout impôt une atteinte à la liberté individuelle, et
qui envisage l'économie comme le premier et le plus sacré des
devoirs d'un administrateur des deniers de la nation. Il avait
trouvé le moyen, dans son esprit comme dans ses budgets, de ré-
concilier les intérêts spirituels et les intérêts matériels de l'Etat,
d'investir les chiffres d'une sorte d'idéalisme et de faire non seu-
lement de la bonne politique, mais de la haute morale, en faisant
de bonnes finances.
Une telle gestion aurait rapidement produit des fruits incom-
parables, si un accident n était venu déranger tous les calculs. On
sait comment lord Aberdeen, en voulant la paix, glissa peu à peu
à la guerre. Pour la première fois depuis quarante ans, l'Angle-
terre allait, en Crimée, tirer l'cpée du fourreau, de concert avec
la France, et pour la Turquie. Cet épisode de sa vie politique a
été fort reproché à Gladstone. Vingt ans plus tard, quand il eut
dénoncé les atrocités bulgares et demandé l'expulsion d'Europe
du Turc, avec armes et bagages, on releva la contradiction. Il ne
disconvint pas que le temps et les événemens avaient changé du
tout au tout son opinion sur l'empire ottoman et son droit de
vivre. Il ne répudia pas davantage la responsabilité de ses actes.
Suivant lui, il avait été du devoir des puissances occidentales,
avant de prononcer l'arrêt de mort contre la Turquie, de tenter de
lui inoculer le germe d'une civilisation supérieure. S'il était juste
de se livrer à cette expérience, il fallait donc protéger la Turquie
contre une agression, dictée d'ailleurs au tsar Nicolas beaucoup
plus par des motifs d'ambition que par le souci du progrès et de
l'humanité. Le ministère Aberdeen ne tarda pas à tomber. Lord
Palmerston prit le pouvoir, et conserva d'abord dans son cabinel
Gladstone et les autres Peclistes. Il y avait, à cette heure, incom-
patibilité d'humeur entre ces doctrinaires et le grand opportu-
niste, et les premiers donnèrent bien vite leur démission, l'endant
quatre ans, Gladstone fut de nouveau hors cadre. Ses loisirs furent
employés à compléter le grand ouvrage sur Homère (juil médi-
tiiit depuis si longtemps. Juventiis miindi n'est pas précisément
un livre d'érudit, bien qu'il s'y trouve beaucoup d'érudition et
que l'auteur connaisse Homère comme pas un savant allemand.
C'est un curieux essai où les opinions llu'ologiques et religieuses
de l'élève d'Oxford ne laissent pas de fausser un jumi les conclu-
60
HEVUE DES DEUX MONDES.
sions du critique. Ni Grote, ni l'évêque Thirhvall, n'auraient sous-
crit à la thèse fondamentale, qui fait de la poésie homérique une
sorte de branche parallèle de la révélation hébraïque; mais ils
surent rendre hommage aux mérites de cet ouvrage, composé
dans l'intervalle des labeurs d'un homme d'Etat. Ce fut du côté
de la (jrèce qu'une autre diversion tourna les pas de Gladstone.
Il fut nommé haut commissaire aux îles Ioniennes. Sa mission
prépara le retour ultérieur de cette portion intégrante de rilelladc
au royaume de Grèce.
L'heure était venue pour lui de faire définitivement son choix.
A cinquante ans, entre des partis de nouveau raffermis et con-
solidés, il ne pouvait demeurer un irrégulier. Les tories lui
avaient fait des offres. Il sentit qu'il ne pouvait se contenter de
les décliner, qu'il fallait compléter ce refus par un acte positif.
Son parti était pris. Sans que son idéal se fût modifié, sans qu'il
eût cessé d'être le loyal serviteur de rp]glise, de la Couronne, de
l'Etat, il avait vu se rompre un à un les liens qui l'unissaient
aux hommes et aux choses du conservatisme. Sa conviction posi-
tive était désormais que l'ordre n'avait pas de fondement plus
sûr que le progrès; que la liberté était, non seulement le droit de
l'individu, mais la garantie de la société; que la démocratie était,
dans le plan divin, le terme nécessaire et légitime et bienfaisant
de l'évolution politique en ce siècle. Sa place était dans les rangs
des libéraux. Il fut vivement touché de Taccueil empressé qui lui
fut fait. Comme il le dit éloquemment, quelques années plus
tard : « Je suis venu à vous, proscrit par ceux à qui j'avais été
associé; chassé de leurs rangs, non, je l'avoue, par un acte arbi-
traire, mais par la lente et irrésistible force de mes convictions.
Je suis venu à vous, pour me servir d'une phrase légale, in forma
pauperis. Je n'avais rien à vous offrir que mes humbles et
fidèles services. Vous m'avez reçu comme Didon reçut le nau-
fragé Enée :
Ejer.tum littore, egejitem,
Accepi.
J'aime à croire que vous n'aurez pas plus tard à achever à
mon égard la citation :
Et regni, démens, in parte locavi. »
Ce fut tout d'abord dans le ministère Palmerston qu'il entra
comme chancelier de l'Échiquier. Le premier ministre était fort
GLADSTONE. Gl
âgé. Il aspirait au repos. Il jouissait d'une popularité sans égale.
L'Angleterre consentait à faire halte sous la houlette d'un berger
octogénaire, chef conservateur d'un cabinet de radicaux. Disraeli
comparait spirituellement le banc des ministres à une rangée
de volcans éteints. 11 était entendu que les éruptions ne repren-
draient qu'après que Palmerston ne serait plus là. Tous les vol-
cans, toutefois, n'étaient pas éteints. Gladstone trouva le moyen,
tout en servant loyalement son chef, de faire de grandes ré-
formes. Avec Gobden, il prit l'initiative de cette politique des
traités de commerce qui, tout en constituant une légère déro-
gation à l'orthodoxie économique rigoureuse, donna au libre-
échange la garantie d'un contrat bilatéral. Seul, il entreprit, en
abolissant le timbre et l'impôt sur le papier, d'affranchir les
instrumens de l'éducation populaire, si nécessaires aune démo-
cratie. Sur son chemin, il trouva la Chambre des Lords. 11 ne
plaisanta pas avec cette obstruction. Le grand principe constitu-
tionnel qui réserve aux représentans élus du peuple, et à eux seuls,
le vote des taxes, fut invoqué. Un conflit semblait imminent. La
Chambre des Lords dut céder. Quand Palmerston eut rendu le
dernier soupir, les droits de l'ancienneté firent appeler à la tête
du gouvernement un vétéran, lord Russell, jadis plusieurs fois
déjà premier ministre. Ce n'était qu'un intermède de haute con-
venance. La question de la réforme électorale, autour de laquelle
les partis avaient longtemps manœuvré, venait de se poser dans
toute sa gravité. Un peuple d'ouvriers frappait à la porte de la cité
politique. Russeli n'était plus de force à accomplir pacifiquement
cette révolution légale. Il avait présidé trente-cinq ans plus tôt à
l'avènement de la bourgeoisie : il ne devait pas lui être donné de
compléter — ou de détruire — son œuvre en inaugurant l'ère de
la démocratie. Il entreprit bien la réforme, mais à contre-cœur. Il
ne tarda pas à succomber devant une défection des whigs. Lord
Derby fut appelé aux affaires.
Disraeli, dont il était le prête-nom et qui ne tarda pas à lui
succéder, avait conçu le dessein audacieux de damer Ir /)io?i aux
whigs et de faire faire, par les conservateurs, la réforme électorale.
A cette lin, il était indispensable de commencer par faire /'éduca-
tion des tories eux-mêmes, un peu surpris, malgré les précédons
de l'émancipation catholique et du Free Trade, d'avoir sur leurs
vieux jours à se faire révolutionnaires, mémo pour le bon motif.
Disraeli leur donna sa parole qu'en fait il s'agissait d'un coup de
62 REVUE DES DEUX MONDES.
partie dans l'intérêt tory et il fit surgir de toutes pièces la figure
rassurante de l'ouvrier conservateur. 11 improvisa une théorie sur
le tempérament fatalement révolutionnaire de la bourgeoisie, sur
le caractère naturellement conservateur, quelque chose comme
V animanaturaliter christiana , de la démocratie. Gomme ces futurs
gardiens de l'ordre se faisaient la main en arrachant les grilles
de Hyde Park, les tories se laissèrent embéguiner par leur presti-
gieux chef. Gomme les libéraux n'osaient pas, par pur intérêt de
parti, entraver une réforme inscrite dans leur programme, la
nouvelle loi électorale fut adoptée. C'était le suffrage universel
dans les villes. La Chambre des Lords, fidèle à la discipline, con-
sentit, sous la pression de lord Derby, à faire, la mort dans Fàme,
le saut dans les ténèbres. Si Disraeli avait compté garder le pou-
voir, il s'était fait illusion. Toujours les grandes réformes dé-
vorent ceux qui les ont faites, même quand ils les ont faites sanfe
conviction. Gladstone fut porté au gouvernement par un mouve-
ment irrésistible. L'instrument du progrès était forgé. On mit lépée
dans la main de Siegfried. A soixante ans, enfin premier ministre,
Gladstone se trouvait maître du pouvoir à l'heure où sa pensée
avait atteint le terme de son évolution. Plus d'obstacles au de-
hors, plus de combats au dedans. 11 allait porter les rivalités par-
lementaires dans une région plus haute, s'inspirer des principes,
faire de la politique de conscience.
Son programme était vaste. Le premier article en était la sépa-
ration de l'Eglise et de l'État en Irlande. Le scandale était grand
de cet établissement entretenu au profit d'une infinie minorité
aux frais de la majorité. D'aucuns préconisaient le régime de la
dotation simultanée et l'inscription de l'Eglise catholique d'Ir-
lande, avec ses millions de fidèles, au budget de l'Etat; mesure
d'autant plus politique à leur gré que, tout en respectant les préju-
gés anglicans, elle aurait domestiqué un clergé où le nationalisme
irlandais avait toujours trouvé son meilleur appui. Crladstone
épousa l'autre parti, celui de la séparation. L'annonce de ce projet
lui coûta le mandat de l'Université d'Oxford : sacrifice le plus dou-
loureux, peut-être, de tous ceux qu'il eut jamais à faire. Le pays ré-
pondit à son appel par une belle majorité. Il se mit à l'œuvre sans
tarder. Ce fut lui qui mena tout le débat avec une splendeur ora-
toire, une vigueur et une souplesse dialectique incomparables et
aussi avec une infatigable puissance de travail, une connaissance
sans rivale des détails les plus techniques qui éblouirent jusqu'à ses
GLADSTONE. 63
adversaires. Gladstone n'avait nullement envie de laisser prendre
haleine à l'opinion haletante. Bûcheron inlassable, il avait résolu
de porter la hache dans le tronc de l'arbre maudit qui empoi-
sonnait l'atmosphère de l'Irlande. Après l'église, la propriété
foncière. Il aborda de front ce terrible problème agraire. Tout le
mal venait de l'application à l'Irlande du système anglais. Autant
celui-ci était à sa place en Angleterre où la société, le sol, le
climat, l'histoire, les lois, les mœurs s'unissaient pour justifier
ce partage des droits et des profits entre le propriétaire, le tenan-
cier et le laboureur, autant il était contraire à la justice et au bien
public en Irlande. C'était la rapine légalisée. Dans l'Ulster, où une
race de fermiers protestans et anglo-saxons avait pu lutter, un
régime d'exception s'était établi qui assurait au tenancier la iixité
de son bail, qui limitait le taux des fermages et qui permettait la
cession à prix d'argent du contrat de location. Gladstone comprit
que la question agraire était à la racine des souffrances de l'Irlande.
Il crut qu'il suffirait de guérir cette plaie pour mettre fin aux
chimères séparatistes et pour cimenter l'union. Il se proposa
d'étendre autant que possible à toute l'Irlande la coutume qui en
Ulster avait produit de si heureux résultats. Cette première ten-
tative ne réussit pas. Elle ne le pouvait point. Elle n'en fut pas
moins le point de départ d'une évolution législative à laquelle les
conservateurs eux-mêmes ont aidé et qui aura peut-être pour der-
nier terme la pacification agraire.
D'autres soins occupaient le ministère libéral. Pour la pre-
mière fois, l'Etat prit en main l'enseignement primaire. C'était la
conséquence de l'avènement de la démocratie : il fallait bien
instruire les nouveaux maîtres de l'État. M. Forster fut, dans
cette œuvre, l'éminent auxiliaire de Gladstone. Il posa les bases
de l'admirable système qui, parallèlement aux écoles confession-
nelles où plus doB deux tiers des enfans font encore leurs classes,
a créé les écoles publiques, a institué, pour les gérer, les conseils
locaux électifs (avec admission des femmes), a réglé l'application
du principe de l'obligation et a préparé l'établissement de la
gratuité. Ce qu'il y eut de plus remarquable dans l'œuvre de
Forster, ce fut le souci de la liberté do conscience. 11 mit celle des
écoliers .sous la sauvegarde de la loi. Il respecta celle des parens
en les laissant libres de placer leurs enfans où bon leur semblerait.
Ceful poiniunt la (juestion religieuse, confessionnelle, qui suscita
le plus d'embarras. Quelques partisans extrêmes de la neutralité
64 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'État blâmèrent vivement le compromis conclu avec l'Eglise.
Une ligue se forma pour réclamer la laïcité absolue dans l'en-
seignement des écoles publiques et la substitution immédiate,
obligatoire, aux écoles confessionnelles, de ces écoles dont la loi
rendait la création facultative. Birmingham fut le centre de ce
mouvement. Il n'eut pas de champion plus ardent que M. Joseph
Chamberlain, qui débutait dans la vie publique en affichant une
haine sectaire pour l'église anglicane.
Le pays toutefois donnait des signes de lassitude. Il trouvait
qu'on allait trop vite, qu'on embrassait trop d'entreprises à la fois,
qu'on présentait trop de solutions radicales. Les politiciens de pro-
fession redoutaient l'idéalisme gladstonien. C'était, à leur sens,
une politique de principe imbécile. Au lieu d'entendre ces con-
seils de prudence, Gladstone s'emporta jusqu'à imposer par une
sorte de coup d'État une réforme odieuse à toute laristocratic. La
Chambre des Lords avait rejeté l'abolition de l'achat des grades
dans larméc : il recourut à une prérogative de la Couronne tombée
en désuétude et supprima par voie d'ordonnance cet abus. Ses
adversaires, le sentant atteint, avaient repris courage. Un grave
accident vint révéler la faiblesse de ce ministère jadis invincible.
Le projet de loi sur la création d'une université catholique en
Irlande fut repoussé, grâce à l'intransigeance et à l'ingratitude
des prélats irlandais. Gladstone offrit sa démission : il ne voulait
pas traîner une agonie sans honneur. Disraeli était un trop fin
matois pour le tirer ainsi d'embarras. Ce qu'il attendait, c'était
la grande réaction conservatrice s'attéstant par une majorité
écrasante aux élections générales. Le calcul était juste. En 1874,
le pays, consulté par Gladstone sur un programme où figurait au
premier rang l'abolition de Vincome tax^ nomma une Chambre où
les tories avaient près de cinquante voix de majorité. Greenwich,
qui s'était honoré en nommant spontanément Gladstone rejeté
par le Lancashire, lui préféra un distillateur obscur. C'était le
désastre.
Si je n'ai jusqu'ici rien dit de la politique étrangère de Glad-
stone, ce n'est point, on me fera l'honneur de le croire, par em-
barras ou parti pris d'idolâtrie. La vérité est que la grande lacune
de Gladstone comme homme d'État et premier ministre, c'était
l'insuffisance de l'attention qu'il accordait aux affaires extérieures,
subordonnées dans son esprit aux grandes questions organiques
du dedans. Réaction naturelle, mais excessive, contre la méthode
GLADSTONE.
«5
palmerstonienne, laquelle consistait à détourner le pays des ré-
formes par de constantes diversions diplomatiques. En 1870,
l'Angleterre, comme le reste de l'Europe, s'enferma dans une neu-
tralité absolue pendant la guerre franco-allemande. Il est impos-
sible de se dissimuler qu'à la cour, — tout allemande, — et dans
le monde politique, les sympathies étaient toutes pour nos enne-
mis. Le peuple hésita; puis, après nos malheurs, finit par se ran-
ger de notre côté. A ce mauvais vouloir des dirigeans il y avait
bien des raisons. La politique du second Empire avait créé une
incurable défiance dans toute l'Europe. On a fait à Gladstone un
crime personnel de l'abstention de son gouvernement. Il est cer-
tain, néanmoins, qu'il n'aurait pu à lui tout seul provoquer une
intervention. Et pourquoi le rendre responsable individuellement
d'un état d'âme général? Autant, d'ailleurs, à mon avis, il est
juste de blâmer, au nom de l'Europe et de ses intérêts, l'indiffé-
rence avec laquelle gouvernemens et peuples virent s'accomplir
le crime d'une annexion qui reculait d'un siècle le droit des
gens et qui faussait peut-être pour un siècle aussi la politique
occidentale, autant il serait injuste de reprocher au ministre d'une
puissance étrangère de ne s'être pas uniquement placé en cette
crise au point de vue des intérêts et des vœux de la France. Que
l'on condamne ceux qui n'ont pas su être Européens, rien de
mieux; mais peut-on faire à un Anglais un grief de n'avoir point
été Français?
Disraeli s'installant au pouvoir, Gladstone renonçait à la lutte.
Il notifia sa retraite à son parti. Les raisons qu'il invoquait, c'était
son âge : à soixante-cinq ans, il souhaitait mettre un intervalle de
méditation entre la vie et la mort; le manque d'accord entre ses
vues et celles de la majorité; la nécessité d'un rajeunissement du
commandement. Achille rentrait sous sa tente, blessé de l'ingra-
titude du pays. On lui donna pour successeur le marquis de
Hartington, une honnête médiocrité porphyrogénète. Gladstone
reprit avec délices le ceste théologique. Il avait livré au nom de
la liberté et de l'anglo-catholicisme, h Disraeli, champion édifiant
du protestantisme, un combat mémorable à projios du projet des
deux archevêques de Canlorbery et d'York, tendant à réprimer
judiciairement les infractions du clergé ritualisti^ â la disciplim^
ecclésiastique. Il prit les armes contre les ultramontains, lança
son pamphlet contre le vaticaHismn et l'infaillibilité et en vint aux
mains avec son ancien ami Manning, devenu cardinal-archevêque
TOME CXLVIII. — 1898. 5
66 REVUE DKS DEUX MONDES.
de Westminster. La thèse de Gladstone était d'une manifeste exa-
gération : il soutenait que les fidèles du pontife infaillible ne
peuvent professer une loyale obéissance à la souveraineté de la
Reine. Dœllinger, à cette aube du brutal Kulturkampf allemand,
avait un peu trop déteint en cette occasion sur son ami Gladstone.
Les protestans en Angleterre furent étonnés et ravis.
Aussi bien en eut-il moins de peine à reconquérir sa popula-
rité. Les affaires d'Orient vinrent le rejeter dans le tourbillon. Il
ne fallut rien de moins que les massacres de Bulgarie pour le tirer
de sa retraite. La voix de ces victimes retentit d'autant plus puis-
samment à ses oreilles qu'il se sentait, personnellement, respon-
sable en partie, comme l'un des auteurs de la guerre de Crimée,
de la survivance de la Turquie et des crimes de « l'ineffable Turc ».
Homme de conscience et d'émotion, il abjura du coup le dogme de
l'intégrité et de l'indépendance de l'empire ottoman. Aujourd'hui
que l'Angleterre tout entière, le cabinet conservateur en tète,
professe la plus vive hostilité contre le Sultan et ses œuvres, on à
peine à se rendre compte du scandale produit par la brochure
des Atrocités bulgares. S'il était un principe traditionnel de poli-
tique nationale, c'était la préservation de la Turquie. Les masses
ne s'émurent point pour une pareille abstraction; au contraire, les
dénonciations passionnées de Gladstone éveillèrent un écho dans
l'âme populaire. A près de soixante-dix ans, il se lança à corps perdu
dans la carrière d'agitateur. En d'immenses meetings, jusque
sur les landes d'une vaste plaine, il souleva les multitudes. D'un
bout à l'autre de l'Angleterre, il provoqua une insurrection de la
conscience nationale. Ce fut un sublime élan. Il gêna prodigieuse-
ment les politiques: je dis ceux-là mêmes qui, libéraux de nom, me-
naient contre le gouvernement une opposition de commande. Har-
tington, Forster, les sages froncèrent le sourcil, hochèrent la tète.
Si l'opposition officielle ne suivit que de loin les impétueuses
charges de Gladstone, le ministère n'en vit pas moins sa politique
déjouée, son sort compromis. Disraeli, devenu Beaconsfield, aurait
voulu lier une grande partie avec la Turquie. Il avait obtenu le
concours de lord Salisbury, qui n'avait pas su résister à ses sé-
ductions. Et voilà qu'il trouvait devant lui, pour lui barrer le
passage, ce rival vaincu! Toute l'histoire de ces années est dans
cette lutte, dans l'effort sans cesse renouvelé par un politique sans
scrupules pour tourner l'obstacle et réaliser ses téméraires des-
seins. Les divers actes de cette tragi-comédie se sont appelés la
GLADSTONE.
67
conférence de Constantinople, le protocole de Londres, la circu-
laire Salisbury, le mémorandum Schouvalof, le congrès de Berlin,
la convention de Chypre. Quand, tous deux chevaliers de la Jarre-
tière, Beaconsficld et Salisbury revinrent de Berlin aux acclama-
tions d'une foule enivrée et jetèrent aux tjuatre vents des cieux
la formule triomphante : Peace witk honour, la farce était jouée.
Il ne restait plus qu'à faire toucher du doigt le mensonge, en
même temps que le péril, d'une politique qui venait encore de
coûter au pays la guerre de l'Afghanistan.
Les élections de 1880 furent la revanche de celles de 1874.
Gladstone avait mené avec un éclat incomparable la campagne
dans le comté écossais du Midlolhian. Il était le vrai, l'unique
vainqueur de la bataille. Une intrigue de cour et de coulisse n'en
tenta pas moins de l'exclure du bénéfice de la victoire. Titulai-
remeut, lord Hartington était toujours le leader des libéraux. La
Reine se prêta à la mauvaise plaisanterie de lui offrir le mandat
de former un cabinet et de le présider. Le marquis eut le mérite
de refuser cette proposition : il eut le tort d'hésiter un instant.
Gladstone forma rapidement un ministère où il fit entrer M. Cham-
berlain, arrivé en six ans au premier rang comme champion in-
flexible de l'ultra-radicalisme et sir Charles Dilke, fort assagi de-
puis ses orageux débuts. L'histoire du second ministère Gladstone
peut se résumer en ces termes : un gouvernement de réformes
intérieures, détourné de sa voie par une crise révolutionnaire en
Irlande et par un accident international en Egypte. A l'Irlande
revient l'honneur d'avoir, non seulement entravé la marche du
gouvernement durant ces cinq années, mais encore imprimé à
l'esprit sans cesse en mouvement de Gladstone l'impulsion finale.
L'Irlande, ce fut Parnell. Cet homme mystérieux était pétri de
contrastes. Il était Anglo-Saxon, protestant et aristocrate de nais-
sance : il se fit le serviteur passionné de l'Irlande celte, de son
église et de sa démocratie. Capable de faire vibrer les cordes
les plus profondes de l'âme ])opulaire, il s'enveloppait d'une
réserve glaciale. Le plus réaliste des hommes d'État, il se voua
à la défense d'un idcial proscrit. Le plus calculateur des stra-
tégistes politiques, il finit par échouer sur l'écueil banal d'un
adultère bourgeois. C'est lui qui fit du /lom/- nilr le pôle de la
politique anglaise pendant (juinze ans. Plutôt révolutionnaire et
frniaii de tempérament et d'instinct, il se consacra à la lutte
légale et constitutionnelle. Son génie fui de ^'emparer des fai-
68 REVUE DES DEUX MONDES.
blesses mêmes de l'Irlande pour en faire des armes irrésistibles.
L'émigration, après la famine, avait diminué de plusieurs mil-
lions la population d'Erin et soutiré au parti de l'indépendance le
meilleur de ses forces : il prit pour point d'appui l'Irlande d'outre-
mer; il la fit contribuer aux fonds de la croisade nationaliste; il
enrôla au service de la cause l'influence morale qu'elle avait
conquise dans de nouvelles patries, — Australie ou Etats-Unis; —
il en fit la réserve inépuisable de l'armée de première ligne. La
question agraire absorbait l'attention et le zèle du paysan : il la
prit à son compte ; il associa indissolublement l'agitation na-
tionaliste et la guerre terrienne; il fit de l'intérêt matériel des
ruraux le levier de la conquête du home ride. La brigade irlan-
daise aux Communes n'avait jamais su ni préserver son indépen-
dance avec fruit, ni contracter des alliances avec dignité : il se
proposa, en la rendant parfaitement autonome, de la faire si dan-
gereuse aux deux grands partis liistoriques qu'ils fussent forcés
d'acheter aux enchères son concours. Il inaugura et porta à un
rare degré de perfection l'obstruction parlementaire. Il fonda et
dirigea la Ligue agraire et la Ligue nationale.
Gladstone avait cru qu'il lui suffirait de reprendre son pro-
gramme de jadis et de donner satisfaction à tous les griefs de
l'Irlande en lui accordant tout ce qu'elle demandait, sauf sa
demande principale, le droit de se gouverner elle-même. La con-
tradiction radicale qui faisait le vice de cette politique éclata
bientôt à ses yeux. Elle affaiblissait le parti de la résistance lé-
gale et de l'union, — la garnison de l'Ile-sœur, — en ce qu'elle
lésait les intérêts et provoquait l'inimitié des landlords. Elle for-
tifiait le parti nationaliste en lui accordant beaucoup d'avantages,
mais elle l'exaspérait en lui refusant l'objet premier de ses aspi-
rations. Chaque jour, à chaque concession nouvelle, elle augmentait
les désirs et les espérances de l'Irlande, qu'elle irritait à chaque
nouveau refus. Aussi bien le gouvernement était-il accusé d'inco-
hérence. Si la loi agraire lui coûtait la défection d'un premier
contingent de "svhigs, le duc d'Argyll en tête, l'arrestation et
la poursuite de Parnell troublaient profondément l'Irlande. A
peine le cabinet, éclairé par ces événemens, avait-il négocié avec
le prisonnier de Kilmainham un pacte secret qui provoqua le
schisme de Forster, que l'assassinat de Phœnix-Park précipitait
un retour à l'état de siège et aux lois d'exception. Ainsi, jusqu'au
bout, la bonne volonté de Gladstone se trouva paralysée par des
GLADSTONE. 69
circonstances plus fortes : l'expérience lui démontrait, jour après
jour, la folie de prétendre gouverner l'Irlande en dehors de l'alter-
native de la dictature ou de l'autonomie.
D'autres questions appelaient son attention. La réforme élec-
torale do 1884 achevait l'œuvre de 1832 et Je 1867 en en étendant
le bénéfice aux comtés. C'était l'affranchissement des populations
rurales. La Chambre des Lords discerna si bien la portée de cette
révolution qu'il fallut la menace d'une fournée de pairs ou d'un
appel au pays pour vaincre ses résistances. C'était là un dernier
triomphe, l'accomplissement final du mandat qui avait été la rai-
son d'être du parti libéral. On allait voir se produire un nouveau
classement des forces sociales et le passage en masse au parti de la
résistance des intérêts satisfaits ou menacés. Une oreille exercée
aurait déjà pu entendre le glas du parti libéral. La politique
étrangère devait hâter l'heure de cette crise. Entre les mains un
peu faibles et molles de lord Granville ou de lord Derby, le
Foreign office ne jouait dans le monde qu'un rôle efTacé. L'Eu-
rope achevait de se remettre des secousses de la période révolu-
tionnaire et guerroyante, qui va de 1859 à. 1877, de Magenta à
San Stefano par Sadowa et Sedan, et qui se peut appeler l'ère
des nationalités. De grandes alliances tendaient à se former pour
garantir Viiti jjossidetis à leurs membres, et à l'Europe le statu
quo. Déjà se montraient les symptômes précurseurs de l'ère nou-
velle qu'allait caractériser la concurrence coloniale. L'Afrique
allait devenir le théâtre des grandes parties internationales avant
que l'Extrême-Orient y fût englobé. Ce fut en Egypte que se livra
la première bataille. Ce pays était placé sous la suzeraineté nomi-
nale du Sultan et sous le condominium effectif de la France et de
l'Angleterre. A la suite de l'insurrection d'Arabi, les intérêts
financiers exigèrent une intervention. La France commit la faute
inexpiable du gran rifiuto. L'Angleterre alla seule bombarder
Alexandrie. Elle vainquit sans peine et sans gloire avec lord
Wolseley à Tel-cl-Kebir. Ses ministres avaient prodigué les assu-
rances les plus solennelles de leur intention de rétablir l'ordre et
d'évacuer l'Egypte. Qu'ils fussent sincères, tout l'indique : quand on
leur demandait de fixer un terme approximatif à l'occupation, six
mois leur semblaient bien longs. On sait par quel concours de cir-
constances malheureuses, au premier rang desquelles il faut pla-
cer,— avec quelques nouvelles fautes de la France, comme le re-
jet de la convention Drummond Wolff, — le développement inouï
70 REVUE DES DEUX MONDES.
du chauvinisme et de la rapacité annexionniste en Angleterre,
l'armée anglaise est encore en Egypte après quinze ans. Lord
Cromer est toujours le vrai maître d'un pays où les fonction-
naires indigènes de tout ordre sont doublés et régis par des em-
ployés britanniques. Il n'y eut pas jusqu'à la conquête du Soudan
par le Mahdi qui ne contribuât à ce résultat. Gordon, tué à
Khartoum, donnait à la revanche le caractère d'une obligation
sacrée. C'est ainsi qu'il a été réservé à Gladstone d'ajouter
l'Egypte au poids déjà intolérable de l'empire britannique et
de jeter les germes d'une brouille avec la France. Avec la Russie,
son sort fut le même. Les disputes de frontière en Afghanistan
faillirent précipiter un conflit. L'ami de M"^ de Novikof se vit à
la veille de rompre avec le Tsar. Il eut peur de ces hasards. Il
choisit son terrain pour tomber. Les conservateurs auxquels il
passait la main n'étaient plus ceux de 1880. Beaconsfield était
mort, Salisbury commandait. Le quatrième parti — ce petit
groupe où siégeaient, avec M. Arthur Balfour, qui le quitta assez
vite, lord Randolph Churchill, sir John Gorst et sir Henri Drum-
mond Wolff" — avait acquis, par la vivacité de ses attaques, le
sans-façon de ses allures, son sans-gêne à l'égard des vieilles
barbes et la valeur de ses membres, une importance énorme. Son
chef eut d'emblée un grand poste dans le cabinet. Celui-ci devait
présider aux élections générales. Il s'agissait de savoir si l'entrée
en scène de l'Angleterre rurale assurerait la victoire des libéraux.
Les comtés leur donnèrent bien un beau contingent de sufl'rages :
mais les bourgs leur faussèrent compagnie en masse, et Londres
— oui, Londres — passa presque totalement dans le camp conser-
vateur.
D'autre part, M, Chamberlain, après avoir joué dans le cabinet
de 1880 un rôle double et suspect, venait de lancer à grand fracas
son programme non autorisé. Il s'y posait en ultra -radical, en
homme de la paix à tout prix; il demandait la séparation de
l'Église et de l'Etat, la suppression du sufl'rage multiple, l'aboli-
tion du régime de l'hégémonie anglo-saxonne en Irlande, la rançon
de la propriété. En même temps, les nationalistes irlandais enle-
vaient près des cinq sixièmes des cent trois mandats de l'île-sœur.
Fait capital. Convaincu depuis quelque temps de la légitimité du
home rule, Gladstone s'était promis d'attendre que la possibilité
lui en tut démontrée. Après une telle déclaration de la volonté
nationale, à moins d'employer à l'égard de l'Irlande des moyens
GLADSTONE. 71
de coercition en désaccord absolu avec l'esprit de la constitution
et avec le programme libéral, à moins d'ajourner des réformes
d'autant plus urgentes qu'on maintiendrait davantage le statu
cjuo, et de compromettre jusqu'aux libertés anglaises, il n'y avait
plus qu'à céder en stipulant les meilleures conditions. Il lui pa-
raissait seulement qu'une telle entreprise ne pouvait ni ne devait
se ravaler au niveau des compétitions de parti. Son rêve était d'éta-
blir une entente préalable. Même, il eût souhaité que le parti conser-
vateur,— parce que conservateur, — eût le mérite et le profit de
cette opération. Rien ne s'y opposait. Bien des précédens eussent
justifié ce renversement de l'ordre normal. Tout récemment, l'en-
trevue secrète de lord Carnarvon, vice-roi d'Irlande, et de Parnell,
lesménagemensde lord Randolph Churchill pour les nationalistes
extrêmes dans le débat sur le crime de Maatransma, avaient semblé
amorcer une évolution de ce genre. Gladstone sonda les tories.
Il leur fit des propositions positives. Elles furent repoussées. Il
ne lui restait plus qu'à assumer lui-même la responsabilité d'une
révolution qu'il croyait dangereux d'ajourner. Son parti était pris :
il brûla ses vaisseaux.
Le ministère était en minorité : on le renversa. Un troisième
cabinetGladstone fut formé. On savait vaguement qu'il se brassait
quelque chose de formidable. Le tort de Gladstone fut d'observer
un secret trop rigoureux. On l'accusa de précipitation, ne sachant
pas depuis combien de temps il roulait son projet dans son
esprit. On lui reprocha des cachotteries, des allures dictatoriales,
la prétention excessive d'entraîner à son gré son parti aux
audaces les plus folles. Le pis fut qu'il blessa doublement
M. Chamberlain, en ne le mettant pas dans la confidence d'une
mesure ù laquelle il le croyait acquis d'avance, et en le reléguant
dans un poste secondaire du cabinet, alors que M. John Morley était
secrétaire pour l'Irlande. Le projet fut déposé. C'était un sincère
et gigantesque elTort pour résoudre un problème complexe et
pour donner des garanties solides aux intérêts divers eu jeu. A
la mesure du Itomc riilc, comme si elle ne soulevait pas assez de
difficultés, était joint un projet de rachat des terres, dans lequel
Gladstone avait évidemment vu un moyen de désintéresser les
landlords. L'opposition se rua avec fureur sur cette proposition
et sur l'article qui excluait les députés irlandais do la Chambre
des Communes. L'unité de l'empire était détruite du coup, llar-
lington rompit sans retour avec un ministère révolutionnaire
72 REVUE DES DEUX MONDES.
C'était le terme naturel de l'évolution des whigs. La défection
de M. Chamberlain fut plus surprenante. A l'entendre dénoncer
les témérités de son chef, on se sentait tenté de répéter en se
frottant les yeux :
Quis tulerit Gracchos de seditione querentes?
Tout un ensemble de raisons égoïstes et d'ordre personnel le
décidèrent. Il commença par professer hautement qu'il demeu-
rait fidèle à ses principes et ne se séparait que sur une ques-
tion de détail, celle de l'exclusion des Irlandais. Ses anciens amis
lui jouèrent le tour de le prendre au mot. Ils engagèrent avec
lui des négociations restées célèbres sous le nom de Cojiférences
de la Table ronde. Celles-ci n'eurent d'autre fruit que de ramener
sir George Trevelyan. M. Chamberlain s'enfonça résolument
dans Savoie nouvelle, tournant le dos à son passé, infligeant un
démenti à chacun de ses actes, à chacune de ses paroles, et
finissant par devenir membre d'un ministère tory et par s'y poser
en candidat à la succession de lord Salisbury.
C'en était fait du projet de home ride. Gladstone tomba. Aux
yeux de beaucoup, lamentable fin d'une grande carrière. Un ca-
price de vieillard avait détruit son autorité, compromis sa renom-
mée, brisé l'instrument du progrès, sans d'ailleurs faire faire un
pas à la question d'Irlande; au contraire. Il semblait bien que ce
fût la banqueroute irréparable. Ce que l'on ne pardonnait surtout
pas à Gladstone, c'était la désagrégation du parti libéral. Incontes-
tablement Gladstone a hâté cette dissociation. L'a-t-il seul causée?
Je ne le crois pas. Je pense qu'il y avait là une tendance irrésis-
tible, une évolution fatale et que, si les fautes ou les erreurs d'un
homme ont pu en précipiter le cours, des causes plus profondes
ont agi. Elles ont déjà été indiquées. C'est la destinée du parti libé-
ral de s'ensevelir dans son œuvre. Il ne peut faire que des ingrats,
puisqu'en satisfaisant ses cliens, il fait d'eux des conservateurs.
Toujours il aura contre lui les intérêts qu'il lèse, et les intérêts qu'il
a trop bien servis pour qu'ils ne passent pas au camp de l'ennemi.
La coalition de la grande propriété foncière et du capital mobi-
lier, de la terre et de l'industrie, de l'aristocratie et de la bour-
geoisie, était fatale, inévitable. En accomplissant le sacrifice que
toute grande réforme exige, Gladstone n'a fait que rendre sa raison
d'être au parti libéral, qui paraissait l'avoir perdue, La défection
d'un Chamberlain, même suivi de sa famille et de sa clientèle, ne
GLADSTONE. 73
trouble qu'un instant le cours des choses et ne réussit même pas
à retarder sensiblement l'heure des revanches idéalistes. Avec
une admirable sérénité, un courage, une énergie juvéniles, Glad-
stone à peine vaincu, se remit à préparer la victoire. Ces six an-
nées pendant lesquelles, avec une activité incomparable, il pour-
suivit sa propagande, remplissant sa fonction de médiateur de la
réconciliation et prêchant l'union des cœurs, sont dans la mé-
moire de tous.
Le pays ému, rempli d'admiration pour ce zèle ardent, un peu
agité aussi par la véhémence de cet apôtre, lui donna en 1892 une
majorité presque personnelle. Il semblait qu'il fût au terme de ses
labeurs. Le pouvoir allait lui échapper une fois encore. Une majo-
rité de quarante voix aurait peut-être suffi, si la division ne s'était
pas irrémédiablement mise dans les rangs des Irlandais. Parnell
avait été convaincu d'adultère. Gladstone, au nom de sa conscience
et de celle de la religieuse Angleterre, signifia qu'il ne pouvait
collaborer avec ce repris de justice. Parnell se rebiffa. Il fut
abandonné par la grande majorité de son pays et de ses collègues.
Il eut le temps, avant de mourir, de faire un mal irréparable à sa
propre cause en déchaînant les élémens qu'il avait jadis dis-
ciplinés. Quand Gladstone développa devant la Chambre des
Communes son nouveau projet qu'il avait allégé des clauses
financières et de l'exclusion des Irlandais, il eut beau déployer
dans la discussion une verve, une compétence, une éloquence,
une ardeur que les plus jeunes enviaient ; il eut beau enlever le
vote de son bill, la Chambre des Lords lui opposa un iv'/o absolu.
Le pays demeura froid. Il était soulagé au fond de n'avoir pas à
subir les conséquences de son acte de déférence, il savait gré aux
lords de lui avoir épargné ce souci. Les collègues du premier
ministre repoussèrent le plan de campagne où, à (juatre-vingt-
«[uatre ans révolus, il voulait s'engager contre la Chambre des
privilèges héréditaires. Il comprit à demi-mot et, prenant pré-
texte de la croissance de certaines infirmités qui ne l'avaient
pas empêché de remplir ses fonctions, il se démit. ,
C'était la retraite (h'finitive. Il ne se laissa point assombrir par
la conscience de la défaite. Sa foi lui permettait de tout re-
porter à la Providence. 11 se replongea dans l'étude. La paix
s'était faite autour de lui comme en lui. Il ne montait plus jus-
qu'à lui (ju'un murmure de vénération et d'alîection. Entouré de
ses enl'ans et petits-enfans, en compagnie de sa femme à laquelle
74 REVL'E DES DEUX MONDES.
l'attachait depuis soixante ans une union sans nuages, il menait
dans son beau château de Hawarden la vie d'un lettré et d'un sage.
Il avait déposé la hache du bûcheron au propre comme au figuré.
La théologie, Homère, le Dante, Butler occupaient ses loisirs. Il
ne sortit de sa retraite que pour rendre un dernier service à l'hu-
manité. En septembre 189G, il prononça à Liverpool devant un
auditoire de plusieurs milliers de personnes un grand discours
en faveur de l'Arménie. Il plaida plus tard encore la cause de la
Grèce, consacrant jusqu'au bout à sa clientèle de peuples les
restes d'une voix qui commençait à tomber et d'une ardeur qui
ne séteignit jamais. Chacun espérait qu'il prolongerait douce-
ment ses jours. Tout à coup, un mal cruel et qui ne pardonne pas,
vint le frapper. Il sut soulTrir. 11 fut doux et tranquille en face
de la mort. La résignation supérieure avec laquelle il obéit au
premier signe et se prépara à quitter le monde ennoblit ses der-
nières semaines. Il mourut lentement. Le chrétien apparut tout
entier sur les ruines de l'homme mortel. Quand tout fut fini, Thu-
manité se sentit appauvrie et il sembla que la disparition de ce
nonagénaire fût une surprise et un scandale. L'Angleterre lui a
fait des funérailles dignes de lui, dignes d'elle. Le Parlement à
l'unanimité lui a voté la simple et grande formule de deuil qui fut
accordée à Chatham en 1778, à William Pitt en 1806. Il s'en est
allé dormir son dernier sommeil à l'abbaye de Westminster, dans
ce Panthéon où l'on prie, dans ce temple des gloires britanniques
où la religion associe ses rites consolans aux pompes civiles, au
milieu de ses pairs, au pied de cet autel d'où rayonna toujours
pour lui la seule lumière qui ne trompe pas.
III
Voilà l'histoire de l'homme. C'est celle d'un pays et d'un
siècle. Mieux que personne parmi ses contemporains, Gladstone a
incarné l'Angleterre de son temps. L'unité de cette vie apparaît
au-dessus de toutes ses variations. Gladstone a été un grand libéral,
un radical, l'homme du progrès et du peuple, parce qu'il est resté
un conservateur au sens profond et vital du mot. C'est parce qu'il
a cru de toute son âme à la solidité des institutions sociales et
politiques de l'Angleterre qu'il a osé combattre les abus et éri-
ger un splendide édifice de réformes audacieuses. C'est parce
qu'il avait foi dans le peuple et dans le trône, dans les masses et
GLADSTONE. 75
dans les classes, qu'il a semblé parfois ébranler les bases mêmes
de l'État. C'est parce qu'il savait que le libéralisme est immortel
et que rien ne peut détruire cette force bienfaisante qu'il n'a pas
hésité à briser le vieux parti libéral, à le jeter dans la chaudière
d'Eson pour qu'il en sortît rajeuni et vivifié. J'ose dire encore
que ce qui a fait à Gladstone une figure si haute et si pure, ce
qui met sa grandeur au-dessus de toutes les rivalités, ce qui re-
jette dans l'ombre certaines de ses faiblesses, c'est, avant tout
et par-dessus tout, cette religion sincère, cette noble foi en ce
Dieu qui a fait jaillir et qui a entretenu sa foi généreuse dans
l'humanité.
Et maintenant que restera-t-il de son œuvre? Au point de vue
politique, il semble qu'il laisse le parti libéral en mauvais point
et toutes les causes qu'il avait servies compromises. Législative-
ment,on sait que l'homme politique travaille rarement pour l'éter-
nité ou même pour la durée. Comme écrivain, Gladstone n'a rien
donné qui puisse braver le temps. L^éloquence est ce qu'il y a de
plus éphémère au monde. Sa voix ne retentira plus, harmo-
nieuse et sonore. Elle ne déroulera plus les périodes magistrales,
enflammées, de ses discours. Il n'enchaînera plus l'attention d'une
assemblée ou d'un peuple à ses paroles frémissantes. D'autres
viendront qui seront les favoris du moment. Même il se peut que la
forme particulière de sa religion, — encore qu'il eût cru l'asseoir
sur le roc éternel, — subisse elle-même l'atteinte de cette loi uni-
verselle qui veut que les choses humaines se transforment sans
cesse, naissent, grandissent et déclinent. Réflexions désolantes,
semble-t-il, et bien faites pour décourager les plus vaillans.
Et pouriant il restera de cette longue vie d'homme quelque
chose de précieux et qui jamais ne se perdra. Gladstone nous a
li'gué un Krr|[j.a s; àti, uu bicn qui ne périra pas. Il a laissé le genre
humain plus riche qu'il ne l'a trouvé. Ce n'est pas seulement,
bien que je sois loin de le dédaigner, l'exemple d'une existence
toute d'honneur et de pureté. C'est avant tout une letton de la plus
haute utilité pour notre temps. Gladstone était né un opportu-
niste, mais un opportuniste avec une conscience. Le monde a vu
des stoïciens, des ascètes, des saints. Il les respecte, il les vénère.
Un homme s'est rencontré qui a connu les hauls et les bas de la
vie i)ratique; qui a été un réaliste; qui avait l'esprit subtil; (|ui
cultivait la casuistique; qui ne craignait pas les distinguo; qui ne
savait tendre sa voile au vent d'une doctrine que quand il souf-
76 REVUE DES DEUX MONDES.
fiait avec force; qui avait le don de faire coïncider ses changemens
d'opinions avec les variations des courans populaires; qui avait
besoin pour avouer une conversion d'être à la veille d'agir et qui
n'agissait pas sans un concours de circonstances favorables : un
tel homme eût pu être le plus dangereux des politiciens. Mais il a
gravité autour d'un idéal. Il s'est constamment élevé : il n'a cessé
de monter vers les horizons plus larges et plus hauts. Il a, sui-
vant le conseil d'Emerson, attelé sa charrue à une étoile. Il a
montré toute la quantité de conscience qu'il peut y avoir dans un
homme d'Etat. Leçon capitale à une époque où l'opportunisme a
envahi jusqu'à l'intransigeance et oii trop de gens ne font que
trop souvent servir l'hypocrisie de l'absolu à mieux exploiter le
relatif. Aussi, par un juste privilège, il a été donné à Gladstone
de renverser en quelque sorte l'ordre naturel des choses hu-
maines; de connaître, au lieu des glaces de l'âge et de ce resser-
rement de tout l'être qu'est souvent la vieillesse, un continuel
élargissement, une chaleur d'âme croissante, et de faire contraster
le fécond épanouissement de son arrière-saison avec la richesse
banale de tant de printemps et d'étés sans lendemain.
Francis de Pressensé.
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES
D'APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS
LE CABINET DESSOLES-DEC AZES (1819)
Contrairement aux rumeurs calomnieuses qui coururent alors,
c'est à regret que Decazes s'était séparé de Richelieu. En consen-
tant à rester ministre sans lui, il n'avait fait qu'obéir aux ordres for-
mels du Roi. Richelieu en doutait encore au lendemain de sa
retraite. Il inclinait à croire qu'elle était due aux conseils du fa-
vori de Louis XVIII. Mais il revenait bientôt à des idées plus
justes. L'amitié qui naguère unissait ces deux hommes d'État se
renouait telle qu'elle existait avant les incidens qui les avaient sé-
parés. Decazes, lui, n'avait pas attendu cette réconciliation pour
comprendre qu'en perdant Richelieu le gouvernement a perdu
une lumière et une force, et kii-mùme le plus précieux des colla-
borateurs.
Ce qui le lui fait surtout comprendre, ce sont les dissentimens
qui, le ministère Dessoles à peine formé, éclatent dans son sein
et y créent deux influences rivales, celle de Decazes d'un côté, colle
(I) Voyez la lîcvuc du l."> juin.
78 REVUE DES DEUX MONDES.
du comte de Serre de l'autre. Decazes, en consentant à reprendre
le pouvoir, s'est souvenu de ces paroles de Louis X V^III : « Marchons
entre la droite et la gauche en leur tendant la main et en nous disant
que quiconque n'est pas contre nous est avec nous. » Il entend de-
meurer fidèle à ce programme, le seul, selon lui, qui permettra
d'atteindre le but qu'il a en vue : nationaliser la Royauté et roya-
liser la France. Le but que poursuit de Serre est le même. Mais,
c'est par d'autres voies et d'autres procédés qu'il y veut arriver.
De Serre est sous l'influence des doctrinaires : Royer-CoUard,
Guizot, Barante, Camille Jordan. Ils l'ont convaincu, en dépit de
ses vieux préjugés d'ancien émigré, de la nécessité de gouverner
avec l'appui du centre gauche, qui devient chaque jour plus puis-
sant. Dans les lois qu'il prépare, dans les nominations qu'il pro-
pose au Roi, on le voit moins préoccupé do plaire au centre droit
que de ne pas déplaire au parti libéral. Il consacre à sa tâche
les ressources d'une parole ardente, communicative, entraînante,
qui fait de lui un orateur incomparable.
Ainsi, par un efl"et assez ironique des circonstances qui ont
précédé et suivi la chute du cabinet Richelieu, Docazes.qui en
formait l'aile gauche, est devenu l'aile droite dans le cabinet Des-
soles, et c'est le rôle qu'avait tenu Richelieu contre lui qu'il va
jouer à son tour. Pour l'assister, il peut compter sur deux de ses
collègues : à titre éventuel, sur le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, que
la reconnaissance plus que la conviction retient à son côté; et à
titre définitif, sur le baron Portai, son ami, dont les opinions sont
en tout conformes aux siennes. Mais les trois alliés en trouvent
devant eux trois autres : Dessoles, de Serre, le baron Louis, unis
eux aussi de conduite et de pensée. Vingt jours après la for-
mation du ministère, on peut constater qu'il est divisé en deux
camps de force égale, qui ne sont d'accord qu'en apparence quant
à la marche à suivre, et dont l'un, celui de Decazes, peut à tout
instant être mis en minorité, si le Maréchal, qu'y rattachent en-
core de récens souvenirs et des sentimens de gratitude, les sacrifie
à ses convictions qui l'ont toujours rapproché des libéraux et lui
ont valu la haine des ultra-royalistes.
Decazes conçoit alors l'idée de décider le Roi à nommer un
septième ministre, qui, en votant dans le Conseil avec lui et ses
amis, fixera de son côté la majorité. En constituant le cabinet, on
a négligé de rétablir le ministère de la maison du Roi, précédem-
ment supprimé. Il faut le rétablir et y appeler Pasquier. Mais,
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. T9
toujours disposé à obtempérer aux désirs du ministre favori,
le Roi, cette fois, refuse d'y accéder,
« Je t'ai dit trop souvent, mon cher fils, écrit-il le 20 janvier,
les motifs qui m'éloignent de la nomination d'un ministère de
la Maison pour avoir besoin de te les répéter. Mais je veux bien
me supposer personnellement désintéressé dans la question et ne
l'envisager que dans ses rapports avec l'état actuel des choses.
Comment se fera la nomination? Je vais proprio molu ou sur la
demande du Conseil. Dans le premier cas, ces messieurs seront un
peu étonnés d'apprendre un beau jour, fût-ce par moi-même,
que je vais avoir un ministre de plus. Dans Ir» second, il est
probable qu'ils voudront, du moins Dessoles, influer sur le choix.
Mais, je vais plus loin et je suppose qu'ils se contentent de me
représenter que le nombre impair est nécessaire pour former vme
majorité, que je réponde qu'en ce cas je vais nommer un mi-
nistre de la Maison, et qu'ils attendent mon choix. Yoilà Pasquier
nommé. Crois-tu qu'ils se méprennent à l'intention, et qu'ils n'en
prennent pas quatre fois plus d'humeur contre la main dont est
parti le coup? Sans doute, cela nous donnerait la majorité. Mais,
serait-elle bien sûre? Actuellement que la division est égale, tu
crains que cette majorité ne passe de l'autre côté. Il faudrait pour
cela qu'un des nôtres se démanchât. Eh bien, à sept, la même
chose pourrait arriver parce que cet un ajouté à trois ferait quatre,
ce qui nous mettrait en minorité.
K Tu crains aussi qu'on ne t'accuse de me travailler contre
la majorité. C'est ma volonté qui doit tout faire. Les ministres
responsables disent au Roi : « Voilà notre opinion. «Le Roi ré-
pond : « Voilà ma volonté. » Si les ministres, après y avoir ré-
fléchi, croient ne pas trop risquer en suivant cette opinion, ils la
suivent. Sinon, ils déclarent qu'ils no le peuvent. Alors, le Roi cède,
s'il croit ne pouvoir se passer de ses ministres. Dans le cas con-
traire, il en prend d'autres. Voilà ce que je prévois qui nous arri-
vera. Si au bout de trois semaines, la division est si marquée, que
sera-ce plus tard? Crois-moi, une majorité escamotée, loin de
prévenir la scission, la iiàterail d'autant plus qu'elle irriterait ceux
contre lesquels elle se trouverait en minorité, surtout le plus
entier, le plus cassant des hommes ; tu sais bien qui je veux dire [\).
Mais, disons-nous bien une chose, c'est que cette scission ne tar-
(1) Le baron Louis, ministre des Finances.
80 REVUE DES DEUX MONDES.
dera pas. Trois d'un côté, trois de l'autre, il en faudra référer à
moi, et les vaincus s'en iront. Alors, Pasquier reviendra à ma
gauche, mon Élie à ma droite; le Maréchal et Portai resteront à
leur place, d'Argout à la droite du Maréchal et, j'espère, Roy vis-
à-vis de lui. Ces messieurs pousseront des hurlemens. Mais les
gens sages diront : Decazes seul eut raison. Il n'a voulu se laisser
entraîner ni d'un côté ni de l'autre, et surtout rester ferme sur
sa ligne. »
Après avoir reçu cette lettre, Decazes renonce, quoique à
regret, à son projet primitif. Il se laisse emporter par le courant
libéral qu'a déchaîné, dans le pays et dans les Chambres, la for-
mation du nouveau ministère. Comme l'effort qu'il vient de faire
pour modérer ce grand mouvement demeure ignoré, c'est à lui
qu'est attribué en partie le mérite de la politique nouvelle qui
semble prévaloir, et qui consiste à chercher la majorité du côté
gauche. Sa popularité augmente et du môme coup celle du Roi.
En revanche, l'extrême droite, et avec elle le Comte d'Artois, la
Duchesse d'Angoulême, le Duc et la Duchesse de Berry redoublent
de violence contre le favori qu'ils accusent d'entraîner ses col-
lègues, tandis que ce sont ses collègues qui l'entraînent. Dans le
ministère nouveau, Decazes, depuis longtemps bouc émissaire de
tous les vieux griefs des ultra-royalistes contre le ministère Riche-
lieu, — la dissolution de la Chambre Introuvable, la loi électorale,
la loi de recrutement, — devient responsable des griefs nouveaux
qu'ils accumulent contre le ministère Dessoles.
Cette politique de gauche dont à chaque conseil il entend
vanter les mérites sourit médiocrement à Louis XVIII. Il voudrait
bien être un souverain libéral, mais avec les centres, et non avec
la gauche, dont il redoute les exigences. Cependant, loin de se
refuser à l'essai qu'on va tenter, il le veut sincère et complet,
convaincu d'ailleurs qu'il ne réussira pas et non moins résolu à
ne pas encourir le reproche de l'avoir fait échouer. Decazes est le
confident de ses inquiétudes et de son antipathie contre les doc-
trinaires. L'un d'eux étant venu aux Tuileries, le Roi rend
compte de cette visite :
« Je suis plus fort que toi, mon cher fils, et cependant peu
s'en est fallu que l'ergotage de Camille Jordan ne m'ait rendu ma-
lade. Tu te souviens que, l'an dernier, il parla comme un cocher
dans une affaire bien intéressante puisqu'il s'agissait de toi. On
dit alors qu'il était malade. Je le crus dans le moment; je n'en
^
V
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 81
crois plus rien. Il parle facilement, beaucoup trop facilement
môme, mais sans éloquence et dillus. Et puis, il dissèque un che-
veu avec une « pratique » dans la bouche :
« Pardon; mais, en vérité,
Mon Apollon révolté
Me devait ce téinoignagj
Pour l'ennui que m'a coûté
Son odieux bavardage. »
Louis XVIII n*a pas plus de goût pour Royer-Collard, dont
le cabinet s'est assuré le concours en le nommant président du
Conseil supérieur de l'Instruction publique et qui veut bientôt
donner sa démission. Il envisage sans crainte cette perspective :
« C'est sûrement dans un moment d'humeur qu'il aura dit ce que
Corbière rapporte do lui. S'il exécutait sa menace, serait-ce donc
un si grand malheur? » Et le même jour, 2 mars, appréciant des
rumeurs de démissions ministérielles, qu'il a recueillies, il
ajoute : « Je vais probablement voir de Serre et pousser le temps
avec l'épaule. Je suis bien loin de croire qu'il exécute ce qu'il a
dit. Mais, enfin, il faut tout prévoir et songer à pourvoir sur-le-
champ au déficit qui serait probablement de trois. » En ce cas,
Pasquier, d'Argout, Roy remplaceront Dessoles, de Serre et
Louis.
Dans cette modification du cabinet, il trouverait encore un
autre avantage, celui de calmer les appréhensions du Duc d'An-
goulême, toujours si dévoué, si modéré, si raisonnable, mais qui
est venu protester auprès de lui contre cette politique de gauche
et dont la protestation, si elle devenait publique, encouragerait
les intrigues du pavillon de Marsan.
« Plus j'y songe, plus je vois la grandeur du danger. La
conduite du Duc d'Angoulôme, sa résistance à tant d'attaques de
tout genre sont un phénomène qui ne peut guère s'expliquer que
parce que, satisfait sur tous les points, il n'était vulilérable sur
aucun. Tel Patrocle revêtu des armes d'Achille bravait tous les
coups des Troyens. Mais, quand les dieux lui eurent arraché cette
arnmre divine, ce ne fut plus qu'un homme et sa première bles-
sure fui promptoment suivie de sa mort. Craignons qu'il n'en soit
de môme aujourd'hui. Le Duc d'Angoulôme, peu satisfait chi baron
Louis, irrit('; contre (louvion-Saint-Cyr, offre deux endroils vulné-
rables, surtout le dernier, et l'on en prolilera autour de lui. »
Les griefs de son neveu contre le Maréchal lui paraissent, au
TOME CXLVIll — 1898. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
surplus, légitimes et il les partage. « J'ai une humeur de dogue
contre ton Maréchal. J'ai enfin vu, ce matin, sa fameuse lettre aux
ducs d'Havre et de Gramont. Je ne crois pas que jamais absurdité
pareille ait sali du papier. Vous avez tous entendu ce que je lui
ai dit, il y a eu hier huit jours : que j'entendais que mes grands
officiers, étant censés être mes aides de camp, continuassent à être
portés sur létat-major général. Je n"ai nommé, il est vrai, que le
duc d'Aumont, parce que c'était lui que j'avais le plus en vue.
Mais je m'étais servi de l'expression générique de grands offi-
ciers; jamais je ne me serais avisé de parler des capitaines des
gardes, parce qu'il va sans dire que le commandant actuel d'un
corps est par cela même en activité. Point du tout! M. le Maré-
chal distingue une activité de l'autre. Il les met dehors d'une
façon, dedans d'une autre, et, suivant sa pointe, il mande à leurs
aides de camp d'aller chercher fortune...
« Écoute, je t'ai déjà dit avant-hier que cela me déplaisait; je
te le répète un peu plus fort aujourd'hui et j'ajoute que j'entends
que cela soit changé. Rends au Maréchal le service de l'engager à
le changer de bonne grâce. Sans cela, il faudra que je le lui dise.
Ce sera sûrement avec des formes polies. Mais je ne réponds pas
que le ton de ma voix ne se ressente un peu de la disposition de
mon àme... Je n'ai pas besoin do mettre par écrit de plus longues
réflexions... Mais je te déclare que je n'entends pas être le roi
de carreau. »
Entre temps, sa correspondance quotidienne s'alimente de
menus faits dont il est occupé et préoccupé non moins que de
certains autres plus importans. Les Mémoires de Lauzun viennent
de paraître et menacent la cour d'un scandale. « Je ne sais ce
qu'il y a à faire. Mais, si nous pouvons les anéantir, il faut le
faire, surtout à cause de la Reine. Il sied bien à cet homme de se
vanter de ses bonnes fortunes. Il était impossible d'être plus amu-
sant qu'il l'était. Moi qui te parle, je serais resté vingt-quatre
heures à l'écouter. Mais, sous un autre rapport, sa réputation
était entièrement nulle. »
Un autre jour, il est question d'élever à Jarnac un monument
à la mémoire de Louis de Bourbon, premier Prince de Condé.
« Pourquoi rappeler ces temps affreux? s'écrie le Roi. Tout me
déplaît, le monument en lui-même, la personne à laquelle il est
consacré et l'inscription qui doit en faire l'éloge. Louis de Bour-
bon avait certainement du mérite. Mais quel usage en fit-il? Il fut
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 83
impliqué dans la conjuration d'xVmboiso. Je veux bien croire que
sa condamnation fut une aflaire de parti. Mais je suis loin de le
croire innocent. Rappelons-nous la bataille de Dreux; la tentative
de Meaux où, sans la valeur des Suisses, il enlevait le Roi lui-
môme ; la bataille de Saint-Denis; enfin, celle de Jarnac où il périt
par un lâche assassinat, qui rend la mémoire de son meurtrier
odieuse, sans justifier la sienne d'avoir dans toutes ces occasions
porté les armes contre le Roi... Je ne veux point que le monu-
ment soit érigé, et si la chose est faite, ce qui me ferait beaucoup
de peine, je ne veux pas qu'on y inscrive autre chose que ceci :
Ici, Louis, premier Prince de Condé, fut assassiné en l.jtj9. »
Puis, c'est un incident d'un autre ordre. L'Académie française
vient d'élire Lemontey, l'historien de la Régence, en remplace-
ment de l'abbé Morellet. Le Roi se rappelle que l'abbé de Saint-
Pierre fut jadis chassé de l'Académie pour avoir manqué beau-
coup moins que Lemontey à la mémoire de Louis XIV; et l'envie
lui prend d'user de son droit de veto; Decazes, effrayé des suites
probables d'une telle défense, en parle à ses collègues, et tous
ensemble demandent au Roi d'approuver l'élection.
C'est à lui que le Roi répond :
« Je suis fâché, mon cher fils, que tu tiennes tant à ce que je
confirme le choix de l'Académie, et je ne suis, à ne te rien cacher,
pas trop content que tu en aies parlé à tes collègues. Tu le sais,
mon cher fils, j'ai du bonheur à m'ouvrir à toi sur tout, je te con-
sulte sur tout avec confiance, mais c'est parce que je t'aime de
tout mon cœur, c'est parce que je te connais une excellente judi-
ciaire et non autrement, car tu sais bien aussi combien je suis
jaloux de conserver et de transmettre à mes successeurs un libre
vouloir sur quehjuos points. L'Académie est de ce nombre. Elle
annonce directement ses choix au Roi, qui les confirme ou or-
donne de procéder à de nouveaux, sans que la responsabilité de
personne y soit intéressée; et m'ouvrir à cet égard à mon ami, ce
n'est pas en parler à mon ministre, bien moins à tous.
« Après m'ètre ainsi soulagé, je reviens à M, Lemontey.
Posons d'abord les faits. M"'" de Genlis avait recueilli dans
l'énorme fatras des Mémoires de Dangean tout ce qui pouvait
faire paraître Louis XIV sous le jour le plus avantageux. JM. Le-
moiitey a clioisi dans le même recueil tout ce qui pouvait servir
à le ravaler. Rein;n(iue, en passant, que je ne parle pas ici (1(>
linlention générale do son ouvrage, Mais, dira-t-on, il a très bien
84 REVUE DES DEUX MONDES.
parlé de Louis XIV. Connaissez-vous dans les écrits des défen-
seurs de la religion rien de plus admirable que la première
partie de la confession du Vicaire savoyard dans Emile? Tournez
la page et vous verrez ce qu'en pense l'auteur. Je ne te cacherai
pas cependant que les motifs que tu allègues, sans diminuer ma
répugnance, ébranlent ma résolution. Nous en reparlerons ce
soir. »
Le soir venu, Decazes plaide la cause de l'élu de TAcadëmie
et fait connaître au Roi l'engagement qu'a pris Lemontey de
réparer dans son discours de réception ses torts d'historien.
L'exclusion n'est pas prononcée; le Uoi attend le discours. Il le
reçoit le 27 juin et sa bile s'épanche :
« J'ai eu bon nez, mon cher fils, de ne pas vouloir lire le dis-
cours de M. Lemontey avant de le recevoir. Au moyen de cela,
j'ai pu, sans mentir à ma conscience, dire que je me promettais du
plaisir à cette lecture. Je me fiais à la parole que tu m'avais
donnée qu'un bel éloge, et assurément ce n'était pas bien difficile,
réparerait le libelle publié contre la mémoire de Louis le Grand.
Au lieu de ce que j'attendais, qu ai-je trouvé? que l'Académie
française fut le fruit de la haute politique de Richelieu et de la
magnificence éclairée de Louis XIV. Voilà bien assurément de
quoi satisfaire un fils qui demande réparation pour les mânes de
son père !
« Quant au fond du discours, je conviens qu'il était très difficile
d'être très religieux, en faisant l'éloge d'un homme aussi impie
que l'abbé Morellet. Mais pourquoi le louer d'avoir coopéré à
V Encyclopédie? Il était si aisé, après l'avoir peint d'une ma-
nière large comme l'ami des gens de lettres les plus célèbres de
son temps, d'arriver promptement à ce qui lui fait vraiment hon-
neur, au courage avec lequel il défendit les victimes de la Révo-
lution et là, de lui donner les louanges qu'il mérite, et de faire
d'autant plus ressortir cette belle partie de sa vie que le reste eût
été dans le dernier jour. Mais j'ai un reproche plus grave à lui
faire, c'est d'avoir calomnié le Parlement et la Sorbonne.
« Sans doute, quand l'inoculation parut, beaucoup d'àmes
pieuses, mes parens étaient du nombre, l'envisagèrent comme un
péché, parce que c'était exposer sa vie à un danger présent pour
en éviter un qui pouvait ne jamais arriver. Mais qu'on me cite
l'arrêt du Parlement qui défend cette méthode ou le jugement
de la Sorbonne qui la condamne. Quelques magistrats propose-
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 85
rent en effet de rendre un arrêt. La Cour consulta la Sorbonne,
qui répondit que l'expérience seule pouvait apprendre si c'était
un bien ou un mal; et le Parlement se contenta, ce qui était une
fort sage mesure de haute police, de défendre qu'on inoculât
dans l'enceinte des villes. Mais, quand on est d'un certain parti, il
faut déchirer et tout ce qui tient à la religion et tout ce qu'a fait
cette magistrature si regrettable pour ceux qui ne sont pas de la
clique.
« Le discours finit par un compliment pour moi, qui pourrait
me flatter, si ce qui précède ne m'indignait pas tant et par ce
qui s'y trouve et par ce qui y manque. M. Campenon, dans sa
réponse, a donné maints coups de patte au récipiendaire. Mais
cela ne diminue en rien mon juste mécontentement de celui-ci.
Le tien, cher fils, doit être bien plus grand encore. Ce n'est pas
à moi, c'est à toi qu'il avait promis de réparer par son discours
la faute qui aurait dû lui mériter l'exclusion et, loin de tenir sa
promesse, il a aggravé sa faute. »
Voici maintenant, dans un billet du matin, le récit d'une de
ces piquantes scènes de famille qui se renouvelaient fréquem-
ment aux Tuileries. Il s'agit d'un voyage que la Duchesse d'An-
goulème voudrait faire à Bordeaux et que le Roi ne veut pas
autoriser :
« Ton pauvre père a bien du chagrin, mon enfant. Hier, le
Duc d'Angoulême m'a demandé une réponse définitive sur le
voyage de Bordeaux. J'ai répondu par une négative fondée sur
les circonstances et la cherté. Ce matin, sa femme m'en a parlé.
J'ai répondu de même. Elle ne m'a pas caché que cela lui faisait
beaucoup de peine. Alors je lui ai dit :
« — J'ai été parfaitement content de la conduite de votre mari
dans son voyage. Me répondez-vous de tenir absolument la
même !
« Un silence trop expressif a été sa première réponse. Puis elle
a ajouté :
« — J'espère que le Roi n'aura jamais à se plaindre de ma con-
duite ni de mon attachement pour lui.
(( — Olil ai-je dit, je suis bien sur de votre amitié, autant
que de la mienne. Mais je crois que ce voyage ferait plus de mal
que de bien. Et puis, les raisons que j'ai déjà données sont
bonnes.
« L'entretien, qui a duré en tout trois minutes, car c'était im-
86 REVUE DES DEUX MONDES.
médiatement avant le déjeuner, s'est terminé là. Je ne crois pas
avoir mal répondu. Mais les larmes que j'ai vu répandre pèsent
sur mon cœur. »
Toutes les lettres du Roi ne sont pas aussi mélancoliques. En
voici une qui respire la bonne humeur, voire la gaîté :
« Ma marche, de ma toilette ici, ce matin, a été faiblotte,ce qui
m'a fait renoncer au projet de recevoir les ambassadeurs debout,,
ne voulant pas
« Montrer aux nations Mithridate détruit;
et je l'ai annoncé à tout le monde. Mais, après le déjeuner, j'ai-
cru me sentir plus de force. J'en ai fait une petite expérience qui
m'a réussi; cela m'a encouragé. Après la messe, je me suis fait
rouler jusqu'à la porte de la salle du Irône; là, je me suis levé et
j'ai été à pied gagner mon fauteuil où j'ai attendu ces messieurs,
et quand ils ont eu fini leurs révérences, que je n'ai pas voulu re-
cevoir debout, ce qui eût été trop fatigant, je me suis de nou-
veau remis sur mes jambes, j'ai fait mon tour d'Europe; puis, j'ai
salué et je m'en suis allé reprendre ma voiture où je l'avais
laissée, »
Une goutte chronique, compliquée d'une obésité douloureuse,
entrave constamment ses projets. C'est ainsi qu'en cette même an-
née 1819, ayant voulu enfin se faire sacrer et fixer la date de cette
cérémonie sans cesse ajournée, il en est à trois reprises empêché
« par l'état de ses jambes qui lui jouent de biens vilains tours ».
Il est réduit à passer de longues heures dans son cabinet, assis
devant la table de bois blanc qu'il a rapportée d'Hartwell. Pour
tromper la longueur des heures, il lit et écrit sans cesse, ce qui
explique son abondance épistolaire. Elle ne suffit pas toujours à
son activité et c'est à son favori qu'il réclame des occupations :
c( Tu m'as dit hier soir, mon cher fils, qu'il te venait mille
idées pour ton futur discours pour les journaux, mais que ce se-
rait le diable de les mettre en ordre. Cela m'en a fait venir une.
« Mots les tiennes par écrit, sans ordre, sans liaison, cela n'en
vaudra que mieux pour mon projet, et puis donne-moi lécheveau.
Je me charge de le dévider; je te ferai un mauvais peloton. Mais,
comme il ne sera pas ton ouvrage, tu auras moins de peine à le
mettre en ordre. Ne plains pas la mienne. Travailler pour toi est
un tant doux plaisir ! »
La vivacité de l'affection paternelle que Louis XVIII a conçue
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 87
pour Decazes se manifeste en des exclamations pareilles, à toutes
les pages de leur volumineuse correspondance. La santé de son
fils, les nuits de son fils, les souffrances de sa fille, souvent malade,
les inquiétudes que lui cause la grossesse de la jeune femme, tout
cela donne lieu chaque jour à des commentaires dont la longueur
n"est égalée que par celle des réflexions que lui arrache son propre
état. Il ne sait comment exprimer sa tendresse; il en prodigue
les témoignages; plusieurs semaines avant l'accouchement de la
comtesse Decazes, il écrit au mari :
« J'ai dit ce matin au Duc d'Angoulême que j'allais lui parler
comme à confesse, qu'Égédie étant décidément grosse, tu désirais
que je fusse le parrain de l'enfant; que j'en mourais d'envie, mais
qu'il me fallait une commère; qu'à la Aérité, j'étais bien sûr que
ma nièce ne me refuserait pas, mais que cela ne me suffirait point,
si je n'avais la certitude qu'elle ne serait pas sèche comme un
cent de clous, ni avec toi, quand tu irais la remercier, ni au
baptême, que je comptais bien faire en personne; que je le priais
de sonder le terrain et que de sa réponse dépendrait que tu me
fisses ou non la demande officielle.
« Il m'a très bien compris et il m'a demandé si c'était la pure
vérité que je demandais.
« — Sans doute, lui ai-je répond-u; tant dure puisse-t-elle
être, je préfère la peine qu'elle me causera au chagrin de causer
un désagrément à celui que j'aime tant.
« Alors, il m'a demandé quelques jours pour remplir sa mis-
sion. »
La mission échoue. Au commencement de juin, quelques jours
après la naissance de Icnfant, le Roi l'apprend à Decazes. N'écou-
tant que le ressentiment qu'elle nourrit comme les autres membres
de la famille royale, son mari excepté, contre le favori de son
oncle, la Duchesse d'Angoulême répond à la première ouverture
qui lui est faite « qu'elle est toujours aux ordres du Roi ». et rien
de plus.
<( Tu peux juger de la peine que je ressens; elle est bien ac-
crue par la tienne... Ne pas être le parrain de ton enfant serait
pour moi une peine cuisante. Je crains d'èlre taxé de faiblesse par
les uns et que les autres n'aient l'audace de dire que j'ai essuyé
un refus. D'autre part, l'exposer, le jour du baplènic, ;\ un désa-
grément public est un tourment auquel je ne puis penser sans
frémir. »
88 REVUE DES DEUX MONDES.
Voilà qui donne une singulière idée de l'état de la cour de
France dans les premières années de la Restauration et des rap-
ports déplaisans qui existent entre le Roi et ses parens. On lui
obéit parce qu'il est le roi, mais on murmure, on se plaint, on le
boude ; on ne laisse échapper aucune occasion de faire injure à
ses ministres et surtout à celui d'entre eux qu'on affecte de rendre
responsable du caractère libéral, — on dit révolutionnaire, — de
la politique que défend le cabinet. Seul, le Duc d'Angoulême
semble s'y être résigné. Il aime sincèrement Louis XVIII et re-
douterait de l'affliger en récriminant. Mais, sa docilité, sa ré-
signation semblent au Roi bien fragiles. On a vu combien elles
l'étonnent et quelles craintes elles lui inspirent. A plusieurs re-
prises, il peut croire que ses craintes vont se réaliser et que le
prince ira grossir le nombre des mécontens. Il s'en inquiète ; il
met Decazes en garde contre ce nouveau péril :
<( Tu dois, à l'heure qu'il est, être avec le Duc d'Angoulême,
et je serais bien fâché qu'il en fût autrement, car jamais pareil
entretien ne fut plus nécessaire. On Ta travaillé de main de
maître; il voit une réaction pareille à celle de 1815, les gens
fidèles chassés pour placer les Jacobins. Toi-même, tu n'es pas
exempt de reproches, à cause des changemens de préfets. Je te
dis tout cela en abrégé parce qu'il te le dira plus au long. »
Tels sont les effets qu'a produits ce mouvement vers la gauche,
trop accentué, trop peu mesuré et partant terriblement dangereux,
auquel les doctrinaires ont poussé le cabinet et par lequel De-
cazes qui, s'il vise au même but, désapprouve la rapidité de la
marche, s'est laissé entraîner.
II
<c Quand M. Decazes fut devenu ministre de l'Intérieur, ra-
conte la duchesse, sa faveur près du Roi fut plus grande encore
qu'elle ne l'était avant. Mais plusieurs de ses collègues qui
s'étaient retirés ne cachaient pas leur mécontentement. Le salon
de Madame de la Briche, belle-mère de M. Mole, qui déjà, quand
celui-ci siégeait au Conseil, n'était pas ministériel, devint si hostile
que je fus dispensée d'y aller. Mais je continuai à voir Madame
Mole qui, elle, était toujours la même, l'air froid et indifférent.
M. Pasquier, resté l'ami de M. Decazes, fut très convenable. On
disait qu'il se ménageait pour l'avenir. Le duc de Richelieu était
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 89
parti tout de suite. Sa sœur, Madame de Montcalm, jeta feu et
flamme contre le nouveau ministre. Madame de Jumilhacfut plus
modérée. Elle attendait la mise à exécution d'une faveur promise
à son fils, c'est-à-dire la substitution du nom de Richelieu, le titre
de duc et la pairie. Elle sentait que, pour l'obtenir, elle avait be-
soin de M. Decazes. »
Après ce trait, voici quelques détails sur les nouveaux mi-
nistres :
« M, Dessoles, ministre des Affaires étrangères et président du
Conseil, habitait rue du Bac, hôtel de Galliffet. Sa femme, née de
Dampierre, n'était plus jeune. Leur fille n'avait guère que deux ans
de moins que moi. Au ministère de la Justice, il y avait M. de
Serre; il demeurait place Vendôme; il recevait tous les jeudis.
Madame de Serre passait pour jolie ; elle avait des succès dans le
monde; on la disait ambitieuse. A la Marine, il y avait le baron
Portai, Bordelais, fort des amis de M. Decazes. Sa fille, déjà veuve,
était fort agréable et aidait Madame Portai à faire les honneurs
des salons de la Marine. C'est moi qui présentai Madame Portai
aux Tuileries. Elle connaissait fort peu de monde. Chez le Comte
d'Artois, où nous allâmes en sortant de chez le Roi et où on atten-
dait longtemps, Madame Portai parlait haut, allait à droite et à
gauche, regardait avec admiration les tentures, demandait le nom
des personnes qui entraient. Une bien excellente femme, d'ailleurs.
Le baron Louis était ministre des Finances. Il venait plus souvent
au ministère que je n'allais chez lui. Sa nièce, Mademoiselle de
Rigny, l'assistait pendant ses réceptions. »
L'ambassadeur d'Angleterre à Paris était alors sir Charles
Stuart, un ami de Decazes, et le seul des membres du corps di-
j)lomatique qui se fût consolé de la retraite de Richelieu. « Il
donnait souvent de grands dîners et des bals charmans. » L'am-
bassadeur d'Autriche, le baron de Vincent, qui demeurait en haut
des Champs-Elysées « dans une maison qui n'avait pas l'air d'un
hôtel », était grand, maigre avec des cheveux blancs « mais gla-
cial ». De Goltz, le ministre de Prusse, logé rue de Lille, dans
l'ancien hôtel du Prince Eugène, venait assidûment chez Decazes
jusqu'à la fin de 1S18. « Il y vint moins après la retraite du duc
de Richelieu. » Pozzo, ambassadeur de Russie, recevait beaucoup,
quoiqu'il ne fût pas marié. Le duc de Fernan Nunez, ambassa-
deur d'l']spague, était marié. Mais sa femme ne résidait pas en
France. Petit, maigre, chétif, mais avec des yeux superbes, il
90 REVUE DES DEUX MONDES.
parlait naïvement de leur beauté. Il disait que c'étaient les plus
beaux yeux de toute l'Espagne. « Il faisait faire pour une danseuse
de l'Opéra, M"^ Aimée, des toilettes semblables aux miennes. Un
soir, à l'Opéra, je la vis dans une loge à mon côté, avec une robe
toute pareille à celle que je portais. Le lendemain, plusieurs
jeunes femmes se joignirent à moi, et nous allâmes déclarer à
Madame Herbaud qu'elle ne nous habillerait plus, si elle ne s'en-
gageait à ne pas faire pour des actrices des robes comme les
nôtres. »
Parmi ces attachans souvenirs, il en est sur la Duchesse de
Berry, que l'auteur nous montre petite, épaules hautes, poitrine
étroite, taille épaisse, bras maigres, pieds très jolis, petits yeux
incertains, regardant de bas en haut et cheveux d'un beau blond
en grande abondance. Pétulante et agitée, la princesse aimait fol-
lement la danse. « Mais elle dansait en sautant, comme une petite
paysanne, et ne valsait pas. » Suit la description d'un costume
qu'elle portait souvent quand elle était à Saint-Cloud ou en voyage :
pantalon large, serré au bas de la jambe, des bottines montant un
peu au-dessus de la cheville, une petite redingote d'homme en
drap brun, descendant jusqu'au genou, ceinture de cuir avec boucle.
La Duchesse de Berry adorait les romans. On racontait que la
Duchesse d'Angoulème, en ayant un jour trouvé chez sa jeune belle-
sœur, — il est vrai que c'étaient les Contes de Voltaire et ceux de
La Fontaiue, — les avait fait enlever en lui adressant de très vifs
reproches. « Les livres n'en revinrent pas moins chez la Duchesse
de Berry bientôt après. » Elle habitait avec son mari le palais de
l'Elysée.
Le Duc de Berry était irascible, emporté, tout de premier
mouvement et non moins ultra que son père. Il tenait contre les
ministres et contre Decazes les propos les plus malveillans. Pen-
dant l'hiver de 1817, on fit grand bruit dans le monde de sa
présence à un bal donné chez une certaine Virginie, avec laquelle
il avait rompu au moment de son mariage. Le Roi, très mécontent
de son neveu, lui exprima son mécontentement « avec violence ».
Les colères du Roi étaient aussi terribles que rares. Parlant quelque
part dans ses lettres d'un de ces emportemens, il dit : « On a dû
entendre les éclats de ma voix jusque sur la place du Carrousel. »
Après avoir lu le rapport dans lequel on annonçait que le bal au-
rait lieu, il dit : (( Ce rapport m'afflige d'autant plus qu'il me fait
cruellement sentir la différence des temps. Jadis, un ordre aurait
LOUIS XVllI ET LE DUC DECAZES. 91
■été donné à M. Le Noir. En le recevant, il eût envoyé chercher la
donzelle et lui eût dit :
« — Mademoiselle, si votre bal a lieu, vous irez coucher à
Sainte-Pélagie.
« Et il n'y aurait pas eu de bal... Et quel moment on choisit
pour donner un pareil scandale! Que fera-t-on? Ira-t-on? Il ne
manquerait plus que cela! N'ira-t-on pas? Il faut être bien in-
fatué d'une coquine pour lui payer si cher un amusement qu'on
ne partagera pas. » Le lendemain, il apprend que le Duc de Berry
a paru à ce bal. Son indignation ne se contient plus : « Lorsqu'on
se marie à trente-huit ans et qu'on ne se range pas, cela prouve
qu'on ne voit dans sa femme qu'une maîtresse de plus. Alors,
il reste peu d'espoir d'une réforme dans les mœurs. »
Vers le même temps, Decazes est tombé de cheval. L'accident
n'a pas eu de suites trop fâcheuses. « Il est peu de chose en lui-
même. Mais le zèle du ministre de l'Intérieur à remplir ses fonc-
tions l'a seul rendu grave. D'après cela, nest-ce pas un devoir
pour le Roi de l'honorer d'une visite? Réfléchis et réponds-moi. »
Decazes refuse l'honneur que Sa Majesté veut lui faire. Il eu
sera quitte pour garder la chambre trois jours, pour rester trois
jours sans voirie Roi; et celui-ci de protester : « Je voudrais bien,
mon cher fils, pouvoir accepter l'augure do rien que trois jours
de jeûne, même en comptant aujourd'hui pour le premier. Mais
j'ai bien peur que cela ne soit plus longtemps, surtout quand je te
vois ne pas pouvoir plier le genou. Je sais des paroles sur cet
air-là, non seulement par la goutte, mais par une chute que j'ai
faite à Mitau en 1807 et à la suite de laquelle il m'eût été. pendant
huit jours, quoique je marchasse en pays plat, à peu près aussi
facile de prendre la lune avec les dents que de descendre et sur-
tout de monter une seule marche. Prends du courage, mon ami,
et surtout ne fais point d'im})rudencc. » Et comme, le même jour,
il a reçu une statuette d'Henri IV, il ajoute : « Je l'ai trouvée
extrêmement belle. Si j'avais reçu ta lettre avant de la V(ur, je me
serais écrié : — (Irand roi, je te porte envie. Tu allais voir Sully
tant que tu voulais. »
Ce sont là, on en conviendra, d'irrécusables témoignages de
l'invraisemblable faveur dont jouissait Decazes à cette époque
de sa vie. Elle durait alors depuis plus de trois ans et, loin d'être
affaiblie par sa durée, elle y puisait de jour en jour une force nou-
velle, augmentant d'autant l'influence de celui qu'on appelait le
92 REVUE DES DEUX MONDES.
maître dirigeant, bien qu'il ne présidât pas le Conseil. Le Roi ne
voyait, n'entendait, n'agissait que par lui. «.M. Decazes, en ce
temps-là, a véritablement régné sur la France », dit le chancelier
Pasquier dans ses Mémoires. 11 n'est donc pas étonnant que De-
cazes fût devenu, plus encore que par le passé, le point de mire
des libéraux, qui comptaient sur son aide pour s'emparer du pou-
voir, et la bête noire des ultra-royalistes qui le rendaient respon-
sable de leurs échecs et de leurs déboires. On a déjà pu se rendre
compte de ce qu'il y avait d'injuste dans l'aversion de ceux-ci et
de peu fondé dans les espérances de ceux-là. Decazes était, au
plus haut degré, un homme de juste milieu: il voulait tenir la
balance égale entre la droite et la gauche; gouverner non avec les
factions, mais avec les centres. L'attitude des partis et les événe-
mens qu'il prévoyait firent malheureusement avorter ce dessein.
Vers le milieu de février, quelques semaines après l'entrée en
scène du cabinet Dessoles, les ultra-royalistes, dans les deux
Chambres, avaient dressé leurs batteries et ouvraient les hostilités
contre lui. A la Chambre des députés, ils étaient contenus par la
masse imposante des ministériels du centre, dont la gauche, en
de fréquentes occasions, venait grossir le nombre. Mais, à la
Chambre des Pairs, ils formaient une majorité, qui, dès l'ouver-
ture de la session, trahissait son dessein de faire au cabinet une
opposition systématique.
.Ce fut d'abord une proposition du marquis de Barthélémy,
le Barthélémy de la paix de Bâle, rallié aux Bourbons en 1814
après avoir servi l'Empire, et devenu plus royaliste que le Roi.
Elle avait pour objet d'inciter les pairs « à supplier le Roi de mo-
difier l'organisation des collèges électoraux ». Le cabinet n'était
pas réfractaire à l'idée d'une réforme électorale. Mais il entendait
en prendre seul l'initiative à son jour et à son heure. Prise par
les ultras, cette initiative constituait une déclaration de guerre.
On ne pouvait l'interpréter autrement, alors qu'elle émanait de
la réunion Bausset, formée à l'instigation de Mole vers la fin du
ministère Richelieu, pour obliger le Roi à gouverner avec la
droite. Soutenu par le parti libéral, le cabinet Dessoles com-
battit cette motion, inofTensive en apparence, en réalité chef-
d'œuvre de perfidie. Elle n'en fut pas moins adoptée par la
Chambre des Pairs, à une majorité de quatre-vingt-quatorze voix
contre soixante. Elle devait échouer plus tard devant la Chambre
des députés, mais non sans y réveiller l'esprit réactionnaire dont
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 93
on entendit les représentans proclamer tout haut leurs espérances.
Au commencement de tnars, les pairs, cédant encore aux mêmes
influences, repoussèrent la loi sur l'année financière adoptée déjà
par la Chambre des députés. La majorité anti-ministérielle dé-
montra sa cohésion et révéla ses desseins en se comptant à nou-
veau dans ce second vote, comme elle s'était comptée dans le
premier. Entre temps, 'avait été présentée aux Chambres une réso-
lution inspirée par Decazes, qui créait en faveur du duc de
Richelieu, à raison de ses services et à titre de récompense
nationale, pour être attaché à sa pairie et transmissible avec elle,
un majorât de cinquante mille livres de revenus. La droite y
trouva prétexte à persévérer dans son système d'opposition et
parvint à faire substituer au projet primitif un projet nouveau
qui supprimait la transmissibilité.
Très irrité par ces manifestations, le Roi écrivait : « Les projets
des ultras sont bien mauvais, mais ne m'inquiètent pas. La lettre
de Richelieu est mauvaise, d'abord parce que son infatuation pour
Laine continue à être telle qu'il le met sur la môme ligne que
Montesquieu, — je ne le croirais pas si je ne l'avais vu de mes
yeux; — ensuite parce qu'il tient à sa maudite réunion Rausset.
Il espère qu'elle subsiste toujours et qu'elle prêtera son appui au
ministère lorsqu'il fera des propositions monarchiques. C'est, d'une
part, supposer qu'il peut en faire d'autres (la révérence, Messieurs) ;
c'est, de l'autre, soumettre au jugementde vingt-deux nobles pairs
les intentions du ministère, ce qui est fort commode pour la
marche du gouvernement... Ne vaudrait-il pas cent fois mieux,
comme en Angleterre, être franchement et une bonne fois pour
toutes du parti de l'opposition ou de celui du ministère? »
Laine, que le Roi estimait naguère, mais dont il avait cru dé-
couvrir la main dans ces intrigues, n'était pas non plus épargné:
« Je te trouve, mon cher fils, bien indulgent pour Laine. Répondre
si mal à ta conduite amicale envers lui peut, si l'on veut, ne
s'appeler qu'ingratitude. Mais ses amcndemens, après avoir pro-
mis d'appuyer le ministère; mais surtout son travail pour former
une oi)position tir(ic du centre môme; si tout cela n'est pas une
trahison, je ne sais, ma foi, pas à quoi l'on peut appliijuer une
semblable dénomination. »
Cette lettre est écrite à la (in de février. A ce moment, les
ultra-royalistes, à la suite du vote de la motion Rarthélemy,
étaient en liesse. Ouolques jours plus tard, le rejet dv la loi fman-
94 REVUE DES DEUX MONDES.
cière achevait de les griser. Ils croyaient déjà tenir le pouvoir et
se partageaient les portefeuilles. Mais, loin d'abdiquer sa préroga-
tive et de subir la majorité factieuse de la Chambre des Pairs, le
Roi, se rappelant ce qu'il avait fait deux ans avant contre la
Chambre Introuvable, qui voulait lui dicter des lois, s'écriait en
plein Conseil :
— Cette majorité, je la briserai ! Il ne s'agit pas de vous, Mes-
sieurs; il s'agit de moi. Je ne vous abandonnerai pas plus que
vous ne m'abandonnerez. Il faut ou briser cette majorité factice,
ou briser la majorité sincère que le pays m'a envoyée en répon-
dant à mon appel du o septembre 1816. Mon choix ne peut être
douteux.
L'énergie avec laquelle, en cette circonstance, Louis XVIII
prit son parti eut pour effet de couper court, au moins provisoi-
rement, aux divisions qui s'étaient produites dans le Conseil. En
quelques heures, les ministres se rapprochèrent, oubliant leurs
griefs réciproques, prêts à s'unir étroitement pour organiser la
résistance à laquelle ils étaient résolus. C'est en parfait accord
qu'ils demandaient au Roi d'user de sa prérogative et de nommer
soixante nouveaux pairs dont l'entrée dans la Chambre haute y
déplacerait la majorité. Le Roi consentit à cette grave mesure.
En 1815, lors de la reconstitution de la Chambre des Pairs,
l'irritation causée par les événemens des Cent Jours avait em-
pêché de maintenir dans cette Chambre ceux de ses membres qui
après avoir, sous la première Restauration, accepté la pairie de
Louis XVIII, avaient ensuite consenti à recevoir de Napoléon une
seconde investiture. « On ne peut servir deux maîtres àla fois »,
disait le Roi, et ses décisions s'inspirèrent de ce principe. A la loi
qu'il s'était faite, il n'y eut qu'une exception. Ce fut en faveur du
comte Mole. Nommé par l'Empereur, alors qu'il l'était déjà par
le Roi, Mole n'avait pas protesté contre cette seconde nomination.
Quand on le lui reprocha, après le retour des Rourbons, il put
faire valoir que des raisons de santé l'avaient empêché de siéger
dans la Chambre des Pairs de l'Empire. Il dut à cette circonstance
de rentrer dans celle de la Royauté; mais il fut le seul devant
qui s'ouvrit le palais du Luxembourg, et vingt-deux pairs en furent
expulsés. Il est vrai que le Roi se réservait de les rappeler, s'ils se
ralliaient franchement à la monarchie.
Au moment où, trois ans plus tard, on cherchait à transformer
l'esprit de la haute Chambre par la nomination de soixante non-
LOUIS XVIII KT LE DUC DECAZES. 9o
veaux pairs, on devait tout naturellement songer aux vingt-deux
exclus. Le cabinet proposa au Uoi de leur rendre la pairie. Mais
les préventions de Louis XVIli contre eux demeuraient presque
aussi vives qu'au premier jour. « Les prendre tous serait faiblesse,
écrivait-il à Decazes en lui répétant ce qu'il avait déjà dit à Des-
soles, et je ne le veux pas. En laisser trois ou quatre seulement
pourrait avoir des inconvéniens ; ce serait se faire des ennemis ir-
réconciliables. En prendre une douzaine, c'est acte de bonté; c'est
s'assurer reconnaissance de leur part, et ceux qui resteraient se-
raient en trop grand nombre pour se croire marqués du sceau de
la réprobation. Je crois donc que c'est là qu'il faut s'en tenir. »
Le même jour, 26 février, il insiste : « Rappeler les vingt-deux
est la première pensée qui se présente à l'espril; mais elle se-
rait détestable. Parmi eux, un seul, Suchet, y a droit, d'après
l'ordonnance même. Quelques autres, comme Mortier, Dejean, etc.,
le méritent par leur conduite; mais, il en est d'autres, tels que
P..., un des plus mauvais esprits qui existent, que nous devons
louer Dieu d'avoir mis dehors. Rappeler Suchet est justice. En
recréer quelques autres est bonne politique, parce que c'est à la
fois les récompenser et nous les attacher. Mais les rappeler tous,
ce serait en quelque sorte avouer qu'on n'a pas eu le droit de les
éliminer et s'ôter par conséquent le droit de compter sur leur
reconnaissance : Non equidem faciam. » Finalement, il consentit
à en réintégrer quinze. Ce fut le premier élément de la « four-
née ». On la compléta par des maréchaux et des généraux de
l'Empire, des hommes politiques, des diplomates, que les évé-
nemens de l'interrègne n'avaient pas permis de comprendre dans
la promotion de 1815; et on y ajouta quelques personnages plus
récemment entrés dans la vie publique, tels que Barante,d'Argout
et Mounier. Il ne man([uait à ces nominations, pour trouver grâce
auprès de la gauche, que les sept anciens pairs que le Roi n'avait
pu se résoudre à réintégrer. Ce déni de justice donna lieu à des
plaintes, lorsque, le (J mars, parut l'ordonnance royale qui faisait
connaître les choix du Roi. Néanmoins, comme elle démontrait
que Louis XVIII et ses ministres restaient lidèles à l'esprit libéral
sous lequel avait suocomb('^ la Chambre Introuvable, leur conduite
excita dans les centres plus de louanges que de eritiques. En
fait, la majorité rebelle de la Chambre des Pairs se trouvait
noyée.
Comme on devait le prévoir, cette ordonnance mémorable
96 REVUE DES DEUX MO^DES.
provoqua dans l'extrême droite de nouvelles colères et d'ardentes
protestations. On accusait le cabinet d'avoir rompu l'équilibre
constitutionnel, « alors qu'en réalité, disait Decazes, il l'a rétabli ».
Monsieur était comme un homme « aux yeux de qui la foudre
vient d'éclater » et sa douleur égalait son ressentiment : « Je ne
conseille ni à toi ni à aucun de tes collègues, mandait le Roi à
Decazes, après la publication de l'ordonnance, d'aller demain
ailleurs que chez moi et chez leDucd'Angoulème.Chez tout autre,
il ne ferait pas bon. Monsieur a dit au Duc d'Angoulème :
« — Voilà le commencement de l'enterrement de notre fa-
mille.
(( Le Duc d'Angoulème croit qu'il m'en parlera. Je le crois aussi ;
mais ce ne sera pas pour aujourd'hui. Il est venu comme à l'or-
dinaire. Il était plus que sérieux. Je m'attendais qu'il allait m'an-
noncer une conversation. Cela n'a pas été. Je suppose qu'il ne se
sent pas encore assez maître de lui. Peut-être aussi se contentera-
t-il de m'écrire ; je le préférerais. La Duchesse d'Angoulème a
pleuré devant son mari. Plus maîtresse d'elle-même que son
beau-père, il n'y paraissait plus quand elle est venue chez moi.
Mais, excepté la physionomie du Duc d'Angoulème, je n'en ai vu
aucune ce matin qui ne fût triste. »
Cette tristesse, le Roi était bien près de la ressentir. Il ne se
dissimulait pas la gravité de l'acte qu'il venait d'approuver et de
revêtir dé sa signature. La légalité n'en était pas contestable ; il
n'avait fait qu'user de sa prérogative royale. Les nominations aux-
quelles les circonstances l'avaient décidé, réclamées par l'opinion,
justifiées par le mérite et les services des élus, auraient dû néces-
sairement avoir lieu tôt ou tard. Mais n'en pouvait-on contester
l'opportunité? En consommant la rupture entre l'extrême droite
et le cabinet, n'avaient-elles pas jeté le gouvernement trop à
gauche et n'allait-il pas devenir prisonnier des ultra-libéraux ?
Le 16 mars, dix jours après l'ordonnance, le Roi écrit: « Je
crois que les nouveaux Pairs nous assurent la majorité dans leur
Chambre; j'espère que la proposition Barthélémy sera rejetée par
celle des Députés. Mais, quel frêle avantage ! Sommes-nous sûrs
qu'il se représentera dans d'autres occasions, peut-être plus im-
portantes, etcette majorité, assez peu considérable, de la Chambre
des Pairs, combien de temps la conserverons-nous ? Il fut un
temps où cette Chambre était notre palladium, où nous nous
étonnions qu'un tiers tout au plus des voix portât Chateaubriand au
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 97
secrétariat. Nous avons vu diminuer notre majorité; nous l'avons
vue expirer, (jui nous dit que ce triste spectacle ne se renouvellera
pas? Ah ! qu'il est loin, le temps où le duc de Richelieu ne différait
de moi que sur un seul point et mettait toute sa confiance en
Laine. Alors, la majorité me donnait une sécurité entière ; aujour-
d'hui, elle m'inquiète... Puis-je ne pas voir la position de mon
fils bien-aimési différente de ce qu'elle fut? Et ce qui m'entoure,
ceux que je vois depuis le matin jusqu'au soir, sur qui, excepté le
Duc d'Angoulème, puis-jo arrêter mes regards avec confiance? »
Toute celte lettre n'est qu'une longue plainte en laquelle éclatent
tout à la fois les inquiétudes du Roi, les angoisses du « père » et
les déceptions d'un cœur qui se sent de plus en plus méconnu par
sa famille, trahi par ses amis... Cet état d'âme s'aggrava encore
lorsque, à l'altitude du corps diplomatique, à celle de Pozzo di
Borgo surtout, Louis XVIll put comprendre que les gouverne-
mens alliés n'approuvaient pas la nomination des soixante pairs,
trouvaient « le remède pire que le mal », et considéraient qu'en
prenant parti contre les ultra-royalistes avec tant de résolution et
de vivacité, le cabinet faisait la part trop belle aux révolution-
naires, qui partout en Europe redoublaient d'audace.
Dans la société aristocratique de Paris, l'ordonnance du 6 mars
avait été vivement critiquée. Là, presque tout était à l'image du
Comte d'Artois et les cœurs pour la plupart battaient à l'unisson
du sien. Aussi, l'irritation contre le ministère, et partant contre
le Roi, s'y manifestait-elle sous des formes très désobligeantes pour
quiconque tenait au gouvernement. La duchesse Decazes raconte
dans ses notes comment elle-même n'échappa point à ces écla-
boussures.
« La maréchale Marmont donnait un bal costumé. J'avais un
très beau costume russe et je comptais m'amuser. Les femmes
n'étaient pas masquées; mais beaucoup d'hommes l'étaient. Je
me promenais avec le général de Sparrc quand un domino, s'ap-
prochanl de moi, voulut me prendre le bras. Je m'y refusai. l\
s'éloigna en disant :
« — Je comprends que tu me préfères un de ces pairs siffles
qui nous ont été octroyés par les ministres. y
« M. de Sparre trouva la plaisanterie mauvaise. Poud' rnoi
j'en étais toute troublée, craignant qu'elle n'eût des suites. Je
n eus plus envie de m'amuser et ne songeai qu'à me retirer, te
général, après m'avoir ramenée à ma place, se mil à la r^ckercKe
TOMK CXLVIII. — 1898. /
98 REVUE DES DEUX MONDES.
du domino qui nous avait persiflés. Il ne put le retrouver. Mais il sut
que c'était le comte de Salvandy, un jeune homme de beaucoup
d'esprit qu'à la suite dune brochure, les ministres avaient lait
entrer au Conseil d État, et qui les avait ensuite fort malmenés
dans un autre écrit tout à fait blessant pour M. Decazes et pour
eux. Le général de Sparre voulait lui demander raison. Mais on
lui fit comprendre quil n'y avait qujune chose à faire : ne rien
faire. » i'
Malgré tout, l'entrée de soixante nouveaux membres dans la
Chambre des Pairs, en y déplaçant la majorité, modifiait sensible-
ment les conditions du combat que le ministère y avait engagé
et facilitait sa tâche. Le 23 mars, la motion Barthélémy, adoptée
par un premier vote quand la majorité appartenait à l'extrême
droite, fut définitivement repoussée. De Serre, dont l'influence
oratoire grandissait tous les jours, fit, au cours de ce débat, des
déclarations qui exaspèrent les ultra-royalistes. La veille, il
avait présenté à la Chambre des députés les nouvelles lois sur la
presse annoncées déjà. Rédigées par le duc de Broglie, entré depuis
peu dans la vie publique, étudiées ensuite par une commission
composée de Royer-CoUard, Guizot etBarante, le caractère libéral
n'en était pas contestable, et la lecture qui en fut faite à la tribune
par de Serre lui valut, avant même que le débat souvrît, un
succès retentissant. Le rejet de la proposition Barthélémy et la
présentation des lois sur la presse excitèrent jusqu à la fureur le
ressentiment de l'extrême droite. Au total, le cabinet parut sortir
de ces diverses épreuves grandi et fortifié. A la faveur de ces vic-
toires de tribune, le Roi sentit plus chaud, plus ardent, le vent de
popularité qui soufflait autour de son trône depuis la dissolution
" |e la Chambre Introuvable, et malgré les points noirs dont il
voyait l'horizon chargé, il recouvra sa quiétude. Mais bientôt, elle
fut de nouveau troublée par les débats qui s'engagèrent dans les
Chambres et dans les journaux à propos des personnages bannis
fie France en 1815.
"""^ III
A sa rentrée à Paris, le Roi avait exilé trente-huit bonapar-
iisHsqui, ralliés en 1814 à son gouvernement, s'étaient ralliés
ehsuiU à celui de l'Empereur. Une autre ordonnance avait égale-
ment J>roscrit les régicides qui, pendant les Cent-Jours, avaient ac-
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 99
cepto des fonctions publiques ou signé l'Acte additionnel. Depuis
cette époque, la clémence royale s'était exercée au profit de quel-
ques-uns de ces exilés. Cinquante-cinq régicides avaient été auto-
risés à résider en France à raison de leur âge ou de leurs infir-
mités; plusieurs des bannis de la première catégorie avaient
bénéficié de la même faveur. Mais beaucoup d'autres en atten-
daient encore les effets. Trompée par les avances que lui faisait
le cabinet Dessoles, la gauche crut qu'il lui serait aisé d'obtenir
leur rappel. Elle manifesta le dessein d'en faire une des condi-
tions de son concours. Tout naturellement, la droite s'inquiéta
de ces prétentions. Sans attendre que le gouvernement eût parlé,
les journaux dont elle disposait firent campagne contre l'amnistie
générale, que les libéraux réclamaient et qu'ils considéraient
comme la conséquence logique de la politique adoptée par le
cabinet.
Livré à lui-même, peut-être le cabinet leur eût-il donné satis-
faction. Il eût tiré d'un acte de clémence autant de force que de
popularité ; du moins le lui disait-on. Mais il était obligé de
tenir compte du sentiment personnel du Roi et, toujours disposé à
des actes de bonté personnelle qu'il subordonnait à la conduite
de ceux qui les sollicitaient, le Roi répugnait à une mesure géné-
rale, surtout au profit des régicides. Il y répugnait pour lui-môme
et pour sa famille. Il savait qu'elle aurait profondément blessé sa
nièce, la Duchesse d'Angoulême, fille de Louis XVl. La gauche
eut bientôt compris qu'elle n'obtiendrait une amnistie entière et
complète qu'autant qu'elle ferait violence aux dispositions de
Louis XVIII. Si périlleuse, si maladroite même que fût cette ten-
tative, elle n'hésita pas à y recourir. Elle organisa par tout le
pays un vaste pétitionnement. De toutes parts, arrivèrent à la
Chambre des députés des pétitions, sur lesquelles celle-ci dut se
prononcer. De Serre, qui porta presque seul le poids de ce débat,
n'eut aucune peine à démontrer ce qu'il y avait de factice et d or-
ganisé dans ces manifestations. Mais, entraîné par ses sentimens
royalistes et ses haines d'émigré contre la Révolution, il oublia
ce que lui commandait l'attitude qu'il avait prise depuis son entrée
au ministère. Il prononça une de ces paroles qui, dans la bouche
d'un homme au pouvoir, ne peuvent être interprétées que comme
le point de départ d'un changement de politiciue. « A l'égard des
individus temporairement exilés, dit-il, confiance entière dans la
justice et la bonté du Roi. A l'égard des régicides, jamais. » La;
100 REVUE DES DEUX MONDES.
■
Chambre, aux applaudissemens de la droite, écarta les pétitions
en passant à l'ordre du jour. Mais ce « jamais » détacha du
cabinet les groupes de gauche où, jusque-là, il avait cherché son
point d'appui, sans le lui rendre parmi les ultra-royalistes, dont
la reconnaissance accidentelle ne pouvait prévaloir contre les
irréconciliables rancunes déchaînées en eux par les mesures libé-
rales précédemment votées sur la proposition des ministres.
L'événement causa d'amers soucis au Roi. Il ne se méprenait
pas aux succès parlementaires du cabinet. Lorsqu'en juillet, pre-
nait fin la session de 1819, toutes les propositions de celui-ci
avaient été votées, toutes celles de ses adversaires écartées. Mais
ces victoires, dues surtout à de Serre, à son éloquence, à sa cha-
leur d'âme qui le faisait, quand il parlait, se livrer tout entier,
cachaient des dangers que le Roi et Decazes voyaient clairement.
Les dissensions ministérielles, un moment apaisées, lors de la
nomination des soixante pairs, menaçaient de recommencer. Le
cabinet était à la merci d'un incident. Le Roi, à qui neùt point
déplu un changement partiel de ministres, se demandait si la crise
■qu'il prévoyait ne le séparerait pas de Decazes, auquel, comme
on l'a vu, il s'attachait de plus on plus.
Quant à l'usage que faisait Decazes d'une si rare faveur, c'est
par les cahiers de la duchesse que nous sommes renseignés, non
moins que par les innombrables lettres de gratitude adressées à
son mari et qui existent encore dans les Archives de La Grave.
Elle raconte, par exemple, qu'au moment où il était question du
rappel des bannis, la femme de l'un d'eux, Madame Exelmans,
sa compagne d'enfance, lui écrivit. Malade et redoutant de mourir
sans avoir revu son mari, Madame Exelmans suppliait son an-
cienne amie d'obtenir que le général fût au moins autorisé à venir
recevoir son dernier soupir.
« Je montrai cette lettre à M. Decazes. Il me dit d'aller voir
Madame Exelmans. J'y allai. Elle logeait près de la place Beauvau
et de la rue Miromesnil. Maison sans porte cochère. Je la trouvai
dans son lit, très malade effectivement. Ses beaux yeux noirs sem-
blaient remplir sa figure. Je l'avais vue autrefois, à Bar, chez
mon père. Elle était belle, riche, heureuse. Comme le malheur
l'avait changée ! Je pensai que, moi aussi, je serais peut-être comme
elle exilée et malheureuse ! Lors de la crise ministérielle de 1818,
n'avait-on pas voulu nous faire partir en vingt-quatre heures pour
Saint-Pétersbourg et n'était-ce pas un exil? Madame Exelmans
LOUIS XVIll ET LE DUC DECAZES. 101
me répéta ce qu'elle m'avait écrit. Seule, absolument seule,
dépourvue de ressources, elle sollicitait le retour du général.
M. Decazes, à qui je fis part de ce désir, me répondit que cela ne
dépendait pas uniquement de lui, qu'il fallait que ce fût décidé
en Conseil, mais qu'il tâcherait de hâter une décision. Quelques
jours plus tard, il me dit, en allant chez le Roi, qu'il espérait
qu'elle serait prise ce jour-là. En elTet, un billet qu'il m'envoya
du Conseil m'apprit la bonne nouvelle et m'autorisa à aller l'an-
noncer à Madame Exelmans. J'y courus. Jene vis jamais joie com-
parable à celle de cette pauvre femme. A sa prière, M. Decazes
fit télégraphier au général quil était autorisé à rentrer. »
Le même service fut rendu à la duchesse de X.... Arrivée
à Paris à la fin de 1818, pour demander la grâce de son mari,
elle s'était adressée en vain à tous les ministres, sauf à Decazes.
Elle ne recourut à lui que lorsqu'elle eut perdu tout espoir de
réussir par une autre voie. « Elle vint plusieurs fois chez moi,
car c'est chez moi que souvent des femmes considérables atten-
daient le ministre. Il venait les y recevoir. Alors, je m'en allais.
La duchesse de X... était très belle et avait d'agréables manières.
L'exil de son mari la rendait très malheureuse. Leur fortune était
bien diminuée à la suite de leur disgrâce, et ils avaient été obligés
de faire ressource de leurs diamans. Depuis son arrivée à Paris,
elle cherchait à vendre un magnifique collier en brillans. Elle fit
demander à M. Decazes de le montrer au Roi et de tâcher de le
lui faire acheter. Il avait coûté quatre-vingt mille francs. Mais
la duchesse était prête à le céder pour moitié de cette somme.
Quoique bien convaincu que le Roi ne l'achèterait pas, M. Decazes
consentit à le lui présenter et à lui en conseiller l'achat pour
Madame la Duchesse de Berry. Comme ce merveilleux collier
m'avait été confié, le même soir, partant pour les Tuileries, il me
le demanda. Je ne pus m'empôcher, avant de le lui donner, de le
mettre à mon cou et je soupirai :
« — Gomme c'est joli !
« — Sois tranquille, me répondit-il en m'embrassanl. tu ne
lauras pas.
« Ainsi qu'il l'avait prévu, l'idée d'acheter ces diamans pour
la Duchesse de Berry ne fut pas agréable au Roi. Mais il dit à
M. Decazes que, s'il voulait me l'olTrir, il en payerait la moitié,
soit vingt mille francs, et que ce serait son cadeau de baptême.
Mon mari remercia Sa Majesté et refusa. Ainsi qu'il me le dit en
402 REVUE DES DEUX MONDES.
rentrant, il ne voulut ni profiter d'un malheur politique pour
faire une bonne affaire, ni disposer, pour satisfaire une coquetterie
d'enfant, de l'argent que le Roi distribuait en secours et en grati-
fications. Je n'eus donc pas le collier. Je le regrettai quelque
temps; puis, je n'y pensai plus. »
Les diamans furent rendus à la duchesse. Mais elle obtint la
grâce de son mari, qui fut autorisé à rentrer en même temps que
le général Exelmans et d'autres exilés : « Quand ils furent de re-
tour, M. Decazes offrit à dîner à une partie d'entre eux. J'ai gardé
le souvenir de quelques-unes de ces figures : Gambacérès était
très laid, un vilain petit visage, une perruque plate serrée sur la
tête. Il faisait maigre, ce qui me parut contraster étrangement
avec sa vie passée. M. de Ségur avait une jolie figure de jeune
vieillard. Ses cheveux très blancs surprenaient. Le duc de X...
avait une belle tête, mais pas l'air spirituel. Il me parut un peu
trop gros. »
Les services que Decazes se plaisait à rendre aux anciens ser-
viteurs de l'Empire n'étaient pas pour le réconcilier avec les
membres de la famille royale. C'est encore dans les notes de la
duchesse que nous trouvons les preuves de la persistance et de
la vivacité de leurs efforts pour perdre Decazes dans l'esprit du
Roi.
« Le comte Jules de Polignac avait accordé la plus aveugle
confiance à un ancien agent de la police renvoyé par M. Decazes.
Cet agent lui dit un jour qu'il lui prouverait bientôt que le mi-
nistre de l'Intérieur trahissait le Roi en correspondant secrète-
ment avec des membres de la famille impériale, à qui il conseillait
de ne pas se décourager. Et en effet, d'accord avec un autre
agent que Monsieur entretenait en Autriche, ce misérable feignit
de s'être fait expédier par lui des lettres compromettantes soi-
disant dérobées à leurs destinataires. En réalité, il les avait lui-
même fabriquées. M. Decazes, ayant eu vent de cette machination,
avait pu en avertir le Roi. Mais Monsieur en fut bel et bien la
dupe et, mis en possession de ces lettres, il les apporta triompha-
lement à son frère comme des preuves de la trahison du ministre
de l'Intérieur. Il fut fort penaud quand le Roi lui en eut révélé
l'origine et le caractère et quand, en une brève explication,
M. Decazes eut confondu ses calomniateurs. L'affaire allait être
mise entre les mains de la justice. Mais on dut renoncer à pour-
suivre, par crainte du scandale quaurait nécessairement pro-
LOUIS XVIIl ET LE DUC DECAZES, 103
voqué un procès dans lequel plusieurs amis du Comte d'Artois et
ce prince lui-même eussent été compromis. »
Ce nest pas seulement par de tels procédés que se manifestait
la haine des ultras. « A côté des conspirations contre l'honneur de
mon mari, continue la duchesse, il y en avait contre sa vie. De
tous côtés, on le prévenait qu'il serait assassiné. Des lettres
anonymes qu'on m'adressait contenaient les mômes menaces. Les
amis de Monsieur eux-mêmes nous faisaient dire de nous bien
garder, espérant sans doute effrayer M. Dccazes et le décider à
changer de politique. Le général D***, un de nos familiers, nous
parlait sans cesse de ces dangers. Habitué du pavillon de Marsan,
et véritable mouche du coche, il nous racontait tout ce qu'il y
entendait. J'ai souvent pensé qu'il allait y raconter ce qu'il enten-
dait chez nous. Je n'en étais pas moins tourmeuff^e. M. Dccazes
se rendait tous les soirs chez le Roi; il y allait en voiture. Mais
il revenait souvent à pied, ce qui m'inquiétait beaucoup. Je n'osais
rien dire. D'ailleurs, eussé-je dit quelque chose, que cela n'aurait
rien empêché. Je n'allais me coucher que lorsqu'il était rentré et
que je le voyais occupé à écrire ou s'entretenant avec des per-
sonnes qui l'avaient attendu en me regardant faire des patiences. »
On peut mesurer à ces traits l'étendue des difficultés au milieu
desquelles se débattaient le ministère en général et Decazes en
particulier. Mais, loin d'en être découragé, celui-ci les bravait,
fort de l'appui du Roi, de la sincérité de sa conviction, et d'une
vision très claire des intérêts du pays. Le malheur était que tous
ses collègues ne se faisaient pas la même idée que lui de ce que
commandaient ces intérêts. Par défiance des ultra-royalistes,
Dessoles, Gouvion-Saint-Gyr et le baron Louis inclinaient de
plus en plus vers la gauche, ne souscrivaient qu'avec répugnance
aux mesures que désapprouvait ce parti. Decazes n'était pas moins
éloigné (|u'eux de l'exlrèmc droite et de la politique de Monsieur.
Mais il persistait à penser que le gouvernement devait chercher
son appui dans les centres et y trouver les élémens d'une majo-
ritr' fidèle. Il avait fini par convaincre de Serre de la sagesse de
ses vues que, d'autre part, le baron Portai partageait.
Le ministère se trouvait donc, après huit mois d'existence,
aussi divisé qu'au lendemain de sa formation : trois ministres
d'un côté, trois de l'autre. La scission y était même plus profonde
et il devenait do toute évidenccqu'il ne pourrait vivre longtemps
ainsi. Les élections pour le renouvellement annuel du cinquième
104 REVUE DES DEUX MONDES.
de la Chambre des députés, dont la date avait été fixée à la mi-
septembre, semblaient devoir être le terme extrême de sa durée ;
elles seules pouvaient décider qui avait eu raison, de ceux qui
voulaient gouverner avec la gauche, ou de ceux qui voulaient gou-
verner avec les centres. Elles étaient donc attendues avec impa-
tience, mais non sans angoisse, comme une épreuve solen-
nelle qui permettrait au pouvoir de compter ses amis et ses
ennemis. La gauche, oublieuse du gage de bon vouloir que lui
avait donné le cabinet, présentait des candidats nettement hostiles
aux Bourbons, Quant aux ultra-royalistes, leur tactique consis-
tait à combattre partout les candidats ministériels. Leur mot
d'ordre était qu'à défaut d'un homme de leur faction, mieux va-
lait voter pour un révolutionnaire que pour un modéré. C'était
toujours la politique des émigrés; ils la pratiquaient avec obsti-
nation depuis 1814.
Cependant, au jour du scrutin, ils ne purent faire élire que
cinq de leurs créatures. Vingt candidats ministériels furent
nommés et la gauche vit sortir des urnes une trentaine des siens.
Quoiqu'elle fut ainsi en progrès et qu'on pût craindre qu'en peu
d'années, elle arrivât à dominer numériquement la Chambre, sa
victoire ne dépla(;ait pas la majorité, et le Roi ne fut pas alarmé.
« Somme toute, disait-il, nous ne devons pas être trop mécon-
tens. » Il est vrai qu'au moment où il se donnait ce satisfecit, \\
ne connaissait pas encore toutes les élections et ignorait la pire
de toutes, celle de Grégoire, l'ancien évêque constitutionnel de
Blois, à qui les électeurs de l'Isère avaient accordé leurs sufTrages.
On accusait à tort Grégoire d'être un régicide. Il n'avait pas voulu
voter la mort du roi, « préférant lui faire grâce de la vie », mais
il s'était écrié à la tribune de la Convention « que les rois étaient
dans l'ordre moral ce que sont les monstres dans l'ordre physi-
que ». Sa nomination constituait donc un attentat direct et voulu
à la personne même de Louis XVlll.
Elle consterna les royalistes modérés . En revanche, elle ne
causa pas moins de joie parmi les ultra-royalistes que parmi les
ultra-libéraux. Les premiers demeurèrent fidèles à leur tactique,
en attribuant au ministère la responsabilité de ces résultats et
plus spécialement à Decazes, auquel ils ne pardonnaient pas la
dissolution de la Chambre de 1815, dont ils parlaient sans cesse
comme de la cause initiale de la décroissance de leur parti. Tel
n'était point l'avis du Roi. C'est eux qu'il accusait d'avoir, par
LOUIS XVIII ET F.E DUC DECAZES. 105
leur folle exagération, rendu possible le triomphe de ses en-
nemis.
— Mon frère, lui dit le Comte d'Artois, vous voyez où l'on
vous mène.
— Oui, mon frère, répondit-il; j'y pourvoirai.
Cette réponse fut d'abord interprétée comme la promesse d'un
changement de système. Mais ce n'est pas cela qu'elle signifiait,
ainsi que le prouve ce que le Koi mandait le même jour à son
confident:
« Tuas eu, mon cher fils, toute raison de penser que l'élec-
tion de Grégoire me ferait beaucoup de peine, car c'est un scan-
dale. Mais c'est une consolation pour moi de penser qu'un jour
l'histoire qui, à la longue, ne flatte personne, dira à qui nous
sommes redevables d'un pareil choix. Déjà, je me suis donné le
plaisir de le dire au chancelier Dambray, en lui annonçant que
le même parti nous donnerait Cotterel à Rouen. Mais ce parti
s'affaiblit dans la Chambre, et la masse me fait bien augurer de
la session. »
Soit que Dambray eût mal compris les paroles royales, soit
que, pour ne pas irriter les ultras en les leur rapportant, il les eût
dénaturées, ceux-ci feignirent d'y voir un blâme contre la poli-
tique de Decazes. Ils en firent un si grand bruit qu'il vint aux
oreilles du Roi. Ne voulant pas qu'on pût se méprendre sur son
opinion, il la précisa dans ce billet foudroyant : « Le fat ! Est-ce
qu'il croit que, si j'avais réellement peur, je le lui témoignerais!
S'il eût voulu parler vrai, il aurait dit que je lui avais paru in-
digné de l'élection de Grégoire et que je ne lui ai pas caché
l'opinion où je suis que c'est à messieurs les ultras que nous en
avons l'obligation. Je l'ai dit parce que je le pense. »
Il n'en est pas moins vrai que l'élection de l'Isère contenait
en soi un avertissement et une leçon. Il fallait à tout prix arrêter
la marche ascendante de la gauche que favorisait par trop le re-
nouvellement partiel et annuel de la Chambre, Dans le ministère
comme en dehors de lui, on en revenait à l'idée d'une réforme
électorale qui supprimerait ces élections annuelles et y substitue-
rait un renouvellement intégral tous les sept ans. On ne voyait
pas alors de plus sûr moyen de conjurer un péril sur lequel il
eût été bien imprudent de fermer les yeux. Ci'était l'opinion de
Deca/es; c'était aussi celle de de Serre et de Portai. Mais bien
din"érente, celle de Dessoles, du maréchal Gouvion-Saint-Cyr
106 REVDE DES DEUX JIONDES.
et du baron Louis. Persistant à ne vouloir pas se séparer de la
gauche, ils étaient hostiles à une mesure qu'elle désavouait, re-
tirant du renouvellement partiel de trop précieux avantages
pour consentir à y renoncer. Les trois ministres partisans d'une
réforme considéraient que gagner la partie en de telles condi-
tions, c'était marcher à une défaite. Il fallait donc n'y plus penser
ou, si l'on se décidait à en courir le risque, modifier le minis-
tère et l'ouvrir à des hommes de droite.
Ici se posait pour Decazes une question délicate. Convenait-
il qu'il restât dans le gouvernement, au moment où celui-ci se
faisait l'artisan d'une politique contraire à celle qu'il avait tou-
jours soutenue? A la question présentée en ces termes, la réponse
ne pouvait être douteuse. Decazes était tenu de se retirer et de
laisser à d'autres le dangereux honneur de revenir en arrière.
Mais il espérait encore obtenir des centres et des modérés de la
droite, sans se livrer à elle, les élémens d'une majorité favorable
à la réforme électorale. Ce n'est pas une politique de droite
qu'il voulait pratiquer, mais celle qu'avait suivie pendant trois ans
le ministère Richelieu et qu'avait dénaturée, en l'exagérant, le
ministère Dessoles. Pour obtenir, dans cette mesure, le concours
des droites, les ministres firent sonder Villèle; on lui laissa
même entrevoir la possibilité de son entrée dans le cabinet. Tout
en se déclarant disposé à défendre la réforme, si la loi nouvelle
donnait aux royalistes des satisfactions, Villèle refusa de se prêter
à des conférences où eussent été discutés les moyens d'en assurer
le succès. Ce refus ne déplut pas à Decazes. Ce n'est pas avec
Villèle directement qu'il tenait à s'entendre, ne souhaitant pas le
voir dans le même ministère que lui, mais avec Richelieu, qu'il
rêvait de remettre à la tête du Conseil, en vue de l'épreuve qui
maintenant s'imposait. Les relations affectueuses rétablies entre
eux lui permettaient de souvrir en toute sincérité à l'ancien prési-
dent. Il préféra cependant demander au Roi de le pressentir. Il alla
lui-même chercher Richelieu et le conduisit aux Tuileries. Une
lettre du Roi, à la date du 4 octobre, fait connaître le résultat de la
visite :
« Je viens, mon cher fils, de voir le duc de Richelieu... Tu
me l'as amené au moment où j'allais entendre la messe, au moyen
de quoi je n'ai eu que le temps de ne pas le mal recevoir, et
nous n'avons causé qu'après ma rentrée... Je l'ai retrouvé
tel qu'il a toujours été , ennemi des ultras. Il s'est montré
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 107
tellement décidé à ne jamais rentrer au ministère que je
n'ai même osé prévoir le douloureux cas. Si la Providence le fait
advenir, il ne faut pas que, d'avance, on se soit porté contre. Alors
je lui ai dit que, même en lui donnant un brevet d'incapacité mi-
nistérielle, le duc de Richelieu n'en aurait pas moins, par ses qua-
lités, par la juste estime qu'on lui porte, une grande influence
personnelle et que je la réclamais. Il m'a dit de fort bonne grâce
et m'a répété en sortant que, sauf comme ministre, il serait tou-
jours à mon service.
« Nous sommes entrés en matière. Il regarde l'arrivée d'un
nouveau cinquième comme pernicieux, le renouvellement intégral
tous les cinq ans et même tous les sept comme excellent. Il n'est
nullement effrayé de l'idée de toucher aux dispositions réglemen-
taires de la Charte. Il n'est pas partisan do l'augmentation de la
Chambre; il craint qu'elle n'augmente le nombre des ennemis.
Mais, ce qu'il craint par-dessus tout, c'est que nous ne perdions
la bataille, et il n'aurait pour ainsi dire tenu qu'à moi de com-
prendre qu'il serait presque d'avis, malgré mon discours, de ne
rien entreprendre si nous n'avions une belle chance de succès.
Sans relever ses expressions, j'ai insisté sur ses moyens de nous
assurer la majorité.
« — Je ne puis, m'a-t-il dit, rien sur les deux extrémités. Je
ne connais quelques personnes qu'au centre.
« — Et c'est précisément là, ai-je répondu, que je désire vous
voir exercer votre influence.
«Il m'a encore assuré, comme je t'ai dit qu'il afait en partant,
qu'il était à mon service... »
Pendant ce temps, de Serre, aidé du duc de Broglie, travaillait
à la rédaction de la loi électorale. Entre lui et Decazes, l'accord
était complet. Quand celui-ci parlait de quitter le ministère pour
faciliter la formation d'un cabinet de droite, de Serre répondait :
— Le dévouement consiste à rester et non à sortir.
La duchesse Decazes dit à ce sujet dans ses notes quotidiennes:
« La peur qu'a M'"" do Serre que mon mari n'abandonne le sien
est vraiment amusante. Ce qui me divertit, c'est la bonhomie
avec laquelle ils croient que j'ai du crédit. M"" de Serre veut me
persuader que le salut de 11'^ ta t dépend de l'union de nos maris.
Je lui réplique que j'en suis très convaincue et je l'assure d'un air
capable que je l'avertirai de tout ce qui se passera. Je le ferai, si
je le sais pourtant. »
108 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout en s'occupanl de la loi électorale, Decazes et de Serre
étudiaient les moyens de constituer solidement le ministère après
le départ de leurs collègues dissidens, qui maintenant n'était plus
douteux. A défaut de Richelieu, s'il persévérait dans son refus,
ils songeaient à confier à Pasquier le portefeuille des Affaires
étrangères. Pour les Finances, ils jetaient les yeux sur Mollien
ou sur Roy. Le général de La Tour-Maubourg, — « grand, fort,
ayant une jambe de bois », — sincèrement rallié à la monarchie
quoiqu'il eût fait sa carrière sous l'Empire, était dans leur pensée
le successeur du maréchal Gouvion-Saint-Cyr. Royer-Collard de-
vait compléter cette combinaison. Le duc de Rroglic et Guizot y
auraient trouvé place en des postes de second plan.
D'autre part, Decazes essayait d'enclouer les batteries de Cha-
teaubriand. Parmi les grandes dames en relations avec la jeune
femme du ministre de l'Intérieur, se trouvait la duchesse de Duras,
amie intime de Chateaubriand. Entre elle et le ministre. M""' De-
cazes servait d'intermédiaire en vue d'arriver à un accord avec
le brillant écrivain du Conservateur^ pair de France et tout-puis-
sant dans la réunion Rausset. Elle le constate dans ses notes quo-
tidiennes et ajoute : « En général, le parti ultra est en ce moment
moins violent contre nous, ce qui ne m'empêche pas de croire
que la haine que nous lui inspirons ne changera pas au fond. »
Ces diverses négociations, plus ou moins secrètes, n'allaient
pas sans difficultés. Elles déchaînaient beaucoup de critiques et
d'intrigues, propres à faire craindre que la crise ministérielle, une
fois ouverte, fût longue à se fermer. Aussi, soit que dans le Conseil
personne ne voulût en prendre la responsabilité, soit que les dis-
sidens ne connussent que très imparfaitement ces mystérieux
pourparlers, les ministres évitaient de parler entre eux de cette
crise devenue cependant inévitable. Ils continuaient à délibérer
en commun de tout ce qui concernait le gouvernement. Du
reste, le 7 novembre, Decazes, après s'être concerté avec de Serre
et Portai, avait écrit au duc de Richelieu, alors à la Haye. Il le
suppliait au nom du Roi de consentir à rentrer aux affaires et à
prendre dans un cabinet transformé la présidence du Conseil.
Tout naturellement, le Roi, avant de laisser se consommer la
dislocation ministérielle, tenait à connaître la réponse de Riche-
lieu.
Elle arriva le 16 ; elle était négative :
« Non, je ne vous maudirai point; cette pensée, assurément.
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 109
est à mille lieaes de moi; je reconnais au contraire dans tout ce
que vous m'avez dcrit votre amitié tout entière telle que je l'ai
éprouvée pendant ces longues années où nous avons travaillé
ensemble à sauver notre pays des étrangers et de nos compatriotes
eux-mêmes. Je vous proteste et vous assure que, s'il a pu s'élever
dans mon âme quelques légers nuages, ïh ont été proraptement
dissipés. N'allez donc pas croire que j'eusse la moindre répu-
gnance à me retrouver avec vous; je vous jure sur mon hon-
neur qu'il n'en est rien... Mais comme, en m'étudiant moi-même
depuis longtemps, en réfléchissant sur les qualités que je peux
avoir et sur celles qui me manquent, j'ai acquis la certitude que
je ne possède pas celles qui sont indispensables dans le poste que
vous me proposez, je crois, en mettant la main sur mon cœur, en
n'écoutant que la voix de ma conscience et en parlant au Roi
comme je parlerais à Dieu, devoir lui dire qu'en aucun cas, je
ne veux ni ne peux reprendre* le poste que j'ai quitté, ni aucun
autre semblable. Je regarde cette décision comme un devoir si
absolu que je préférerais m'exposer à perdre les bonnes grâces du
Roi lui-même que de trahir sa confiance en reprenant une charge
que je ne me crois pas en état de remplir... J'aime trop la fin de
votre lettre pour ne pas employer la même formule, d'autant que
je sens dans mon cœur que ce ne sera pas une vaine formule, mais
l'expression d'un sentiment que vous a voué pour la vie votre
fidèle ami — Richelieu.
Le même jour, les ministres sétant réunis pour examiner
ensemble le projet de la loi électorale, Dessoles, Gouvion-Saint-
Gyr et Louis en contestèrent l'opportunité, refusèrent de l'ap-
prouver et envoyèrent au Roi leur démission, qu'il accepta sur-le-
champ. Il n'y avait donc qu'à adopter la combinaison préparée
par Decazes et de Serre. Mais, au dernier moment, Royer-Col-
lard exigea que Pasqiiier fût écarté et qu'au département des
Affaires étrangères qui lui était destiné, on nommât le marquis
de Jaucourt. La volonté du Roi fit échouer cette tentative, à la-
quelle Decazes et de Serre, pour retenir Royer-Collard, s'étaient
associés contre leur gré. 11 envoya au premier la lettre suivante
destinée à être montrée :
« Je joins ici, mon cher Comte, la réponse que m'a faite le
duc de Richelieu. Vous la trouverez conforme à celle que vous
avez re(;ue vous-même. Dans le changement qui va se faire, vous
me [troposcz d'appeler le marquis de Jaucourt au ministère des
lîO REVLE DES DEUX MONDES.
Affaires étrangères. Je n'approuve pas cette idée... M. de Jaucourt
avait le portefeuille par intérim lors du traité de Vienne en 1815,
ce qui le met dans une fausse situation vis-à-vis de l'empereur de
Russie, qui le suppose dans le système d'alliance de M. de Talley-
rand. De plus, soit dit entre nous, M. de Jaucourt ne sait pas
parler. M. Pasquier, au contraire, sur lequel je vous ai laissé
entendre que j'avais des vues, est indispensable pour la tribune; il
l'est à cause de sa fidélité et de sa noble conduite; enfin, il lest
parce que sa rentrée au ministère fera que la satisfaction que j'ai
d'y avoir M. de Serre ne sera plus obscurcie par aucun nuage. A
ce soir, cher Comte. »
Le refus du Roi de confier à Jaucourt le portefeuille des
Affaires étrangères, qu'il désirait donner à Pasquier, ne pouvaitque
réjouir Decazes. Mais, il détruisait la combinaison si laborieuse-
ment élaborée avec de Serre, en écartant Royer-Collard, qui ne
voulait pas entrer avec Pasquier, e^en rendant au moins bien dou-
teux l'appui des doctrinaires.
' Au cours de ces incidens, le Roi écrit encore à « son fils » :
« Ce qui me vexe et m'inquiète, c'est la lettre de de Serre et
la taquinerie de ces doctrinaires contre Pasquier. Je crains que
nous n'ayons de tout cela deux âmes sans un seul corps, chose
détestable. Ce n'est pas ainsi que les choses se passent en Angle-
terre. En 1783, se forma la fameuse coalition de lord North et de
M. Fox; c'était le feu et l'eau; eh bien! ils embrassèrent un même
système et restèrent unis même après leur sortie du ministère. En
1806, à la mort de Pitt, vint le ministère des talens; même suite;
lord Granville et lord Grey sont encore unis aujourd'hui comme
alors. Lorsque le Roi change son ministère, il ne dit pas à deux
personnes, mais à une seule, de lui en former un. Je ne sais qui me
tient de t'en dire autant. En attendant, tiens bon pour Pasquier...
A ce soir. »
Par cette lettre, le Roi désignait en quelque sorte Decazes
pour la présidence du Conseil et, spontanément, de Serre la lui
offrit en la refusant pour lui-même. Le 19 novembre, Roy et La
Tour-Maubourg, après avoir pris connaissance de la loi électo-
rale, consentirent à faire partie du cabinet qui devait la pré-
senter aux Chambres, la défendre et la faire adopter. Le con-
cours de Pasquier était d'ores et déjà assuré, et, avec Portai, de
Serre et Decazes, qui gardait le portefeuille de l'Intérieur en pre-
nant la présidence du Conseil, le nouveau ministère se trouva
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 111
constitué. Au moment où sa formation définitive n'était plus
qu'une affaire d'heures, le Duc d'Angoulome, revenant de Fontai-
nebleau, se présenta chez le Roi pour avoir des nouvelles. Il
n'ignorait pas que les ministres désiraient l'associer plus étroi-
tement que ne l'avaient fait leurs prédécesseurs à la direction des
affaires militaires. Ils espéraient, en agissant ainsi, s'assurer le bon
vouloir de Monsieur.
« Je lui ai raconté où nous en sommes, mande le Roi àDecazes.
Pour ce qui le regarde, il m'a demandé, quand nous serions dé-
cidés, de lui accorder vingt-quatre heures de réfjexion et ensuite
de lui dire ce qu'il pourrait dire à son père. Je crois que tu ferais
bien de le voir d'abord après l'accouchement. »
Le lendemain , le Moniteur publiait l'ordonnance royale qui
apprenait à la France, avec les noms des nouveaux ministres, que
le gouvernement venait de donner un fort coup de barre à droite.
C'est encore la correspondance de Louis XVIIl qui nous livre le
fond de son cœur et nous révèle à quelles perplexités il était en proie,
au moment où s'opérait ce grand changement et où « son fils »
entrait dans une voie ^nouvelle, bien obscure encore et semée de
périls : « Le Roi a lu le Moniteur avec joie ; ton bon père a signé
l'ordonnance en tremblant; tu connais l'estime de l'un, la ten-
dresse de l'autre, la confiance de tous les deux. Elle ne te man-
quera jamais. Reçois-en le gage dans l'embrasse ment que je te
donne du fond de mon cœur... » Et en Post-scriptum : a Je suis
comme Phocion : l'hilarité que j'ai trouvée dans ton oncle i^le
Comte d'Artois) et la Duchesse d'Angoulème me fait craindre que
nous n'ayons fait une sottise. »
Ernest Daudet.
LE CONGO FRANÇAIS
ET L ETAT INDEPENDAJNT
JT (1)
Dans un important rapport sur les entreprises de colonisation,
rapport qui sera soumis prochainement à l'approbation du Parle-
ment, M. Pauliat, sénateur du Cher, a été amené à faire une
étude complète du problème colonial en France. C'est une œuvre
solide et positive, pleine de ce bon sens et de cet esprit pratique,
si rares chez nos législateurs, et qui restera, quel que soit le sort
réservé au projet de loi dont il est le préambule. Passé glorieux,
présent stérile, avenir compromis, telle est l'impression qui se
dégage de cette consciencieuse enquête. La Monarchie avait doté
la France d'un puissant empire d'outre-mer; mais elle dut l'aban-
donner, morceaux par morceaux, à la fin du siècle dernier,
pour solder les fautes de sa politique européenne. Sur la Révo-
lution pèse une autre responsabilité; c'est à ses lois et à ses doc-
trines qu'il faut attribuer l'atonie complète des facultés colonisa-
trices qui nous avaient fait essaimer autrefois dans le monde
entier.
Parmi les causes de notre inertie coloniale qui sont imputables
à la Révolution, M. Pauliat signale très justement nos lois succes-
sorales supprimant la faculté de tester, le libre accès aux carrières
industrielles et libérales, le fonctionnarisme et l'enseignement se-
condaire. Fort heureusement ces causes, qui ont eu jusqu'à ce
(1) Le titre réel, donné par la Conférence de Berlin au royaume africain de
S. M. Léopold II, est celui de : État Indépendant du Congo; mais l'appellation
abrégée de État Indépendant a fini par avoir cours, de même que nous disons le
plus souvent : États-Unis, au lieu de États-Unis d'Amérique. La dénomination de
Congo belge employée quelquefois est à éviter, puisque la Belgique ne s'est pas
encore prononcée sur la question de l'annexion de l'État Indépendant.
LE CONGO FKANÇAIS ET l'ÉTAT LNDÉPEiNDANT. 113
jour une désastreuse influence, ne produisent plus les mêmes effets
et perdent chaque jour de leur importance. Les fortunes morcelées,
émiettées par des partages successifs, ne peuvent plus dispenser
les générations qui s'élèvent de la lutte pour la vie. Le règne de
la petite industrie, inauguré par la Révolution, qui supprima le
monopole des maîtrises, touche à sa fin : les petits artisans et les
petits fabricans succombent sous la concurrence des machines
et de la grande industrie; le commerce de détail agonise. Quant
au fonctionnarisme, ce minotaure qui dévore tant d'activités et
d'énergies privées, le monstre est repu. Notre enseignement se-
condaire, ce moule uniforme où l'on a voulu couler toutes les
intelligences pour transformer des organismes vivans en de véri-
tables abstractions, est attaqué aujourd'hui par les universitaires
les plus qualifiés, et la création de l'enseignement dit «moderne »
est un premier pas dans la voie des réformes. Dbù vient donc,
puisque les causes principales de notre passivité ont perdu leur in-
fluence nuisible, que nous n'ayons pas repris nos anciennes apti-
tudes coloniales'/ D'où vient cette étonnante impéritie qui nous
empêche encore de mettre en valeur notre domaine d'outre-mcr,
reconstitué par la troisième République? Quel vice de nos insti-
tutions enlize encore nos volontés et nos énergies? Il n'est pas
besoin d'une longue observation pour le découvrir. Le mal a sa
source dans cette centralisation à outrance qui, entre tant d'autres
méfaits, a voulu faire de l'Etat le seul instrument de colonisation
et qui a cru remplacer avantageusement par une Administration
coloniale la féconde et intarissable activité de l'initiative privée.
Un régime centraliste et autoritaire, ennemi des initiatives indi-
viduelles et sans cesse occupé à les comprimer, a fini par fausser
notre caractère et nos mœurs, et nous a rendus inhabiles à ces
enti'eprises coloniales que nous voyons, au contraire, prospérer
chez les nations possédant des institutions plus larges et plus
souples et où l'on donne un libre essor à toutes les activités.
Le cadre d'un rapport parlementaire ne permettait pas à
M. l*auliatde plaider, par de nombreux exemples, la cause de l'ini-
tiative privée sur le terrain colonial: il eût fallu refaire l'histoire
de toutes nos anciennes colonies. Ce n'est pas celle œuvre que je
me propose d'entreprendre; mais, sans remonter dans le passé, il
y a dans le présent un exemple si merveilleusement choisi pour
illustrer cette thèse qu'il m'a semblé intéressant de m y arrêter.
Le Congo Français et l'hâtai Indépendant sont deux domaines
TOMS CXLVlll. — 1898. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
africains (on ne peut pas dire deux colonies, puisque l'Etat Indé-
pendant n'a pas en droit de mère patrie) ouverts en même temps
aux entreprises européennes et placés dans les mêmes conditions
géographiques et économiques. Le premier est l'œuvre d'un gou-
vernement faisant de la politique coloniale ; le second est une en-
treprise, royale il est vrai, mais exclusivement d'ordre privé. De
Phistoire impartiale de ces deux domaines, il sera facile de dé-
gager des conclusions sur le mode de gestion appelé à les mettre
en valeur, sans qu'il soit nécessaire d'interrompre cette étude
pour insister sur une comparaison qui s'imposera naturellement
aux esprits (1).
I
Les conditions géographiques et économiques, comme nous
venons de le dire, étaient les mêmes pour le Congo Français et
pour l'État Indépendant. Rappelons quelles étaient ces conditions.
L'immense bassin du Congo occupe à lui seul tout le centre
de l'Afrique, à laquelle il donne son aspect particulier; sa configu-
ration est celle du continent noir tout entier, et il est nécessaire
d'en bien connaître les traits caractéristiques, car elle explique
l'évolution économique des grands bassins africains, évolution si
lente jusqu'à ces dernières années, et qui a pris tout à coup une
allure si rapide. Supposez qu'une assiette renversée, chargée de
sucre à sa partie supérieure, soit placée dans le voisinage d'une
fourmilière; quelques fourmis aventureuses, à tempérament d'ex-
plorateur, en feront aussitôt le tour pour reconnaître les fêlures
et les parties ébréchées qui sont tout indiquées comme voies
d'accès, puis résolument elles s'élanceront sur la pente rapide et
glissante. Après bien des chutes pénibles, les voici arrivées près
de la partie supérieure ; mais là les attend une nouvelle épreuve ;
un soulèvement abrupt entoure le plateau, formant une barrière
formidable ; il faut un suprême effort pour escalader ce dernier
obstacle et atteindre le sucre tant convoité. Les tenaces fourmis,
récompensées de leurs peines, emportent des charges énormes.
Hélas ! tous les périls de l'aller se retrouvent au retour ; il faut
déposer la majeure partie du précieux fardeau pour opérer la dan-
(1) Pour l'État Indépendant, voir Wauters, Mouvement géographique et l'inté-
ressante étude de M. le lieutenant Masui, L'État indépendant du Congo à l'Exposi-
tion de Bruxelles-Tervueren , 1897.
LE CONGO FRANÇAIS ET l'ÉTAT INDÉPENDANT. 115
gereuse descente et quand, après de nouveaux et pénibles eflorls,
elles sont enfin de retour à la fourmilière, c'est à peine si elles
rapportent quelques parcelles infimes de la matière sucrée.
Cette comparaison familière rend si bien compte de la confi-
guration du continent africain et de son histoire économique, qu'il
est à peine besoin d'y ajouter quelques explications. L'assiette
renversée, c'est l'Afrique en général et le bassin du Congo en par-
ticulier. Le littoral africain, aux rares échancrures, était un pre-
mier obstacle à la pénétration du continent noir ; les navigateurs
durent en faire plusieurs fois le tour avant de découvrir des voies
d'accès vers l'intérieur. Si l'on tente de remonter les fleuves, on
se heurte à de nouvelles difficultés. Tandis que les vallées s'ou-
vrent généralement plus larges et plus faciles, à mesure que l'on
se rapproche de l'embouchure des fleuves, c'est dans le voisinage
de la mer que les vallées africaines sont le plus resserrées, le plus
tortueuses, le plus impraticables à la navigation, le plus difficiles
à la marche. Des terrasses abruptes, disposées en étages et alignées
suivant une direction parallèle à la côte et transversale par rap-
port aux cours des fleuves, séparent leur bassin maritime de leur
bassin intérieur. Tous les cours d'eau de l'Afrique viennent se
heurtera cet obstacle, et le Congo, qui nous occupe spécialement,
n'arrive à son large estuaire qu'après avoir été arrêté trente-deux
fois, sur un parcours de 380 kilomètres, entre le Stanley-Pool et
Matadi.
Cette région des cataractes et des rapides était figurée par la
pente glissante de l'assiette que les fourmis gravissaient si péni-
blement. Le ressaut lui-même de l'assiette, ce dernier obstacle
qui leur paraissait infranchissable, se retrouve dans le bassin du
Congo, où une arête plus élevée et plus difficile ferme l'accès du
plateau central. Cette arête une fois franchie, on se trouve sur la
plaine africaine, s'étendant 'jusqu'au lac Tanganika et mesurant
quinze degrés de longitude. C'est là que le Congo majestueux
écoule paisiblement ses eaux limoneuses, entre des rives espacées
parfois de 40 kilomètres, nappe immense que les noirs ap-
pellent « la grande eau » ; c'est là que viennent confluer ces ri-
vières innombrables représentant avec l'artère principaleiSOOO ki-
lomètres (ijdo voies flii\ial('s navigables aux vapeurs; c'est là
(1) Le major Thys double ce chill're dans toutes ses conférences au moyen d un
sophisme (|u'il répète avec un aplomb dcsarmant : « 1800(1 kilomclrcs do voies
fluviales navigables, dit-il, cola fait 3(;U0O kilomètres de rives; donc, en réalité, le
116 REVUE DES DEUX MONDES.
que se trouvent le caoutchouc et l'ivoire, dont le commerce,
affranchi des entraves de la nature et des hommes, donnerait
des bénéfices incalculables ; c'est dans cette plaine au sol fécond
que croissent spontanément le palmier élaïs (dont on tire l'huile
de palme), le bananier, le manguier, etc. ; que sont cultivés par
les noirs le manioc, les arachides, le sésame, le riz; et il faut
ajouter à ces plantes celles introduites avec le plus grand succès
par les Européens : café, cacao, coton, tabac. Champ immense
pour l'activité commerciale des deux mondes et que cepen-
dant aucune nation civilisée n'avait encore exploité, défendu qu'il
était contre leurs entreprises par une barrière réputée infranchis-
sable.
Les premiers Européens qui, arrivant en amont des rapides,
ont vu les richesses spontanées de cet immense plateau, sillonné
dans tous les sens par des cours d'eau navigables, ont dû croire
leur fortune faite ; ils ont entassé dans les pirogues défenses d'élé-
phans, caoutchouc, copal, huile de palme, et ont descendu le fleuve
avec une armée de pagayeurs. Rapidement, ils ont atteint le Stan-
ley-Pool ; mais là ont commencé les désillusions et les décourage-
mens. Telles les fourmis chargées de sucre et retrouvant au retour
le ressaut circulaire de l'assiette et les diflicuUés de la descente.
En aval du Pool, le Congo s'engouffre dans une faille étroite et
descend par un gigantesque escalier de trente-deux marches vers
son bassin maritime. Toute navigation continue y est impossible
et le seul mode de transport jusqu'à Matadi,où commence le bas-
sin maritime du fleuve, est le portage, transport à dos ou plutôt
à tête d'homme qui revient au prix de 1 200 francs la tonne,
chaque homme ne pouvant porter qu'une charge de 30 kilo-
grammes (l). Quel bénéfice reste-t-il entre les mains du malheu-
réseau fluvial a un développement de 36000 kilomètres. » On pourrait dire pa-
reillement d'un chemin de fer de 100 kilomètres de long qu'il dessert des popula-
tions sur un parcours de 200 kilomètres : 100 pour le coté droit, et 100 pour le
côté gauche.
(1) C'est sur la tête et en équilibre, à la manière de nos garçons pâtissiers, que
les noirs portent toutes les charges. Dès l'enfance, ils s'accoutument au portage
et deviennent rapidement très adroits ; on rencontre des enfans tenant en équi-
libre, sur le sommet du crâne, une calebasse, un pot, voire môme un œuf. " L'ha-
bitude de porter sur la tête est telle, dit le Père Van Damme. que le nègre ne conçoit
pas que l'on puisse faire autrement. Une femme a fini de fumer sa pipe, son vête-
ment sommaire ne comportant aucune poche, elle la pose sur sa tète et continue
de vaquer aux soins du ménage. »
11 transite annuellement entre Loango et Brazzaville 15 000 charges pour le seul
compte de l'administration, qui paie 45 francs chaque porteur.
LK CONGO FKAMjAIS ET l'ETAT INDÉPENDANT. 117
reux traliquant obligé de supporter de pareils frais de transport?
Aussi, les seuls produits de l'intérieur arrivant à la côte étaient
ceux dont la valeur élevée n'était pas absorbée par le portage,
comme l'ivoire, ou ceux qui se transportaient eux-mêmes, comme
les esclaves.
Le problème économique du Congo, qui est celui de l'Afrique
centrale se dégage facilement de cet exposé; il peut s'énoncer
ainsi : supprimer la région des chiites en créant une voie de
communication entre le Stanley-Pool et le bas fleuve, et relier
ainsi le bassin navigable du Congo à son bassin maritime. On
comprend également la très grande importance du Stanley-Pool ;
ce lac. situé en amont des grandes cataractes et en aval du réseau
navigable du Congo, est l'aboutissement obligatoire de toutes les
voies commerciales du plateau intérieur. La France est établie
sur sa rive Nord à Brazzaville et l'Etat Indépendant sur sa rive
sud à Léopoldville.
Le Congo, épanouissant son réseau fluvial au centre de l'Afrique,
commande géograpbiquement les principaux bassins de ce conti-
nent. Par le Kassaï et le Loualaba au sud, il donne accès dans la
vallée du Zambèze. A 1 est, par la Loukouga, émissaire du Tanga-
nika, il atteint les régions des grands lacs africains. L'Ouellé et
le Mbomou ouvrent au nord-est la route du Nil; ces deux rivières
sont les têtes du puissant Oubanghi, le premier comme impor-
tance des affluens du Congo; ce jumeau du grand fleuve et son
prolongement contestable (1), le Mbomou, séparent nos posses-
sions de celles de l'Etat Indépendant. C'est cette artère qu'a suivie
la mission Marchand dans sa marche vers le Nil. — Dans un récent
article, le Dailij Graphie espérait que nos vaillans compatriotes
seraient ou mangés par les indigènes ou massacrés par les Mah-
distes. Mais la mission Marchand, arrêtée pendant un an sur le
Mbomou pour la concentration de son personnel et de son maté-
riel, a dépassé le Bahar-el-(ihazal et a très probablement à l'heure
actuelle atteint le Nil à Fachoda.
Vers le nord, le bassin du Congo est à peine fermé par un
dos de pays, et les débouchés sont faciles sur le Darfoiir, sur le
Ouadaï et sur la région du Tchad. Les derniers alfluens que re-
çoit le Congo sur sa rive droite avant de s'engouflrer dans la ré-
(Ij L'Oucllf. par son dchit aussi l)icn i(iii' |iar la Inii^^iiciir de sun cours, serait
II.' i)r(ilMn;,'ciuriit et la v.-rilaljit! t(H" de r< Uilianj^hi, si k-s ciuivcnliim^ ilipl()matii|ues
n'eu avai''iil ilriidr autieiui.'nt.
118 KEVUE DES DEUX MONDES.
gion des chutes sont trois rivières françaises, la Sangha, la Li-
koiiala et FAlima.
Il faudrait, pour animer cette esquisse géographique, de
grands paysages représentant la nature étrange de ces contrées.
C'est d'abord la région des savanes aux graminées gigantesques,
avec ses arbres disposés en bouquets ou alignés le long des
cours d'eau, région que les explorateurs comparent à un parc;
puis, au centre de la plaine africaine, entourée par la zone des sa-
vanes, l'immense forêt équatoriale presque impénétrable au soleil,
luxuriante d'une végétation dense et humide. Ces sites magnifi-
ques ont arraché à l'utilitaire et dur Stanley un cri d'admiration
qui est un véritable hymne à la nature tropicale. « Pays enchan-
teur, à quoi pourrai-je comparer le charme sauvage de ta nature
libre et féconde ? L'Europe n'a rien qui puisse te ressembler. Ce
n'est que dans la Mingrélie et dans l'Inde que j'ai trouvé ces ri-
vières écumantes, ces vastes forêts aux rangées solennelles de
grands arbres, dont les colonnes droites et nues forment ces lon-
gues perspectives que vous avez ici. Et quelle puissance, quel
luxe de végétation! La terre est si généreuse, la nature si sédui-
sante qu'on s'attache à toi en dépit des effluves mortels qui se
dégagent de ton sol. »
Il faudrait aussi, dans quelque estampe suggestive, représenter
le Congo, (( la grande eau », ce fleuve de 40 kilomètres de large,
tout parsemé d'îles boisées et que notre imagination a peine à
concevoir. Brazza demeure anéanti par l'émotion lorsqu'il arrive
la nuit pour la première fois sur ses bords. Le grand explorateur,
le visage brûlé par le soleil, réduit par la fièvre et les privations
à la dernière maigreur, pieds nus, le corps vêtu de lambeaux,
marchait nuit et jour avec une indomptable énergie à la recherche
du grand fleuve que les indigènes, depuis quelques jours, lui
avaient dit être peu éloigné. « Plusieurs fois égaré, raconte-t-il,
me croyant perdu, je commençais à menacer mon guide, lorsque,
à il heures du soir, après une dernière marche forcée, ma vue
s'étendit tout à coup sur une immense nappe d'eau dont l'éclat
argenté allait se fondre dans l'ombre des plus hautes montagnes.
Le Congo, le mystérieux fleuve, venant du nord-est, apparaissait
comme l'horizon d'une mer et écoulait majestueusement à mes
pieds ses flots miroitans, sans que le sommeil de la nature fût
troublé par le bruit de son tranquille courant. »
LE CONGO FKANÇAIS KT l'ÉTAT INDÉPENDANT. Il9
II
Pour bien apprécier l'importance du vaste champ ouvert dans
l'Afrique centrale à l'activité commercial^ des nations civilisées,
pour comprendre ce fait économique qui équivaut à la découverte
d'un monde, il est nécessaire de dire quelques mots des princi-
paux produits de cette région du Congo, connue surtout en
France par les obsédantes réclames dun marchand de savons.
En premier lieu, il faut citer l'ivoire, le plus répandu des
produits africains, celui qui, en raison de sa valeur élevée, peut,
comme je le disais tout à l'heure, supporter les frais énormes du
transport à la côte et donner lieu à des transactions avantageuses.
L'éléphant africain est plus grand que son congénère asiatique, et
ses défenses ont une valeur commerciale très supérieure; leur
poids varie de 1 livre à 80 kilogrammes et leur longueur de
15 centimètres à 3 mètres (1); leur prix moyen est de 30 francs
le kilogramme. L'ivoire qui arrive sur la côte atlantique, parti-
culièrement apprécié des acheteurs, est connu en Europe sous
le nom d'ivoire d'argent à cause de la propriété qu'il possède de
ne pas jaunir à l'air comme celui des Indes ou de la côte orientale
d'Afrique. Il y a vingt-cinq ans, avant la découverte du Congo, les
deux grands marchés africains pour livoire étaient Zanzibar, pour
la région est et Kinsembo, dans l'Angola, pour la région ouest.
Sur la côte orientale, ce trafic était fait exclusivement par les
traitans arabes, tandis que sur la côte occidentale l'ivoire arrivait
sans intermédiaire jusqu'aux factoreries, transporté par des tribus
indigènes qui se le passaient de mains en mains. Depuis le déve-
loppement pris par les entreprises belges dans l'Afrique centrale,
la région du Congo occupe la première place pour le commerce
de l'ivoire, et tout le stock de défenses recueillies dans le bassin
du grand fleuve est concentré presque exclusivement dans le port
de Matadi.
Le déplacement du marché africain a eu son contre-coup en
Europe où toutes les transactions sur l'ivoire se faisaient autrefois
à Londres et à Liverpool ; la Holgique a aujourd'hui dépassé l'An-
gleterre pour l'importation de l'ivoire, et Anvers est devenu le
(1) MM. Willucrt frôrcs, courtiers ;'i .Vnv(>rs. onl eu. en ISOC, .l<ii\ difenses for-
mant paire et pesant f,ti,ic,iin(; 78 kilos; leur lonitiiciir elait lie 'J'-.iîO, et leur dia-
mùtru au plein do ()■",.>'.•; elles valaient 50 Tranr.s le kilo.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
premier marché du monde pour ce produit exotique. Des enchères
trimestrielles y ont été organisées depuis 1888, et elles ont obtenu
très rapidement la confiance des acheteurs; il a été adjugé, à cha-
cune des ventes de 1895, une moyenne de 70 000 kilog. d'ivoire;
ces chiffres ont augmenté depuis cette date. Le temps n'est plus
où Pline écrivait que les dents d'éléphans étaient une précieuse
matière devant être réservée pour les statues des Dieux. L'ivoire
est employé par Tindustrie moderne à la fabrication d'objets
moins relevés : manches de couteaux, 177 000 kilogrammes; cla-
viers, 162 000; peignes, 91 000; billes de billards, 49 000; divers,
34 000. Si l'on ajoute à ces chiffres les 121 OOOkilog. que consomme
l'Inde et les 13 000 qu'importe la Chine, on arrive au total général
de 647 000 kilog., qui représente l'approvisionnement annuel
du monde. En regard de cette consommation, il faut se rappeler
ce fait qu'il n'y a dans le monde entier que trois régions d'ivoire :
l'Afrique, les Indes et la Sibérie (oii l'on déterre l'ivoire fossile des
mammouths). On est alors effrayé du nombre d'éléphans qu'il faut
exterminer chaque année pour suffire aux besoins d'un tel com-
merce et l'on se demande si l'espèce n'est pas menacée d'une
rapide disparition (1). Cette crainte, paraît-il, n'est pas justifiée, du
moins pour le présent, à cause du nombre prodigieux de ces
pachydermes existant dans le bassin du Congo. Le véridique
Livingstone raconte qu'il lui est arrivé une fois d'en compter
jusqu n 800 qui se trouvaient en vue. Le moins véridique Stanley
affirme avoir été témoin d'un défilé de 1 'iOO de ces animaux qui
commença à six heures du matin et ne fut terminé qu'à une heure
de l'après-midi; il assure que bien des générations passeront
avant que l'ivoire ait disparu de l'x^frique. Parmi les mesures qui
contribueront à la conservation de l'éléphant en Afrique, la pre-
mière consiste à interdire aux noirs l'usage des armes perfec-
tionnées, la seconde est de soumettre la chasse faite par les blancs
à une réglementation sévère.
Ce serait une erreur de croire que le commerce de l'ivoire
doive toujours conserver l'importance qu'il a aujourd'hui; lors-
qu'une voie de communication aura relié le Stanley-Pool à l'Océan,
il ne donnera qu'un bénéfice accessoire, comparé à ceux réalisés
sur les autres produits africains et principalement sur le caout-
chouc. Le caoutchouc est peut-être la plus grande richesse du
(1) Au sud de l'Afrique, l'ivoire a presque totalement disparu, et le Cap n'en
exporte que dans une proportion insignifiante.
LE CONGO FRANÇAIS ET l'ÉÏAÏ INDÉPENDANT. 121
Congo; il tend ù supplanter l'ivoire et sera difficilement détrôné
par les matières oléagineuses et môme par le café et le cacao. On
connaît les applications innombrables de ce produit dans l'in-
dustrie moderne. Que deviendraient les constructeurs de bicy-
clettes et d'automobiles, que deviendraient les électriciens s'ils
n'avaient pas le caoutchouc? Les lianes dont on extrait en Afrique
cette utile matière ont de 15 à 20 centimètres à la base; elles se
divisent près du sol en plusieurs tiges, qui se subdivisent elles-
mêmes, enlaçant les grands arbres, montant, descendant, repre-
nant racine, et de telle sorte que la même plante s'étend parfois
sur des cejitaines de mètres. Cette végétation sarnienteuse leur
donne l'aspect de vignes gigantesques.
Les principaux modes d'exploitation du latex sont l'abatage
de la plante ou la saignée au moyen d'une incision peu profonde.
Depuis la fondation de l'Etat Indépendant, des mesures énergiques
ont été prises pour empêcher la destruction des lianes. à caout-
chouc par le procédé barbare de l'abatage, et un décret royal,
rendu en 1892, a rendu obligatoire l'incision de la plante. Les
sociétés commerciales sont tenues de désigner des inspecteurs
chargés d'assurer l'exécution de cette mesure dans les territoires
qui leur ont été concédés. L'incision doit être pratiquée légère-
ment, autant pour ménager la plante que pour éviter le mélange
du latex avec les sucs du cœur qui renferment des matières vo-
latiles. Quand cette opération est bien faite, les plantes reprennent
bientôt assez de vigueur pour supporter une autre incision.
Le latex s'écoule de l'arbre à l'état fluide ayant la densité d'une
crème; exposé à l'air, il se fonce et durcit progressivement. Cette
phase de l'exploitation du caoutchouc est la plus délicate, car
c'est d'elle que dépond la qualité de la gomme ; il faut que la
coagulation du latex se fasse lentement, en emprisonnant le moins
possible d'eau et de matières étrangères. Les noirs, pour arriver
à ce résultat, emploient un procédé bizarre: ils vont tout nus
dans la forêt à caoutchouc, sans emporter le moindre récipient;
ils coupent alors les lianes et, au fur et à mesure que le suc
coule, ils le reçoivent dans leurs mains et se l'appliquent sur la peau.
La chaleur naturelle de leurs corps et l'exposition à l'air amènent
une lente évaporation du latex qui se coagule et forme un enduit
pâteux ayant une certaine cohésion. Hciilré dans son village,
l'indigène se frotte les mains avec du sable pour se racler la peau et
en arracher le caoutchouc qu'il pétrit en boules.D autres fois, les
122 REVUE DES DEUX MONDES.
noirs prennent une petite baguette et y enroulent des filamens
imperceptibles de caoutchouc, quils tirent de la plante comme on
retirerait de la soie de la bouche d'un ver à soie ; ils en forment
ainsi des fuseaux ou de véritables pelotons. Les Européens ob-
tiennent la coagulation du latex par la chaleur artificielle ou en
traitant la matière avec des réactifs minéraux ou végétaux. Parmi
ces derniers, il en est un tiré d'une plante, la Bossanga, qui
a été découverte en 1893 et qui est très répandue au Congo. Le
latex coagulé par le jus de la bossanga donne un caoutchouc
d'une qualité irréprochable et très recherché des acheteurs. Grâce
à l'emploi de ce réactif qui est à la portée des noirs, ]e prix du
kilogramme de caoutchouc sest élevé de 4 fr.50 à 6 fr. 50.
Outre les lianes gummifères qui croissent spontanément
dans le bassin du Congo, l'État Indépendant a introduit, à très
grands frais, dans ses possessions, les meilleures essences à caout-
chouc de l'Asie et de l'Amérique qui commencent à donner de
très beaux rendemens. Deux chiffres donneront une idée du pro-
digieux développement pris par l'exploitation du caoutchouc dans
la région du Congo. En 1887, Anvers en importait 30 000 kilo-
grammes; en 1896, neuf ans après, l'importation s'élève à
1493 000 kilogrammes représentant une valeur de plus de sept
millions de francs. Ce port vient aujourd'hui en quatrième ligne,
après Liverpool, Londres et le Havre, pour le commerce du caout-
chouc ; mais la progression constante de son marché, malgré les
difficultés de transport dans la région des chutes, lui assurera
bientôt la seconde place et, le jour prochain où ces difficultés au-
ront été supprimées, Anvers deviendra le premier marché du
monde pour le caoutchouc, comme il l'est déjà pour l'ivoire.
Il ne m'est pas possible de passer en revue, même rapidement,
les divers produits qui, en dehors du caoutchouc et de l'ivoire,
doivent être les élémens d'un trafic rémunérateur pour les capi-
taux européens engagés au Congo. Le palmier élaïs, cet arbre
merveilleux des tropiques, mériterait à lui seul une étude détail-
lée. « Aux indigènes, il donne ses feuilles pour couvrir leurs huttes,
ses fibres pour tisser des étoffes, son huile qui remplace le beurre,
sa sève, délicieux breuvage, son cœur, mangé comme un légume
et son fruit, comme un dessert. » A l'Europe, il fournit ses huiles
importées annuellement par plusieurs centaines de mille tonnes,
et employées dans la savonnerie. Il faut mentionner aussi, parmi
les cultures d'avenir introduites au Congo, celles du café, du cacao
LE COKGO FRANÇAIS ET l'ÉTAT INDÉPENDANT. 123
et du tabac. On ne plante pas moins de 600 000 caféiers par an
dans le domaine de l'Etat Indépendant, et tout fait espérer que,
dans 25 ans, la production s'élèvera à plus de 26 millions de kilo-
grammes.
III
Nous allons maintenant quitter le domaine géographique et
économique pour faire la genèse du Congo Français et de l'Etat
Indépendant. Le premier est l'enfant légitime d'une ancienne co-
lonie française, le Gabon ; le second a une naissance, — je nïrai
pas jusqu'à dire illégitime, — mais beaucoup moins régulière. Le
Congo Français est l'œuvre de Brazza, œuvre contrecarrée trop
souvent par cet esprit étroit et dilatoire qui est, par excellence,'
celui de notre Administration. L'Etat Indépendant est l'œuvre de
Stanley, œuvre qui a eu la bonne fortune d'être comprise, soutenue
et dirigée par un souverain, grand par son patriotisme éclairé,
mais plus grand encore par sa remarquable intelligence des ques-
tions économiques: le roi des Belges, Léopold II.
L'histoire du Congo Français et de l'Etat Indépendant est liée
intimement à celle de linstallation en Afrique d'une Puissance
d'un genre très particulier : l'Association Internationale Afri-
caine, l'A. LA., comme on la désigne dans un langage abrégé.
Il se produisit en Europe, vers 1874, un grand mouvement africa-
niste auquel on peut assigner pour cause principale la crise éco-
nomique amenée par la surproduction industrielle, crise aug-
mentée dans beaucoup de pays par les barrières du système
protecteur; les nations en détresse économique se tournèrent vers
l'Afrique comme vers le continent d'où devait leur venir le salul.
A cette cause, il faut en ajouter une autre d'importance secondaire,
bien qu'elle ait été souvent la seule mise en avant, parce qu'elle
étaitplus humanitaire et plus généreuse : les jdiilanlhropes vou-
lurent réprimer délinitivenient la sinistre inslitution de l'escla-
vage et, suivant une belle formule, ouvrir l'Afrique à la civilisa-
tion. Le roi des Belges jugea alors le moment favorable pour
exécuter le vaste plan politique et commercial qu'il avait conçu
bien avant son avènement et qu'il avait appelé dans une bro-
chure retentissante parue en 1861 : le Cotnplrmonf de l'œuvre <lr
1SS0. Il voulut assurer à la Belgique un (h)maine d'outre-mer
aussi indispensable à sou commerce qu'à son industrie ; se mettant
124 REVUE DES DEUX MONDES.
résolument à la tête du mouvement africaniste, il entra en rela-
tions personnelles avec les explorateurs, les géographes et les phi-
lanthropes et, le 12 septembre 1876, il les réunit à Bruxelles
dans son palais, en une conférence internationale et privée, qu'il
ouvrit par un discours plein d'habileté dans lequel ses ambitions
politiques et commerciales étaient associées aux idées les plus
élevées et les plus généreuses.
De la conférence tenue dans le palais royal de Bruxelles est
sortie l'Association Internationale Africaine, dont le roi Léopold
fut élu président. Un plan d'exploration et de civilisation de
l'Afrique centrale y fut décidé suivant un programme humanitaire
et scientifique, et en dehors de toute préoccupation de conquête et
de commerce. Mais l'Association Internationale Africaine devait
perdre bientôt en fait son caractère international ; elle était com-
posée de comités nationaux, au-dessus desquels était constituée une
commission internationale chargée de la direction. La plupart des
comités nationaux ne purent réunir les fonds nécessaires à l'exé-
cution du programme; dans d'autres pays, comme la France,
l'Italie et l'Allemagne, les sociétés africaines demandèrent des
ressources, non à l'initiative privée, mais au budget de leur gou-
vernement et échappèrent dès lors en partie à l'action de la Com-
mission internationale. La Belgique seule fit exception, et son co-
mité africain, largement alimenté par la cassette royale, se signala
par de nombreuses expéditions. Nous retrouverons plus tard cette
Association Internationale Africaine et nous étudierons ses diffé-
rentes transformations ; mais ces explications étaient nécessaires
pour bien comprendre l'histoire du Congo français à laquelle
nous revenons.
Dans une première exploration de 1875 à 1 878, Brazza, parti de
Libreville, arriva à l'embouchure de l'Ogooué, remonta ce fleuve
et atteignit les vallées supérieures de l'Alima et de la Likouala.
Le problème de l'hydrographie africaine était alors loin d'être ré-
solu; il semblait à Brazza de plus en plus obscur. Où pouvait
s'écouler l'important réseau fluvial qu'il avait rencontré au delà
de la ligne de faîte de l'Ogooué ? Sans se prononcer d'une façon
affirmative, l'explorateur inclinait à penser que ces cours d'eau
s'écoulaient vers l'Est. A son retour en Europe, la pleine lumière
se fit dans son intelligence, et le problème lui apparut clairement
résolu. Stanley venait de traverser l'Afrique, révélant au monde
la plus grande artère fluviale de ce continent, le Congo. Brazza
LE CONGO FRANÇAIS ET l'ÉTAT INDÉPENDANT. 125
n'hésita plus; les rivièreg découvertes par lui étaient des affluens
du Congo ; leurs eaux devaient s'infléchir vers le sud et non pas
couler vers l'est, comme il l'avait supposé ; il avait donc pénétré,
et la France avait pénétré avec lui, dans le bassin du grand fleuve
rattaché par son exploration à notre colonie du Gabon.
Pendant son séjour en Europe, en 1879, Brazza fut vivement
sollicité par S. M. Léopold II de servir ses entreprises africaines,
pour lesquelles le roi s'était déjà assuré le concours de Stanley.
Léopold II, toujours président de l'Association Internationale
Africaine, venait de fonder à Bruxelles un Comit,! d'études du
haut Congo, société qui faisait en apparence double emploi avec
l'Association Internationale Africaine, bien que son programme
indiquât plus nettement des visées commerciales. Des deux so-
ciétés, la première devait servir de paravent à la seconde et ce
fut pour cet usage que, bien qu'absorbée en fait, l'Association
Internationale Africaine ne disparut pas complètement. Sous pré-
texte d'humanité, de science et de civilisation, on projetait d'éta-
blir au Congo, non un comptoir international et franc où la Bel-
gique aurait eu nécessairement la suprématie, mais un véritable
monopole commercial au profit de cette puissance. Brazza eut
l'intuition de ce vaste plan; il lui sembla avec raison que le fait
d'avoir pénétré dans le bassin du Congo, en partant de notre
colonie du Gabon, nous donnait des droits sur le grand fleuve et
que celui-ci ne pouvait faire partie tout entier du domaine de l'As-
sociation Internationale Africaine; il déclina donc les offres de
S, M. Léopold.
Or Stanley allait repartir pour l'Afrique, non plus en explora-
teur, mais comme agent du fameux Comité d'études. Brazza n'eut
plus qu'une idée : devancer Stanley au Congo et planter le pavil-
lon français sur ses rives. La lutte entre ces deux hommes, servis
par une égale énergie, était loin d'être égale; d'un côté, Brazza, ne
disposant pour tout personnel que de quelques Sénégalais, ayant
à vaincre les lenteurs administratives et les difficultés que lui
suscitent les ministères qui lui ont accordé de parcimonieuses sub-
ventions; de l'autre côté, Stanley, puisant à pleines mains dans la
cassette du roi Léopold, recrutant une armée de noirs depuis Zan-
zibar jusqu'à Sierra Leone, emmenant un matériel énorme et
une flottille de steamers démontables. Ce paraUMc n'est nulle-
ment destiné à exalter le mérite de Brazza et à rabaisser l'œuvre
de Stanley; les résultats atteints par ces deux hommes dans leur
126 REVUE DES DEUX MONDES.
marche vers le Congo tiennent du prodige et l'impartialité oblige
de les confondre tous deux dans un même sentiment d'admira-
tion. Brazza reprit laroute du Gabon au mois de décembre 1879;
il remonta l'Ogooué et atteignit onze mois après son départ le
Congo en amont du Pool. J'ai raconté plus haut son émotion
lorsqu'il arriva de nuit en vue de l'immense fleuve. A celle que
lui inspirait le spéciale de cette nature grandiose et silencieuse,
se mêlait celle très légitime du triomphe : il avait devancé Stan-
ley. Brazza prit possession au nom de la France des deux rives du
fleuve qu'il redescendit jusqu'au Pool, ce lac d'une importance ca-
pitale où toutes les voies commerciales du plateau intérieur vien-
nent converger ; il fonda sur |sa rive nord le poste qui devait
recevoir son nom: Brazzaville. C'était le 1*"" octobre 1880. Brazza-
ville était la première station européenne créée sur le haut fleuve.
Brazza, chemin faisant, avait pris sur les populations noires qu'il
avait traversées une très grande influence ; il les avait souvent ré-
conciliées entre elles ; grâce à ses qualités de persuasion, il les avait
amenées à comprendre le profit qu'elles pourraient retirer de
leurs relations avec nous, et s'il est vrai, comme il l'a souvent ré-
pété, que ces peuplades primitives aiment d'abord le drapeau
pour celui qui le porte, il avait fait aimer le pavillon français sur
son passage. Aussi, les traités qu'il passa avec les chefs indigènes
furent gardés avec une fidélité rare en Afrique. Ces dispositions
favorables des noirs permirent à Brazza de confier au sergent
Malamine et à trois laptots la garde du pavillon français planté
sur les bords du Pool. Il descendit le fleuve sur sa rive droite, et
le 7 novembre 1880, il rencontra Stanley. L'agent du Comité
d'études, au milieu d'une armée de Zanzibarites, s'avançait en
conquérant; il ne conçut qu'une médiocre appréhension des en-
treprises d'un rival qu'il voyait venir à lui en minable équipage.
L'avenir devait lui apprendre à compter avec l'œuvre de ce voya-
geur en haillons : il allait bientôt constater que les droits de la
France sur le Congo étaient établis à tout jamais par la fondation
de Brazzaville et qu'une partie du bassin du grand fleuve était
soustraite à l'ambitieuse avidité du Comité d'études. La rencon-
tre de Brazza avec Stanley avait eu lieu àNgoma, en pleine région
des chutes. Avaut de suivre Stanley remontant le Congo, il nous
faut revenir un peu en arrière pour dire quelques mots des débuts
de son voyage.
Stanley était arrivé à l'embouchure du Congo le 3 septembre
LE CONGO FRANÇAIS ET l'ÉTAT INDÉPENDANT. 127
1879 et avait trouvé à Banana un vapeur belge qui l'attendait
chargé de marchandises : il remonta le bas fleuve sans rencon-
trer de grandes difficultés et fonda la station de Vivi, en février
1880. En amont de ce point, commençait la région des chutes;
c'est là que Stanley eut à soutenir contre les forces de la nature
une lutte de Titan qui dura dix-huit mois ; il fallut hisser et des-
cendre le long de falaises de 600 mètres de hauteur les pièces des
steamers démontables. Si grandes que fussent les ressources
dont il disposait, son énergie et son opiniâtreté lurent plus
grandes encore. DeNgoma où nous l'avons vu rencontrant Brazza,
il dut mettre sept mois pour atteindre le Pool... Ce fut avec une
amère déception qu'après tant de difficultés vaincues, Stanley, ar-
rivant sur le lac, aperçut flottant sur la rive droite le pavillon
français gardé par le sergent Malamine et ses trois laptots. Les
chefs noirs, fidèles à la parole donnée à Brazza, arborant tous nos
couleurs, s'apprêtaient à traiter en ennemi l'agent du comité
d'études. Malamine le couvrit de sa protection, ce qui fut bien
dur à la fierté de l'impérieux explorateur. Après quelques tenta-
tives d'intimidation, Stanley, dépité, quitta la rive droite du Pool
et passa sur la rive gauche où, grâce aux intrigues d'un chef noir,
il put fonder sur un territoire qui nous avait été |cédé la station
de Léopoldville; c'était en décembre 1881, quatorze mois après la
création de notre poste de Brazzaville. Deux pavillons devaient
flotter dorénavant face à face de chaque côté du Pool : sur la
rive droite, le drapeau français représentant notre droit d'accès
au haut fleuve; sur la rive gauche, le pavillon bleu à étoile
d'or adopté par l'Association Internationale Africaine, conservé
par le Comité d'études et qui devait être celui de l'Etat Indépen-
dant. Nul doute que, si Brazza n'eût pas devancé Stanley, le bas-
sin du grand fleuve ne fût entré tout entier dans le domaine du
Comité d'études.
Le Congo Français avait été créé par la ténacité de Brazza,
triomphant des tergiversations et des maladresses de nos gouvor-
nans; notre politique fut telle en cette circonstance que plusieurs
fois nos rivaux purent croire qu'en France l'opinion publique
n'était pas avec l'intrépide explorateur ou se désintéressait de son
entreprise; ironie cruelle pour celui qui avait refusé les offres
magnifujues du (^omit«'' d'études afin de servir la cause de la pé-
nétration française en Afrique! Mais la véritable œu^Te de Brazza,
moins connue que ses premiers voyages d'exploration, est l'ex-
128 REVUE DES DEUX MONDES.
tension territoriale qu'il réussit à donner à la nouvelle colonie
sans rien coûter à la métropole.
Dans la brousse africaine, comme dans les négociations en Eu-
rope, il se montra toujours le plus habile et le plus prévoyant des
diplomates. Énigmatique pour les uns, naïf pour les autres, il
sut tirer parti de toutes les situations et exploiter, au mieux de nos
intérêts, les grandes incertitudes qui régnaient sur des régions à
peine explorées et que les congrès prétendaient limiter par des
méridiens géographiques ou par des cours d'eau dont on connais-
sait vaguement les confluens. C'est ainsi que la frontière est du
Congo Français, arrêtée primitivement au 17"' de longitude est
(méridien de Greenwich) par la convention du 5 mai 1885, fut
progressivement reculée de vingt-troù degrés vers l'est et attei-
gnit le Nil. A l'ouest, il nous assura la possession de Koundé,
marché important de l'Adamaoua, par un coup de maître qui mé-
rite d'être rapporté. Des négociations se poursuivaient depuis des
mois entre la France et l'Allemagne pour la délimitation du Ka-
meroun et du Congo Français. Les plénipotentiaires, après de
longues discussions soulevées par les prétentions réciproques des
deux puissances sur les territoires de la haute Sanga, avaient ad-
mis comme limite commune le 15" de longitude est (méridien de
Greenwich), quand, par un télégramme venu de Libreville, on
apprit tout à coup que Brazza était établi à Koundé. Or Koundé,
devenu français en vertu de l'article 34 de la conférence de Ber-
lin, se trouvait être précisément à l'ouest du 15" de longitude. Les
plénipotentiaires allemands, tout en reconnaissant nos droits, ne
voulurent pas renoncer à leur méridien limite et se contentèrent
de l'échancrer à hauteur de Koundé. Telle est l'explication de
cette encoche bizarre que l'on remarque sur la limite du Congo
Français et du Kameroun. «. L'échancrure de Koundé, m'écrivit
alors Brazza, c'est ma signature sur la carte d'Afrique. »
Il restait à mettre en valeur la colonie fondée par les décou-
vertes de Brazza et si démesurément agrandie par son habileté
diplomatique. C'est ici que se constate toute l'infériorité de la
colonisation par voie administrative sur la colonisation par l'ini-
tiative privée; la grande œuvre de Brazza devait rester presque
stérile, tandis que l'entreprise de Stanley et de son auguste com-
manditaire, le roi Léopold, allait atteindre un merveilleux déve-
loppement. On me permettra de ne pas faire la longue et triste
énumération de nos fautes et de les présenter seulement dans une
LE CONGO FRANÇAIS ET l'ÉTAT INDÉPENDANT. 129
forme impersonnelle et générale qui s'applique, à peu de choses
près, à toutes nos colonies. Les initiatives individuelles qui vin-
rent chercher fortune dans le Congo français, comprimées par
une réglementation étroite et inopportune, donnèrent naissance à
des conflits administratifs ; ces conflits enti-aînèrent de volumi-
neuses correspondances vers Paris, d'où doivent venir toutes les
solutions et toutes les instructions. Lorsque ces solutions ou ces
instructions arrivaient au centre de l'Afrique, les situations
s'étaient presque toujours modifiées, d'où échange d'uni' nou-
velle correspondance, et c'est ainsi que les dossiers et les liasses
s'entassent dans les cartons du ministère et représentent le seul
développement pris par nos colonies. Les échecs de nos entre-
prises pour la mise en valeur du Congo français ne sont pas plus
imputables à Brazza, quoiqu'il ait été de mode de les lui attribuer,
qu'à nos colons; notre Administration coloniale doit seule en
être rendue responsable. « En raison de ses principes et de son
organisation, comme le dit si justement M. Pauliat, elle impose
à son personnel aux colonies un rôle, une attitude, et elle les
charge d'attributions qui doivent forcément leur aliéner les sym-
pathies et leur valoir l'hostilité des colons qui ont afîaire à eux. »
IV
Ce qui assura la réussite des entreprises belges au Congo, ce
fut qu'elles échappèrent aux complications des machines gouver-
nementales trop minutieuses, et aux délibérations des assemblées
parlementaires. Elles ne relevèrent pas d'une Administration co-
loniale, mais furent uniquement dirigées par le roi Léopold, as-
sisté de quelques auxiliaires judicieusement choisis. Ce que le
roi des Belges arriva à réaliser si rapidement en Afriqui' par sa
hardiesse de conception, par son initiative, par ses spéculations
audacieuses, par sa prévoyance et sa persévérance, il est hors de
doute qu'aucun Etat constitué sur les bases du droit politique mo-
derne n'aurait pu l'obtenir. Ue IScSl à 1884 les expéditions belges
se succédèrent au Congo, les steamers sillonnèrent le réseau flu-
vial, de nombreuses stations furent fondées. L'Association Inter-
nationale du Congo, (jui avait remplacé tout à la fois le Comité
d'Etudes et l'Association internationale africaine, devenait une
V('!ritable Puissance que reconnaissaient successivement, après
les Etats-Unis, tous les gouvernemens européens et qui, repré-
TOMK CXLVIII. — 1898. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
sentée à la grande conférence de Berlin (1884-1885), allait sous les
auspices de F Allemagne, être définitivement introduite dans le
droit public de l'Europe et porter désormais le nom d'Etat Indé-
pendant du Congo. Ce fut à S. M. le roi des Belges, le fondateur
et le président de l'Association Internationale Africaine, que les
membres du Congrès offrirent la nouvelle couronne.
Au lendemain de la conférence de Berlin, le roi Léopold dut
solliciter des Chambres belges l'autorisation de devenir le chef de
l'État Indépendant. « Roi des Belges, écrivit-il à ses ministres,
je serais en même temps souverain d'un autre Etat. Cet Etat serait
indépendant comme la Belgique et il jouirait comme elle des
bienfaits de la neutralité. Il aurait à suffire à ses besoins, et l'ex-
périence, comme l'exemple des colonies voisines, m'autorisent à
affirmer qu'il disposerait des ressources nécessaires. Sa défense
et sa police reposeraient sur des forces africaines commandées
par des volontaires européens. Il n'y aurait donc entre la Belgique
et l'État nouveau quun lien personnel. » Les Chambres votèrent
l'autorisation dans les termes suivans: « S. M. Léopold II, roi
des Belges, est autorisé à être le chef de l'État fondé en Afrique
par l'Association Internationale Africaine. L'union entre la Bel-
gique et le nouvel État sera exclusivement personnelle . »
Telle fut la genèse de l'État Indépendant, et j'avais raison de
dire, en commençant son histoire, que sa naissance, sans être illé-
gitime, était assez compliquée. L'opinion publique fut très agitée
en Belgique par cet événement ; elle se divisa en congophobes et
congophiles, voire en congolàtres. Les premiers, les plus nom-
breux, recrutés dans tous les partis politiques, prédirent que
lunion personnelle des deux couronnes ne serait quune vaine
formule, et qu'en dépit des assurances contraires de la lettre royale,
la Belgique serait entraînée à des octrois de subsides et à des ga-
ranties d'emprunt ; le nouveau royaume africain serait un gouffre
pour les finances belges; il fallait se garder, en favorisant par
déférence une fantaisie royale, de lancer le pays dans les aventures
de la politique coloniale. Assez de vaillans officiers, détachés au
service de l'Association Internationale Africaine, avaient trouvé la
mort sous le climat meurtrier du Congo. D'ailleurs cet immense
domaine, placé sous le régime de la liberté commerciale par l'Acte
de Berlin, ne pouvait être qu'un médiocre débouché pour l'indus-
trie belge. Les congophiles, en petit nombre, leur opposaient que,
tout au contraire, l'union personnelle des deux couronnes donnait
LE CONGO FRANÇAIS ET l'ÉTAT INDÉPENDANT. 131
à la Belgique tous les avantages d'une colonie, sans lui en donner
les charges, que le régime de la liberté commerciale n'empêche-
rait pas la Belgique d'être maîtresse du marché congolais par
la force même du lien qui l'unissait au royaume africain. Quel-
ques congolâtres ajoutaient encore à ces argumens des considéra-
tions morales qu'ils développaient dans un langage presque ridi-
cule à force d'exaltation. Le Belge , à les entendre , menait une
existence flasque et terne entre ses frontières exiguës défendues
par la neutralité ; il fallait lui donner de l'idéal et de la gloire.
Heureux les vaillans qui étaient tombés pour la belle cause dans
les plaines du Congo! « Pourquoi, s'écriait le sénateur Edmond
Picard, pourquoi tant de soucis de ceux pour qui le danger et la
mort sont des besoins sacrés qu'ils envisagent avec la belle tacitur-
nité du courage? Qu'est-ce que cette manie de soustiaire le Belge
à quelque héroïsme et de le rendre malgré lui lâchement amou-
reux du bien-être?» Enfin, ceux que la question du Congo laissait
indiiïérens, — et ils étaient en petit nombre, — se livraient à
d'innocentes plaisanteries sur l'union personnelle des deux cou-
ronnes, et l'on prétend même qu'un Bruxellois, facétieux comme
un Parisien, charbonna près d'une des portes du palais royal cette
satirique inscription : « Sonnez deux coups pour le Congo. »
A voir l'accueil fait par l'opinion au principe de l'union per-
sonnelle, il est évident que l'éventualité d'une annexion du Congo
à la Belgique eût, à cette époque (188'')), soulevé dans la nation les
plus vives protestations. L'œuvre du roi Léopold avait encore de
dures épreuves à traverser, avant d'être appréciée par ses sujets
belges. Le nouvel Etat, en pleine voie d'organisation, avait déjà
absorbé bien des millions ; la fortune royale et la liste civile étaient
employi'es tout entières à doter son budget : il fallait au roi des
ressources pour soutenir son œuvre africaine et réparer sa fortune
personnelle; l'heure des entreprises était sonnée : les financiers
et les hauts banquiers remplacèrent dans l'entourage du roi les
explorateurs, les géographes et les philanthropes. C'est alors
(188l)-1887) que se fondèrent couj) sur coup à Bruxelles les
grandes coiniJUgnies commerciales : Compagnie du Congo pour
le commerce et l'industrie, Compagnie des magasins généi'aux du
Congo, Société anonyme belge pour le commerce du llaul-
Congo, Compagnie des produits du Congo, etc. Chacune de ces
compagnies a son but bien défini et son capital propre, mais
elles sont inféodées plus ou moins à l'Etal Indépendant et reçoi-
132 REVUE DES DEUX MONDES.
vent de lui une direction unique. Cette direction est confiée, —
chose singulière, — à un officier d'ordonnance du roi, au capi-
taine, aujourd'hui major Thys. C'est une personnalité remarquable
que celle de cet officier, la cheville ouvrière des entreprises
belges au Congo, explorateur intrépide, confident du roi, mer-
veilleux orateur, financier consommé, habile ingénieur, allant
inspecter les établissemens du Congo et revenant présider les
conseils d'administration, ou faire une campagne de conférences
populaires en faveur de l'œuvre africaine.
Le roi, presque complètement ruiné, taxa tous les siens : les
d'Orléans et les Cobourg apportèrent sans enthousiasme leur
concours financier à l'œuvre africaine ; la haute société belge fut
l'objet de sollicitations pressantes ; souscrire des actions du Congo
devint pour les courtisans le meilleur moyen d'être agréables au roi.
Hélas ! il y eut aussi des ressources considérables demandées à des
combinaisons douteuses. Cet Etal Indépendant, né de l'Association
Internationale Africaine, qui avait comme objectif l'abolition de
l'esclavage, en arriva même à accorder aux compagnies congo-
laises, moyennant un droit de participation à tous les bénéfices,
la faculté de libôrer des esclaves. Faut-il enlever une grande illu-
sion aux philanthropes et leur dire qu'entre acheter et racheter
des noirs, il n'y a souvent en Afrique que la différence d'une r?
Mais le Congo dévorait des millions; les frais de premier éta-
blissement d'une pareille entreprise étaient énormes et dépas-
saient toutes les prévisions. L'Etat Indépendant dut recourir à
un emprunt à lots de 150 millions. Or, une difficulté se présen-
tait : les bons ne pouvaient pas, comme bien l'on pense, être
émis au centre de l'Afrique parmi les sujets noirs de S. M.
Léopold II. On s'adressa aux Chambres belges, qui permirent à
l'Etat Indépendant d'émettre son emprunt en Belgique; le gou-
vernement français, également sollicité, fut assez imprévoyant
pour accorder à cette valeur l'autorisation de cote, sans réclamer
en retour de l'Etat Indépendant le moindre avantage. Il faut ajou-
ter que l'emprunt à lots bénéficia chez nous dans une large me-
sure de l'étiquette Bons du Congo, que lui avaient donnée à des-
sein les financiers belges. Les petites bourses, qui sont toujours
les plus patriotiques, apportèrent avec empressement leurs éco-
nomies à l'emprunt de l'Etat Indépendant, croyant favoriser une
entreprise française.
En même temps que la campagne de souscriptions, il se
LE CONGO FRANÇAIS ET l'ÉïAT INDÉPENDANT. 133
menait en Belgique une campagne de propagande très active en
faveur du Congo. Au retour de ses voyages, le capitaine Thys se
faisait entendre à Bruxelles, à Liège et à Anvers. Dans ce grand
port venaient justement d'avoir lieu les premières ventes d'ivoire
et de caoutchouc. L'Etat Indépendant devenait de plus en plus
populaire ot, comme, d'autre part, la majeure partie de ses offi-
ciers et de ses fonctionnaires étaient Belges, il se créait un lien
plus étroit entre lui et la Belgique. Mais l'argent faisait toujours
défaut; l'emprunt à lots n'avait pas donné tout ce qu'on espérait
et il fallait trouver de nouvelles ressources en vuo d'un travail
gigantesque : l'ouverture d'une voie ferrée reliant le Stanley-Pool
au bas fleuve, Leopoldville à Matadi. Le roi s'adressa aux
Chambres belges, qui autoriseront (juillet 1889) le gouvernement
à souscrire pour 10 millions d'actions à la coiibtitution de la
compagnie du chemin de fer du Congo.
L'année suivante (1890), le roi Léopold II jugea enfin le mo-
ment venu de dévoiler ses projets: la Belgique célébrait le 25*^ an-
niversaire de son couronnement; l'entreprise africaine, l'œuvre
de sa vie, était assez avancée pour être comprise et appréciée par
ses sujets. Le Boi-Souverain chercha une combinaison le déli-
vrant d'une lourde charge et assurant l'avenir de son royaume
africain. Le moyen qu'il employa pour transférer l'Etat Indépen-
dant à la Belgique est une des choses les plus curieuses de l'his-
toire du droit public. Sa Majesté Léopold II, dédoublant sa person-
nalité, adressa à Sa Majesté Léopold II, roi des Belges, le testament
qu'il avait rédigé comme souverain de l'Etat Indépendant et par
lequel il léguait et transmettait après sa mort à la Belgique son
royaume africain. Ce testament donna lieu à l'ouverture do né-
gociations entre le gouvernement belge et celui de ri']tat Indé-
pendant, négociations qui aboutirent à la convention suivante :
Ainici.K iMiKMH'.ii. — L'Ktaf. belge s'engage à avancer, à titre de prôl, àl'État
Indépendant du Congo une somme de 2.") millions de francs et ce savoir:
5 millions do Francs aussilùl après l'approbation de la législature et 2 millions
par an pendant dix ans ài»arlii- de co premier versement. Pendant ces dix
années, les sommes ainsi i)rèlécs ne seront point produetives d'intérêts.
Aur. H. — .Six mois après l'expiration du terme susdit de dix ans, l'État
belge pourra, s'il le juge bon, s'annexer ITUat Indépendant du Congo avec
les biens, droits et avantages attachés à la souveraineté de cet Ktat... mais
aussi à charge de repiendre les obligations dudit l'Aa.1 envers les tiers, le
Uoi Souverain refusant exprosse'mcnt toute indemnité du chef des sacrifices
personnels qu'il s'est imposés.
134 REVUE DES DEUX MONDES.
Art. III. — Dès à présent, l'État belge recevra de l'État Indépendant tels
renseignemens qu'il jugera désirables sur la situation économique, commer-
ciale et financière de celui-ci... Ces renseignemens ne doivent avoir d'autre
but que d'éclairer le gouvernement belge et celui-ci ne s'immiscera en
aucune manière dans l'administration de l'État Indépendant qui continuera
à n'être rattaché à la Belgique que par l'union personnelle des deux cou-
ronnes...
Art. IV. — Si, au terme prédit (en 1900), la Belgique décidait de ne pas
accepter l'annexion de l'État du Congo, la somme de 23 millions de francs
prêtée, inscrite au grand livre de sa dette, ne deviendrait exigible qu'après
un nouveau terme de dix ans pendant lesquels elle serait productive d'un
intérêt annuel de 3 1/2 p. 100.
Ce testament d'un roi en parfaite santé léguant à son peuple
un des deux Etats dont il était souverain, ce legs servant de pré-
texte à une demande de fonds de ce roi à ses sujets est bien
la plus étrange idée qui se puisse concevoir. La convention sou-
mise aux Chambres belges, réunies en une session extraordinaire
qui a pris le nom de Session congolaise, fut votée à la presque
unanimité. C'est dire combien l'opinion publique avait évolué
en Belgique et combien le Congo y était devenu populaire : la
presse entière, même celle de l'opposition (1), se montra favo-
rable à l'éventualité de l'annexion. Depuis 1890, l'Etat Indépen-
dant, ou plutôt la Compagnie du chemin de fer, qui lui est in-
féodée, s'est trouvée de nouveau aux abois et le gouvernement
belge a dû intervenir pour aider de ses deniers à l'achèvement de
la ligne. En 1895, à propos d'une nouvelle demande de crédits,
M. de Mérode, alors ministre des Affaires étrangères, pensa qu'au
lieu de renflouer continuellement le navire congolais, il serait
peut-être plus sage d'en prendre la direction et il déposa un projet
de loi approuvant la reprise immédiate du Congo par la Belgique.
Le Roi-Souverain montra, paraît-il , peu d'enthousiasme pour
cette solution qu'il avait appelée de tous ses désirs cinq ans au-
paravant. C'est que le Congo est le pays des mystères et des fic-
tions: cet Etat Indépendant qui n'est pas belge, bien que la confu-
sion se fasse continuellement à ce sujet, est doublé d'une affaire
privée; à côté du domaine public sur lequel on est déjà fort peu
renseigné, il s'est constitué un Domaine Privé sur lequel plane le
plus grand mystère, mais qui donne, à n'en pas douter, des re-
venus importans. L'annexion du Congo par la Belgique sera
(1) La Réforme est le seul journal qui soit encore hostile au mouvement colo-
nial.
LE CONGO FRANÇAIS HT l'ÉTAT INDÉPENDANT. 135
plus OU moins avantageuse, suivant que ce Domaine Privé, qui
s'accroît chaque jour, sera plus ou moins compris dans l'acte de
cession. Le Congo de 1895, malgré les bruits qui commençaient
à circuler sur le Domaine Privé, parut à M. de Mérode un pla-
cement avantag-eux pour la Belgique; mais il fallait se hâter et
se rappeler qu'aux dernieis venus ^ il ne reste souvent que des
os à ronger : tarde venienlihus ossa. Faiblement soutenu par le
roi, en désaccord avec les Chambres, M. de Mérode, pris entre
son loyalisme et son patriotisme, donna sa démission, et son pro-
jet de loi fut retiré. Malgré ce léger nuage, la popularité du
Congo est allée en grandissant 'et la Belgique se montre aujour-
d'hui impatiente de devenir la mère patrie de cette belle colo-
nie qui commence à rendre généreusement les capitaux qu'elle
a absorbés. Le roi a refait sa fortune personnelle et l'aura bientôt
doublée; les courtisans qui, pour lui être agréables, avaient placé
des fonds dans les entreprises africaines réalisent des bénéfices
considérables. Les actions du chemin de fer Matadi-Leopoldville,
émises à oOO francs en 1889, tombées à 250 en 1893, valent au-
jourd'hui près de 1200 francs, et nul ne peut dire quel prix
atteindra cette valeur le jour où la ligne arrivée à Léopoldville
aura à écouler toutes les marchandises du bassin central concen-
trées au Stanley-Pool.
Cette voie ferrée résout en effet le problème économique que
je posais en commençant; elle supprime cet obstacle delà région
des chutes qui empêchait l'Afrique intérieure d'entrer en activité
commerciale. Dès à présent, les centaines de factoreries belges
établies dans l'Etat Indépendant travaillent fiévreusement; l'ivoire,
le caoutchouc, le copal, l'huile de palme s'entassent dans les
com|>toirs; une flotte de steamers va amener tous ces produits à
Léopoldville, d'où ils seront dirigés par la voie ferrée jusqu'à
Matadi et de là embarqués pour Anvers. Matadi, enfoncé dans
l'estuaire du Congo comme Anvers dans l'embouchure del'b^scaut,
deviendra le grand port de l'Afrique centrale. Léopoldville. Ma-
tadi, Anvers seront les trois stations de celle nouvelle artère com-
merciale du monde. La grande œuvre du chemin de fer congo-
lais, qui rencontrait, il y a quatre ans encore, tant de sceptiques
et que nous nous sommes trop longtemps obstinés, nous Fran-
çais, à regarder comme une chimère est aujourd'hui réalisée: le
dernier rail a été boulonné le 1(> mars, et l'inauguration officielle
de la ligne a été fixée au l*"'' juillet. La riche Compagnie du che-
136 REVUE DES DEUX MONDES.
min de fer Matadi-Stanley-Pool a, en cette circonstance, grande-
ment et habilement fait les choses : elle a invité les Puissances
signataires de l'Acte de Berlin à se faire représenter aux fêtes
d'inauguration, et elle a affrété pour le transport de ses invités
le steamer Y Albertville, qu'elle a fait luxueusement aménager. La
somme que le Conseil d'administration a distraite de ses réserves
pour cet objet ne sera pas une vaine dépense; les notabilités de
toutes sortes conviées à cette inauguration, ainsi que les nom-
breux représentants de la presse belge et étrangère feront à la
nouvelle ligne la plus utile et la meilleure des réclames. Le
i"""" juillet, les locomotives pavois'ées entreront à Dolo, le port de
Léopoldville amenant de Matadi des trains chargés de nombreux
visiteurs; elles seront saluées par les steamers ancrés au Stanley-
Pool ; la fête sera originale et brillante; puis, aussitôt après, com-
mencera l'exploitation intensive de ces régions à peine soupçon-
nées il y a vingt ans : la révolution économique de l'Afrique
centrale sera un fait accompli .
Cette révolution bienfaisante, — est-il besoin de l'ajouter? —
s'accomplira presque exclusivement au profit de la Belgique. En
effet l'Etat Indépendant, pour se procurer des ressources, a fait
succéder au régime de liberté commerciale institué par l'Acte de
Berlin un régime de taxes qui constitue un véritable monopole
à son profit ou, ce qui revient au môme, au bénéfice des com-
pagnies commerciales qu'il a fondées et qu'il dirige. Les maisons
de commerce françaises qui, sur la foi des traités, s'étaient in-
stallées dans le domaine de l'Etat Indépendant, atteintes par ces
injustes tarifs et par des prohibitions de toute nature, ont dis-
paru, rachetées par des sociétés belges qui ont étendu leurs affaires
jusque dans le Congo Français.
Si la plus grande partie du commerce de notre colonie se
trouve aujourd'hui entre les mains des Belges, on peut affirmer
que tous les transports, commerciaux ou autres, à destination
du Congo français se feront exclusivement par la voie ferrée de
Matadi à Léopoldville. C'est par elle que devront passer le per-
sonnel et le matériel de nos expéditions, nos agens, nos troupes
à l'occasion, nos missionnaires, les ravitaillemens de nos
postes, etc. Il paraît en efîet difficile d'escompter dans un ave
nir prochain l'ouverture d'une voie ferrée traversant le Congo
Français et reliant Loango à Brazzaville par la vallée du Niari-
Kouilliou. Une société financière s'était constituée en 1893 pour
LE CONGO FRANÇAIS 'ET l'ÉTAT INDÉPENDANT. 137
l'étude et la création de ce chemin de fer. C'était au moment où
les ingénieurs belges rencontraient le maximum de difficultés
et venaient de dépenser 20 millions en trois ans pour la con-
struction de 30 kilomètres. La voie de Loango à Brazzaville se-
rait plus longue de 100 kilomètres que la ligne de ^latadi à
Léopoldville, mais son terminus ouest serait sur l'Atlantique,
tandis que Matadi en est éloigné de 180 kilomètres; la construc-
tion du chemin de fer du Niari présenterait beaucoup moins de
difficultés que celle de la ligne belge, car le relief des terrains à
traverser est moins considérable; la seule infériorité du projet est
l'absence de port à Loango. Les moyens financiers manquèrent à
la société française, qui se heurta à la coalition de la haute
banque lancée à fond dans l'entreprise belge, et l'idée du chemin
de fer français fut momentanément abandonnée.
Ce nouvel échec dans notre œuvre coloniale au Congo ne
doit pas nous empêcher de rendre un jugement impartial sur la
tâche accomplie par les Belges dans l'Etat Indépendant. Ils ont
révélé, en cette occurrence, un tempérament éminemment propre
à la colonisation; le roi Léopold, qui avait deviné leurs aptitudes,
s'est habilement employé à leur fournir l'occasion de les mettre
en œuvre et de les développer; grâce à lui, la Belgique sera, au
xx^ siècle, une grande puissance coloniale. Mais, nous ne saurions'
trop le répéter, le succès si rapide de l'Etat Indépendant témoigne
surtout de la supériorité de l'initiative privée sur les procédés
gouvernementaux, en matière de colonisation. Les capitaux, l'in-
dustrie et le commerce belges se sont disputé la mise en valeur
de cet immense domaine, parce que le gouvernement de l'Etat
Indépendant, réduit à des rouages rudimentaires, n'a pas prétendu
tout dominer, tout contrôler, tout administrer.
Les « coloniaux » français devraient profiter de cet enseigne-
ment et, au lieu de perdre leur temps à des récriminations inu-
tiles contre la compagnie du chemin de fer belge, ils devraient
imiter l'attitude de l'Angleterre, lors de l'ouverture du canal de
Suez. La similitude est frappante entre les deux situations. Pen-
dant les longs travaux du creusement du canal, les Anglais ne
cessèrent de faire obstacle à cette œuvre françaisi\ la dénigrant
et lui prc'îdisant les plus sombres destinées; mais, (juand ils com-
prirent (jue, malgré leur op[)()sition, le canal allait s'achever, ils
changèrent bruscjuement de lactique, et firent afiluer leurs capi-
taux dans l'entreprise, alin d'avoir leur part d'inlluencc dans les
138 KEVUt: DES DEUX MO>DES.
conseils d'une compagnie maîtresse d'une voie navigable qui leur
était indispensable; le krach khédivial favorisa leurs desseins.
Telle doit être exactement la ligne de conduite à adopter et nous
devons tout mettre en œuvre pour arriver à obtenir dans la com-
pagnie du chemin de fer du Pool une place prépondérante (1).
L'Angleterre, déjà maîtresse du Nil et du Niger, convoite la der-
nière des trois grandes artères fluviales de l'Afrique, et il faudra
faire bonne garde pour l'empêcher de s'y implanter. La moindre
ingérence de sa part dans les affaires de l'État Indépendant, et sous
quelque forme que ce soit, aurait les plus funestes conséquences.
Oublions donc nos petites difficultés avec nos voisins de l'Escaut
et du Congo et quand, en 1900, à l'expiration du délai fixé par la
convention de 1890, la Belgique sera appelée à se prononcer défi-
nitivement sur l'annexion de lEtat Indépendant, ne suscitons à
ses desseins aucune mesquine opposition. L'Etat Indépendant est
une anomalie trop grande dans notre droit international moderne
pour que son existence puisse se prolonger indéfiniment; toute
désagrégation, toute liquidation, même partielle, de ce vaste do-
maine profiterait plus à l'Angleterre qu'à la France, en dépit de
notre droit de préemption, et ce serait la plus imprévoyante des
politiques que celli^ qui aurait pour résultat d'augmenter en
Afrique nos points de contact avec l'Anglais.
Comte Henry de Castries.
(1) Est-il besoin de dire que nous ne souhaitons pas un krach sur les valeurs
congolaises? mais, si ces valeurs subissaient une crise môme momentanée, il y
aurait pour nous une occasion quil ne faudrait pas laisser échapper.
LES SELVE
MŒURS DU LATIUM
DERNIERE PARTIE(l)
Quand le jour pointa par delà les lointaines montagnes de
rOmbrie, dans l'Est, avant même que le soleil fût assez haut
pour qu'on pût le voir au-dessus de la cime noirâtre des forêts, la
jeune lille s'en retourna chez elle à pied. Lorsqu'elle arriva, ses
oncles lui jetèrent de mauvais regards; mais, à son grand étonne-
ment, personne ne fit la moindre allusion aux événemens du jour
précédent. Ils étaient tous violemment irrités contre elle, mais
ils n'entendaient point passer leur colère en paroles. La ven-
geance était de bonne garde aux Selve ; elle s'y conservait comme
du bon vin, comme le meilleur des vins, de l'avis de tous.
— Je ferais mieux de les (juitter, pensa Muriella à plusieurs
reprises, le jour suivant. Où que j'aille, je pourrai gagner ma vie.
Mais, ainsi qu'elle l'avait dit à Caterina, ces bois étaient ses
amis, mieux que cela même, ils étaient la seule chose qu'elle pût
aimer; et elle leur était attachée de toute son âme. Elle con-
naissait chacun de leurs grands arbres, comme un prêtre connaît
chacun des membres de sa paroisse. Elle aimait la lil)erté, la
solitude, la tranquillili'' dont elle pouvait jouir dans cette forêt;
(1) Voyez l.i licvuc du l.'i juin.
140 REVUE DES DEUX MONDES.
elle en aimait -les étangs brunâtres et profonds, les fourrés impé-
nétrables, que seuls pouvaient traverser les sangliers, l'ombre ver-
dâtre que l'éclat même des midis ensoleillés ne pouvait dissiper,
les silences profonds des jours d'hiver, des soirs d'été. Tout cela
lui tenait au cœur, sans qu'elle cherchât à s'expliquer, à com-
prendre pourquoi il en était ainsi.
Les lièvres aux grands yeux tendres, les oiseaux au chant
joyeux, les reines des prés empanachées de soie, les bouleaux à
l'écorce d'argent, les chênes au tronc brunâtre, lui étaient plus
chers que les êtres avec lesquels elle vivait. Elle éprouvait, dans
la pénombre calme de ces bois, une joie inexprimable, mais intime,
et lorsqu'elle voyait les mules peiner sous les coups, les trou-
peaux de chèvres s'épuiser dans la poussière de la grande route,
lorsqu'elle entendait les vaches mugir en vain après les petits
dont on les avait séparées, elle se sentait plus rapprochée de ces
créatures souffrantes que des hommes qui s'égorgent, se battent,
s'assomment entre eux. Autour d'elle, on prenait plaisir à mar-
tyriser les animaux; jeunes et vieux les traitaient comme s'ils
eussent été insensibles ; mais Muriella était née avec une âme
qui ne ressemblait en rien à celle des personnes de son entou-
rage. Comme celle des vaches et des chèvres, son âme était
muette, mais du moins elle était vivante.
Ses parens la faisaient passer pour folle, quoiqu'ils sussent
bien qu'elle n'était pas folle; il était impossible en en"et de se
jouer d'elle. Il lui était déjà arrivé de saisir de sa belle main
brune quelque berger inhumain par le collet et de le précipiter
dans un torrent ou de le faire choir sur un lit d'orties. Très vigou-
reuse, elle était douée de cette force superbe que la vie en plein
air et l'exercice suffisent à développer chez ceux dont la nourri-
ture consiste en pain noir et en légumes.
Les ouvrages qu'elle avait à faire étaient des plus pénibles; les
seuls momens de repos qu'elle connût étaient ceux qu'elle pas-
sait à son métier, sur lequel elle tissait les grossières toiles de
chan\Te que l'on employait dans sa famille ; mais, jeune et active,
elle ne souffrait pas de cette vie pourtant si fatigante ; il va-
lait mieux pour elle qu'elle dépensât toutes ses forces, toute
son énergie aux travaux qu'exigeait la culture de l'enclos et des
champs, plutôt que de les perdre à ne rien faire. L'idée de quitter
les Selve l'épouvantait, non qu'elle redoutât les dangers de la vie
errante; mais parce qu'elle se sentait profondément attachée au
LES SELVE.
lU
sol, autant par ses habitudes que par son cœur. Elle savait qu'en
tout autre endroit, elle se sentirait aussi égarée que l'écureuil
qu'un incendie de foret a chassé du vieux tronc de chàtaifj;nier,
dans lequel se trouvait son nid, et qui, éperdu, errant sur la
mousse brûlée, sur le gazon en cendres, ne retrouve plus les
sentes qui le ramenaient à sa cachette.
Quelques jours plus tard, au cours d'une de ses promenades
journalières à travers les bois, Cyrille la vit; il arrêta son cheval,
et lui dit :
— Je ne t'ai pas remerciée de ce que tu as fait, l'autre jour, à
San Vitale. — La jeune fille, qui était agenouillée sur le sol,
occupée à couper des roseaux secs, se redressa. — Je crains que
cela n'ait irrité tes oncles contre toi. En a-t-il été ainsi ?
— On s'aime peu chez nous; répondit-elle. Leurs pensées ne
sont pas mes pensées, pas plus que leurs coutumes ne sont les
miennes.
— Ne vaudrait-il pas mieux les quitter?
— Sans doute 1
— Veux tu que je prie Cuterina de te trouver quelque occupa-
tion chez nous ?
— Non, monsieur !
— Pourquoi pas ?
— Parce que cela ne me conviendrait pas.
Elle rougit un peu en répondant ; Fausto l'avait plus que ja-
mais en ces derniers temps poursuivie de ses grossières assiduités.
— Tu ne peux pas être heureuse au milieu de gens dont la
conduite est si diiïérente de la tienne, si blessante môme pour
toi, reprit-il.
L'air pensif, elle attira à elle une nouvelle brassée de roseaux
qu'elle ccnipa et jeta sur le sol à coté de ceux qui étaient déjà
abattus.
— Heureuse? Qu'est-ce que c'est que ça ? dit-elle avec une
ignorance vraie et qui n'avait rien de cynique. C'est votre manière
de parler, pas la notre !
J^es vers dedœlhe : « Quand au déclin du jour... etc. » mon-
tèrent ù. l'esprit de Cyrille, en même temps que cette phrase de
Th('.roigne de Aléricourl : « L'enfant ne souriait-il pas à sa mère,
sous Tibère, comme sous Trajan? »
— De tout temps, à coup sur, les plus humbles eux-mêmes ont
leur part naturelle de bonheur, répli(jua-t-il, en hésitant un peu.
142 RKVUE DES DEUX MONDES.
Un sourire de dédain plissa la belle bouche de Muriolla.
— Avez-vous jamais remarqué les ânes qui viennent chercher
le sable que l'on extrait des carrières? dit-elle brusquement. Dès
leur plus jeune âge, on les forcé à travailler Ils n'atteignent ja-
mais leur croissance complète.' Leurs yeux sont toujours ma-
lades, leurs pelage toujours couvert de poussière, jamais on ne
les étrille. Leurs sabots sont secs et fendillés, leurs os saillent
sous la peau, ils n'ont rien autre à manger que de la paille moisie
et des feuilles mortes. Ce sont des bêtes de somme que l'on
roue de coups, qui n'ont jamais un instant de repos. l']h bien,
les femmes des pauvres leur sont comparables. C'est dans la dou-
leur et dans la pénurie qu'elles engendrent, et leurs eufans ne
leur sont qu un surcroît de fatigue. Voilà pourquoi je ne me ma-
rierai jamais, si c'est là ce que vous voulez dire.
Cyrille fut étonné de la réflexion et de l'observation que déno-
tait cette réponse. C'était un vrai miracle que d'entendre une de
ces paysannes parler avec quelque compassion d'un animal, de
l'entendre surtout comparer les destinées humaines avec le sort
des bêtes. La netteté de cette réponse le surprit aussi, car il est
rare, dans ce pays, que l'on réponde jamais de manière bien pré-
cise. Montrant de la main un point d'or qui brillait au loin dans
l'ouest :
— C'est là-bas qu'est Rome, lui dit-il, à l'endroit où tu aper-
çois cette étincelle de lumière. C'est dans cette ville que se trouve
le trône du vice-roi de Dieu, et il est arrivé à des fils de paysans
de siéger sur ce trône : des empereurs et des rois s'agenouillaient
devant eux et leur baisaient le pied. Une femme peut-elle dire ce
qu'il adviendra de l'enfant qu'elle porte dans son sein? Qui donc
peut lui prédire l'avenir réservé au fruit de ses entrailles?
^luriella regarda dans la direction qu'il lui indiquait ; mais
elle ne comprit pas le sens de ses paroles. Elle savait seulement
que c'était là le but des voyages des diligences.
La route' est longue et l'abîme profond qui séparent les esprits
simples des esprits cultivés. Chacun parle une langue inconnue
à l'autre.
Cyrille comprit qu'elle n'avait pas saisi le sens de ses paroles va-
guement destinées à la consoler. Il se fit un silence, qu'interrompait
seul le bruissement de la serpe rouillée, hachant les roseaux secs.
— Pourquoi restez- vous ici? demanda soudain Muriella, pour-
quoi? Ce n'est pas votre pays.
LES SELVE.
1^3
— Non, en effet, ce n'est pas mon pays.
— Vous n'avez donc pas d'amis?
— J'en ai beaucoup ; mais pas ici.
— Vous devriez vous en retourner vers eux.
— Ah! si cela m'était possible, je le ferais volontiers!
— Et pourquoi cela ne vous est-il pas possible?
Il ne répondit pas. Comment en effet lui faire comprendre la
position dans laquelle il se trouvait ? Toujours agenouillée sur le
sol, et tout en continuant à abattre des roseaux avec sa faucille,
elle le regarda avec une sympathie soudaine.
— Vous avez tué quelqu'un ? dit- elle à mi-voix.
C'était là une raison qui faisait s'expatrier les hommes a.ux Sp/vc.
— Non! répondit Cyrille. J'ai fait pis. J'ai essayé d'instruire
mes semblables, et ils ne tenaient pas à être instruits. Mes supé-
rieurs m'ont condamné pour cela comme pour un crime. On m'a
emprisonné; je me suis échappé, et je suis venu ici.
Muriella demeurait silencieuse, appuyant sa faucille par terre.
— Ici aussi, dit-elle au bout d'un moment, vous essayez d'in-
struire les hommes. Ils ne vous mettront pas en prison, eux; ils
vous tueront ; tous sont irrités contre vous. Dussiez- vous y tra-
vailler jusqu'à ce que vos cheveux soient tout blancs, vous n'ar-
riveroz pas à les faire changer.
— Je tiens à m'acquitter de mes devoirs envers mes maîtres
comme envers leurs gens.
— Vous agissez selon la justice, mais ils ne veulent pas de
votre justice. Ils veulent continuer à vivre comme ils ont tou-
jours vécu, être ce qu'ils ont toujours été. C'est dans les maré-
cages que se plaisent les sangliers, jamais vous ne les amènerez
à vivre sur de la paille propre, dans une étable.
Cyrille ne répondit rien. — Je croyais, pensait-il, j'ai tou-
jours cru qu'il suffirait de les mener au bord de l'eau pour qu'ils
consentissent, d'eux-mêmes, à se laver et à se tenir propres à
l'avenir; mais je commence à craindre de m'être trompé. — Puis
il dit à haute voix :
— Si cela me convenait et que je fusse sur mes terres, je
pourrais permettre à mes paysans de les mettre à sac, alors même
que cette permission serait une preuve de faiblesse plutôt que de
bonté; mais ici, je n'ai pas le choix. Je ne suis qu'un serviteur et
il me faut imposer à mes subordonnés ce que je sais qu'il es! de
mon devoir de leur imposer.
144 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ils VOUS tueront.
— Advienne que pourra. Les hommes menacés vivent géné-
ralement longtemps.
— Pas toujours, et pas ici surtout.
Muriella s'était remise à son travail, et les tiges jaunâtres et
bruissantes des roseaux s'affaissaient sous les coups de sa faucille
rouillée.
— Qui que ce soit qui vous poignarde, ajouta-t-elle en tra-
vaillant, on ne découvrira jamais le coupable. Tous feront cause
commune avec lui ; chacun prendra son parti et risquera tout
pour le sauver. Ils le cacheront dans leurs lits, ils se parjureront
par la sainte Vierge elle-même, pour lui ; tout le monde le chérira.
Grâce à des signes convenus, il passera en toute sécurité d'une
maison à une autre, d'un village à un autre, d'une province à
une autre. La justice n'arrivera jamais à mettre la main même sur
son ombre. La haine commune de l'étranger est un lien plus fort
que les sermens.
— Alors, comment se fait-il que tu ne la partages pas avec eux,
cette haine?
Pourquoi? Elle ne le savait pas, elle ne se l'était jamais
demandé. Sans doute elle aurait dû embrasser le parti de sa
famille et pas celui de Cyrille. Pourquoi n'en était-il pas ainsi?
— Vous êtes dans le vrai, dit-elle simplement, et puis vous
êtes seul contre des centaines de gens. Du reste, je ne me suis
jamais bien entendue avec les parens de mon père. Ma mère
était de Viterbe. Jusqu'à sa mort, j'ai vécu à Viterbe avec elle.
Elle avait quitté mon père parce qu'il était méchant, cruel. Elle
était bonne, elle, si bonne I Elle me fit bien vite voir combien leur
conduite était mauvaise. Ce sont de méchantes gens, comme
l'était mon père. Ils n'aiment pas les bois, tandis que vous les ai-
mez, vous. Et maintenant, bonjour! Il vaut mieux qu'ils ne nous
voient pas ensemble ici. Ils penseraient que nous complotons
quelque chose contre eux.
Elle lia tous les roseaux qu'elle venait de couper en une
gerbe qu'elle souleva et mit sur sa tête; puis, lorsqu'elle fut ainsi
chargée, d'une marche légère et rapide, elle s'en alla le long du
ruisseau, la grosse gerbe se balançant à chacun de ses pas.
Ainsi marchaient à travers ces bois, bien longtemps avant
elle, les femmes de l'Etrurie et du Latium, Les travaux de la
campagne sont les seuls auxquels le temps ne change rien. Ils ont
LES SELXE. 145
perpétué, en Italie du moins, la grâce naturelle, la noblesse, la
beauté, la simi)licité d'attitudes d'autrefois.
Cyrille la regarda séloigner du même omI qu'il eût contemplé
une statue exhumée du sol. Elle aussi lui semblait de marbre. Ne
portait-il pas l'armure de glace d'une passion sans espoir, d'une
passion qui l'absorbait au point de ne lui laisser ni assez de vue,
ni assez de sens pour qu'il pût éprouver aucun autre sentiment,
môme passager. Mais, dans la solitude où il se trouvait, il lui
était doux de penser qu'elle comprenait les difficultés et les obli-
gations que comportait sa position. Il éprouvait pour elle la môme
reconnaissance qu'il eût éprouvée envers un hommo qui lui au-
rait témoigné de la sympathie. Il discernait l'intelligence qui
perçait à travers le brouillard de son ignorance et il estimait à sa
juste valeur le courage qui la faisait continuellement sopposer
aux actes de ceux avec lesquels elle vivait. Mais quoiqu'il se ren-
dît bien compte qu'ils étaient fondés sur une connaissance par-
faite des personnes dont il était entouré, les avertissemens que
lui avait donnés la jeune fille n'influèrent en aucune manière sur
sa conduite et il n'y attacha pas d'autre importance. Il était fata-
liste, et avait acquis cette indifférence pour le danger qui suit
les grands malheurs. Quand on a tout perdu, hors la vie, il im-
porte peu, scmble-t-il, que la vie aussi nous soit enlevée.
Il y avait à cette époque dix-huit mois qu'il vivait au milieu
de ces bois, ne voyant pas dautres figures que celles de ces pay-
sans qui, tous, lui étaient hostiles ; dix-huit mois qu'il n'avait pu
échanger deux paroles avec un être un peu cultivé. MurioUa était
aussi ignorante que les membres du troupeau dont elle faisait
partie, lesquels ne connaissaient que leurs sentes d'hiver et leurs
sentes d'été ; mais, à défaut d"es[)rit, elle avait un ctrur généreux.
Il éprouvait un certain soulagement à parler un peu avec elle de
son existence en Russie, qui déjà lui semblait si loin, si loin,
quoique deux ans à peine se fussent écoulés depuis qu'il l'avait
quittée. Il lui était doux de se remémorer ce passé, ces scènes,
la vie de ceux qui lUaiont alors cha<(ue jour autour de lui; cela
l'aidait à supporter ce sentiment aveuglant d'irréalité qui, de
môme qu'il s'empare des condamnés dans la solitude de huir
cellule, s'emparait peu il peu de lui.
Il avait parlf- uiui fois à la jeune lillc tle la femme (ju'il ai-
mait, sans la noninnu*, ainsi ([ue Surrey aurait pu parler de Géral-
dine, retenant son souffle, comme pour une prière que l'on n'ose
TOMK CXI.VIU. — 1808. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
formuler. Lui en ayant parlé une première fois, il lui en parla de
nouveau à plusieurs reprises; la lui dépeignant, plongeant dans
son cœur le poignard du regret, comme les amans de tous les
temps ont toujours aimé aie faire. Muriella l'écoutait, pâlissant,
buvant ses paroles, et le moment vint enfm où les mots évo-
quèrent en son imagination primitive une image : l'image d'un
être irréel, pur esprit, insaisissable, habillé de rayons de soleil et
couronné de pâles hellébores. Au contact de la brillante intelli-
gence du jeune homme, l'imagination qui sommeillait en elle
s'éveilla. Elle n'y voyait pas encore assez clair en elle-même pour
qu'il lui fût possible de se représenter nettement les choses ; mais
elle percevait comme un pâle rayon à ses pieds... une vague lueur
verdàtre et douce, comparable à la lueur des vers luisans dans les
sentiers des bois. C'était la flamme de la compréhension qui s'al-
lumait au fond de son cœur; de la compréhension qui va tou-
jours de pair avec le chagrin. Elle ne se rendait pas compte de
la raison qui lui faisait se représenter ainsi cette inconnue.
Peut-être était-ce parce que, quand Cyrille lui en parla pour la
première fois, l'hellébore fleurissait dans la foret qu'éveillait le
renouveau.
Il ne vint pas à l'esprit du jeune homme (|u'il commettait une
cruauté en intéressant de cette manière à son sort une pauvre en-
fant ignorante ; c'était à peine s'il se préoccupait d'elle ; il lui parlait
parce qu'il discernait de la loyauté et de la sympathie dans ses
regards, comme on en voit dans les yeux d'un chien, parce qu'il
était las de la longue solitude muette et indifTérente dans laquelle
ses pensées et ses souvenirs étaient emprisonnés.
— Vous retournerez dans votre pays ! lui dit-elle certain jour
que l'excès du chagrin avait vaincu sa résignation et son courage,
et qu'elle voyait de grosses larmes lui monter malgré lui aux
yeux.
Il eut un geste de désespoir :
— Ah ! jamais !
— Mais si, vous y retournerez!
— Qu'en peux- tu savoir, ma pauvre enfant?
— Je n'en sais rien, dit Muriella; mais je prie pour vous.
Il courba la tête :
— Merci, chère enfant!
Elle eut un regard ardent, suppliant, qu'il ne comprit pas,
car ses pensées étaient ailleurs.
LES SELVE. 147
— Je prierai toujours pour vous, dit-elle brusquement. Je suis
sûr qu'un jour vous retournerez^ dans votre patrie.
— Tu parles ainsi pour me consoler. Ceux qui se sont jugés
offensés par moi ne pardonnent pas.
— Rien ne peut-il donc les attendrir?
— Non 1 Pas plus que rien ne fera so lever et marcher ce
chêne que tu vois là-bas.
Et cependant, quoique sa raison se refusât à se laisser con-
vaincre, la foi persistante de la jeune fille pénétra peu à peu dans
son cœur, mal<i,ré lui, et lui fut douce comme une espérance.
Après tout, il ne fallait désespérer de rien, sauf de la mort.
Il était encore assez jeune pour voir se produire bien des trans-
formations dans 'le monde. Des guerres, des révolutions, des
renouvellemens de dynastie, de nouveaux syslèuies politiques
pourraient changer la face de l'Europe, et, tout en amenant
de nouveaux élémens dans la vie nationale, modifier aussi son
obscure vie à lui. C'était bien le plus vague des rêves et le plus
insensé; mais, sur les lointaines rives de l'avenir inconnu, il
brillait à travers la nuit, comme brillait dans l'Ouest la faible
lueur du phare de Palo au-dessus de la mer; à peine l'apercevait-
on une vingtaine de fois par an, cette lueur, et cependant, à la
savoir là, on se sentait moins seul, moins en danger, dans les
ténèbres des plus terribles ouragans. C'était ainsi que lui était
chère cette espérance qu'il sentait exister pour lui dans une
autre àme ; il ne la partageait pas, mais elle rempôchait de se
laisser aller au désespoir.
— Vous retournerez dans votre patrie, lui disait Muriella, —
et cette promesse remplissait son cœur de joie, quoiqu'elle lui fût
faite par une pauvre fille ignorante qui ne savait même pas où se
trouvait sa patrie.
VI
Chez Muriella, comme chez la plupart des femmes de sa na-
tion, quoique vague, la foi religieuse était très ardonlo. C'était
une force intense, aveugle et irraisonnée. (|iii lU' doutail pas
plus d'elle-même que la jeune fille ne doutait (jue ses pieds repo-
sassent fermement sur le soi. Mais cette foi étail aussi informe,
aussi obscure, que les traits de la Diane de Scythie, (|ui demeura
si longtemps sous les eaux du lac de Nervi. Dans son enfance,
148 REVUE DES DEUX MONDES.
Muriella avait été heureuse ; car sa mère était bonne pour elle et,
dans ses souvenirs, Viterbe restait comme illuminé par les reflets
d'une joie perdue. C'était un lieu saint pour elle, sa mère y était
enterrée. Peu à peu l'idée lui vint à l'esprit et mûrit en elle de sen
aller en pèlerinage à Viterbe, et d'y supplier les saints et les
archanges d'accorder à l'étranger ce qu'il désirait.
De même qu'une fleur germe dans une terre fertile, cette
pensée généreuse, charitable, presque héroïque, germa rapide-
ment au fond de son cœur; et le chagrin même que cette pensée
lui causait poussait d'autant plus vivement la jeune fille à la
mettre à exécution. Jamais, depuis ce jour étincelant de juillet,
où, âgée de dix ans, on lavait amenée sous les vastes ombrages
verdoyans de la forêt des Gandolfi, elle n'en était sortie; mais elle
savait bien où se trouvait son lieu de naissance : dans le nord-
est, au delà des extrêmes limites des Selve.
Pendant bien des siècles, le flot incessant des pèlerins a passé
sur la route qui mène des murailles de cette petite cité des papes
à la grande ville du Tibre. De nos jours, les papes ne vont plus
à Viterbe, et le sable comble ses fontaines; le torrent de la vie
l'a quittée, l'a laissée, sèche et silencieuse, comme ses fontaines.
Muriella ignorait cela. Pour elle, Viterbe était la ville de son
enfance, la ville des anges aux grandes ailes, des groupes de sé-
raphins, des chœurs célestes, la ville des miracles et des béné-
dictions. Elle n'avait aucune notion de son brilhml passé, de ses
beaux-arts, de ses souvenirs sacrés; elle l'aimait, parce que
c'était là qu'elle avait connu l'amour maternel, là qu'était creusée
la fosse de sa mère.
Au cours de ses rêveries solitaires, durant ses longues heures
de travail, sa résolution s'aflirma. D'après les souvenirs du long
voyage qu'elle avait dû faire pour en venir, Viterbe lui semblait
à une distance incommensurable, aussi loin que la lune elle-
même. Des bergers et des conducteurs de bestiaux lui indiquèrent
le chemin qu'il lui fallait suivre pour sortir des bois et rejoindre
la grande route dans le Nord.
Elle franchit quinze kilomètres à pied, par monts et par vaux
pour prendre la diligence qui se rendait à Ronciglione, et de là,
à Viterbe. Elle n'avait que quelques sous dans sa poche; car elle
ne possédait d'autre argent que celui qu'elle gagnait en vendant
des pièces de toile de chanvre qu'elle tissait elle-même; mais elle
emportait un morceau de pain noir et deux oignons dans un
LES SELVE. 149
» ♦
mouchoir décoche, et elle était accoutumde à faire maigre chère.
Les nuages de poussière qui s'élevaient au-dessus des chemins
et des rues grises et désolées, lui semblèrent lugubres après les
ombrages verdoyans de la forêt; la ville aux eaux jaillissantes,
aux flèches élancées dont elle se souvenait lui sembla avoir dis-
paru. Dieu ,étail-il réellement plus présent en cet endroit qu'il
ne l'était sous les branches des pins et des houx? Douze années
s'étaient écoulées depuis qu'elle avait quitté ces rues pavées de
granit, et ses pieds nus, accoutumés à la mousse et au gazon,
souffraient au contact des pierres. Mais la cathédrale consacrée à
Saint-Laurent était toujours là ; c'était là qu'enfant, elle s'était
agenouillée à côté de sa mère, cependant qu'au-dessus d'elle,
comme des oiseaux, les notes ailées du Kyrie eleison s'envolaient,
flottaient jusqu'au faîte de l'église et montaient par delà vers le ciel.
Lorsqu'elle poussa le rideau de cuir d'une des portes latérales,
la grande nef était silencieuse. La journée approchait de sa fin;
ici et là, des formes solitaires étaient agenouillées sur les dalles,
un sacristain passait sans bruit, allumant les lampes dans la
crypte. Elle se rendit dans une des chapelles latérales dont elle
avaitgardéle souvenir; c'était là que sa mère allait toujours prier;
lasse, couverte de poussière, elle s'y agenouilla, sans qu'on la re-
marquât et se mit à prier de toute son âme. Si cela ne suffisait
pas, si ses prières devaient rester inexaucées, du moins elle aurait
fail tout ce qui lui était possible de faire.
Elle pria comme prient les femmes pour leurs malades à Lo-
rette et à Lourdes. Au-dessus de l'autel se balançait lentement
d'ici et de là une lampe d'argent. MuricUa inclina sa tète jusque
sur les dalles et se couvrit la figure de ses mains.
— Saints! Acceptez la seule chose que je possède en ce
monde, murmura-t-elle. Je suis pauvre, je ne suis rien; mais,
daignez m'écouter. Tout ce que j'ai, je vous le donne; exaucez
les vœux qu'il fait dans le secret de son cœur!
Et elle détacha de sa gorge un petit cœur d'agate, suspendu à
son cou par une tresse de cheveux gris; il avait appartenu à sa
mère. Elle le déposa sur l'autel, au-dessous de la lampe d'argent.
C'était son unique trésor, elle ne possédait rien autre au monde.
Et, sous les rayons de la lampe, ce petit objet sombre, usé, avait
l'air bien misérable, de bien peu de valeur. Mais elle pensait que
les saints ne in(''priseraient pas son oflraude, qu'ils ne la rejette-
raient pas. Ils comprendraient que c'était là tout son bien.
150 REVUE DES DEUX MONDES.
Au bout d'un moment, légiise resplendit de lumières, les
vêpres commencèrent. Muriella se releva, et s'en alla le long d'un
des bas côtés, abandonnant derrière elle le cœur d'agate et la
tresse de cheveux de sa mère. Des sanglots contenus et silencieux
lui déchiraient la gorge.
Cette nuit-là, elle dormit dans une pauvre auberge de la ville,
qu'elle connaissait. Le lendemain, dès l'aurore, serrée entre des
femmes, des volailles qui piaillaient, des enfans qui criaient, des
caisses à claire-voie remplies de canetons, elle quitta Viterbe en
diligence, et s'en retourna au carrefour où aboutissait la route qui
menait aux Se/ce.
Maintenant qu'à chaque pulsation de son cœur, l'amulette
chaude ne battait plus sur sa poitrine, il lui semblait que ce cœur
était lourd comme du plomb. Elle ne regrettait cependant pas ce
qu'elle venait de faire. Au bout de quelques heures, les murailles
et les tours de Viterbe disparurent dans léloignement, et la jeune
fille revit les eaux sombres du petit lac de Vico, les forêts de
chênes et de châtaigniers des collines ciminiennes.
Elle quitta Ronciglione à pied et fut rejointe en chemin par
un homme qui arrêta sa monture lorsqu'il l'eut dépassée. C'était
l'intendant Fausto.
— As-tu pensé à l'offre que je t'ai faite la semaine dernière?
demanda-t-il.
— Non! répondit Muriella.
— Dans combien de temps comptes-tu y penser?
— Dans autant d'années qu'en a déjà la terre.
— Il n'est pas bon de m'avoir pour ennemi, Muriella!
— Peut-être serait-ce encore pis de vous avoir comme
amant .
— Je te donnerais un collier de perles et une caisse de beaux
vêtemens.
— Gardez vos perles pour votre fiancée, vos habits pour les
mendians, et allez-vous-en à la Starta.
— D'où reviens-tu?
— Cela ne vous regarde pas.
— Tu as l'air abîmée de fatigue.
— Je suis encore assez solide pour faire tinter vos oreilles si
vous m'ennuyez. Allez-vous-en chez celle à qui vous avez engagé
votre parole.
Fausto fronça les sourcils et planta ses talons dans les flancs
LES SELVE. 151
(le son 1)1)11 cheval gris. Il n'était pas habitué à ce qu'on le contre-
carrât, à ce qu'on se moquât de lui.
MuricUa se regarda dans les eaux brunâtres et peu profondes
de la rivière aussi claires qu'un miroir et elle se demanda ce que
Fausto pouvait bien voir en elle qui lui fît la poursuivre autant
de ses galanteries. Elle-même ne se trouvait pas jolie ; avec sa
peau hâléc par le soleil, ses cheveux sombres et touffus, sa gorge
vigoureuse qui semblait une colonne, ses rnains et ses bras cui-
vrés, ses pieds nus humides de rosée et verts de mousse, elle se
trouvait en tous points comparable à ces statues de bois que l'on
découvrait parfois dans les tombeaux étrusques. Fausto pouvait la
trouver belle et lui lancer des regards pervers; elle ne voyait rien
dans sa personne qui lui parût digne d'admiration.
Après une longue marche harassante, elle atteignit la maison
de ses oncles et, comme le sous-intendant l'avait vue, elle ne fit
pas un secret de son voyage à Viterbe. Tous étaient irrités contre
elle parce qu'elle ne leur rapportait rien; mais, autrement, sa
course n'avait aucun intérêt pour eux.
Elle garda ses espérances au fond de son cœur et attendit.
Lorsque les saints jugeraient que le bon moment était venu, ils
rendraient à l'étranger sa liberté.
— Tu es triste, fille. Qu'est-ce qui te tracasse?
— Est-ce que je ne fais pas tout ce que j'ai à faire?
— Si, on n'a pas de reproche à te faire à ce sujet.
— Alors, que peuvent vous importer ma mine et mes actions?
Elle ne pouvait pas admettre que l'on se mêlât de ses affaires.
Elle se savait être d'une condition infiniment supérieure à ceux
qui l'entouraient, et eux aussi le sentaient; si les hommes avaient
des chemises à se mettre sur le dos, si les enfans avaient toujours
de quoi se nourrir, c'était en grande partie à elle qu'ils le devaient
tous.
— S'il lui plaît d'être la maîtresse de cet étranger, cela ne
nous regarde pas, disaient les femmes.
— Mieux vaudrait qu'elle fût la maîtresse de Fausto, répli-
quait Alcide. L'hiver venu, il nous ferait cadeau d'un porc.
Ils auraient aimé la voir accueillir favorablement les avances
du Romain; c'était un homme tout à fait selon leurs goûts, qui
savait acheter, vendre, faire dos trafics plus ou moins honnêtes,
mentir, jouer au plus lin avec les marchands les plus rusés et les
duper.
152 REVUE DES DEUX MONDES.
— Elle est libre de choisir pour amant celui qu'elle préfère.
Mais, si elle se mêlait de jaser de nos affaires, il lui en cuirait, se
dit Alcide et il se mit à la surveiller.
Cela lui était facile,. car, chaque matin, quand elle partait, on
savait où elle s'en allait travailler; ("était, suivant la saison,
presque toujours au même endroit. Une ou deux fois, il la vit
parler avec Cyrille; mais il n'observa rien dans leur attitude qui
ressemblât à un commerce amoureux. Ce fait le confirma dans
son idée que, sur l'ordre de l'étranger, elle jouait auprès de lui
le rôle de dénonciatrice.
— Nous avons couvé un coucou, dit-il à sa femme; mais sa
femme, qui était plus raisonnée et plus fine que lui, lui répondit :
— Ce n'est pas nous qui l'avons couvée ; elle nous est arrivée
tout élevée ou peu s'en fallait ; et puis, elle n'est pas de la race
de celles qui espionnent.
Alcide n'en demeura pas moins convaincu de la vérité de ses
soupçons, que Lucio partageait. Lorsqu'un homme et une femme,
jeunes tous deux, ne parlent pas d'amour, de quoi parlent-ils
donc, lorsqu'ils sont ensemble, sinon des autres?
Une fois, Lucio put s'approcher assez près d'eux pour en-
tendre ce qu'ils disaient et pour voir qu'ils parlaient séparés l'un
de l'autre par un certain espace recouvert de roseaux; Muriella
coupait des joncs secs et l'intendant, descendu de son cheval, était
appuyé contre un arbre.
— C'est une fauvette des roseaux, disait Cyrille, comme un
petit oiseau s'enfuyait à tire-d'ailc par-dessus les roseaux ; prends
garde de ne pas détruire son nid avec ta faucille.
— Je le vois, son nid, répondit-elle. On dirait ime petite cor-
beille que les lances des roseaux traversent de part en part. Il y a
beaucoup d'oiseaux de cette espèce-là par ici.
Ils emploient sans doute un langage convenu entre eux. pensa
l'espion et il continua à les écouter; mais il ne les entendit parler
que d'oiseaux, de nids et d'autres vétilles du même genre jusqu'au
moment où il vit le cavalier remonter en selle et s'éloigner.
La partie de la forêt où se trouvaient les étangs et les maré-
cages était plus basse et mieux nivelée que le reste ; elle s'étendait
jusqu'au lac de Vico, dans lequel ses nombreux ruisseaux d'eau
courante et ses sources cachées se déversaient. C'était dans ces
marais que les buffles et les sangliers, beuglant et grognant, ve-
naient se baigner et, sur bien des lieues carrées, les panaches bruns
LES SELWE.
lo3
des scirpes et les superbes plumets pourpres des roseaux régnaient
en souverains incontestés. Une chaussée construite sur des pilo-
tis et des assises de pierre, dont les fondations devaient remonter
à l'époque des Antonins, la traversait. Une fois hors de ce sen-
tier, pour s'aventurer dans le labyrinthe du marécage, il fallait
posséder une connaissance des lieux aussi approfondie que celle
qu'en avaient les habitans de ces bois. Rien, à la surface, ne per-
mettait de distinguer la terre ferme de la vase.
— Cela m'étonne que ton homme du Nord n'entende pas nous
faire payer les joncs que nous coupons ! dit Lucio avec amertume,
se montrant, un moment après, au milieu des roseaux qui n'étaient
pas encore en fleurs.
— Personne n'a jamais été obligé de payer pour ce qui ne vaut
rien, répliqua Muriolla. Tant que nous ne les fauchons que pen-
dant la saison et non par gaspillage, on n'a pas sujet de nous en
faire un reproche.
Lucio haussa dédaigneusement les épaules.
— Qui a jamais attendu pour couper les roseaux d'en avoir
reçu l'ordre? Depuis quand doit -on demander la permission de
ramasser du bois mort? Nous sommes aussi libres de faire ce que
bon nous semble dans ces marais que ce petit buffle. — Il montrait
d'un geste un buffle qui n'avait pas encore atteint toute sa crois-
sance et qui se roulait sur son dos dans un trou de sable à demi
rempli d'eau.
— C'est ce que tu crois, toi, répondit avec calme Muriella, ce
n'est pas ce que croient les propriétaires du sol et des ruisseaux.
— Fille dénaturée! Oserais-tu te tourner contre les tiens et
ne pas reconnaître leurs droits?
— Quels sont donc les droits qui vous sont déniés?
— Celui de prendre ! s'écria Lucio d'une voix furieuse. Ton
gueux d'étranger, avec son visage pâle, fait étalage de charité en
nous donnant ce qui nous appartient en propre.
— Le sol ne nous appartient pas plus à nous qu'il n'appartient
à ce bouvillon qui est là-bas, dit Muriella qui regardait sébaltrc
dans les flaques d'eau le jeune animal maladroit.
— Insolente friponne! s'exclama Lucio. Tu vas voir quel idon-
gcon je vais te faire faire !
— Essaye ! dit sa nièce de l'endroit où elle se trouvait, au mi-
lieu des gerbes de roseaux. Elle se croisa les bras sur la poitrine
et attendit, la pointe de sa faucille en avant.
154 REVUE DES DEUX MONDES.
Il n'osa pas la molester, et, avec maintes imprécations, s'éloi-
gna, lançant ime pierre au pauvre petit buffle. L'animal se re-
dressa en vacillant sur ses jambes incertaines et, chancelant,
faisant rejaillir l'eau des flaques qu'il traversait dans sa course
maladroite, s'enfuit dans la direction de son troupeau. Lucio était
moins rusé et moins résolu que son frère; il se démenait et ju-
rait pour des afl"aires quAlcide tranchait d'un coup de fusil ou de
stylet.
— Ne pourriez- vous pas trouver quelque occupation pour cette
pauvre Muriella? demanda Cyrille à Caterina quelques jours plus
tard.
— Ce ne sont pas les occupations qui manquent! répondit
brièvement Caterina. Mais il faut ne pas connaître les gens avec
qui elle vit pour croire que nous pourrions nous mêler de leurs
affaires et nous tirer de là sains et saufs.
— Elle n'est cependant pas leur esclave.
— Non, on ne peut pas dire qu'elle soit leur esclave ; mais, de-
puis l'âge de dix ans, ce sont eux qui l'ont nourrie et logée; ce sont
donc eux qui ont sur elle les premiers droits; personne ne peut
le nier. Si elle devait venir chez nous, y avoir son lit, y être
nourrie et payée, ils la poignarderaient, et moi aussi, probable-
ment; ils soutiendraient qu'elle les a déshonorés. Ce n'est pas
comme à la ville ici, on ne cherche pas des places de domestiques.
Et que feraient-ils sans elle? Qui laboure, qui coud, qui lave, qui
les fait subsister, ces abjects paresseux, si ce n'est pas cette
pauvre fille, à elle seule?
— Je le sais bien, mais c'est inique.
— Dans ce monde, monsieur, il y a bien peu de choses qui
ne soient pas injustes, répondit Caterina. Muriella était trop pe-
tite pour choisir son sort quand on l'a amenée chez eux, et main-
tenant, comme la graine dans le sillon, il lui faut rester où on
l'a mise. Il n'y a qu'une chose qu'il lui soit possible de faire.
— Et quoi donc ?
— Elle pourrait prendre le voile. Si elle s'y décidait, ils n'ose-
raient pas l'en empêcher, car ils savent bien que toute opposition
de leur part les exposerait aux flammes éternelles.
■ — Pourquoi ne se marierait-elle pas?
— Ah ! voilà, monsieur, elle ne voudrait pas de ceux-là seuls
qui pourraient la demander en mariage. Un ciociaro seul la pren-
drait pour femme, et ce ne serait que changer de maître.
LES SELVE. loo
— Pauvre fille I fit Cyrille avec des regrets dans la voix. Il sa-
vait ce que cela sous-entendait d'épouser un va-nu-picds.
— Le mieux serait encore de ne pas vous occuper d'elle, mon-
sieur, dit Caterina avec gravil(% vos attentions ne peuvent lui faire
aucun bien.
— Elles ne lui feront aucun mal, en tous cas, je vous assure!
— Belles paroles! belles paroles! fit Caterina. Quoiqu'elle le
plaçât beaucoup plus haut que les autres hommes dans son es-
time, elle doutait qu'il pût regarder une belle fille autrement
qu'une abeille regarde une rose.
VII
En Italie, les fonctions d'un régisseur de domaine?, pour peu
qu'il soit honnête homme, le forcent, dans les rapports qu'il a
avec ses fermiers, à être constamment en lutte avec eux et sur-
tout avec ceux d'entre eux, et c'est la généralité, qui doivent payer
leurs redevances en nature ou en corvées. Tous leurs efforts ten-
dent à le duper, tous les siens doivent tendre à déjouer leurs
fourberies; car, alors même qu'envers ses maîtres, il se condui-
rait lui-même en fourbe , il n'est pas dans ses intérêts que les
fourberies de ses fermiers réussissent.
Pour Cyrille, avec ses idées politiques, son communisme de
poète, sa bonté naturelle et sincère, c'était un supplice quotidien
d'être obligé d'épier, de découvrir et de prévenir les perpétuels
petits larcins, les intrigues perverses des squatters de la forêt.
Plus d'une fois, il avait été sur le point d'écrire à Adolfo Gan-
dolfo pour le prier de remettre sa démission au vieux prince. Il
en était cependant retenu par maintes raisons : par la reconnais-
sance tout d'abord, puis par cette répugnance qu'éprouvent tous
les hommes courageux à savouer vaincus; et puis, les arbres,
les animaux, lui avaient toujours été chers; enfin, dans les
solitudes obscures et verdoyantes qui environnaient son refuge,
il ressentait une impression de profond repos. Quel serait son
sort si, obéissant à \\n mouvement d'impatience ou d'ingrati-
tude, il s'en allait? Le sort de ceux qui vivent dans l'almosphère
élfiutlaute des villes, de C(mi\ (jui ont à soutenir le combat misé-
rable do l'intelligenco contre le besoin. Où reverrait-il. s'il i|iiillait
les iiWue,des aurores comparables à celles qu'il voyait resplenilir
au-dessus des neiges du Soracte? Où pourrait-il contempler des
1S6 REVUE DES DEUX MONDES.
crépuscules aussi merveilleux que ceux qui empourpraient l'ho-
rizon de la mer , du côté d'Ostie? Où retrouverait-il ce parfum
des citronniers en fleurs? Où pourrait-il caresser les andouillers
de velours des daims? Où pourrait-il épier les rossignols saisis-
sant les petites phalènes blanches qui se cachent dans la rosace
bleu pâle des chicorées? Où lui serait- il donné de voir comme
ici sombrer les splendeurs du jour derrière les vénérables branches
de ces chênes qui, alors à l'état de jeunes pousses, avaient vu dé-
filer sous leurs faibles ombrages les armées de Théodoric et de
Constantin? Le charme de la campagne romaine et la magie de
la nature le retenaient, de cette nature éternellement jeune,
quoique commune aux plus vieux âges de la terre.
L'année ne s'écoula pas sans que les événemens vinssent
confirmer les avertissemens que lui avaient donnés les femmes.
Une nuit, comme il revenait chez lui à cheval, une balle siffla
à côté de lui et abattit des feuilles de chêne près de son épaule;
mais les broussailles de la forêt cachèrent à ses yeux celui qui
aurait pu être son assassin. Une autre nuit, comme il franchissait
à cheval le pont de bois qu'il employait fréquemment pour rentrer
à la maison, les planches cédèrent sous les pas de sa monture, et
ce fut par miracle qu'ils échappèrent, Tanimal et lui, à une chute
terrible sur les rochers aigus et dans l'eau profonde. Lorsque (Cy-
rille examina le pont, au jour, il lui sembla que les poutres avaient
été presque complètement sciées en deux, de façon à céder à la
moindre pesée; mais, il ne releva pas trace de coupables. Ce qui le
toucha davantage, ce fut la mort de son chien, un lévrier de haute
taille et de grande beauté que lui avait envoyé Gandolfo ; on le
trouva étendu sur la terrasse, à midi, empoisonné, selon toute appa-
rence, par une substance que les habitans de la forêt extrayaient
des glandes des vipères qu'ils' avaient capturées. Ils composaient ce
venin, ainsi que le poison de la belladone, de la ciguë, de la re-
nonculedes champs, d'après des recettes orales qu'ils se transmet-
taient depuis le temps lointain des Étrusques. Le chef de la famille
n'enseignait ces pratiques qu'à son fils aîné, et celui-ci les dévoi-
lait ensuite à son héritier, ainsi que bon nombre d'autres téné-
breux secrets, qui se rapportaient à des cours d'eau, à des passages
souterrains, à des tombes creusées dans le roc, à des chemins
creux, dans lesquels un fugitif pouvait résider en toute sécurité,
pendant des années, à l'abri de la justice. Muriella n'avait pas
l'ombre d'un doute sur l'identité de la personne qui avait empoi-
LES SELVE. 157
sonné le chien; à voir Alcidc si différent de ce qu'il était d'ordi-
naire, si rangé, si aimable, si laborieux, elle était certaine qu'il
venait d'accomplir avec succès quelque méfait. Ce fut en vain que
Cyrille fil une enquête à propos de la mort de son chien et offrit
une récompense à qui l'aiderait à découvrir les coupables. Il ne
parla pas des dangers qu'il avait courus lui-même ; il envoya
des ouvriers réparer le pont, affectant de croire que les poutres
étaient en effet vieilles et vermoulues. Si d'aucuns furent dés-
appointés de ce qu'il eût échappé au danger, ils gardèrent pour
eux leur dépit et attendirent qu'une autre occasion so présentât.
La vengeance, comme les bons vins de Palerme ou de Chianti,
prend du bouquet en vieillissant.
Après s'être livrés au plaisir de tendre des trappes et de chas-
ser, que la chasse fût ou non ouverte, la distraction favorite des
squatters des Selve, celle à laquelle ils s'adonnaient le plus fré-
quemment, était la contrebande. Ils passaient en fraude du gibier
pris au rets, hors de saison; des districts d'Esté, jusqu'aux portes
mêmes de Rome, ils amenaient des vins ingénieusement dissi-
mulés ; ils transportaient dans des sacs jusqu'aux murailles des
villages et des petites villes du charbon, qu'ils fabriquaient eux-
mêmes avec le bois qu'ils dérobaient dans les forêts avoisinantes
dévastées par leurs déprédations; ils allaient même jusqu'à faire
le trafic des amandes que contiennent les cônes de pins qu'ils cui-
saient dans leurs fours ; ils les emportaient et les vendaient au prix
qu'on leur en offrait. Ils faisaient le charroi de toutes ces mar-
chandises de nuit, attelant à leurs voitures leurs maigres vaches,
leurs pauvres buflles affamés. Les petits bénéfices qu'ils se fai-
saient ainsi n'étaient pas le seul plaisir qu'ils retirassent de
leurs expéditions : ils jouissaient aussi du fait de se livrer à la
contrebande, du bonheur qu'ils éprouvaient à tromper les (jabc-
lotti, aux portes mêmes de la capitale. Plusieurs d'entre eux
avaient poignardé des douaniers et s'étaient réfugiés entre les
collines d'où il était aussi impossible de déloger des hommes
comme eux que de d(''logerune vipèrecachée sous un tas de pierres.
Dos galeries souterraines, garnies autrefois de sépultures étrusques
et qui maintenant leur servaient de dépôts, sillonnaient le sol;
eux seuls connaissaient les entrées et les issues bien cachées de
ces retraites.
— Tous les hommes peuvent être trahis, b^ Chiist lui-même
l'a été, dit une fois Alcide. Mais il est rare que l'on n'accueille
158 REVUE DES DEVX MONDES.
pas bien un proscrit et qu'on ne le dérobe pas aux poursuites
dirigées contre lui.
Ceci est absolument vrai. Lorsqu'il s'agit de résister à la loi et
aux agens du fisc, une sorte de confraternité s'établit entre les
gens du peuple. De petits enfans iront porter du pain et du vin à
des réfugiés de cette espèce, et n'en parleront jamais, ne diront
jamais en quel endroit il les auront rencontrés. Quelque haine
qui, sur d'autres points, puisse exister entre des familles, celles-ci
se soutiendront tacitement et fermement les unes les autres, lors-
qu'il s'agira de leurs entreprises de contrebande et de brigan-
dage.
— C'est une véritable conspiration que ce commerce de
contrebande, dit Cyrille au sous-intendant, lorsqu'il se fut aperçu
de ces pratiques.
— Sans doute! répondit Fausto avec un geste d'indifférence.
— Et vous n'avez jamais essayé de faire cesser cet état de
choses?
— Non ! Aucun de mes prédécesseurs ne l'a essayé avant moi.
Pourquoi le ferais-je?
— Vous trouvez cela admissible?
Fausto haussa les épaules.
— Je ne m'occupe pas de savoir si cela est admissible ou non.
Cela s'est fait de tout temps. Nos gens ne verraient pas d'un bon
œil celui qui s'aviserait de s'en mêler, soyez-en persuadé. Ils con-
sidèrent cela comme un de leurs droits.
— Mais ce sont là des coutumes aussi mauvaises que déshon-
nêtes et dangereuses!
— Tel n'est pas leur avis : cela leur plaît.
— Et vous fermez les yeux là-dessus?
— Cela ne fait de mal à personne, grommela Fausto; il n'y
a pas de pire voleur que le fisc.
Cyrille ne dit rien de plus ; mais il résolut de faire un exemple
sur le premier convoi qu'il pourrait surprendre.il vit que, par in-
térêt ou par crainte, Fausto ne voulait pas paraître s'apercevoir
de ces pratiques.
La première nuit sans lune qui suivit cette conversation, il se
décida à attendre lui-même les chariots qui passaient sur la route.
Il comprenait pourquoi il avait si souvent entendu de loin, pen-
dant les heures tranquilles qui suivent minuit, des roulemens
sourds de roues dans les sentiers défoncés et des voix éloignées
LES SELVE. 4o9
d'hommes qui juraient. Il se posta à un carrefour où trois sen-
tiers déboucluiicnt sur la seule route qui mène, à travers les
bois de Gandolfo, à Montefiascone, au nord, et à lîome, au sud-est.
Il avait lieu de croire que c'était la route suivie le plus fré-
quemment par les contrebandiers de la forAt.
Il était seul ; car il ne se fiait suffisamment à aucune des per-
sonnes de son entourage pour lui demander de l'accompagner.
Il faisait noir comme dans un four; on entendait parmi les
branches le vol d'oiseaux de nuit et dans les fourrés des piétine-
mens d'animaux; un ruisseau profond s'engouffrait avec un
bruyant clapotis sous les taillis. Cyrille portait à sa ceinture un
revolver à sept coups, dont il espérait ne pas avoir à se servir. La
nuit était glaciale, comme le sont, môme dans le Midi, les nuits de
février; mais les rigueurs hibernales du patrimoine de Saint-
IMerre n'étaient pas de nature à effrayer celui qui savait ce que
c'était que de monter la garde de long en large sur les terrasses
de Galchina par six pieds de neige. Il se tenait appuyé, immo-
bile, contre le tronc d'un houx ; il fit sonner sa montre à répétition ;
une heure et quart s'était écoulée depuis son arrivée. Quoiqu'il
eût des motifs de le croire, il n'était pas certain que les contre-
bandiers sortissent cette nuit-là. Il se pouvait qu'il fût venu
pour rien; il était néanmoins résolu à attendre jusqu'à l'aurore,
Enfin, à travers les ténèbres, au milieu du silence, il entendit
les claquemens que faisaient sur la terre boueuse les pieds four-
chus des bêtes de somme, les grincemens des charrettes sans
ressorts, dont les roues, grossiers disques de bois sans rais, gé-
missaient sur leurs axes rouilles. Le soldat se réveilla en lui ;
depuis le jour où il avait franchi les frontières de sa patrie, il
n'avait pas ressenti d'aussi violente émotion. C'était à un peu plus
d'un kilomètre que se faisaient entendre les bruits. Les charrettes
déboucheraient forcément sur la grande route par l'un des trois
chemins qui étaient en face de lui, il n'y en avait pas d'autres. Le
grincement des roues, le piétinement des animaux, les voix basses
des hommes se rapprochaient; il attendit jusqu'au moment où il
pût entendre le souille haletant des botes de trait; alors brusque-
ment, il dirigea sur le convoi lès rayons d'une lanterne et braqua
le canon de son revolver sur les hommes.
— C'est moi!... Halte! lit-il d'une voix claire.
Instinctivement, ils retinrent leurs buffies et reculèrent, se
serrant les uns contre les autres. Ils croyaient que Cyrille avait
160 REVUE DES DEUX MONDES.
des gardes avec lui. Les bestiaux s'étaient arrêtés d'eux-mêmes,
leur souflle haletant rompait seul le silence.
— Pas un pas, ou vous êtes morts! dit Cyrille. Vous charriez
des marchandises de contrebande.
Il ne savait pas du tout en quoi pouvaient consister leurs char-
gemens; mais ses conjectures se trouvèrent justes. Ils emme-
naient dans leurs charrettes du charbon et du gibier. Ils avaient
le visage voilé. Effrayés, ils se tenaient tout près les uns des
autres, et ne répondaient rien dans la crainte que l'intendant ne
les reconnût à leur voix. Le convoi se composait de trois chars
auxquels étaient attelés respectivement quatre buffles et deux
vaches; ils n'étaient que trois hommes et n'avaient pas d'armes à
feu, seulement leur couteau. Ils dévisageaient Cyrille avec de
mauvais regards, mais n'osaient pas l'attaquer, car ils savaient
que son revolver serait plus rapide que leurs poignards, et ils
pensaient que l'intendant était accompagné d'une troupe de gens
armés, cachés, derrière lui, dans l'épaisseur du taillis. Ils grom-
melaient à demi-voix d'horribles malédictions contre lui; mais
ils ne tentaient pas de résister.
— Menez vos chars à la fattoria, leur dit-il. Marchez devant
moi. Si vous vous écartez d'un pas de la route, mes balles sauront
vous joindre.
En maugréant toujours, mais craintivement, ils firent tra-
verser la grande route à leurs attelages et les firent pénétrer dans
l'avenue qui menait à la maison; Cyrille marchait derrière eux,
les menaçant de son revolver, ce qu'ils ressentaient dans tous
les nerfs de leur échine. Sur les meilleures routes, le bétail ne
marche que lentement et le chemin que le convoi suivait en ce
moment était alourdi par une boue épaisse, à demi gelée, tra-
versé par des ruisseaux : aussi les animaux, pataugeant pénible-
ment dans la vase, n'avançaient-ils qu'à pas très pesans.
Enfin, cependant, les quelques centaines de mètres qui les sé-
paraient de la fattoria furent franchis et, de l'autre côté de la
pelouse, apparut, comme un phare, la lampe qui était allumée
devant une châsse, sur la balustrade qui faisait face à la maison.
A la grande surprise de Cyrille, aucun des contrebandiers n'avait
fait la moindre tentative de rébellion.
Il tira un coup de feu en l'air et, à ce signal, comme il leur
avait donné ordre de le faire, tous les habitans de la maison,
réveillés en sursaut, sortirent avec des armes et des torches. Il
LES SELVE.
161
fit conduire les bêtes de trait à l'étable, consigner les chars et
leur contenu dans une remise, et enferma les prisonniers dans
une des cellules qui avaient été construites autrefois à cotte fin.
Lorsqu'il put voir leurs figures, il reconnut celle d'Alcide. Il
était étonné de l'extrême facilité avec laquelle il avait mené à
bien cette affaire, mais quelque peu embarrassé des suites qu'elle
comportait.
— Portez-leur du pain et de l'eau, Caterina, dit-il à la ?7îas-
saja.
— Pour ça, non, monsieur! Ce n'est jamais moi qui ferais
cela ! Laissez-les donc jeûner, ces sacripans !
— Si vous ne faites pas ce que je vous prie de faire, je serai
obligé de le faire moi-même.
Très à contre-cœur, elle obéit à son ordre.
— Et maintenant, pensez un peu à vous, monsieur! lui dit-
elle, lorsqu'elle fut revenue. Allez vous reposer!
— Non! je resterai debout. Je ne me fie pas absolument à
nos gens. Les sentimens de confraternité qui lient entre eux les
habitans de vos forêts sont très vivaces.
— C'est là la raison qui vous a fait sortir seul, monsieur?
— Oui!
— Pure folie! grommela Caterina à haute voix. Cela m'étonne
qu'ils ne vous aient pas saigné comme un mouton. Vous mettez
trop de confiance en ce petit joujou d'acier à trous que vous
portez sur vous.
— On ne peut mourir qu'une fois, répondit Cyrille, tout en
pensant : c'est le jour où j'ai quitté ma patrie et la femme que
j'aimais que je suis vraiment mort.
Il passa le reste de la nuit éveillé et armé; il s'était assis au-
près du feu de la cuisine, et de là, il lui était possible de percevoir
les moindres bruits qui pourraient se produire dans chacun des
longs passages dallés et dans les cellules des soubassemens.
Jusqu'au moment où les coqs chantèrent, à l'aurore, aucun
bruit ne se fit entendre. Une heure après le lever du soleil, il fit
amener devant lui les hommes qu'il avait arrêtés. Comme il s'y
attendait, il vit que l'un d'eux était bien le paysan Alcide, les deux
autres étaient de ses voisins, déjeunes rustres, ignorans, à mine
patibulaire, qui avaient suivi les ordres d'Alcide, leur chef.
Le paysan maigre et sale jeta sur le régisseur le même regani
haineux qu'il lui avait jeté dans la chambre mortuaire du vieil
TOME CXLVIII. — 1898. I 1
162 REVUE DES DEUX MONDES.
Adamo; ses yeux, aux reflets dangereux, scintillaient comme des
diamans sous ses sourcils sombres. On l'avait désarmé avant de
l'amener devant Cyrille; mais ses doigts se crispaient nerveuse-
ment sur sa poitrine velue, y cherchant le manche du poignard
qui était toujours glissé à sa ceinture. Cyrille lui fit subir un mi-
nutieux interrogatoire, sans pouvoir obtenir de lui aucune con-
fession.
— Vous m'avez pris en flagrant délit, bougonnait Alcide. Tirez
de ce fait le parti que votis en pourrez tirer.
Au fond de son cœur, Alcide avait la conviction qu'il avait
été trahi par sa nièce ; mais il ne voulait pas qu'un mot lui
échappât qui pût être interprété comme un aveu ou qui put faci-
liter sa condamnation.
Le vol du charbon et du gibier, ainsi que son intention de
faire passer ces marchandises en contrebande, étaient manifestes,
il ne cherchait pas à les nier ; mais il ne les affirmait pas davan-
tage. Il laissait à son accusateur le soin d'établir les preuves
comme il le pourrait.
Cyrille en savait assez long pour se reconnaître le droit de faire
envoyer Alcide et ses compagnons au corps de garde le plus rap-
proché, à une vingtaine de kilomètres, de l'autre côté de la foret.
C'eût été la décision la plus sage à prendre; Alcide en aurait
eu au moins pour un an de prison, ses compagnons, plus excu-
sables, puisqu'ils avaient été embauchés par lui, auraient encouru
de moindres peines.
Mais leur présent juge soutenait les doctrines humanitaires
de Tolstoï; il abhorrait 1' « œil pour œil, dent pour dent» de
la législation moderne, il éprouvait une infinie compassion pour
les pauvres, pour les ignorans, pour ceux-là mêmes qui sont les
plus vicieux. Aussi prit-il un parti qui lui semblait également
juste à l'égard de ses maîtres et à l'égard des voleurs.
— Je pourrais l'envoyer devant les tribunaux, dit-il à Alcide,
en terminant, et ton jugement aboutirait inévitablement à une
condamnation. J'ai peut-être tort de l'épargner. Mes maîtres, ce-
pendant, m'accordent la plus grande liberté d'action, j'en userai
envers toi. Je confisque le charbon volé, il appartient aux pro-
priétaires, je donnerai le gibier aux hôpitaux de Rome; mais je
te rendrai les chars et les bestiaux, et je te remettrai en liberté.
Je me bornerai à l'enjoindre de ne plus transgresser les règle-
mens à l'avenir.
LES SELVE.
163
La figure d'Alcide resta impassible, il haussa légèrement les
<''paules; les deux autres voleurs, eux, tombèrent à genoux, bé-
nirent les saints et jurèrent qu'ils étaient disposés à vivre désor-
mais la vie la plus exemplaire.
— A quoi penses-tu. Alcide? dit Cyrille, en regardant le vi-
sage sombre, sauvage et hâlé de l'oncle de Muriella, dont les traits
étaient durcis par la saleté et la fumée, et dont les yeux étince-
laient.
— Je pense que vous n'avez pas appris grand'chose depuis
que vous êtes ici, répliqua-t-il, d'une voix âpre et méprisante.
— Tu veux dire que c'est absurde de ma part de t'épargner?
Alcide, sans répondre, eut un rire sarcastique qui montra ses
dents blanches et égales brillant dans sa ligure basanée.
— Je crains en effet que cela ne le soit, reprit Cyrille. Mais,
maintenant que je me suis engagé à vous remettre en liberté, je
ne puis plus revenir sur ma parole. Ce ne sera pas par moi que l'on
entendra parler de cette affaire. Allez! vous êtes libres. On vous
rendra vos couteaux. Si je vous reprends une seconde fois à cette
besogne, je ne vous épargnerai plus. Et lâchez de traiter vos
bestiaux im peu moins brutalement.
Alcide tourna sur ses talons et sortit de la chambre sans pro-
noncer une seule parole de reconnaissance.
Muriella m'a trahi, pensait-il. Le remercier? Non pas moi!
Que fait-il ici, cet intrus, cet espion, qui se mêle de ce qui ne le
regarde pas? La nuit dernière, il m'a lait marcher devant lui
comme si j'eusse été un bœuf! Mais, avant peu, je serai quitte!
— Il t'a traité mieux que tu ne méritais de l'être, gibier de
potence! lui dit Caterina, comme il traversait la cour. — Alcide
montra de nouveau sos dents blanches comme celles d'un loup et
ricana à la ligure de la vieille femme.
l*ersonne ne l'avait dénoncé. C'était grâce à ses propres ob-
servations que Cyrille avait relevé les premiers indices de ces
pratiques dont, maintenant, il tenait les preuves. Mais les ita-
liens attribuent toujours à la trahison leurs malheurs publics ou
privés, et ces honunes étaient convaincus qu'on les avait dé-
noncés. Tueurs soiiprons se portèrent tout naturellement sur
Muriella.
— 1)(; tout temps, elle a été dénatur(';o. mauvaise, disait Al-
cide; s'occupanl des oiseaux, des bètes.dcs reptiles, se fâchant de
ce qui nous faisait rire. Aussi est-il bien compréhensible qu'elle
164 REVIE DES DEUX MONDES.
soit à la dévotion de l'étranger et qu'elle nous trahisse, nous!
Tant qu'il n'eut pas la preuve, cependant, que ses soupçons
étaient bien fondés, il n'en laissa rien voir à la jeune fille; il rom-
pit môme avec ses anciennes habitudes au point de se montrer
poli envers elle et de lui faire des complimens.
— Ah ! si tu pouvais faire de nos pauvres filles des femmes
semblables à toi, nous t'en serions bien reconnaissans, lui répé-
tait-il. Ces jolies manières que ta mère t'a données n'ont jamais
été dans notre sang à nous, nous sommes trop sauvages!
Muriella estimait ses flatteries à leur juste valeur, elle se
méfiait de tout ce qu'il lui disait ; elle ne se doutait pourtant pas
de la furieuse haine qu'il nourrissait contre elle. Elle le savait
méchant; mais, après tout, il était le frère de son père et, quel
que fût son foyer, il l'y avait accueillie.
A bien des égards, cette maison était misérable, et la saleté, le
manque d'économie la rendaient plus misérable encore qu'elle ne
l'eût été autrement ; ce n'en était pas moins une maison pour elle ;
ses oncles lui avaient épargné de mener cette vie errante et solitaire
qui vaut tant de mépris aux femmes qui la mènent, qui les rend
si vite des objets de dérision. A leur rude manière, ils faisaient
cas des services qu'elle leur rendait et craignaient de la perdre.
Vlll
L'hiver s'écoula sans qu'aucune des menaces proférées con-
tre l'intendant se réalisât. Avec les premiers jours de février, les
bois se remplirent du parfum de l'hellébore, ce premier et ce
si doux héraut du printemps.
Tout en aspirant avec volupté les senteurs pénétrantes de
ces clochettes vert pâle, qu'en imagination elle associait avec la
pensée de cette habitante du >'ord à qui elle portait vaguement
et passionnément envie, Muriella pensait: Voici les jours qui
grandissent. Ils n'entreprendront plus rien, maintenant ! Et
pourtant, quoiqu'elle fit tous ses efforts pour se bien persuader de
cela, elle n'en était pas très sûre.
Pour ceux qui se haïssent, que les jours soient longs ou
courts, les nuits sombres ou claires, cela revient au même. Le
calme, l'assiduité relative que mettaient à leur travail les parens
de la jeune fille la remplissaient d'appréhension; elle se deman-
dait quels funestes desseins pouvaient se cacher sous des dehors
LliS SELVE. 165
de vertu aussi peu usuels. Ses oncles, persuadés qu'elle remplis-
sait auprès d'eux un rôle, d'espionne pour le compte du régisseur,
ne disaient rien en sa présence que l'on n'eût pu répéter du faîte
des arbres. Mais la femme d'Alcide était imprudente : de sombres
insinuations lui échappaient parfois.
— Les oiseaux blancs qui viennent du Nord ne vivent pas
toujours assez de temps pour pouvoir regagner leur pays, dit-elle
une fois, et une autre fois. Les Selve sont pleins d'arbres ; mais les
arbres peuvent porter trois espèces de fruits: le feu, l'acier et le
plomb !
Muriella savait que, lorsqu'ils méditaient de tirer vengeance
de quelqu'un, les habitans de la contrée étaient capables de pa-
tienter pendant des années, mais qu'une fois le moment venu, ils
frappaient leur proie avec autant de sûreté que les g'^rfauts en
mettent à frapper les ramiers.
Les saints cependant tardaient à exaucer ses prières; peut-
être l'offrande qu'elle leur avait faite était-elle trop insignifiante ;
elle ne pouvait pourtant se résoudre à croire cela ; ils étaient
trop généreux pour la mépriser, cette offrande, trop miséricor-
dieux pour la rejeter.
— Oui, s'était-elle à tout moment répété, pendant le courant
de l'hiver; oui, je prierai sans cesse.
Des semaines, des mois passaient, et le ciel tardait toujours à
répondre. Une fois, elle demanda à Cyrille:
— Est ce qu'on ne vous rappelle toujours pas dans votre patrie?
— Non ! répondit-il, tout surpris. Qu'est-ce qui te fait penser
à ces choses qui ne peuvent pas être?
— Vous retournerez chez vous, répéta-t-elle.
Et pourtant, elle savait que, si ses prières étaient exaucées, il
quitterait ces forets pour toujours: — son amante inconnue qu'elle
se représentait couronnée de vertes hellébores et vêtue de
rayons d'étoiles, lui tendrait les bras îi travers le brouillard et
le prendrait tout à elle.
Cependant, avec le chant des rossignols dans l'ombre des lau-
riers, les cris des coucous qui s'appelaient parmi les pins, la mer-
veilleuse flore de la campagiKî romaine éclose dans les bois, le
printemps vint, puis s'en alla. L'été long et chaud le suivit, et, sur
tous les étangs, des nénuphars blanc et or fleurirent. La chaleur a
quelque chose de tropical dans ces forêts; leurs ombrages épais
n'apportent aucune fraîcheur, car ils interceptent l'air, les yeux s'y
466 , BEVUE DES DEUX MONDES.
reposent avec délices, mais les poumons souffrent de l'humidité et
de l'étouffante chaleur qui y régnent. Fréquemment, des semaines
durant, aucun souffle n'agite les feuilles, qui pendent inertes;
quand les fièvres régnent dans les plaines qui environnent Rome,
la forêt, par les nuits suffocantes et dans les lieux où les eaux de-
meurent stagnantes, devient véritablement dangereuse. On court
moins de risques dans les bois situés plus haut ; mais il n^ faut
vraiment pas faire grand cas de la vie pour venir dormir, par une
nuit d'été, dans les terrains bas, au bord des étangs, au-dessus
desquels planent de véritables nuages de moustiques, dans les
marécages desséchés dont le lit se fendille, où volent des my-
riades de taons, où les crapauds et les grenouilles meurent de
soif. Cette année-là, il y eut beaucoup de mal ados parmi les ha-
bitans de la forêt, et Cyrille pourvut lui-même de son mieux aux
soins médicaux. Les remèdes à prescrire contre ces fièvres
étaient des plus simples, et le plus grand obstacle que rencontrait
l'intendant consistait dans la saleté corporelle des paysans et dans
leur crainte de l'air. Eux qui, en bonne santé, travaillaient par
tous les temps, tout le long du jour, en plein air, une fois tombés
malades, ils s'entassaient dans quelque recoin sordide et fer-
maient hermétiquement leurs contrevens de bois. Mais, quoiqu'il
les sauvât de la maladie, ils ne faisaient que le haïr davantage.
Le bruit se répandit parmi eux qu'il avait empoisonné les sources,
parce qu'il désirait débarrasser les bois des squatterf^ qui y vi-
vaient et, si absurde que fût cette histoire, il se trouva des gens
disposés à la croire.
Vraiment, pensait-il avec amertume, mieux vaudrait les
laisser crever comme des moutons atteints de l'épizootie. Quel
crime pourrait-on expier aussi cruellement que la folie d'essayer
de rendre service à ses semblables?
Mais, en dépit de leurs mauvais regards, des menaces qu'ils
proféraient contre lui, et des cornes qu'ils faisaient dans sa di-
rection avec leurs doigts, en signe d'exorcisme, de jour et de
nuit, il continua à faire ce qu'il pouvait pour eux.
Ce fut ainsi qu'au cours de longues semaines sans un souffle
devant, l'été tira à sa fin ; chaque jour, les clairières assoiffées
attendaient la pluie, les étangs desséchés et les sources taries
languissaient en vain après l'orage.
C'était à la fin d'une journée brûlante de septembre : l'air
était lourd, le ciel sombre. Comme le soleil se couchait, Cvrille,
LES SELVE. 167
qui avait passé toute sa journée dehors à faire ses courses habi-
tuelles, revenait chez lui pour le repas du soir. Il avait soif, il
était fatigué, de tout le jour, il n'avait rien mangé. La chaleur
morne et accablante lui faisait penser aux étés de ses plaines na-
tives; de même que là-bas, les horizons lointains étaient voilés
par des vapeurs grisâtres et méphitiques qui s'élevaient du sol.
Lorsqu'il la traversa, la basse-cour lui parut exceptionnellement
tranquille; personne à l'entour, pas même un palefrenier. Seul,
un homme, portant un cornet suspendu à son épaule, monté sur
un mulet, avec quelques sacs en travers de sa selle, franchissait
celle des portes par laquelle il était entré. L'intendant vit que
c'était un facteur de Ronciglione.
Il était rare que le courrier vînt dans ces districts. A cent
lieues à la ronde, il n'y avait presque personne qui sût lire, et
moindre encore était le nombre de ceux qui savaient écrire.
Deux fois par an, Caterina recevait des nouvelles d'un de ses fils
commerçant au Brésil et d'un autre fils, soldat en Erythrée.
Fausto échangeait quelques lettres avec des maquignons, des
marchands de bestiaux, lorsqu'il avait à vendre ou à acheter des
jumens poulinières ou des étalons, à louer des béliers ou des tau-
reaux ; mais, ces lettres étaient très rares, on traitait les affaires à
cheval et de vive voix dans cette partie du pays. Depuis le jour
même où Cyrille s'était installé sous les ombrages des Selve,
aucun message ne lui était parvenu. Tout rapport avait cessé
entre les membres de sa famille, ses compatriotes et lui ; il espé-
rait qu'on le croyait mort. Les Gandolii lui avaient promis do
garder le secret sur son existence et ses occupations. Et ce qu'il
pouvait souhaiter de mieux, c'était encore qu'il lui fût permis de
continuer à vivre cette vie constamment occupée, paisiblement
laborieuse, qui tient lieu de résignation.
Sa mère était morte depuis quelques années. Il pensait, non
sans amertume, qu'il n'existait pas au monde un seul être qui lui
fût assez attaché pour essayer de s'enquérir de son sort. Sa
famille, sans doute, et tous ceux qui, autrefois, faisaient partie
de son entourage le croyaient mort et enterré dans quoique
tombe étrangère, ignorée.
Aussi bien, ce jour-là, comme il revenait de ses courses ha-
bituelles, la surprise, l'émotion qu'il ressentit, (irent-elles s'in-
terrompre les battemens de son cœur, lorsque Caterina s'avan-
çant au-devant d(! lui, lui dit :
168 REVUE DES DEUX MONDES.
— Le facteur est venu, monsieur, le facteur de Ronciglione;
il était bien fatigue, bien content de trouver un morceau à se
mettre sous la dent ; il a apporté une lettre pour vous ; elle est
sur la table, dans votre chambre.
Le cœur battant, il monta l'escalier sans remarquer qu'une
bienveillante curiosité avait poussé Caterina derrière lui et la
retenait sur le pas de la porte.
Sur la table se trouvait une large enveloppe carrée, affranchie
de timbres de son pays et scellée d'un cachet qu'il connaissait.
Il en déchira le bord et l'ouvrit.
Elle ne contenait qu'une photographie : la tête et le buste
d'une femme, de cette femme dont l'image hantait ses rêves la
nuit, comme le jour; au bas de la photographie étaient écrits ces
mots en français :
« Je serai à Rome en hiver.
« M. MU F.. »
Il lui sembla que le ciel s'entr'ouvrait au-dessus de sa tête.
Il se mit à trembler de tous ses membres, de longs sanglots lui
montaient à la gorge; saisissant le portrait, il le pressa sur ses
lèvres, puis sur son cœur.
Il n'était plus seul. L'avenir lui tenait quelque chose en réserve.
Il ne cherchait pas à comprendre comment elle avait pu décou-
vrir son refuge, apprendre son sort, suivre ses traces; il ne se
demandait pas ce qu'elle savait, ni ce qu'ils allaient pouvoir être
l'un pour l'autre ; il lui suffisait de savoir qu'elle se souvenait,
qu'elle lui était fidèle, que dans quelques mois elle serait près de
lui, là-bas, à Rome, cité bénie, au-dessus de laquelle, dans le
doux azur des soirs d'été, étincelaient les rayons dorés de la croix
de Saint-Pierre. Cette joie si grande, si inattendue, si débordante,
l'anéantit complètement ; il tomba à genoux et se mit à pleurer.
Caterina qui, toujours sur le seuil de la chambre, le regardait,
ferma la porte et redescendit.
La journée accablante de chaleur touchait à sa fin, le soleil
s'était couché. Au loin, dans l'Ouest, les brouillards paludéens
montaient, au-dessus de la campagne, comme de pâles nuées,
comme les fantômes des innombrables morts dont la poussière
formait le sol. L'Anio, réduit à l'état de ruisseau, coulait lente-
ment, presque immobile entre ses rives. Dans le lointain, on
apercevait la ligne de brume qui s'élevait au-dessus du cours du
LES SELVE. 169
*
Tibre. Même dans les bois silencieux et sombres, la chaleur était
étouffante ; les grandes avenues de houx étaient aussi obscures
que l'étaient autrefois les bois où s'accomplissaient les sacrifices.
Et, cependant, jamais, ni sous la gaîté d'avril, ni parée des splen-
deurs de l'automme, la scène qu'il avait sous les yeux n'avait
semblé aussi belle à Cyrille. La nuit tombait, une nuit lourde,
oppressante, sans lune, sans un souffle d'air; mais, assis auprès
d'une large fenêtre ouverte sur le nord, il se laissait bercer par
le charme de ses espérances et de ses souvenirs. La lumière de
la lampe, allumée à l'intérieur de sa chambre, éclairait la balus-
trade de marbre et s'allongeait quelques mètres plus loin sur le
gazon desséché. Au delà, tout était sombre, les vibrations de la
chaleur ternissaient la clarté des étoiles. De temps en temps, un
hibou passait en hululant; bon nombre de ces oiseaux de nuit
avaient élu domicile dans les combles de la maison ; des bandes
de grandes chauves-souris voletaient de ci, de là, à la poursuite
des insectes nocturnes invisibles.
Tout autre jour, Cyrille eût été frappé du silence inaccoutumé
qui régnait dans la maison ; il se fût aperçu qu'on n'entendait pas,
comme d'habitude le caquetage des femmes, non plus que les al-
tercations et les rires des hommes qui. ordinairement, à la fin de
la journée, s'élevaient de la cour, de l'étable et des hangars. Tout
était si silencieux qu'on eût pu se croire dans un monastère dont
toutes les cellules étaient closes, tous les moines endormis.
Mais, dans ce moment de suprême bonheur, bonheur qui lui
semblait presque celui de la réunion, — avec ce portrait dans ses
mains, sous ses yeux; avec, pour l'avenir, cette vague et ineffable-
ment douce promesse qui était écrite au bas de la photographie,
— si les feux volcaniques qui couvaient sous la lave avaient
cntr'oiivert le sol, s'ils avaient rempli la forêt de leurs gronde-
mens, il s'en serait à peine douté.
Il était heureux; une fois encore, malgré l'exil, malgré la
pauvreté, la mort civile, et la ruine, il était heureux. Ces beaux
yeux le regardaient avec l'expression qu'il leur connaissait si
bien , et ces douces lèvres lui disaient : « Je te suis fidèle ! »
IX
Il ne s'était pas rendu complt> du temps qui sétait écoulé de-
puis le moment où il était entré dans sa chambre, et s'était assis à
170 REVUE DES DEUX MONDES.
sa fenêtre; il ne s'était pas davantage douté que la vieille femme
était venue auprès de lui avec une lampe et qu'elle lui avait
annoncé que son dîner était servi dans la pièce voisine.
Ce ne fut que difficilement qu'il sortit de sa torpeur et qu'il
l'entendit l'appeler par trois fois d'une voix basse, effrayée et
rauque, quoiqu'elle fût tout près de lui.
— Laissez-moi seul, ma bonne amie, lui dit-il. Je suis occupé...
je n'ai pas besoin de dîner.
— Ce n'est pas cela. Ecoutez, fit Caterina, et l'intonation de
sa voix éveilla l'attention de Cyrille. Monsieur!... Monsieur!... Il
n'y a plus personne à la maison !
Il se retourna vers elle et la regarda.
— Plus personne à la maison? Mais, quelques-uns des domes-
tiques, hommes ou femmes, y doivent être. N'ont-ils pas dîné?
— Voilà justement l'aftaire, monsieur, répondit-elle. Il y a
longtemps qu'est passée l'heure du souper, et jamais, jusqu'à pré-
sent, ils ne l'ont laissée passer sans que la faim ne les réunît au-
tour de la table. A l'exception du vieux Matteo,quiest idiot, et de
Dreina, qui est impotente, il n'y a pas une âme dans toute la mai-
son. Cela doit signifier quelque chose, monsieur. Jamais nos gens
n'ont osé sortir sans en avoir la permission.
— C'est étrange! dit Cyrille, comprenant ce qu'avait de singu-
lier cette nouvelle. Ils sont généralement aussi obéissans que des
enfans. Oii peuvent-ils bien s'en être allés, tous?
— Dieu sait, monsieur; mais, j'ai peur !
Sa figure ordinairement très colorée était toute pâle.
— De quoi avez- vous peur?
— Je crains qu'ils n'aient quitté la maison parce qu'ils savent
qu'on va l'attaquer.
— Serait-ce possible?
— Parfaitement. Quand on est averti et qu'on ne désire prendre
parti ni pour les ims , ni pour les autres, on s'en va toujours ainsi.
Matteo a beau être idiot, lui aussi sait quelque chose; il rit et se
passe les doigts en travers de la gorge. Dreina pleure, et pour-
tant, quoique je l'aie battue, elle ne veut rien dire. Il vaudrait
mieux fermer les fenêtres et verrouiller les portes, monsieur.
Cyrille n'avait pas encore saisi toute l'importance des paroles
de Caterina. 11 était encore sous le coup des sentimens par les-
quels il venait de passer, sous l'émotion de cette espérance aussi
soudaine que douce, de tous ces souvenirs qui brusquement ve-
LES SELVE.
171
naient de lui remonter à l'esprit. Jamais il n'avait prêté la
moindre attention aux réels dangers de la vie qu'il menait, à ses
risques, à ses hasards, aux haines dont il était entouré. Il était
animé de si bons sentimens envers les gens du voisinage qu'il ne
pouvait consentir à croire à de mauvaises intentions de leur part.
— Vous devez vous tromper, dit-il à la vieille femme. Les
gens de la maison vous jouent sans doute un tour pour vous
effrayer. Allez visiter les communs. Les yuardiaiii, du moins,
doivent être quelque part aux environs.
Il serra contre sa poitrine la photographie qu'il venait de rece-
voir, et boutonna son habit par-dessus; puis il prit sur la table son
revolver, qu'il glissa dans une de ses poches.
— Ne sortez pas, monsieur, dit Gaterina en lui posant la main
sur le bras. Je ne crois pas qu'il y ait un seul de nos hommes à
portée de voix, où que ce soit aux environs ; d'autre part, il est
bien possible qu'une bande de voleurs et de brigands soit déjà
cachée près de la maison ; qui sait? Ah! si vous saviez les choses
que j ai vues se passer dans mon enfance et depuis lors! Pour ma
part, je crains que vous n'ayez à comparaître cette nuit même
devant votre Dieu ; car il n'y a personne autre que vous pour vous
défendre ici.
Cette fois-ci, il la crut; qu'elle se trompât ou non, il vit qu'elle
le croyait en danger de mort.
— (Jue vont-ils faire? lui demanda-t-il. Et pour quelle raison
attenteraient-ils à ma vie?
D'une voix presque maussade, elle lui répondit :
— Je vous l'ai dit vingt fois, et Muriella vous l'a répété tout
aussi fréquemment que moi : on vous déteste parce que vous
êtes un étranger, parce que vous voulez jouer le rôle d'un réfor-
mateur ici, comme vous dites, parce que, d'après eux, vous vous
mêlez de choses qui ne vous regardent pas. Nous sommes des
femmes, aussi n'avez-vous pas voulu nous croire. Eh bien, je
crains que, cette nuit, vous ne trouviez que nous disions vrai. Mais,
ne perdons pas notre temps à parler. Verrouillons les portes. Us
sont en nombre sans doute, et ce n'est pas la première fois qu'il
leur arrive d'assiéger une maison.
— Si nos gens allaient revenii', \o leur paraîtrais un fou, un
lâche, un poltron, d'agir ainsi !
— Tant qu'ils n'auront pas vu ilaïuber la maison, ils ne revien-
dront pas, monsieur.
172 REVUE DES DEUX MONDES,
— Grand Dieu! Vous savez donc quelles sont les intentions
des habitans de la forêt?
— Non, je nen sais rien. Si j'avais entendu parler de leurs
projets, je vous laurais dit, et vous auriez pu faire venir ici soit
les carabiniers, soit des soldats; mais je sais ce que signifie
l'abandon d'une maison, je comprends pourquoi les quarante per-
sonnes qui l'habitaient sont toutes parties en même temps et dans
le même dessein, et je sais que les paysans des Selve ne sont pas
des agneaux.
Cyrille garda le silence pendant un moment, puis il dit :
— Je vendrai chèrement ma vie, Calerina; quant à vous,
sauvez-vous pendant qu'il est encore temps de le faire, allez vous
cacher jusqu'au matin dans les dépendances ou parmi les brous-
sailles. Vous ne pourrez rien changer à mon sort, ne le partagez
pas en restant ici.
— Je ne suis pas une poltronne, monsieur et, de toute ma-
nière, les années qu'il me reste à vivre ne peuvent pas être nom-
breuses; allons faire nos préparatifs!
Elle ouvrit la marche, portant la lampe qu'elle élevait en l'air,
pendant que l'intendant mettait les énormes barres et tournait
les gigantesques clefs des portes bardées de fer, fermait et ver-
rouillait les contrevens. Dehors, on n'entendait pas le moindre
bruit. Par mesure de précaution, Cyrille mena Matteo, l'idiot, et
Dreina, l'impotente, dans une petite chambre contiguë à la cuisine
et qui n'était pas en communication avec la cour extérieure; il les
y enferma à clef. Dreina persistait dans son mutisme.
Il fit allumer par Caterina toutes les lampes qui se trouvaient
dans la maison et les répartit dans les différens corridors et les
différentes chambres; ce fut en vain qu'il chercha les fusils des
guardiani et ceux du sous-intendant : toutes les armes avaient été
enlevées.
— Fausto doit être dans le complot, dit-il à Caterina.
— C'est probablement lui qui en est l'instigateur, répondit-
elle. Personne cependant n'en pourra fournir la preuve. Il est
parti hier au soir pour aller soi-disant chasser dans la macchia du
côté d'Ostie; la chasse n'est jamais fermée là-bas. Vous vous rap-
pelez qu'il vous a demandé l'autorisation d'aller acheter du bétail ;
mais il a dit à plusieurs de nos hommes qu'il s'en allait chasser. Si
leur projet réussit, il reviendra et feindra l'ignorance ; s'il échoue,
il s'embarquera pour l'une des deux Amériques. Il a fait ses orges.
LES SELVE. 173
— C'est vrai qu'il m'a demandé l'autorisation de s'absenter,
répliqua Cyrille toujours, incrédule. Mais, après tout, il se peut
em ore que vos craintes ne soient pas justifiées. Peut-être vos va-
lets et vos servantes ont-ils tout simplement pris un jour de congé.
— Il est certain en effet qu'ils ont pris un jour de congé : fit
Caterina d'un air maussade. — Elle s'irritait de le voir encore in-
crédule. Pour elle, la conspiration était claire comme le jour.
Quanta lui, il mettait encore en doute le bien-fondé des soup-
çons de Caterina; il pensait néanmoins qu'il valait mieux prendre
toutes les mesures de précaution possibles. N'ayant aucun homme
pour l'aider, il fit de son mieux pour assurer lui-même contre
toute attaque le sous-sol et ferma toutes les issues ; il existait des
passages souterrains dont jusqu'alors il n'avait pas même eu
connaissance.
Caterina lui montra, dans la paroi d'un puits, une porte de
fer située juste au-dessus du niveau de l'eau que l'on voyait
briller très profondément : des marches creusées dans la muraille
y conduisaient.
— Il y a là un souterrain qui mène dans la forêt, il passe au-
dessous de la longue avenue et aboutit sous ce grand houx que
l'on appelle le houx du pape Paul, lui dit-elle. Vous pourriez vous
enfuir par là, si vous le vouliez. Le passage est bas et étroit; mais
on l'a entretenu en bon état. Vous connaissez assez bien les bois
pour trouver, au point du jour, le chemin qui mène au corps de
garde.
— Il ne me serait pas possible de me cacher, de me sauver
ainsi, répondit Cyrille. On a confié cette maison à ma garde; la
mort seule peut me délier de mes engagemens.
Tout en soupirant, Caterina approuva de la tête.
— Si vous ne consentez pas à vous enfuir, avant la fin de la
nuit, ils se seront emparés de vous. Tous les habilans des Selve
font partie de cette conspiration.
Elle ne savait rien de ce qui en était au juslo; mais elle était
native de la forêt et se souvenait de maints événemens passés.
— N'ont- ils pas empoisonné votre chien favori? ajouta-t-elle.
Quand il eut pris toutes les précautions qu'il était en mesure
de prendre (il pensait que les portes pourraient nisister victorieu-
sement toute la nuit aux assaillans, sauf au cas où ils emploie-
raient du pétiole ou des exjdosils), il monta, muni d'une lanterne
sourd(!, à une loggia ouverte qui se trouvait au faîte de l'édifice
474 REVUE DES DEUX MONDES.
et de là, regarda tous les points de l'horizon. De ce poste d'obser-
vation, par les nuits claires, il pouvait voir du phare de Palo dans
l'ouest jusqu'aux collines de la Sabine et à Soracte dans l'est.
Bien souvent, à la pleine lune, il avait contemplé le profil
merveilleux des montagnes qui semblaient les vagues d'argent
d'une mer phosphorescente. Ce soir, elles étaient complètement
cachées par des vapeurs et des brouillards; c'était à peine s'il pou-
vait rien distinguer au delà des bancs de pierre et des balustrades
qui se trouvaient immédiatement au-dessous de lui, au delà de
la silhouette des arbres les plus rapprochés.
Le silence était intense. Appuyé contre une des colonnes de
la loggia, absolument invisible d'en bas, il attendit en prêtant
l'oreille aux moindres bruits. Mais, tout entier à ce bonheur qui,
à travers steppes et montagnes, plaines et forêts, était venu enso-
leiller son àme, c'était à peine s'il se rendait compte du danger
possible, imminent même, qu'il courait.
Le ilol montant des anciennes espérances ressuscitées lui
réchauffait le cœur; aussi lui était-il impossible de croire qu'il
allait être traqué comme un rat dans son trou, chassé de son
terrier comme un renard. Celui dont se souvenait la princesse
Marie, celui qu'elle aimait, celui à qui elle souriait dans l'exil,
dans la disgrâce et dans la pauvreté, était protégé par un sortilège
trop puissant, pensait-il, pour qu'une troupe de paysans pût ar-
river à le mettre à mort. Au moment même où sa vie s'épanouis-
sait comme s'épanouit une rose, il était inadmissible (ju'il dût
succomber à la haine d'infâmes scélérats, contre lesquels il n'avait
commis d'autre crime que celui de les soigner, à ses risques et
périls, pendant leurs maladies; le destin ne pouvait être à ce point
ironique et diaboliquement cruel.
Adossé à l'une des colonnes de marbre, sans songer à l'heure
présente, il laissait flotter ses pensées vers le passé, qui lui était si
cher, vers l'avenir, qui lui était plus cher encore. Advienne ce qui
pouvait advenir, qu'il en fût ce qu'il en devait être;rien, sauf la
mort, ne pourrait détruire l'immense joie dont son cœur était tout
vibrant, tout ensoleillé.
Plusieurs fois l'heure sonna à l'horloge des étables; le tinte-
ment de la cloche était le seul bruit qui vînt interrompre le
silence ; il était minuit. Cyrille se dit que la vieille femme avait
été induite en erreur par ses craintes. Les gens de la maison de-
vaient s'en être allés à une fête dans quelque ville éloignée, sans
LES .<>ELVE, 175
en demander l'autorisation à la massaja, qui la leur aurait re-
fusée; hommes et femmes reviendraient sans doute le lendemain,
dès l'aurore.
Soudain, il entendit un bruissement éloigné et léger, sem-
blable au piétinement des chèvres et des moutons sur Therbe; le
profond silence de la nuit lui permettait d'entendre ce bruit, qui,
de jour, aurait été à peine perceptible.
— Ce sont des hommes en marche, pensa Cyrille, pénible-
blement affecté de cette certitude. Il prêta l'oreille pendant un
moment encore pour se bien convaincre que ce n'était pas le bruis-
sement du feuillage sous la brise qui s'élevait, puis, sa première
impression se trouvant confirmée, il quitta la loggia et redescendit
par l'escalier vers la vieille Caterina qui, assise dans sa chambre,
récitait son chapelet.
— Il y a des gens qui approchent, dit-il. Ce n'est sûrement pas
avec de bonnes intentions qu'ils viennent.
— Ce qui les fait venir, c'est qu'ils pensent que vous êtes en-
dormi et qu'on a laissé une porte ouverte pour eux. Combien
sont-ils?
— Impossible de le dire; mais ils sont en nombre.
Caterina secoua la tête.
— S'il pouvait nous venir du secours; mais, comment cela
serait-il possible? Nous sommes séparés du monde entier ici.
— Ecoutez! Ils traversent la pelouse; dans un instant, ils se-
ront à la grande porte.
— Ils s'attendent à ce que Dreina leur ouvre, la maudite
coquine !
Pendant quelques instans, on n'entendit plus rien, puis, à tra-
vers les lourdes traverses des portes fermées, on put percevoir un
vague murmure de voix confuses.
— Qu'ils me croient donc endormi! murmura Cyrille en bra-
quant son revolver sur l'entrée. Il ne savait pas qui ils étaient, et
il lui était impossible de se rendre compte de leur nombre: mais
il était aisé de s'imaginer quels étaient leurs desseins. Vraisem-
blablement, ils furent un moment déconcertés de ne trouver per-
sonne là qui les inlioduisîl. Mais Cyrille comprit que cela ne les
arrêterait pas longtemps.
— Allez vous cacher quelque part, ma bonne Caterina, dit-il
tout bas à la vieille femme, cela m'est pénible de vous sentir là.
— Ne vous occupez pas de moi, monsieur! répondit la grosse
176 REVUE DES DEUX MONDES.
vieille. Je ne vous suis sans doute d'aucune utilité, mais vous
pouvez être sûr que je ne vous gênerai pas. Cela me paraît singu-
lier que Muriella n'ait pas entendu parler de ce complot et qu'elle
ne nous en ait pas avertis. Quand l'avez- vous vue pour la der-
nière fois?
— Il y a trois jours, à ce qu'il me semble.
Sa voix fut couverte par le bruit de coups de hachettes
frappés contre la porte de chêne ; mais, comme il n'y avait pas un
pouce de bois qui ne fût semé de gros clous par devant et blindé
de fer par derrière, les hachettes ne pouvaient pas se frayer un
chemin.
— Allez voir à la porte de côté, dit une voix que Cyrille recon-
nut pour celle d'Alcide. Cette maudite Dreina s'est jouée de nous.
On entendit les pas de plusieurs hommes qui rebroussaient
chemin et faisaient le tour de la maison en courant. Mais les
portes latérales étaient, elles aussi, bardées de fer, et avaient
toutes été barrées et verrouillées. Comprenant qu'ils ne pourraient
pas pénétrer ainsi dans la maison, les assaillans se mirent à jurer
furieusement entre eux.
— Ma pauvre Caterina! dit Cyrille. Plût au ciel que vous fus-
siez en sûreté !
— Ce n'est pas à moi qu'ils en ont. Pardonnez-moi mon indiscré-
tion, monsieur, mais y a-t-il beaucoup d'argent dans le coffre-fort?
— Heureusement non! Jai envoyé un messager à Rome, la
semaine dernière, avec le montant des ventes des trois derniers
mois.
— Cela les mettra dans une terrible colère !
— S'ils entrent; mais je compte bien les en empêcher. Je ne
leur ouvrirai pas, vous pouvez en être sûre.
La vieille femme était intrépide ; elle eut un sourire peu ras-
surant.
Comme dans le plupart des portes cochères en Italie, au centre
des vantaux de la grande porte était percée une ouverture protégée
à l'extérieur par une grille, à l'intérieur par un petit panneau
carré, de la largeur de la main que l'on pouvait faire glisser en
arrière ; une fois le panneau retiré, il était possible de parlementer
par la grille ouverte, sans courir le moindre danger.
Cyrille fit glisser ce panneau et se tenant un peu de côté, à un
endroit où il était invisible et hors d'atteinte, il dit d'une voix
claire :
LES SELVE. 177
— (Jue venez-vous faire ici avec des armes?
— Ouvrez, et nous vous l'apprendrons, répondit la voix
d'Alcide tandis que ses compagnons vociféraient des injures à
l'adresse de l'intendant.
— Les menaces ne me feront pas vous ouvrir. Dites ce qui
vous amène ou partez !
Une nouvelle volée d'injures accueillit ses paroles.
— Nous voulons ton sang ! C'est là ce qui nous amène, répliqua
leur chef. Rien ne saurait nous arrêter. Nous te forcerons bien à
sortir; nous t'enfumerons comme on enfume les marcassins pour
les chasser de leur bauge.
Cyrille referma le panneau.
Les assaillans poussèrent des hurlemens de rage, compa-
rables à ceux des sangliers et se précipitèrent en masse contre
les portes.
— Vous auriez pu tirer à travers la grille, dit Gaterina d'un
ton dur et sévère. Pourquoi ne pas l'avoir fait? C'était Alcide qui
parlait.
— Je le sais bien, répondit Cyrille.
— Pourquoi n'avez-vous pas tiré sur lui?
L'intendant garda le silence. Il n'aurait pas pu faire comprendre
à cette femme le sentiment qui avait retenu sa main; la répul-
sion qu'il avait à répandre du sang.
Et maintenant, au milieu du silence do cette nuit d'été, écla-
taient les hideuses vociférations de la troupe furieuse des assail-
lans. Tousse mirent à tirer contre les portes; mais leurs armes,
ainsi que celles de tous les habitans de la forêt, étaient mau-
vaises, et les balles ricochaient sur le bois, inoffensives. Le
désappointement de ne trouver personne qui les fît entrer,
comme ils s'y étaient attendus, les confondait, les mettait hors
d'eux-mêmes.
— Mettons le feu à la maison, il sera bien forcé de sortir, cria
le chef de la bande. 11 y a du menu bois sous les hangars.
Au bruit de tours pas qui s'éloignaient et à leurs cris qui dimi-
nuaient, Cyrille comprit qu'ils allaient vers les hangars, qui se
trouvaient à côté des établcs et de la basse-cour; c'était là que
l'on conservait le bois à brûler de la maison.
— Ils vont essayer de nous faire sortir par le feu, dit Cyrille;
mais l'édifice est solide comme un roc.
La vieille IVmnn? haussa les épaules.
TOME c.\Lvm. — 1898. 12
178 re\tjE des deux mondes.
— ■ Vous auriez pu abattre le pire de la bande et vous ne lavez
pas fait. Il vous grillera comme on grille un porc à la broche,
ainsi qu'il vous la dit.
— Il m'est impossible de tuer un homme de sang froid, répliqua
Cyrille, tout en serrant contre son cœur la photographie qu'il
portait sur sa poitrine.
Mais il savait, à n'en pas douter, que les assaillans ne man-
queraient pas d'exécuter leurs menaces.
La maison, qui était solide, résisterait longtemps, elle ne
pourrait cependant pas résister toute la nuit. S'ils apportaient une
quantité de bois suffisante et qu'ils réussissent à y mettre le feu,
l'intendant et ceux qui étaient avec lui succomberaient infailli-
blement sous les llammes et la fumée.
Cyrille se disait que, plutôt que de mourir ainsi, il vaudrait
mieux alors ouvrir les portes, sortir et tomber en combattant.
D'autre part, agir de cette manière, ce serait à coup sûr livrer
l'habitation entière au pillage, et ses maîtres avaient confié leur
maison à sa charge, il était leur représentant.
Quelques instans plus tard, il ne fut plus possible de douter
des intentions des maraudeurs. Ils revinrent, traînant derrière
eux des monceaux de broussailles et de margotins et, à en juger
par les bruits, Cyrille comprit qu'ils les empilaient devant
l'entrée principale; la voix d'Alcide dominait toutes les autres,
c'était lui qui délivrait les ordres et adressait les réprimandes.
— Tirez par le judas ! dit Caterina.
Elle était folle de peur; mais il ne lui échappait pas le moin-
dre cri, et rien dans son maintien ne laissait croire que son cou-
rage fût près de faiblir.
— Pas encore, répondit Cyrille. Ces misérables ont été confiés
à ma charge. Si je n'ai pas trouvé le chemin de leurs âmes, c'est
à moi quen incombe la faute.
Caterina eut un haussement d'épaules méprisant.
— A coup sûr, leurs couteaux sauront trouver le chemin de
votre cœur. Vos belles pensées vous serviront à grand' chose,
vraiment, quand ces sacripans vous auront enfumé, forcé à sortir
et qu'ils vous découperont en morceaux comme un sanglier.
Malgré sa bravoure et son sang-froid, Cyrille frissonna en en-
tendant ces horribles paroles. Il ne se décida pourtant pas à ou-
vrir le panneau pour tirer.
Les assaillans étaient fous de rage de n'avoir pas trouvé la
LES SELVE.
179
maison ouverte, comme c'était convenu avec les domestiques
absens.
Ils s'étaient imaginé qu'ils pénétreraient sans difficulté, qu'ils
pourraient tuer l'étranger dans son lit et se livrer en toute tran-
quillité au pillage. Aussi ne s'expliquaient-ils pas comment il se
faisait que Cyrille fût debout et armé et que toutes les portes de
la maison fussent fermées.
— C'est encore un coup de cette traîtresse de Muriella, grom-
mela Lucio. C'est elle qui l'a averti, vous pouvez en être sûrs !
Ces paroles furent accueillies par de furieuses clameurs de
haine. Qu'ils réussissent seulement à la trouver! elle déplorerait
alors le jour où sa mère, cette maudite femme de Viterbe, l'avait
mise au monde !
Ils firent une haute pile de bruyères sèches et de branches
résineuses devant la porte et essayèrent d'y mettre le feu avec
des allumettes et des cônes de pin. Ils n'avaient pas apporté de
pétrole avec eux, ignorant l'emploi et jusqu'au nom même de
cette substance. Le bois ne s'enflammait cependant pas; l'air
était lourd, aucun souffle de vent ne venait attiser le feu.
Cyrille se demandait s'il ne vaudrait pas mieux^ pour l'édifice,
comme pour la vieille femme, qu'il obtempérât aux ordres des
assaillans, sous condition que Gaterina eût la vie sauve et que la
maison fût respectée. Il savait cependant qu'il ne pourrait pas se
fier à leur parole, et du reste, il lui répugnait, à lui qui avait été
soldat et qui était de noble naissance, de se rendre à la merci de
ces canailles. Enfin, à travers l'un des carrés du grillage, il fit
feu. Sa balle brisa le poignet de l'homme qui allumait la bruyère.
Pendant un moment, tous les assaillans, découragés, s'éloi-
gnèrent. Alcide, qui s'était attendu à ce que l'on tirerait de l'inté-
rieur de la maison, était resté hors d'atteinte, confiant les postes
dangereux à ses camarades.
— Je vous aurais volontiers épargnés, dit Cyrille, et ses paroles
U'ur parvinrent très distinctement par l'ouverture du judas; mais,
tuid que je serai en vio, je ne vous laisserai pas incendier cette
maison; je briserai le bras ù tout homme qui tentera de mettre le
feu à ce tas de lK)is.
11 y eut un court intervalle de répil. Les assaillans étaient
rusés, vindicatifs, impitoyables; mais ils n'étaient pas braves, et
ils ne pouvaient savoir si, oui ou non, Cyrille était seul. Ils se reti-
rèrent à quelque distance de la porte et tinrent conseil entre eux.
180 REVUE DES DEUX MONDES.
Aucun d'eux ne se souciait d'avoir, à son tour, le poignet brise;
celui dont tel avait été le sort hurlait comme un loup blessé; il
appelait toutes les malédictions de l'enfer sur la tête d'Alcide.
Pénétrer dans une maison ouverte et non défendue, piller tout ce
qu'elle contenait, tuer un étranger endormi, c'étaient là choses
aisées ; mais c'était une tout autre affaire que d'y vouloir pénétrer de
vive force, sous le feu meurtrier d'un revolver, que braquait sur
eux un homme masqué derrière des portes bardées de fer.
Ils avaient apporté avec eux des torches destinées à les éclairer
au cours de leurs recherches dans les caves et les greniers, une
fois à l'intérieur de la maison. Alcide en alluma une et, se tenant
à un endroit où Cyrille ne pouvait pas le voir, il la jeta tout
enflammée dans la direction de la pile de broussailles, trois de
ses compagnons en firent autant; mais les torches n'atteignirent
pas le but visé, elles tombèrent sur les dalles de marbre, devant
la porte où elles se consumèrent sans causer le moindre dom-
mage. Leurs flammes jetaient des reflets rougeâtres sur les faces
hâtées des habitans des bois qui, tantôt cachés dans les ténèbres,
tantôt éclairés par la clarté vacillante des torches, hurlant et
trépignant de rage, semblaient autant de démons altérés de
sang.
L'étroitesse de l'ouverture par laquelle il pouvait tirer empê-
chait Cyrille de viser ailleurs que juste en face de la porte et sur
l'espace couvert d'herbe qui se trouvait devant lui.
Aussi sans que pour cela ils fussent obligés de se beaucoup
éloigner, les paysans pouvaient-ils se tenir hors d'atteinte de ses
balles, et, de l'endroit où ils étaient, derrière la balustrade, ils
lancèrent deux nouvelles torches; elles tombèrent en plein sur
la pile de bruyère, qui prit feu et jeta à travers le grillage une
bouffée étouff'anfe de fumée. Voyant leurs efforts couronnés de
succès, ils perdirent toute prudence, crièrent de joie et se rap-
prochèrent pour mieux jouir du spectacle. L'une après l'autre,
les ramilles et les branches prenaient feu ; les cônes s'enflammaient
avec de longs jets de flammes; les fagots secs craquaient et lan-
çaient des étincelles: des nuages de fumée s'enroulaient autour
des armes sculptées et de la couronne qui surmontaient le porche.
— Que le sang versé soit sur eux ! dit Cyrille, et, par trois
fois, il fit feu. A chaque coup, un homme tomba. Alcide ce-
pendant se tenait toujours hors de portée. Les flammes du bra-
sier , semblables à des vagues rougeoyantes, léchaient avide-
LES SHLVE.
181
ment le vieux bois de chêne, bardé de fer, qui s'opposait à leur
marche en avant.
La résistance ne pouvait plus être qu'une question de temps.
— Si je pouvais être assuré qu'ils tinssent leur parole, je les
laisserais me torturer jusqu'à la mort pour sauver la maison et
Caterina; mais ils ignorent ce que signifie le mot de serment.
Moi, mort, de la loggia à la cave, ils mettraient à sac la villa et
s'enivreraient de vin ou de sang...
Soudain, les piétinemens de chevaux, lancés au galop, par-
vinrent à ses oreilles. Le bruit venait de la longue avenue qui
donnait sur la façade nord de la maison. Les assaillans ne l'en-
tendaient pas; ils sautaient, criaient, hurlaient de joie, à mesure
que le feu montait plus haut et devenait plus vif, à mesure que
s'élevait la fumée, qui atteignait déjà les torsades de bronze des
balcons.
Les llammes empêchaient Cyrille de rien voir d'autre que le
bois qui se consumait, mais il pouvait entendre. Le galop des
chevaux se rapprochait et l'on percevait vaguement un cliquetis
de chaînes et de fourreaux de sabres. Un cri de terreur perçant
séleva de la pelouse qui s étendait de l'autre côté de la balustrade.
— Gloire aux Saints dans le ciel ! s'écria Caterina, en tombant
à genoux et en éclatant en sanglots. Ce sont les carabiniers de
Ronciglione !
Cyrille alla à une porte latérale que le feu n'avait pas atteinte,
en retira les verrous et les barres, et sortit sur la pelouse.
Les gendarmes avaient sauté à bas de leurs selles et entouré
les habitans de la forêt, dont ils s'emparèrent après une courte
mais furieuse résistance. Une femme pâle, échevelée, abîmée de
fatigue s'appuyait contre un cheval, dont elle venait de descendre;
elle regardait de ses yeux dilatés la pile de bois qui brûlait. Elle
était inondée de sueur; la poussière rendait toute piile sa ligure
brûlante; une soif ardente lui faisait tenir la bouche grande ou-
verte, ses pieds étaient ensanglantés.
C'était Mûrie lia.
De grosses larmes glissaient sur ses joues : elle venait de
livrer à la justice ses parens, elle était houleuse du crime commis
par ses oncles.
— C'est toi qui as fait venir les gardes? s'écria Cyrille en la
reconnaissant.
182 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ce n'est que tard, cette après-midi, que j'ai entendu parler
du complot, dit-elle, essoufflée et haletante, comme un jeune
taureau hors d'haleine. Cela n'aurait servi à rien que je vinsse
ici, et les hommes du piquet étaient absens. J'ai couru à Ronci-
glione, en quatre heures, pour y chercher les soldats. Il n'y avait
rien d'autre à faire. Je n'aurais pu me fier à personne.
Alcide, garrotté par un gendarme, se tenait debout; on lui
avait enlevé son fusil ; une flamme aiguë faisait étinceler ses
yeux sanglans. Il faisait sombre ; la scène n'était éclairée que par
le reflet du brasier; mais le paysan y voyait assez pour recon-
naître celle à qui il devait d'avoir été capturé.
D'un mouvement brusque et inattendu, aussi souple et aussi
prompt qu'un serpent, il s'arracha à l'étreinte du carabinier qui
allait lui mettre les menottes, et d'un bond de bête fauve, il
sauta aux côtés de sa nièce.
— Traîtresse! lui dit-il à l'oreille, d'une voix sifflante et,
saisissant un couteau caché dans sa ceinture, il la frappa en pleine
poitrine.
On s'empara de lui immédiatement ; mais le coup qu'il venait
de porter avait touché trop juste pour ne pas être mortel.
— Ça ne fait rien, dit Muriella, en pressant le manche du
couteau contre sa poitrine. Je suis arrivée à temps.
Le sang qui envahissait ses poumons percés de part en part
l'étouffait.
— Vous retournerez chez vous, dans votre pays, murmura-
t-elle faiblement. Les Saints m'ont exaucée !
Quelques instans plus tard, elle était morte.
Olida.
QUESTIONS SCIENTIFIQUES
L'HEURE LÉGALE
LES FUSEAUX HORAIRES. — LE MÉRIDIEN INITIAL
Le 24 février dernier, la Chambre des députés adoptait un
projet de loi, dû à l'initiative parlementaire et ayant pour objet
de fixer à nouveau Theure légale de notre pays. Il était ainsi for-
mulé : L'heure légale, en France et en Algérie, est T heure, temps
moyen, de Paris, retardée de 9 minutes 21 secondes.
Quelques années plus tôt, le 13 mars 1891, une autre loi,
votée sur l'initiative du Gouvernement, avait déjà établi « l'heure
nationale », c'est-à-dire l'heure unique remplaçant dans toute
l'étendue du territoire l'infini particularisme des heures locales.
C'était — ou ce devait être, car cette loi a été mal obéio —
» l'heure, temps moyen, de Paris. » Défendons-nous d'un pre-
mier mouvement de surprise à voir le Parlement en cette affaire
qui fui autrefois celle des 01)servatoires et avant tout du soleil,
La civilisation nous oblige à corriger la nature; et c'est, depuis
longtemps, l'appareil législatif ou gouvernemental qui a dû nous
mesurer le t(;mps et régler nos montres, (juoi qu'il en. soit, il
s'agil donc cette fois, après sept ans d'usage, de modifier l'heure
primitivement adoptée, l'heure temps moyen de Paris; celle môme
qu'un règlement de M. de Chabrol avait imposée en 181 G à toutes
184 REVUE DES DEUX MONDES.
les horloges de la ville et que la loi de 1891 avait étendue à tout
le pays.
Si, comme il est vraisemblable, le Sénat ratifie la nouvelle
proposition de la Chambre, toutes les horloges publiques devront
être, dès la promulgation de la loi, retardées exactement de 9 mi-
nutes 21 secondes. Pour les horloges de chemins de fer, horloges
intérieures, qui déjà sont en arrière de 5 minutes, le « coup
de pouce » obligatoire ne devra plus être que de 4 minutes 21 se-
condes. Cette rétrogradation brusque de près de dix minutes
créera à ce moment unique une heure monstrueuse de 69 mi-
nutes et apportera une dérogation unique au cours régulier de
nos habitudes. C'est une bien petite anomalie en comparaison des
révolutions qu'a subies autrefois le calendrier. Au temps de la
réforme grégorienne, en 1582, les Français ont eu un mois de dé-
cembre qui compta seulement vingt jours — et les Romains de
l'an 46, au temps de Jules César, ont vécu une année, de 445 jours
qui fut appelée « l'année de confusion ».
La réforme en projet, tout au contraire, n'amènera aucune
confusion. Elle est précisément destinée à faire cesser celle qui
existe présentement. Elle mettra notre système de notation de
l'heure en harmonie avec celui de presque toute l'Europe, c'est-à-
dire avec le système des fuseaux horaires. La France aura la
même heure que l'Angleterre (heure de Greenwich) qui deviendra
aussi celle de l'Espagne et du Portugal. Dans toute l'étendue de
ces pays qui forment le fuseau de l Europe Occidentale il n'y aura
point de différence dans la marche des montres ou des horloges.
Il y sera midi au même moment, partout, aussi bien à Paris qu'à
Nancy, à Brest, à Londres, à Plymouth, à Douvres, à Lisbonne,
à Cadix et à Barcelone; et, dans ce même instant physique, il sera
exactement une heure dans toute VEiirope Centrale, Belgique,
Allemagne, Autriche, Italie; l'heure de Rome, de Berlin ou de
Vienne ne différera de la nôtre que d'une unité exactement, sans
appoint de minutes. Simultanément, il sera deux heures précises
à Moscou, à Budapest, à Constantinople, et en général dans toute
VEurope Orientale qui forme le second fuseau après le nôtre; il
sera six heures du soir à Calcutta qui est dans le sixième fuseau ;
il sera neuf heures du soir, exactement, au Japon qui fait partie
du neuvième fuseau, et ainsi de suite. Il suffît de connaître le nu-
méro d'ordre du fuseau auquel appartient un pays pour savoir
l'heure qui y règne. Et toujours les nombres sont entiers et
l'heuue légale. 185
exacts, par lesquels les heures diffèrent dans deux contrées
éloignées ; il n'y a plus de compte de minutes à faire.
On aperçoit immédiatement l'avantage d'un tel système et sa
commodité pour les usages internationaux des chemins de fer et
des télégraphes, et pour les besoins du comme-ce. Aussi est-il uni-
versellement adopté. La France est l'un des derniers pays qui
aient résisté à son introduction : on devrait dire le dernier pays,
car sa résistance seule a obligé l'Espagne et le Portugal à en dif-
férer l'adoption. — Le projet de loi présenté par l'honorable
M. Boudenoot et accueilli par la Chambre est destiné à mettre
fin à cette situation. Il ne s'agit pas, comme on le voit, d'une ré-
forme aventureuse ou seulement de quelque initiative hardie,
comme celles dont la France a pu donner l'exemple à d'autres
momens de son histoire. Ici, la sécurité est parfaite; nous mar-
chons à la remorque du reste du monde ; ce que nous ne ferons
pas de bonne grâce se fera malgré nous. Le système des fuseaux
horaires est un fait accompli, il existe et fonctionne.
Cette considération suffit à mettre fin à une opposition vaine;
elle entraînera évidemment l'acquiescement du Sénat. Elle ne
nous dispense pas d'examiner cependant les motifs de l'opposition
qui s'est manifestée dans certains milieux contre cette dernière
réforme de l'heure.
Il peut être intéressant de montrer le sens, la portée, la né-
cessité de ce nouveau système de notation chronométrique. Le
meilleur moyen est, pour cela, de rattacher ce dernier changement
à ceux qui l'ont précédé, c'est-à-dire de rappeler très brièvement
l'histoire des réformes successives qui se sont produites dans la
manière de mesurer le temps.
I. — l'heure solaire : temporaire, équinoxiale.
L'activité journalière des hommes et le fonctionnement de la
société tout entière se règlent nécessairement sur le temps et ses
divisions. La notion de l'heure, toujours présente, coordonne les
activités partielles, rend possible le concert des efforts et préside
à la distribution des travaux. Tous nos actes, comme notre vie
môme, sont, selon l'expression mathématique, une fonction du
temps. Les progrès de la civilisation ont conliiuiclloment tendu à
préciser davantage cet élément, et à rendre plus facile son em-
ploi. Le pâtre de ChaUh'c était réduit à suivre sur la voûte céleste
186 REVUE DES DEUX MONDES.
le cours des étoiles ; l'homme moderne transporte avec lui , partout
et toujours, l'instrument mesureur des durées, et son œil con-
sulte sans cesse la course sur le cadran divisé des aiguilles agiles
et infatigables. Il est permis de dire que les inventions du cadran
solaire, de la clepsydre, de l'horloge et de la montre marquent
des étapes principales dans le développement de la vie sociale.
Les anciens, pas même les astronomes, ne distinguaient les pe-
tites divisions de la durée ; dans aucune observation de Ptoléméc
le temps n'est indiqué avec plus de précision que le quart d'hcmre.
On compte aujourd'hui universellement par minutes et, dans
quelques professions, par secondes.
L'unité de temps a été d'abord le jour entier, le nyctémère
des Grecs, c'est-à-dire cette réunion du jour et de la nuit pour
laquelle nous n'avons pas d'équivalent dans notre langue, car
nous désignons indifféremment par le mot de jour le temps pen-
dant lequel le soleil nous éclaire et qui sécoule entre son lever et
son coucher et le temps très différent qui sépare deux levers ou
deux couchers successifs du même astre. Or, les jours sont iné-
gaux aux nuits. La plus simple observation a appris à l'homme
des temps prim.itiis, chasseur ou pasteur de troupeaux, qui voyait
le soleil se lever et se coucher à l'horizon pour ramener alterna-
tivement la lumière et l'ombre, que la période de clarté était
d'autant plus longue que l'obscurité était plus courte. Mais la
constatation que leurs durées étaient exactement complémentaires,
que l'ensemble du jour et de la nuit formait un total toujours
égal à lui-même, cette observation, en un mot, de l'invariabilité
du nyctémère fut sans doute lune des premières et des plus im-
portantes découvertes astronomiques. Cette constance de la
période au bout de laquelle reparaît le soleil, vérifiée aussi pour
les autres étoiles du ciel, fit connaître que la voûte céleste tournait
autour de son axe d'un mouvement général et uniforme.
Il était donc possible de compter par jours; le nyctémère put
servir d'une sorte de mesure ou de « mètre du temps. » Mais il
fallut bientôt y établir des subdivisions ; ce furent les heures.
Les heures n'ont pas toujours eu la même signification qu'elles
ont aujourd'hui. Elles n'ont apparu, comme divisions du jour,
que trois siècles avant Jésus-Christ, — au moins dans la vie or-
dinaire, — chez les Grecs et chez les Romains. Sans doute, le
nom était plus ancien. Mais il indiquait de vagues divisions du
temps, par exemple les saisons de l'année. Elles étaient alors
l'heure LÉdALE. 187
au nombre de trois, l'hiver n'étant pas, à l'origine, considéré
comme ime saison ; c'est ainsi qu'elles sont représentées au musée
du Louvre dans un bas-relief antique tiré de l'autel des Douze
Dieux. Dans VOdyssée, ce sont de gracieuses personnifications,
sœurs des Nymphes et des Charités ; elles envoient du haut du
ciel la rosée, la pluie, l'humidité bienfaisante. En même temps
qu'elles présidaient à la succession régulière des temps, elles ar-
rivèrent à symboliser, dans l'ordre moral, les idées de régularité
et de justice : Eunomia représentait le bon ordre, Dicé la justice,
Iréné la paix et l'union. Plus tard, elles devinrent les véritables
Heures, lentes divinités, chargées d'ouvrir au soleil et de fermer
les portes de l'Olympe.
La division du nyctémère en vingt-quatre heures a passé des
Babyloniens aux Grecs, selon le témoignage d'Hérodote. Dans la
réalité,, chaque section du nyctémère, jour et nuit, avait sa divi-
sion particulière. Le jour était fractionné en douze parties égales;
et de même pour la nuit. Mais les heures diurnes différaient en
durée des heures nocturnes. L'été, la période du jour étant plus
longue que la nuit, les heures diurnes étaient aussi les plus lon-
gues ; c'était l'inverse pendant l'hiver. Ainsi, la durée de l'heure
n'avait aucune fixité. Elle variait du jour à la nuit; elle variait
encore d'un jour à l'autre, et, à cause de la différence des lati-
tudes, d'un lieu à l'autre; elle n'offrait donc pas le caractère
dun étalon de mesure. Ces heures, indéfiniment variables, étaient
appelées temporaires. L'usage s'en est longtemps perpétué. H
n'arrivait que deux fois par an qu'elles eussent la même durée ;
c'était aux équinoxes, alors que les jours sont égaux aux nuits.
Ces heures, toutes égales, dont la valeur était uniformément la
vingt-quatrième partie du nyctémère, étaient appelées les heures
équinoxiales . L'heure équinoxiale constituait cette fois une véri-
table unité de mesure, sans doute utilisée pour les usages astro-
nomiques, mais étrangère aux usages de la vie civile, où l'on
continua de compter par heures temporaires, c'est-à-dire inégales.
L'art alexandrin donna à ces heures du jour de nouvelles ligures
allégoriques et en fit les compagnes des Saisons. Le poète Ovide
les représente comme « les suivantes d'Eos, placées à intervalles
égaux, sur le trône du Soleil. »
Quant aux raisons qui avaient déterminé les Babyloniens et
après eux les (Jrccset les autres peuples à diviser le jour et la nuit
chjicun en douze parties et leur ensemble par conséquent en
188 REVUE DES DEUX MONDES.
vingt-quatre heures, on peut en imaginer plusieurs. C'est, en pre-
mier lieu, la prééminence sur toutes les autres de la division duo-
décimale, reconnue à toutes les époques et appliquée pour ainsi
dire à tous les objets. Les durées, les longueurs, les grandeurs
angulaires, les monnaies ont été comptées par les multiples de la
douzaine, ou par ses subdivisions, le nombre 12 étant celui qui
se prête aux fractionnemens les plus faciles. Et, d'autre part, le
nombre 12 indique déjà la division de l'année en mois, c'est-à-
dire le nombre des révolutions que la lune accomplit pendant
que le soleil achève la sienne dans la même zone du ciel.
Les Romains faisaient commencer le jour, comme les Chaldéens
et les Juifs, au lever du soleil. Un huissier des Consuls, monté sur
la terrasse du palais du Sénat, annonçait à haute voix le lever de
l'astre : il annonçait également le milieu du jour, c'est-à-dire la
sixième heure, lorsque le soleil arrivait à son midi. Dans l'inter-
valle, on allait chercher l'heure aux cadrans solaires établis sur
la place publique. Les maisons opulentes entretenaient un es-
clave spécialement chargé de cet office. Lorsque le soleil restait
caché, la confusion devenait extrême. D'ailleurs, le compte précis
des heures était le plus souvent inutile. On se contentait de ces
divisions de la journée que nous employons nous-mêmes encore
sous le nom de matinée, midi, après-midi, soir. Les heures
étaient, à cet efîet, réunies en groupes de trois ou trihories: elles
formaient les fractions désignées par les noms de prime (six à
neuf heures du matin), tierce, sexte, none, et ces noms ont été
conservés dans la liturgie catholique. La nuit était également di-
visée en quatre veilles, de mêmes noms. La quatrième veille, qui
s'étendait de trois heures à six heures du matin, s'appelait encore
« le chant du coq ».
Nous avons dit que les heures qui ont été longtemps en usage,
les heures temporaires, diurnes et nocturnes, douzième partie
du jour efîectif et de la nuit réelle, variaient de durée du jour à
la nuit, d'une date à l'autre, d'un lieu à l'autre. Leur variation,
sous nos latitudes et selon les saisons, peut aller du simple au
double. Elles ne s'égalisaient qu'aux équinoxes de printemps et
d'automne et devenaient V heure équinoxiale. Celle-ci, vingt-qua-
trième partie du nyctémère, formait une unité théorique, un vé-
ritable étalon de mesure, ou encore une sorte de temps moyen,
sans existence réelle pendant le cours de l'année et étrangère aux
usages dans la vie civile. A Rome, au temps même des Anto-
l'heure légale. 189
niiis, elle était bien loin d'être usuelle; et l'on voit le célèbre
médecin Galien la mentionner comme une mesure exceptionnelle
pour l'appréciation exacte de la durée des accès de fièvre.
Longtemps après l'invention des horloges, et presque jusqu'à
la période contemporaine, où la vulgarisation des montres en
rendit la continuation impossible, l'usage se conserva des heures
inégales, ou temporaires. On persistait à vouloir qu'elles s'éten-
dissent en même nombre sur la durée changeante du jour solaire.
Les contemporains de Dante, selon M. de Nordling, entendaient
que les pendules marchassent de façon à parcourir toujours douze
heures du lever au coucher du soleil. C'était là une exigence ab-
surde, puisque l'on demandait à un instrument, dont le principe
est la régularité, de se comporter différemment le jour et la nuit.
Il fallait donc y retoucher sans cesse, le soir et le matin.
A la longue, on se lassa pourtant de cette vaine besogne. On
finit par laisser les horloges marcher d'un train égal, et indiquer, ,
pendant un jour entier, d'un lever du soleil à l'autre, ou mieux J
d'un midi à l'autre, des heures uniformes, des heures équinoxiales. "
On ne les réglait plus qu'une fois, et au midi au lieu du lever ou
du coucher du soleil, parce que ce point culminant de la course
est plus facile à saisir avec précision que l'apparition de l'astre
au-dessus d'un horizon souvent brumeux ou opaque. Au lieu
d'exiger que le soleil se levât ou se couchât à une même heure
numérotée du même nombre, on consentit qu'il se levât à des
heures différentes suivant les saisons; qu'il brillât dans le ciel
pendant un nombre variable de ces unités de temps. En d'autres
termes, on adopta le temps solaire vrai; l'heure en fut la vingt-
quatrième partie. Le passage du soleil au méridien, dans le plan
du Zénith, donna le 7nidi vrai,Qi c'est sur cet instant que se sont
réglées les montres et les horloges, pendant longtemps et — pour
parler avec précision — jusqu'en 1816, d'une manière officielle,
mais en réalité beaucoup plus tard encore.
II. — NOTATION DES HEURES. — LE SYSTÈME DES VINGT-QUATRE UEURES.
Le jour ainsi réglé sur le soleil amène toutes les vingt-
quatre heures un changement de date. Le nom et le quantième se
remplacent brusquement par le nom et le numéro suivans. Le
moment de ce <( saut de date » marque le di'but du nouveau
jour civil et, en fait, la véritable origine des heures. Son choix
190 REVUE DES DEUX MONDES.
est arbitraire; il a varié de toutes les manières dans le cours des
temps.
Chez les Grecs comme chez les Chinois et les Hébreux, il avait
lieu à la fin du jour, c'est-à-dire à la première heure de nuit. La
même coutume, de placer le changement de date, c'est-à-dire le
début du jour civil au coucher du soleil, a longtemps persisté dans
diverses contrées de l'Europe, enAutriche, en Bohême, en Pologne.
Au siècle dernier, dans certaines parties de l'Italie, on faisait
encore finir et recommencer le jour à l'heure du crépuscule, à
six heures du soir. La tombée de la nuit indiquait la première
heure : notre minuit actuel était, dans ce système, la sixième
heure. Les Italiens continuaient d'ailleurs à noter les heures au
delà de douze : sept heures du matin était leur treizième heure;
midi leur dix-huitième ; à six heures du soir ils comptaient 24.
L'usage a prévalu, dans l'Europe contemporaine, de placer à
minuit l'origine de l'heure; il remonte, paraît-il, aux Egyptiens.
Il semble d'ailleurs très rationnel, en ce qu'il atténue le côté cho-
quant que le « saut d'un jour » présente à raison de sa brusquerie
et de son caractère conventionnel. Par là, le changement de date
tombe en efi"et dans la période du repos et de la moindre activité
sociale, et il a plus de chance de passer inaperçu. Ce point de dé-
part offre encore l'avantage tout théorique et très accessoire de
faire concorder l'origine des temps avec celle des heures. L'ère
chrétienne date, en effet, d'un événement, la naissance de Jésus-
Christ, dont la convention Dionysienne a fixé l'année (753 de
Rome) et l'heure, voisine précisément de minuit.
La même considération du saut de date a conduit les astro-
nomes, dont les observations sont surtout nocturnes, à adopter
une notation contraire à l'habitude commune; ils font partir le
jour de midi. Ils évitent ainsi la complication du changement
de date au cours de leur travail. Cette notation n'oflre d'ailleurs
pas d'autre avantage. Elle fut autrefois en vigueur chez les Arabes,
qui, adoptèrent en cela les conseils de leurs astronomes. Il est
possible qu'elle soit abandonnée avant longtemps. Les délégués
compétens réunis en Congrès à Washington, en 1884, ont été
d'avis qu'il convenait de prendre pour le jour astronomique le
même point de départ que pour le jour civil. Mettre l'origine du
jour en son milieu semble en effet, pour le public qui a d'autres
habitudes, un procédé aussi peu raisonnable, comme le dit M. Cas-
pari, que de mesurerla taille d'un homme en partant de la ceinture.
l'heure légale. 191
Les astronomes français, qui à la réunion de Washington ont dû
se séparer de leurs collègues sur des points plus importans, n'ont
pas fait d'opposition à celui-ci. M. Janssen y a adhéré. Le Bureau
des longitudes, par l'organe de M. H. Poincaré, s'est déclaré favo-
rable à cette unification du jour astronomique etdu jour civil, sous
la condition que les gouvernemens qui publient les principales
éphémérides prendraient les mesures nécessaires pour que la ré-
forme fût appliquée partout simultanément, et sous cette autre
condition encore, que l'heure civile, comme l'heure astrono-
mique, fût comptée de 0 à 2i. Ce sera sans doute renoncer à une
tradition de l'astronomie depuis Ptolémée ; mais d'autre part, ce
sera revenir à la notation d'Hipparque, dans l'antiquité, et de Co-
pernic dans les temps modernes.
Le point important n'est pas, en effet, de partir de tel moment
ou de tel autre, c'est pour les astronomes de conserver l'unité
du nyctémère qui est le véritable étalon de mesure, c'est-à-dire
de décomposer le jour en 24 heures consécutives au lieu de le
couper en groupes de douze heures. Ce fractionnement en deux
douzaines pouvait avoir sa raison d'être, lorsque chacune d'elles
se distinguait de l'autre par un caractère aussi tranché que celui
d'être éclairée ou obscure. Mais puisqu'il a fallu renoncer à faire
coïncider les périodes de douze heures avec les périodes de jour
et de nuit véritables, il eût été logique en abandonnant cette
chimère d'abandonner du même coup la manière de compter qui
en était l'expression. La numération par 24 heures s'imposait
donc.
De fait, elle a été en usage dans divers pays, comme nous
l'avons vu à propos de l'Italie. Si on l'a abandonnée, ce n'est
point à raison d'inconvéniens qui lui seraient particuliers. Le
public a sans doute plus de peine à embrasser une série de
vingt-quatre parties et à en saisir la succession que s'il s'agit
seulement d'une douzaine. Mais cette légère infériorité est com-
pensée par des avantages noml^reux, dont le plus évident est de
rendre impossible toute confusion entre les heures du jour et celles
de la nuit. L'adoption de cette notation constituerait un progrès
très appréciable au point de vue de la clart('', de la simplicité et
de la commodité de toutes les indications chronologiques. La con-
fection des horaires, indicateurs, annuaires do toute espèce en
serait singulièrement facilitée; et leur lecture cesserait d'être
l'opération laborieuse et fertile en erreurs qu'elle est aujourd'hui.
192 REVUE DES DEUX MONDES.
Si l'on consulte, en effet, les horaires officiels des chemins de fer
et des bateaux pour l'Europe seulement, on trouve qu'ils emploient
six manières différentes d'indiquer les heures de nuit. Il y a neuf
notations pour désigner l'avant-midi, et autant pour l'après-midi.
Grâce à quoi, le voyageur qui se propose d'accomplir un long
voyage à travers le monde est à peu près hors d'état d'en tracer
d'avance un itinéraire complet. Il est en tous cas exposé à commettre
des erreurs auxquelles n'échappent même pas les employés spé-
ciaux des agences de renseignemens. La numération continue
des heures de 0 à 24 supprimerait la cause principale de ces
confusions.
Le système de numération continue des heures est sou-
vent appelé, et bien improprement, « système canadien », twenty
fourhow'S System. Il ne fait que ressusciter en réalité une notation
qui a été anciennement en usage dans l'Europe continentale, et qui
est restée celle des astronomes, en tous les temps. Cette manière de
compter les heures, tout d'une traite, d'un minuit à l'autre,
s'étend et se généralise chaque jour. On peut prévoir qu'avant
longtemps elle aura remplacé la notation actuelle par douze
heures.
L'Italie a été la première à adopter le système des vingt-
quatre heures, — ou plutôt à le reprendre ; elle n'a fait en cela
que revenir à une habitude qu'elle avait à peine quittée ; avec
cette différence toutefois qu'au lieu de compter, comme jadis,
les vingt-quatre heures à partir de six heures du matin, elle
les compte à partir de minuit. La réforme commença dans le
service télégraphique de Sardaigne en 18o9. Il s agissait de mettre
fin à des erreurs fréquentes dans l'indication des heures de dépôt
et d'arrivée des dépèches et d'en faciliter le contrôle tout en
épargnant les signes de transmission. Quelques années plus tard,
en 1867, les Indes anglaises suivaient le même exemple. La notation
continue des heures était adoptée par les administrations de
chemins de fer, mais seulement pour le service intérieur et
l'usage du personnel. Le fonctionnement en parut si simple et
si avantageux que le public lui-même en réclama le bénéfice pour
les affiches et les horaires mis à sa disposition ; et, de là, natu-
rellement elle s'est étendue à beaucoup d'usages de la vie civile,
sans se substituer cependant à la notation ordinaire. Il en a été de
même en Amérique. Le système fonctionne sur les chemins de
fer du Canada depuis 1887 à la satisfaction générale. On le trouve
l'helue légale. 193
commode et on l'emploie couramment dans la vie ordinaire. Les
administrations télégraphiques s'en louent beaucoup. Il leur
épargne, sans parler des confusions et des erreurs, les indication»
de service qui grèvent les transmissions et les rendent onéreuses.
La seule compagnie Western Union Telerjra'ph déclare avoir éco-
nomisé annuellement, de ce chef, la manipulation de l.'iO mil-
lions de lettres.
Les choses se passent partout de la même façon. La réforme
commence par les télégraphes ; elle s'étend aux chemins de fer et
de là s'installe dans les habitudes de la vie ordinaire. C'est ce qui
est arrivé en Italie. Inauguré en 1859 par les Télégraphes, le
système des vingt- quatre heures fut mis en vigueur sur les voies
ferrées le 1" novembre 1893 ; un grand nombre de municipalités
l'adoptèrent presque aussitôt pour les usages de la vie civile.
Les Français qui voyagent à l'étranger ont certainement
remarqué les cadrans à double graduation que présentent les
horloges des gares et souvent même toutes les horloges publiques,
sans parler des montres exposées aux devantures des horlogers. Et,
cela, aussi bien au nord qu'au sud de nos frontières. La Belgique,
on effet, a adopté officiellement la notation des 24 heures, pour
le service des chemins de fer, depuis le 1'^'' mai 1897. Mais déjà
antérieurement bien des services et des administrations l'avaient
mise à l'essai, et par exemple, les ateliers du Grand Central Belge
à Louvain depuis 1892, l'école de Carlsbourg depuis 1895. Le
public a mis une espèce d'empressement à l'accueillir et à l'adop-
ter. C'est une manière de faire preuve d'un esprit novateur, ou
peut-être simplement un snobisme. Les affiches des cours dans
(juelques universités sont rédigées d'après ce système. On s'invite
à dîner à dix-neul heures. Il y a à Bruxelles, comble d'illogisme
grammatical ! des « five o'clock » à dix-sept heures !
L'application du système n'oblige à remanier aucun organe
essentiel des pendules, des montres ou des horloges. Il suffit
d'ajouter au cadran, en dedans de l'anneau où les heures sont
inscrites en chiffres romains, de 1 à XII, une seconde couronne
concentrique portant en chiffres arabes les nombres de 13 à 2i,
13 étant inscrit au-dessous de I, li au-dessous de II, et ainsi de
suite, jus(ju'à 2i inscrit au-dessous de XII. Pour les montres, on
en rend l'usage encore plus commode en matérialisant en ([uelque
sorte la distinction du jour et de la nuit; on ombre les heures
nocturnes de six heures du soir à six licnros du matin, c"est-à-
TOME CXI.Vlll. 18'J8. 13
19i REVUE DES DEUX MONDES.
dire la moitié gauche du demi-cadran arabe, de 18 à 24, et la
moitié droite du cadran romain de là Yl.
L'indication de l'heure est donc extrêmement simple et réalisée
aux moindres frais. Quant aux sonneries, c'est une autre affaire.
Il sera difficile de pousser la logique jusqu'à les adapter au sys-
tème des vingt-quatre heures; et si l'horloger s'y essaye, ce sera
probablement le public qui s'y montrera rebelle. Il faut du loisir
pour attendre que le vingt-quatrième coup de minuit ait sonné
à la tour du beffroi.
Sur tous les autres points, la simplicité du système est parfaite.
Il ne faut pas plus de quinze jours au public pour faire son éduca-
tion. Les heures du matin, de minuit à midi, sont désignées de la
même manière dans les deux systèmes. Les heures de l'après-midi
présentent une différence de douze; il faut ajouter douze à l'an-
cienne notation pour avoir la nouvelle; il faut retrancher douze,
c'est-à-dire une dizaine et deux unités à la nouvelle pour revenir
à l'ancienne. Il faut enfin remarquer qu'en Europe l'on ne compte
pas en réalité de 1 à 24, mais bien de 0 à 23. Pour indiquer
minuit dix minutes ou minuit quarante-cinq, on écrit : Oh. 10,
0 h, 45, tandis que les Américains disent : 24 h. 10, 24 h. 45.
Il est probable que, dans la vie ordinaire, les deux notations
existeront longtemps encore côte à côte. On écrira et l'on dira
indifféremment « six heures du soir et dix-huit heures », comme il
est arrivé chaque fois qu'un système de mesures s'est substitué à
un autre. On calcule en francs, mais on parle encore en louis,
en écus et en sous: on évalue la fortune et les rentes en livres,
le poids des gemmes en carats, la taille en pieds et en pouces,
les profondeurs marines en brasses, les distances en encablures,
les vitesses en nœuds. Les nouveautés s'infiltrent plus facilement
dans les usages que dans le langage. La langue est l'élément,
le plus résistant, ïultimuin moricns.
III. — l'heure solaire, le TEMPS MOYEN
La révolution la plus profonde qui ait été accomplie dans la
détermination de l'heure et dans le réglage des horloges qui la
donnent, la été vers le commencement du siècle. Elle a consisté
dans la substitution du temps moyen au temps solaire vrai. C'est la
ville de Genève qui en a eu l'initiative en 1780 ; Londres a suivi
l'exemple en 1792; Berlin en 1810. En 1816, ce fut le tour de Paris.
l'heure léc.ale. ■ 195
Jusque-là, comme nous l'avons dit plus haut, on réglait les
montres et les horloges sur le midi vrai, c'est-à-dire sur le phé-
nomène physique, réel, du passage du soleil au méridien. On en
était averti, en dehors des mesures précises qu'exécutent les as-
tronomes, par différens moyens, à la portée de tous; par l'obser-
vation du cadran solaire simple, par la constatation du moment
où l'ombre d'une tige placée verticalement devient la plus courte.
Les oisifs s'amusaient à attendre le solennel passage. Dans quel-
ques villes un coup de canon, allumé quelquefois par les rayons
mêmes du soleil, annonçait que le moment était venu de mettre
les aiguilles sur le midi du cadran.
La réforme de 1816 a mis fm chez nous à ces provinciales
coutumes. — Nos montres et nos pendules ne doivent plus indi-
quer midi quand le soleil traverse la ligne Nord-Sud, c'est-à-dire
quand il est 7nidivrai. Il arrive seulement quatre fois pur an que
nos horloges marquent midi à peu près, en môme temps que le
cadran solaire. Les époques de ces coïncidences approximatives
sont d'ailleurs inégalement espacées dans l'année. Pour l'année
présente elles ont lieu aux 14 avril, 14 juin, 31 août, 25 dé-
cembre. Le reste du temps, elles marquent tantôt plus, tantôt
moins de midi, à l'instant physique du passage du soleil au mé-
ridien.
La valeur de cette différence, qu'il faut ajouter ou retran-
cher au midi vrai pour avoir le 7ni<li moyen de nos horloges,
c'est-à-dire en définitive pour en contrôler la marche et les ré-
gler, change d'un jour à l'autre et d'une année à l'autre. On
l'appelle \ équation du temps. Elle peut s'élever jusqu'à 16 mi-
nutes; et cela arrive actuellement aux environs du 15 février et
du 1'"' novembre. Mais a priori il est impossible de rien prévoir
à cet égard. Il faut un calcul assez compliqué pour obtenir V équa-
tion du temps qui répond à chaque jour de l'année. Les aslro-
nomes l'exécutent, et en publient le résultat. On le trouve dans
VAnnuaire du Bureau des Longitudes sous la rubrique temps
moyen au midi vrai, à la dernière colonne du calendrier qui
ouvre ce recueil.
Ia' jour solaire vrai a une existence réelle. On en peut «lire
autant de l'heure solaire qui on est la 24'' partie. Le jour moyen
n'a pas ce caractère. C'est une grandeur fictive, une sorte de
moyenne idéale de tous les jours solaires d'une année. Si l'on
a abandonné pour cette unité artificielle et compliquée l'unité
196 REVUE DES DEUX MONDES.
réelle et simple qui avait eu cours jusqu'alors, c'est qu'il était
devenu impossible de faire autrement; c'est que l'on avait
découvert que le jour solaire vrai n'avait pas une durée fixe.
L'heure solaire équinoxiale qui en est la 24*= partie n avait donc
pas l'invariabilité qui est indispensable à une unité de mesure.
Le jour sidéral et sa subdivision horaire possèdent seuls cette
fixité fondamentale. Au lieu du soleil qui est une étoile mobile
sur la voûte céleste, il faut considérer quelqu'une des étoiles fixes.
Leur révolution, qui est celle même de la sphère étoilée, a tou-
jours la même durée, dans tous les siècles et dans tous les lieux.
Une horloge parfaite réglée sur le jour sidéral marquerait tou-
jours la même heure au moment du passage de la même étoile au
méridien. Cette Iiorloge sidérale existe précisément daas tous les
observatoires, et c'est elle qui mesure le temps avec la précision
nécessaire aux calculs astronomiques. C'est ainsi , pour prendre
un exemple, que si l'on a en vue le mouvement propre du soleil,
on constate qu'il met à revenir au point de l'espace d'où il est parti
366 jours sidéraux, plus une fraction de jour sidéral égale à
0,242 261.
C'est la durée de sa révolution apparente, ou année tropique.
Au contraire, une horloge parfaite, réglée sur le jour solaire,
ne pourra pas, deux jours de suite, marquer midi, au moment du
passage du soleil au méridien. Il s en faudra d'une quantité va-
riant de quelques secondes à eaviron deux minutes, en plus ou
en moins. C'est ce dont on ne tarda pas à s'apercevoir. Les hor-
loges avançaient ou retardaient sur le midi vrai. Le public en
concluait qu'elles étaient inexactes et accusait le constructeur.
Celui-ci rejetait la faute sur le soleil, excuse que quelques per-
sonnes taxaient d'impiété, mais qui était la vérité même. Les
astronomes le savaient bien. Ils enseignaient que l'inégalité ve-
nait bien du soleil lui-même, et non de l'instrument. Ils en con-
naissaient les causes; c'est à savoir que le mouvement du soleil
n'est pas uniforme le long de son orbite, mais suit la loi des aires
de Kepler; que le plan de cette orbite, c'est-à-dire l'écliptique,
est incliné sur l'équateur où se compte la révolution du jour;
que les points extrêmes de l'orbite solaire, l'apogée et le péri-
gée, se déplacent lentement; et enfin que l'obliquité de l'éclip-
tique sur l'équateur n'est pas constante. C'est en tenant compte
de ces élémens que l'astronome anglais Flamsteed calcula pour
la première fois l'équation du temps.
U.Ï
l'heure légale. 197
Le public s'obstinait à exiger des montres et des horloges qui
fussent d'accord avec le soleil; ce qui est une chimère. Il fau-
drait combiner des chronomètres extrêmement compliqués dont
l'irrégularité systématique fût sensiblement la même que celle du
soleil. C'est à quoi précisément s'essayaient avec plus ou moins
d'ingéniosité et de succès les habiles horlogers du commence-
ment du siècle, tels les Lepaute et les Le Roy. Leurs « horloges à
équation » étaient des mécaniques très remarquables, mais au re-
gard des hommes compétens fort inutiles. Les éphémérides so-
laires les remplacent avec un grand avantage de précision.
Les astronomes proposèrent donc de conserver aux horloges
la régularité qui est leur principe même, et de substituer au jour
solaire inégal un jour égal, qui en différât très peu etdont la durée
fût sensiblement la movenne des jours solaires réelb de toute
une année. Ils ont imaginé un soleil fictif parcourant l'équateur
céleste, d'un mouvement uniforme, dans le môme temps (jour
solaire moyen) que l'aiguille de l'horloge normale en parcourt le
cadran tout entier. Ils le font partir du point équinoxial de prin-
temps un peu après le soleil réel, à un moment qui est précisé-
ment choisi parce que la marche de ce soleil imaginaire diffère
le moins possible de celle de l'astre réel. C'est ce soleil fictif équa-
torial qui fixe le temps moyen et règle nos horloges depuis 1816.
La réforme aurait pu s'accomplir dès la fin du xvii^ siècle,
puisque c'est en 1672 que le premier directeur de l'observatoire
de Greenwich, Flamsteed, a fourni les moyens de calculer la
marche du soleil moyen fictif par rapport au soleil vrai. Elle n'a
eu lieu, comme nous l'avons dit, qu'un siècle plus lard. Le pu-
blic tient a ses habitudes. Lorsqu'en 1816, M. de Chabrol, préfet
de police, décida de suivre l'exemple des Anglais, des Prussiens
et des Suisses et de régler les horloges de Paris sur le temps
moyen, il put craindre, comme le rappelait Arago, que la popu-
lation ne s'insurgeât contre un changement qui choquait ses pré-
jugés. Il n'y eut pas de prise d'armes ; le peuple no prit point parti
pour le vrai soleil contre le soleil moyen. Il avait supporté de
plus grands changcmens.
D'ailleurs ce n'est qu'au i)rix de cette substitution du temps
moyen au temps vrai que l'on pouvait obtenir une précision plus
grande dans la détermination de l'heure. Des inslrumens que
l'on retouchait sans cesse sous prétexte de les rectifier d'après
le soleil marchaient fatalement très mal. L'astronome Delambrc
198 REVUE DES DEUX MONDES.
racontait qu'il lui arrivait d'entendre quelquefois pendant trente
minutes et plus les différentes horloges publiques de son voisi-
nage sonner successivement la même heure.
A partir de cette époque on cessa donc de tracasser tous les
jours les pendules, les horloges et les montres; elles furent mieux
construites, elles marchèrent mieux et concordèrent avec une
exactitude que, quelques années plus tard, le développement des
chemins de fer devait rendre indispensable.
lY. — l'heure nationale. — l'unification intérieure de l'ueure.
Depuis l'année 1816, nous avons été soumis en France au
régime du temps morjen, ou plus exactement au régime de
Vheure locale^ temps moyen. C'est cet état de choses qu'est venue
modifier la loi du 15 mars 1891 en instituant Yheiire nationale,
temps moyen de Paris. Rien n'est plus facile à comprendre.
La substitution du temps moyen au temps vrai avait eu
pour effet d'uniformiser la mesure de l'heure en un même lieu.
Mais chaque lieu avait son temps moyen, son heure locale,
comme il a sa longitude et son méridien particuliers. Le soleil
(et ceci s'applique au soleil fictif moyen comme à un astre réel)
défile successivement d'Orient en Occident devant les différens
méridiens, accomplissant sa révolution de 360" en 24 heures,
c'est-à-dire à raison de 15" de longitude par heure, ou de 1° de
longitude par 4 minutes de temps. Quand l'astre passe devant le
méridien de Paris et qu'il y est midi, il est déjà 1 lieure à 15°
plus à l'Est puisque le soleil y a passé une heure plus tôt. Il en
résulte que le voyageur qui emporte avec lui une montre bien
réglée, est en désaccord avec toutes les horloges qu'il rencontre
sur sa route. A mesure qu'il marche vers l'Est, elles avancent
de plus en plus sur son chronomètre. A Nancy, l'avance est de
15 minutes, à Avricourt de 23. Le contraire se produirait en
marchant vers l'Ouest. L'heure de Brest, dont le méridien est à
6*'49'49" à l'ouest de Paris, retarde de 27 minutes 19 secondes
sur l'heure locale parisienne et au total de 50 sur Avricourt.
C'est l'un des plus grands écarts qui puissent se produire dans la
France continentale.
Au temps des diligences, ces désaccords n'avaient pas d'incon-
vénient. Les longs voyages duraient longtemps et ne se faisaient
pas d'une traite; les montres ordinaires avaient le loisir de varier
l'heure légale. 199
presque autant du fait de leur imperfection que du fait du dépla-
cement en longitude. On no s'en apercevait pas. — Sous le ré-
gime des chemins de fer, il en fut autrement. A mesure que les
trajets devenaient plus longs et la vitesse plus rapide, la discor-
dance de l'heure transportée par le voyageur avec celle des loca-
lités qu'il traversait devenait plus choquante. A partir du moment
où il se mettait en route, la montre lui devenait un instrument
inutile. Mais l'inconvénient est tout à fait grave pour le conduc-
teur du train. Il ne pourrait compter avec des heures locales
continuellement variables. Son seul guide possible est l'heure in-
variable du chronomètre bien réglé qu'il emporte avec lui, c'est-
à-dire l'heure de Paris.
C'est cette heure régulatrice et fixe qu'il aurait intérêt à
trouver dans toutes les gares pour corriger au besoin sa montre.
Et c'est en effet celle qu'il y trouve. Avant que la loi de 1891 ait
étendu l'heure unique de Paris au territoire entier, la nécessité
l'avait imposée depuis près de quarante ans aux administrations
de chemins de fer, non seulement pour 'j, conduite des trains,
mais pour l'organisation de leur marche, la confection des dia-
grammes de route et l'établissement c'^s horaires. Dans toutes
les gares, une horloge intérieure marqu. l'heure de Paris. Les hor-
loges extérieures peuvent indiquer l'heure locale : celle de la voie
donne l'heure nationale. 11 n'y a d'embarras que pour les habi-
tans de la localité. Ils doivent savoir que l'heure de la ville diffère
de l'heure de la gare et se régler là-dessus pour ne point manquer
le train. En fait il y avait donc, entre les années 1850 et 1891,
dans toutes les villes éloignées de Paris en longitude, deux espèces
d'heures, l'heure locale et l'heure nationale, et des pendules ré-
glées sur l'une et sur l'autre. La loi de 1891 a fait disparaître
l'heure locale : l'heure nationale unique règne partout.
L'adoption du temps moyen avait déjà créé un désaccord entre
le jour civil et le jour solaire. L'heure de midi ne coïncidait plus
avec le véritable milieu du jour; par une sorte de contradic-
tion dans les termes, elle partageait en deux parties inégales l'in-
tervalle du lever au coucher du soleil. L'adoption de l'Iieure
nationale a aggravé considérablement la discordance. La diffé-
rence due à la longitude peut s'ajouter, en effet, à l'écart entre
l'heure moyenne et l'heure vraie, et c'est ainsi qu'à Hresl, le
11 février !81):2, il était une heure moins trei/.e minutes au lieu
de midi au moment où le soleil passait au méridien.
200 REVUE DES DEUX MONDES.
L'unification intérieure de l'heure a été nécessitée par le
progrès dans la rapidité et l'étendue des communications. Des
hommes et non pas seulement des hommes d'affaire, que le train
rapide réunit en quelques heures, qui correspondent en quelques
minutes par le télégraphe et qui conversent directement par le
téléphone, sont vraiment comme les habitans d'une même cité.
Ils ont besoin de s'entendre au moins sur l'heure qu'il est. De là
la substitution de l'heure normale à l'heure locale.
Avant d'être imposée par la loi, elle avait commencé de l'être
par l'usage. Beaucoup de villes n'ont pas attendu l'obligation lé-
gale pour prendre l'heure de Paris; Bordeaux, par exemple, l'a
adoptée depuis le l*^"" mai 1889. Ailleurs, en général, il y avait
coexistence de l'heure locale et de l'heure du chemin de fer. C'était
ime gêne et une source de confusion.
Ce n'est pas tout. Au lieu de deux heures discordantes, dans
beaucoup de cas, il y en avait trois: l'heure locale, l'heure de
Paris, et l'heure des chemins de fer qui est l'heure de Rouen.
C'est en effet une particularité unique qu'à Paris même, — et
d'ailleurs par une désobéissance formelle à la loi de 1891, —
l'heure du chemin de fer retarde de cinq minutes sur l'heure de
la ville, l'horloge intérieure sur l'horloge extérieure. Il n'y a
qu'une ville où il n'en soit pas ainsi ; c'est Rouen. Le méridien
de la capitale normande est en effet à 1" 14' 32 ' àl'ouest de Paris;
ce qui correspond à un retard de 4'o8 ' sur l'heure.
Il est donc permis de dire que l'heure régulatrice des chemins
français est l'heure de Rouen. C'est une coïncidence que l'on
n'avait pas cherchée. On avait tout simplement voulu donner cinq
minutes de grâce aux voyageurs parisiens. Dans aucun autre pays,
il n'existe rien de pareil. Il serait raisonnable de supprimer cette
bizarrerie. On la conserve, mais personne ne la défend plus. La ré-
forme en projet fournirait une occasion naturelle delà supprimer.
L'heure locale, en disparaissant, a laissé des regrets. Elle
seule était rationnelle et naturelle. Son unique tort était de ne
pouvoir se prêter aux exigences du mouvement moderne. Au con-
traire, l'heure noi-male unique est artificielle; on lui reproche
d'être en opposition avec la vérité scientifique, puisqu'elle tend à
faire croire au public qu'il peut être midi au même moment, sous
des longitudes différentes. Elle est nulle et non avenue pour les
astronomes; un observatoire ne saurait avoir d'autre heure que
celle qui correspond à son méridien.
l'heure légale. 201
«
On a proposé don revenir à la nature, et pour cela de rendre
obligatoire l'usage de l'heure locale. Si, disait-on, il faut en cha-
que lieu une heure légale, et une seule, prenez celle-là; supprimez
les autres. C'est le conseil que donnait, entre autres, l'amiral
P. Serre. One les ingénieurs de chemins de fer, pour établir les
graphiques de marche, pour organiser et régler le service, aient
recours à l'heure unique; il leur est loisible. Que les mécaniciens
aient en poche cette heure secrète et des itinéraires réglés en
conséquence ; nous n'avons pas à le savoir. Mais ce qu'il faut, c'est
que partout les horloges marquent l'heure locale et que les ho-
raires, comment qu'ils aient été primitivement calculés, soient
traduits en heures vulgaires.
L'expérience a été faite. L'Allemagne a pratiqué jusqu'enl892
le système de l'heure locale absolue, avec la rigueur qui lui est
propre. Le peuple prussien devait ignorer qu'il y eût une ques-
tion de l'heure . Où qu'il tournât les yeux, vers le clocher, vers
l'hôtel de ville, ou vers la gare, il n'apercevait qu'un cadran im-
muable où des aiguilles disciplinées observaient le même aligne-
ment. Sur les voies ferrées, lemécanicien transportait un chro-
nomètre réglé sur Berlin. En cours de route, il avait la ressource
de le contrôler. Il n'avait qu'à jeter les yeux sur le cadran intérieur
des gares, où une troisième aiguille, distinguée par sa couleur
rouge, énigmatique pour le public, mais claire pour lui, prome-
nait sur le cadran l'heure normale de Berlin.
Il a fallu céder enfin à l'évidence. Devant les inconvéniens,
les confusions, les dangers du système, en présence de l'exten-
sion démesurée du mouvement de transit, l'Allemagne a dû sub-
stitu(,T l'heure normale unique à l'heure locale diverse. Ce que
l'Angleterre avait fait dès 1818; la Suède en 1879; les États-
Unis en 1883; le Japon en 1888 ; la France en 1891, l'Allemagne,
la Belgique, la Hollande, le Danemarck, l'Autriche-Ilongrie,
l'ont fait entre 1892 et I8!)i:mais sans s'arrêter comme nous à
l'unilicalion inliirieure, tous ces pays sont arrivés d'un trait au
sysli'me des fuseaux horaires, c'est-à-dire à la dernière étape de
la réforme de l'heure.
A. Dastue.
MARYSIENKA ET JEAN SOBIESRI
D'APRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE
Qui était Marysienka? Nul Polonais ne l'ignore, et peu de Français
le savent. Lorsqu'on novembre 1645, Marie de Gonzague, duchesse de
Nevers, princesse de Mantoue, mariée la veille au roi Ladislas IV de
Pologne, se mit en route pour sa patrie d'adoption , elle emmenait
avec elle une petite cour française, tout un essaim de jeunes femmes,
dames d'atour, demoiselles d'honneur. Elle tenait de bonne source
qu'elle avait intérêt à s'entourer de beaucoup de jolis museaux. « Il
s'agissait de faire échec à la cabale autrichienne qui survivait à Var-
sovie et s'y appuyait principalement sur des influences féminines. Et
les berlines remplies de jeunes chairs potelées, de frous-frous soyeux
et de gais rires s'allongèrent sur le chemin de la lointaine capitale.
La reine eut un peu l'air d'y conduire un pensionnat. »
Parmi ses pensionnaires figurait, à l'étonnement de tout le monde,
une enfant de quatre ans à peine. C'était Marysienka, qui de son nom
français s'appelait Marie de la Grange d'Arquien. Elle appartenait à
une famille de hobereaux nivernais, issue de cet antique château des
Bordes, dont l'abbé de Chaulieu dira : « On y mange quatre fois par
jour, et il n'y a point de lit que le sommeil n'ait fait de ses propres
mains. Que je vous ai souhaitée, madame, pour satisfaire votre rage
de chaises percées! Chaque chambre a la sienne, de velours avec des
crépines, un bassin de porcelaine et un guéridon pour Ure. Le marquis
a fait apporter la sienne auprès de la mienne, et nous passons le jour
en ce lieu de délices. » Les parens de Marysienka n'habitaient point
ce paradis, que les partages avaient attribué à une branche éloignée
de la famille : « Ils végétaient à Paris, fort embarrassés de leurs
filles. Le couvent guettait l'aînée. En prenant avec eUe la cadette,
Marie de Gonzague ne fit sans doute qu'un acte de charité. Elle avait
MARYSIENKA ET JEAN SOBIESKI. 203
eu la mère pour gouvernante ; cette gamine promettait d'être très
jolie ; on lui trouverait avec- le temps quelque Sarmate. Elle passa
dans le cortège en demi-place. » Cette gamine, dont une savante édu-
cation fortifia les aptitudes naturelles, travailla elle-même activement
à sa fortune ; le ciel l'aida, mais elle s'aida beaucoup. N'étant pas fille
à se contenter du premier Sarmate venu, elle épousera l'un des plus
grands et des plus riches seigneurs polonais, le prince Zamoyski, et
après lui Jean Sobieski, lequel, depuis quelque temps déjà, était son
paiilo. Elle lui avait dit : « Vivons contens dans la vertu. » Mais elle
ne faisait pas toujours ce qu'elle disait et n'avait point attendu d'être
veuve pour lui tout accorder. Grâce à lui, dix ans plus tard, elle sera
reine de Pologne.
Marysienka eut toujours du bonheur; elle en a encore après sa
mort; un grand homme lui donna un trône; un spirituel et ingénieux
historien l'a jugée assez intéressante pour écrire sa biographie com-
plète et détaillée, fruit de longues et patientes recherches (1). M. Wa-
liszewski, qui est un maître en psychologie documentaire, a la religion
du document, U n'en a pas la superstition. Les pédans lui reproche-
ront peut-être d'en user trop librement avec ceux qu'il a recueillis
dans de poudreuses archives et dans les dossiers de Chantilly, « où il
n'y a point de poussière ». Il nous en donne rarement le texte inté-
gral, il le résume; il casse l'os et en extrait la moelle. Il pose en prin-
cipe que, comme la pohtique, comme la médecine, l'histoire est sans
contredit une science, mais qu'elle est surtout un art, et cependant
il nous inspire confiance, parce qu'il se défie beaucoup de lui-même
et que, dans tous les cas douteux, il n'a garde de rien affirmer. « En-
voyez dix porteurs de lunettes au Kamtchatka pour étudier une
éclipse de soleil, ils vous reviendront avec dix observations iden-
tiques, à un quart de seconde et un dixième de milUmôtre près ; c'est
avec cela qu'ils font de l'astronomie. Interrogez tlix témoins d'un ac-
cident qui vient de mettre la rue en émoi : au troisième rapport, le
cocher de fiacre qui a écrasé un piéton denendra un vélocipédiste
écrasé par un omnibus ; c'est avec cela que nous faisons de l'hisloire. "
M. Waliszewski en conclut que les témoignages les plus probans ne
sont pas toujours des preuves, qu'en matière d'histoire, la certitude
n'est le plus souvent qu'une extrême vraisemblance, une conjecture
qui rend compte des faits.
Quelques peines qu'il ait prises pour se documenU-r, il n'est pas
fl) Mari/sieii/iii, Marie de la tiraiif/e d'Airiuien, reine de Poloijne, femme de
Sobieski, lOil-lllG, par M. Waliszewski, 18'J8; librairie l'Ion.
204 REVUE DES DEUX MONDES.
sûr d'avoir découvert le secret mobile de toutes les actions de Mary-
sienka et le sens caché de toutes ses paroles, d'avoir toujours pénétré
dans les derniers replis de cette âme tortueuse. Mais ce qu'il nous ap-
prend de certain sur elle nous suflit pour savoir exactement ce qu'elle
était et ce qu'elle valait. Nous renvoyons à son livre, aussi instructif
qu'attrayant, ceux qui désirent connaître le détail d'une vie très agitée,
très riche en aventures, où les scènes vives, piquantes, un peu crues,
ne manquent point; il y a des récits qu'on gâte en les abrégeant. Au
surplus, ce qui me paraît plus intéressant encore que tel épisode de la
biographie de Marysienka, c'est une question qui a été posée et agitée
à son sujet, et que M. Waliszewski nous met à même de résoudre.
Jean Sobieski fut un de ces hommes extraordinaires, à la fois com-
pliqués et incomplets, que les Allemands quaUlient de « natures pro-
blématiques ». Quil fût un héros, que dans ses heures d'inspiration
il eût le génie de la guerre, personne n'en doute. Il se signala par des
actions d'éclat, par d'étonnantes prouesses qui lui valurent l'admira-
tion de toute l'Europe. On le vit, avec une armée de 40 000 hommes,
tenir tête sur les rives du Dniester à des forces quatre fois supérieures :
« Nous les prendrons 1 Coupez-moi la léte si nous ne les prenons pas ! »
Il tint parole, et dans la glorieuse journée de Chocim, le 10 novembre
1673,11 remporta contre toute attente une victoire décisive sur les
Ottomans ou Tatares qui se croyaient déjà les maîtres de la Pologne,
et la Pologne respira.
Il se montra plus grand encore en 1683, lorsqu'il délivra Vienne
assiégée par le Turc. L'empereur Léopold, Charles de Lorraine, les
princes allemands le supjiliaient de se hâter; on le conjurait d'arriver
seul, si ses soldats n'étaient pas prêts : sa présence vaudrait une armée.
Des fusées de détresse, les appels désespérés du tocsin, les prières et
les cris d'angoisse d'une population agenouillée devant les autels an-
nonçaient que Vienne était réduite aux dernières extrémités. Tout à
coup, au nord-est de la ville, sur les hauteurs du Kahlenberg, on vit se
déployer un immense étendard rouge avec une croix blanche ; l'armée
de secours arrivait, et bientôt les Turcs s'enfuirent, laissant dix mille
cadavres sur le terrain. Vienne, l'Europe, la chrétienté, la civiUsation
étaient sauvées, et c'était vraiment Sobieski qui avait tout fait. Alle-
mands et Polonais se pressaient autour de lui, ils léchaient l'écume
qui couvrait son cheval ; on pleurait de joie, on criait : Notre roi ! le
brave roi !
Comment est-il arrivé que ce héros, qui a fait de si grandes choses
et rempli l'Europe de son nom, n'ait jamais su tirer parti de ses
MARYSIENKA ET JEAN SOBIESKI. 205
triomphans succès ? Une fatalité pesait sur lui : au lendemain de la vic-
toire, il en compromettait les résultats par ses négligences, par ses
fautes ; il semblait dire : Après tout, que m'importe ? On avait cru
voir en lui l'homme providentiel, le chef envoyé de Dieu pour sauver
la Pologne de ses ennemis et d'elle-même. Il l'a laissée telle qu'ill'avait
trouvée le jour de son couronnement. Il n'a pas tenté de mettre à pro-
lit sa renommée et l'autorité que lui donnait son génie de soldat pour
réformer les institutions de son pays, pour corriger les vices, les abus
inhérens à la royauté élective, pour supprimer le Uberum veto, les tri-
pots politiques, les honteux marchandages, le scandale des diètes
d'élection, qui, selon l'expression irrévérencieuse du biographe de
Marysienka, n'étaient « qu'un grand Guignol». — « Brillamment inau-
guré, le règne de Jean III n'a, ni au dehors ni au dedans, tenu ses
promesses. Au dehors les frontières perdues n'ont pas été reconquises ;
au dedans l'anarchie n'a pas été conjurée. » Jamais d'éclatans exploits
ne furent moins fructueux, jamais la gloire ne fut plus stérile. Sobieski
est un grand homme qui n'a pas rempli sa destinée.
A qui la faute ? Quel fut le grand coupable dans cette affaire ? A qui
doit-on imputer l'avortement d'une grande espérance et la failLite de
Sobieski ? Les Polonais s'en prennent à Marysienka ; ils la rendent res-
ponsable de tout ; elle fut la DaHla de ce Samson et n'eut pas besoin
de lui couper les cheveux pour le priver de sa force. De savantes ma-
cliinations, favorisées par d'heureux hasards, l'avaient tirée de son
néant ; mais son âme ne grandit pas avec sa fortune et elle n'eut jamais
les sentimens et les pensées d'une reine, elle ne fut jusqu'à la fm que
Marysienka, fille d'un intrigant qui, devenu cardinal, gardera à l'âge
de quatre-vingt-dix ans « ses maîtresses, ses dettes et ses procès ».
Indigne d'être la femme d'un Sobieski et ne pouvant s'élever jusqu'à
lui, elle l'obligera de descendre jusqu'à eUe, de sacrilier les nobles
ambitions et les généreuses entreprises aux sordides calculs d'une
brouillonne, qu'on accusait d'être sans cesse occupée « à gripper
quelque chose ».
Après la mort de Samson, DaUla a bu sa honte. Ses anciens sujets
lui témoignaient leur mépris; les enfans la montraient du doigt dans
les rues de Varsovie, ils s'écriaient : « Voyez la vieille intrigante I »
KUe dut quitter la Pologne, la place n'était plus tenable ; elle se réfu-
gia à Kome, puis à Blois, où elle passa ses dernières années « sans nul
éclat, écrivait Saint-Simon, et avec toute l'inconsidiration (Quelle mé-
ritait. » Elle prenait facilement sou parti de la mésestime qu'on lui
marquait. « La déconsidération, a dit un illustre médecin grec, n'a
206 KEVUE DES DEUX MONDES,
jamais incommodé les gens qui en vivent. » Le malheur est qu'elle
avait compromis la gloire du héros qui avait la folie de l'aimer, et qui
fut son prisonnier et son serf.
Non seulement elle s'était appliquée à le discréditer, elle ne lui a
jamais donné que de funestes conseils. N'ayant pu obtenir du roi de
France les faveurs qu'elle réclamait pour sa triste famille, elle devint
l'ennemie acharnée de l'inlluence française et de la seule alliance qui
pût sauver la Pologne. C'est elle qui jettera son mari dans les bras de
l'Autriche; c'est elle qui s'opposera plus lard à toute réconciUation sé-
rieuse avec la cour de Versailles. On la détestait bien : la nouvelle
s'étant répandue qu'un empoisonnement mettait sa vie en danger,
Varsovie fut en joie, et on empêcha des missionnaires français, qu'elle
patronnait, de dire des prières pour saguérison. Elle était le mauvais
génie de sa patrie d'adoption ; on tenait pour certain que Sobieski eût
été un grand homme d'État s'il n'avait rencontré cette fatale aventu-
rière, qui mit la royauté en quenouille : « — On en est encore en
Pologne, dit M. Waliszewski, à pleurer et à maudire cette rencontre...
L'universelle déception réclamait un bouc émissaire; on prit cette
biche. Et l'on ne savait pas encore les détails de l'étrange roman, qui
avait mis Céladon sous le joug dWstrée. Leur correspondance ne fut
publiée, en partie et avec des omissions, qu'en 1859. A ce moment, la
cause fut entendue : Marysienka passa pour un monstre, et son mari
pour un exemple territiant des dons de Dieu compromis par les arti-
fices du diable, je veux dire d'une diablesse. » Telle est la thèse des
Polonais. Est-elle absolument vraie? En bonne justice faut-il imputer
à Marie de la Grange d'Arquien la faillite de Sobieski?
Un point est hors de doute : elle a exercé sur lui une grande
influence, un persistant et irrésistible empire. Son portrait en hého-
gravure nous l'apprend, elle était remarquablement johe. Sa beauté
était à la fois réguhère et piquante ; elle avait le visage ovale, le nez
légèrement aquiUn, des yeux en amande, une petite bouche moqueuse
qui, selon les cas, savait rire ou bouder, « une forêt de cheveux noirs
et dans un corps un peu fluet, maigre à faire peur, disaient les en-
vieuses, des trésors de grâce et de volupté, au dire du plus autorisé des
témoins. » Dès le premier jour, elle l'avait pris, lui avait jeté un sort;
il tenta vainement de rompre le charme, il se révoltait, il s'insurgeait,
leurs querelles étaient vives ; elle eut toujours le derniermot, il désar-
mait, il se rendait.
Elle avait eu des amans, il eut des passades, mais il n'adora qu'une
femme, et c'était elle; une seule femme lui inspira des désirs tou-
MARYSIENKA ET JEAN SOBIESKI. 207
jours renaissans, et c'était elle; il ne se lassait pas, il croyait la pos-
séder pour la première fois. Comme le remarque M. Waliszewski,
il eut pour elle la tendresse ser\àle d'un dévot pour son idole, et cet
homme de tempérament fougueux et d'humeur inconstante fut un
mémorable exemple « de monolàtrie conjugale ». Les heures de sépa-
ration, écrivait -il dans les premières années de leur mariage, « lui
plongeaient mille poignards dans le cœur, lui infligeaient mille mil-
lions de tourmens » ; l'image de l'absente « le brûlait et le convertis.-
sait en cendres ». Que ne pouvait-il « se convertir en puce, non pour
incommoder certes un corps si joli et si délicat, mais pour séjourner,
sous ce déguisement discret, dans son adorable intimité! » Elle avait
fait un voyage en France ; il lui reprochait de s'y éterniser : « Vivez
donc là-bas, ô mon unique amour, vivez heureuse et joyeuse, puisque le
destin voulait que le malheureux Sylvandre devînt importun à son
Astrée, et qu'ayant souffert les plus cruels tourmens, il mourût avec
cette gloire dans les temps futurs d'avoir été, de tous ceux qui furent
et seront jamais, le plus passionné amant et le plus tendre époux. »
Les années s'écoulent, la jeunesse s'éteint, la forêt de cheveux
noirs s'éclaircit, les grâces pâlissent ou se tournent en défauts, et
Sobieski chante toujours la même chanson. « C'est maintenant l'au-
tomne », a-t-elle dit; à quoi il répond : « L'automne chez vous vaut le
printemps, mais vous n'en êtes pas là, je vois un été magnifique ou
plutôt, en pensant à vous, je ne connais pas de saisons, je vous aime
comme au premier jour. » En juin 1675, il est à Lemberg; du haut
d'une colline, ses yeux embrassent un vaste horizon et suivent au
vol les nuages qui s'enfuient vers Jaroslaw où Marysienka est restée :
« Comme je souhaiterais de pouvoir me convertir en une de ces gouttes
de rosée, traverser l'espace avec elle et tomber sur vos pieds! Vous
aimez à sortir quand il pleut. » En 1683, il a cinquante-quatre ans et
vingt années de mariage; il s'est épaissi, il est envahi par l'embon-
point. 11 va jouer son va-tout, il est sur la route « de Vienne assiégée
et de l'immortalité ». Sa première lettre est pour mander à l'idole
« qu'U a passé une mauvaise nuit comme toujours quand il lui arrive
de dormir loin d'elle, et qu'il embrasse un million de fois toutes les
beautés d'un petit corps adorable et adoré. »
Il est bon de remarquer qu'il était souvent loin d'elle, que son
métier le condanmait à de fréquentes absences, c^i'il courait les grands
chemins, que durant de longs mois il était sevré dos délices de la vie
domestique et des fêtes qu'il préférait h toutes les autres. Mais il faut
remarquer aussi que Marysienka était une grande coquette, au cœur
208 REVUE DES DEUX MONDES.
seC; maîtresse de ses sens autant que de ses sentimens, et qu'elle
connaissait tous les artifices auxquels recourent les idoles qui veulent
être longtemps et fidèlement adorées.
Elle ne manquait pas de littérature ; elle avait lu VAstrée, dévoré et
médité le Gi^and Cyrus et Cléopâtre. Elle n'y cherchait pas. comme
M"^ de Sé^dgné, le récit d'héroïques aventures; les sublimes folies et
les épées miraculeuses la laissaient indifférente. Mais elle trouvait dans
ses livres de chevet des théories qui lui plaisaient, ce code de l'amour
chevaleresque, héritage des troubadours, qui divinise la femme et les
sentimens qu'elle inspire. Elle mettait ce code en pratique ; romanesque
à froid, la poésie n'était pour elle qu'un moyen, et, sans être dupe de la
comédie qu'elle jouait, tout moyen lui était bon pour tenir à jamais
sous le joug un héros qui par instans faisait mine de se redresser.
Ses maîtres lui avaient appris que l'amour qui divinise la femme
est inconciliable avec les unions légitimes, que les maris ne sont pas
longtemps des chevaliers servans ou de fidèles bergers, que, lorsqu'on
veut être adorée, il ne faut pas épouser. Mais quoi! si l'on n'épousait
pas, on ne deviendrait pas reine. Elle fera le miracle de mêler à jamais
le roman au mariage ; aussi méthodique que tracassière, elle appli-
quera au train ordinaire de la vie conjugale les procédés et les mé-
thodes de l'amour libre. Elle a épousé Céladon, et elle ne lui reconnaît
aucun droit; les moindres faveurs qu'elle lui accorde sont des grâces
imméritées, qu'il mendiera longtemps avant de les obtenir de sa hau-
taine indulgence. Il met le genou en terre, il supplie, elle dit non.
« Vous êtes, s'écrie-t-il, la meilleure créature du monde quand vous
voulez l'être ; mais il faut du beau temps pour vous comme pour le
foin, et quand d'aventure nous ne voulons pas quelque chose, il n'y
a plus moyen de nous faire bouger. »
Elle le consterne par ses froideurs, elle le désole par ses refus, elle
l'épouvante par ses menaces. Elle a juré de faire tout au monde pour
se guérir de l'amour qu'elle lui portait ; elle espère arriver bientôt à
l'indifférence ; libre à lui de chercher où U lui plaira les tendresses, les
ardeurs, les plaisirs qu'il trouvait auprès d'elle ; qu'il en use à son aise,
elle lui rend la liberté, elle lui donne carte blanche. — « Vous savez
bien, repli que-t-il avec indignation, qu'une telle pensée me fait
horreur. Si vous me chassez de A'otre ht, je suis un homme réduit
au désespoir. » Il était alors à Zurawno, et U écrivait sa supplique
amoureuse à la lueur des incendies que l'ennemi allumait autour
de son camp. Ses soldats se battaient un contre dix; il va monter à
cheval pour refouler des bandes qui le serrent de trop près : « Au re-
MAKVSIENKA ET JEAN SOBIESKI. 209
voir; les Tatares sont hi, il faut aller les recevoir. » A peine est-il en
selle, on lui apporte une lettre. Le cœur palpitant, la main tremblante
d'émotion, il brise le cachet et lit : « C'est fini! je suis arrivée où
j'en voulais venir. Mon cœur est tout changé, et il n'y a plus de re-
tour possible. Adieu peut-être pour toujours. » Il failht en mourir,
mais il n'en mourut pas; il commençait à la connaître.
Quelques années plus tard, il fait campagne en Hongrie. Il passe
ses nuits sans dormir et ses jours sans manger; il se ronge de soucis,
il travaille, il peine, il ruine sa santé; il y va du salut de la Pologne.
Quelle sera sa récompense? Il se promet, il ose se flatter de revoir
Aslrce dans la saison « où les nuits sont les plus longues, r Espérance
téméraire, vœu indiscret, qu'elle a mal accueilli. 11 se résigne : « Je
crois comprendre, d'après vos lettres, que c'est contre votre tempé-
rament, et que vous devez vous faire violence à cet égard. J'aime
mieux alors faire le sacrifice de mon grand plaisir, en vou^' épargnant
la moindre peine. J'y renonce donc et m'en fais la promesse à moi-
même. » Et il répète son antienne : « Je me contenterai de baiser en
imagination, comme je fais maintenant, tous les charmes d'un corps
adore. » Après tout, ne le plaignons pas trop : il exagérait les cruautés
d'Astrce, elle ne disait pas toujours non : elle lui a donné douze
enfans.
Les Polonais ont raison d'affirmer qu'il fut sous le charme jusqu'à
la fin. On avait dit de Marie de Gonzague qu'elle conduisait son roi
w comme un petit Éthiopien son éléphant. «Marysicnka mena toujours
son Uon en laisse; il protestait, tirait sur la corde, il ne la rompit
jamais. Il est également certain qu'elle possédait plus que toute autre
femme le talent de diminuer, de rapetisser les honmies qui avaient
l'iminudence de l'aimer. Incapable de tout mouvement généreux, la
cupidité était sa passion dominante. Elle avait été élevée à bonne
école. Marie, sa protectrice, qui l'avait débourrée et façonnée, était très
àprc au gain et, en prenant possession de son royaume, n'avait
songé tout d'abord qu'à se garnir les mains. Mais Marie était une
(îonzague; elle avait une de ces âmes fortes et étoffées, qu'ennoblis-
sent les grandes situations et les grandes adversités. A l'heure des
épreuves sui)rênies, quand la Pologne, envahie de toutes parts, « na-
geait dans le sang et qu'on ne tombait que sur des corps morts », sa
reine lui (luniia l'rxemple des résistances désespérées, qui préparent
les revanches. Marysienka n'avait aucune vocaticiu pdiii' le métier
d'héroïne; elle n'aima jamais que Marysienka, elle l'aima tendrement,
et passa sa vie à se faire du bien.
TOMK CXLVIII. — 1898. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
Avant d'être reine, son rêve était de s'enrichir en un tour de main,
de rendre à Louis XIV des services assez sérieux pour qu'il les payât
d'un tabouret, et de retourner bien vite en France après avoir repris le
marquisat d'Époisses aux mains rapaces du grand Condé. Louis XIV
l'avait jugée : « Je vous avoue, écrivait-il le 17 juillet 1(569, que la
manière d'agir de la grande maréchale, qui est née ma sujette, et qui
m'a très fort tenu le pied sur la gorge dans l'absolu besoin qu'elle
voyait ou croyait que j'avais de son mari, et toutes ses indiscrètes,
imprudentes et audacieuses expressions me sont demeurées dans
l'esprit et dans le cœur... Je ne puis ôter de ma mémoire les belles
paroles que cette femme disait à M. l'abbé Courtois : Point d'abbaye,
point de quartier! Point d'Ëpoisses, point de quartier! point de telle
autre chose, point de quartier! » Devenue reine, elle n'aura que de
médiocres ambitions, et les misères passeront toujours avant le reste.
Lorsqu'on traite avec l'ambassadeur de France, Sobieski expose ses
besoins et ses désirs : il demande qu'on lui fournisse des subsides
pour en finir avec le Turc, qu'on lui assure l'alliance de la Suède
contre le Brandebourg, qu'on l'aide à recouvrer les provinces perdues.
Que demande Marysienka? Elle exige qu'on fasse son père duc et pair,
qu'on donne un régiment à son second frère, le comte de Maligny,
qu'on chasse de la maison du marquis d'Arquien un domestique alle-
mand qui le vole. Voilà sa politique étrangère. En ce qui concerne l'in-
térieur, elle ne s'occupe que « des revenansbons, des parties casuelles »
sur lesquelles peuvent compter les reines de Pologne; elle achète, elle
revend, elle marchande, elle tralique, et ses grandeurs ne lui servent
qu'à faire prospérer ses négoces et ses usures.
Petit cœur, petit esprit, cerveau de petit volume, elle a le culte de
son moi, et son moi est fort petit. Il ne lui est jamais venu à l'idée
qu'elle avait épousé un grand homme et que les grands hommes sont
nés pour donner au monde de grands spectacles. Elle attendit que
Sobieski fût roi pour se douter qu'il était quelqu'un et se décider à le
prendre au sérieux; encore n'y paraissait-il guère. Aussi vaniteuse
que cupide, elle avait la prétention de tout savoir; peu s'en fallait
qu'elle ne donnât au vainqueur de Chocim des leçons de stratégie. Il a
délivré Vienne et son nom est dans toutes les bouches ; elle le traite de
haut en bas, épilogue sa conduite, le gronde, le chicane : « Je suis
malcontente de vous ». Il a la candeur de se justifier: « Je me tue,
pauvre malheureux, à déchiffrer moi-même vos lettres, pensant y
trouver quelque chose d'aimable, d'agréable, de consolant; rien! Tout
ce que je fais est mal; tout ce que je ferais serait mal toujours. » Et
MAUYSIENKA ET JEAxN SOBIESKI. 211
il s'obstine à l'aimer, et il se console en pensant qu'il la reverra
dans la saison où les nuits sont les plus longues.
Tout cela est certain, avéré, et pourtant, le livre de M. Waliszewski
en fait foi, il n'est pas vrai de dire qu'une fatale rencontre a décidé de
la destinée du grand Sobieski, qu'une femme perverse et médiocre l'a
perdu; il s'est perdu lui-même, son malheur était en lui. Si Marie de
Gonzague n'avait pas eu la fâcheuse idée d'emmener en Pologne, dans
ses bagages, une petite fille de quatre ans, selon toute apparence, la
destinée de Jean III n'eût pas été sensiblement dilférente, et rien ne
prouve que son règne eût fait époque dans l'histoire de son pays.
Marysienka ne l'a point corrompu ; il y avait de la pourriture dans ce
fruit, ce n'est pas elle qui l'y a mise : « Ils étaient faits l'un pour l'autre,
dit M. Waliszewski. Ils se complétaient, avec des qualités et des dé-
fauts inégaux, dissemblables, mais concordans, des al'fiaités morales
évidentes. » Ils ont passé leur vie à se quereller, un instinct secret les
rapprochait. Peut-être l'eût-il moins aimée s'il n'a^-ait retrouvé en elle
ses infirmités et ses misères.
Il ne la connaissait pas encore lorsque, adolescent, il désespérait
sa mère par ses folies. Homme fait, il aura de brusques élans et de
brusques défaillances, de sublimes départs et de déplorables retours.
D'un jour à l'autre on ne le reconnaît plus. Nature molle, esprit flot-
tant, ce qui lui manqua toujours ce fut la tenue, la consistance du
caractère, la volonté. Après avoir passé trois mois dans les camps, il
annonce à Astrée qu'il entend se reposer et s'amuser un peu, que, quit-
tant ses soldats, qu'on laissait sans solde et sans pain, bravant les in-
tempéries de la saison et l'insécurité des routes, il traversera toute la
Pologne pour la revoir, et il lui donne rendez-vous à Bromberg : « Si
je suis encore digne de vos caresses, c'est le moment de me le mon-
trer; car, si je devais éprouver encore une déception, elle serait la der-
nière. Je rendrais alors à une autre que vous toutes mes pensées, tout
mon amour et ce qui me reste d'une santé déjà ébranlée, — non à une
créature, certes, je n'en trouverais pas d'aussi désirable, mais à une
maîtresse qui, elle du moins, a récompensé jusqu'à présent les elïorts
que j'ai faits pour la con([nôrir. Elle s'appelle : la gloire. Choisissez,
madame, et voyez s'il vous plaît de conserver votre Céladon. » Elle ne
craignait pas que la gloire le lui prît, elle était sûre qu'il lui rcNien-
drait, qu'il avait à de certains jours l'imagination épique, que cela ne
tirait pas à conséquence, qu'il ne songeait le lendemain qu'à jouir de
la vie, que cet oiseau de vol haut, mais inégal, après avoir pointé vers
le ciel, redescendait bien vite dans les régions basses, où il respirait
212 REVUE DES DEUX MONDES.
à l'aise. Elle ne les quittait pas, elle savait qu'il viendrait l'y rejoindre,
qu'elle et lui étaient gens de revue.
Héros doublé d'un sybarite et tour à tour le plus entreprenant, le
plus actif ou le plus indolent des hommes, il eut de grandes inspira-
tions, il n'eut jamais Tesiirit de devoir, et il sacrifia souvent les inté-
rêts del'Ëtatà son repos et à ses plaisirs. En 1682, le vice-chancelier
de Lithuanie l'ayant dérangé dans une partie de chasse pour débattre
avec lui des afTaires pressantes, il s'échappe, il s'enfuit, se cache der-
rière des buissons et finit par éconduire le truuble-fête en lui criant :
« Aujourd'hui je ne donne audience qu'à mes chiens. » Il avait de gros
goûts. Il a dit un jour : « Rien n'est vraiment nôtre en ce bas monde
que ce que nous mangeons. » Astrée lui écrivait : « Vous êtes malade
parce que vous buvez trop; je n'ai que trop bon souvenir de vos ho-
quets d'ivresse. » Comme elle, 0 aimait beaucoup l'argent et les tra-
fics lucratifs; comme elle, il ne méprisait point les petits gains, et il
n'avait aucune répugnance pour les marchandages et pour les ma-
nœuvres louches. Quand il se retira dans la maison de campagne de
Willanow, où il termina ses jours, il eut pour commensaux ordinaires
un jésuite, qui couchait au pied de son Ut, et un spéculateur en biens
domaniaux, qui ne quittait pas son antichambre. Marysienka n'avait
pas épousé un idéaliste; ce mari et cette femme avaient beaucoup
d'idées communes, et, dans l'habitude de la vie, ils s'entendaient faci-
lement, ils parlaient la même langue.
Non, ce n'est pas une femme qui a perdu Sobieski. S'il a manqué
sa \'ie, n faut s'en prendre à ses penchans naturels, aux fataUtés de
son caractère et plus encore aux mœurs politiques de son temps, ii
la société où il a vécu et qui lit son éducation. « L'homme, comme son
entourage, dit M. Waliszevvski, tenait du gouvernement de son pays,
de l'air qu'on y respirait, atmosphère de hcence, saturée de parfums
troublans et mortels, poisons que l'on boirait jusqu'à la mort. Ils
étaient trop beaux, trop heureux, ces szlachcice polonais en leur in-
souciante indépendance, en leur lière royauté de citoyens dominant
une ombre de pouvoir souverain et un néant d'âmes esclaves, bétail
de corvée! Ils étaient trop heureux pour vivre. » Ne relevant que de
leur épée, ces mortels priiilégiés n'avaient d'autre régie de conduite
que leurs intérêts, leurs fantaisies et le dérèglement de leurs passions.
Ils auraient cru déroger s'ils avaient sacrifié à qui que ce fût la moindre
parcelle de leur liberté. Grâce au liberum veto, le plus petit d'entre
eux tenait dans sa main les destinées de son pays, et leur unique souci
était la crainte que le souverain qu'ils avaient élu ne devînt assez puis-
MARYSIENKA ET JEAN SOlilESKI. 213
sant pour les incommoder et les gêner. Ils étaient « des anarcliistes
d'en haut »; on les appelait aussi « les fous de Dieu, qui prenait soin
de les conserver ».
Sobieski avait sucé cette folie avec le lait. On lui avait enseigné
qu'un noble polonais n'a la fierté sauve que lorsqu'on n'attente pas à
son indiscipline et que son roi n'est qu'une ombre, et quand les fous
lui offrirent une couronne, il leur témoigna sa reconnaissance en leur
promettant qu'il ne serait qu'une ombre de roi. Il aurait voulu pour-
tant faire de grandes choses, reprendre Kamieniec au Turc, Kœnigs-
berg au Prussien ; mais il avait une mauvaise armée, et son armée était
mauvaise parce qu'il répugnait aux Polonais d'en avoir une meilleure
et que les diètes refusaient les fonds ; étaient-elles disposées à en
donner, on trouvait des expédiens pour les dissoudre. Il aurait dû
changer les institutions, réformer le gouvernement. Il y pensa, mais
il avait savouré dès son jeune âge les délicieux plaisirs de l'anarchie,
la joie qu'éprouve un Polonais à n'être pas gouverné, et peut-on ré-
former des abus qui ont fait les délices de votre jeunesse? Cet anar-
chiste couronné se résigna bientôt à ne rien changer ;lI laissa Kamieniec
au Turc, Kœnigsberg au Prussien; il découvrit qu'il était né indolent,
et que si le premier degré du bonheur est de faire de grandes choses,
le second est l'indifférence. Dans ses derniers jours, comme on l'en-
gageait à écrire son testament, il répondit: « A quoi bon? Que le feu
dévore la terre après ma mort ou que le bœuf en mange l'herbe, que
m'importe? » Il devait finir ainsi, et Marysienka n'y fut pour rien. Et
cependant, tout compté, tout rabattu, si Marysienka avait eu un grand
cœur et un grand esprit, si la conscience du grand Sobieski lui était
apparue sous les traits de la femme qu'Q aimait, si une voix dont la
nmsique l'ensorcelait lui avait prêché la repentance, les vertus aus-
tères et les nobles ambitions, que sait-on? cet incurable eût peut-être
guéri. Il y a des exemples de guérisons miraculeuses. Un médecin me
disait : « Je ne condamne personne depuis qu'un malade que je tenais
pour mort m'a fait la surprise et l'injure d'en appeler. »
Elle est curieuse, elle est triste, cette histoire qu'a si bien contée
M. Waliszewski, et connue tous les contes où les vraisemblances sont
observées, elle a sa moralité. Elle nous apprend que les maladies qui
tuent les [leuples ne sont pas celles dont ils se plaignenl, mais celles
qu'ils aiment jusqu'à refuser d'en guérir.
G. Valbi^.ut.
CORRESrONDANCE
L'ÉPILOGUE DE FIIÉDÉGOXDE
A la suite de l'article de M. Jules Leniaître sur la Frcdégonde de
M. Dubout, paru dans le numéro de la Revue du l**"" juin 1897, l'auteur
de cette pièce nous a adressé, par ministère d'huissier, la réponse
qu'on va lire.
Le tribunal de la Seine, — nos lecteurs le savent déjà, — avait
fait droit à notre réclamation, tout en reconnaissant en principe le
droit de réponse de M . Dubout, mais en considérant que sa réponse
« était de nature à atteindre dans leur considération littéraire et dans
leur autorité critique » les personnes qui y étaient nommées ou dési-
gnées, et dont les appréciations étaient opposées ou comparées à celle
de M. Jules Lemaître.
La Cour de Paris, — et, après elle, la Cour de Cassation, — en ont
jugé autrement. De par justice, nous sommes condamnés « à insérer
dans le plus prochain numéro de la Revue des Deux Mondes qui sera
publié après le jour où l'arrêt sera passé en force de chose jugée, la
réponse de M. Dubout contenue dans sa sommation du 27 août 1897,
en même place et en mêmes caractères que l'article auquel il est ré-
pondu, et ce à peine de 100 francs de dommages-intérêts par chaque
numéro de retard, pendant deux mois, passé lequel délai il sera fait
droit. M
Voici donc la « réponse » de M. Dubout :
Frédégonde fut représentée, pour la première fois, à la Comédie-
Française, le quatorze mai dernier. C'est à la critique de M. Jules Le-
maître, publiée le premier juin dans la Revue des Deux Mondes, ''(i\iq]G.
réponds aujourd'hui.
CORRESPONDANCE. 215
Certes! j'aurais voulu le faire plus tôt; mais... non licet omnibus
adiré Corinthum! Et la puissante* Bévue, qui est un peu de Corinthe,
me tenant sa porte hermétiquement close, m'obligea, pour pénétrer
chez elle, à prendre un long et difficile chemin.
On se demande peut-être pourquoi, parmi les centaines d'articles
qui ont paru sur Frédégonde, j'ai tenu à répondre spécialement à celui
de M. Jules Lemaître. MM. Sarcey, Faguet, Fouquier, Segond, Claveau,
Bauër, Brisson, etc., ne s'en étaient-ils pas occupés tout aussi bien
que leur célèbre confrère? Pourquoi donc lui, et non pas eux?
Parce que, de tous les jugemens qui ont été portés sur mon œuvre,
il n'en est pas qui lui ait été aussi dur que celui de M. Jules Lemaître.
Il est rare que, dans un gros ouvrage, premier essai d'un débutant,
le critique le plus sévère ne trouve pas un petit coin où exercer son
indulgence. Avec M. Lemaître, tout y passe : la pièce, le théâtre qui
l'a reçue, les acteurs qui l'ont jouée, et le public qui parut y prendre
quelque plaisir.
La pièce? dit M. Jules Lemaître, « c'est le plus étonnant exemplaire
du vieux drame en vers dans toute sa poncive horreur! »
La Comédie? il la qualifie « de tréteau », de « tréteau littéraire », il
est vrai; mais quels trésors d'ironie ne répand-il pas sur le Comité
coupable d'avoir reçu Frédégonde avec « tant d'enthousiasme ! »
Quant aux interprètes, il se borne à constater le « comique irrésis-
tible » de M. Leloir, les « grâces niaises » de M'^* Bertiny, les « rugis-
semens » de M. Paul Mounet, le « bredouillement » de M. Albert
Lambert fils, les « zézaiemens » de M"" Dudlay, enfin les « gestes de
jeteur de lasso et les reniflemens sublimes » de M. Mounet-Sully !
Le public n'est guère mieux traité : M. Lemaître revient à plusieurs
reprises sur sa <* facilité à être dupé », sur l'état contristant de « son
niveau intellectuel », et sur cette « inattention voisine de la sottise »
qui le fait éclater en « furieux applaudissemens » aux endroits où lui,
Jules Lemaître, reste absolument iroid...
On le voit, rien ni personne n'est épargné. C'est une exécution en
masse.
J'ai pensé que la haute personnaUté de M. J. Lemaître, membre de
l'Académie, rédacteur attitré de la Revue des Deux Mondes, ne me per-
mettait pas de garder un silence qui, aux yeux de quelques-uns,
pourrait être attribué ou â un sentiment d'extrême dédain ou à un
sentiment d'extrême prudence — ce que je ne veux ni pour lui ni pour
moi.
Qu'il ne se hâte pas d'en conclure que sa prophétie s'est réalisée et
216 REVUE DES DEUX MONDES.
que (' sa critique lui a valu un ennemi Je plus... » Je n'ai contre lui
nulle rancune. Pas un instant je n'ai supposé que M. Lemaître ait voulu,
comme l'ont insinué quelques médisans, se consoler sur l'œuvre d'un
jeune, de l'échec de la Bonne Hélène et de rA'mée devant le comité de
la Comédie-Française.
Je m'empresse de reconnaître que, prise dans son ensemble, la
presse théâtrale fut loin de faire preuve envers Frédégonde d'une
mansuétude évangéUque ; mais dans le toile presque général qu'elle
souleva, il y eut quelques généreuses dissidences.
Certain journal eut même l'idée de dresser de ces appréciations
« contrastées » un tableau assez amusant que je me permets de repro-
duire ici.
d'abord la pièce :
Pièce médiocre. — Faguet.
Un seul acte compte. — Sarcey.
Rien de plus suranné et de plus oiseux. — Baucr.
Pitkc bien composée. — V. Perret.
Beau spectacle. — H. Vallier.
Œuvre remarquable. — H. Segond.
L'exposition en est très confuse. — Sarcey.
L'exposition en est claire, trop claire même. — Nouvelle Revue
Européenne.
l'auteur.
Frédégonde n'est pas l'œuvre d'un auteur dramatique. — Diiques-
nel.
Frédégonde est évidemment V œuvre d'un homme de théâtre. —
Sarcey... qui peut devenir un très grand homme de théâtre. — Faguet.
LA LANGUE.
La langue est incorrecte. — Boisrouvray.
La langue est solide. — Faguet.
Les rimes sont maigres et indigentes à faire peur. — Duquesnel.
Les vers sont de correction classique, sonores, réguliers, aggravés de
rimes riches. — Bauër.
Pas un beau vers. — L'Éclair.
De beaux vers, beaucoup de beaux vers. — H. Segond.
Pauvre versification ! — Sarcey.
Vers spkndides! — L'Autorité.
\
CORRESPOxNDANCE. 217
l'uistoire.
Ce n'est pas l'histoire. — H. Bauër.
C'est l'histoire. — V. de Cottens.
(Lire à ce sujet la remarquable étude de M. Frantz Funck-Bren-
tano, dans la Revue Bleue du douze juin, concluant de même sens que
M. de Cottens.)
LES PERSONNAGES.
Prétextât nous est dépeint comme un Saint, indulgent, charitable et
doux. — Du Tillet.
Prétextât nous est dépeint comme un évêque d'humeur acariâtre.
— Le Soir.
Hilpéric est joué au comique, dans le ton où le rôle est écrit. —
Duquesnel.
Hilpéric n'est pas joué dans le ton où le rôle est écrit. — H. Fouquier.
l'interprétation.
Ce qui a surtout servi l'auteur, c'est l'interprétation. — J. L. Croze.
Ce qui dans une certaine mesure a manqué à l'œuvre^ cest rinterpré-
tation. — A. Claveau.
le -4'- acte.
C'est absurde! — J. Lemaître.
C'est admirable! — F. Sarcey.
C'est une idée dramatique de premier ordre. — Faguet.
CONCLL'SION.
La représentation de Frédégondc est une erreur. — Le XIX^ Siècle.
La Comédie-Française a bien fait de monter Frédégonde. — Sarcey.
Or, si, comme on le voit, les Maîtres de la critique étaient loin d'être
d'accord, il est une partie de l'œuvre cependant sur laquelle, daprùs
M. Lemaître lui-môme, l'unanimité était à peu près complète : le
i" acte.
C'est ce quatrième acte que .M. Jules Lemaître a entrepris de réduire
en poudre.
11 faut croire qu'il était absolument nécessiùre à la gloire de rémi-
nent académicien, que les comédiens du Théàlre-l'rançais fussent
considérés comme incapables de recevoir une pièce dans laquelle il y
eût quelque chose à louer, ne l'ùt-ce (pi'une scène.
218 REVUE DES DEUX MONDES.
Cet acte, contre lequel les facultés destructrices de M. Lemaitre se
sont particulièrement exercées, je ne me contenterai pas de le
raconter, — on pourrait croire que je l'accommode aux nécessités de
ma défense, — je le donnerai tel qu'il est. Je me distinguerai par là de
M. Lemaître qui, me faisant l'honneur de citer mes vers, aurait pu me
faire la grâce de les citer exactement.
Voici comment M. Faguet expose la situation :
« Frédégonde ^dent d'arracher à Lother, son amant, la promesse
de tuer Mérovéo dont la rébellion, secrètement encouragée par le Roi
lui-même, la fait trembler pour son trône et pour ses enfans. Mais
une jeune suivante, Néra, réfugiée dans la chambre de la Reine, a tout
entendu.
« Frédégonde ferait bien disparaître Néra, et déjà elle s'y apprête,
quand le Roi, attiré par le bruit, sur%'ient et l'en empêche; mais, pour
plus de sûreté, il renvoie séance tenante Néra, sous bonne escorte, à
l'évoque Prétextât, son oncle.
« Frédégonde voit le danger.
« Chez Prétextât! elle va tout dire à Prétextât; Prétextât va tout
dii*e, par un rapide messager, à Mérovée qu'il adore.
« Le complot est éventé. Rapidement, ces pensées traversent l'es-
prit de Frédégonde, que faire ? Elle réfléchit. En quelques instans, elle
a trouvé : « Chez Prétextât! Je cours chez Prétextât. «
« La voici donc dans la cathédrale, au moment où Lother Aient
d'apprendre de Prétextât en quel lieu il pourra rejoindre Mérovée. »
{Frédégonde, voilée, très humble.)
... Vous avez la divine science.
Alors, vous me jurez d'écouter jusqu'au bout?
PRETEXTAT.
Pauvre âme, que crains-tu? Dieu ne sait-il pas tout?
Va, parle! Accuse-toi : c'est le devoir du prêtre
D'entendre tout, afin de pouvoir tout remettre.
FRÉDÉGO.NDE.
Mais ce prêtre, cet homme, à qui rien n'est caché.
Fait de chair comme nous, et sujet au péché,
Qui me répond de lui?...
PRETEXTAT.
Laisse-moi donc l'instruire !
Le prêtre est un pécheur que le mal peut séduire :
On en voit, dans le gouffre entr' ouvert sous leurs pas,
Glisser de pente en pente et rouler jusqu'en bas ;
CORUESPONDANCE. 219
Il peut se révolter, être abject, vil, immomie,
Soulever le mépris de l'Église et du monde,
Dt'chaîner l'hérésie! et, la torche dans l'air,
A l'assaut dos autels marcher avec l'enfer!
11 peut tout, — excepté révéler, même infâme,
Les secrets confiés au tribunal de l'àme.
frf'dkgonde.
S'il pouvait, ne disant pourtant que ce qu'il faut,
Remettre sur la voie un vengeur en défaut?
{Geste de dénégation de Prétextât.)
Sauver un innocent... qui meurt pour le coupable?
[Même geste de Prétextât.)
Rendre impossible, enfin, un crime épouvantable?
PRÉTEXTÂT.
C'est l'affaire de Dieu : je ne parlerais pas!
FRÉDÉiio.NDK, dvec véhémeuce.
Ah! Si je vous citais de ces noirs attentats!...
PRÉTKXTAT, sohnnel.
Quand même il s'agirait du meurtre de mon frère...
Je ne parlerais pas!
FRÉDKGONDE, l'arrêtant net.
Confessez-moi, mon père.
{Elle va s'agenouiller avec lenteur auprès du siège de Prétextât.)
PRETEXTAT.
.\u nom du Rédempfeur, et des maux infinis
Qu'il a soufferts pour nos péchés, je te bénis!
{Frédégonde, commençant avec douceur.)
Il vous souvient encor, n'est-ce pas, de (ialswinthe?
Qu'on l'aimait, en Neustrie! elle était douce et sainte,
Son cu'ur était toujours ouvert aux malheureux!
Un soir, elle dormait! Sous ses rideaux ombreux,
Ses yeux semblaient sourire à je ne sais quel rêve...
Son bras pendait, dans l'omliie, au bord du lit...
l'UKTKX lAT, troublé.
vnv.uÉi-.oynv..
(•h! la chaste branlé d'une femme qui dml!
Je la vis, j'en eus peur,
{Sourdement .)
et fis signe à la mku I I
Achève!
220 REVUE DES DEUX MONDES.
PRETEXTAT, sc levant de son siège.
Dieu puissant!
FRÉDÉGONDE.
Droit au cœur, je frappai la (lalswinthe!
Elle mourut sans un soupir, sans une plainte!
PRÉTEXTÂT, claus Un cH presque involontaire.
Qui donc es-tu?
FRÉDÉGONDE.
Je suis... la femme au cœur contrit
Qui demande un i>ardon promis par Jésus-Christ.
PRETEXTAT, debout, et jetant sur Frédéijonde un regard plein de doute etjie
terreur.
{A part.)
Non! la reine, en ces lieux? à mes pieds?... Impossible!
C'est l'un de ses suppôts, qu'un repentir terrible
Écrase à mes genoux, sans doute !
FRÉDÉGONDE.
Je poursuis.
PRÉTEXTÂT, reprenant sa place.
Seigneur, soutenez-moi dans le trouble où je suis.
FRÉDÉGONDE.
Dans la nuit du Palais, à peine si Galswinthe
S'était, comme un llambeau, silencieuse, éteinte.
Qu'un vwigeur, Sigheberl, le frère de ton roi,
— Ah! j'en frémis encor de colère et d'effroi!
Rassemble autour de lui les hordes germaniques,
Et, dans un ouragan de chevaux et de piques,
Tombe sur la Neustrie !... En deux affreux combats,
Le farouche Austrasien écrase nos soldats;
Tout fuit! Quand, à Tournai qu'il assiège et va prendre,
Un poignard, dans sa tente, un matin vient l'étendre!
{Mouveme7it de Prétextât).
Sigbebert, en mourant, accuse un nom tout bas...
Ceux qui savaient... ont dit qu'il ne se trompait pas!
PRÉTEXTÂT.
Horrible! Mon esprit à l'écouter s'égare!
FRÉDÉGONDE.
J'ai tué Sigbebert, l'allié du barbare!
CORRESPONDANCE. 221
Sighebert, roi lui-même, et frère et fils de roi!
Maintenant, ton esprit comprend-il?... réponds-moi?
PRETEXTAT.
Toi qui frappes les rois de ta main de'testable,
Qui donc es-tu?
FRÉDÉOONDE.
Je suis... une femme coupable,
Que le remords prosterne à vos genoux sacrés...
Écoutez jusqu'au bout, après vous jugerez.
PRETEXTAT.
Quoi ! Ta confession n'est donc pas achevée ?
KRÉDÉGONDE.
Prétextât aime-t-il toujours son Mérovée?
PRÉTEXTÂT, sc Iciant brusquemcnf .
Mérovée.
l'REDK(;ONDE.
Il respire... encor, rassurez-vous!
PRÉTEXTÂT, terrifié.
C'est elle!
FRKDKOONDE.
Cependant, cotnnip il a contre nous
Osé commettre un jour cette faute sévère
De naître sur le trône et du sein d'Audovère,
Il peut se faire, étant bonne mère, et songeant
A protéger mes fils contre un destin changeant,
Que je décide, avant que son ombre nous gène.
Qu'il est temps de couper au pied ce jeune chêne !
S'il en était ainsi, — ce qu'on peut croire, hélas! —
Puisqu'il respire encor, ne penserais-tu pas,
Sachant ce que lu sais et ce que je réclame,
Que le jour est venu de prier pour son ùme?
IMIÉTEXTAT.
Ah ! ([ue dis-tu?
l'RÉoÉdONDE, éclatant.
Je dis qu'il va mourir! — Je dis
Que bientôt son i-orps pâle et ses nn'mbros raidis,
Do son cheval de i,'uerre où sa lierlé s't'-tale,
Seront jetés sanglans dans la nuit sépulcrale.
Ce que je dis?... Je dis que, pendant que des voix,
iMi fnnii (le nos palais, des chaumières, des bois,
222 REVUE DES DEUX MONDES.
Éclateront partout pour drnoncer le crime;
Que, pendant qu'à grands cris pleurant sur la victime,
Ces voix, toutes ces voix, uniront leur concert
Pour maudire le nom qu'a maudit Sighebert...
Toi, Prétextât, toi seul, moins prêtre que complice,
Toi qui connais le crime avant qu'il s'accomplisse.
Et qui vois le poignard, et qui vois ton enfant
Biea-aimé terrassé sous le fer triomphant...
Toi qui voudrais broyer et piétiner l'infâme...
Esclave du secret que j'enferme en ton àme.
Tu ne pourras, — ôjour d'intense voluptt-!
Le prononcer, ce nom terrible et détesté !
Et que tu resteras seul à te taire au monde,
Vaincu par lui, vaincu par mon nom!
{Elle se dévoile.)
PRETEXTAT.
Frédégonde!
FRÉDKGONDE, rejetant son voile.
Oui, moi!... Moi, tu l'as dit! — Ali! nous nous connaissons.
Oui, Frédégonde!... Eh ({uoi? des pâleurs, des frissons!
Rappelle ton orgueil et ton ancienne audace;
Et regarde-moi bien, dans les yeux, face à face!
PRETEXTAT.
Et... lu vas le tuer, comme les autres, lui?
FRÉDÉGO.NDE.
Et comme je tuerai quiconque m'aura imi !
PRÉTEXTÂT.
Le fils de ton éponx !... Mais non ! tu mens, sans doute!
Tu mens pour m'elfrayer! (jrâce à Dieu qui m'écoute.
Nul ne connaît ici sa retraite — que moi !
KUKDKiJONnE.
Nul ne la connaissait : on l'a trahi !
PRÉTEXTÂT.
Qui?
FRÉDÉGONDE.
Toi!
PRETEXTAT.
Moi!... Trahir!...
KRÉDKGONDE, répétant les mots de Prétextât à Lother.
Va prier sur les saintes reliques !
Puis rejoins Mérovée aux Champs Calalauniques!
CORIŒSPONDANCE. 223
PKKXKXTAT
Grand Dieu! Mais... cVstla mort, alors?
rilKDKGONDE.
Je crois que oui.
(A ce moment, Lother, sombre et pensif, apparaît entre les piliers du fond, et
descend avec lenteur.)
PRKÏKXTAT.
Mais qui le frappera?
FRKDKGONDE.
Qui le frappera
{Montrant Lother.)
Lui!
PRKTEXTAT.
I.other! Ah!... ah!...
(Il veut s'élancer vers Lother.)
Non! non! je vais...
[Écartant Frédégonde qui s'est jetée devant lui.)
Laisse-moi, laisse !
FRÉDÉGOiNDE.
Sur le Christ, souviens-toi que je suis à confesse !
PRÉTEXTÂT, retombant sur son siège.
C'est vrai!... Pardon, Seigneur!... j'oubliais ! j'oubliais!...
— 0 mon cher Mérovée !...
FRÉDÉGONUi:, QUI s'cst VoUéC.
On nous regarde : paix !
[Lother s'est, en effet, arrêté àregarder ce groupe; puis, lentement, ilcontinuede
se diriger vers la sortie de droite).
PUKTDXTAT.
Toi duiilla lèvic, ù (ils, demain se sera tue,
C'est moi qui le trahis, et c'est lui qui te tue!
[Lother disparait).
Mais je ne le vois plus... Il est parti!
rRÉDÉGONDE.
Tiens, là!...
Tu vois?... (Test lui !
• PRETEXTAT.
Seigneur, pcrmellroz-vous cela?
224 REVUE DES DEUX MONDES.
FRÉDÉGONDE, inqUlètC.
11 s'arrête!... il hésite... il se retourne!
PRÉTEXTÂT.
Il pleure !
FRÉDÉGONDE.
Non! il ne pleure pas: il s'en va!
PRÉTEXTÂT.
Que je meure!
Mais loi, laisseras-tu ce forfait s'accomplir?
Non! va! cours! — ou vers lui permets-moi de courir!
Oh! lève ce secret sous lequel je succombe !
Je suis comme un vivant enfermé dans la tombe!...
Et puis, tu t'es trompée, ô reine, si tu crois...
Lui, Lotlier ! lui, frapper l'héritier de nos rois?
Ah! si tu connaissais son cœur comme moi-même!
Si tu savais...
FRÉDÉGONDE.
Je sais qu'il s'éloigne, et qu'il m'aime !
PRÉTEXTÂT.
T'aimer?. .. l'on peut l'aimer, loi?... Ne m'écoute pas :
La douleur... Dieu puissant! je n'entends plus ses pas !
— Ah! sur les deux enfaiis!... 0 femme, ô reine, à mère.
Sur tes enfans, pitié pour l'enfant d'Audovèrc !
FRÉDÉGONDE, prêtant UoreiUe.
Écoute, Prétextât!...
PRÉTEXTÂT.
Le galop d'un cheval !
FRÉDÉGONDE, tHomphantc.
Mérovée est à moi!
PRÉTEXTÂT, tcrriblc.
Mais loi, monstre infernal,
Tu m'appartiens!
FRÉDÉGONDE.
A moi.
PRÉTEXTÂT, lui barrant la sortie.
Vains appels! larmes vaines!
Le vieux sang des Gaulois bouillonne dans mes veines!
CORRESPONDANCE. 225
Le prêtre est mort! Je viens d'entendre au fond des bois,
Sous les chênes sacrés, a'élever une voix !
Et cette voix dit : Tue!... Et je te jette à terre!
Et je tords ton poignet! Et choisissant la pierre
Où, de ton corps le sang va fuir avec horreur,
(Saisissimt un chandelier d'or sur l'au 'el :)
Sur ton front je me dresse en sacrificateur!
Meurs, sans avoir le temps de l'oraison dernière!
— Meurs...
PRÉTEXTÂT VU frapper, quand le chant du Miserere monte doucement dans le fond
de l'église.
PREMIER VERSET.
Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam!
PRETEXTAT, revenant à lui.
Le Miserere!...
SECOND VERSET.
Asperges me hyssopo, et mundabor; lavabis me, et super nivein dealbalor.
PRETEXTAT.
Seigneur, qu'allais-je faire?
TROISIÈME VERSET.
Bénigne fac, Domine, in bona voluntate tua Sion, ut xdlficentur murx
{Jérusalem.
RÉDÉGONDE, qui s'est éloignée en rampant, sur le point de sortir.
A bientôt!...
QUATRIÈME VERSET.
Tune acceplabis sacrificium justitise, oblationes et holocausta...
{Les derniers mots du verset se perdent dans l'êloignement.)
PRETEXTAT.
Mérovée!... ô mon enfant chéri!,..
[Tombant à genoux.)
Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieul... Miserere mei!
Lk-dussus, le rideau tombe; « le public éclate en furieux ap[>Iau-
disscmcns », — c'est M. Lemaître qui le constate, — « et quelques con-
naisseurs prononcent : « Ça, c'est du théâtre! »
« Du lichu théâtre », répond M. Lemaître, pour qui, évidemment, il
n'est pas vrai que le public ait plus d'esprit que Voltaire. « Du théâtre
absurde, en dehors de toute vérité... » Et il entreprend de le prouver.
lOMB cxLvin, — 1898. 13
226 REVUE DES DEUX MONDES.
n est inadmissible, en effet, dit-il, que la confession de Frédé-
gonde ait pu jeter Prétextât dans l'état de détresse morale où l'auteur
nous le montre. D'abord, parce que le saint évêque devait bien savoir
que la confession de Frédégonde n'étant pas faite dans le but d'obtenir
l'absolution, elle n'obligeait pas le confesseur au secret. Ensuite,
parce que rien ne l'eût empêché, sans nommer Frédégonde, sans
compromettre en quoi que ce fût le secret du sacrement, d'imaginer
quelque moyen discret d'éloigner Mérovée du lieu où son assassin
comptait le rejoindre. Donc, pour ajouter foi à sa douleur, à son dés-
espoir, il faut supposer qu'il ait été touché « du vent de l'imbécillité ».
Il y aurait bien des choses à dire sur la façon dont M. Lemaître pose
la question, notamment que nous sommes au théâtre et non au con-
cile ; qu'il ne s'agit donc pas ici de fixer les principes qui règlent la
doctrine de la confession, mais simplement de savoir si la scène qui
va se développer entre le confesseur et la pénitente est logiquement
contenue dans ses prémisses.
Que dit Frédégonde ? — Je veux bien me confesser, meds à la condi-
tion que vous m'assuriez que rien de ce que je vous aurai dit ne sera
jamais révélé.
La réponse de Prétextât? — Quand môme il s'agirait du meurtre de
mon frère, je ne parlerais pas!
Voilà le point de départ! Voilà le pacte!
L'engagement est formel : Je ne parlerais pas!
Est-ce donc parce que Prétextât est prêtre qu'il aurait le droit de
violer sa parole ?
Mais sans plus insister sur ce point que sur la théorie émise par
M. Lemaître, et que je suppose entièrement orthodoxe, je rejoins im-
médiatement mon éminent contradicteur sur le terrain à côté où m'ap-
pellent ses objections. Nous ne pouvons admettre, dit-il en substance,
que Prétextât ne saisisse pas que la confession de Frédégonde n'est
pas sacramentelle, à moins « qu'il ne soit touché du vent de l'imbé-
cillité ».
Eh bien, voyons cela.
A quel moment, d'abord. Prétextât saisirait-il que la confession de
Frédégonde n'est pas sacramentelle? Est-ce quand elle se présente à
lui? Quand elle commence sa confession? Non, assurément.
Frédégonde, voilée, tremblante, offre bien toutes les marques du
repentir.
— ...Je n'ose..., dit-elle ; les remords tiennent ma bouche close!...
Elle changera bientôt de ton, soit ; mais ce ne sera que graduelle-
CORRESPONDANCE.
227
ment, et en prenant bien soin de régler la progression de ses ironies
et de ses bravades sur le trouble toujours croissant de Prétextât; et
quand, à deux reprises, plein de doute et de terreur, il s'écriera :
« Qui donc es-tu? — Qui je suis? répondra-t-elle...
Mais je ne suis rien qu'une femme coupable,
Que le remords prosterne à vos genoux sacrés!
— Qui je suis?... Je suis la femme au cœur contrit
Qui demande un pardon promis par Jésus-Christ 1
De quel droit le confesseur affirmerait-il que cette femme ne ^deut
pas chercher l'absolution?
Le seul fait de se présenter au Tribunal de la pénitence n'implique-
t-il pas ce repentir, ce désir du pardon qui, dit M. Lemaître, sont les
conditions essentielles d'une confession sacramentelle?
Qu'à ce début de la confession l'embarras, le trouble, l'égarement
de Prétextât soient extrêmes, je le conçois, et je l'ai voulu ainsi;
mais, jusque-là, rien ne lui permet d'affirmer que sa pénitente n'est
pas dans l'intention de recevoir le sacrement.
Est-ce donc quand Frédégonde lui annonce qu'elle va faire assas-
siner Mérovée que le \'ieux prêtre doit recouvrer son sang-froid?
— Mérovée va mourir 1 ... Et c'est toi qui l'as trahi I... Et c'est Lother
qui le tuera!
Le beau moment, pour débrouiller un problème de casuistique !
Plus tard, oui, quand Frédégonde sera partie et que le calme, un
calme relatif, sera revenu dans l'esprit de Prétextât ; mais pour l'instant,
rien ne subsiste en lui que cette terrifiante pensée : Mérovée va
mourir! mourir comme sont morts Sighebert et Galswinthc ! Et il
pleure, et il supplie, et il se désespère, non pas comme un homme
touché du vent de « l'imbécillité », mais comme un homme touché du
vent de l'épouvante et de l'horreur !
Certainement, en dépit du précepte d'Aristote qui recommande de
laisser quelques faiblesses aux héros, j'aurais pu imaginer, sans ab-
surdité, un Prétextât que les révélations de Frédégonde eussent
trouvé de bronze, et qui, de son siège de confesseur, eût découvert,
avec la même sûreté de coup d'œil que M. Lemaître de son siège de
spectateur, une issue à l'impasse où croyait l'enfermer Frédégonde!
Mais quelle énormité morale, physiologique, historique ou drama-
tique y a-t-il à ce que Prétextai, au lieu d'être de bronze, soit tout
simplement en chair, comme nous?
Car enfin, il faudrait s'entendre : pas im jour ne se passe sans
qu'on ne réclame pour le théâtre la vérité ! la vérité comme dans la vie I
228 REVUE DES DEUX MONDES.
Or, ces mille défaillances du cœur et de l'esprit : le doute, l'inquié-
tude, la peur, le désespoir, l'égarement, la colère, etc., ne font-elles
plus partie de notre humanité? Prétextât, parce qu'il est prêtre, n'au-
ra-t-il plus le droit de se troubler comme un homme, de souffrir
comme un homme et de se tromper comme un homme?
En d'autres termes, est-ce au nom de la véj'ité comme dans la vie
qu'n sera défendu de montrer au théâtre les misères de la vie ?
Non, pour établir V absurdité de la scène en question et l'erreur de
tous ceux qui l'ont approuvée — comédiens, public et critiques — il
eût fallu que M. Lemaitre, au Heu de nous faire un cours sur le sacre-
ment de la pénitence et une théorie générale du postulat, nous ap-
portât la preuve que Prétextât était nécessairement un être d'excep-
tion, inaccessible à tous sentimens humains, ou alors que les moyens
mis en œuvre pour l'émouvoir étaient insuflisans.
J'arrive à sa deuxième et dernière objection : la confession de Fré-
dégonde était inutile. Frédégonde, en effet, aurait dû savoir que Néra,
en découvrant à Prétextât les machinations ourdies contre Mérovée,
le relevait par cela même de l'obligation de se taire.
Hélas ! oui, elle aurait dû le savoir; mais elle ne le savait pas. Elle
ne savait pas qu'U y a secret et secret, comme il y a confession et
confession, et que la promesse de Prétextât de ne rien révéler pouvait
être subordonnée à certaines circonstances... Prétextât lui avait dit
du prêtre :
Il peut tout, excepté révéler, même infâme.
Les secrets confiés au Tribunal de l'âme.
Frédégonde l'a cru. Que sa confiance sur ce point ne donne pas
une haute idée do ses connaissances en matière rehgieuse, c'est pos-
sible ; mais elle vivait à une époque qui manquait de professeurs; son
excuse est d'avoir été de son temps. Je me demande ce qu'aurait
pensé M. Lemaitre, si épris de vérité, d'un auteur qui lui aurait pré-
senté l'ancienne servante d'Audovère comme une sorte de sainte Thé-
rèse capable de tenir tête, en casuistique, à tous les Pères de l'ÉgUse!
Dans un siècle où l'histoire nous montre un Mérovée, — notre Mé-
rovée, — menacer, le fer à la main, un. prêtre de le tuer séance
tenante, s'il ne lui donnait la communion, je crois que ma Frédégonde
avait bien de la confession l'idée que pouvait en avoir une Frédégonde.
J'ai fini. Au lecteur de conclure.
CORRESPONDANCE. 229
Nous avons communiqué cette « réponse » à M. Lemattre et nous
avons reçu de lui la réplique suivante :
Dans le préambule vraiment évangélique où je cherchais à conso-
ler d'avance M. Dubout du mal que j'allais dire de sa pièce, je lui re-
montrais, entre autres choses, qu'on peut être un méchant auteur et
un homme d'esprit.
Charité perdue, comme vous l'avez pu voir par le factum qui en-
combre ce numéro, et qui est sans aucun doute ce que la Reviie a
publié de plus mauvais depuis sa fondation.
J'ai lu, pour ma part, ce morceau soigneusement, et U m'est encore
difficile, à l'heure qu'U est, d'en saisir le véritable dessein. M. Dubout
ne pouvait pas me reprocher d'avoir même effleuré sa personne et sa
vie privées. Il ne pouvait non plus m'accuser d'inexactitude grave
dans le compte rendu de sa pièce, et en effet U ne m'en accuse point.
Qu'a-t-U donc voulu? Démontrer « que ses vers sont fort bons? » En-
treprise bien chimérique, puisque la pièce est là. Alors, quoi?
En tout cas, je remarque qu'il n'a pas toujours mis à citer ma
prose le scrupule d'exactitude que j'avais apporté à transcrire ses vers
et, aussi, qu'il n'a point observé envers ma personne la stricte réserve
dont j'avais usé envers la sienne. De sorte que c'est moi qui me trouve
exercer légitimement, aujourd'hui, le droit de réponse.
Je vois d'abord, en feuilletant son papier, que cet homme a formé
le noir projet de me brouiller avec la Comédie-Française. 11 assure que
j'ai répandu des « trésors d'ironie sur le Comité ». « Des trésors »,
c'est beaucoup du-e ; mais enfin M. Dubout ne se méprend pas ici sur
ma pensée. Seulement le désir de me nuire auprès de ces messieurs
(chose impossible, je l'en préviens) l'entraîne un peu plus loin à de
regrettables inadvertances.
« M. Jules Lemaître, dit-U, se borne à constater... les « grâces
niaises » de M''° Bertiny... le « bredouillement » de M. Albert Lambert
fils », etc. Or voici mon texte : « M.Albert Lambert fils déploie nue
belle fougue et ne bredouille que peu. » Vous sentez combien cela est
difTùrcnt. Et je n'ai point parlé des « grâces niaises » de M"" Bertiny,
que je regarde au contraire comme une comédienne très futée, mais
de la « grâce niaise de Néra », personnage de M. Dubout. Quand M. Du-
bout me cite, est-ce trop de lui demander je ne dis pas plus de bonne
foi, mais un peu plus d'attention?
Autre noirceur : M. Dubout veut me brouiller avec le public,
auquel il dénonce mes irrévérences. « Le public, écrit-il, n'est guère
230 REVUE DES DEUX MONDES.
mieux traité : M. Lemaître re^•ient plusieurs fois sur sa « facilité à être
dupé », sur l'état contristantde « son niveau intellectuel )■. et sur « cette
inattention voisine de la sottise » qui le fait éclater en « furieux
applaudissemens » aux endroits où lui, Jules Lemaître, reste abso-
lument froid. »
Ici, je proteste très sérieusement. J'ai pu insulter le pubKc, mais
non pas en ces termes. « Vélat d'un niveau intellectuel... », « une
inattention voisine de la sottise », jamais je n'ai écrit ça, grâce à Dieu,
et M. Dubout n'a donc pas le droit de mettre ce charabia entre guille-
mets (1). Qu'il me prête de mauvais sentimens, je m'en arrange
encore, mais qu'il ne me prête pas son style ! Je n'ai pas mérité cela.
M. Dubout continue : « J'ai pensé que la haute personnahté de
M. J. Lemaître... ne me permettait pas de garder un silence qui, aux
yeux de quelques-uns, pourrait être attribué ou à un sentiment d'ex-
trême dédain ou à un sentiment d'extrême prudence, — ce que je ne
veux ni pour lui ni pour moi. »
Voilà, monsieur, qui est noblement pensé. Je frémis en songeant
que vous auriez pu vous taire; j'ose à peine concevoir la signification,
écrasante pour moi, qu'on eût donnée à ce silence; et je vous remercie
de m'avoir épargné une si rude épreuve. Peut-être, seulement, eût-il
fallu écrire : « un silence qui pourrait être attribué pa)- quelques-uns... »
et non : « qui pourrait être attribué aux yeux de quelques-uns. » Mais
je ne veux plus perdre mon temps à corriger vos fautes de grammaire
et j'arrive à un point plus intéressant.
Vous assurez que vous n'avez contre moi nulle rancune. « Pas un
instant, dites-vous, je n'ai supposé que M. Lemaître ait voulu, comme
l'ont insinué quelques médisans, se consoler sur l'œuvre d'un jeune
(c'est vous qui soulignez) de l'échec de la Bonne Hélène ^iàe l Aînée
devant le comité de la Comédie -Française. »
Permettez-moi une rectification, puis une réflexion.
Il est bien vrai que la Bonne Hélène a été refusée par le comité, l'un
de ces Messieurs ayant dit que, si l'on recevait cet ouvrage blasphéma-
toire, il n'oserait plus jouer la tragédie. Mais je ne leur ai pas laissé le
plaisir de recevoir V Aînée à correction. Ils faisaient de telles têtes que
je m'en suis aUé sans achever ma lecture. Je pense d'ailleurs, en
toute simplicité, que ni V Aînée ni la Bonne Hélène n'en valent moins
(1) Voici mon texte : « ... Que si, malgré tout, on ne s'en est pas aperçu, je n'en
sais que dire, sinon que cela nous donne le niveau intellectuel du public », etc.
Et : « Cela me fâche qu'on puisse dire que, même dans des pièces qui passent pour
chefs-d'œuvre, certains effets dramaticpies ont pour condition première l'inatten-
tion du public, sa facilité à être dupé, et presque sa sottise. »
CORRESPONDANCE. 231
pour cela, de même que, pour avoir été reçue avec acclamation, Fré-
dégonde n'en vaut pas mieux. La lecture devant le comité est une
nécessité injurieuse que l'on subit, mais il faudrait être bien humble
pour reconnaître la juridiction littéraire de cette assemblée.
Ce n'est donc pas pour me venger du comité que j'ai traité Frédé-
gonde précisément comme le public l'a fait à partir de la seconde
représentation, mais parce que je trouvais, comme lui, et bien sin-
cèrement, que Frédégonde ne valait pas le diable. Mon honneur
m'oblige à le déclarer : c'est bien en soi que votre tragédie m'a paru
détestable. C'est par elle-même, c'est par la force de ré\âdence et sans
le secours d'aucune considération extrinsèque, que sa profonde mi-
sère s'est révélée à moi. Si la Comédie-Française nous donnait une
bonne pièce, je méconnais, je ne pourrais pas m'empêcher de le dire.
Mais, monsieur, de quel droit préjugez-vous de mes sentimens se-
crets et faites- vous part au public de vos offensantes conjectures sur
ce point? Si je disais à mon tour, vous empruntant votre tournure :
« Pas un instant je n"ai supposé que M. Dubout, comme l'ont insinué
quelques médisans, ait obéi à un autre sentiment qu'au zèle pur de
la vérité; pas un instant je n'ai cru qu'il cédait, dans sa poursuite gro-
tesquement acharnée, à un dépit cuisant d'auteur tombé, à une rage
de vanité déçue, à une démangeaison de réclame, à une humeur pro-
cessive et hargneuse d'homme d'affaires et de chicanou pro^^ncial, ou
encore au désir têtu de montrer aux habitans de sa petite -ville, té-
moins de son retour humilié, que ces gens de Paris ne lui faisaient pas
peur et qu'Us n'auraient pas avec lui le dernier mot. » Qu'auriez-vous
à dire? Et n'aurais- je pas tout lieu de vous répondre que c'est vous
qui avez commencé?
Je reprends votre papier. Vous vous donnez le plaisir facile et
puéril (en soulignant naïvement les phrases flatteuses) de dresser une
liste des contradictions de la critique touchant Frédégonde. Belle dé-
couverte ! On n'a peut-être jamais vu de pièce sur laquelle les cri-
tiques ne se soient contredits entre eux, même quand d'aventure tous
en faisaient l'éloge. — Vous nous appelez tous en bloc, fort poliment,
les « maîtres delà critique ». Cela en ferait beaucoup. Il arrive d'ail-
leurs à ces maîtres d'être inattentifs, ou bienveUlans par lassitude et
dédain, ou par scrupule de conscience et pour ne pns risquer de
faire tort à une pièce qu'ils ont peu écoutée. — Il y en a un qui ilit que
votre langue « est solide », et je vous avertis que ce n'est pas vrai. Il y
en a un autre qui dit que vos vers sont « de correction classique » : ce
n'est pas vrai non plus.
232 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais MM. Sarcey et Faguet ont admiré votre quatrième acte. Eh
bien, tant mieux : que vous faut-il de plus? Ce sont des hommes doux,
bien meilleurs que moi, et qui ont coutume de découvrir, chaque sai-
son, dans les pièces qui leur sont soumises, une bonne douzaine de
« scènes supérieures » et de « scènes de premier ordre ». J'estime tout
naturel que vous ayez plus de confiance en eux qu'en moi et que vous
mettiez leur jugement fort au-dessus du mien : mais enfin c'est le mien,
et non le leur, que vous me demandiez, quand, avec l'espoir
effréné que je vous trouverais du génie, vous m'avez convié à la
représentation de votre drame et m'en avez même envoyé la brochure.
J'ai donc beau faire, je ne puis de\T[ner à quoi sert, à quoi tend votre
tableau synoptique des contradictions de la critique à votre endroit.
Ou plutôt il est une leçon, banale mais consolante, que vous en pou-
viez tirer. Vous pomdez conclure, de cette plaisante confusion et
contrariété d'avis sur un si petit objet, à l'incurable vanité des juge-
mens humains et, par suite, dédaigner mon opinion pêle-mêle avec
les autres. Mais vous ne l'avez pas dédaignée; et, quoique j*eusse pré-
féré l'oublier moi-même (tout cela, au fond, a si peu d'intérêt!) me
voilà donc obhgé de la défendre.
Le public, s'il en a le courage, lira votre « belle scène » et le com-
mentaire élogieux que vous en faites. Je l'ai moi-même relue, hélas!
et j'ai le chagrin de la juger comme au premier jour. La forme en
appartient à la plus basse rhétorique, et c'est le luxe le plus indigent
de flasques et inexpressives métaphores. Mais le fond est pire.
Vous dites : « A quel moment Prétextât saurait-il que la confession
de Frédégonde n'est pas sacramentelle?» Mais au moment où l'étrange
pénitente lui annonce, avec un fracas insolent, et des bravades, et des
cris de haine, qu'elle va faire assassiner Mérovée. Vous alléguez que
Prétextât est trop troublé, à ce moment-là, « pour débrouiller un pro-
blème de casuistique ». Ah! il n'est pas compliqué, le problème! La
question est, exactement, de savoir si une personne est dans les condi-
tions requises pour la confession sacramentelle dans l'instant où elle
se vante d'avoir préparé un assassinat, et où elle déclare, avec la plus
furieuse insistance, qu'elle va l'accomplir. Mais il paraît que Prétextât,
viewx prêtre, blanclii dans le saint ministère, et plein d'une terrible
expérience, — d'ailleurs préparé au choc par les précédens aveux de
la reine, déjà si semblables à de cyniques défis, — doit être surpris
par sa dernière révélation, au pomt d'en perdre subitement et com-
plètement la tête. Et vous appelez ça, bravement, « la vérité comme
dans la \\q » I
CORRESPONDANCE. 233
Je viens, là- dessus, de relire mon article, et je ne puis, en
conscience, en retrancher un Seul mot. J'écrivais : «... Je veux bien
que Frédégonde, chrétienne peu éclairée, ait conçu cette ruse gros-
sière et en ait espéré le succès. Mais que Prétextât se range sans hésiter
à cette casuistique de sauvage, nous ne le pourrions admettre que si ce
saint évêque nous avait été présenté comme un homme d'une intelh-
gence affaiblie par les années et touché, comme dit l'autre, du vent
de rimbécilhté. » Et je crois vraiment l'avoir démontré ; du moins y
ai-je apporté tout le soin et tout le sérieux dont je suis capable. Mais
vous répondrez de nouveau : « La vérité comme dans la vie I » Je ré-
pliquerai : « Vent de l'imbécillité ! » et ce dialogue pourra durer long-
temps. Nous n'avons probablement pas, monsieur, le cerveau fait de
même. Nous sommes irréductibles, impénétrables l'un à l'autre, et
cela sans doute est fâcheux pour moi : mais qu'y puis-je?
Voilà donc à quelle constatation chétive et superflue aboutit cette
grande affaire. N'est-ce pas pitoyable?
Ce n'est pas ma faute. Vous m'avez invité à entendi'e votre pièce
en qualité de critique ; par là (soyons de bonne foi) vous avez sollicité
mon jugement sur elle et m'avez signifié implicitement que vous
m'autorisiez aie produire, quel qu'il fût, — à la seule condition qu'Une
portât que sur votre ouvrage et qu'il demeurât purement littéraire. Ce
pacte tacite, je l'avais strictement observé : mais vous, monsieur, vous
l'avez rompu. Il ne vous a pas suffi de contester, comme vous le
pouviez, dans quelque journal ou dans quelque brochure, la justesse
de mes critiques : vous avez prétendu me confondre dans cette Revue
même, et vous avez voulu m'y discréditer par des insinuations déso-
bligeantes sur des faits entièrement étrangers à notre différend : j'en-
tends mes relations personnelles avec la Comédie-Française. ;. Vrai-
ment, cela n'est pas de jeu, quoi qu'il en ait semblé à nos doux
juges.
Dans le fond, il y a ceci, qui est bizarre : il vous a été absolument
impossible de supporter cette idée qu'il y eût en France un homme no-
toirement insensible aux beautés du -i" acte de Frédégonde. Et, pour en
pouvoir exprimer votre immense dépit, non seulement par un papier
public, — de quoi se fût contenté tout autre que vous, — mais dans
des conditions choisies par vous, sous la môme couverture où païu-
rent les pages honnêtes qui vous ont fait sidguer, et « à la même place
et dans les mômes caractères typographiques », vous avez dépensé
plus d'obstination et plus d'énergie qu'il n'enfautpour faire son salut.
Mais tout cela ne fera pas ni que j'aie outrepassé mon droit de cri-
234 REVUE BES DEUX MONDES.
tique, ni que Frédégonde soit autre qu'elle n'est, ni qu'elle me paraisse
autre qu'elle ne me paraît. Et ainsi la disproportion entre votre effort
et son résultat devient un peu comique. Ou, pour mieux dire, il y
avait longtemps qu'un homme ne s'était édifié de ses propres mains,
avec cet entêtement sombre, par une telle mobilisation de magistrats,
d'avocats et d'huissiers, et sur un tel amas de papier timbré, une si
haute réputation de ridicule. Et cela est beau dans son genre, et plus
étonnant encore que la confession de Frédégonde.
... Et maintenant, monsieur, je puis bien vous l'avouer : je me suis
appliqué à vous dire des choses justes sous une forme qui fût un peu
désagréable, parce qu'U faut bien se défendre dans la \\q : mais je ne
suis point si fâché que cela. Je n'ai aucune peine à entrer dans votre
état d'esprit. Je suis comme vous: je n'ai presque jamais trouvé que
la critique comprît entièrement mes pièces, ni même qu'elle les racon-
tât comme elles étaient, ni qu'elle leur fût pleinement équitable. On
s'y résigne quand on est sage ; et, quand on est fier, on se rend jus-
tice à soi-même silencieusement et l'on se contente de son propre
témoignage. On y est très aidé par la considération de ce qu'il y a de
hasard mystérieux dans les succès de théâtre. Vous n'avez pas su
prendre ce parti, et combien je le regrette ! Vos sentimens, tout invo-
lontaires et fort excusables, étaient d'un homme : mais votre conduite,
hélas! a été d'un « gendelettre », et je suis obligé de donner ici à cet
affreux mot toute sa force.
Si vous vouliez bien le reconnaître vous-même (et pourquoi non?
votre récente victoire a dû vous détendre), je vous répéterais, sans
ombre d'ironie, ce que je disais il y a un an : « La susceptibilité des
hommes de lettres est, quand on y réfléchit, bien misérable... Pour-
quoi tant souffrir d'appréciations qui ne nous atteignent ni ne nous
diminuent dans ce qui nous devrait seul importer, j'entends notre
valeur morale?... On peut avoir fait un mauvais drame, et non seule-
ment n'être pas un sot, mais encore, par d'autres dons que ceux qui
font le bon dramaturge et le bon écrivain, par un autre tour d'imagi-
nation, par racti-\dté, l'énergie, la bonté, par toute sa complexion et
sa façon de vivre, être un individu plus intéressant et de plus de mé-
rite que tel httérateur accompU. »
Non, je ne raille point. Toute notre querelle, ce n'est que de la litté-
rature. La littérature, il faut l'aimer; mais le mieux est de l'aimer sans
en faire; et, quand on en fait, les bénéfices que notre vain orgueil en
attend ne valent pas que l'on devienne méchant à cause d'elle ni que,
CORRESPONDANCE. 235
pour elle, on perde son âme. Voilà ce que nous sentons clairement
dans nos meilleures minutes...'
J'ai laissé la question juridique à M. Brunetière, qui l'a faite sienne,
et qui continuera à la traiter avec plus de compétence, de rigueur et
de vigueur que je ne ferais. Il est bien probable qre cela finira par la
revision d'une loi mal rédigée et dont l'application littérale heurte par
trop le sens commun. Vous aurez contribué, monsieur, par votre obsti-
nation, à amener cet heureux changement, et ainsi vous nous aurez
rendu un service dont nous vous serons plus reconnaissans que de
votre tragédie.
Jules Lemaître.
On vient de lire la « réponse » de M. Dubont et la réplique de
M. Lemaître. Mais, après les avoir lues, comme on pourrait se deman-
der les raisons que la Cour d'appel de Paris et la Cour de cassation ont
eues de nous imposer, ou plus exactement de nous infliger l'insertion
de la prose de M. Dubout, nous les avons cherchées, et les ayant enfin
découvertes, — ce qui n'était pas si facile, — nous croyons devoir les
donner à nos lecteurs.
Il ne faudrait pas en effet s'y tromper!
En décidant que les insinuations désobligeantes de M. Dubout à
l'adresse de M. Lemaître n'avaient pas d'importance, ou du moins ne
constituaient pas, en matière de droit de réponse, l'exception tirée de
ce qu'on appelle au Palais « l'honneur du journaliste », la Cour de
cassation et la Cour d'appel de Paris n'ont évidemment pas voulu dire
que l'honneur des journalistes fût d'une autre nature, moins délicate,
que celui des magistrats ; et cependant, c'est ce que l'on croirait d'abord.
Car, « avec quelques médisans », si j'insinuais que la Cour de Paris ou
la Cour de cassation ont eu des motifs extra-légaux, personnels, et par
conséquent un peu bas, de nous condamner, comment prendraient-
elles toutes les deux la chose? Et aussi je ne l'insinue point!
Elles n'ont pas voulu davantage, en nous obligeant à publier les
citations tronquées que M. Dubout, dans sa « réponse », a faites des
feuilletons de MM. Faguet et Sarcey, Bauër et du Tillet, Duquosnel et
Fouquier, nous mettre dans la cruelle alternative de soutenir une demi-
douzaine de procès ou d'insérer les réclamations de ces Messieurs, et
au besoin leurs feuilletons tout entiers. Car la loi est formelle, et
« toute personne nommée ou désignée » dans la « réponse » de M. Du-
236 REVUE DES DEUX MONDES.
bout a le droit de lui répondre à son tour et de lui répondre dans la
Revue des Deux Mondes.
Ont-elles voulu peut-être, en nous condamnant à réimprimer dix
ou douze pages de la Frédégonde de M. Dubout, ouvrir à tout auteur
tombé la Revue des Deux Mondes; le venger du public aux dépens de
nos lecteurs ; et ainsi consacrer une atteinte beaucoup plus grave à la
propriété que ne l'est sans doute celle des critiques de M. Lemattre, je
ne dis pas à la dignité, mais à l'amour-propre de M. Dubout? On ne
nous le fera pas croire. Les magistrats éminens qui composent la Cour
de cassation et la Cour de Paris, — et parmi lesquels il y a même des
romanciers, — savent parfaitement qu'il y aurait plus que de l'abus à
considérer la reproduction d'un roman tout entier comme une légi-
time « réponse » à la critique dont ce roman a pu être l'objet. Car où
serait la limite? et pourquoi pas l'œuvre tout entière du romancier, de
feu Dumas, par exemple? ou de M. Jules de Glouvet?
Ce que savent très bien encore la Cour de cassation et la Cour de
Paris, c'est qu'en faisant du « droit de réponse » l'application qu'elles
\àennent d'en faire, elles se sont donné les apparences d'étrangler juri-
dignement, de toutes les libertés, la seule qu'en aucun temps, aucune
législation n'ait méconnue : c'est la liberté de la critique, laquelle, sans
doute, ne consiste pas à pouvoir trouver, en son pardedans,une pièce
ou un roman détestables, mais à pouvoir ouvertement le dire. Ainsi
pensait du moins un magistrat qui en valait bien d'autres ; qui s'honora
de protéger Boileau contre les Dubout de son temps ; et qu'on appelait le
président de Lamoignon.
Et, en s'attachant étroitement au texte de la loi, la Cour de Paris
et la Cour de cassation auraient-elles donc voulu dire qu'en aucun
cas, pour aucun motif, ni pour aucune considération, la loi ne pour-
rait être interprétée que selon le pharisaïsme de sa lettre ? Non, sans
doute! car si la loi s'appliquait de cette manière générale, absolue, et
en quelque sorte automatique, nous n'aurions en vérité pas besoin de
magistrats, ni nos magistrats de cette étendue de science, de cette uni-
versalité de connaissances, de cette largeur d'esprit qu'on se plaît à
reconnaître en eux.
Nous croyons donc pouvoir l'affirmer : la véritable intention de la
Cour d'appel de Paris et de la Cour de cassation a été de démontrer
par l'absurde, à la façon des géomètres (qui passe pour irrésistible),
l'urgence de réformer, ou plutôt d'abroger et de refaire le texte qui
régit le « droit de réponse ». Elles ont voulu dire au législateur, avec
le respect qu'elles lui doivent, et la spirituelle malice dont on s'est
CORRESPONDANCE. 237
piqué de tout temps au Palais : « Voilà les jugemens qu'une loi mal
digérée nous oblige de rendre ! Si nous nous étions contentées,
comme le tribunal de première instance, de rendre un arrêt d'espèce
ou un jugement de fait, l'opinion n'aurait pas compris. Elle se serait
dit que le droit de réponse comportait, le cas échéant, des restrictions,
des tempéramens, des atténuations ; qu'il y avait manière de l'entendre
et de l'appliquer ; que nous étions les serA^teurs de l'esprit, mais non
les esclaves de la lettre. Il n'en est rien ! L'absurdité de notre texte en
fait l'intangibilité. En condamnant la Revue des Deux Mondes à insérer
la « réponse » de l'auteur de Frédégonde aux critiques de M. Lemaître,
nous avons voulu vous prouver l'impossibilité de maintenir plus long-
temps dans nos Godes l'article 13 de la loi du 29 juillet 1881. N'en
êtes-vous pas pleinement convaincus? Que pouvez-vous demander
davantage ? et toute la critique ne s'unira-t-elle pas pour nous remer-
cier des deux arrêts qui d'abord eussent pu lui sembler si contraires ? »
C'est ce que nous avons compris, pour notre part; et c'est pour-
quoi, nos lecteurs viennent de le voir, nous nous sommes empressés
de nous incliner. Car nous aurions pu nous en dispenser; nous au-
rions pu exciper de la générosité vraiment royale et mérovingienne,
fastueuse et en même temps prudente, avec laquelle M. Dubout nous
avait déchargés de l'obligation de reproduire sa réponse; je dis bien :
de la reproduire, puisqu'il en a déjà publié aOleurs une partie. Mais
nous ne l'avons pas voulu : nous avons pour cela trop de respect des
décisions de la magistrature I S'il est beau de gagner, il ne l'est pas
moins de perdre... et de payer, et surtout quand cette perte n'est en
somme qu'une espèce de gain. Facetos habemus consules. Nos magis-
trats aiment à rire, mais leur rire est plein de sens. L'article 13 de la
loi de 1881 est jugé maintenant ; il succombera sous l'énormitéde ses
conséquences ; la Cour de cassation et la Cour de Paris auront fait
cet ouvrage. Ne serions-nous pas des ingrats si nous ne leur promet-
tions solennellement ici de leur en garder une durable reconnaissance ?
F. B.
REVUE DRAMATIQUE
A la Renaissance, Papa Lebonnardo, pièce en quatre actes, traduite de
M. Jean Aicard. — Aux Escholiers, la Confidente, pièce en trois actes, de
M. André Picard.
C'est une aventure charmante. Le Père Lebonnard , drame en
quatre actes, en vers, fut présenté, il y a une dizaine d'années, à la Co-
médie-Française. L'ineffable Comité de lecture reçut la pièce à l'una-
nimité. Mais, aux répétitions, les comédiens ne la reconnurent plus;
ils reprochèrent à l'auteur de les avoir trompés en la lisant trop bien et
eurent avec lui de si mauvais procédés qu'enfin il retira sa pièce. Ils ne
manquèrent point à leur parole : pour qid les prenez-vous? Seulement,
ils contraignirent M. Aicard à la leur rendre, ce qui était peut-être pire.
Le Père Lebonnard fut recueilli par le Théâtre-Libre, et joué avec
un succès incontestable. Mais il était assez difficile de démêler ce qui,
dans ce succès, revenait au mérite de l'œuvre et ce qui en était attri-
buable au désir de protester contre la conduite peu élégante de nos
Comédiens ordinaires. Nous le savons aujourd'hui. La pièce a été tra-
duite en italien ; le grand acteur Novelli s'en est épris ; il l'a promenée
un peu partout, triomphalement; et voilà qu'U nous la rapporte. Et
nous voyons clairement que Papa Lebonnardo est une bonne comédie
dans la manière d'Emile Augier; que la Comédie-Française l'eût aisé-
ment jouée une cinquantaine de fois et peut-être davantage, et qu'elle
aurait doue gagné à être plus... correcte.
Il y a, dans l'ouvrage de M. Jean Aicard, un personnage très étudié,
pittoresque, intéressant, émouvant même, — et une scène très drama-
tique et, comme on dit, « d'un effet sûr » . Croyez que c'est beaucoup
pour une seule pièce.
C'est un exquis bonhomme que le père Lebonnard. M. Jean Aicard
M a donné l'âme la meilleure et la plus tendre, mie âme qui appar-
tient, dans son fond, à la famille des grands charitables, des Vincent
de Paul, des Myriel, des Jean Baudry. Mais en même temps il a su en-
fermer cette âme dans une enveloppe et la placer dans des conditions
d'existence qui la font indi\iduelle et très vivante.
REVUE DRAMATIQUE. 239
D'abord, Lebonnard est un ancien petit horloger qui s'est élevé
par son travail à la dignité de bijoutier et qui a su gagner dans son
commerce une assez jolie aisance. C'est que ce juste était marié, père
de famille. Son évangélisme ne le poussait point au dépouillement
absolu. Il a suivi la voie commune; il a amassé du bien pour ses
enfans. Ce n'est qu'un « bonhomme », comme je l'appelais; on pour-
rait presque dire que c'est par simplicité, par modestie d'esprit qu'il ne
s'est point donné pour tâche l'accomplissement de devoirs exception-
nels. Il est donc resté tout uniment un -s^eil horloger en retraite.
Même, il a gardé des manières de vieil horloger. Il a toujours dans sa
poche une loupe et un petit marteau et, sur un petit établi, des « mou-
vemens » de montre qu'il tripote pour s'amuser entre ses repas.
Ce bonhomme n'est point une bête. Ce juste est un esprit ingénieux
et chercheur qui a inventé je ne sais quoi en horlogerie (c'est même à
cela qu'il doit sa fortune). Il a d'ailleurs une demi-instruction, qu'il a
complétée par des lectures. Il est accessible aux utopies sociales; il a
lu Saint-Simon et Fourier. Il est abonné à des journaux scientifiques,
et souscrit consciencieusement à toutes les œuvres de philanthropie.
Il a l'esprit évangélique, mais ne va point à la messe. C'est un de ces
vieux sages candides, de science incomplète et un peu confuse, comme
on en trouve plusieurs dans les romans de George Sand. Il est tout pé-
nétré de christianisme humanitaire ; non pas précisément libre pen-
seur, mais « libre rêveur ». Il dit quelque part :
Je suis un ignorant ébloui de science,
C'est vrai. Tout est douleur ici-bas... Patience!
Le grand remède existe, on saura le trouver;
Et j'aide les penseurs, ne pouvant que rêver.
Enfin ce juste, qui est une manière de Bréguet et une manière de
« Monsieur Silvestre », est aussi une façon de Chrysale. II est opprimé
par sa femme, une bourgeoise impérieuse et dure, entichée de bel air,
qui joue à la grande dame et qui le considère comme un pauvre
homme. Lebonnard se venge d'elle, un peu sournoisement, en affectant
devant elle une extrême simplicité de façons, en promenant des redin-
gotes râpées et en réclamant une cuisine sans faste :
J'aime le bœuf saignant et les œufs à la coque.
C'est un Chrysale qui se connaît lui-même et qui constate sa propre
faiblesse avec une résignation railleuse.
Tel est le personnage; ou plutôt telle en est l'enveloppe et l'appa-
rence. II est charmant et a même, dans son allure et ses propos,
quelque chose d'assez savoureux. Mais ce n'est, â ce qu'il semble d'abord,
240 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'un « vieil original », un peu faible de caractère et d'ailleurs ex-
cellent homme.
Or ce vieil horloger rêvasseur cache au fond de son âme un secret
terrible; et la placidité philosophique de ce Chrysale de la bijouterie
recouvre la plus surprenante force d'âme et le plus singuUer héroïsme
dans la bonté. Lebonnard a une fille, Jeanne, et un fils, Robert. Du
moins Robert passe pour son fils, mais il est né des amours de M""® Le-
bonnard avec un gentilhomme des en\drons. Une lettre égarée a révélé
ce secret à Lebonnard, il y a quinze ans. Et, pendant quinze ans,
il s'est tu, d'abord pour sa fille, mais aussi pour l'enfant qui n'est pas
son fils: car, étant bon, il n'a pu s'empêcher d'aimer l'innocent par qui
il souffrait :
Par de grandes douleurs je suis resté son père.
Or Robert doit épouser une belle demoiselle, Marthe d'Estrey ; et
Jeanne est fiancée à un jeune médecin, le docteur André, qu'elle adore.
Mais on décou^Te que le docteur André a de sérieuses chances d'être
un enfant adultérin, sa mère ayant eu des « histoires », et qui ont été
publiques. Et les d'Estrey de se jucher sur leurs quartiers de noblesse,
et sur les convenances, et sur les préjugés sociaux. Cette idée leur est
insupportable que leur gendre puisse avoir pour beau-frère un garçon
dont la mère a eu jadis un amant. « Pas de bâtard dans notre famille ! »
Si Jeanne épouse André, Robert n'épousera pas Marthe.
Alors, pour la première fois de sa \'ie (car il s'agit du bonheur de
sa fille, qui est sa seule joie), Lebonnard s'insurge. Le mouton se
révèle bon pour défendre ce qu"il aime. 11 parle si haut et si ferme,
que sa femme, sud'oquée d'étonnement, le menace de quitter la mai-
son. — Oh ! dit-il, c'est cela qui m'est égal à présent ! Ma fille a trouvé
le mari qu'il lui faut. Que m'importe le reste ?
Avant cela, j'ai su me taire et ne rien voir,
Et trembler devant vous, vous redoutant pour elle.
Au risque d'étouffer, j'étouffais la querelle,
(Est-ce que ce vers vous parait très bon?)
Et, quinze ans, je vous ai pardonné votre amant.
Et il lui apprend qu'il sait que Robert n'est pas de lui. Et il ^•ide son
cœur. Et, comme elle nie et fait l'insolente ; il la saisit parles poignets,
la secoue et l'envoie s'affaler dans un fauteuil. Ah! mais!...
Et la scène est bonne. Mais voici « la beUe scène » que je vous ai
annoncée. Robert accourt au bruit. C'est un petit jeune homme vani-
teux comme sa mère et dressé par elle à « blaguer » son bonhomme de
REVUE DRAMATIQUE. 241
père. Il est furieux de voir son aristocratique mariage rompu par l'en-
têtement du vieil horloger. Il s'emporte, 11 va jusqu'à lui manquer dé-
cidément de respect. Et alors Lebonnard, hors de lui, jette le mot pour
lequel toute la pièce semble avoir été conçue et écrite : « Assez 1 Tais-
toi, bâtard 1... »
Là-dessus, retournement général. Robert, bouleversé par cette ré-
vélation, montre tout à coup une sensibihté d'âme et une générosité
dont on ne le croyait pas capable. Il demande pardon, il s'effondre de
douleur et de désespoir. De son côté, Lebonnard, sa grande colère tom-
bée, s'aperçoit qu'il aime toujours cet enfant indigne et qui n'est pas
son enfant. Puis, Robert dit qu'il veut se faire soldat et partir pour
l'Afrique. On s'épouvante autour de lui, — et même avec quelque excès,
— de cette résolution. Jeanne, pour que le mariage de son frère rede-
\ienne possible, renonce à son petit médecin. Le sacrifice de Jeanne,
le désespoir de Robert, la magnanimité de Lebonnard, i;ttendrissent les
coriaces d'Estrey. Finalement, Jeanne et Marthe épouseront chacune
leur bâtard, et n'en seront pas moins heureuses, nous l'espérons.
M""* Lebonnard a disparu sagement dès le troisième acte, car on
n'aurait su que faire d'elle. Mais son mari la retrouvera. « Avec qui vi-
vra-t-elle? » demande le marquis d'Estrey. Et Lebonnard répond:
Avec moi... Gomment faire?
Qu'y a-t-il de ctiangé? Pour moi, je vous promets
De redevenir faible et vieux plus que jamais.
11 faut savoir mourir... C'est une pauvre femme I
Voilà la pièce. Elle est intéressante, elle est émouvante, elle est
humaine. Je n'y ferai qu'une objection sérieuse. EUeest envers : vous
l'aviez peut-être remarqué. Pourquoi est-elle en vers. Seigneur? Le
sujet et le « miUeu » appelaient si naturellement la prose! La sur\'i-
vance obstinée de la comédie en vers, j'entends de la comédie bour-
geoise, me paraît une des manifestations les plus étonnantes de
l'instinct d'imitation, du « psittacisme » en httérature. En réalité on
a fait pendant trois siècles en France et l'on fait môme encore quelque-
fois des comédies en vers parce que, il y a deux mille quatre cents ans
à Athènes, et à Rome il y a deux mille ans, Ménandre a fait des comé-
dies en vers grecs, et Plante oi Térence des comédies en vers latins.
Ces anciens hommes avaient, eux, leurs raisons. Le théâtre athé-
nien fut en vers parce qu'il sortait du-ectement de la poésie lyrique;
et d'ailleurs, et surtout, le vers iambique, grec ou latin, n'était guère
que de la prose rythmée, et ce rythme était nécessaire pour que le
texte fût entendu dans d'immenses amphithéâtres à ciel ouvert. .Mais
TOME CXLVllI. — 1898. 10
242 REVUE DES DEUX MONDES.
quel besoin mystérieux purent bien avoir l'excellent Delavigne et le
vénérable Doucet de recourir à la cadence de l'alexandrin pour expri-
mer des pensées de cette grâce ou de cet éclat :
Doyen des receveurs dans ce département.
J'y perçois les deniers d'un arrondissement;
OU bien :
Léon, je te défends de brosser ton chapeau!
Le cas de M. Jean Aicard paraît plus étrange encore, étant plus
récent. Je crois que, au bout du compte, s'il a cru devoir prêter aux
familles d'Estrey et Lebonnard le langage des dieux, il y a été conduit,
non seulement par un préjugé atavique, mais par l'instinct de son
Midi chanteur, et aussi par le plaisir, puéril mais respectable, de
vaincre sans aucune nécessité des difficultés purement gratuites. A
moins que, au contraire, la difficulté n'ait été pour lui de s'exprimer
en prose, et qu'U n'ait choisi le vers comme plus aisé.
J'imagine que Papa Lebonnardo, étant en prose, doit être fort
supérieur au Pcre Lebonnard.
M. Novelli a joué avec une rare puissance le rôle du \ieLl horloger
évangélique. Il ne nous a pas moins émus dans la Morte civile, vieille
comédie habile et attendrissante, histoire d'un bon forçat qui, rentré
dans sa ville après douze ans de bagne, n'ose déranger le bonheur de
sa femme et de sa fille retrouvées, et meurt pour les débarrasser.
M. NovelU est un grand artiste, égal peut-être en talent, et supérieur
en variété et en souplesse, à tout ce que nous avons de mieux chez
nous. Il a au plus haut point la vérité et la simplicité. Mais c'est la
simplicité et c'est la vérité d'un peuple gesticulateur. A cause de cela,
son admirable jeu nous parait expressif à l'excès, habitués que nous
sommes à la discrétion des Worms, des Mayer et des Guitry. Le jeu
itahen admet une mimique plus développée et plus insistante que la
nôtre ; et cela d'abord nous émerveille, puis nous fatigue un peu. Ce
n'est point une critique que je fais, mais une constatation.
Les Escholiers ont représenté la Confidente, pièce en trois actes,
de M. André Picard. En voici le sujet, réduit à l'essentiel :
Marthe Auxelles, veuve, trente-deux ans, est une de ces femmes
qui sont nées pour la charité^ non pour l'amour. EUe se dépense paisi-
blement et magnifiquement en bonnes œuvres; jouit avec un innocent
orgueil de se sentir nécessaire à tant de gens; jouit même (très bien
vu, ceci) de l'importance qu'on lui reconnaît et des témoignages que
lui vaut sa bienfaisance publique. Mais enfin, eUe est bonne, profon-
REVUE DRAMATIQUE. 243
dément bonne. Elle rencontre sur son chemin un jeune névropathe,
Pierre, atteint du plus douloureux narcissisme moral, enragé d'une
impuissance que sa clairvoyance entretient, habile à souffrir et à faire
souffrir les autres, inquiet, très intelligent, absolument insupportable
(typecormu), — qui dit à Marthe des choses désagréables, car il l'aime.
Marthe, le voyant si malheureux, se donne à lui par une décision
brusque, afin de le guérir.
C'est une faute. Marthe méconnaît ici sa vocation naturelle. En se
donnant à Pierre, elle n'a pu renoncer à ses pauvres et à sa cUentôle
d'àmes en détresse. Pierre en souffre : U veut, d'abord, être tout seul
secouru et protégé par elle, et exige qu'elle rompe avec son passé
d'universelle bienfaitrice. Elle obéit; mais alors Pierre entend nôtre
plus protégé du tout : il souffre de sentir, dans la tendresse de Marthe,
une pitié indéracinable et, dans sa docilité même, une attention, un
dévouement de garde-malade. Et Marthe elle-même se sent toute
désorientée : capable de donner à Pierre plus qu'U n'exige, mais non
de lui donner exactement ce dont il a besoin; capable de se sacrifier,
oui, mais non d'aimer tout simplement.
Elle est près de reconnaître son erreur. Elle découvre, à ce mo-
ment, que Pierre est aimé d'une jeune fille, Jeanne, dont la passion,
point protectrice ni maternelle, celle-là, ravit le pauvre jeune homme
au sortir de tant de complications. Après une révolte assez courte,
elle consent au bonheur de Pierre et de Jeanne; et, mieux éclairée par
l'épreuve sur sa vocation, qui est d'être « la confidente » et la conso-
latrice de tous et non la femme d'un seul, elle retourne aux malheu-
reux, à tous les malheureux.
Très beau sujet, presque trop beau et trop riche; surabondante
matière à d'infinies analyses psychologiques (là était le danger);
thème de roman plus encore que de drame. C'est, en somme, — inter-
prété, complété et unifié, — le cas de George Sand et la multiple mais
toujours semblable aventure de cette femme au large cœur avec les
Musset, les Liszt et les Chopin, ces malades. Aussi bien le sujet delà
Confidente ne diffère-t-il pas foncièrement de celui d'Horace et dô
lille et Lui, et de la Confession d'un enfant du siècle.
Scéniquement, la pièce de M. André Picard n'est pas excellente. Les
personnages s'y considèrent et s'y définissent eux-mêmes insatiable-
ment. Il y a là, je le crains, plus de psychologie étalée que le théâtre
n'en supporte. Mais cette pièce lente, maladroite et surchargée est, du
moins, d'un esprit pénétrant et distingué.
Jules Lemaitre.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 juin.
De longtemps on n'avait lu dans une Chambre un ordre du jour
aussi parfaitement inintelligible que l'ordre du jour adopté le mardi
14 juin par la Chambre des députés que la France vient de se donner.
Le voici dans toute sa beauté : « La Chambre, approuvant les décla-
rations du Gouvernement, et résolue à pratiquer une politique de ré-
formes démocratiques fondée sur l'union des républicains, et appuyée
sur une majorité exclusivement républicaine, passe à l'ordre du jour. »
On pense bien qu'un tel chef-d'œuvre n'a pu être ni conçu ni réalisé
d'un coup, et même la seule explication qu'on en trouve, c'est que,
pour le mener à bout, nos honorables s'y sont mis à plusieurs, qui s'y
sont repris à plusieurs fois. A y regarder de près, et à l'éclairer par la
discussion qui a précédé le vote — sans quoi l'on n'y verrait plus rien
et l'on ne découvrirait pas la contradiction radicale, je veux dire fon-
damentale, qu'il enferme, — on y discerne au moins deux intentions
et deux rédactions. Le texte primitif en est dû h la collaboration des
cinq chefs du groupe progressiste, puisque c'est de ce nom plus écla-
tant que s'appellent maintenant les « modérés », « opportunistes »,
ou « républicains de gouvernement » : cinq personnages consulaires :
MM. Ribot, Charles-Dupuy, Poincaré, Jonnart et Georges Lej'gues.
Il n'y manquait que ces sept mots: « et appuyée sur une majorité
exclusivement républicaine. » En somme, la Chambre approuvait les
déclarations du Gouvernement; couvrait, dans le passé, la conduite
de M. MéUne; se déclarait, pour l'avenir, résolue à pratiquer une
politique de réformes démocratiques — est-ce que « réformes démo-
cratiques » n'est pas clair et ne dit pas tout? — cette politique étant
fondée sur l'union des républicains.
Réduite à ses termes essentiels, la phrase signifiait : « Continuez,
monsieur Méline; faites des réformes démocratiques, par l'union des
républicains. » Comme l'affaire était d'importance et que les syllabes
REVUE. — CHRONIQUE. 245
valaient d'être pesées, on a procédé par di\'ision. 295 députés, contre
272, ont «approuvé les déclarations du gouvernement». — Majorité en
faveur de M. Méline, 27 voix. — Puis on est passé au second morceau :
« et résolue à pratiquer une politique de réformes démocratiques fon-
dée sur l'union des républicains » ; adopté par 527 voix contre 5. « Vi-
vent les Cinq ! J'en suis I », s'est écrié M. de Baudry d'Asson ; et encore,
vérification faite, les Cinq n'ont plus été que trois : MM. de Baudry
d'Asson, Paul de Cassagnac et de Largentaye. Il n'y avait plus qu'à
rejoindre les deux boutsjet à faire voter sur T'^nsemble ; alors les choses
se sont gâtées. Deux radicaux d'arrière-plan, MM. Ricard (Henri, de la
Côte-d'Or; ne pas confondre avec M. Ricard, Louis, de la Seine-Infé-
rieure) et Bourgeois, du Jura (ce n'est point du tout M. Bourgeois,
Léon, de la Marne), un pseudo-Ricard et un pseudo-Bourgeois ont dé-
posé la motion suivante : Ajouter à l'ordre du jour de M. Ribot : « et
appuyée sur une majorité exclusivement républicaint; ». Le gouver-
nement jusqu'ici avait tout accepté, mais cette invitation de MM. Bour-
geois et Ricard, il la décline. La motion n'en est pas moins votée par
295 voix contre 246. — Majorité contre M. Méline: 49 voix. — Une ex-
clusion en amène une autre et, prenant aussitôt le contre-pied, un pro-
gressiste, M. Dulau, propose d'ajouter à cet ajouté : « en dehors du
parti socialiste ». M. Méline s'y refuse « pour les mêmes raisons de
principe », et M. Dulau ne recueille que 36 voix contre 492.
D'où il résulte, quand on récapitule : 1° que M. Méline a une majorité
de 27 voix; 2° qu'il est en minorité de 49 voix; et, à un autre point de
vue : 1° que la droite peut être incluse dans la majorité (puisque la
Chambre approuve les déclarations du gouvernement); 2° qu'elle n'en
est pas formellement exclue (puisque la Chambre veut l'union des ré-
publicains, mais que, cette union, la droite ne l'empêche pas); 3° et
pourtant qu'on l'exclut expressément et nominalement (puisque la
Chambre ne reconnaît qu'une majorité exclusivement républicaine);
4° enfin, que la Chambre a moins de sainte horreur pour les socialistes que
pour la droite ; et cela donne tout de suite sa mesure. La confusion n'a
pas été moindre dans les scrutins que dans les débats : les radicaux, qui,
naturellement, n'ont pas « approuvé les déclarations du gouvernement » ,
ont recommandé à ce même gouvernement « une politique de réformes
démocratiques fondée sur l'union des républicains », puis lui ont im-
posé de ne s'appuyer que « sur une majorité exclusivement républi-
caine » ; et ensuite, lorsqu'on a voté sur l'ensemble, comme il com-
portait une approbation du gouvernement, quoi qu'ils lui eussent,
l'instant d'avant, recommandé ou imposé, ils ont repoussé tout en bloc.
246 REVUE DES DEUX MONDES.
La droite, en revanche, a approuvé le gouvernement, ne s'est pas
opposée à la politique de réformes démocratiques, ni à l'union des ré-
publicains, mais n'a pas poussé la complaisance jusqu'à s'exclure elle-
même des futures majorités; et, sur l'ensemble, comme il portait ap-
probation du gouvernement qu'elle ne désapprouvait qu'en un point,
elle a, en grande partie, voté l'ordre du jour qui lui notifiait son exclu-
sion. — Et M. Méline, qui se trouvait déjà en majorité de 27 voix,
grâce à la droite, en minorité de 49 par la faute de l'extrême gauche,
s'est retrouvé, grâce à la droite qui ne comptait plus, en majorité do
12 voix : 284 contre 272. — Aussi a-t-il résolu d'offrir à M. le Prési-
dent de la République la démission du cabinet, que M. Félix Faure n'a
point balancé une minute à accepter.
Et voilà une doctrine posée : la droite ne compte pas ; elle est à
tout jamais exclue de la majorité ; un ministère qui ne se soutient que
par elle ou avec son appoint ne tient pas ; un ministère qui n est ren-
versé que par elle ou avec son appoint n'est pas à terre ; est-ce bien
ce que la Chambre a voulu dire? et, si c'est ce qu'elle a voulu dire, il
faut qu'on sache tout ce que cela veut dire. Gela veut dire que non seu-
lement la France est à jamais coupée en deux ; que tout effort de pa-
cification est à jamais condamné; que la pensée même en est odieuse;
mais qu'on fait dans la « souveraineté nationale » et dans le « suffrage
universel » deux parts : l'une qu'on accapare et qui est tout, l'autre
qu'on ne peut accaparer, mais qui n'est rien. Cela veut dire que, de
même que les constitutions révolutionnaires distinguaient entre les
citoyens actifs et les citoyens passifs, de même la troisième Répu-
blique, selon le cœur des radicaux, distinguerait entre des députés ac-
tifs, — eux-mêmes, — et des députés passifs, — les autres, — qui ne
seraient que comme les représentans sacrifiés d'électeurs de seconde
classe. Gela veut dire que ces citoyens de seconde classe ont le droit
de payer tous les impôts et de supporter toutes les charges, mais
qu'ils n'ont pas le droit d'en faire, par des mandataires de leur choix,
contrôler l'emploi et surveiller la répartition ; que l'on disposera d'eux
sans eux, malgré eux, et contre eux, parce qu'ils ont commis le crime
de préférer le blanc ou le rose au rouge YÏf. Gela veut dire que de leur
argent, sans qu'Us puissent souffler mot, on entretiendra, en de
grasses ou de maigres sinécures, selon les « services » qu'ils ont rendus
et ceux surtout que l'on en attend, les frères des amis, les amis des
frères et les amis de ces amis. Cela veut dire que le parti républicain,
ou la majorité de ce parti dans la Chambre, est incapable de conce-
voir le gouvernement autrement que comme un combat cjui ne doit
REVUE. CHROMQCE. 247
pas cesser même après qu'il n'y a plus de combattans ; qu'elle s'ima-
gine que tout l'objet et que tout l'art en est de défendre ce que per-
sonne n'attaque, afin d'éviter qu'on attaque ce qu'elle tient par-dessus
tout à défendre. — Et si quelque esprit, plus curieux ou plus philoso-
phique, se met en peine de chercher le fondement de cette doctrine,
dont l'ordre du jour du 14 juin a été l'expression parlementaire,
craignons qu'U n'en établisse assez vite la filiation ou le rapport étroit
avec ce que l'on nomme, dans le langage vulgaire, « la politique de
l'assiette au beurre ».
Aussi bien nous assistons, depuis tantôt une quinzaine, à un édi-
fiant spectacle. Comme il le devait, M. le Président de la République a
remercié le ministère Méline de l'excellent exemple qu'il venait de
donner en durant plus de deux années ; et il n'est pas de Français,
s'il n'est aveuglé par une haine sectaire, qui ne lui en soit reconnais-
sant, encore que, dans les derniers temps, en particulier dans les der-
niers mois, et tout spécialement le dernier jour, il ait hésité, faibli, se
soit presque excusé, et que M. Méline ne soit pas absolument innocent
de sa propre chute. Les adieux reçus, les politesses échangées,
M. Félix Faure, ayant appelé à son aide, suivant l'usage, MM. Loubetet
Deschanel, a réfléchi sur l'énigme que la Chambre proposait à sa saga-
cité constitutionnelle. D'abord il lui a paru évident que l'homme dé-
signé était M. Ribot, premier signataire de l'ordre du jour de con-
fiance-défiance accepté et rejeté par M. Méline. M. Ribot a consenti à
se charger de consultations préparatoires ; en aucune crise ministé-
rielle on ne s'était autant consulté, et aucune, non plus, n'avait été si
obscure et si longue. Trois matinées et trois après-midi, on vit passer
M. Charles-Dupuy, M. Poincaré, M. Sarrien, M. Delombre, M. G. Ley-
gues, qui allaient chez M. Ribot. On ne concentrait pas, on conciliait;
sur les principes, chacun abandonnant les siens, l'entente avait été
aisée; mais, sur la quantité et sur la qualité des portefeuilles, la fer-
meté du caractère avait reconquis ses droits: M. Ribot se heurtait à
des héroïsmes. Il ne put qu'avouer sa défaite ; ce ne serait pas lui qui
concilierait.
Mais ce serait peut-être M. Sarrien. Si les progressistes ne triom-
phaient pas des exigences radicales, peut-être les modérés seraient-ils
moins dificiles :l1 n'y avait qu'à reprendre à l'envers la même opéra-
tion. Et l'on vit repasser M. Gharles-Dupuy et M. Leygues, qui allaient
chez M. Sarrien; M. Sarrien, qui se rendait chez M. Léon Bourgeois;
M. Poincaré qui retournait chez M. Ribot. Le programme radical, — qui
l'ignore? — est comme un temple assis sur deux colonnes : la révision
248 REVUE DES DEUX MONDES.
de la constitution, l'impôt global et progressif sur le revenu. Œuvre
si vaste qu'on ne peut rêver de la construire en un an ; et, par cette rai-
son même, M. Sarrien renonçait de son plein gré à la revision, qu'avec
l'assentiment de M. Léon Bourgeois, il confessait ne plus voir «urgente,
ni même nécessaire » . Pour l'impôt sur le revenu, il y était fort attaché,
mais quand il ne serait ni global ni progressif ; et quand il n'y aurait
ni déclaration, ni enquête ; et quand il serait sur « les revenus », en
serait-il moins l'impôt sur le revenu? L'idée de M. Delombre n'était pas
si mauvaise I et déjà l'on s'habituait à la trouver bonne ; déjà des Ustes
circulaient, qui n'étaient pas définitives, en ce que l'on ne savait pas en-
core si M. Mougeot irait à la Justice ou à l'Agriculture, M. Trouillot
au Commerce ou aux Beaux-Arts, et si M. Bourrât aurait ou n'aurait
pas les Travaux publics; mais où il y avait M. Mougeot, M. Trouillot,
et M. Bourrât. Seulement M. Charles-Dupuy avait les Affaires étran-
gères, et, comme les élections aux conseils généraux vont avoir lieu
très prochainement, et qu'il est entendu que l'administration n'y
intervient pas, les progressistes ont considéré que la conciliation
était impossible, s'ils n'avaient pas un de leurs hommes à l'Intérieur;
et pour la seconde fois, le mariage s'est rompu.
Alors est venu, après MM. Ribolet Sarrien, M. Peytral, des formes
aimables de qui il semblait qu'on pût se promettre un heureux succès ;
et, tout ainsi que l'on avait eu MM. Charles-Dupuy, Sarrien et Peytral,
puis MM. Sarrien, Peytral et Dupuy, on eut, pendant trois jours aussi,
MM. Peytral, Dupuy et Sarrien. Pas plus de revision qu'avec M. Sar-
rien ; comme avec lui, l'impôt de M. Delombre. Et la distribution des por-
tefeuilles recommençait, et, toujours pour l'amour de la concihation,
M. Charles-Dupuy, qui n'avait plus les Affaires étrangères, données à
M. de Freycinet, et qui n'avait pas davantage l'Intérieur, réservé à
M. Peytral, se contentait de l'Instruction publique. M. Delombre rece-
vait les Finances, et M. Georges Leygues ne dédaignait pas l'Agriculture.
Mais, par malheur, M. Peytral, qui ne pouvait se priver de M. Mesu-
reur, voulut s'adjoindre en outre un sous-secrétaire d'État, M. Dujar-
din-Beaumetz, autre radical, ce qui, avec lui, eût fait deux radicaux à
la place Beauvau ; la proportion n'y était plus, le préparateur avait eu
la main lourde, la mixture était trop acide ; les progressistes ne l'ava-
lèrent pas. Et le temps parut arrivé de recourir aux grands remèdes.
Multa renascuntur gusejam cecidere. M. Féhx Faure a fait un signe,
et Lazare est ressuscité: M. Brisson est accouru. « Pourquoi ces
choses et non pas d'autres? » interrogeait anxieusement Figaro. —
Pourquoi ces ministres et non pas d'autres? Pourquoi M. Henri Bris-
REVUE. — CHRONIQUE. 249
son? C'est le secret de M. le Président de la République. Admettons
qu'il ne soit pas sûr que M. Méline n'ait point été battu, mais M. Bris-
son, à trois reprises, l'a été authentiquement. M. Méline n'avait pas de
majorité, soit, mais M. Brisson a eu trois minorités successives, et
ascendantes, — ou descendantes : — deux voix, quatre voix, dix voix.
Cette triple pierre pesait sur lui: sont-ce les souvenirs de 1885 qui ont
conduit à le réveiller dans son sépulcre et à délier ses bandelettes?
En tout cas, où M. Ribot, M. Sarrien, M. Peytral avaient renoncé,
M. Brisson a réussi. Ne dites plus de personne : il est mort. Le mi-
nistère Brisson est constitué. Mais l'équivoque n'en est pas dissipée*
Elle est, au contraire, plus épaisse. La Chambre voulait, si elle a voulu
quelque chose, « l'union des républicains » : M. Brisson ne lui apporte
que l'union de certains républicains. Elle demandait un cabinet de
conciliation : il lui présente un cabinet homogène d'extrême gauche.
Elle réclamait « des réformes démocratiques » : celles qu'annonce
M. Brisson ne sont pas plus « démocratiques » que les réformes pro-
mises par M. Méline. Point de revision, point d'impôt global et pro-
gressif, l'impôt proportionnel et dégressif, à sa base, de M. Paul
Delombre. Les progressistes vont interpeller le cabinet; mais sur
quoi? Son programme est le leur; il n'y a que les personnes qui ne
soient pas les leurs. Radical seulement par les étiquettes, modéré,
quant au reste, qui devrait cependant être le principal, c'est le minis-
tère Méline, avec M. Brisson et sans M. Méline. Il va donc falloir que
M. Brisson se résigne à avoir les voix de la droite, car il n'y a que les
noms de changés! On se trompe : sous M. Méline, nous n'avions que
onze ministres et un sous-secrétaire d'État; sous M. Brisson, nous
avons toujours onze mjnistres, mais, par surcroît, deux sous-secré-
taires d'État, et il paraît que nous en aurons trois. La France va être
bien heureuse !
En attendant, elle ne comprend plus, et elle se lasse. Elle com-
mence à démêler vaguement, à travers ces incohérences, que le parle-
mentarisme, dans sa forme actuelle, se décompose un peu plus chaque
jour, et que « tout cela s'en va » chaque jour un peu plus. Vaguement
elle commence à appeler ou à souhaiter de nouvelles formes, qui réta-
blissent l'ordre en cette anarchie, remettent de l'équilibre en cet affo-
lement, refoulent le débordement du médiocre et de l'absurde, sau-
vent le bon sens, la bonne foi, la paix civile et la liberté. Et ceux qui
regardent au delà des frontières commencent à douter si le mal poli-
tique dont se plaignent les nations latines ne viendrait pas de ce qu'elles
ont emprunté, sans savoir se les adapter, des institutions représenta-
250 REVUE DES DEUX MONDES.
tives de type anglo-saxon qui ne convenaient point à leur génie et qui
ont fait dévier le développement historique de leurs institutions, à
elles. Ce qui se passe en Italie et en Espagne, dans le même temps
que cela se passe chez nous, n'est pas pour nous en faire dédire.
En Italie, à peine le cinquième ministère Rudini était-U fait, qu'il
s'est défait. Comme, chez nous, le ministère Méline, on ne l'a pas ren-
versé, il est parti de lui-même, et un peu plus librement encore, car,
si M. Méline n'a pas jugé acceptable la confiance hésitante et mêlée
d'injonctions que la Chambre lui accordait, du moins il a paru devant
elle, il a parlé, U a provoqué sa réponse ; il l'a forcée à dii-e, par un
scrutin, ce qu'elle voulait ou ne voulait pas. M. di Rudini, au contraire,
n'est même pas allé jusqu'au bout. Il s'est livré, assure-t-on, à un
pointage minutieux, duquel il serait ressorti à ses yeux, en toute évi-
dence, que les quatre cinquièmes de la Chambre lui étaient hostiles, et
que, même en lançant aux retardatedres télégrammes sur télégrammes,
en battant le rappel, en levant le ban et l'arrière-ban des députés gou-
vernementaux, il n'arriverait peut-être pas à réunir 100 voix. Il s'est
senti, à l'avance, battu; plus que battu, écrasé; et comme, ayant à
réserver l'avenir, il pouvait bien subir une défaite, mais non pas ris-
quer un effondrement, U ne s'est pas présenté, ou seulement pour an-
noncer qu'il ne se présentait pas. Toute assemblée est foule et aime
les jeux cruels. La Chambre italienne, furieuse qu'en se suicidant le
cabinet lui ôlât le plaisir de le tuer, s'est tout à coup emplie de cla-
meurs : M. di Rudini n'avait pas le droit de se retirer ainsi : ce n'était
ni constitutionnel, ni parlementaire, ni légal, ni loyal ; il devait
attendre l'accusation, la condamnation et le supplice. Le président du
Conseil a laissé crier les plus enragés, avec la haute impassibiUté qu'il
sait prendre quand U veut et l'indifférence aux passions d'ici-bas de
quelqu'un qui n'existerait plus. A la fin, le bruit est tombé, et de
toute cette agitation il est resté, — c'est beaucoup trop, — une crise
ministérielle, très difficile à clore, qui eût pu à la longue, en traînant
et s'envenimant, devenir, — bellum plus quam civile, — plus que mi-
nistérielle.
En effet, il ne pouvait cette fois être question d'un « replâtrage »,
ou d'une transformation. Depuis deux ans et demi, depuis le mois de
mars 1896, lorsqu'une crise éclatait, on n'y prenait pas garde ; comme
elle s'ouvrait, elle se fermait, et au marquis di Rudini succédait le
marquis di Rudini. Son ministère était, — qu'on veuille bien nous
passer ces comparaisons familières, — comme le couteau de Janot ou
REVUE. — CHRONIQUE. 251
le chapeau de Tabarin, et, quoique sans cesse il changeât, pourtant
c'était toujours le même. M. di Rudini passait de la droite à la gauche
et de la gauche à la droite, appelant à lui et quittant tour à tour
M. Ricotti et M. Colombo, M. Carminé et M. Codronchi, M. Prinetti et
le marquis Visconti-Venosta, M. ZanardelU et M. Gianturco. Ses avant-
dernières recrues, en décernbre 1897, avaient été M. Zanardelli préci-
sément, MM. Gallo, Gocco-Ortu et Pavoncelli ; les dernières, il y a
quinze jours, pour ce cabinet qui n'a pas vécu, MM. Bonacci, Cappelli,
Afan de Rivera, Gremona, Ganevaro et Frôla ; quatre départemens
avaient gardé leurs anciens titulaires, qui étaient M. di Rudini lui-
même, M. Luzzatti, M. Branca et le général di San Marzano.
Telle était la cinquième combinaison di Rudini. Elle avait reçu
de la presse un accueil assez froid, soit que l'on mît en parallèle, au
désavantage des nouveaux venus, la valeur des uns et des autres,
soit que l'on fit observer que le ministère remanié, étant, ainsi que
le précédent, composé d'hommes de partis opposés, portait en lui le
germe des mêmes discordes, commencement de la même fin. Des
organes de la modération et de l'autorité de la Rassegna nazionale dé-
nonçaient un tel système de va-et-^ient, de concessions et de com-
promissions, de conciliation des inconciliables, de commutation et
de transmutation des opinions, comme la ruine de toute adminis-
tration et la négation de tout régime constitutionnel. Mal qui, sans
doute, ne date pas d'aujourd'hui, mais qui précipite la décadence,
déplorable, pour la Rassegna, autant qu'incontestable, de ce que l'on
qualifiait de gouvernement parlementaire. Ce n'est pas que MM. Cap-
pelli, Ganevaro, Gremona et autres ne pussent tenir honorablement
leur place dans un ministère : quelques-uns d'entre eux avaient déjà
fait leurs preuves, et tous, au besoin, les eussent faites, brillantes ou
suffisantes : au rebours de ce qui arrive souvent, ce n'étaient point ici
les ministres qui retiraient de la force au ministère, mais bien le
ministère, dans les conditions où il se formait, qui rendait inutile la
bonne volonté des ministres. « En temps ordinaire, ajoutait la Rasse-
gna nazionale, ils eussent pu, comme d'autres, gouverner pour le bien
du pays, mais sommes-nous donc en un temps ordinaire? » Étant ce
qu'il était, le cabinet pouvait-il prendre l'initiative des réformes poli-
tiques et économiques urgentes? Pouvait- il conseiller au roi la disso-
lution et l'appel au pays, en cas de conflit, dès sa rencontre avec le
parlement? Le pouvait-il, sa solidité, sa stabilité étant faites d'une
seule chose, de la faiblesse d'une opposition trop di^isée pour être
active et efficace? Comment, en effet, et sur quoi penseraient ensemble
252 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Sonnino-Sidney et M. Colombo, M. Alessandro Fortis et M. Pri-
netti, M. Baccelli et M. Giolitti ? Aussi pensaient-ils difTéremment,
marchaient-ils chacun de leur côté, et encore ne marchaient-ils guère,
à cause de la saison qui fait le vide et de la chaleur qui devient intolé-
rable dans la salle, en bois et en verre, de Montecitorio. Le ministère
avait donc malgré tout une chance de passer l'été et de vivre au moins
jusqu'à la rentrée de novembre. Mais le marquis di Rudini, interro-
geant les augures, ne l'a pas cru, ou, songeant à ce que serait cette
vie, ne l'a pas voulu.
Il avait, pourtant, préparé difTérens projets. Une première série
était destinée à combattre les théories et à empêcher l'organisation des
« forces subversives ». Reste à savoir au juste ce qu'il entendait par
là; s'il avait là-dessus les idées de M. Zanardelli, ou celles de M. Vis-
conti-Venosta, ou celles de tous deux à la fois ; et ce qui pour lui était
l'ennemi, à moins qu'il n'aperçût des ennemis partout. La seconde
série avait pour objet « d'adoucir les pires souffrances économiques
du pays »; et est -il besoin de dire que dans le monde moderne, en
Italie comme ailleurs, dans l'Italie méridionale plus encore, peut-être,
çu'ailleurs, la triste humanité n'a que le choix entre ces souffrances?
A la première série se rattachaient des modifications, retouches, res-
trictions aux lois en \igueur sur les associations, sur le domicile
forcé, sur la presse; à la seconde, l'aboUtion de l'octroi dans les petites
villes ; la restitution des petites propriétés saisies par le fisc pour non-
paiement des cotes minimes d'impôt, — en Sardaigne et dans le Midi,
ces petites propriétés séquestrées au profit (faut-U vraiment dire : au
profit?) de l'État sont si nombreuses que, pour que l'émigration ne
soit pas l'unique ressource, le brigandage y doit redevenir un métier;
— enfin, l'augmentation de la portion congrue des curés de campagne,
comme si le bas clergé, atteint, lui aussi, par toutes sortes de souf-
frances économiques, et aussi malheureux que les plus misérables,
était prêt à fournir des cadres à cette Jacquerie qui se levait.
Et certes, il eût été bon, tandis que les tribunaux miUtaires distri-
buaient sévèrement les peines, de parler d'autre chose que de chàti-
mens, de prévoir et de prévenir. Mais le marquis di Rudini, ayant châtié
durement, se voyant mourir en odeur de réaction et de dictature, a
estimé que la Chambre n'était pas en état de l'écouter, et il a pré-
féré ne pas lui tenir un discours qui eût été perdu. Outre la crainte,
fort légitime, d'être mis dans une posture qui lui interdirait pour un
temps tout retour au pouvoir, en a-t-il eu quelque motif qu'il n'a pas
cru devoir publier? Il se peut; ce qui ne se peut pas, c'est qu'il ait
REVUE. — CHRONIQUE. 253
manqué de courage ou de calme. La situation avait beau être grave;
même quasi révolutionnaire, et même tout à fait révolutionnaire,
elle n'eût pas été pour efTrayer un homme qui, à ses débuts, préfet
de Palerme, avait eu à soutenir une guerre de rues et à vaincre une
insurrection; qui l'avait fait avec un sang-froid, un flegme demeurés
légendaires; auquel on était venu raconter, pendant l'action, que
sa maison brûlait, et qui s'était contenté de répondre : « Ce qui me
fâche le plus, c'est que j'y avais le testament de mon père et que j'y
tenais beaucoup. » Devant une grande résolution à prendre, à peine si
un mouvement plus brusque eût fait choir son monocle ou dérangé
un fil de sa longue barbe blonde. Ce n'est donc pas à cause de ce qu'il
avait en face de lui que M. di Rudini a démissionné ; du moins, ce
n'eût pas été à cause de cela, s'il eût été sûr de ce qu'il avait derrière
lui et à côté de lui. Quoi qu'il en soit, il est parti, et il ne s'est plus
agi que de lui donner un successeur. Mais, pour être toat simple, c'est
ce qui n'était point du tout aisé.
Qui allait recueillir cet héritage peu disputé ? Avant d'en arriver au
général Pelloux, on avait prononcé et examiné plusieurs noms, entre
autres ceux de M. Fiuali, de M. Visconti-Venosta, de M. Sonnino-
Sidney. En Itahe comme en France, tout est à la « concentration », à la
« concihation », à « l'union » : avec quatre présidens possibles, c'était
un seul et même ministère : il n'y avait de différences que des nuances,
et ces nuances tiennent surtout aux personnes. Chacune d'elles a ses
mérites, et toutes ont des mérites éminens. — Le sénateur Gaspare
Finali, qui fut ministre des Travaux publics en 1890-1891, est depuis
cette époque président de la Cour des comptes; on rend un hom-
mage unanime à son caractère, à sa science et à son talent. Humaniste
réputé parmi les délicats, il est, par ses goûts mêmes, un magistrat de
la vieille roche, et si jadis il s'amusa à traduire en latin classique les
passages les plus saillans des discours de M. Crispi, c'est une distrac-
tion bien innocente, et de quoi l'on ne saurait lui garder rancune.
Il a occupé avec une distinction rare tous les emplois où la fortune
l'a appelé, au cours d'une longue carrière, et il n'est pas jusqu'à
son optimisme naturel qui n'eût contribué à faire de lui, dans les em-
barras de l'heure présente, l'homme de la cii'constance. Ce n'est
pas, comme M. ZanardelU, un intransigeant et son penchant l'éloigné
de tous les extrêmes. — De M. Visconti-Venosta, rien à dire, sinon
que l'Italie n'avait pas eu, depuis Cavour, un ministre des Affaires
étrangères qui ait autant que lui fait figure dans la politique euro-
péenne : qui ait autant que lui contribué, tout en restant lidèle aux
254 REVUE DES DEUX MONDES.
alliances de l'Italie, à en arrondir les angles et comme à en émousser
le tranchant ; qui ait eu, au même degré, la mesure et la suite dans
les desseins; qui ait plus courageusement remis au point des ambitions
prématurées; et, du moins au dehors, son arrivée aux affaires eût
apaisé toutes les inquiétudes, sans en faire naître aucune. — M. Son-
nino, il n'y a pas dix ans, menait campagne contre M. Crispi, avec
beaucoup d'entrain, de mordant et de verve. Encore qu'il eût déjà
atteint la quarantaine, ce n'était alors qu'un jeune homme qui donnait
de [grandes espérances. Dans l'entre-temps, il a été ministre, sous le
même M. Crispi; et les espérances qu'il faisait concevoir, on ne sau-
rait prétendre qu'il les ait démenties. Le compagnon de ses études, son
parent [et ami, M. Franchelti, nous a expliqué comment il est A'enu,
lui, Franchetti, du « ministérialisme à l'opposition » : le baron Son-
nino-Sidney ne nous a pas dit pourquoi il avait fait le chemin en sens
contraire et comment il était allé « de l'opposition au ministéria-
lisme » ; mais c'est une explication que, sans doute, il ne nous devait
pas ; et il suffit qu'il ait été, comme il l'a été, un financier expert et
un politique avisé pour que l'on ne s'étonne pas de voir le roi et l'Italie
compter sur lui.
Le général Pelloux, qui l'emporte, est un général, mais un général
italien, en qui, comme en beaucoup de ses camarades, il y a l'étoffe
d'un diplomate. Le ministère le moins militaire qui pût être fait en ce
moment à Rome, on peut être sûr que c'est lui qui l'a fait. Bien qu'il
ait pris pour lui le portefeuille de l'Intérieur, laissé la Guerre au géné-
ral di San Marzano, et mis aux Affaires étrangères l'amiral Canevaro, —
en souvenir, probablement, de la Crète et comme gage au concert
européen, — il a par compensation, ôté les Travaux publics au gé-
néral Afan de Rivera, et il n'y aura toujours dans le cabinet que trois
officiers généraux, de terre ou de mer; quatre, y compris le ministre
de la Marine. Mais tant de ministres'militaires ne font pas un minis-
tère réellement et pleinement militaire. Et la raison en est, sans la
chercher plus loin, que justement parce qu'U est général, plus que
n'importe qui, le général Pelloux doit avoir soin de ne pas imprimera
son cabinet une allure trop énergique ; en retour, le seul fait de por-
ter le sabre le dispensera sans doute de le tirer. Il pourra, mieux qu'un
ministre ci"\àl, supprimer l'état de siège et se passer des lois d'excep-
tion présentées par le marquis di Rudini, de lois draconiennes sur les
associations, la presse et le domicile forcé. Quant aux projets de
réformes économiques, s'il est sage, il les maintiendra. Mater l'émeute
est bien ; se débarrasser des meneurs en les frappant de plusieurs
\
REVUE. — chromqi;e. 255
années de réclusion est utile et peut-être juste ; mais le mieux est
encore d'enlever à l'émeute le plus possible de causes ou de pré-
textes. Il ne faut pas voir partout des conspirations, — anarchistes ou
cléricales; — le plus redoutable des conspirateurs, aujourd'hui, en
tout pays, c'est la misère; et le moyen le moins incertain de déjouer
les entreprises antisociales, c'est, par conséquent, de faire, si l'on le
peut, une politique vraiment et équitablement sociale. En ce point
s'accordent l'intérêt des peuples et celui des gouvernemens ; — ce
qui quelquefois veut dire plus que l'intérêt d'un ministère.
On vient de procéder, dans tout l'Empire, aux élections pour le
renouvellement du Reichstag allemand. D'une manière générale, les
partis conservent leurs positions. Le Centre catholique est, comme
auparavant, l'arbitre de la politique ; numériquement, il est tout aussi
fort, s'il a perdu quelques-uns de ses chefs, et s'il s'est « impérialisé ».
Les « partis de l'ordre », qui, en cette qualité, s'étaient longtemps aban-
donnés, jalousés et déchirés les uns les autres, ont fini, au second
tour, par contracter une alliance défensive. Le résultat le plus clair
en a été non pas certes un recul, mais un temps d'arrêt, dans l'en-
vahissement de l'Allemagne par le sociaHsme. Les socialistes avaient
des candidats dans toutes ou presque toutes les circonscriptions (396
sur 397). Le premier tour leur avait donné 32 mandats et ils comp-
taient, après les ballottages, en avoir en tout 70. Ils n'en auront que 56.
Le gain est moindre qu'Us n'espéraient, et les progressistes (ce sont
les « radicaux » de l'Allemagne) ont profité de l'écart. Le sociaUsme a
subi, çà et là, des échecs auxquels il sera très sensible : il a été chassé
de trois circonscriptions de Berlin sur six, de Stettin, de Dortmund,
de Solingen et de Brandebourg. On dirait que le phénomène est inter-
national, comme la théorie se vante de l'être, et que le socialisme
tend déjà à décroître dans les grandes villes ; que d'industriel il devient
rural, sans en devenir, — loin de là, — moins menaçant. Si, par un
artifice de géographie électorale, les socialistes n'occupent, en effet,
qu'un huitième des sièges, ils obtiennent en\dron le quart des suf-
frages; et le nombre absolu ne cesse d'en augmenter : 1400000 en
1890; 1768 000 en 1893; cette année, plus de deux millions.
La guerre entre les États-Unis et l'Espagne poursuit ses vicissi-
tudes ou plutôt se poursuit sans vicissitudes. Les événemens ne se
précipitent pas, mais ils marchent. Les troupes américaines, débar-
quées à Cuba, investissent ou pressent Santiago; elles n'ont pas
2S6 REVUE DES DEUX MONDES.
encore \dlle gagnée, mais il semble que ni l'amiral Cervera, ni le
général Linarès, quand même il serait secouru à temps par le généraj
Pando, accouru de Holguin, puissent rompre le cercle qui d'étape en
étape se resserre autour d'eux. Et, à coup sûr encore, Santiago pris,
les Américains ne tiennent point toute l'île, où il reste cent cinquante
mille soldats réguliers et cinquante mille volontaires aguerris. Mais
l'effet moral, en Espagne, serait terrible : déjà une certaine lassitude,
un certain accablement sous la fatalité se fait jour, accompagné des
suspicions ordinaires et des ordinaires récriminations. M. Sagasta a
suspendu la session des Cortès, qui se sont séparées au milieu d'un
violent tumulte. Les derniers mots entendus à la Chambre ont été dits
par M. Salmeron, ancien président du pouvoir exécutif ou président
de la République espagnole , et c'était pour rendre « la monarchie
responsable des malheurs de la patrie ». Avant lui, M. Castelar, ancien
président de la République, lui aussi, n'avait pas craint de faire re-
monter ces responsabihtés plus haut que le ministère Sagasta ou le
ministère Canovas. On le sait trop : don Nicolas Salmeron et don
Emiho Castelar parlent un peu imprudemment des fautes de la mo-
narchie ; leur propre histoire fournirait de quoi leur répondre. Mais
un jour d'infortune, amère comme celle qui accable l'Espagne, aboht,
dans l'esprit et le cœur d'une nation, vingt ans de tranquillité com-
plète et de prospérité relative. Don Carlos, d'autre part, se sent bientôt
à bout de patience et de chevalerie. M. Canovas est mort. Le petit roi
faisait hier sa première communion, dans la chapelle du palais, et le
prêtre l'inAÏtait à prier pour l'armée cl pour le pays... Cependant
l'escadre de réserve, sous le commandement de l'amiral Camara,
emportant la suprême chance de l'Espagne, est en route vers les
Philippines, où elle arrivera, si tout la favorise, dans la seconde quin-
zaine de juillet... Or, la seconde quinzaine de juillet est bien loin.
Lharles Benoist.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetikre.
DANS LES ROSES
4
DEUXIÈME PARTIE (1)
VI
On touchait à la mi-janvier. — A cette époque 'de la morte
saison, Saint-Saviol hiverne et s'endort d'un sommeil de mar-
motte. Parmi les pépinières effeuillées, dans les roseraies et les
fraisières, le travail chôme. De tournoyans vols de corbeaux
planent seuls sur la campagne morfondue. Les routes boueuses
sont quasi désertes ; au fond de leurs boutiques, derrière les vi-
trines embuées d'humidité, les commerçans désœuvrés prennent
des attitudes assoupies. Sitôt le soir venu, les volets se ferment
et les devantures sont closes. Le silence nocturne n'est troublé
que par le sifilcment des trains du chemin de fer de Limours et
le roulement lointain des voitures de maraîchers sur la route
d'Orléans. — La journée avait été particulièrement brumeuse et
la nuit s'annonçait comme devant être plus maussade encore. Une
pluie mêlée de ^a*ésil fouettait les tilleuls dénudés de la place des
Quinconces, où la flamme des becs de gaz, comme affolée, trem-
blotait au vent du nord-ouest. Au milieu des façades noires, deux
établissemens seuls demeuraient éclairés et projetaient sur la
chaussée une blafarde lumière : l'hôtel du Panier Fleuri et le calé
Munerel, où quelques amateurs de billard jouaient une poule au
gibier.
Hue de l'Église, dans sa salle à manger du rez-de-chaussée,
(1) Voyez la Revue du l»" juillet.
TOME CXLVIII. — 1898. 17
2u8 REVUE DES DEUX MONDES.
près d'un brasillant feu de coke, Eloi Touchebœuf, vêtu d'un gros
gilet de lain« brune, cbaussé de galoches, les mains croisées sur
l'abdomen, se dodelinait au fond d'un vieux fauteuil Voltaire,
tandis que Sabine achevait de lui lire le Petit Journal. Trois coups
discrets frappés du dehors sur les volets de tôle interrompirent
la lecture et tirèrent brusquement le marchand do grains de sa
demi-somnolence. Il se leva, alla lui-même ouvrir et introduisit
dans la salle deux do ses collègues du conseil municipal : le
pharmacien Blouet, adjoint, et Odoul, le marchand de bois.
Boutonnés hermétiquement, le col^ relevé, engoncés jusqu'au
menton en des cache-nez de laine tricotée, ils entrèrent en mau-
gréant contre la bise et la neige fondue. Quand ils eurent en-
levé leurs pardessus mouillés et se furent approchés de la grille,
Touchebœuf ordonna à sa nièce d'apporter la bouteille de co-
gnac et des verres; dès qu'elle eut tout installé sur la table, il
ajouta :
— Maintenant, ma fille, nous n'avons plus besoin de toi, va
te coucher et dis à Philomène d'en faire autant.
Sabine, que la société des deux conseillers amusait médiocre-
ment, s'empressa d'obéir et souhaita le bonsoir à la compagnie.
Après le départ de la jeune fille, le pharmacien prit une
chaise et tendit vers la grille ses bottines fumantes.
— On est mieux ici que dehors, soupira-t-il... N'empêche,
si ce n'avait été pour vous, Touchebœuf, je serais volontiers
resté dans mon oflicine, au lieu de braver l'intempérie de la
saison.
Blouet, brun, maigre et sec, était vêtu d'un veston bleu et
portait une cravate cramoisie, épinglée d'un camée représentant
un Esculape. 11 avait les oreilles rouges, le nez proéminent et
des yeux égrillards. Beau diseur, content de lui , il caressait
complaisamment sa barbe en éventail, en s'écoulant parler.
Odoul, au contraire, affectait une austérité chagrine et une tenue
négligée. Obèse, trapu, bas sur jambes, cravaté de noir, enfoui
dans une ample redingote dont les pans balayaient ses bottes,
noir de cheveux, noir de peau, il avait la face taillée à coups de
serpe, les sourcils bourrus, la mine tantôt bougonne et tantôt
obséquieuse, selon les circonstances. Originaire du Cantal, il
conservait l'accent de sa montagne et cachait sous ses façons
rudes, sous ses allures lourdes, la malice sournoise du paysan
auvergnat. Membre du conseil de fabrique, il affectait un catho-
DANS LES ROSES. 259
licisme intransigeant et représentait Texlrôme droite au conseil
municipal.
— Nous sommes venus à votre appel, monsieur Touchebœuf,
dit-il de sa voix pesante et sourdement martelée; quoi de
nouveau ?
Touchebœuf, qui emplissait les petits verres, releva la tête,
coula un regard finaud vers ses collègues et repartit :
— Je vous remercie, messieurs. . . Mais d'abord, buvons un coup
de cognac; par ce temps de chien, il faut se réchaufTer l'intérieur.
On trinqua, on dégusta le cognac avec de savans clappemens
de langue, puis le marchand de fourrages, après s'être essuyé la
bouche d'un revers de main, dit en s'asseyant :
— Messieurs, parlons peu et parlons bien... Les élections mu-
nicipales auront lieu en avril prochain et la première besogne du
conseil sera de procéder à la nomination d'un nouveau maire,
car le père Delory ne se représente pas... Avez- vous un candidat?
— On prétend, insinua le pharmacien, que Firmin Charmois
convoite la mairie et qu'il a des chances.
— Croyez- vous? grommela Odoul... Quant à moi, si je suis
réélu, je ne voterai pas pour Charmois, je le soupçonne d'être
franc-maçon et je le crois homme à pactiser avec les radicaux...
Qu'en pensez-vous, monsieur Touchebœuf?
— Mon Dieu, opina à son tour le marchand de grains, je re-
connais que Charmois n'est pas sans valeur; il est intelligent et il
a de la poigne ; seulement il est autoritaire et cherche trop à tirer
à lui la couverture... S'il est nommé, nous ne serons plus maîtres
chez nous... Il serait donc utile de nous entendre dès maintenant
pour lui opposer quelqu'un de sérieux.
— D'accord, mais qui? voilà le chiendent! objecta Blouet...
Des administrateurs capables, on n'en remue pas à la peile, et,
parmi les fortes têtes du conseil, connaissez-vous beaucoup de
gens qui se soucient de ceindre l'écharpe?... Vous, Odoul, vous
met triez- vous sur les rangs?
— Moi?... Je ne puis pas... Je n'ai ni le temps ni les moyens
nécessaires...
— En voyez-vous d'autres?
— Eh! eh! une supposition... Si M. Touchebœuf était consen-
tant, ce serait un excellent maire... Il est indépendant, riche et
influent... Sous tous les rapports, il damerait le pion à Charmois.
Le marchand de grains ébaucha une moue dédaigneusi^ en
260 REVUE DES DEUX MONDES.
avançant sa lippe inférieure et répondit avec un salut ironique :
— Serviteur! monsieur Odoul, je vous suis très reconnais-
sant des qualités que vous voulez bien me prêter; mais je n'ai pas
d'ambition, moi; j'ai toujours refusé la mairie, parce que je
n'aime pas à me mettre en avant.
— Il y a, interrompit Odoul, des sacrifices nécessaires... Sur-
tout quand il s'agit de combattre un homme dangereux...
— Allons, Touchebœuf, un bon mouvement! ajouta le phar-
macien.
— Je ne désire pas la mairie, je le répète, répliqua Eloi avec
une fausse bonhomie. ..Néanmoins, s'il ne se présentait pasd'autre
amateur et s'il y avait nécessité... En ce cas, messieurs, et à mon
corps défendant, j'accepterais l'écharpe, afin de préserver la com-
mune de la tyrannie de Firmin Cliarmois.
— A la bonne heure! s'écria Odoul, les gens bien pensans
vous sauront gré de votre dévouement.
— C'est parfait, reprit le pharmacien, pourtant ne nous illu-
sionnons pas, messieurs ! . . . Charmois, maintenant qu'il est décoré,
aura de nombreux partisans et il ne sera pas facile de l'évincer
du conseil...
Touchebœuf secoua la tète, une lueur narquoise passa dans
ses yeux et ses lèvres émirent une succession de sons inarticulés,
pareils à ceux de la huppe :
— Pou ! pou ! pou !... Nous ne chercherons pas à l'évincer, ce
qui serait une sottise... Nous le maintiendrons sur notre liste, au
contraire... Puis, monsieur Odoul ou vous, Blouet, vous formerez
une seconde liste oti vous porterez nos amis et d'où vous élimi-
nerez les partisans de Charmois... Celui-ci, sûr de passer, ne
nous mettra pas de bâtons dans les roues... Une fois le conseil
élu, comme nous aurons la majorité, nous choisirons le maire
qui nous plaira et le rosiériste restera sur le carreau... Voilà le
plan ! Je connais mon Charmois, il est orgueilleux comme un
paon; s'il n'a pas la mairie, il donnera sa démission de con-
seiller, et nous en serons débarrassés... qu'en pensez-vous?
— Bravo, Touchebœuf! s'exclama le pharmacien, vous êtes
un fin diplomate !
— Je ne sais pas si je suis un diplomate, répliqua le mar-
chand de grains, avec un clignement d'yeux significatif et un ri-
canement aigu, mais je suis un vieux singe, et quand on s'attaque
à moi, j'ai bec et ongles pour me défendre.
DANS LES ROSES, 261
— Monsieur Touchebœuf, vous pouvez compter sur ma voix,
déclara obséquieusement Odoul, plein d'une crainte respectueuse
pour ce diable d'homme si ingénieusement vindicatif.
— Sur la mienne aussi ! ajouta Blouct.
— Entendons-nous! stipula Touchebœuf... Si j'accepte la
mairie lors du futur renouvellement, c'est autant dans votre in-
térêt que dans le mien. Il s'agit de flanquer par terre un gêneur,
que nous n'aimons ni les uns ni les autres. Par conséquent, il
faut que chacun de vous se mette bien en tète qu'en combattant
Charmois, il se rend surtout service à lui-môme. Dès demain,
vous entrerez en campagne et vous manœuvrerez près de vos amis
pour les détacher du rosiériste; moi, de mon côté, je vous pro-
mets de ne pas me croiser les bras... Est-ce compris?
Ils acquiescèrent chaudement et l'alliance fut ratifiée par une
triple poignée de mains. Puis Touchebœuf remplit de nouveau
les petits verres et de nouveau on trinqua.
— Charmois sera battu à plate couture! affirma Blouet.
— Je bois à notre futur maire! dit Odoul en salaant.
— Pas si haut, recommanda le marchand de grains en dési-
gnant les fenêtres, on pourrait nous entendre du dehors et il ne
faut pas qu'on se doute que nous nous sommes vus ce soir. Je
vais vous accompagner jusque sous le porche.
Les deux visiteurs rendossèrent leur paletot, s'enroulèrent
dans leur cache-nez et, une fois le battant du porche entre-
bâillé, filèrent avec précaution, après s'être assurés que la rue
était absolument déserte.
Resté seul, Touchebœuf poussa les verrous et rentra en sifflo-
tant, avec la conscience de n'avoir pas perdu sa soirée. Depuis
le moment où, sous la tente du bal Collet, l'oncle de Sabine avait
appris la trahison de Charmois, sa pensée dominante était un vio-
lent désir de vengeance. Il employait ses loisirs à préparer sa
revanche ; la nuit, il en rêvait ; le jour, il s'occupait ci en rassem-
bler les élémens fil par fil, et à les nouer comme les mailles d'un
rets mystérieux, destiné à enserrer son ancien copain, devenu son
ennemi. Avec une opiniâtre persévérance, il méditait de détruire .
pièce à pièce les plus chères espérances de Charmois. Il avait
commencé par s'attaquer à l'amour de Désiré pour Sabine et à
coupera la racine leurs projets de mariage. En rompant toute re-
lation entre les deux jeunes gens et en exerçant une (jiiotidionne
surveillance sur sa nièce, il y avait réussi ; il le croyait, du moins.
262 REVUE DES DEUX MONDES.
Satisfait sur ce point et enchanté de tourmenter le père en le
rendant témoin des chagrins de son fils, il cherchait maintenant
les moyens de lui porter un coup plus direct et plus cruel. Do
temps à autre, comme il l'avait fait avec le pharmacien Blouet et
avec Odoul, il attirait chez lui clandestinement deux ou trois
conseillers, les tournait et les retournait adroitement et finissait
par les endoctriner. Fragment par fragment, il enrôlait contre
Gharmois la majorité du corps municipal et lui aliénait les
bonnes grâces d'un grand nombre de ses collègues. Tl se promettait
d'agir de même en sourdine sur les électeurs les plus notables et
les plus imprégnés de l'esprit de conservation. Il projetait d'isoler
ainsi peu à peu son rival et de le mettre en quarantaine, en le
brouillant avec ses plus fidèles amis. « Le fin du lin, songeait-il
cette nuit môme, en se roulant dans ses couvertures tandis que la
pluie fouettait les volets, le comble serait de gagner à notre parti
l'un de ses gendres... Eh! ehl ça pourrait bien arriver \in de ces
jours, en s'y prenant adroitement... »
Il ne croyait point pronostiquer si juste. Précisément, le len-
demain matin, au moment où il était en train d'huiler lui-môme
les gonds de sa porte cochère, il fut croisé dans le couloir par sa
locataire, M"^ Léontine Lavaur.
Un peu vexé d'être surpris en gilet de laine et eii sabots par
la propre fille de Gharmois, Touchebœuf, après avoir sommaire-
ment salué la dame, battait en retraite vers son vestibule, quand
il s'aperçut que Léontine le suivait :
— Excusez-moi, monsieur Touchebœuf, murmura-t-elle, je
désirerais avoir avec vous un instant d'entretien.
— A votre service, madame... Le temps de passer un vête-
ment plus convenable et je suis à vous... Entrez, en attendant,
dans la salle à manger, où ma nièce vous tiendra compagnie...
— Pardon, reprit M"' Lavaur en lui posant sur le bras sa main
gantée; je désirerais vous parler sans témoin... Je souhaiterais
même que personne ne se doutât de ma visite...
Touchebœuf regarda sa locataire en dessous, puis, remarquant
qu'elle s'était dès le matin mise en frais de toilette, robe de cou-
leur foncée, collet d'astrakan et chapeau noir garni de plumes,
comme un char funèbre, il ne put réprimer un malin sou-
rire :
— C'est différent, madame, dit-il en se redressant... En ce
cas, si vous avez quelque course à faire dans le bourg, profitez de
DANS LES ROSES.
263
l'occasion et revenez d'ici à une demi-heure... J'aurai expédié
Sabine dehors et je serai à vos ordres...
En effet, quand, une demi-heure après, M"* Lavaur sonna
chez son propriétaire, ce fut Touchebœuf qui vint lui ouvrir. Il
avait changé de toilette; rasé de frais et chaussé proprement, il
souriait d'un air presque galant :
— Entrez, chère dame... cette fois nous sommes seuls, j'ai
envoyé ma nièce au marché, et elle n'en reviendra pas avant
une bonne heure...
Il introduisit Léontine dans le bureau où un feu clair ronflait
dans le poêle de faïence et la fit asseoir dans son propre fauteuil.
— Chauffez vos petits pieds, ajouta-t-il en s'asseyant à son
tour en face d'elle, et contez-moi tranquillement votre affaire...
Personne ne viendra nous déranger...
Léontine releva sa voilette, toussa timidement, puis commença
d'une voix humble et doucereuse :
— Mon Dieu, monsieur, ma démarche vous paraîtra peut-être
déplacée... C'est presque... une confession que je vais vous faire...
Aussi je sollicite d'abord votre indulgence et je compte sur une
discrétion absolue...
— J'aurai bouche cousue, madame, bouche cousue... Parlez
donc sans crainte
— Je me trouve... nous nous trouvons, mon mari et moi,
dans un cruel embarras momentané, et comme vous avez toujours
été très aimable avec nous, je me suis permis de venir vous
demander un bon conseil et... peut-être même un service.
En écoutant ce début, Touchebœuf, en vieux praticien, flaira
une demande d'argent; son front se plissa, son sourire s'évanouit
et ses yeux prirent une expression somnolente.
— Madame, répliqua-t-il, je suis flatté de la préférence; mais,
si vous avez besoin de conseils, que ne vous adressez-vous à votre
père?... M. Charmois plus que tout autre, il me semble, serait à
portée de vous tirer d'embarras.
— Ah! soupira Léontine, en levant les yeux au ciel, je n'ai
pas à compter sur mon père... Il ne m'aime pas... Il n'a de ten-
dresse que pour Florence et pour Désiré; et il est le dernier à
qui j'oserais confesser mes ennuis.
Un éclair courut dans les prunelles rusées de Touchebonif et
la pensée d'une brouille survenue entre Firniin cl sa lille ranima
son intérêt.
264 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vraiment ! dit-il d'un ton plus insinuant, vous en êtes là?...
Quels sont donc ces gros ennuis que vous craignez de lui confier ?. . .
Il s'agit, je le parie, de quelque dette que vous n'osez pas avouer 1 . . .
Soulagée en voyant qu'il la mettait de lui-même sur la voie
des confidences, M"" Lavaur reprit avec moins de gène :
— En effet, monsieur, vous avez deviné... Il s'agit d'une
dette... Elle ne m'est point personnelle, car je ne suis pas dépen-
sière, Dieu merci ! et j'ai toujours pris pour règle de ne rien
achètera crédit... C'est mon mari qui a été imprudent, et voilà
pourquoi je désire que mon père ne sache rien; à vous seule-
ment, qui voulez bien m'écouter, je puis tout dire... Lavaur est
plein d'excellentes qualités, mais il a un vilain défaut : il aime
trop les cartes... Hier, il s'est laissé entraîner à jouer, et il a
perdu, ., une grosse somme... mille francs.
— La loi ne reconnaît pas les dettes de jeu, remarqua flegma-
tiquement Touchebœuf.
— C'est possible... Mais celui contre lequel Lavaur a joué est
un de ses collègues. Il veut être payé dans les quarante-huit heures,
sinon il menace de faire du scandale... Si cette malheureuse
affaire est ébruitée et vient aux oreilles du recteur, la position
de mon mari est perdue... Dans l'exlrémité où nous sommes, j'ai
songé à vous, monsieur Touchebœuf... Je me suis dit qu'étant
dans les affaires, vous connaîtriez daventure une personne qui
voudrait nous prêter ces mille francs, ou bien que vous-même,
peut-être, vous consentiriez... Nous nous acquitterions par
acomptes, de mois en mois...
Le visage carré de Touchebœuf se ferma comme une porte
massive dont on pousse les verrous. Le dos arrondi, les mains
emboîtées l'une dans l'autre, il fronça les sourcils et répondit
sèchement, négativement: il ne connaissait personne qui fût en
mesure d'avancer mille francs sur d'aussi minces garanties.
— Quant à moi, ma chère dame, poursuivit-il, en principe
je ne donne jamais de conseils et je ne prête jamais d'argent,
parce que, voyez-vous, les conseils, on ne les suit pas et l'argent,
on le rend difficilement... C'est pourquoi, malgré mon désir de
vous obliger...
— Alors, interrompit désespérément Léontine, nous sommes
perdus et il ne nous reste plus qu'à nous jeter à l'eau, Lavaur et
moi... Heureusement nous n'avons pas d'enfans, et nous ne lais-
serons pas de regrets.
DANS LES ROSES. 265
Au bord de ses paupières brunes quelques larmes roulèrent,
discrètes; elle tira son mouchoir et les épongea nerveuse-
ment .
Toucheboeuf la regardait pleurer et hochait philosophiquement
la tète. Il jugea sans doute que la jeune femme était au point où
il désirait l'amener, car il se leva et lui tapota paternellement
l'épaule et la joue :
— Allons, allons, ma petite dame, il ne faut pas vous en
prendre à vos yeux... Ce serait dommage... Si, au lieu de m'in-
terrompre, vous m'aviez écouté jusqu'au bout, vous sauriez
qu'Éloi Touchebœuf n'est pas aussi dur qu'il en a la réputation ... Je
ne veux pas vous laisser dans la peine et je ferai, pour vous, une
exception... Je vous prêterai mille francs, sans intérêts, à cer-
taines conditions cependant...
Léontine avait cessé de tamponner ses joues et regardait le
marchand de grains avec une vague inquiétude. Il prit dans le
tiroir de son bureau un coupon de papier timbré, puis, répondant
à la muette interrogation de sa locataire:
— Oh ! murmura-t-il, rassurez- vous... Ce ne sera pas la mer
à boire!... D'abord vous me signerez tous deux sur ce coupon
un billet à ordre de mille francs, payable fin avril prochain...
Puis, voici les élections municipales qui approchent et j'aurai
besoin du concours de M. Lavaur.
— Oh ! monsieur Touchebœuf, s'écria Léontine en lui serrant
les mains, vous pouvez compter sur son dévouement et sur notre
reconnaissance !
— Ilum!... La reconnaissance, ma chère dame, est de la
viande creuse et je veux quelque chose de plus solide. Quand ce
billet sera signé, dites à M. Lavaur de me l'apporter, dès ce soir...
Nous aurons à causer sérieusement, et il se mettra par écrit à ma
dévotion pendant la période électorale... Ça vousva-t-il?
— Nous sommes tout à votre service ! af(irma-t-elle avec une
joie dans les yeux et un sourire sur ses lèvres minces ; vraiment
je ne sais comment vous remercier...
Elle avait plié le papier timbré et l'insérait dans la poche de
sa jupe.
— Recommandez à votre mari d'être exact ce soir... L'argent
sera prêt.
— Lavaur descendra chez vous dès ([u'il reviendra du lycée...
Merci encore, monsieur Touchebuuif, et à bientôt I
266 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle se glissa comme une chatte dans l'entre-bâillement de la
porte ouverte par le marchand de grains, et disparut.
Touchebœuf écouta un moment avec une vague satisfaction le
frou-frou des jupes dans le couloir, puis regagna son bureau, l'œil
allumé :
— Ma parole, songca-t-il cyniquement, je crois qu'elle aurait
passé par tout ce que j'aurais voulu... Attention! pas de sottises!...
Et d'ailleurs, elle est trop maigre...
VII
Tandis que le marchand de grains se félicitait de l'emploi de
sa matinée, Sabine, de son côté, s'empressait de mettre à profit
l'heure de liberté qu'elle devait à la visite de Léontine Lavaur.
Depuis le bal de la fête et la rupture avec les Gharmois, elle était
soumise aune étroite surveillance; Touchebœuf la laissait rare-
ment sortir seule. En quatre mois, elle avait à peine aperçu Désiré
cinq ou six fois et n'avait pu lui parler. La mauvaise saison avait
encore diminué les occasions de sorties et la chance d'une ren-
contre. Aussi, dès que son oncle l'eut envoyée aux provisions
encompagniede IMiiloméne.clle résolut de ne pas rentrer au logis
sans avoir fait au moins une tentative pour communiquer avec
son ami. Arrivée sous la halle du marché, elle expédia rapide-
ment ses emplettes, les déposa dans le panier de Philomène,
puis, prétextant une course chez la blanchisseuse, qui demeurait à
l'autre extrémité du pays, elle chargea la servante de diverses
menues commissions et la pria de l'attendre ensuite dans la
boutique de l'épicier des Quinconces.
Une fois seule, elle gagna rapidement la rue des Bois et fut
bientôt en vue de la Châtaigneraie. A mesure, néanmoins, qu'elle
s'en approchait, sa belle confiance diminuait et sa tentative lui
paraissait plus chimérique. Elle éprouvait, à la vérité, un soula-
gement à regarder librement, par-dessus les clôtures, le logis où
vivait Désiré ; mais cette satisfaction était peu de chose après une
si longue séparation, et Sabine était plus ambitieuse : elle désirait
que son bon ami connût sa présence aux environs de la Châtai-
gneraie et trouvât à son tour une occasion de lui parler. Là com-
mençait la difficulté. La jeune fille ne pouvait songer à entrer
chez les Gharmois et, d'un autre côté, après les pluies de la
veille, il semblait peu probable que Désiré travaillât dans les jar-
DANS LES ROSES. 267
dins. Heureusement, il y a un dieu pour les amoureux. Au mo-
ment où Sabine errait timidement au long- de la haie vive qui ré-
gnait autour du clos, Désiré Charmois sortait de la serre voisine,
dont il venait de régler le chaufl'age, et comme ses regards erraient
machinalement sur la campagne, il vit tout à coup la tête de son
amie surgir au-dessus des rameaux noirs de la haie d'aubépine.
Il s'élança lestement au dehors et le bruit de ses pas sur le gra-
vier suffit pour attirer l'attention de Sabine. Elle rougit d'émo-
tion; leurs yeux échangèrent joyeusement un salut de bienvenue,
puis la nièce de Toucheba^uf posa un doigt sur ses lèvres et con-
tinua de longer prudemment la haie, tandis qu'à l'intérieur du
clos, Désiré montait dans la même direction. A un endroit où le
vitrage de la serre masquait la vue de la maison d'habitation et
où la clôture bordait une étendue de pépinières, ils se rejoigni-
rent enfin.
La campagne était déserte. Sous le ciel gris et bas de janvier,
des bandes de bruans et des vols de corbeaux tournoyaient seuls
dans l'air humide. On les voyait planer au-dessus des champs em-
blavés, ou s'éparpiller vers les lisières violacées du bois de Ver-
rières. Les deux jeunes gens se tendirent les mains par-dessus la
haie mouillée :
— Sabine, murmura Désiré, quelle bonne surprise, quelle
joie de vous voir!
— Je suis venue à tout hasard, répondit-elle, et sans grand
espoir, mais je pouvais disposer d'une heure de liberté et je ne
savais quand une pareille occasion se représenterait. Mon oncle
ne me laisse guère sortir seule, il en veut à votre père et me dé-
fend absolument de causer avec vous... Ah! mon pauvre Désiré,
nous n'avons point de chance et les choses tournent bien mal!...
Je suis sûre que M. Charmois est dans les mêmes idées et qu'il
vous défend de me parler...
— Non, mon père n'est nullement taché contre vous, Sabine... Il
est plus raisonnable que votre oncle ; il espère que M. Touchebu-uf
se rapaisera un jour ou l'autre et que les affaires s'arrangeront.
Sabine secoua incrédulement la tête :
— Hélas! vous ne connaissez pas mon oncle... Au lieu de se
calmer, il est chaque jour plus en colère. Depuis cette malheureuse
histoire du chemin des Saussaies, il ne dérage pas. Il jure île se
venger, et, pour commencer, il prétend que je rompe toutes rela-
tions avec vous et les vôtres.
268 REVDE DES DEUX MONDES.
— Et VOUS lui obéirez?...
— Vous voyez bien que non, répliqua-t-elle avec un sourire
espiègle... puisque me voici, en dépit de ses défenses et au risque
de faire jaser les gens, si on me rencontre...
— Oui, mais, soupira tristement Désiré, vous vous lasserez et
puis, si le père Touchebœuf s'entête dans sa rancune, il cherchera
à vous marier avec un autre...
— Me marier!... Il faudra d'abord que j'y consente, et j'ai ma
tête, moi aussi. Je le prouverai à mon oncle dès que je serai
majeure, c'est-à-dire dans cinq mois... Dici là, prenez patience,
Désiré, dites-vous bien que, quoi qu'on fasse, je ne changerai pas
de sentiment...
Elle le regardait avec ses grands yeux bruns, imprégnés de
tendresse, et le doux rayonnement de ses prunelles amoureuses
rassérénait peu à peu le cœur du jeune homme...
— Je vous aime de toutes mes forces, Sabine, et si vous
m'aimez de même, ça me donnera courage et patience.
— A la bonne heure, et maintenant que je vous ai dit ce que
je pense, laissez-moi me sauver, afin que l'oncle ne se doute de
rien...
— Déjà! protesta-l-il en lui saisissant la main et en la rete-
nant; non, ne partez pas avant que nous nous soyons entendus
sur les moyens de nous voir et de nous parler de loin en loin...
Cinq mois, songez!... C'est bien long... Convenons d'un endroit
où nous rencontrer, quand nous aurons quelque chose de sérieux
à nous communiquer... Votre oncle ne s'absente-l-il donc jamais?
— Si... des fois... mais il n'a garde de me prévenir... D'ail-
leurs, nous voir à la maison, c'est impossible... Tout le pays le
saurait le lendemain, et je suis épiée par Philomène...
— Mais Touchebœuf ne va-t-il plus jamais jouer à la ma-
nille, au café Munerel?
— Si fait... tous les dimanches, de trois à sept heures...
— Eh bien ! ne pourrions-nous pas en profiter pour nous rencon-
trer dans les champs, de cinq à six, par exemple?. . . En cette saison,
la nuit vient de bonne heure, la campagne est déserte et nous ne
risquerions pas d'être aperçus...
Elle hochait la tête, demeurait pensive avec un vague sourire
au coin des lèvr^.
— Je vous en prie, Sabine! insista-t-il en lui serrant les
mains.
DANS LES ROSES. 2l)9
— Cest jouer gros jeu... murmura-t-elle, mais tant pis!...
Moi aussi , je languirais trop de rester des mois sans vous
parler... Soit!... Dimanche, à la brune, j'irai me promener jusqu'à
la «Tombe à Mole »... Tâchez de vous y trouver un peu avant
moi... Au revoir, Désiré!...
— Merci, Sabine... A dimanche!...
Elle rebroussait déjà chemin et filait le long de la haie, en
sautillant sur les mottes de terre, comme une bergeronnette
après la pluie. Appuyé contre un montant de la serre, Désiré la
suivait d'un regard admiratif, songeant que cette rencontre ines-
pérée avait passé avec la rapidité d'une flèche, puis se consolant
à la réconfortante perspective d'un prochain rendez-vous à la
« Tombe à Mole ».
Cette « Tombe à Mole », qui n'est guère connue que des gens
(lu pays, est, comme le nom l'indique, un monument funèbre
perdu en pleine campagne, parmi les blés et les fraisiers. C'est là
qu'à Tabri d'un bouquet d'ormes, de saules et de frênes, repose la
dépouille de François-René Mole, sociétaire de la Comédie-Fran-
çaise et membre de l'Institut. Dans les dernières années de sa vie,
Mole possédait une maison de campagne à Antony. On raconte
qu'un jour où il y festoyait avec des camarades, on vint à parler
de l'excommunication dont l'Eglise frappait les gens de théâtre :
« Bah ! s'écria Mole, moi, je suis assuré d'aller après ma mort au
Paradis! » Il avait acquis dans les environs un coin de terre au
lieu dit « Le Paradis » et il comptait s'y faire enterrer. Ce fut en
effet dans cette solitude qu'on l'inhuma en 1802. Comme on était
en hiver, le convoi, qui avait quitté Antony dans l'après-midi et
qui s'avançait lentement à travers les chemins détrempés, n'atteignit
le « Paradis » qu'à la nuit tombée, et le cercueil fut descendu dans
la fosse à la lueur des torches... La tombe, en forme de cénotaphe
antique, ornée sur les quatre faces d'inscriptions à la gloire de
Tartiste, est protégée par une grille et se dresse sous le couvert
des arbres, aujourd'hui très élevés et branchus. Le monument
est assez négligé, des broussailles ont poussé autour de la grille
rouillée, et il faut être du pays pour savoir qu'un tombeau se
cache dans ce fouillis de végétations enchevêtrées. L'endroit est
peu fréquenté; les couples galans des environs en connaissent
seuls le chemin. La sépulture du comédien qui Iriouipha dans 1rs
rùles d'amoureux et qui, à soixante ans, n'avait pas son paroi!
« pour se jeter avec grâce aux pieds d'une femme », sert au jour-
270 REVUE DES DEUX MONDES.
d'hui à abriter des rendez- vous d'amour sous son fourré d'ormes
et de saules.
Le dimanche, à l'heure convenue, Désiré, arrivé le premier
et se dissimulant derrière un tronc d'arbre, épiait la venue de
Sabine. Il la vit, enfin, au crépuscule, déboucher d'un chemin de
traverse et s'engager avec précaution dans le champ de fraisiers
qui précède la « Tombe à Mole ». Elle avait jeté sur sa tète nue
un châle de laine noué enfanchon, qui cachait une partie de son
visage et la rendait difficilement reconnaissable. Lorsqu'elle fut à
portée, le jeune homme fredonna à mi-voix un air populaire
afin de dénoncer sa présence. Rassurée, elle hâta le pas et s'en-
fonça dans le fourré.
D'abord trop émus pour parler, ils se serrèrent avidement
les mains et s'assirent sur les degrés du monument, le dos appuyé
contre la grille.
L'après-midi avait été pluvieux, mais assez tiède. Avec le soir,
le ciel s'était nettoyé; au-dessus des bois de Verrières, des éclair-
eies couleur d'or, et des traînées de nuées roses, indiquaient en-
core la place du couchant. Sur le versant, on distinguait les toits
fumeux de Saint-Saviol et on voyait déjà des lumières rougeoyer
aux fenêtres. Une vague rumeur montait du village. Mais la cam-
pagne était comme endormie dans la paix des jours fériés; du
côté de Chàtenay, une lointaine cloche d'église augmentait la so-
lennelle tranquillit(3 de cette fin de journée dominicale.
— Suis-je en retard? demanda Sabine en se blottissant contre
Désiré... J'étais prête à sortir depuis longtemps, seulement j'at-
tendais que Philomène se fût décidée à aller au chapelet... Dès
qu'elle a été dehors, j'ai jeté mon chàle sur ma tète, j'ai pris
un détour, et me voici... Mon oncle est installé au café et il y
restera encore au moins une bonne heure...
— Comme je suis heureux de vous avoir là à côté de moi ! dit
Désiré en lui passant le bras autour de la taille.
Aux dernières lueurs du couchant, il contemplait les yeux bril-
lans de la jeune fille, sa bouche souriante à demi ouverte, et la
trouvait encore plus jolie dans l'encapuchonnemcnt du châle.
— Oui, reprit-il, je suis heureux de vous tenir là contre mon
cœur... Et pourtant, tout à l'heure, j'étais mal à l'aise... Je me
reprochais de vous exposer, en vous attirant ici, à toutes sortes
de fâcheuses aventures... Si quelque ami de votre oncle vous ren-
contrait, si lui-même rentrait pendant votre absence...
DANS LES ROSES. 271
— Ce serait terrible... Car il est plus que jamais exaspéré
contre votre père et enfoncé dans ses idées de vengeance... Je ne
sais ce quil rumine, mais il y a certainement quelque anguille
sous roche... Presque tous les soirs, il rec;oit la visite de quelques
conseillers et il s'enferme avec eux pour parler des élections...
— Parbleu! il veut empêcher papa d'être nommé maire, mais,
si malin qu'il soit, il aura du fil à retordre... Nous nous défen-
drons; nous comptons à Saint-Saviol plus d'amis que Touche-
bœuf n'a d'ennemis, et ce n'est pas peu dire '
— De quelque façon que les choses tournent, soupira Sabine,
il n'en sortira rien de bon pour nous... Si M. Charmoisa le dessus,
mon oncle n'en sera que plus furieux, et si le contraire arrive,
votre père ne voudra plus entendre parler de moi... Vous voyez,
j'étais dans le vrai, au printemps dernier, quand j'avais si graùd
peur de l'imprévu!...
— Ne parlons pas de ça! interrom])it le jeune homme en la
serrant plus fort contre lui, et surtout ne nous désolons pas
d'avance... Quand vous serez majeure, Sabine, nous trouverons
moven d'imposer notre volonté, vous, à votre oncle, moi, à ma
famille... En attendant, aimons-nous bien et ne gâtons pas les
courts instans que nous pouvons passer ensemble.
— Oui, vous avez raison... Les minutes courent si vite, et, tout
à l'heure, quand je serai chez nous , je regretterai d'en avoir si mal
profité I
Ils se turent, leurs mains se ressaisirent, et ces minutes si brèves,
si fugaces, ils les employèrent, comme tous les amoureux, à se répé-
ter vingt fois les mêmes demandes, les mêmes réponses doucement
et tendrement puériles. A mesure que la nuit s'étendait sur les
champs, une obscurité plus amicale les enveloppai t. De blanches va-
peurs, montant du ruisseau de la Vive, les isolaient davantage, et le
silence du soir d'hiver n'était troublé que par le glouglou de leau,
qui susurrait parmi les cressons, à quelques pas du monument. A
travers les branches noires des ormes elleuillés, de timides lueurs
d'étoiles tremblotaient au-dessus de leurs lètes. A la béatitude
de se sentir blottis l'un contre l'autre se joignait la mélancolique
volupté produite par le bercement ilùté de la Vive, dont Icau
coulait, rapide comme les fuyardes minutes de ce rendez-vous
d'amour si impatiemment attendu et sitôt terminé. Dans la fraîche
tranquillité nocturne, six coups sonnèrent à l'horloge delà mairie
de Sainl-Saviol.
272 REVUE DES DEUX MONDES.
— Six heures ! s'écria Sabine en se levant brusquement, je me
sauv-e afin d'être rentrée avant mon oncle... Au revoir, Désiré!
— Au revoir... Quand? demanda-t-il en la retenant encore, il
faut absolument que nous nous arrangions pour nous réunir de
temps en temps et nous tenir au courant de ce qui arrivera.
— Eh bien! soyez ici chaque dimanche, à la même heure... Je
ferai mon possible pour m'y trouver... Maintenant, quittons-nous
vite, mon ami I
Elle s'emmitoufla dans son chàle, sauta de l'autre côté du fossé
et se perdit dans la brume.
A partir de ce jour, ils se virent presque tous les dimanches,
sous les ormes de la « Tombe à Mole ». Ils y venaient chacun par
un chemin différent et, grâce à d'infinies précautions, ils parve-
naient à éviter de fâcheuses rencontres. Quand il s'agissait de se
quitter, Sabine partait la première et Désiré, s'esquivant à son
tour dans une direction opposée, faisait un crochet par le moulin
d'Antony avant de regagner la Châtaigneraie. De cette façon ils
réussirent à assurer pendant longtemps la complète sécurité de
leurs rendez-vous. Pourtant, un soir de février, comme Sabine
remontait hâtivement le sentier qui débouche sur la rue des Bois,
elle aperçut soudain devant elle une haute silhouette féminine qui
semblait intentionnellement lui barrer le chemin. A la Chande-
leur, les jours commencent à s'allonger et le crépuscule arrive
moins vite. La jeune fille, craignant une surprise, fît un mouve-
ment pour se jeter à travers champs, mais, au môme instant, une
voix caressante lui cria :
— N'aie donc pas peur, ma fille, je ne te veux que du bien et
tu peux te fier à moi ! . . .
Tout en parlant, la mystérieuse interlocutrice se rapprochait,
et, à la pâle clarté du jour tombant, Sabine reconnaissait sa propre
tante, cette Adeline iNivard, qui avait mal tourné, et dont la pré-
sence à Saint-Saviol troublait si désagréablement la quiétude
d'Éloi Touchebœuf.
La tante xVdeline avait dépassé la cinquantaine. Bien qu'un
embonpoint envahissant eût épaissi son buste et empâté ses traits,
elle conservait quelques vestiges de ces charmes d'autrefois, qui
l'avaient fait surnommer « la belle Adeline ». Un corset, empri-
sonnant étroitement sa poitrine opulente, mettait encore en va-'
leur sa taille jadis svelte et ses hanches volumineuses. Sa peau
restait blanche, ses cheveux châtains crèpelés avaient à peine gri-
DANS LES ROSES. 273
sonné ; ses yeux bruns, un peu trop saillans, avaient gardé de
molles lueurs sensuelles et provocantes ; sous le bourrelet de chair
qui lui dessinait un double menlon et alourdissait ses joues, on
retrouvait la trace des fossettes creusées au coin de la bouche
bien modelée, minaudière et embobelineuse. Sa toilette trop
cossue tirait l'œil, ses doigts étaient chargés de bagues. Dans sa
démarche onduleuse, dans la câlinerie du regard et la caresse ve-
loutée de la voix, on sentait la femme qui a passé le meilleur de
sa vie à rechercher le plaisir et à en donaer.
Tandis que Sabine demeurait interdite, à la fois gênée et
inquiète de l'intrusion de cette parente qu'on lui avait ordonne
de fuir et de mépriser, Adeline reprenait de sa voix très douce :
— J'ai appris ton secret, par hasard; mais ne crains rien, je
n'en abuserai point... Je revenais de ma promenade du soir, quand
j'ai entendu des voix autour de la « Tombe à Mole »; j'ai deviné
qu'il y avait là des amoureux, et j'ai écouté... C'était tout plein
gentil ce que vous vous disiez, mais vous parliez si haut que le
premier passant venu aurait pu vous surprendre... Ça n'est pas
très prudent, ce que tu fais là, ma mie !
— Oh! madame... balbutia la jeune fille confuse, ne me
trahissez pas !
— Appelle-moi « ma tante »... Car enfin tu es la fille de ma
pauvre sœur et c'est pour cela que je m'intéresse à toi, encore
qu'on t'ait élevée à me détester et que ton oncle Touchebœuf ne
me ménage pas les avanies... Celui-là, c'est le seul coupable;
aussi je lui garde un chien de ma chienne !...
Elle s'était remise à marcher dans la direction du village et
Sabine, anxieuse, décontenancée et fort émue, cheminait docile-
ment à son côté :
— Sois tranquille, continuait la tante, non seulement je ne
soufflerai mot à personne de vos rendez-vous, mais peut-être
pourrai-je vous rendre service à tous deux... Il me plaît, ton
bon ami!... Il est joli garçon et il y a longtemps que je l'avais
remarqué... Mes complimens, ma fille, tu as bien choisi et ce
serait grand dommage, si deux amoureux aussi bien assortis ne
venaient pas à bout de se marier !...
Elles avaient atteint l'angle formé par la rue dos Bois et la rue
Beausoleil. A cet endroit, une bâtisse neuve s'élevait en encoi-
gnure, avec un grand verger en retour, s'é tendant vers la cam-
pagne.
TOMK CXLVIll. — 1898. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
— Voici ma maison, poursuivit Adeline Nivard, en s'arrêtant
devant les marches d'un perron, surmonté dune marquise vitrée;
je ne t'invite pas à entrer, ce soir, car tu dois être pressée de
regagner la rue de l'Eglise; mais souviens-toi que ta tante y
demeure... Si tu as besoin de moi, si on te moleste là-bas, viens
me trouver: tu seras ici chez toi...
— Merci... ma tante ! murmura Sabine, vous êtes bonne !
— Eh bien! si je suis bonne, répliqua càlinement Adeline,
embrasse-moi donc avant de me quitter!
La jeune fille obéit et la tante lui appliqua chattement deux
baisers sur le cou :
— Maintenant, bonsoir, mignonne! Sauve-toi vite! Et surtout
fie-toi à moi, tu ne t'en repentiras point !
VIII
La maison d'Adeline Nivard avait été récemment construite
par un entrepreneur de Paris qui, dans un moment de gêne, sétait
trouvé fort heureux de la revendre à la belle-sœur de Touchebœuf.
L'architecture prétentieuse en était d'un goût contestable. Des
plaques de faïence polychrome aux couleurs criardes revêtaient
la façade, au-dessus de la porte et des fenêtres. Cette décoration
se reproduisait dans le vestibule et l'escalier, éclairés par des imi-
tations de vitraux peints. Les appartemens, ornés de glaces, sur-
chargés de dorures, étaient tendus de papiers aux tons éclatans
et tapageurs qui agaçaient les yeux. L'eau et le gaz montaient à
tous les étages. — Adeline avait été surtout séduite par ce clin-
quant et ce faux luxe, en harmonie avec ses désirs d'ostentation
et sa prédilection pour les paruros voyantes. Une autre raison
encore l'avait déterminée à acheter. Un vaste verger plein d'arbres
fruitiers, et terminé par des champs de fraisiers^ dépendait de
la maison. Or Adeline avait conservé des instincts campagnards;
elle se plaisait à cultiver les fruits, à les voir foisonner et mûrir,
à en surveiller elle-même la récolte qu'elle vendait aux Halles,
par l'intermédiaire d'un commissionnaire; car elle avait l'esprit
pratique autant que le cœur frivole et aimait l'argent à l'égal du
plaisir.
Elle occupait le rez-de-chaussée de son immeuble, où elle avait
entassé le mobilier provenant de la succession du médecin, son...
bienfaiteur. Mais comme l'habitation était spacieuse, comme
DANS LES ROSES, 27o
M"* Nivard avait grand'peur des voleurs et ne se souciait pas d'y
vivre seule, elle louait le premier étage; ses locataires étaient pré-
cisément le gendre et la fille aînée de Charmois : M. et M""* Prosper
Vigneron. Florence avait été, elle aussi, attirée par l'aménage-
ment tout moderne et le décor prétentieux du logis de la rue
Beausoleil. Le prix du loyer était modéré, et la situation de la
maison, isolée et donnant sur les champs, assurait à la jeune
femme une liberté précieuse. Elle pouvait recevoir des visites,
sortir, rentrer sans être épiée par des voisins trop curieux, et
échapper ainsi aux commérages du pays. Du reste, dès les pre-
miers jours, de secrètes affinités avaient établi entre Adeline
Nivard et M""' Vigneron un courant de sympathie. La tante
Nivard devinait dans la fille aînée de Charmois une nature friande
de plaisir, amoureuse de toilette, encline à la coquetterie, et
Florence pressentait que cette propriétaire d'humeur tolérante,
avant elle-même plus d'un péché sur la conscience, pourrait lui
servir de confidente et de complice au besoin. Elles s'étaient donc
rapidement liées et vivaient sur un pied de confiante intimité.
Après avoir quitté sa nièce, Adeline réintégra allègrement son
rez-de-chaussée et y trouva le souper servi dans la salle à manger,
près d'un feu de bois flambant, sous la lumière blonde d'une
suspension nickelée. Elle dégusta lentement le menu sobre, mais
succulent et savoureusement préparé. Elle était portée sur sa
bouche et avait amené avec elle la propre cuisinière du médecin,
qui était renommée comme cordon bleu. Lorsque la table fut
desservie et que la domestique, avant de se retirer, eut apporté
sur la table un flacon de liqueur et un petit verre, la tante Nivard
se versa un doigt d'anisette et le sirota, tout en méditant sur la
découverte qu'elle venait de faire.
Elle était enchantée de l'aventure. D'abord, les histoires
d'amour l'intéressaient par-dessus tout; elles chatouillaient son
cœur encore sensible et lui rappelaient son bon tiMups. Bien
qu'elle eût renoncé forcément à la galanterie et fût réduite à la
maigre chère des souvenirs, néanmoins elle aimait à grignoter
ce pain sec à la fumée du rôti des gens heureux. De plus, elle
se réjouissait à la pensée de jouer un bon tour à Touchebu'uf, en
devenant l'auxiliaire des deux jeunes gens. Pousser au dénoue-
ment de ce roman d'amour, aider à la réussite d'un mariage
entre Sabine et le fils du rosiériste, c'était une belle vengeance à
tirer du marchand de grains, et ce n'était pas la seule. Liuleièl
276 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'excitait en, elle « ce joli garçon de Désiré » prédisposait Ade-
line à s'occuper aussi du père et lui suggérait l'idée de contre-
carrer les manœuvres électorales d'Éloi Touchebœuf. Très insi-
nuante et familière, liant facilement conversation avec les
boutiquiers et les ouvriers, elle connaissait mieux l'esprit du pays
et devinait que l'influence de son beau-frère était toute en sur-
face et fort illusoire. On craignait Touchebœuf, on n'osait pas lui
résister ouvertement; mais, au fond, on le détestait à cause de
son égoïste dureté, et ceux-là mêmes qui se trouvaient contraints
de lui obéir, parce qu'ils lui devaient de l'argent ou travaillaient
pour lui, eussent saisi avec joie une occasion de le desservir
secrètement.
Adeline savait cela, et elle savait aussi qu'il existait à Saint-
Saviol, depuis quelque temps, un parti d'opposition, recruté parmi
les Parisiens nouvellement installés dans le village et avant
acquis droit de cité. Ce parti, intelligent, actif, très remuant, se
composait en majorité d'industriels et d'employés, — commis en
librairie, graveurs, contre maîtres, hommes d'affaires; — tous
passaient la journée à Paris et en rapportaient, Jle soir, au sortir
du bureau, de l'atelier ou du magasin, des idées d'indépendance
et d'innovations, qui peu à peu se propageaient parmi les jardi-
niers et les petits commerçans du bourg. Les immigrés faisaient
honte aux indigènes de leur esprit arriéré, de leur soumission
aveugle aux vieux conservateurs retardataires qui dirigeaient les
affaires conmiunales; ils les exhortaient à entrer résolument dans
la voie du progrès et à s'affranchir de la tutelle de quatre ou cinq
tyrans de village qui les laissaient croupir dans l'ornière, uni-
quement pour satisfaire des intérêts personnels. Les novateurs
se réunissaient au café du Panier Fleuri, l'établissement rival du
café Munercl, et ils y avaient organisé une fanfare nommée « l'Har-
monie de Saint-Saviol ». C'était un moyen de propagande et en
même temps un expédient pour détourner l'attention soupçonneuse
des partisans de Touchebœ'uf. Là, sous prétexte de répétitions
musicales, on se concertait en vue des élections d'avril et on
préparait les élémens d'une liste d'opposition. Les membres du
comité s'étaient déjà entendus sur un certain nombre de candidats,
mais il leur manquait un chef de file; ils cherchaient un nom
ronflant à mettre en tête de la liste, une personnalité marquante
qui jetterait le désarroi dans le camp des adversaires. La tante
Nivard était tenue au courant de leur embarras par le propriétaire
DANS LES ROSES. 277
du caf(3, auquel elle avait fait des avances de fonds et qui devait
figurer lui-môme parmi les candidats opposans. Tandis qu'elle
dégustait son anisette et se remémorait les incidens de sa pro-
menade, — les gentils propos des amoureux et la bonne mine de
Désiré Charmois, — Adeline eut tout à coup une inspiration qui
illumina son cerveau et, lui suggéra un merveilleux plan de com-
bat. Elle fut si contente de cette trouvaille qu'elle résolut de se
coucher pour ruminer son projet plus à l'aise et pour en assurer
la mise à exécution immédiate.
Le lendemain matin, en effet, dès que Prosper Vigneron fut
parti pour son ministère, elle monta chez sa locataire.
Elle trouva Florence en jupon court et en corset. Bras nus,
debout devant son armoire à glace, elle roulait en un épais chi-
gnon ses cheveux roux. Après avoir rapidement déjeuné avec
Prospei*, elle méditait une fugue à Paris et préparait sa toilette
en conséquence. Des jupes gisaient éparses sur le lit en désordre.
Un corsage traînait sur une chaise et des bottines s'étalaient sur
la table de nuit, à côté d'un roman maculé de taches de bougie.
— Ma petite, s'écria Adeline, essoufflée et s'asseyant lourde-
ment sur le seul siège demeuré libre, vite, vite, dépêchez-vous
de vous habiller !
— Pourquoi ? demanda nonchalamment M""* Vigneron, j'ai le
temps... Le train de Paris ne passe à Antony qu'à onze heures
trois quarts.
— Ah! vous comptiez aller à Paris?... eh bien! si vous m'en
croyez, vous remettrez la partie à un autre jour.
— Hein! répliqua Florence, inquiète, à propos de quoi me
dites- vous ça?
— INIa chère enfant, désirez-vous conserver les bonnes grâces
de votre père ?
— Certainement, je le désire, et en ce moment plus que ja-
mais... Cette pie-grièchc de Léontine l'atout à fait circonvenu..
C'est elle qui tient la corde, tandis que je suis reléguée au second
plan, et elle en profite pour soutirer de l'argent à notre pauvre
papa.
— En ce cas, je puis vous donner un excellent moyen de sup-
planter votre sœur... M. Charmois veut être maire, n'est-ce pas?...
Il aura contre lui mon beau-frère, avec lequel il est brouillé
à mort. En ce moment, Touchobœuf remue sournoisement ciel
et terre pour gagner à son parti les anciens amis de votre père et
278 REVUE DES DEUX MONDES.
même ses proches païens... Tandis que M. Charmois dort sur ses
deux oreilles, Marius Lavaur et sa femme travaillent contre lui
avec le marchand de grains.
Une lueur, où il y avait plus de contentement que d'indigna-
tion, traversa les yeux verts de M""* Vigneron :
— Cette Léontinel s"exclama-t-elle, je la reconnais bien là!...
Un vrai Judas que cette fille; elle vendrait père et mère pour un
billet de mille francs... Alors, vous êtes sûre qu'elle nous trahît,
madame Nivard?
— Absolument sûre... Vous pouvez en avertir votre papa afin
qu'il se garde à carreau. Engagez-le à s'aboucher avec moi; je
suis prête à lui fournir des preuves et je lui baillerai encore un
bon conseil par-dessus le marché... Allons, ma chère, habillez-
vous en deux coups de temps et courez à la Châtaigneraie. Dites
à M. Charmois que je suis à sa disposition et qu'on me trouve à
la maison tous les soirs!... Il pourra y venir à la nuit close, cane
le compromettra pas et, si vous le décidez à m'accorder sa con-
liance, croyez-m'en, ma mie, il n'aura pas à s'eu repentir, ni
vous non plus.
— Merci, madame Nivard, repartit Florence en jetant un der-
nier coup d'œil sur sa coilTure, je sais que vous êtes toujours de
bon conseil... Aidez-moi à passer ma robe et je file à la Châtai-
gneraie.
Adeline lui servit complaisanmient de femme de chambre.
Tout en agrafant la jupe de .M"" Vigneron, elle s'extasiait sur la
blancheur de sa peau et lui baisait mignotement les bras. Elle lui
boutonna ses bottines, l'aida à ajuster son chapeau, et l'accom-
pagna jusqu'à la porte du vestibule, où elle l'embrassa :
— Répétez bien à votre père qu'il aurait tort de ne pas se fier
à moi... et si vous savez vous y prendre, vous n'aurez plus rien
à craindre de votre sœur Léontine.
Quand Florence arriva à la Châtaigneraie, elle trouva
'SI. Charmois dans une doses serres, occupé à examiner la pousse
de ses roses Nie!. Elle s était fait en route un visage désolé et in-
digné ; de sorte que, lorsque le rosiériste la vil déboucher sous les
rosiers en arceaux, les yeux allumés et la lèvre crispée, il s'ima-
gina qu'elle avait encore quelques ennuis d'argent et, prévoyant
une demande de fonds, il l'accueillit lui-même d'un air renfrogné.
— Ah! mon pauvre papa, s'écria-t-elle en se jetant à son cou,
je suis navrée... Jamais je n'aurais cru cela de Léontine!... Fi-
DANS LES ROSES. 279
gure-toi qu'elle et son mari se sont mis du côté de Touchebœuf...
Tu as des traîtres jusque dans ta famille I
Avec une hypocrite commisération, elle lui répéta les conli-
dences d'Adeline Nivard. En entendant parler de la trahison de sa
fille cadette, Firmin eut une contraction au cœur; il devint
d'abord très pâle, puis, le sang lui montant violemment à la tête,
ses joues s'empourprèrent :
— C'est une calomnie! protcsta-t-il; Léontine est incapable
d'une pareille noirceur, surtout après ce que j'ai fait pour elle...
D'ailleurs , quelle confiance peut-on avoir dans cette femme
Nivard dont la réputation est détestable?...
— J'ai pensé comme toi tout d'abord, répliqua Florence, mais
les détails qu'on me donnait étaient si nets, l'accusation était si
grave, que j'ai cru devoir t'avertir sur-le-champ... D'ailleurs
jVP' Nivard peut avoir bien des choses à se reprocher, mais elle
n'est pas méchante et elle m'a semblé fort au courant des mani-
gances de Touchebœuf.
— Quand on accuse les gens, il faut avoir des preuves, ob-
jecta Charmois en hochant la tète.
— M"'" Adeline en a, à ce qu'il paraît, et elle est prête à te les
communiquer... Tu devrais aller causer avec elle.
— Ça me répugne... Je ne me soucie pas d'entrer en relations
avec une créature dont le passé est pour le moins équivoque.
— Le passé est le passé... et aujourd'hui, on n'a rien à dire
contre elle... Sa conduite est irréprochable, sans quoi je n'aurais
pas poussé Vigneron à louer chez elle... Et puis, vois-tu, papa,
qui veut la fm veut les moyens... Tu désires être maire et tu es
entouré d'ennemis; dans ces conditions-là, il ne faut pas être trop
délicat. Tes adversaires ne reculent devant rien pour te combattre,
et tu serais bien sot de ne pas leur rendre la pareille...
— Cette cuisine électorale me dégoûte ! murmura Firmin en
s'asseyant, écœuré, sur la pierre du terre-plein où les rosiers
entre-croisaient leurs brins.
— Moi aussi, petit père, et je l'assure que je ne m'en mêlerais
pas si je ne voyais la candidature en danger... Mais je ne suis pas
comme ma sœur, moi... Ton intérêt passe avant tout... Je veux
que tu aies ta mairie !
— Tu es une bonne tille! dit Firmin en l'attirant près de lui
et en l'embrassant; je te suis très reconnaissant de ta démarche...
Mais Léontine?... Si c'est vrai, quel crcvc-cœur !... Une tille que
280 REVUE DES DEUX MONDES.
j'ai aimée, choyée depuis sa petite enfance, et qui me lâche pour
s'allier avec mon plus cruel ennemi !...
— Mais moi, je te reste, papa, et je t'aime de tout mon cœur.
Elle se serrait contre lui et le cajolait de son mieux. Dans
l'atmosphère tiède de la serre où les premières roses Niel répan-
daient un suave parfum, ces caresses filiales parfumaient à leur
tour le cœur du rosiériste et amollissaient sa volonté.
— •' Va causer avec Adeline Nivard, continua Florence en lui
prodiguant do petits baisers câlins sur les joues; crois-moi, elle
déteste son beau-frère, elle sait par le menu tout ce qui se trame
chez lui et elle est de bon conseil... Si tu crains de te compromettre,
vas-y à la nuit... Tu la trouveras chez elle tous les soirs.
— Soit, soupira Charmois, j'en aurai le cœur net... Dis-lui
de m'attendre demain après souper...
— A la bonne heure, tu es un papa bien raisonnable!...
Vas-y, tu ne t'en repentiras pas, et elle te donnera sûrement un
moyen de rendre à Touchebcpuf coups pour coups... Maintenant,
encore un baiser, et je me sauve pour prendre le train de Paris...
Elle s'interrompit, fouilla ses poches avec inquiétude et
s'écria :
— Bon! dans ma hâte de te prévenir, j'ai oublié mon porte-
monnaie à la maison et j'ai des tas d'emplettes à faire là-bas...
Me voilà obligée de retourner chez moi, et je manquerai le train,
pour sûr... Quel ennui!
— As-tu besoin de beaucoup d'argent?
— Non, d'une quarantaine de francs, tout au plus...
Charmois, avec un soupir étouffé, inspecta les goussets de son
gilet et on tira lentement deux louis qu'il glissa dans la main de
sa fille...
— Voici tes quarante francs, fillette, tu me les rendras à ton
retour.
— Merci, papa, et à bientôt!...
Elle se leva, secoua les feuilles sèches tombées dans les
fronces de sa jupe et, s'en allant furtivement comme elle était ve-
nue, se hâta vers la place où stationnait l'omnibus...
Le lendemain, après huit heures, par une nuit obscure et
venteuse, Firmin Charmois, hermétiquement boutonné dans son
pardessus dont le col relevé masquait une bonne moitié de son
visage, descendait vivement la pente de la rue des Bois et allait
sonner à la porte d' Adeline Nivard. La visite lui était plutôt
DANS LES ROSES. 281
désagréable. Ayant toujours vécu sagement et vertueusement,
côte à côte avec Reine, sa femme, il éprouvait une craintive ré-
pulsion pour les filles du caractère d'Adeline. Sur ce point, il
partageait la prévention des notables de Saint-Saviol, à l'égard
de cette servante-maîtresse dont la jeunesse avait été fort ora-
geuse et dont la fortune provenait d'une source singulièrement
trouble. C'était donc avec un indéfinissable malaise qu'il attendait,
sous la marquise, l'entre-bàillement de la porte à laquelle il ve-
nait de sonner.
Elle lui fut ouverte par Adeline en personne. Une lampe à la
main, elle accueillit le rosiériste par une révérence très digne et
l'introduisit dans un petit salon encombré de sièges bas, molle-
ment capitonnés, décoré de lithographies représentant des sujets
galans où les nudités abondaient. M"' Nivard, pour la circon-
stance, avait revêtu une toilette noire assez sévère et elle dit, avec
un caressant clignement d'yeux que Firmin jugea presque in-
convenant :
— Veuillez entrer, monsieur Gharmois, et n'ayez aucune
crainte. J'ai envoyé ma bonne chez une de ses camarades, et nous
serons absolument seuls... Permettez-moi de vous débarrasser
de votre pardessus...
Firmin, conservant son air gourmé et cérémonieux, avait
bonne envie de refuser ; mais comme la pièce, où flambait un
large feu de bois, était chauffée à l'excès, il jugea prudent de se
laisser faire et de se mettre à l'aise. Il s'était enfoncé dans un des
fauteuils douillettement rembourrés ; avant de s'asseoir à son tour,
Adeline désigna une cave à liqueurs posée sur la table à jeu et
ajouta aimablement :
— Désirez-vous prendre un doigt de cognac ou de cassis?...
Sans cérémonie!...
— Merci, madame, répondit froidement Gharmois, c'est déjà
fait.
— Ah!... Tant pis... Causons donc et jouons franc jeu... .le
vois à votre air que vous êtes prévenu contre moi... Vous avez
tort... Je suis bonne fille et je ne demande qu'à vous rendre ser-
vice... M"® Vigneron a dû vous dire pour quels motifs j'ai voulu
avoir un bout d'entretien avec vous.
— Oui, madame, elle m'a môme rapporté, de votre part, une
accusation dirigée contre ma lille Léontine et son mari, une
accusation à laquelle je ne puis croire!
282 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est malheureusement la vérité pure... M. Lavaur, depuis
quelques semaines, passe presque toutes ses soirées, en compagnie
de mon beau-frère, au café Munerel, où se réunissent vos adver-
saires et où ils discutent ouvertement les moyens de vous
évincer... M. Lavaur a complètement tourné casaque, et cela à
l'instigation de sa femme... Il est devenu un des agens électoraux
de Toucliebœuf : c'est le secret de Polichinelle et vous êtes seul à
l'ignorer.
Charmois courbait la tète et se mordait les lèvres. Cette
trahison de sa fille, révélée tout à trac par Adeline, le mortifiait
et lui ulcérait le cœur. Un gros chagrin lui montait à la gorge et
il se violentait pour ne pas le laisser éclater. Adeline reprit,
apitoyée :
— Oui, c'est dur, n'est-ce pas?... mais, si vous êtes trahi par
une fille indigne de vous, vous en avez une autre qui sera votre
consolation... Florence vous adore; je le sais, moi qui la vois et
l'entends parler tous les jours. .. C'est un culte qu'elle a pour vous,
et son aflection m'a surtout décidée à me mêler de ce qui ne me
regarde pas... Maintenant revenons à votre élection... Où en êtes-
vous? Pendant que vos ennemis travaillent en dessous comme
des fourmis, il me semble que vous, monsieur Charmois, vous
vousendormez trop sur le rôti.
Firmin se redressa et répondit avec une pointe de vanité dé-
daigneuse :
— Moi, madame, je ne crains rien et je me moque d'eux!...
On m'aime dans le pays ; aux dernières élections, je tenais la tête
de la liste avec quatre cents voix. J'en aurai autant et môme plus,
cette fois-ci ; à quoi bon me remuer?... Je suis sûr de passer.
— Eli bien ! encore une fois vous avez tort, permettez-moi de
vous le dire !... Touchebœuf a moins d'atouts en main, c'est pos-
sible; mais il est plus retors et voit plus loin que vous... Soit,
vous serez réélu au mois d'avril ; la belle avance ! vos adversaires
le seront aussi, et comme ils formeront la majorité dans le
conseil, ils choisiront un maire à leur convenance, c'est-à-dire
qu'ils nommeront Touchebœuf; vous resterez sur le carreau et
le tour sera joué...
— Ils n'oseront pas ! s'écria Charmois, affectant une orgueil-
leuse incrédulité, mais au fond déjà ébranlé par les allégations
de la tante Nivard.
— Avec ça qu'ils prendront des gants I repartit Adeline en
DANS LES ROSES. 28.'^
haussant les épaules; ils veulent avoir Touchebœuf pour maire et
vous forcer à sortir du conseil, et c'est ce qui arrivera, car, après
cet affront; vous serez bien obligé de démissionner...
Firmin demeurait pensif. Il n'avait pas prévu le coup. Sûr d'être
réélu à la presque unanimité, il s'imaginait que les conseillers
ne résisteraient pas à la pression de l'opinion publique; il s'était
abstenu de solliciter ses collègues, jugeant indigne de lui de
mendier leurs suffrages. Tandis que son rival manœuvrait pour
les gagner un à un, il s'était fièrement tenu à l'écart, et soudain
il s'apercevait qu'il avait manqué totalement d'esprit politique.
— Il y a du vrai là dedans, murmura-t-il, songeur ; mais,
maintenant, comment s'y prendre pour venir à bout de cette
cabale ?
— Pardine, c'est bien simple !... Arrangez-vous pour que vos
ennemis ne soient pas réélus... Ils veulent vous chasser du con-
seil municipal, chassez-les-en à votre tour et, pour cela, mettez-
vous à la tète d'une liste où ils ne figureront pas.
— Hum! il faudrait d'abord trouver des candidats nouveaux,
et ayant des chances.
— Ils sont tout trouvés, déclara Adeline; vous avez proba-
blement entendu parler d'un parti d'opposition, qui désire débar-
rasser le bourg de tous les vieux routiniers dont Eloi Touchebœuf
est le meneur... Il se compose de gens actifs, hardis et tout à fait
dans le mouvement: le docteur Jourd'heuil, un jeune médecin qui
vient de s'établir à Saint-Saviol; Loyer, le graveur qui dirige
r«Harmonie ));Saintot, l'entrepreneur; le jardinier Jacquin ; l'ar-
chilecle Despàquis et une dizaine d'autres, tous jeunes et très
décidés à nous tirer de l'ornière...
— Oui, dit Firmin avec une moue dédaigneuse, mais tous ces
gens-là sont sans racines dans le pays, sans influence sur les élec-
teurs...
— Ils en auront une, si vous vous rangez de leur côté et si
vous les couvrez de votre nom... Ceux qui voteront pour vous
voteront pour eux; leur liste où vous figurerez en première ligne
passera tout entière ; vous culbuterez mon cafard de beau-frère
et ses amis; vous arriverez à la mairie avec un conseil tout neuf,
qui vous sera dévoué, et avec lequel vous pourrez rendre de bons
services à la commune.
Tout eu poussant encore quelques nlgeetions, Charmois était
trop sensé pour ne pas reconnaître que l'avis était bon. Il s'éton-
284 BEVDE DES DEUX MONDES.
nait de la clairvoyance de cette Adeline Nivard, sans songer que
la haine donne de la pénétration et de l'ingéniosité aux esprits les
plus ordinaires. Quand il se leva pour prendre congé, il était
déjà aux trois quarts décidé à tenter l'aventure.
— Je vais réfléchir à tout ça, murmura-t-il, et nous en re-
parlerons... Mais quoi qu'il arrive, je vous remercie, madame...
Je suis très touché de votre sympathie et, en vérité, je me de-
mande à quel heureux hasard je dois le concours que vous voulez
bien m'ofîrir...
— D'abord, répliqua Adeline avec force, je déteste mon beau-
frère Touchebœuf; ensuite je m'intéresse à Florence et aussi à
votre fils Désiré... Il me va., cet enfant-là! et en travaillant pour
vous, il me semble que je travaille aussi pour lui.
— Hélas! soupira Firmin, hochant la tète, vous pourriez
vous tromper... Pauvre garçon, il s'est amouraché de la nièce à
Touchebœuf et je crains fort que ces histoires d'élections ne gâ-
tent ses affaires... Je ne suis pas chanceux avec mes enfans!...
Léontine me trahit vilainement ; voici Désiré qui va pâtir à son
tour... et peut-être m'en vouloir à cause de son mariage manqué...
Et tout ça, à cause de cette diablesse de mairie!... Sans compter
le tintouin que me donneront les élections... Il y a des momens
où j'ai bonne envie de tout lâcher !
— Bah! déclara Adeline philosophiquement, on ne fait pas
d'omelette sans casser des œufs.
Elle l'aida à endosser son paletot et ajouta en lui tapant fa-
milièrement sur l'épaule :
— Du courage, monsieur Charmois !... Songez à ce que je
vous ai dit... Revenez demain m'apporter une bonne réponse et
je vous aboucherai avec le docteur Jourd'heuil... Quant à votre
garçon, soyez donc tranquille... Ni lui ni Sabine ne pâtiront tant
que ça, et il y a un dieu pour les amoureux !
IX
La période électorale s'était ouverte à la fin de mars. Les hos-
tilités commencèrent aussitôt. Le ciel lui-même se mettait de la
partie. Les giboulées et les bourrasques, qui balayaient les rues
de Saint-Saviol, semblaient l'orageux écho des passions qui gron-
daient dans le bourg et le divisaient en deux camps. Des réunions
publiques avaient lieu le soir au Panier Fleuri, dans une grande
DANS LES ROSES.
285
ipièce blanchie à la chaux, réservée d'ordinaire aux bals de noces.
Les électeurs s'y entassaient, ayant à peine pris le temps de
souper. L'estrade des musiciens était occupée par le bureau et
servait de tribune. L'assemblée tumultueuse se partageait en
deux courans houleux qui évoluaient parallèlement et parfois se
heurtaient l'un contre l'autre, avec d'injurieuses clameurs. A
gauche, les partisans de l'ancien conseil se serraient autour de
leurs chefs défile: Éloi Touchebo'uf, le marchand de bois Odoul
et le pharmacien Blouet. Les opposans se massaient [à droite,
ayant à leur tète le jeune médecin Jourd'heuil, le graveur Loyer,
le jardinier Jacquin, et le patron du café lui-môme, le gros
Mansuy, que cette affluence de cliens éventuels mettait en belle
humeur.
Dès la première réunion, Firmin Charmois, qui s'étaitconcerté
la veille, chez Adelinc, avec le docteur Jourd'heuil, résolut de
brûler ses vaisseaux. Il demanda la parole et monta courageuse-
ment à la tribune. Le grand silence qui se produisit soudain et
l'aspect de toutes ces têtes grouillantes, dont les yeux se fixaient
curieusement sur lui, l'intimidèrent d'abord. Le brave rosié-
riste n'avait pas l'habitude de parler en public et il se sentait
dans la gorge un pénible étranglement. Mais il était décidé à
soulager son cœur et l'émotion sincère qu'il éprouvait lui donna
une sorte de rageuse et pathétique éloquence :
— Mes amis, dcclara-t-il, vous me connaissez depuis long-
temps et vous m'avez vu à l'œuvre. Voilà dix ans que je siège au
conseil municipal; j'y ai toujours défendu les intérêts de la
commune et j'y ai toujours dit carrément ma façon de penser.
Vous ne pouvez douter ni de mon dévouement ni de ma sincérité ;
vous ne douterez pas davantage de la vérité de ce que je vais vous
exposer, avec ma franchise habituelle... Je comptais me repré-
senter devant vous en compagnie de mes anciens collègues du
conseil, et mettre mon nom sur leur liste ; mais tandis que j'y allais
bon jeu et bon argent, certains d'entre eux, au contraire, tout en
me prodiguant publiquement des poignées de main, conspiraient
traîtreusement contre moi en cachette; ils complotaient nuitam-
ment pour m'évincer ou pour me forcer à me retirer, au cas où
vous me renommeriez! J'ai été averti de leur manœuvre et,
comme je n'aime pas qu'on se moque de moi, je tieus à vous in-
former aujourd'hui, du haut de cette tribune, que je me sépare
d'eux absolument. Je ne veux plus rien avoir de commun avec les
286 REVUE DES DEUX MONDES.
Judas qui me trahissent dans l'ombre. Je leur défends de porter
mon nom sur leur liste, où il serait en trop mauvaise société !...
Toutefois, je ne renonce pas à solliciter vos suffrages; au
contraire, je vous prie de me continuer votre confiance et de
l'accorder en même temps à ceux de mes vrais amis qui se sont
groupés autour de moi. Ce sont des hommes jeunes, désireux de
vous être utiles, actifs et éclairés. Ils souhaitent comme moi, et
comme vous certainement, que notre commune ne reste pas en
arrière et jouisse à son tour des améliorations nécessaires pour
accroître son importance. Il nous faut des chemins meilleurs, des
rues mieux éclairées, un système d'égouts plus conforme aux lois
de l'hvgiène... En ce temps-ci, il n'est plus permis de piétiner sur
place; il faut marcher en avant, si l'on ne veut pas déchoir...
C'est pourquoi je me suis joint à eux pour travailler à la pro-
spérité communale, et je vous supplie de ne pas nous séparer,
lorsque vous serez appelés à nommer un nouveau conseil...
Cette brusque déclaration était un coup droit porté aux adver-
saires. Ils ne s'attendaient pas à une volte-face si soudaine, à une
rupture si éclatante. Un moment perplexes, Touchebœuf, Odoul
et le pharmacien se regardèrent ahuris, puis Blouet, le beau par-
leur de la bande, monta à la tribune :
— Messieurs, dit-il, de son ton de plaisantin, nous sommes
aussi surpris que vous de l'étrange discours que vous venez d'en-
tendre. M. Charmois se plaint de ses collègues et veut les quitter...
Il croit les punir en les privant de ses lumières... Il s'imagine à
tort être un homme indispensable. Nous ne le retiendrons pas, et
môme nos regrets seront très modérés, maintenant que nous
savons de quel côté il va !... (Ces derniers mots furent accentués
par un coup d'œil ironique, lancé dans la direction du groupe
des opposans.l 3Iais j'ai le devoir de protester de toutes mes
forces, au nom de mes amis, contre les insinuations calomnieuses
formulées par le «« citoyen » Charmois... Mon Dieu, je ne veux
pas douter de sa sincérité, puisqu'il en fait si volontiers parade...
Seulement je me méfie de son imagination. C'est un véritable
roman-feuilleton qu'il vous a débité tout à l'heure... Nous
n'avons jamais eu l'intention de l'évincer; au contraire, nous
comptions nous présenter avec lui à vos suffrages... Les complots,
les conciliabules nocturnes n'ont jamais existé que dans son cer-
veau malade, et je donne le plus énergique démenti à ces ridicules
accusations !
DANS LES ROSES. 287
Il avait à peine achevé que Charmois, qui s'agitait sur place
et devenait aussi cramoisi que la plus foncée de ses roses, grimpa
sur l'estrade avec la vivacité d'un écureuil :
— Vous n'avez pas même le courage de vos mauvaises actions,
répliqua-t-il, et vous n'osez pas les soutenir en public... Mais je
vous renvoie votre démenti : il y a eu complot contre moi, et je
vais mettre les points sur les i. Vous vous réunissiez le soir chez
M. Touchebœuf, qui est le grand organisateur de la conspiration.
C'est lui qui tient les fils et qui vous fait manœuvrer comme
des pantins. Il espère qu'une fois que je serai hors du conseil,
il aura les coudées franches et pourra mener la commune à sa
fantaisie. Je le gêne !... Je vais vous dire pourquoi : il sait que je
suis favorable à la création du chemin des Saussaies... De là sa
colère... Ce chemin, si avantageux pour la commune, est nuisible
aux intérêts privés de M. Touchebœuf et il n'en veut à aucun
prix... A telles enseignes qu'il m'a proposé, un jour, de nous
entendre tous deux pour forcer le département à payer nos champs
des Saussaies le double de leur valeur...
— C'est faux ! interrompit Touchebœuf furieux, en tendant
son poing fermé vers la tribune.
— C'est vrai ! cria une voix.
— Que celui qui a dit ça ose me le répéter en face ! repartit
le marchand de grains en fonçant en avant comme un taureau.
Alors on vit sortir de la foule le jardinier Jacquin, en tablier
de travail, rude et hérissé comme un paysan du Danube :
— C'est vrai, répéta-t-il... Un matin, dans votre fraisière
des Saussaies, vous m'avez proposé la même chose... Et ce que
vous m'avez demandé, à moi, Jacquin, vous avez bien pu le
demander aussi à M. Charmois !
A ces mots, de formidables huées montèrent du fond de la
salle.
— Vous en avez menti ! hurlait Touchebœuf menaçant.
— A bas Touchebœuf!... Enlevez-le! vociféraient les amis
du jardinier, en s'élançant à leur tour au-devant de lui.
Les deux partis se heurtaient, se mêlaient avec des clameurs
de défi. Odoul, qui, pareil à Panurgc, avait une naturelle peur des
coups, battait en retraite et se collait dans une encoignure,
comme un crabe au creux d'un rocher. La réunion se termina
par une bagarre dont le tumulte se prolongea jusque dans la rue.
Le lendemain, des affiches multicolores s'étalaient sur les
288 REVUE DES DEUX MONDES.
murs de Saint-Saviol. Elles portaient en gros caractères: Cortiité
cVunion démocratique et de progrès municipal ; et on y lisait la
profession de foi des opposans ainsi que la liste de leurs candidats.
En première ligne figurait le nom de « Firmin Charmois, rosié-
riste, chevalier de la Légion d'Iionneur. » Deux jours après, le
comité conservateur, à son tour, faisait placarder sa liste. Elle
contenait tous les membres de l'ancien conseil, à l'exception de
Firmin; mais à la place de ce dernier, avec une perfidie due à
l'initiative de Touchebœuf, on avait imprimé le nom de « Marins
Lavaur, agrégé de l'Université, professeur au lycée Buffon ». On
ne pouvait blesser plus cruellement le rosiériste, ni montrer d'une
façon plus mortifiante qu'il était abandonné de tous ses amis et
même d'un allié de sa famille.
Le pauvre Firmin n'était pas au bout de ses épreuves, et il
devait boire jusqu'à la lie la coupe d'amertume réservée aux can-
didats dans les luttes électorales. Dès la première semaine, un
journal de la banlieue, subventionné par ses adversaires, publia un
article dont la personnalité de l'horticulteur faisait tous les frais.
On le traitait de <( franc-maçon » ; on déplorait « son ambition
effrénée qui lavait poussé à renier ses convictions, à se jeter entre
les bras des sectaires; à faire cause commune avec des révolu-
tionnaires sans racines dans le pays ». On incriminait sa conduite;
on insinuait « qu'au lieu de se mêler de politique, il agirait beau-
coup plus sagement en s'occupant de ses propres affaires, qui
périclitaient, et en exerçant une plus rigoureuse surveillance sur
certains membres de sa famille, dont la moralité laissait fort à
désirer ». En revanche, on exaltait le noble caractère et le désin-
téressement de Marins Lavaur qui, fidèle aux bons principes,
n'avait pas hésité à rompre avec son ambitieux beau-père, « dès
qu'il l'avait vu pactiser avec les anarchistes ». Ces audacieuses
incursions dans le domaine de la vie privée, ces exagérations
assaisonnées d'insinuations désobligeantes exaspéraient Charmois.
Il se cabrait sous l'injure et s'emportait comme un cheval piqué
par les taons. Après la lecture du journal, il fut pris d'un terrible
accès de colère et signifia à Désiré qu'il eût à rompre avec la nièce
de son ennemi :
— Tout ce qui touche de près ou de loin à cette canaille m'est
odieux, s'écria-t-il; ainsi tiens-toi pour averti et renonce à tes
amourettes !... J'aimerais mieux me couper le poing que donner
mon consentement à un mariage pareil!...
DANS LES UOSES. ' 289
Désiré ne répondait point et courl)ait la tète; mais, le soir, sous
les arbres verdissans de la « Tombe à Mole », il contait ses ennuis
à Sabine, et tous deux, sans se douter qu'ils renouvelaient la scène
de Ghimène et de Rodrigue, se lamentaient « sur les maux et les
pleurs que leur coûtaient leurs pères ». Pendant les orages de la
période électorale, leurs rendez-vous étaient devenus plus fré-
quens. Touchebœuf, appelé chaque soir dehors, par une réunion
publique ou un conciliabule au café Mune'^el, ne pouvait plus sur-
veiller sa nièce, et Sabine en profitait pour rejoindre son bon ami.
Tandis que, là-bas, dans la salle enfumée du Panier Fleuri,
les discussions se prolongeaient, chaque fois plus violentes et
plus tumultueuses, les deux jeunes gens, blottis sur les marches
du tombeau, échangeaient tendrement leurs craintes dans le calme
de la nuit printanière. Autour d'eux, le vent, déjà moins âpre,
s'imprégnait du parfum épars des arbres fruitiers en fleurs. De
molles odeurs de violettes leur arrivaient par bouffées; il sem-
blait qu'on respirât de l'amour dans l'air. Et cependant, malgré
les tentations du renouveau, entre cette fille de vingt ans et ce
garçon qui en comptait à peine vingt-cinq, la tendresse demeurait
chaste. Les appréhensions que leur donnait l'hostilité croissante
de leurs parens empêchaient leurs caresses de devenir trop vives;
ils avaient le cœur trop gros, leur ciel était chargé de trop mena-
çans nuages pour que leur affection se traduisît autrement que
par de mélancoliques serremens de main. Désiré était foncière-
ment honnête; il se croyait tenu à d'autant plus de réserve que
Sabine mettait une plus entière confiance en lui. Quand tout son
corps frémissait au contact trop rapproché ou trop abandonné de
la jeune fille, la soudaine pensée des incertitudes de l'avenir
suffisait à apaiser son trouble. Il se laissait facilement abattre
par les tracas de l'heure présente et était enclin au découragement;
il fallait que Sabine, dont l'humeur était plus enjouée, le caractère
plus ferme, le remontât, en s'efforçant de paraître gaie et vaillante.
— Ne vous désolez donc pas, disait-elle, toutes ces tracasseries
passeront comme les giboulées de mars... Une fois qu'elles sont
tombées, le soleil se montre plus clair et plus chaud... L'impor-
tant est de nous bien aimer; c'est notre soleil à nous, pas vrai?...
— Oui, nous nous aimons, répliquait le jeune homme, mais
quel supplice de cacher son amour comme un crime!... Je vou-
«Irais vous avoir toute à moi, Sabine; je voudrais pouvoir le crier
à tout le village et vous chérir ouvertement, devant tous.
TOME CXLVIll. — 1898. ''9
290 REVUE DES DEUX MONDES.
— Patience! répondait-elle en souriant, dans deux mois, je
serai majeure et libre de mes actions.
— Vous serez libre, mais moi, je dépendrai toujours de mon
père... Et s'il s'obstine à me refuser son consentement, que ferons-
nous?
— Alors... N'ayez crainte, nous trouverons bien un moyen
de lui forcer la main...
Et tandis qu'elle achevait ces mots, il y avait dans ses yeux
bruns une telle souriante assurance, un si magnétique rayonne-
ment d'amour que Désiré ravi reprenait confiance et courage.
La campagne s'assoupissait autour d'eux. De larges souffles
tièdes couraient sur les seigles, les champs de fraisiers, les ver-
gers, les pépinières, avec un faible murmure dont le retour ré-
gulier semblait la respiration doucement rythmée de la plaine
endormie. Sur le versant où les pruniers et les poiriers ébau-
chaient leur vague profil, les lumières du village clignotaient entre
les arbres. Soudain, le recueillement de la nuit était troublé par
de bruyantes explosions d'applaudissemens ou de huées. C'était
le brouhaha de la réunion publique tenue au Panier Fleuri, et les
deux amoureux, rappelés brutalement à la réalité, se hâtaient de
quitter leur cachette pour regagner séparément, l'un la Châtai-
gneraie, et l'autre, la rue de l'Eglise.
La lutte électorale se poursuivait, plus orageuse chaque jour.
Le journal banlieusard, qui soutenait l'ancien conseil, continuait
à harceler Firmin Charmois, à lui infliger deux fois par semaine
les insupportables et agaçantes piqûres de ses entrefilets perfides
et de ses comptes rendus, intentionnellement inexacts. Le rosié-
riste ne décolérait plus. Il devenait extraordinairement irritable
et perdait le sommeil. Reine, sa femme, recevait le contre-coup
de cette nervosité maladive. Regrettant l'ancienne tranquillité
de son intérieur, maudissant la politique, elle n'osait néanmoins
dire à Firmin tout ce qu'elle avait sur le cœur, car la moindre
contradiction soulevait une tempête; mais, dès qu'elle se trouvait
.seule avec Désiré et Florence, elle se répandait en lamentations
amères :
— Je ne reconnais plus votre père, soupirait-elle, tant ces
mauvaises gens me l'ont changé!... Il a toujours eu la tête près
du bonnet et des fois il s'enlevait comme une soupe au lait, mais
ses colères ne duraient pas ; tandis qu'à présent, elles ne décessent
plus. Pour un mot dit de travers, ce sont des scènes à faire trem-
DANS LES ROSES. 291
bler. La politique lui tourne la tête, il en rêve la nuit et me ré-
veille pour me réciter les discours qu'il tiendra aux électeurs...
Ouanl à la culture et aux intérêts de son commerce, c'est le cadet
de ses soucis. Si Désiré n'était pas là pour surveiller les ouvriers
et s'occuper de la correspondance, nos affaires s'en iraient à la
débandade...
— Bah! répondait légèrement Florence, ce n'est qu'un mau-
vais moment à passer et vous oublierez bien vite vos tracas,
maman, quand il sera maire.
— Maire! répliquait la bonne dame, en fourrageant dans ses
cheveux avec une aiguille à tricoter, le sera-t-il seulement?... S'il
ne réussit pas, nous deviendrons la risée du pays... Et s'il réussit,
la belle avance!... La mairie mettra-t-elle du beurre sur notre
pain?... Non, n'est-ce pas? Elle nous donnera un peu plus de tin-
touin et creusera un nouveau trou dans notre bourse... Voilà le
plus clair bénéfice qu'il en tirera... Toutes ces glorioles-là, ça n'a
pas plus de durée qu'un rayon de soleil ! . . , Ah ! j'en suis à regretter
l'ancien temps, où nous trimions comme des nègres et où Firmin
n'avait que ses roses dans la tête!...
Les affiches vertes, jaunes et bleues tapissaient de leur bario-
lage toutes les murailles de Saint-Saviol. Trois jours avant le vote,
le rosiériste avait adressé un dernier appel aux électeurs :
« Si vous désirez me maintenir au conseil municipal, leur
disait-il, écrivez sur vos bulletins, à côté de mon nom, tous ceux
des honorables candidats qui se sont groupés autour de moi.
Votez pour notre liste tout entière. Point de suppression, point
d'addition... Allez au scrutin avec la fermeté de braves gens qui
exercent un droit, et votez sans crainte pour la justice et le pro-
grès, pour la bonne administration et la prospérité de la
commune! »
A quoi le comité Touche bœuf avait répondu par un placard de
même dimension où on lisait :
<( Electeurs, vous avez sous les yeux deux listes : sur l'une,
figurent tous les hommes que vous avez honorés de votre con-
fiance, tous vos conseillers municipaux, moins un... Sur l'autre,
M, Charmois reste seul avec les ]i\vQS sectaires, avec des hommes
sans foi et sans principes... Maintenant comparez et choisissez.
Du bulletin que vous déposerez dans l'urne, dépendra le salut ou
la ruine de la commune! »
Pendant cette veillée des armes, et malgré sa lière assurance,
292 BEVUE DES DEUX MONDES.
Firmin Charmois, anxieux, se demandait lui-même s'il ne s'était
pas fourvoyé. Des doutes lui montaient au cerveau, pareils à ces
nuages noirs qui se forment dans le ciel après une matinée de
gelée blanche. L'attitude des électeurs, dans les réunions publi-
ques, l'inquiétait. Ils écoutaient silencieusement les divers ora-
teurs, sans un geste, sans une parole d'approbation ou d'impro-
bation. Ils gardaient des airs mystérieux de sphinx, et les traits
impassibles ou narquois de leur visage ne permettaient pas de
deviner quels étaient au juste leurs sentimens. Demeuraient-ils
impénétrables par prudence et parce qu'ils craignaient la rancune
de Touchebœuf? Ou bien leur froideur témoignait-elle une cer-
taine méfiance pour les nouveaux candidats, dont les noms peu
éclatans figuraient au-dessous de celui du rosiériste?... Firmin
l'ignorait et cette pénible incertitude le jetait en de mortelles an-
goisses. Pourtant, dans les derniers jours qui précédaient l'élec-
tion, lorsqu il traversait les rues du village, certains sourires
discrets, certaines furtives poignées de main de gens jusque-là
indifférens lui remettaient un peu d'espérance au Cd'ur. Il lui
semblait sentir autour de lui un muet courant de sympathie qui
le réconfortait au passage.
Enfin, le jour du vote se leva dans un joli ciel a/uré où cou-
raient de légers nuages, fins comme une mousseline. C'était le
dimanche de Quasimodo. Firmin Charmois, rasé de frais, vêtu
de son complet neuf, sortit de la Châtaigneraie avant sept heures
et se dirigea lentement vers la mairie, où le scrutin allait s'ou-
vrir. Bien qu'une émotion poignante lui serrât la poitrine, il s'ef-
forçait de faire bonne contenance. Un clair soleil répandait sa lu-
mière rose sur les champs reverdis. Les sonneries dominicales
s'envolaient en notes allègres hors du vieux clocher roman, et des
alouettes chantaient emmi la plaine. Cette gaîté Je la terre et
du ciel parut à Firmin d'un heureux augure. Il entra, un peu
rasséréné, dans la salle du vote, où venait de se former le bureau
présidé par Blouet, en sa qualité d'adjoint, et où le rosiériste de-
vait siéger lui-même, comme assesseur, en compagnie de Touche-
bœuf, du marguillier Odoulet de l'horticulteur I^antelme. Autour
de la table, où le secrétaire de la mairie avait installé la boîte ca-
denassée servant d'urne, et étalé les procès-verbaux avec la liste
d'émargement, des groupes stationnaient déjà, afin de surveiller
les opérations. Charmois échangea des poignées de main avec
Jourd'heuil, Jacquin etDespàquis, puis s'assit au bureau. Le ha-
DANS LES ROSES. 293
sard l'avait placé à côté de Touchebœuf. Sans se regarder, mais
ayant chacun une lueur de défi dans l'œil, les deux adversaires
tirèrent simultanément un journal de leur poche et affectèrent
de le lire attentivement, dans les intervalles de loisir.
Au début, les votahs étaient rares. Ils se dirigeaient un à un
vers la table, saluaient gravement, présentaient leur carte, puis,
toujours impénétrables, tiraient de leur gilet un billet plié et re-
plié méticuleusement et le tendaient au président, qui l'insérait
dans la boîte, en même temps que, mû par une pression du doigt,
un timbre tintait sous le couvercle, pour indiquer que le vote
avait eu lieu. Jusque vers onze heures, les électeurs se succédè-
rent lentement; mais, après la messe, ils arrivèrent en masse. Les
membres du bureau ne savaient auquel entendre, et cette affluence,
loin de diminuer, s'accroissait maintenant d'heure en heure. A
l'exception des malades ou des vieillards impotens, il était clair
que tous les inscrits avaient eu à cœur de venir déposer leur
bulletin. Firmin constatait cet empressement exceptionnel et se
demandait, non sans un anxieux frisson, si le zèle de ses conci-
toyens se manifestait en sa faveur ou à son détriment. Il fouillait
avidement la physionomie des gens qui défilaient, leur bulletin
à la main; mais il y perdait sa peine : ouvriers ou bourgeois,
tous demeuraient indéchiffrables, et rien ne permettait de pré-
ciser quel serait le résultat du scrutin.
A une heure, profitant d'un renouvellement du bureau, le
rosiériste courut à la Châtaigneraie pour y dîner. La fièvre dont
il était agité lui ôtait l'appétit et il lui fut presque impossible
d'avaler une bouchée. D'ailleurs, il ne pouvait rester en place; il
lui semblait qu'en son absence les choses marcheraient plus
mal dans la salle de vote et, après s'être sustenté d'une tasse de
café noir, il s'esquiva de nouveau, ramené vers la mairie par une
crainte superstitieuse.
Une accalmie se produisait. Le gros des électeurs avait donné,
et maintenant on ne voyait plus émerger que quelques retarda-
taires, indifférens ou indécis, qui avaient attendu jusqu'au der-
nier moment pour glisser leur bulletin dans l'urne. A mesure
que l'après-midi avançait, l'impatience de Charmoisse traduisait
par une nervosité plus aiguë et il trouvait que les minutes se
traînaient avec une lenteur agaçante. — Tout à coup il sursauta.
Six heures sonnaient à l'horloge municipale et on venait de
déclarer le scrutin définitivement clos.
294 REVUE DES DEUX MONDES.
En un clin d'oeil, la salle fut envahie. Presque tous les élec-
teurs voulaient assister au dépouillement, et la grande pièce nue,
au carrelage de briques, si tranquille et solitaire un quart d'heure
avant, devint bientôt pleine de groupes bruyans et houleux. Le
pharmacien Blouet décadenassa l'urne et on procéda au comptage
des bulletins, au milieu d'un brouhaha de voix dont le diapason
s'élevait peu à peu. Il y avait dans la boîte près de six cents bul-
letins. On les répartit en quatre corbeilles, que !' s scrutateurs
transportèrent vivement vers de petites tables installées dans les
encoignures, et le dépouillement conmiença.
Comme chaque liste contenait seize noms, l'opération était
longue et minutieuse. Bientôt la salle, déjà ennuagée par des
fumées de tabac, s'emplit d'une obscurité crépusculaire. On alluma
le gaz et on apporta des lampes aux scrutateurs. Sous cette clarté
rougeâtre, les têtes des curieux attroupés autour des tables se
profilaient en noires silhouettes grimaçantes. Sur la basse des
voix bourdonnantes, se détachait par intervalles l'appel des scru-
tateurs lisant chaque bulletin: « Charmois, Jourd'henil, Loyer,
Saintot », etc., ou bien: « Toucheb(puf, Odoul, Blouet, Lan-
telme... » De temps à autre une discussion éclatait, des interpel-
lations furibondes s'entre-croisaient à propos d'un bulletin dou-
teux, puis un calme relatif renaissait et de nouveau l'appel des
listes résonnait monotone. Charmois, accoudé à la table du bureau,
écoutait fiévreusement ces séries de noms jetées dans l'agitation
de la salle. Peu à peu, il lui semblait que le sien revenait plus
fréquemment sur les lèvres des scrutateurs et un croissant espoir
dégonflait sa poitrine oppressée. De quart d'heure en quart
d'heure, la probabilité du succès de sa liste s'accusfit davantage;
il le devinait aux mines déconfites de quelques-uns de ses anciens
collègues et aux joyeux éclairs qui illuminaient les traits de ses
partisans. A dix heures, ce laborieux dépouillement fut enfin
terminé, et le secrétaire en transmit la récapitulation au prési-
dent Blouet, qui blêmit tout d'abord dès le premier coup d'oeil.
Cependant il voulut se montrer stoïque et, se dressant sur ses
jambes flageolantes, proclama d'une voix morne:
« Firmin Charmois — 420 suffrages... »
Il fut interrompu par des tonnerres d'applaudissemens, —
suivis soudain d'une formidable huée saluant le départ de Tou-
chebœuf. Celui-ci, effondré, lamentable, une main appuyée sur
DANS LES ROSES. 295
l'épaule trapue d'Odoul, gagnait lourdement la porte et dispa-
raissait au milieu des vociférations de la foule; tandis que le
pharmacien, dissimulant mal sa mauvaise humeur, continuait la
lecture des résultais du scrutin. L'écrasement était complet; le
parti Touchobœuf subissait une accablante défaite; la liste Char-
mois passait tout entière, tandis que celle des adversaires ne
venait ensuite qu'avec des chiffres dérisoires, s'échelonnant de
cent quarante à cent voix. Une joie tumultueuse affolait les vain-
queurs, qui s'écoulèrent bruyamment au dehors pour répandre
dans le bourg la nouvelle de la victoire. Peu s'en fallut qu'on ne
portât Charmois en triomphe. Une longue et chantante procession
d'amis inconnus l'accompagna jusqu'au seuil de la Châtaigneraie
et stationna longtemps devant les haies du jardin, en criant:
u Vive Charmois ! Vive le maire ! »
A l'intérieur, les élus s'étaient réunis autour de leur chef de
file et se félicitaient mutuellement. En un tour de main, une
table avait été dressée dans le jardin; on débouchait des bou-
teilles de Champagne et on emplissait des verres, que Désiré
distribuait à la ronde. Florence apporta à son père un énorme
bouquet de roses et se précipita dans ses bras...
— Mes amis, mes chers amis, s'écriait le rosiériste avec une
voix mouillée, je suis heureux, bien heureux!... Je bois à vous
tous; je bois aussi aux électeurs de Saint-Saviol qui viennent de
nous témoigner leur confiance de la façon la plus éclatante !...
Tandis que sous le scintillement des étoiles, parmi les odeurs
des premières fleurs printanières, les verres se choquaient
bruyamment, tout à coup, au loin, du côté de la place des Quin-
conces, on entendit les roulemens voilés des tambours et une
traînante musique d'inslrumens de cuivre. — C'était la fanfare,
dirigée par Loyer, qui jouait une ironique marche funèbre sous
les fenêtres d'Eloi Touchebœuf.
Andhé Thi:uiuet.
{Lu troisième partie au prochain numéro.)
L'AUTRICHE FUTURE
ET
LA FUTURE EUROPE
Si les peuples malgré eux réunis sous le nom de Monarchie
austro-hongroise ne sont guère, quant à présent, que les élé-
mens d'un Etat qu'on ne connaît pas et qui ne se connaît point
lui-même ; qui se défait et se refait ; qui se cherche sans s'être
jusqu'ici trouvé; qui est moins qu'il ne devient, et dont le devenir
importe singulièrement à V avenir de l'Europe (1); une question
se pose pour nous et pour tout le monde, qui est celle-ci: com-
ment cet Etat va-t-il se refaire? où va-t-il se trouver ? que devient-
il? Et, puisque l'hypothèse est souvent le chemin de la vérité, à
cause de l'extrême importance de la question, il nous faut n'écar-
ter, sans l'examiner, aucune des solutions dont peut être suscep-
tible la crise de la Monarchie austro-hongroise. Elles sont,
comme on le pense bien, nombreuses, car le champ est si vaste
qu'il n'a, pour ainsi dire, pas de limites. INous ne retiendrons que
les principales, les plus solides, les moins aventureuses, — et il
y en a plusieurs encore.
La première, dans l'ordre du prochain et du positif, est tout
simplement la transformation du régime dualiste de ces trente
dernières années, Autriche-Hongrie, 1867-1897, en régime tria-
liste ou triunitaire : Autriche-Hongric-Bohème. Cette solution,
qui serait fondée sur des droits historiques plus ou moins évidens,
plus ou moins certains, aurait contre elle de mécontenter, jusqu'à
les irriter et peut-être les armer, d'autres prétentions qui se
(1) Voyez la Revue des 13 octobre et 1" décembre 1897.
l'aUTHICHE future et la future EUROPE. 297
croient, olles aussi, des droits: Polonais de Galicie, Italiens du
Trentin, duTyrol et du Kiistenland, Slovènes de la Carinthie et
de la Carniole ne manqueraient pas de protester et d'en réclamer
le bénéfice: la Hongrie, sûrement, gronderait. On risquerait à la
fois de donner trop et de donner trop peu.
Ce ne serait, — si c'en était une, — qu'une solution provi-
soire; après quoi, de cette transformation de la Monarchie, en
sortirait une autre, et le régime trialisle^ à son tour, se change-
rait en régime fédéraliste. Mais, outre que les ressorts qui ten-
dent, à sa plus grande puissance, les forces d'un Etat en seraient
nécessairement relâchés et que la valeur européenne de l'Autriche
en diminuerait, au point de vue intérieur lui-même, ce ne serait
point une solution, si, en effet, ayant chacune une place dans la
Monarchie, les nationalités combattaient désormais à qui d'entre
elles y aurait la place prééminente. Le nombre, considéré seul,
assurerait alors l'hégémonie à l'élément ou plutôt aux élémens
slaves, et ainsi la transformation de la Monarchie dualiste en Mo-
narchie fédéraliste entraînerait comme de soi, dans la politique
internationale, la transformation d'an facteur auparavant tenu
pour allemand en un facteur qui pourrait s'ajouter à la masse
slave. Seulement la constitution, au détriment de l'influence alle-
mande, d'un nouvel empire d'influence slave, ne s'opérerait pas
sans que l'Allemagne proprement dite prît ses sûretés, et proba-
blement un peu plus que des sûretés; sans pousser à bout, sans
rejeter au dehors la Hongrie magyare, anti-slave par définition,
qui tomberait tout à fait dans l'orbite allemande, coupant en deux
tronçons ce conglomérat slave, déjà si mélangé, si hétérogène,
d'ailleurs. — Ou bien, comme après tout il y a autre chose que le
nombre, comme il faut compter à leur prix la cohésion, l'énergie,
le sentiment national, l'aptitude politique, une quatrième solu-
tion ne saurait-elle prévaloir, qui ferait de l'Autriche-Hongric que
nous avons vue, et dans laquelle la Hongrie semblait, parfois à
tort, au second rang, une Hongrie-Autriche où les rôles seraient
intervertis, où la Hongrie deviendrait la moitié dirigeante, et, en
quelque sorte, la gérante de l'association devant le mond- ?Mais
celle-ci aurait contre elle les rancunes de l'Autriche dépossédée
et les colères des Slaves désespérés.
Entrons de plus en plus avant dans le domaine de l'hypothèse.
Une solution autrement radicale, mais qui, toutefois, rencontre
des gens pour la préconiser, serait la séparation de l'Autriche et
298 REVUE DES DEUX MONDES.
de la Hongrie, suivie de la formation cVune Confédération des
États balkaniques, dont la Hongrie aurait la présidence. Il n'est
sans doute pas besoin d'insister sur la faiblesse d'un tel système,
par lequel la Hongrie, au lieu d'être la moitié, et la plus forte
moitié, d'une grande puissance européenne, serait ramenée à n'être
plus qu'un Etat oriental, une Serbie ou une Bulgarie de première
classe, tandis qu'on ne sait trop ce que l'autre moitié, l'Autriche,
deviendrait. La formation de cette Confédération balkanique
n'irait, du reste, pas toute seule; et si même on y réussissait, on
n'aurait encore élevé qu'un bien fragile, branlant et ruineux édi-
fice, dans les fondemens duquel on aurait enfermé, comme autant
de perpétuelles menaces d'éboulement et d'ensevelissement sous
les décombres, au moins trois ou quatre idées nationales contra-
dictoires : l'idée magyare, l'idée serbe, l'idée bulgare, l'idée rou-
maine. Toutes ces « idées » ou toutes ces ambitions, tous ces
rêves de suprématie, se limitent, se stérilisent, se neutralisent,
s'inutilisent les uns les autres. L'obstacle à la grande Hongrie,
c'est la grande Serbie, pour laquelle l'obstacle, c'est la grande
Bulgarie, pour laquelle l'obstacle, c'est la grande Boumanie; —
sans compter ce qu'il peut y avoir derrière la Hongrie, la Serbie,
la Bulgarie ou la Boumanie ; et il peut y avoir, pour ne parler
que des voisins immédiats et des alliés déclarés, l'Autriche, la
Bussie et l'Empire ottoman; à cause de l'Autriche, l'Allemagne
et l'Italie, et à cause de la Bussie, la France : car les obligations
des alliances débordent toujours le texte des traités et le ^lit en
crée de lui-même, que la lettre n'avait pas prévues. — Ainsi, le
moindre déplacement de forces dans les Balkans pourrait avoir,
et presque nécessairement aurait pour conséquence un boulever-
sement de l'Europe entière. Si, dans l'état de morcellement poli-
tique où se trouve à présent la péninsule des Balkans, l'Europe
s'estime intéressée, et l'est, en effet, à ce qu'on n'y remue pas une
pierre, à combien plus sérieuse et plus impérieuse raison, quand
il s'agirait, pour faire la Confédération balkanique ou seulement
une grande Serbie, une grande Bulgarie ou une grande Bou-
manie, d'y niveler des montagnes ou d'y combler des fleuves!
De toutes manières, il semble que la crise austro-hongroise ne
puisse être résolue, — je ne dis pas : la crise parlementaire, qui
n'est qu'agitation et gesticulation vaines, mais la crise ethnique,
géographique et historique, des nationalités et des Etats, la crise
profonde de la Monarchie, et sa vraie crise celle-là; — il semble
l'aUTRICUE future et la future EUROPE. 299
qu'elle ne puisse être résolue, sans que l'Européen ressente jus-
qu'en ses extrémités la répercussion plus ou moins violente.
Cependant, comme, parmi les solutions qui, par hypothèse, se
présentent à l'esprit, les unes compromettraient plus que les
autres l'équilibre européen et avec lui, de toute nécessité, la paix
européenne, ce ne sera pas perdre son temps que de les étudier
de très près. Aussi bien n'y a-t-il pas là une belle occasion d'es-
sayer, sur la vie même, d'après le fait vu et saisi, de fixer, dans
l'histoire des peuples qui composent la Monarchie austro-hon-
groise, ce qu'il est certainement permis d'appeler un moment
psychologique?
I
La solution trialiste consisterait à faire entrer la Bohême en
tiers dans la raison sociale : Autriche-Ho7igrie , qui se changerait
en : Autriche-Hongrie-Bohême . inY\à\(\\iemQïii et dans les formes,
ce changement s'opérerait ainsi : chacun des deux Etats actuelle-
ment associés passerait avec le royaume de Bohême un compromis
semblable à celui que l'Autriche et la Hongrie passèrent ensemble,
en 1867. Mais on a bien raison de dire passerait; il faut ne parler
ici qu'au conditionnel, et dès le premier mot, les difficultés se
découvrent.
Négligeons pour l'instant toutes celles qui s'élèveraient entre
l'Autriche et la Bohême, toute la peine qu'éprouverait l'Autriche
à consentir à cette diminution d'elle-même, que la rhétorique la
plus ingénieuse s'efforcerait en vain de lui cacher sous ses fleurs,
et à traiter de pair à égal avec une de ses provinces qui se recon-
stituerait en Etat. Mais la Hongrie, partie essentielle au contrat,
comment la déciderait-on à traiter avec la Bohème? Entre la
Hongrie et la Bohême, l'antagonisme, pour ne dire rien de plus,
est profond, irrémédiable, exaspéré sourdement par l'instinctive
défiance et l'inquiétude naturelle que les Tchèques inspirent aux
Magyars, comme représentant l'élément le plus considérable du
slavisme en Autriche-Hongrie.
r
Ecoutez là-dessus les Hongrois; — et, afin que ces témoignages
pèsent de tout leur poids, je préviens que sous chacune de ces
paroles je pourrais mettre des noms qui seraient ceux de person-
nages politi(jues de premier phin, connus bicu au delà des fron-
tières de leur pays. — « Il n'y a, déclarent-ils, aucimo assimilation
300 REVUE DES DEUX MONDES.
à faire de l'ancien royaume de Bohême au royaume de Hongrie. Le
royaume de Bohême s'est éteint au plus tard et définitivement à la
bataille de la Montagne-Blanche, en 1620 : depuis lors, la Bohême
a subi le sort d'une terre conquise, d'une province ; elle a reçu ses
lois toutes faites; elle n'a jamais figuré ni stipulé dans aucun acte
librement et souverainement (1). Quoique vaincue et mutilée, au
contraire, la Hongrie a vu se poursuivre et se continuer sans in-
terruption, se perpétuer son existence nationale dont elle a, en 1896,
fêté solennellement le millénaire. Au contraire de la Bohême, elle
n'a jamais cessé de figurer et de stipuler librement et souveraine-
ment vis-à-vis de l'Autriche. Elle n'a point été prise par la maison
de Habsbourg, elle sest donnée à elle, sous des conditions débat-
tues, acceptées, inscrites dans un traité, garanties en forme de ser-
ment juré, et portant expressément que la Hongrie n'était pas un
pays conquis, mais « un royaume distinct et indépendant ». La
Pragmatique Sanction de 1713, au regard de la Hongrie, n'a été
qu'une confirmation de ce traité, et elle-même n'a acquis sa pleine
valeur qu'après avoir reçu, dix ans plus tard, l'assentiment de la
Diète hongroise. Le droit national de la Hongrie est un droit vi-
vant et perpétué. Qui ne se réclame que d'un droit historique se
condamne en s'en réclamant, car qu'est-ce qu'un droit historique?
Un droit mort. — Et le droit vivant n'est fait que de droits histo-
riques abolis, et la politique n'est faite que d'histoire consommée,
et les nations ne sont faites que de royaumes détruits, »
Ainsi, à Budapest, parle de la Bohême et de ses revendica-
tions plus d'un chef de parti. A ce langage, on reconnaît l'école
réaliste dans toute sa dureté : non point absolument, peut-être,
celle de M. de Bismarck : « La force prime le droit », mais celle
qui, ne s'attachant qu'au fait et n'admettant rien en dehors ni au-
dessus, formule d'un cœur impassible sa maxime : « La force est
la condition du droit, et il n'y a pas de droit où le droit ne peut
s'appuyer sur la force. » C'est là, évidemment, une doctrine que
l'on professe plus volontiers pour autrui que pour soi-même et,
si c'était leur tour de se croire lésés, ceux qui en accablent le
voisin se plaindraient fort qu'il les en accablât. Mais, sans philo-
sopher ou moraliser davantage, ne prend-on pas ici sur le vif la
(1) Les Tchèques, de leur côté, rappellent que l'empereur Ferdinand I" avait,
lors de son couronnement, juré de respecter leurs franchises nationales, et que,
depuis lui, tous les empereurs, sauf Joseph II et François-Joseph, sont venus ceindre
à Prague la couronne de saint Wenceslas.
l'aUTRICHE FLTLKE et la l'LTURE EUROPE. 301
lutte des races, la jalousie innée, la haine séculaire des nationa-
lités les unes contre les autres?
Haine et jalousie que les Tchèques, au surplus, rendent bien aux
Magyars, accrues, envenimées du dépit que leur cause lu fortune,
suivant eux injuste et insolente, de la Hongrie. De l'aveu d'un dos
leurs, et non d'un des moins importans, ils estiment la Hongrie
si abusivement favorisée dans le régime dualiste, qu'ils ne dési-
rent pas tant encore s'élever à la même situition vis-à-vis de l'Au-
triche, que de la voir ramener à une situation plus modeste, et
égale à celle qui serait faite à la Bohême, dans une Monarchie
autrement comprise et construite. Leur idéal serait une Autriche
puissante par ses finances, son commerce et ses armes, où pour-
tant les diverses couronnes ou royaumes jouiraient, égaux entre
eux, d'une très large autonomie; centralisée quant à l'extérieur, et
à l'intérieur décentralisée : un Etat un, qui serait tout de môme
plusieurs et, — s'il n'est pas inconvenant d'appliquer en matière
profane une comparaison sacrée, — une sorte de trinité politique,
par exemple, un et trois, un empire en trois royaumes.
Ne dites pas qu'il serait sans doute difficile de convertir à cette
combinaison la Hongrie, qu'elle ferait descendre d'un degré, car
les Tchèques tout aussitôt vous répondraient qu'on s'en laisse trop
imposer par le mirage hongrois; et, pour vous en fournir la
preuve, ils invoqueraient les statistiques, — éternelle et inépui-
sable ressource des peuples qui se disputent l'Autriche, u Les
Magyars! combien sont-ils? On n'en sait rien. Et n'est-ce pas un
étudiant magyar qui, interrogé un jour à ce sujet par le professeur
Wagner, de Berlin, dit bonnement : — Entre six et neuf mil-
lions » ? N'insistez point : n'objectez pas que le nombre n"est pas
tout, qu'il ne faut pas, en politique, négliger le poids des im-
pondérables, que la grandeur des nations a aussi ses facteurs
moraux et immatériels. A la seule pensée que c'est aux Magyars
, que vous appliquez ces beaux principes, les Tchèques sourient
avec dédain et vous confondent par ces mots : panache, mise eu
scène et musique tzigane ! A la bonne heure, les peuples de race
slave épars en Hongrie, qu'ils soient Slovaques, Croates ou
Serbes! Ceux-là croissent, multiplient et se développent: ils por-
tent un peu de l'avenir du slavisme en Autriche, et la Bohème se
sent pour eux une tendresse de sœur aînée. — Je ne prétends pas
qu'il soit imjjossible de trouver, tant en Hongrie qu'en Bohème,
<|uelques sages qui considèrent les choses de plus loin et de plus
302 REVUE DES DEUX MONDES.
haut, pour qui le Magyar et le Slave ne sont pas nécessairement
et à jamais ennemis; mais c'est bien l'esprit général, cet esprit
de haine et de bataille. — Ainsi, Magyars contre Tchèques, et
Tchèques contre Magyars ; Hongrie contre Bohème, Bohème contre
Hongrie; et voilà un premier obstacle, — qu'on ne sait trop com-
ment surmonter ni tourner, — à la solution en apparence natu-
relle et logique : substitution au régime à deux d'un régime à,
trois, trialisme au lieu àe dualisme.
Si cet obstacle aux ambitions ou aux espérances de la Bohême
leur est opposé du dehors, — puisqu'il vient de la Hongrie, — il
en est d'autres qui viennent du dedans, et la Bohème est singu-
lièrement et cruellement divisée sur elle-même. Un antagonisme
radical, violent, irréconciliable y sépare, comme par un abîme,
les deux nationalités que la géographie et l'histoire y ont juxta-
posées : les Tchèques et les Allemands. \\ n'y a pas jusqu'à ce
nom de « Tchèques » où ne se révèle cet antagonisme du sang
et dans lequel les Allemands n'aient voulu mettre une nuance de
mépris : ce sont eux qui disent les Tchèques pour désigner leurs
adversaires, qui préfèrent s'appeler les jÇoArm^^.s. Les ordonnances
sur les langues, du 5 avril 1897, étaient bien peu de chose dans
leur texte et ne méritaient ni de déchaîner une pareille tempête
au Beichsrath ni de précipiter du pouvoir un homme de la va-
leur et de l'autorité du comte Badeni. Les Allemands, menacés
dans leurs positions, n'ont pas manqué de s'en emparer et de les
faire servir à abriter, sous un intérêt national, un intérêt électoral.
Mais tous ces cris et toutes ces fureurs n'ont de vraie signilication
que comme symptôme de l'incompatibilité native, congénitale, —
et encore aggravée par des siècles d'une vie sans cesse déchirée
sur un sol sans cesse disputé, — entre les Allemands et les
Tchèques.
Pas plus que la statistique magyare et la statistique croate ou
serbe, la statistique allemande et la statistique tchèque ne peuvent
s'accorder sur l'importance relative des deux élémens en Bohême.
A en croire une brochure qui a paru au plus fort du débat, en
juillet dernier, — et qui n'est signée que des initiales L. S., mais
qu'on a de bons motifs d'attribuer au docteur Ludwig Schlesinger,
un des chefs du parti allemand (1), — dans soixante-douze districts,
la proportion des Tchèques aux Allemands n'atteindrait pas
'Xi Die S!prachenverordnu>igen vont •) april 1897 . — Verlag des « Clubs der
deutschen Landtags-Abgeordneten » in Prag, 1897.
l'aUTRICHE FUTLIŒ et la FLTLUE EUROPE. 303
5 pour 100; des 5 804 065 habitans, il y aurait, contre
3 644 188 Tchèques, 2159 011 Allemands (1) ; enfin, au point de
vue spécial des ordonnances, on distinguerait :
Un domaine linguistique allemand comprenant 75 districts.
— — ' tchèque — 104 —
— — allemand-mixte — 15 —
— — tchèque-mixte — 25 —
Il est vrai qu'à ces chiffres les statisticiens de race tchèque, —
et, pour n'en citer qu'un, le docteur Albin Braf, le propre gendre du
baron Rieger, — répliquaient par d'autres ; ils incriminent en bloc
tous ces travaux allemands, faussés, d'après eux, rien que par ce
fait que la base en est non la langue de naissance, mais bien la
langue d'usage, à telles enseignes qu'y seraient comptés pour Alle-
mands des Tchèques authentiques, forcés, parce qu'ils vivent dans
un milieu en majorité allemand, d'apprendre et employer la
langue allemande. Quoi qu'il en soit de ces disputes d'écoles, les-
quelles ne sont que l'écho et comme le prolongement des que-
relles de nationalités, — tant la science elle-même a de peine à
être impartiale ! — d'une manière générale on peut dire que la
masse tchèque, en Bohême, est, en quelque sorte, entourée d'une
bande ou d'une écharpe allemande, continue sur trois des côtés
du losange, au sud, à l'ouest, au nord, et qui, à l'est, sur le
quatrième côté, n'ofîre guère que cinq déchirures par où l«s
Tchèques de Bohême communiquent sans interception avec les
Tchèques de Silésie et les Tchèques de Moravie.
De là, et particulièrement de la division assez arbitraire du
pays en domaines linguistiques, l'idée ou l'expédient des terri-
toires fermés : c'est la politique « de la part du feu » : l'allemand
serait la langue officielle dans les 75 districts déclarés allemands;
le tchèque, dans les 104 districts reconnus tchèques; et pour les
districts mixtes, on s'arrangerait (2). Idée allemande, à laquelle
les Tchèques opposent V indivisibilité du royaume de Bohème.
A aucun prix ils ne veulent d'une solution qui morcellerait la
terre sacrée et romprait en deux l'antique couronne de saint Wen-
ccslas. Ils ont à cœur, lorsqu'elle ressuscitera de l'histoire, que la
Bohême ressuscite tout entière, et volontiers ils lui apjtliqueraitMif ,
(1) Divers : 8«i6.
(2) Cette cuiiiljinîiison n'a pas réussi au liaron ('laul-irli von Krankonthiiriii, à
<|iii «•Ile a, aprcH (|ueliiues mois, coûtô le pouvoir.
304 REVUE DES DEUX MONDES.
en le corrigeant un peu, le fameux adage ; ils diraient d'elle,
quelque désir qu'ils aient de la faire revivre : Sit iit fuit, aut non
sit! Mais, d'autre part, quel paradoxe que de poursuivre V unité
de ce qui est si manifestement double! Et comme on sent bien que
ce paradoxe, si on le réalise, on ne le maintiendra que par la
force !
Tout, en effet, dans les rues de Prague, crie qu'il y a ici deux
nations, deux langues, deux cultures, deux peuples et deux races.
Lisez les enseignes sur les boutiques : le prénom du marchand y
est peint en deux langues, en allemand et en tchèque. Demandez
à entendre une leçon à l'Université : il y a deux universités, l'al-
lemande et la tchèque. Pour le théâtre aussi vous avez le choix :
il y a l'allemand et le tchèque. Il y a un enseignement tchèque,
une musique tchèque, une peinture tchèque, qui ne sont pas l'en-
seignement allemand, ni la musique, ni la peinture allemandes.
Il y a des fondations tchèques, — comme cette Académie du comte
Straka, dont la longue façade s'aligne, gaie et blanche, au bord de
la rivière, — qui ne sont pas à l'usage des Allemands, et ont, soit
pour objet, soit pour effet, de conserver pure et intacte l'àme
tchèque. Il y a deux sociétés, deux mondes clos, interdits l'un à
l'autre, qui s'ignorent, ou ne se connaissent que pour se com-
battre et ne se rencontrent que pour se heurter. Il y a des hôtels
allemands où un Tchèque vous reprochera amèrement d'être logé ;
des restaurans, des brasseries tchèques où un Allemand ne s'aven-
turerait pas sans imprudence. Le professeur Mommr m a eu
grand tort d'appeler sur les crânes tchèques les coups des bâtons
allemands ; car il pousse aussi du bois vert dans la Bohême tchèque
et il est arrivé plus d'une fois que les Allemand: l'aient appris par
expérience; — du moins, il court à Prague mainte anecdote qui
le prouverait.
Aussi les ordonnances sur les langues qui, redisons-le, en
tant qu'ordonnances, n'étaient rien, ou peu de chose, ont-elles
donné le signal d'une véritable guerre civile; dès le mois de
juillet dernier, la vie, jusque-là déjà difficile, était devenue à peu
près impossible à un Allemand en pays tchèque, à un Tchèque
en pays allemand. Le sous-préfet d'Eger, ville allemande, cou-
pable seulement d'avoir exécuté les instructions, — à l'avis des
Allemands trop favorables aux Tchèques, — du gouverneur et du
ministre, ne trouvait plus, à Eger même, le vivre ni le couvert;
et chaque soir il prenait le train, non par plaisir, mais par néces-
f
l'aUïRICIIE future et la future EUROPE. 305
site, pour aller dîner et coucher à Franzensbad, tranquille et
comme exterritorialisé dans la neutralité cosmopolite d'une sta-
tion thermale. Vers le même temps, de l'ouest et du nord, de toute
la région allemande qui, couverte d'usines, s'étend d'Eger à
ïleichenberg, refluaient les ouvriers tchèques, chassés, malgré le
bas prix et la qualité de leur travail, réduits à la misère, unique-
ment parce qu'ils étaient Tchèques. Ailleurs, c'étaient les Tchèques
qui se livraient aux pires représailles contre la personne ou les
biens des Allemands : les incendies et les pillages de Prague ne les
accusent que trop.
A deux ans du vingtième siècle, tout à coup on a revu, en
leur brutalité à peine atténuée, des scènes où revivait le moyen
âge. Mais c'est aussi que, depuis le moyen âge, le fond des choses
et des hommes n'a pas changé, et le paysan de Bohème est
aujourd'hui Jeune-Tchèque et radical comme il fut autrefois
Hussite. Quelque vastes et riches possessions que la noblesse
allemande ait acquises dans le pays, quelque domination sociale
qu'elle ait à la longue fondée là-dessus, elle n'a jamais pu rien
germaniser autour d'elle: ou bien, venue en étrangère, elle est
demeurée étrangère, séparée du peuple comme caste et comme
race; ou bien, plongée dans ce bain tchèque, elle s'est elle-même
plus ou moins tchéguisée. La femme tchèque a fait en Bohême
ce que la femme cubaine fait aux Antilles, et comme l'une trans-
forme en Cubain un pur Espagnol, l'autre a transformé en Tchèque
TAllemand immigré. Parmi les représentans tchèques de la
Bohême, il ne serait pas difficile de citer tel grand seigneur d'ori-
gine allemande; on dit même que lun d'eux, — et des tout à fait
grands, — aime, par un changement de lettres, à donner à son
nom que l'histoire connaît bien, mais qu'elle aurait peut-être
quelque peine à retrouver sous cette nouvelle forme, un son et
une allure tchèques. Somme toute, ces cas ou ces tentatives d'as-
similation ne sont que des exceptions et, d'une manière générale,
le bloc tchèque et le bloc allemand sont restés, jetés là ou posés
côte à côte, sans que le ciment d'une nationalité autrichienne
commune et supérieure à tous deux soit venu les relier, les joindre
et n'en faire-plus qu'un seul bloc.
Condition trop mauvaise pour ({ue le royaume de Bohême
ressuscite et puisse faire, entre les deux autres l']tats de la Monar-
chie, un Etal. Aux obstacles qui s'opposent du dehors, — c'est-à-
dire de Vienne et de Budapest, — à la solution trialiste, ou
TOME CXLVlll — 1898. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
solution tchèque, de la crise austro -hongroise, s'ajoute donc ce
formidable empêchement intérieur : la guerre des Tchèques et
des Allemands. Et c'est pourquoi cette solution est loin d'être
aussi simple qu'elle le paraîtrait d'abord; mais, en outre, le fût-
elle, — et fût-elle acceptée à Vienne, à Budapest et par les Alle-
mands de Bohême, — elle ne serait pas définitive, ce ne serait pas
une solution, et dès le lendemain Tagitation recommencerait.
II
Elle n'aurait changé que d'objet; au lieu d'un régime à trois,
elle aurait désormais pour but un régime à plusieurs, ou à tous;
au lieu de tendre au trial isme, du jour où le trialisme serait
fondé, elle tendrait au fédéralisme. Mais ce fédéralisme môme,
quel serait-il? Serait-il intégral ou partiel? Autrement dit, le&
dix-sept Pays de la Cisleithanie y entreraient-ils, tous sans excep-
tion, et quelle que soit leur importance ? ou bien n"introduirait-on
comme alliés ou confédérés sous l'Empire et l'Empereur que les
groupes les plus importans ? Dans ce dernier cas, quelle serait la
mesure ? la statistique ou l'histoire, le rôle joué dans le passé ou
le montant do la population ?
Si les dix-sept Pays devaient tous entrer dans l'I^^mpire fédé-
ratif, y entreraient-ils de plain-pied, ou bien établirait-on entre
eux une échelle de valeur? En d'autres termes, ferait-on de
l'Autriche une espèce de Suisse impériale, en dix-sept Cantons
ou Pays, conventionnellement proclamas égaux, en dépit de
l'histoire, de la statistique et de l'économie politique? ou bien
une espèce d'Allemagne impériale, sans princes alliés, mais avec
un Conseil fédéral où les voix seraient réparties inégalement,
suivant des règles et des proportions à fixer?
Et si les dix-sept Pays n'étaient pas admis comme confédérés,
que deviendraient ceux qui seraient exclus; des Etats de seconde
ou de troisième classe. Etats protégés ou bailliages communs
comme dans l'ancienne Confédération helvétique? Mais ceux-là,
en vertu de quoi les exclure? et ceux mêmes que l'on admettrait,
sous quelle forme les reconnaître? Compterait-on par royaumes
ou par nationalités? La Bohême, par exemple, ne ferait-elle qu'un;
ou distinguerait-on entre Tchèques et Allemands? N'y aurait-il
qu'un royaume de Galicie; ou séparerait-on les 3900000 Polonais
des 3668000 Buthènes?Mais,si l'on ne comptait que par royaumes
l'aUTRICIIE future et la future El rope. 307
ou Pays, non point par nationalités, qui ne voit que ce fodéra-
lisme incomplet ne satisferait pas tout le monde et tôt ou tard en
appellerait un autre, qui fractionnerait et subdiviserait encore lem-
pire d'Autriche?
On ne sait alors ce qu'il adviendrait de la Hongrie, et par là
même de la Monarchie austro-hongroise, ou plutôt si ! on le sait
bien. La Hongrie, qui déjà s'accommoderait mal de l'établisse-
ment en Cisleithanie d'un fédéralisme dans lequel la seule force
du nombre assurerait la prépotence aux élémens slaves, ne s'en
accommoderait plus du tout, s'il voulait passer la Leitha et, de
la Bohême ou de la Galicic, gagner la Croatie ou la Transylvanie.
Elle se détacherait, se replierait, et, seule ou avec d'autres, cour-
rait le risque de ses destinées libres. Mais que serait l'Autriche
sans la Hongrie, et que serait la Hongrie sans l'Autriche? Ou
enfin si, consommant le sacrifice, se souvenant qu'elle s'est en-
gagée envers la maison de Habsbourg tant que u la descendance
des deux sexes des archiducs d'Autriche ne vient pas à s'éteindre »,
et qu'à cet engagement elle n'a mis pour conditions essentielles
que le maintien de sa propre constitution en premier lieu, et
ensuite, l'introduction « du régime constitutionnel dans les autres
Etats et Pays de Sa Majesté», — quelles que fussent, au demeurant,
les relations de dépendance ou d'indépendance de ces États et
Pays entre eux, quel que fût l'arrangement intérieur de l'Au-
triche, où elle n'aurait rien à voir; — si donc, consommant le sacri-
fice, la Hongrie consentait à rester unie à VAulriclie fédéralisée,
que serait la Monarchie nouvelle, qui probablement ne serait plus
allemande; serait-elle slave ou magyare?
Slave, c'est bientôt dit; mais, à supposer vaincues les résis-
tances allemandes et hongroises, de quel slavisme? Parmi toutes
ces populations slaves, qui n'ont de commun que le germe pri-
mitif, rattachées seulement les unes aux autres par la vague tra-
dition d'une fraternité lointaine, disjointes et désarticulées par
tout le reste : par la langue, par la religion, par la géographie,
par l'histoire; parmi tous ces élémens slaves, si profondément, si
incurablement divers, lequel imposerait au voisin, shive ou non,
son slavisme particulier? lequel donnerait son caractère à la Mo-
narchie transformée? Seraient-ce les Slaves du nord ; ou les Slaves
du sud : ceux de Cisleithanie; ou ceux de Transloifliaiiie? Parmi
les Slaves du nord, seraient-ce les callioliques, Tcbèfjues, l*olo-
nais et Slovaques; ou les grecs unis, les Kulhènes? Parmi les
308 REVUE DUS DEUX MONDES.
Slaves du centre et du sud, seraient-ce les Slovènes catholiques
de Styrie, de Carinthie, de Carniole; ou les Croates, catholiques
aussi; ou bien seraient-ce les Serbes, grecs orthodoxes? De tous
ces groupes slaves, il faut avoir la franchise de le dire, trois ou
quatre seulement apparaissent politiquement mûrs ou assez près
de la maturité: les Tchèques et les Polonais, au nord; au sud, les
Slovènes et les Croates. Un pas, qui est peut-être un grand pas, a
pu être fait l'été dernier, par la visite d'une délégation tchèque à
Varsovie, et par l'accueil qu'elle y a reçu. Un autre pas vient d'être
fait à Prague même, dans les fêtes slaves consacrées à la mé-
moire de Palâcky. Désormais, Bohême et Pologne, ou, ce qui n'est
pas tout à fait la même chose. Tchèques et Polonais, marchent
ensemble ou parallèlement, au moins jusqu'au carrefour où, le
chemin se rétrécissant, les deux pays ne pourront plus aller de
front et où il faudra que l'un passe avant l'autre. Mais, ce jour-là,
lequel des deux passera le premier? et à quelle distance, s'ils
suivent, les plus petits frères slaves d'An triche-Hongrie sui-
vront-ils?
Magyare, cela s'expédie aussi d'un trait. Mais, si puissant que
soit chez les Hongrois le sentiment de l'Etat magyar et de la
nation magyare, quelque force qu'ils puisent dans la foi en leur
force, ce sentiment et cette force morale, s'ils corrigent et atté-
nuent en une certaine mesure la force matérielle du nombre, tout
de même ne suppléent pas au nombre, qui, sans conteste, n'est
point en faveur des Magyars. Es sont, — d'après les statistiques
officielles, — 7 oOOOOO, contre 6735000 Slaves, rien qu'en Trans-
leithanie, c'est-à-dire à peine en majorité, pour la Hongrie même.
Mais si, à ces 0733000 Slaves de par delà la Leithà, l'on devait
ajouter les 11 805000 d'en deçà, que feraient les 7500000 Magyars,
en face des 21540 000 Slaves de la Monarchie? l\ a beau être de
roc et défier depuis mille ans les tempêtes de l'histoire, l'îlot
hongrois serait à la fin englouti par cette mer slave, ou, plus
exactement, par ces lacs slaves, qui, bien que séparés entre eux,
viennent tous, à l'une de leurs pointes, le battre d'un flot cour-
roucé.
Quoi donc, si, les Allemands ayant perdu l'hégémonie dans
l'Autriche-Hongrie fédéralisée, ni les Slaves, ni les Magyars ne
réussissaient à la prendre; si la Monarchie se transformait ou se
décomposait en un Empire fédérât if à cinq ou six têtes, n'étant
admises que les nations de droit historique ou prétendu tel, et
l'aUTRICHE future et la future EUROPE. 309
même, à dix-sept, dîx-huit ou vingt tôtes, étant admis à l'égalité
et à la souveraineté tous les peuples de toutes les races? Mais il ne
serait pas non plus impossible que, de cet empire brisé en trop
de morceaux, une des grosses pièces, la Hongrie, se détachât.
Fiers de leur passé, forls de leur présent, les Magyars referaient-
ils alors au rebours le chemin suivi par leurs pères, et comme
jadis ils vinrent chevauchant vers l'ouest, peut-être, aujourd'hui,
iraient-ils, chevauchant vers le midi et vers l'orient, à travers la
Bulgarie, la Serbie et la Roumanie, dans le dédale des Balkans,
à la conquête d'un avenir? — C'est la dernière hypothèse, la plus
hardie, celle où la Hongrie deviendrait, un peu plus au sud et un
peu plus à l'est, sur le moyen et le bas Danube, le noyau d'un
nouvel Etat de premier ordre. Bien des causes, toutefois, parais-
sent concourir à rendre cette hypothèse irréalisable : grand rêve
qui, sans doute, ne sera jamais qu'un rêve.
III
Hypothèse irréalisable, tout d'abord parce que les Hongrois
eux-mêmes n'en désirent pas la réalisation. De son plein gré et
tant qu'elle pourra faire autrement, lui en dût-il coûter, la Hongrie
ne se séparera pas de l'Autriche : il faudrait qu'elle en fût vio-
lemment ou artificieusement arrachée. H n'est pas un homme po-
litique à Budapest, — il n'en est dans aucun parti, — qui ne
regarde cette séparation comme un malheur, non point assuré-
ment par amour de l'Autriche, que fjersonne n'aime, mais par
amour de la Hongrie, que tout Magyar adore et exalte, en obéis-
sance à ce sentiment si général que l'on peut dire de tout Hon-
grois qu'il a le sens de l'Etal magyar et de la nation magyare. Ce
qu'il adviendrait de l'Autriche réduite à elle seule, ce n'est pas
de cela, surtout que se préoccupent les Szilâgyi, les Tisza, les
Andràssy, tous ceux qui veulent maintenir et renouveler le Com-
promis, bien qu'il ne puisse leur être indifl'érent de voir soit l'Au-
triche se slaviser, soit les parties allemandes de l'Autriche aller
à la Grande Allonagnect, des autres parties, se constituer, autour
de la Hongrie, encore un Etal ou encore des l'^tats slaves. Mais
ce qui fait l'objet de leurs soucis, c'est ce qu'il adviendrait delà
Hongrie sans l'Autriche. L'Autriche est nécessaire il la Hongrie,
enlro autres choses, pour se défendre du s/avisnie qui l'environne
et renvoloi)pe : n'eussent-clles que celui-là, l'Autriche et la Hou-
310 REVUE DES DEUX MONDES.
grie ont cet intérêt commun; elles sont unies devant la menace
et dans la peur du Slave : si ce n'est pas tout le secret de la
fidélité de la Hongrie au pacte solennel qui la lie à l'Autriche,
s'il y en a plusieurs raisons politiques et économiques, c'est du moins
tout le secret de ses tendances germanophiles, et l'Allemand est
l'ami pour elle, ayant avec elle un même ennemi, le Slave.
Voilà donc la Hongrie pleinement rendue à elle-même; plus
de Pragmatique Sanction, plus de Compromis, plus de Habsbourg
qui porte les deux couronnes, plus d'union, même personnelle, en
qui et sous qui que ce soit. L'Autriche, à part, va où elle veut; la
Hongrie, à part, où elle veut : elles se sont quittées, elles ne se
connaissent plus. Au lendemain de la séparation, quelle est la
situation de la Hongrie, la situation intérieure de l'État magyar?
Les Magyars sont 7 500 000; ils ont, à côté d'eux, sur leur propre
territoire, 2120 000 Allemands; en face d'eux, 2 050 000 Slo-
vaques, 2700 000 Croates et Serbes, 390 000 Ruthones, 95 000 Slo-
vènes, en tout, 5 235 000 Slaves. Si l'on y ajoute les 1500 000
Croates et Serbes de Bosnie, qui sont dans le voisinage immédiat
et forment comme une arrière-garde ou une réserve au delà de
la Save, c'est, au total, les 0 735 000 Slaves de Transleithanic,
— sans parler de 2 722 000 Roumains, qui ne sont pas des Slaves,
mais, autant que des Slaves, farouches anti-Magyars. — Plus
loin, et en seconde ligne, appuyant ces populations, ces nations
slaves et leur réserves mêmes, hostiles d'une égale hostilité, le
Monténégro, la Serbie, la Bulgarie, h]tats slaves; le royaume de
Roumanie, prêt en secret, quand il le pourra, à épouser la que-
relle des Roumains épars en Transylvanie, ses iiredenti, ses « irra-
chetés ». Et par-dessus, lourde, écrasante, tombant de haut, mon-
tant du fond de deux continens, l'ombre énorme de la Russie,
l'ombre du monde slave tout entier. Deux millions de Monténé-
grins, 2 millions et demi de Serbes, 3 millions et demi de Bul-
gares : encore 8 millions de Slaves, qui, avec les autres, font
15 millions. Contre ces 15 millions de Slaves du dedans et du de-
hors qui la minent ou qui l'enserrent, que serait, détachée de
l'Autriche et isolée, la Hongrie magyare, de moitié moins peu-
plée? Sans mettre en doute, comme le font quelques intéressés,
la fécondité de la race, celle des peuples slaves, leur puissance
d'accroissement n'est certainement pas moindre et serait plutôt
supérieure; de telle sorte que l'écart ne sera pas comblé, mais
s'accuserait et augmenterait plutôt.
l'aUTRICHE future et la future EUROPE. 311
Dès lors, pour la Hongrie, il n'y aurait plus que deux ma-
nières de concevoir et de pratiquer la vie nationale. Ou bien, sé-
parée de TAu triche, elle demeurerait isolée, au milieu de ces
groupes slaves, solitaires eux aussi, mais capables, à un jour
donné, de s'unir en haine d'elle; elle vivrait ou vivoterait comme
eux d'une existence humble, qui ne demanderait qu'à se faire
ignorer, mais précaire quand même et à laquelle sa médiocrité ne
garantirait pas la sécurité : conception et pratique qui ne sont
guère d'accord avec le tempérament magyar et la tradition ma-
gyare; misère où souffriraient par trop l'orgueil et le faste ma-
gyars. Ou bien, adoptant la tactique qui consiste à prendre la
tête des révolutions qu'on ne peut empêcher, afin de les dé-
tourner et d'essayer de les conduire, la Hongrie travaillerait de
ses mains à nouer cette Confédération des Etats balkaniques, dont
elle s'attribuerait la présidence, de par le droit du plus fort; mais
elle y serait à peine plus forte que tel ou tel des Etats, ses confé-
dérés, pris à part; absolument à leur merci, s'ils parvenaient h
s'entendre contre elle.
La chose allât-elle d'ailleurs au gré de ses plus grandes espé-
rances, la Confédération balkanique fût-elle fondée, et la Hongrie
en eût-elle la direction, non seulement incontestée, mais de long-
temps incontestable, que sa condition nouvelle n'équivaudrait
pas à celle où elle vit présentement, n'étant même qu'une moitié,
— la seconde ou la première, — de la Monarchie austro-hon-
groise. Car elle est ainsi la moitié d'un grand Etat européen, tan-
dis que, dans une Confédération balkanique, elle ne serait quun
petit l^]tal, presque extra-européen, elle redeviendrait comme une
marche orientale de l'Europe; et quand sa vanité pourrait être
flattée d'exercer quelque part une hégémonie, y trouverait-elle
une compensation suffisante à la perte de sa force réelle, de sa
force réelle européenne, alors que, depuis des années, son ambi-
tion a été de totalement s'européaniser?
Mais, au surplus, avant de passer outre, — et comme enfin il y a
une juste limite, même à l'hypothèse, — qu'on nous dise comment
se fera la Confédération des Etats balkaniques ? comment les Ma-
gyars se concilieront Slovaques, Slovènes, Croates et Hulhènes?
comment ils se concilieront et réconcilieront entre eux Monténé-
grins, Serbes, Bulgares, et Roumains par surcroît? Si c'est un mi-
racle de l'histoire que de voir se maintenir duniut dix siècles et
vivre millénaire un Etat de quelques millioub d'honimes, c'eu est
312 REVUE DES DEUX MONDES.
un aussi qu'au long de dix siècles, cet Etat n'ait pas pu fondre en
une nation les diverses nationalités qui occupent ses diverses
provinces ; et c'en serait un plus étonnant encore que, n'ayant pu
faire cela en dix siècles, tout d'un coup, après dix siècles, il pût
constituer, sous lui, une Confédération avec des Etats déjà grands
et déjà francs, de même race que ces nationalités dont il a été
impuissant à faire une seule nation, et de plusieurs familles
de cette même race. Oui certes, il peut y avoir des miracles de
l'histoire, qui vont contre l'ordre apparent, contre ce qu'on ap-
pelle la loi de llàsloire; il ne faut pas les nier, mais il faut ne les
admettre que lorsqu'ils se sont produits ; et s'il est une chose que
la politique ne puisse pas préjuger, sur laquelle elle ne doive pas
établir ses calculs, c'est le miracle. Laissons donc la Confédéra-
tion balkanique; et tâchons, en attendant le miracle futur qui
changerait tout, de déterminer l'ordre apparent et, pour l'Orient
de l'Europe, de dégager la loi de l'histoire, règle unique et unique
fondement de la politique.
IV
Or, cette loi, pour tout l'Orient européen, il semble bien qu'elle
établisse un particularisme, un individualisme, et, par suite, une
anarchie irrémédiables. Reste à savoir ce qu'est TUriont, jusqu'où
il vient, et si, comme on l'a dit, il commence à Vienne, ou du
moins à quelques lieues de Vienne, à Wiener-Neustadt. L'obser-
vation des faits, môme rapide, montre assez qu'il y a là plus qu'une
simple boutade : l'Orient vient finir, en effet, ou commence tout
près de Vienne, et ainsi s'expliquerait-on que le particularisme y
étant sa loi, pourrait être le sort définitif des peuples dont est
faite l'Autriche-Hongrie. Je sais bien que cette proposition a
quelque chose de paradoxal, et, la première fois que je l'ai enten-
due, j'en ai été moi-même un peu choqué, tant elle va à l'encontre
des opinions reçues. Mais comme celui qui la développait devant
moi est l'homme d'Europe qui connaît le mieux l'Orient, comme
il le connaît pratiquement et politiquement, étant en train d'ac-
complir en pays oriental une grande œuvre, et comme chez lui le
philosophe raisonne avant que le ministre exécute, ses paroles
méritent d'être rapportées. — Voici donc, en substance, la thèse
qu'il soutenait :
« Le fond des institutions de l'Orient, et le fond de la psycho-
l'autriche future et la future Europe. 313
logie de l'Oriental, c'est V individualisme. Entendons-nous. L'in-
dividu qui, en Orient, existe, y existe pleinement; seulement tous
les individus n'y existent pas : les plus forts prennent la place des
autres, et de plus forts encore s'installent par-dessus. En Orient,
la société et l'Etat sont formés d'une multitude de petites in-
dividualités, de petites personnalités collectives^ dont la za-
drouga serbe, par exemple, est un des types. De lui-même, en
lui-même, par lui-même, l'État n'est pas. Une machine admi-
nistrative à l'occidentale, montée sur le modèle français ou s'en
rapprochant, étonne les gouvernés, déroute les gouvernans et,
fmalement, ne fonctionne point. Le roi Milan de Serbie m'a ra-
conté, un jour, qu'il revenait d'une cérémonie nationale où il avait
reçu une centaine de maires ou de chefs de village; il avait causé
avec eux, et l'un d'eux lui avait demandé : « Que peux-tu bien
faire de tous ces employés qui nous ruinent? A quoi servent-ils?
Toi, nous te reconnaissons pour notre roi. Tu es notre père. Mais
laisse-nous nous administrer nous-mêmes, selon nos coutumes. »
De même en Bosnie-Herzégovine; car, nulle part, l'Oriental ne
se hausse jusqu'à l'idée de l'Etat. Il y avait, lorsque nous occu-
pâmes la Bosnie, un h^^ puissant, le beg de Banjaluka, qui vit
maintenant à Constantinople d'une pension que nous lui faisons.
Tout de suite il eut le désir d'être érigé en prince sous notre
suzeraineté Prince de quoi? De toute la Bosnie, peut-être? et il
eût été en position d'y prétendre. Non pas; mais prince de Ban-
jaluka. L'Etat, pour lui non plus, ne dépassait guère les limites
du clan. — Quand je fis mon entrée à Sarajevo, j'avais pour
escorte toutes les autorités religieuses, militaires et civiles. Ames
côtés se tenait un pope de l'Eglise grecque orthodoxe, un géant
qui me dépassait de la tête. Comme nous cheminions ensemble,
il me dit subitement, montrant du doigt ceux qui m'accompa-
gnaient : « Pourquoi nous amènes-tu tous ces fonctionnaires?
C'était bien inutile. Laisse-moi faire. Charge-moi de recueillir
l'impôt, et je te le r(!mettrai. Pas besoin de tant de gens ni de
tant d'affaires! » Vainement je voulus lui faire comprendre
qu'il fallait un ordre, une loi, des formes, des règles : ce fut peine
perdue, et il ne fit que lever les épaules. Voyez : les chefs qui
haranguaient le roi Milan étaient Serbes; le beg de Banjaluka
était Turc et musulman; le pope de Sarajevo était grec orthodoxe;
tous Orientaux, dans la tête desquels vous n'auriez jamais fait
entrer l'idée occidentale de l'Etal un et plus ou moins centralisé.
314 REVUE DES DEUX MONDES.
La conclusion à tirer de là, c'est donc que l'Orient est profondé-
ment et essentiellement particulariste ; que ce que vous nommez à
l'européenne l'Etat n'est ici qu'une juxtaposition de clans; et que
les empires n'y sont, quand les circonstances historiques en for-
gent, qu'un assemblage de petits Etats, d'États de clans, juxta-
posés. »
Puis nous revînmes en Autriche, et mon interlocuteur ne
me dit plus rien, sinon que tout lart et toute la vérité, en poli-
tique, consistent à conformer les institutions des peuples à la
vie ; et qu'il ne s'agit pas de savoir si elles sont théoriquement
les meilleures qui se puissent imaginer, mais bien si elles sont
celles qui s'appliquenl le mieux dans les conditions données. Je
sortis, mais, en m'en allant, je ne pus chasser cette double pen-
sée, que l'Orient est particulariste, et que l'Orient commence à
Vienne. — Et je crois que cette explication de l'Orient peut grande-
ment servir à la connaissance et à l'intelligence de la Monarchie
austro-hongroise.
Pour elle aussi, le particularisme est la loi, et ce n'est qu'une
mosaïque de petits Etats, qui ne sont guère plus, eux-mêmes,
qu'une mosaïque de clans. Elle se divise d abord en deux moitiés:
Autriche et Hongrie , Cisleithanie et Transleithanie ; premier
degré du particularisme. — Deuxième degré • division de cha-
cune de ces moitiés en plusieurs royaumes ou Pays, qui n'est pas
seulement une division administrative en provinces ; pour la Cis-
leithanie : Bohême, Galicie, Trcntin, Tyrol, Frioul, Carinthic,
Carniole, Kiistenland, etc. ; pour la Transleithanie : Croatie,
Slavonie, Fiume, Transylvanie, etc. Et dans chacun de ces
royaumes et Pays, — troisième degré du particularisme, — des
races ou des populations diverses et adverses: en Bohême, Tchè-
ques et Allemands: en Galicie, Polonais et Rutliénes; dans le
Trentin, le Tyrol, le Frioul, Allemands et Italiens; dans le Ktis-
tenland, en Carinthie et en Carniole, Italiens, Allemands et Slo-
vènes; de l'autre côté de la Leitha, dans le nord de la Hongrie,
Magyars et Slovaques; en Transylvanie, Magyars et Roumains,
Saxons, Szekler ; en Croatie-Slavonie , Magyars, Croates et
Serbes; à Fiume, Magyars, Croates et Italiens. Disséminés
partout, mais inégalement, de l'ouest à l'est, des Israélites, nom-
breux jusqu'à former en Galicie un véritable Etat juif (le /^<^/en5/«rt;,
dont quelques-uns caressent le projet, se trouve là tout réalisé),
très nombreux aussi en Hongrie, mais en quelque sorte moins
l'aLÏRICHE future et la future EUROPE. 'il 5
visibles, parce qu'il n'est pas rare qu'ils se marjy avisent, au moins
de nom, — et en adoptant de préférence les grands noms de la
Hongrie; — partout ou presque partout à l'état de communautés
distinctes; quatrième degré du particularisme .
A toutes ces différences du sang ajoutez toutes les dissidences
de la foi, cause toute-puissante d'unité lorsqu'elle unit, iné-
puisable source de divisions lorsqu'elle divise; et voici, outre
les particularismes d'origine ethnique, historique ou politique,
les particularismes d'origine religieuse ; pour la Gisleithanie, en
Galicie, entre Polonais catholiques et Ruthèiics grecs unis; pour
la Transleithanie , dans la Hongrie du nord, entre ces mêmes
Ruthones grecs unis, Slovaques catholiques et Magyars calvi-
nistes; en Transylvanie, entre Magyars calvinistes ou catholiques
et Roumains grecs orientaux; en Croatie-Slavonio, entre Serbes
grecs orientaux et Croates catholiques; en Bosnie-Herzégovine,
enfin, entre catholiques grecs, et musulmans.
Si. du moins, ces divergences s'atténuaient ou sVfFaçaient par
une forte aspiration vers l'unité nationale, dans le sentiment très
fort de l'unité nécessaire de l'Etat! Mais tout au contraire, — et
VOrient particu/ariste se retrouve ici, — les Allemands d'Autriche
n'ont que le sentiment d'un Etat allemand; les Magyars, chez qui
il est porté au plus haut point pourtant, n'ont que le sentiment
d'un Etat magyar; et pour les autres, ils n'ont pas, Slaves, le
sentiment d'un Etat slave, mais le panslavisme , au fond, n'a pas
d'adversaires plus tenaces que tous ces slavismes particuliers, et
ils n'ont, Tchèques, que le sentiment d'un Etat bohème; Polo-
nais, d'un État polonais; Croates, d'un Etat croate; ou Serbes,
d'un Etat serbe. Les Roumains de Transylvanie ne pensent qu'à
un Etat roumain. Quant à l'Etal autrichien, personne peut-être,
— sauf l'Empereur, — n'y a jamais songé. Ou bien encore si
ces peuples n'étaient que dillérens de race et de religion, sans être
mutuellement hostiles! A défaut de l'unité nationale impossible,
on pourrait alors espérer une espèce de paix impériale; mais ils
se jalousent, se méprisent et se détestent les uns les autres. On
sait assez comment se comportent les Tchèques vis-à-vis des Alle-
mands, et les Allemands vis-à-vis des Tchèques. Entre Polonais
et Huthènes, non plus, ce n'est pas seulement des tendresses (ju'on
échange. Les Magyars ont une façon de mener les Slovaques, et
les Slovaques une façon de pnrU'r des Magyars, qui ne sont pas
pour fain' régner entre eux la concorde et l'amour. — Ne cite-t-on
316 REVUE DES DEUX MONDES.
pas ce trait d'un noble Magyar qui, dans une chasse à l'ours,
voyant venir à lui la bête, à peine en avance de quelques pas sur
la ligne des rabatteurs, tira quand même, au risque de tuer l'un
des paysans, et qui, comme son voisin le lui reprochait, répondit
avec une placidité superbe: « Eh bien! après? Ne vaut-il pas
mieux tuer un Slovaque que de manquer un ours? » — Le Slo-
vaque, pour le Magyar, n"a que la forme d'un homme, et tel pro-
priétaire hongrois, qui n'oserait battre un ouvrier de sa race, pro-
fesse hautement que le Slovaque ne peut et ne doit être conduit
qu'avec des coups. De quoi les Slovaques se vengent, quand
l'occasion s'en offre, et de quoi, en attendant, ils ne cessent de se
plaindre, faisant retentir l'Europe des cris de leur indignation (1).
Entre Magyars et Roumains, comme, du reste, entre Magyars
et Croates, on sait que les relations ne sont pas meilleures. Toutes
les nationalités non magyares gémissent sous le joug, suivant
elles, écrasant, de la Hongrie, que quelque injustice de la force
leur a imposé. C'est-à-dire que les Roumains veulent la Transyl-
vanie ou du moins une partie de cette principauté aux Roumains,
et que les Croates veulent aux Croates l'ancien royaume de
Croatie-Dalmatie-Slavonic. Mais, de cet ancien royaume, les
Serbes des Confins militaires, eux aussi, veulent un morceau, que
les Hongrois n'entendent céder ni aux uns ni aux autres. Dans le
monde officiel de Budapest, on estime universellement que la
Croatie jouit d'une autonomie très suffisante, et les plus libé-
raux, parmi les hommes politiques, cj plaçant toujours au point
de vue de l'Etat magyar, consentent tout au plus à ce que Slova-
' ques. Roumains, Croates et Serbes aient, en Hongrie, non plus
sous la Hongrie, des droits de citoyens, plutôt que de sujets
magyars. Nul ne va au delà, du côté magyar ; mais, du côté opposé,
nul ne va jusque-là, et pour Slovaques, Roumains, Croates et
Serbes, être « sujets » ou être « citoyens » magyars, c'est tout un,
puisqu'ils ne sont pas Magyars et tiennent comme à leur vie, da-
vantage peut-être, à ne le point devenir. En même temps, et sub-
sidiairement, les Serbes tiennent à n'être pas des Croates, les
Croates à n'être pas des Serbes. Non seulement, — bien que
l'union, de longtemps proclamée, soit réglée depuis trente ans
par un compromis, — l'unité n'est pas faite (et ce compromis lui-
même en est une preuve) de la Croatie et de la Hongrie ; mais elle
(1) Voyez Alexandre Papkoff, l'Esclavage au centre de l'Europe, Saint-Péters-
bourg, 1889.
l'aUTRICHE future et la future EUROPE. 317
est si loin d'ôtre faite entre Croates et Serbes qu'ils ne s'accordent
pas sur le nom à donner à la langue qu'ils parient. M. de Kâllay
ayant, dans une séance des Délégations, prononcé le mot de langue
serbo- croate, se vit violemment interrompu et fut obligé de répon-
dre : « Choisissez donc un nom unique, je m'engage volontiers à
m'en servir; mais pour l'instant, comme je ne puis dire : la langue
croate, sans froisser les Serbes, ni la langue serbe, sans blesser les
Croates, je répète : la langue serbo-croaU. » — Et ce sont encore
autant de particidarismes dans le parlicularhme.
Rien, nulle part, ne pousse, n'achemine, même de loin, vers
une unité nationale quelconque les peuples de la Monarchie
austro-hongroise. Pas plus que l'union secondaire de la Croatie
et de la Hongrie, l'union supérieure de la Hongrie et de l'Au-
triche n'a pu porter ce fruit. S'il est permis d'user de termes aussi
barbares, l'Autriche, évidemment, ne songe point à se magya-
riser, mais chaque jour, au contraire, la Hongrie se désautrichia-
nise. L'association, au lieu de se resserrer, se relâche et, sans que
personne veuille la rupture, on ne voit agir de forces que dans
le sens de la dissociation, tout au moins de la distinction : l'Au-
triche faisant un, et la Hongrie, deux. Avec une ténacité, une
habileté, une fertilité d'invention merveilleuses, sous tout pré-
texte et à tout coin de rue, le gouvernement hongrois traque et
expulse les souvenirs autrichiens. Le plan de rcmagyansation
de Budapest apparaît, méthodiquement conçu, méthodiquement
exécuté; et, dans la traditionnelle promenade où vos hôtes vous
font admirer les agrandissemens, embellissemens, constructions
et... démolitions de leur ville, regardez bien; ce ne sont pas les
démolitions qui sont le moins intéressantes. Devant la porto môme
de la Présidence du conseil, entre ce palais et celui de l'archiduc
Joseph, au milieu de l'étroite place, en une sorte de clocheton
gothique, assez vilain d'ailleurs, s'élève la statue, particulièrement
déplaisante aux Hongrois, du général autrichien Ileindsieek. Or il
se trouve, comme par hasard, que l'on est contraint d'élargir et la
Présidence du conseil qui occupe l'une des faces, et le palais de
l'archiduc qui occupe l'autre, et le Palais royal, qui les relie sur l'un
des côtés, de telle façon que, pris et écrasé entre les trois, le pau^Te
Heindsieck va fatalement être condamné ;\ disparaître. Cependant,
presque vis-à-vis, au bout dos jardins du Palais, est le monument
érigé aux honvrds hongrois et à leur chef, le vieux Gcorgey :
à celui-là, on ne touche pas; ici, il n'y a rien à bàiir.Mais sur la
318 REVUE DES DEUX MONDES.
rive opposée du Danube, où est Pest, on vous montre une vaste
caserne : c'est dans une de ses cours que furent fusillés les « mar-
tyrs de l'indépendance )>,et à leur tête, le comte Batthiâny : tout
juste en cet endroit, on a besoin de construire; la caserne autri-
chienne va disparaître, comme la statue du général autrichien.
Et, à chaque fois, c'est un peu de l'Autriche qu'on efface, c'est une
trace d'effort unitaire qu'on recouvre, c'est un pied de particula-
risme qui repousse. — Comment ne pas penser à ce que m'a dit de
l'Orient, à ce que m'a laissé deviner de l'Autriche-Hongrie,
l'homme qui les connaît si bien? L'Orient, il est là, après ce
coude où le fleuve, surplombé par des rocs violets et roses, semble
tout à coup s'étaler en une nappe qui donne l'impression de la
mer; à ce détour, l'Orient rejoint l'Europe, et, à ce détour, la
question d'Orient se mêlant à la question austro-hongroise, elle
se développe dans toute son ampleur et devient la plus vaste et
la plus redoutable des questions européennes.
Reprenons maintenant, au point de vue international et
européen, les trois solutions hypothétiques que nous avons exa-
minées au point de vue national et autrichien: \'^ transformation
du dualisme en trialisme; 2" transformation en fédéralisme;
8° dissolution de la Monarchie et constitution, sous la présidence
de la Hongrie, d'une Confédération balkanique.
Tout d'abord, la monarchiedualiste, transformée, parl'accession
de la Bohême à l'égalité dans la souveraineté, en monarchie tria-
liste, resterait-elle pour la politique internationale le facteur qu'elle
était, et, plus particulièrement, qu'elle a été depuis vingt ans? Ou
bien, plutôt, d'un élément allemand qu'elle était en Europe, sous
l'influence de la Bohême, État slave, ne tendrait-elle pas à s'y com-
porter comme un élément slavel Ne subirait-elle pas beaucoup
moins l'attraction de l'Allemagne, et beaucoup plus l'attraction de
la Russie ?Cela dépend naturellement et de la place que la Bohême
saurait prendre dans la Monarchie modifiée, et de la mesure dans
laquelle elle réussirait à la slavi.ser,ei enfin (car la dynastie, qu'on
ne l'oublie pas, jouerait en cette affaire un rôle très important), de
l'aptitude que montrerait et de la bonne volonté que mettrait la
maison de Habsbourg à se dégermaniser pour se slaviser elle-
même. — Mais ce qui est infiniment probable, c'est que, si cette
l'aUTRICHE future et la future EUROPE. 319
tendance à se laisser attirer par la Russie s'aflirmail dans la mo-
narchie trialiste, une scission ne tarderait pas à se produire eu elle,
ou du moins elle serait tiraillée en deux directions contraires,
l'Autriche et la Hongrie se tournant vers l'Allemagne tandis que
la Bohême se tournerait vers la Russie, et les unes poussant d'au-
tant plus à gauche que l'autre irait d'autant plus à droite. Qui
l'emporterait? Les distances, en ce cas, ne sont point à négliger,
et c'est la géographie qui répond. La Russie n'est pas toute
proche; les Tchèques, les Slaves de Bohême, sont séparés des
Russes, autres Slaves, par les Polonais, troisième espèce de
Slaves; quoi qu'on ait pu faire en ces derniers temps pour récon-
cilier les frères ennemis, entre la Russie et la Bohême, s'étend
le fossé polonais : il y a une large solution de continuité. En
revanche, entre l'Allemagne et les districts allemands de la
Bohême, continuité et contiguïté absolues : et de même, entre la
Bohême allemande et les autres pays allemands de l'Autriche :
9 millions d'Allemands d'Autriche s'appuient sur la base solide
de 50 millions d'Allemands d'Allemagne. — D'incidence en inci-
dence, il serait curieux, et inquiétant pour l'équilibre européen,
que le triomphe des revendications de la Bohême en Autriche
aboutît, en fin de compte, à un nouvel accroissement de l'Alle-
magne en Europe; or, c'est une conséquence indirecte, nullement
certaine, mais nullement impossible, et qu'il faut prévoir, avant
de marquer aux Tchèques, — si digne d'intérêt que paraisse leur
cause, — de trop vives et trop actives sympathies.
Le trialisme, à son tour, se transformant en /ec^eV«/«me, les
mêmes périls subsisteraient et seraient encore aggravés. Dans le
trialisme, en effet, les Tchèques de Bohême, tout Slaves qu'ils
se sentent, se montreraient, on peut l'espérer, assez Autrichiens
pour forcer à rester Autrichiens eux aussi, en ne leur donnant
pas de prétextes à vouloir cesser de l'être, leurs voisins, les Al-
lemands de Bohême ; et après tout, ce régime serait fondé sur •
V histoire, où il y eut un royaume de Bohême, qui était non seule-
ment tchèque, mais à la fois tchèque et allemand. Le fédéralisme,
lui, se fonderait sur la race, et dès lors, grâce à lui, l'attraction
de la Russie sur les parties slaves, de l'Allemagne sur les parties
allemandes de l'Autriche, s'exercerait pleinement et peut-être ir-
résistiblement ; si fort que le gros aimant s'attacherait peut-être
ce qu'il attirerait. Ce serait du coup que, suivant une métaphore
retentissante,^ la pointe de l'épéed'Arminius pourrait arriver jus-
320 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à l'Adriatique » et que l'Europe pourrait être coupée en deux
par une Allemagne qui la barrerait de ses mers du Nord à ses
mers du Sud. Mais on pense bien que « l'épée d'Arminius » n'at-
teindrait pas ainsi l'Adriatique sans rencontrer l'épée italienne
dirigée vers Trieste, l'épée russe étendue au-dessus des popula-
tions slaves de la péninsule des Balkans, et — qui sait? — d'autres
épées encore. — En tout état de cause, un agrandissement, aux
dépens de l'Autriche, soit de l'Allemagne, soit de la Russie,
— agrandissement territorial ou simplement moral, disons di-
plomatique, — romprait entièrement ce pauvre équilibre euro-
péen déjà si chancelant et si compromis. La disparition ou, s'il
y a manifestement excès à parler de disparition, la simple dimi-
nution de TAutriche-Hongrie creuserait, au centre de l'Europe,
un vide qui ne serait pas rempli, môme si l'on parvenait, — et
rien n'est moins établi, — à constituer, un peu plus au sud, un peu
plus à l'est, sur le moyen Danube et dans les Balkans, une puis-
sance de rang égal, car, la position géographique de cette puis-
sance n'étant pas la même, son poids politique ne serait pas le
même, et, pour tout dire d'un mot, située là, elle serait beaucoup
plus orientale qu'européenne.
Au demeurant, on peut encore concevoir, sans se faire illu-
sion sur sa solidité ni sur sa vitalité, une Autriche-Hongrie fédé-
raliste^ puisque, sans se faire illusion non plus sur la solidité ni
sur la résistance de ce lien, on sait que le commun amour du
souverain commun est un trait d'union entre les multiples natio-
nalités de la Monarchie. Et, à la vérité, si François-Joseph était
immortel, peut-être une Autriche-Hongrie fédéraliste pourrait-
elle vivre et durer. Le malheur est qu'il a déjà un demi-siècle de
règne, et qu'il ne laissera, après lui, que de lointains héritiers,
l'archiduc François-Ferdinand ou l'archiduc Othon. Mais enfin
l'hypothèse d'une Autriche -Hongrie fédéraliste, toutes réserves
faites et toutes craintes exprimées, n'est pas en soi inadmissible.
Au contraire, l'hypothèse d'une Confédération balkanique, —
d'où l'Autriche serait exclue, et à laquelle manquerait même ce
frôle support d'une dynastie respectée et aimée, — ne tient pas
debout un seul instant. Cette grande puissance des Balkans, quelle
force au monde la créerait, si la même force qui divise les pays
de la Monarchie austro-hongroise et empêche qu'un Etat vraiment
un y puisse être réalisé divise aussi, et bien plus encore, tous
ces royaumes ou principautés : Monténégro, Serbie, Roumanie,
l'aUïRICHE future et la future EUROPE. 321
Bulgarie; s'ils contiennent encore plus d'Orient, autrement dit
plus de particularisme, que n'en contiennent les royaumes ou
Pays de l'Autriche-IIongric? Ils ont déjà quelque peino ù se
tolérer tels qu'ils sont; comment la Serbie permettrait-elle à la
Roumanie de prendre le pas sur elle; et la Roumanie, comment
permettrait-elle à la Bulgarie de la rattraper? Non ; la Serbie ne
laisserait pas passer devant elle la Roumanie, qui ne le céderait
pas à la Bulgarie ; et toutes les trois ensemble arrêteraient la
Hongrie, qui les rejetterait toutes les trois en arrière. Le jour
où l'on s'aviserait de les marier, on les brouillerait à mort, et de
ce jour, s'ouvrirait dans les Balkans l'interminable série des
compétitions et des hostilités que nous faisons tout pour en-
dormir.
Dans ces querelles, d'abord localisées, l'Europe, puissance à
puissance, serait bientôt amenée à intervenir; la Turquio. que
ses victoires sur la Grèce ont secouée de sa torpeur, n'assisterait
pas inditîérente à l'enfantement d'une Confédération balkanique,
ou d'une grande Roumanie, ou d'une grande Bulgarie, ou d'une
grande Serbie, ou d'une Hongrie envahissante. La Russie ne
souffrirait pas qu'une grande Roumanie vînt la couper de sa
clientèle slave des Balkans; qu'une grande Hongrie accaparât et
exploitât cette clientèle; qu'une Confédération balkanique pût se
former, qui ne fût pas sous sa tutelle et de sa suite. L'Allemagne,
— tout étant changé par les changemens survenus en Autriche, —
pourrait être tentée de reprendre une parole qui, comme toutes
les paroles humaines, ne fut dite que pour un temps et de trouver
que ceci ou cela, dans la Péninsule ou ses dépendances, vaut
bien « les os d'un grenadier poméranien ». Et, de la sorte, nous
aurions devant nous une longue perspective d'anarchie et de
guerre.
Ce triste avenir de l'Europe, nous y louchons déjà, si le devenir
de la Monarchie austro-hongroise reste aussi incertain. L'anarchie
autrichienne, si elle s'exaspère et revêt la forme aiguë, c'est, dans
un délai qu'on ne saurait fixer, mais trop brel en tous cas, la guerre
européenne. — Qui fera doncque cette anarchie ne s'exaspère pas?
Qui donc tirera du cercle vicieux, où elle tourne sans issue, l'Au-
triche tout ensemble obligée de composer un seul Etat, fùt-il en
deux ou trois personnes, ou plus, et décomposée en autant de par-
ticuhirismes que de pays ou de provinces? Et cependant, ce cercle
vicieux, il fuut que quelqu'un, de quelque manière, le brise. H
TOME CXLVUI. — 1898. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
faut que quelqu'un invente quelque mode d'existence nationale,
où tous ces fragmens de nations puissent, sinon se souder, du
moins s'emboîter, se coller et tenir, — ce que tiennent nos ar-
rangemens et nos combinaisons. — Et si ce mode nouveau ne
satisfait pas l'esprit, s'il n'est pas « rationnel », s'il ne se classe
dans aucune catégorie connue, tant pis, ou peut-être tant mieux!
Quand Deâk eut fait adopter le Compromis austro-hongrois :
(( Grâce à Dieu, dit-il, il vivra : il n'est pas logique! » Et le
Compromis a vécu, et par lui l'Au triche-Hongrie a vécu : la vie
souvent n'est pas « logique ». Est-il usé? a-t-il donné tout ce
qu'il contenait? Qu'on le remplace alors par un autre illogisme,
qui vive, comme lui, et qui fasse vivre.
Trois choses, en effet, doivent ressortir de cette étude :
l'extrême difficulté, pour l'Autriche-Hongrio, de continuer à être
ce qu'elle est; son impuissance a être autrement; la nécessité
qu'elle soit. Il faut une Autriche en Europe. Voilà le prin-
cipe à poser; et puisque la question austro-hongroise est à plu-
sieurs égards et sur plusieurs points reliée à la question d'Orient,
de même que l'Europe, quels que soient les bouleversemens de
la Turquie, s'efforce de maintenir l'intégrité de l'Iimpire ottoman,
de même, quelles que puissent être les révolutions nationales
ou intérieures de l'Autriche, à travers le trialisme et le fédéra-
lisme et toutes les épreuves qu'elle peut subir, il faut tâcher,
pour l'ordre européen, pour la paix internationale, — n'y trou-
verions-nous que du répit, non le repos, et ne fût-ce un bien que
par le mal différé, — de gagner trente ans, vingt ans ou dix ans
encore (la politique ne porte guère plus loin), en maintenant,
coûte que coûte, l'intégrité de la Monarchie austro-hongroise.
Charles Benoist.
AU CANADA
L'EDUCATION ET LA SOCIETE
I
Il me serait presque impossible de donner à mes lecteurs une
idée juste et vivante de la société contemporaine au Canada
français, sans leur rappeler en même temps sur quelles bases
s'est établie cette société, quels élémens sont entrés dans sa for-
mation. Au fond c'était et c'est encore en miniature la société
française de l'ancien régime. Le seigneur, proprement dit, a dis-
paru devant la conquête étrangère, mais on dira la seigneurie et
la noblesse tant que les manoirs resteront debout, tant qu'il sub-
sistera des fonctionnaires et un haut clergé. En réalité la sei-
gneurie, dans l'acception féodale du mot, est aujourd'hui la
paroisse, et l'organisation paroissiale demeure la base de lorgani-
sation municipale, l'érection de la paroisse religieuse précédant la
constitution de la municipalité. Cest seulement quand l'évêque
a organisé une paroisse que le décret d'érection est soumis à des
commissaires de l'Etat qui tiennent compte de ce qui a été fait et
ordonné par les autorités ecclésiastiques (1). Ceci suffit à indiquer
la prépondérance que conserve le clergé, prépondérance dont il
ne faudrait peut-être pas qu'il abusât dans l'avenir, car la dîme
et certaines autres taxes réclamées par l'Église commenccnl fi
paraître onéreuses.
(I) Voir re.\ri'IIcn( [x-lil inaniicl de Droit firit/ue de C.-.l. N[;ij,'n;\n, profcssonr à
l'Ecole norrimlc L.ival, (|ui renIVniie les notions les plus précises sur i"ori;,mi<,ilioa
l)olilii|ue, munici|talc, paroissiale, scolaire du Canada français.
324 REVUE DES DEUX MONDES.
Le curé détient les registres de l'état civil, il a le droit de vi-
siter les écoles de sa paroisse et d'en examiner les livres. Sa situa-
tion présente est à peu près celle qu'il possédait chez nous avant
la Révolution. Et, dès leur bas âge, les enfans apprennent que le
peuple canadien, cédé à l'étranger, non pas conquis, doit d'exister
encore à l'action bienfaisante du clergé, du prêtre patriote qui
seul ne l'a pas abandonné ; on lui dit que se dévouer à l'Eglise,
c'est se dévouer à la patrie. La reconnaissance à l'Eglise entre
pour une large part dans cette devise gardée par un castor sur les
armes nationales : Je me souviens. Il est vrai que la dette est
énorme. Le prêtre, on le retrouve à la tête de tout, d'un bout à
l'autre de cette histoire si curieuse, si embrouillée par les vagues
et arbitraires concessions de territoires que faisaient, chacun de
son côté, les gouvernemens de France et d'Angleterre. Tous les
deux, pendant un siècle et demi, se disputèrent la propriété de
l'Amérique du Nord, l'Angleterre au nom de la découverte des
Cabot en 1498, la France en vertu du voyage de Verazzano en 1524,
Henri IV, Louis XIII, Jacques P"" disposant à tort et à travers
de terres dont ils n'étaient pas bien sûrs d'être possesseurs.
Les récollets, les jésuites, les sulpiciens connaissaient en
revanche de visu le théâtre du conilit, s'y étant transportés de
bonne heure, associés aux premières découvertes, et mêlés à
toutes les fondations: ils dominèrent sans peine les colons, culti-
vateurs et soldats. J'ai déjà parlé du magnifique régiment de
Carignan-Salières qui, envoyé au secours de l'empereur d'Alle-
magne pour battre les Turcs, s'était couvert de gloire en Hongrie
et avait servi sous Turenne ; il se fixa dans la colonie après
l'avoir défendue et l'énergie qu'il avait d'abord montrée au feu
semble s'être concentrée ensuite sur le devoir d'accroître la popu-
lation le plus promptement possible. Presque tous les officiers
appartenaient à la noblesse, ils reçurent du roi des seigneuries,
tandis que leurs hommes se groupaient autour d'eux comme
censitaires et « habitans ». Ce mot d'habitant, qui s'est perpétué
jusqu'à nos jours, exprime une idée de permanence, de stabilité.
L'habitant ne sortait pas sans son fusil, ayant toujours en per-
spective la chance d'être surpris par les sauvages ennemis, au
milieu de ses travaux, trop heureux s'ils lui laissaient le temps de
se réfugier dans les forts dont le pays était couvert. Ces ouvrages
palissades et armés enfermaient ordinairement l'église et le ma-
noir seigneurial. En cas d'alarme la population s'y entassait et
AU CANADA. 325
quelques-uns de ces petits forts furent immortalisés par d'hé-
roïques résistances. Témoin Daulac qui, avec seize de ses com-
pagnons, des jeunes gens de Montréal, et cinq ou six sauvages
dévoués, barra le passage aux Jroquois partis pour assiéger
Québec en l(j60. Lo fort du Long-Sault où ils se retranchèrent
n'était qu'une méchante palissade, de construction indienne. Il
tint néanmoins dix jours entiers et les Iroquois en l'emportant
n'y trouvèrent que des cadavres, mais cette longue défense d'une
poignée de braves sans vivres, mal retranchés derrière de simples
pieux contre sept cents agresseurs, les découragea de s'attaquer
aux murailles et à la garnison de Québec. Daulac triompha donc
au prix accepté par lui et par ses camarades, le jour où, avec le
consentement du gouverneur Maisonneuve , ils avaient , après
une communion publique, fait le sacrifice de leur vie. Peut-on
s'étonner de la valeur des milices qui comptaient dans leurs rangs
des hommes de cette trempe?
Le goût de l'aventure s'ajoutait et s'ajoute encore au courage
chez tous les Canadiens; peu capables de persévérance dans le
travail, ils trouvent plus de plaisir à chasser qu'à conduire la
charrue, et l'intimité des premiers colons avec les Indiens dont
ils partageaient les goûts s'explique ainsi. C'est un des traits qui
établissent une différence fondamentale entre les commencemens
de la Nouvelle-France et ceux de sa proche voisine, la Nouvelle-
Angleterre. Jamais les Anglais ne se familiarisèrent avec les
aborigènes, ils n'eurent jamais d'eux le moindre souci, les refou-
lant, les supprimant aussitôt qu'ils le pouvaient, maintenant tou-
jours d'implacables distances entre ces vaincus et la race victo-
rieuse. L'Indien, sous le joug anglais, n'avait aucuns droits
reconnus ; les Français pratiquèrent à son égard un système tout
différent où la charité entrait pour beaucoup. 11 ne faut pas
oublier que l'occupation du Canada impliquait un ministère reli-
gieux à remplir envers des peuplades barbares et dégradées. Or,
c'était simplement la liberté de penser à leur guise qu'étaient allés
chercher les puritains rebelles au despotisme du gouvernement
et de l'église établie de leur pays. L'esprit des deux colonies
était donc absolument opposé : d'un coté, aristocraticjue et mili-
taire; de l'autre, civil et commercial. Dès les premiers temps de
leur installation sur le rocher de Plymouth, les Américains de
l'avenir se proposèrent d'agir en dehors de la métropole, de se
gouverner seuls le plus possible et à tout risque; tandis que les
326 REVUE DES DEUX MONDES.
gens de la Nouvelle-France, bien éloignés de toute initiative,
attendaient l'ordre du roi et vivaient sous l'influence directe du
prêtre. L'autorité de celui-ci, selon la politique de Louis XIV,
devait faire contrepoids aux autorités civiles , de même que la
puissance occulte de l'intendant tenait en échec la suprématie
déclarée du gouverneur, tous ces pouvoirs étant d'ailleurs
réunis dans sa main paternelle et royale. Il s'ensuivit pour les
trafiquans et les pêcheurs de la Nouvelle-Angleterre, renforcés
par l'affluence toujours grossissante de l'immigration, une ère de
prospérité rapide; pour la Nouvelle-France au contraire, que le
roi craignait de peupler au détriment de la mère patrie, une
colonisation très lente, une dépendance absolue, et une pauvreté
qui, d'ailleurs, à défaut de puritanisme, fut longtemps la gar-
dienne des mœurs.
Pendant que les Pères pèlerins, uniquement préoccupés de
gain et de liberté, réussissaient à vivre par leurs propres forces,
les Français du Canada, ne songeant qu'à l'honneur, ambitieux
de places, de commandemens, de tilres, se bornaient en fait de
besogne manuelle à l'agriculture. Le roi jugeait que les indu-
stries coloniales pourraient faire tort aux industries françaises.
Non pas qu'il défendît le commerce ; il avait même décrété que ses
gentilshommes pourraient s'y livrer sans déroger, mais c'était avec
des restrictions telles que les tentatives naissantes se trouvaient
aussitôt paralysées. Les femmes et filles d'habitans, aussitôt pour-
vues de métiers à tisser, fabriquèrent d'excellentes étoffes dont on
use dans le pays aujourd'hui encore; ^I""" de Hepentigny, femme
du brave officier de ce nom, avait appris de prisonniers anglais
achetés aux sauvages l'art de hier le colon; elle inventa de faire
de la toile avec de l'ortie et avec de l'écorce de bois blanc; tou-
tefois les Canadiens n'avaient le droit de tisser que pour leurs be-
soins personnels. Le commerce unique, celui qui absorbait l'acti-
vité de la colonie, était celui des fourrures. Il y avait à Tadoussac,
à Trois-Rivières, à Montréal des foires où les sauvages appor-
taient les peaux de bêtes tuées pendant l'hiver, la Compagnie des
Cent Associés possédant le monopole de la traite. On ne put
empêcher cependant, vu la pauvreté générale, les hommes jeunes
et actifs de la colonie, de se faire une ressource de la chasse et de
trafiquer directement avec les Indiens. Pour régulariser le mal,
Louis XIV, qui suivait très attentivement dans les moindres dé-
tails tous les gestes de ses lointains sujets, accorda des patentes
AU CANADA. 327
à certains particuliers, mais de ces patentes, plus d'un se passa;
l'espi^ce vaillante, pittoresque, romantique, tant vantée, tant
chantée du coureur de bois surgit, proche parente du bandit, si
l'on veut bien admettre des bandits-gentilshommes.
Entre le coureur de bois et le sauvage, l'intimité était des plus
étroites; ils faisaient ensemble de belliqueuses excursions chez
les fermiers de la Nouvelle-Angleterre qui racontent encore les
scènes de pillage que dirigèrent les « gertilshommes français »
et, à les en croire, certains prêtres catholiques. Il est très vrai
que la surveillance du jésuite ou du prêtre des missions étrangères
s'exerça jusque dans les expéditions de cette sorte, mais les
historiens protestans en ont pris prétexte pour des calomnies; ils
ne veulent pas admettre que le but du missionnaire en suivant la
horde déchaînée était d'empêcher autant que possible des atro-
cités toujours menaçantes. Le sauvage converti était soumis au
prêtre comme un petit enfant; encore fallait-il qu'il n'eût pas
goûté à Teau-de-vie qui faisait de lui un fou furieux. Ce fut le but
constant du clergé que d'empêcher l'Indien de boire; la guerre
violente entre M-'' de Laval et le gouverneur Frontenac n'eut point
d'autre cause. Cette fois le gouverneur fut soutenu par la poli-
tique de Colbert qui refusa de supprimer complètement un trafic
d'où sortaient de grandes ressources pour la colonie. Il alléguait
que les Indiens habitués à l'eau de feu iraient en demander aux
Anglais et aux Hollandais. Que pouvait le clergé? Multiplier les
excommunications, les refus de sépulture, user même des châti-
mens corporels qui tombaient indistinctement sur les Peaux
rouges et blanches sans provoquer de révolte, mais aussi sans
amener de repentir sérieux. Le jeu, l'eau-de-vie, tels étaient les
vices de l'Indien, vices partagés par le coureur de bois.
Chez l'habitant régnaient en revanche toutes les vertus patriar-
cales. Les familles étaient nombreuses, presque à l'état de tribus,
les parens qui tardaient à marier leurs enfans se voyaient mis à
l'amende, tandis qu'un « don du roi «récompensait toute fille mariée
dès l'âge de quinze ou seize ans, sans préjudice de la dot assurée
?i chacune des fiancées qui arrivaient par cargaisons sur les na-
vires de France et que les colons recevaient de la main des reli-
gieuses. La suHir Marguerite Bourgeoys s'acquittait naïvement
de cette besogne d'entremetteuse à Montréal : elle habitait la
maison des filles d'honneur et présidait auxentrevues; une pieuse
veuve, M""= Bourdon, s'était chargée du même soin ;\ Québec. Bien
328 REVUE DES DEUX MONDES.
entendu les dois variaient selon la qualité des personnes, mais
on se trouvait riche alors avec peu; exemple le contrat de Mag-
deleineBochart,sœurdu gouverneur de Trois-Rivières, où figurent
deux cents francs d'argent, quatredraps, deux nappes, sixservietles,
un matelas, une couverture, deux plats, six cuillères, six assiettes
d'étain, un pot, un chaudron, une armoire, une table, deux esca-
beaux, une huche, une armoire et une paire de cochons. C'était
là un grand mariage ; il appartient au temps où les colons, peu
nombreux, étaient triés sur le volet. Le roi facilita ensuite ce
qu'il avait d'abord réprimé, il ouvrit la porte à tous pêle-mêle,
sauf aux protestans qui eussent transporté en Amérique les forces
vives dont la révocation de l'édit de Nantes privait la France.
Louis XIV montra en ceci moins de libéralisme que tels de ses
prédécesseurs, Charles IX ayant permis à Coligny do fonder un
établissement calviniste dans la Floride (1) et Henri IV s étant
intéressé à l'entreprise du sieur de Monts en Acadie.
Le Canada, librement ouvert, cessa d'être ce qu'il avait été
d'abord, une sorte de communauté religieuse. Le temps vint où
la mode de Paris, au rouge près, fut suivie à Québec, Dans le
récit de son voyage, fait au xviii*^ siècle, un très perspicace obser-
vateur suédois, Kalm, s'étend sur le charme des femmes de cette
ville, quoiqu'il trouve cell^^s de Montréal plus belles, plus sérieuses
aussi; mais il ajoute que les Québecquoises ont à un plus haut
degré l'usage du monde et que leur laisser aller aimable plaît par
son innocence môme. Il reconnaît que les Canadiennes sontenclent
aux soins du ménage; toutes, sans exception de rang, vont au
marché. Leurs magnifiques chevelures sont pour elles l'objet d'un
(1) Cette e^cpédition ne réussit pas; la jalousie des Espagrnols conspira contre
la colonie naissante. On connaît l'horrible épisode des huit cents Français qui,
s'étant livrés sur parole, furent poignardés un à un par ordre de Menendez. Leur
chef, un brave marin de Dieppe du nom de Ribaut, fut écorché vif et sa peau en-
voyée à Séville. Tous les cadavres, avant d'être brûlés, se balancèrent à des arbres
auxquels on attacha l'inscription suivante : « Ceux-ci n'ont pas été traités de la
sorte comme Français, mais comme hérétiques et ennemis de Dieu. »
Catherine de Médicis laissa passer cet atlront sans le punir, en haine des hu-
guenots; ce fut un simple particulier, marin hardi, bon cathollipie au demeurant,
le chevalier de Gourgues, qui vengea l'honneur national. 11 vendit tous ses biens,
arma trois navires, gagna l'Ile de Cuba, puis la Floride où il se ligua avec les sau-
vages mal disposés envers les Espagnols. Ceux-ci venaient d'ajouter deux forts à
celui qu'ils avaient enlevé aux Français. AI. de Gourgues les prit tous les trois et
tailla en pièces la garnison, sauf quelques hommes que, pour l'exemple, on pendit
aux mêmes arbres où avaient été accrochées naguère les victimes de France. Puis,
à la place de l'ancienne inscription, furent attachés ces mots : « Je fais ceci non
comme à Espagnols, mais comme à traîtres, voleurs et meurtriers. »
AU CANADA. 329
soin particulier. Gaio, vive et spirituelle, la Québccquoise est par
l'éducation et les manières une vraie dame française, mais Kalm
lui reproche un défaut grave, la manie d'épouser l'étranger au
débarqué, ce qui ôte des chances aux demoiselles de Montréal.
Les jeunes filles canadiennes rappellent encore les descriptions de
Kalm. Moins émancipées que les autres Américaines, elles sortent
seules cependant et ont des privilèges dont ne jouissent pas les
Fran(;aises de leur âge. J'eus la bonne fortune à Québec de les voir
réunies en grand nombre pour une fête qui, plus qu'aucune autre,
était de nature à les faire valoir : un imprésario yankee avait
monté avec leur concours ce qu'il appelait la parada. Ce joli spec-
tacle fut donné au profit d'une milice canadienne nouvellement
organisée. Il ne fallut que huit ou dix répétitions pour mettre ces
demoiselles en état de figurer dans des tableaux et des danses de
caractère qui m'ont laissé un souvenir très particulier de beauté,
d'aisance, d'aplomb et de talent. Je me rappelle entre autres un
menuet dansé avec les atours et toute la majesté du grand siècle,
des figures de ballet militaire où la précision ne faisait aucun tort
à la grâce. Qu'aurait dit de voir figurer les brebis de son trou-
peau sur les planches d'un vrai théâtre, ouvert au public, le
terrible évéque Ms'" de Saint- Vallier, si rigoureux contre les bals,
les comédies, les toilettes? Il imposait au gouverneur Denonville
et à sa femme une règle de conduite quasi monastique, proscri-
vant toutes les fêtes, défendant aux jeunes filles les robes décol-
letées, les fontangcs et la danse, sauf en présence de leur mère et
avec des personnes de leur sexe. Le premier bal donné au Canada
le 4 février 1667 fut un sujet de scandale au dire des jésuites
dont la querelle avec Frontenac vint en partie de ce que le gouver-
neur avait fait jouer la comédie, notamment Tartufe. Sans doute
cette tyrannie s'est relâchée; cependant plusieurs des demoiselles
mêmes qui avaient figuré dans la parada m'ont assuré qu'aucun
confesseur ne tolérait encore les danses tournantes. CqHc parada
fut une escapade accomplie en masse, excusée en faveur de son
but, et pour laquelle apparemment on n'avait pas demandé de
permission.
Si le clergé s'oppose aux danses tournantes dans les salons, il
admet parfaitement dans les campagnes les danses rondes qu'ac-
compagnent les vieux airs de France; c'est qu'elles sont dansées
avec une grande retenue: au lieu de la vieille formule ((embrassez
celle que vous voudrez », on dit (v saluez »; et le baiser tourne en
330 REVUE DES DEUX MONDES.
révérence. Les couplets ont été, à l'époque où ils franchirent
l'Océan, expurgés de toutes les gaillardises qu'ils renfermaient sur
l'autre rive ; mais la chanson, d'ailleurs, reste intacte, telle que les
ancêtres l'ont apportée de Poitou, de Bretagne ou de Normandie,
avec quelques modifications parfois dans le rythme qui semble
s'être comme élargi devant de plus vastes horizons ou pénétré de
la mélancolie des imposantes solitudes. L'une de mes meilleures
soirées fut passée chez un excellent musicien, qui est aussi ar-
chéologue de mérite et causeur plein d'esprit, à entendre de
charmantes voix dire des chansons du pays où je retrouvais les
refrains villageois de mon enfance. La Claire Fontaine d'abord,
qui est l'air national du Canada tout autant que :
Vive la Canadienne !
Et ses jolis yeux doux !
Puis les chansons favorites de la veillée, celle dont le bûcheron
remplit les échos de la forêt, celle que le voyageur solitaire se
chante en canot sur la cage, sur le radeau de bois flotté : A Saint-
Malo, beau port de mer, Dans les prisons de Nantes, En revenant de
la jolie Rochelle, et ceci qui vous fait sentir pour ainsi dire la fraî-
cheur des brises du grand fleuve :
V'Ià l'bon vent! v'ià le joli vent!
Via rbùu vent, ma mie m'appelle.
Elles seraient innombrables, ces chansons rustiques. M. Ernest
Gagnon a choisi les plus originales, les a écrites telles qu'il les
entendait de la bouche des habitans, puis publiées avec annota-
tions, en indiquant leurs sources, les formes de langage, les tours
particuliers, la révélation des traits de mœurs et de caractères
qu'elles contiennent. Cest un ouvrage de réelle valeur, où l'on a
déjà beaucoup puisé.
— Presque tous nos chants populaires, fait observer M. Gagnon,
se rapprochent de la tonalité grégorienne.
Il ne veut pas voir dans cette tonalité un reste de barbarie et
d'ignorance, mais une des formes infinies de l'art, forme parfaite-
ment rationnelle et propre à l'expression des sentimens religieux.
« — Remarquez que le violon est le seul instrument connu dans
les campagnes; point dinstrumens à sons fixes, de musette, de
vielle, de biniou, auxquels on pourrait faire remonter une certaine
éducation de l'oreille. Lorsque le peuple chante, il obéit sans le
savoir à un ordre créé par le rapport existant entre les choses vi-
AU CANADA. 331
sibles et les choses invisibhes, son chant subit l'action de tout ce qui
l'entoure, climat, habitudes, circonstances. En écoutant le peuple
canadien on devine sa piété, sa simplicité, sa foi profonde (1). »
Tandis que j'évoque avec un souvenir reconnaissant et doux
cette « soirée de Québec », il me semble entendre encore le chœur
à trois voix qui me fut chanté par l'auteur et par ses filles, très
bonnes musiciennes, mais sans plus de prétentions d'ailleurs que
n'en doivent avoir les rossignols :
Courez, Joyeux cortèf^'e, raquette agile, traîneau léger,
Sur l'éclatante nei^e, laissez-vous emporter, gai !
Ali ! qu'avez-vous la belle, lou gai !
Et je suis prête à dire dans notre Paris devenu si cosmopolite :
— J'étais alors en France.
La société de Québec garde toujours le même agrément dont
parlent Kalm et le Père de Gharlevoix : parties de promenade,
l'été en calèche ou en canot, l'hiver en traîneau ou en patins,
palais de glace bâtis à l'occasion du carnaval. Dans ce temps-là
les femmes de gouverneurs, d'intendans, do personnages officiels
avaient des salons où l'on se rappelait l'étiquette de Versailles,
mais, grandes réceptions à part, l'hospitalité était comme aujour-
d'hui générale. La pauvreté même, à en croire le Père jésuite,
se cachait sous un air d'aisance parfaitement naturel, chacun
jouissant du peu qu'il possédait et souvent se vantant de ce qu'il
n'avait pas, au lieu que dans les colonies anglaises existait une
réelle opulence dont personne ne semblait savoir jouir. Ceci se
rapporte bien à ce que nous dit une personnalité brillante de la
société québecquoise, M. le juge Routhier (2) : « Québec est encore
la ville où l'on prend la vie par le meilleur côté. On n'y fait
guère fortune, on n'y déploie ni faste, ni luxe, mais on y vit
bien, tranquillement, gaiement, sagement. Le talent y est plus
considéré que l'argent, la position sociale y domine la richesse. »
L'amour exagéré de la politique, ajoute-t-il cependant, est un dé-
faut (juébecquois. — Cela ne pouvait manquer dans un pays où il
est sans cesse question de suffrage, dont les citoyens sont appelés à
voter quatre à cinq fois l'an. Et tous les jeunes gens qui ont fait
« leurs classes » au séminaire, s'ils ne deviennent pas prêtres,
sont avocats ou notaires, graine de députés. Sur la plupart des
(l) Chansons populaires du Canada, recueillies pur iù'nest Gagnon; Darvcau,
éditeur, (Jurliec, 18Ui.
(1) De Québec à Victoria. [);u' .V.-B. lluutiiier; Qiieljer, 18'J3.
332 REVUE DES DEUX MONDES.
maisons de Québec et bien souvent aussi à Montréal, se trouve
accroché un écriteau où vous lisez en lettres peintes : Un tel, avo-
cat. Ce qui vous donne une idée formidable des procès dont tant
de monde peut vivre, procès hérités sans doute d un vieux fond
de chicane normande.
Parlons sérieusement, ce fut à de grands avocats qui étaient
en même temps de grands patriotes, les Papineau, les Lafontaine,
les Parent, les Morin et d'autres encore, que le Canada dut les con-
cessions arrachées une à une au gouvernement anglais, après la
terrible période de conquête et de répression, durant la grande
lutte parlementaire qui dura quarante-cinq ans. En 1840, l'héri-
tage des ancêtres semblait condamné à périr; ces hommes, par la
seule force de la parole, obtinrent le rétablissement du français
comme langue officielle, la responsabilité du ministère devant les
Chambres, l'abolition de la tenure seigneuriale, le gouvernement
autonome, pour ce qui concerne les intérêts particuliers de la pro-
vince de Québec, les prérogatives enfin qui ont rendu aux Cana-
diens leur part d'influence dans les affaires du pays, influence
dont l'élévation de Wilfrid Laurier au rang de premier ministre
est l'important et significatif résultat. Dans ce temps-là, il n'y avait
qu'un parti étroitement uni, celui des patriotes ;malhcureusemont
la division s'y est glissée; c'est là un péril pour l'avenir. La ten-
dance funeste des politiciens d'aujourd hui est de ramener sur le
tapis une de ces questions qui semblent définitivement réglées,
celle des écoles, écoles confessionnelles et séparées. Ils sont
là-dessus ombrageux à l'excès. J'en ai eu la preuve chaque fois
que le hasard m'a mise en rapport avec ceux qu'on nomme bleus
ou castors. Tout prétexte leur est bon pour lancer cette pomme de
discorde : les fameuses écoles du Manitobal Etre libéral ou cou-
servateur cela signifie au Canada avoir pris parti pour ou contre
le compromis Laurier. Laurier s'était engagé à défendre les écoles
catholiques et, voilà le grief, il a consenti à une transaction !
— Vous n'allez pas accuser celui-là pourtant, leur disais-je,
lui, votre grand homme qui a procuré aux Canadiens français
l'avantage inespéré de voir un des leurs monter au premier rang
et qui jette de si haut le poids de sa parole dans les conseils de la
puissance? Songez à ce qu'il a déjà fait pour votre commerce, à
l'éclat dont il vous revêt devant l'Europe entière.
— Sans doute, mais il avait promis de défendre notre droit, qui
est d'avoir des instituteurs à nous. C'est le seul moyen d'échapper
AU CANADA. 333
*
à ranglilication. Le nombre des protestans augmente toujours
dans le Manitoba ; Ottawa est anglais, Montréal le devient à
moitié. Notre conscience ne nous permet pas d'envoyer nos enfans
à des maîtres qui... Tenez, pour vous donner une idée du mauvais
enseignement des écoles dites nationales, pendant des siècles n'est-
ce pas, il a été admis sans conteste que le Canada avait été dé-
couvert par Cartier? Eh bien! on veut maintenant que ce soit
Sébastien Cabot; et on fait de Cabot un Anglais, sous prétexte
qu'il est né à Bristol,... ce qui n'est pas exact!
— Au fond, vous êtes donc hostiles à la domination anglaise?
— Nous n'avons garde ! Le Canada est redevable à l'Angleterre
de progrès qui eussent été impossibles sous le régime français avec
ses gouverneurs, ses intendans, tout cet excès d'administration
qui arrêtait l'élan personnel. Mais cela n'empêche pas que les
écoles...
Si un libéral se mêle à la conversation, il prouve quon ne
peut pourtant pas, dans les villages lointains de l'Ouest, fonder
une école catholique spéciale pour un groupe infime d'enfans;
leur curé est autorisé d'ailleurs à les instruire dans l'école
même (i). — Et la discussion éclate, s'envenime jusqu'au mo-
ment où les deux adversaires tombent d'accord sur ce point que
le Canada arrivera tôt ou tard à posséder sa complète autonomie,
en vertu des facilités que lAngleterre accorde avec une admi-
rable sagesse à ses colonies pour marcher sans lisières en se
passant d'elle.
II
J'ai dit que l'instruction de toutes les classes de la société
en Canada français avait été depuis l'origine et quelle est encore
exclusivement entre les mains du clergé. Les premiers éducateurs
furent les jésuites, dont le collège fondé en 1633, avant même
l'université de Harvard, ce berceau de la science aux Etals-Unis,
eût mérité de rester debout, ne fût-ce qu'à titre de monument his-
torique. 11 a été démoli cependant, après sa transformation en ca-
serne par les Anglais, et on ne peut plus que deviner la place qu'il
occupait en face de la basilicjue. Les deux séminaires de Québec
il) Le promicr iiiinistrc ilii Dnmiiiiun et \c ilorj^'r callKiliiiiu' |i;u'ai>senl l'tre
arrivés depuis peu h une entente sur cette ([uestlun épineuse el tant débattue.
li faut espérer (pu; 1 intervention du Souverain l'ontil'e, le grand paci(ioaleur do
notre siècle, aura été une fuis de plus elïicacc.
334 REVUE DES DEUX MONDES.
et de Montréal héritent de son importance passée. L'un et l'autre
ont pour annexe une Université comprenant, outre la faculté de
théologie, la faculté de droit, celle de médecine et celle des arts
(sciences et lettres réunies). Dans les deux villes cette université
porte le même nom, Université Laval, comme s'il n'y avait jamais
eu de guerre entre le premier évêque, ami des jésuites, et les sul-
piciens représentés par l'abbé de Caylus. Un instant, selon
l'expression de Ms' de Laval, on faillit voir se dresser autel contre
autel, mais plus de deux siècles ont passé sur la querelle, la
réconciliation s'est faite du vivant même des adversaires; il ne
reste des deux côtés que de fervens catholiques, des conserva-
teurs résolus de la langue française dont les efïorts réunis tendent
à ne pas se laisser distancer par la redoutable rivale anglaise,
cette Université Mac Gill de Montréal, si florissante, si richement
dotée, si magnifiquement pourvue d'engins scientifiques et de
laboratoires, si fermement appuyée sur des professeurs de pre-
mier ordre. Son voisinage ne peut être qu'un stimulant précieux
comme l'est celui do toutes les institutions britanni([ues, armées
du puissant levier qui manque aux œuvres françaises : l'argent.
Mais les sulpiciens sont toujours seigneurs de Montréal derrière
les tours et les murailles de leur vénérable séminaire. On sait
que la ville naissante, l'île entière (1) leur fut donnée en toute
propriété lorsque se retira la compagnie dont Maisonneuve avait
été le chef. Ils régnent donc, de par la mémoire -des services
rendus pendant plus de deux cents ans dans la Nouvelle-France
et du dévouement qu'ils montrèrent en particulier aux mal-
heureux Acadiens dont la dispersion forcée reste l'un des événe-
mens les plus pathétiques de notre histoire coloniale. Mais je
ne puis guère parler de l'Université Laval de Montréal, que jai
entrevue un soir seulement, alors que certaine conférence sur
Bossuet réunissait une nombreuse et enthousiaste assemblée,
si purement, si merveilleusement française, dans la salle la plus
belle, la mieux décorée, la plus sonore, la plus vibrante de sym-
pathie où ait jamais triomphé un orateur.
Je connais mieux le séminaire de Québec. Il y a là, au nord de
la basilique, dans le majestueux isolement créé par dévastes cours,
un groupe considérable de bâtimens précédé de porches et de
grilles dont la physionomie est du xvii° siècle, encore qu'ils aient
(1) Montréal est situé dans une île triangulaire formée par l'Ottawa, qui se
divise en deux branches avant de se jeter dans le Saint-Laurent.
AU CANADA. 335
été reconstruits au xYin*", après les inévitables incendies. C'est là
que M*^' de Laval forma les prêtres nombreux qu'il répandait
ensuite dans les paroisses de son diocèse, prêtres amovibles à son
gré et soumis en outre à la conduite du supérieur de ce séminaire
qui était affilié aux Missions étrangères. La loi des jésuites, dont
le but est de réduire l'homme à l'état d'instrument entre les mains
d'un directeur suprême, était pratiquée par le premier évêque
du Canada envers son clergé. Dans la très curieuse biblio-
thèque de ce qui est aujourd'hui le palais archiépiscopal, on voit
le résultat, heureux en somme, de ses exigences. Chaque curé
devait lui envoyer régulièrement tous les mois les registres de
sa paroisse avec renseignemens et détails à l'appui. Cette obliga-
tion, maintenue jusqu'à nos jours, a produit de très précieuses
archives historiques. Les registres, titres et docum^ns que recèle
cette bibliolhôque de 120000 volumes relatifs en grande partie
au Canada, la copieuse correspondance de Rome, des commu-
nautés religieuses , des séminaires , des paroisses , celle des
missionnaires dispersés sur le vaste territoire français qui s'éten-
dait autrefois du golfe Saint-Laurent à la Louisiane, tout cela
remplit une salle que fera bien d'explorer avec soin quiconque
se proposera dans l'avenir d'écrire sur cette grande colonie de
la Nouvelle-France, trop peu connue chez nous. Les explications
d'un jeune prêtre de l'esprit le plus distingué, M. C.-O. Gagnon,
m'ont permis de garder de ces trésors autre chose qu'un sou-
venir confus; mais j'avoue que ce qui m'intéressa surtout fut
l'œuvre de patience et d'amour accomplie au profit des sauvages
par ceux qui s'efforçaient, qui s'efforcent encore de les évangé-
liser dans leur langue. Il y a là une longue suite de traductions
des livres saints, de prières, de cantiques auxquels sont attachés
des noms bien souvent répétés à Tadoussac, sur le Saguenay et
sur la rive Nord du Saint-Laurent : le Père Faber, le Père de
Crôpieul, le Père Maurice, le Père Coquart, etc. Sur ces ma-
nuscrits jaunis, aux couvertures grossières de toile ou décorce,
souvent grignotées par les rats, sur ces pages qu'ont battues des in-
tempéries de toute sorte, et d'où s exhale la parole de Dieu, mise
à la })ortée des dilférentes nations indiennes, courent, alternative-
ment avec des dessins et des signes hiéroglyphii[ues, ces écritures
d'autrefois, serrées, fermes, très personnelles. Un catéchisme du
Père Laure me fait sourire. Je me demande s'il pouvait écrire en
montagnais plus na'ivement encore qu'en français, cette phrase
336 REVUE DES DEUX MONDES.
étant de lui, à propos de la première messe qu'il célébra dans la
chapelle neuve de Chicoutimi : «. La croix du clocher nouveau a
été saluée de trente-trois martres, par tous les sauvages charmés
du coq. »
Une physionomie bien expressive est celle de Ms"" de La-
val, dans la galerie où se trouvent réunis les portraits des
évêques de Québec, mal peints pour la plupart, mais possédant
du moins cette qualité que ne peuvent pas toujours revendiquer
les véritables œuvres d'art, la plus impitoyable ressemblance.
L'esprit de domination qui s'alliait chez lui à d'ascétiques vertus
éclate dans cet œil saillant, sur ce vaste front où sont marquées
une vigoureuse intelligence et une énergie invincible. Il appar-
tient à la maison de Montmorency et a toute la mine d'un grand
seigneur. Le nez énorme se recourbe sur une bouche qui veut et'
qui ordonne. Type dliomme d'Etat autant que de prêtre. Sa cha-
rité, les macérations qu'il s'imposait, tous les détails de sa con-
duite privée sont d'un saint; les pièces relatives à sa canonisation
ont même été présentées à Rome, mais, avant que soit instruit
le procès, on peut dire que, lorsqu'il s'agissait d'affirmer son au-
torité, de tenir tète au gouverneur, de faire prévaloir les jé-
suites, d'abaisser les récollets ou de défendre les droits de son
séminaire, M?' de Laval ne péchait pas par excès de douceur. Il
poursuivait sans relâche un but de centralisation qui se trou-
vait d'accord avec les désirs du roi. L'instruction publique fut
aussi l'un des grands intérêts de sa vie. Non content de former
des prêtres, il fonda sur ses terres pour les colons de condition
modeste une sorte de ferme-école où les élémens de l'instruc-
tion primaire étaient donnés à chaque élève avec des connaissances
agricoles et l'initiation à divers métiers. C'était là en efl'et l'es-
sentiel pour la majorité des Canadiens, et on peut regretter que
cette première école industrielle de Saint-Joachim n'ait pas jeté
de profondes racines. Elle était d'autant plus indispensable, au
moment de sa création, que les garçons du peuple n'avaient aucun
movcn de s'instruire hors des villes.
Les jeunes filles de la même classe furent beaucoup mieux
partagées, grâce à l'admirable congrégation de Notre-Dame, fondée
par Marguerite Bourgeoys. On assure qu'en arrivant à Montréal
avec M"^ Mance, elle ne possédait que dix francs, mais de nom-
breuses protections s'étendirent sur son œuvre humblement com-
mencée dans une étable. Aujourd'hui et depuis longtemps, le grain
AL' CANADA. 337
de sénevé est devenu arbre; les sœurs de la Congrégation n'<jnt
pas moins de 25 000 élèves dans leurs écoles de divers degrés qui
couvrent littéralement le Canada. N'y a-t-il pas lieu de répéter
que les femmes contribuèrent pour une part presque incalculable
à la formation de la Nouvelle-France? C'est la marquise de Guer-
cheviile, la môme Antoinette de Pons dont la vertu avait eu raison
des galantes entreprises de Henri IV, qui envoie les premiers jé-
suites en xVcadio (1G11); c'est la duchesse d'Aiguillon que nous
avons vue fonder l'ilôtel-Dieu de Québec, enrichi ensuite par
M"'^ d'Ailleboust ; c'est M'"" de la Peltrie qui crée le premier cou-
vent de filles ; c'est M"" de BuUion, la bienfaitrice inconnue, comme
on l'appelait, qui aide à l'établissement de cette colonie de Mon-
tréal dont on peut bien appeler M"^ Mance et la bonne Marguerite
Bourgeoys les mères, sans parler de M"^ d'Youville, de M"* Roy
et de tant d'autres qui apportèrent leur pierre à l'édifice, se
chargeant, celles-ci des filles perdues, celles-là des vieillards et
des enfans trouvés. Cette œuvre de patriotisme, d'éducation et
de charité accomplie sous des influences religieuses, dans un
temps qui n'était pas celui des revendications féministes, sera
difficilement surpassée, en quelque lieu que ce soit, par la femme-
homme dont nous menace l'avenir et, si l'on tient à ce type-là,
il y eut en outre au Canada des guerrières qui ne le cèdent à
aucune, témoin M"" Magdeleine de Verchères qui, à l'âge de
quatorze ans, défendit un fort contre les Iroquois.
Verchères est situé sur le Saint-Laurent, entre Montréal et
Québec. Le 22 octobre 1690, le seigneur étant de serviceen ville,
sa femme absente aussi et presque tous les autres habitans en
train de travailler aux champs, il n'y avait dans la place que deux
soldats, deux jeunes garçons, un vieillard, des femmes et des en-
fans. Magdeleine, sortie avec un serviteur, se vit poursuivie par
une cinquantaine de sauvages; elle courut vers le fort sous la
grcle de balles qui, raconte-t-elle naïvement dans son rapport,
écrit plus tard à la demande du gouverneur, M. de Beauharnais,
« me sifflaient aux oreilles et me faisaient trouver le temps long- ».
Elle réussit à atteindre le fort, y entre, fait fermer toutes les portes
et rétablir les palissades délabrées, puis elle reproche énergique-
ment leur lâcheté aux deux soldats qui se cachaient et dit à ses
deux frères : « Défendons-nous jusqu'à la mort. »
Ces enfans, de dix à douze ans, et les deux mauvais soldats à
qui la jeune fille avait communiqué son courage, se mirent à
TOME CXLVIll. — 1898. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
tirer par les meurtrières, se multipliant sur différens points, tant
et si bien que les Iroquois ne soupçonnèrent pas la faiblesse de
la garnison. Ils s'en tinrent à massacrer les malheureux qui
travaillaient dehors. Sur ces entrefaites une barque toucha au
rivage ; c'était un colon et sa famille qui venaient se mettre à
l'abri des remparts; nul n'osait aller à leur rencontre : « — J'irai
donc seule », déclara Magdeleine. — Les Iroquois, qui n'étaient
pas loin, la virent franchir le porche; ils crurent que c'était une
ruse pour les attirer et faire contre eux une sortie. Sa hardiesse
sauva tout. Le hasard lui ayant ainsi envoyé quelques bras de
plus, elle fit passer dans le blockhaus, qui se rattachait au fort
par un chemin couvert, la partie inutile de la garnison. La nuit,
en dépit du vent et de la neige, les cris de : « Tout va bien! »
furent échangés sans relâche entre le fort et le blockhaus, indi-
quant que l'on faisait bonne garde.
Une semaine se passa sur le qui-vive, l'ennemi rôdant alen-
tour sans se décider à l'attaque. A la fin arriva un lieutenant de
M.de Callières,le gouverneur, avec quarante hommes. Lorsquils
furent signalés, Magdeleine, épuisée par les veilles, se reposait,
le front sur une table, son fusil dans les bras. Elle dit au lieute-
nant : — Monsieur, je vous rends les armes.
Il répondit galamment : — Elles sont en bonnes mains, made-
moiselle.
Et, de fait, quand il eut inspecté le fort, il trouva tout en
ordre, une sentinelle sur chaque bastion.
M"^ de Verchères, qui devint depuis M"" de la Naudière, puis
M""" de la Perrade, n'était pas la première de sa famille qui se
fût signalée ainsi, sa mère ayant auparavant tenu tête aux sau-
vages quarante-huil heures de suite. Et au siège de Louisbourg
(1758), jie vit-on pas M'"'" de Drucour, femme du commandant do
la place, demeurer sur le rempart et tirer elle-même le canon,
pour donner l'exemple?
Pendant la période lamentable de iG82 à 1689, qui se termina
par « l'année du massacre », l'horrible massacre de Lachine, où
les cruautés diaboliques des Iroquois se déchaînèrent ; où deux
cents personnes périrent brûlées vives; où, jusqu'aux portes de.
Montréal, les paroisses turent ravagées, les enfans mêmes égorgés
avec des raffînemens de férocité inouïe, pendant cette période
d'indicible misère, les filles des plus nobles familles aidaient leurs
parens ruinés à couper le blé, à conduire la charrue. Il faut
AL CANADA. 339
remarquer combien les femmes de ce temps-là savaient s'élever à
la hauteur des circonstances. Ce n'était pas particulier d'ailleurs
au Canada, mais aux colonies de l'Amérique du Nord en général.
Jai parlé, je crois, quelque part, des fresques du Woma)is buil-
dinf/ à l'Exposition de Chicago, qui montraient les filles des Pèle-
rins, récemment débarquées, aux prises avec de rudes et grossières
besognes, tout enchantant des psaumes et en faisant lire la Bible
aux enfans. Les Ursulines ont dans leur cloître l'équivalent de cette
composition, un tableau ancien qui représente la forêt. Au milieu
de nombreux personnages secondaires, gentilshommes en habita
la française, missionnaires, sauvages et sauvagesses, M""' de la
Peltrie est en conciliabule avec un chef indien , tandis qu'une femme
au type énergique, la mère Marie de l'Incarnation, explique non
pas la Bible, mais le catéchisme aux petites néophytes, sous
le grand frêne resté debout jusqu'en 1867. Cette forêt, à peine
défrichée, n'est autre que l'emplacement actuel du superbe mo-
nastère des Ursulines. Parmi les bâtimens qui le composent,
environnés de grandes cours et de vastes jardins, figure encore la
maison de M'"" de la Peltrie. La communauté naissante y chercha
refuge vers 1650, après un de ces incendies terribles qui jouent
dans l'histoire de Québec un rôle si fréquent que la ville semble
renaître presque périodiquement de ses cendres. A quoi donc les
attribuer? A l'agglomération des maisons, aux piles énormes de
bois de chaufTage qui les entourent, aux grands feux rendus
nécessaires par un climat glacial. Une fois allumés, ils ne s'étei-
gnaient guère que d'eux-mêmes, vu l'absence de pompes, la co-
lonie n'étant pas assez riche pour s'en procurer. Les débris de la
tribu des Hurons, qui dressaient leurs tentes à l'ombre protectrice
des deux monastères voisins, l'Hôtel-Dieu et les Ursulines, vin-
rent alors trouver ces dernières si cruellement éprouvées, leur
apportant deux colliers de grains de porcelaine qui représentaient
pour eux tous les biens de ce monde puisqu'ils ne possédaient
plus autre chose, leur offrant ces trésors chimériques alin dob-
tenir que les filles de la prière continuassent quand môme à in-
struire les petites Huronnes. Et en effet les bonnes Ursulines se
dévouèrent, malgré toutes les vicissitudes, tant aux petites Hu-
ronnes qu'aux petites Françaises. Plus tard, quand les indigènes
se furent éloignés des centres de civilisation, le séminaire sauvage,
comme on l'appelait, se ferma, mais le pensionnai français ne lit
que grandir. Les religieuses, au moment de la conquête anglaise.
340 REVUE DES DEUX MONDES.
crurent à tort que leur importance allait décroître. Mais le gou-
vernement britannique les entoura de respect; quelques Anglaises
entrèrent bientôt dans l'ordre et, pour répondre aux besoins
nouveaux de la société canadienne, les Ursulines placèrent sur
le même pied l'enseignement des deux langues. Depuis lors (1836),
on afflue de tous côtés dans ce vieux couvent, l'institution sco-
laire la plus ancienne du continent américain.
Planté dans une partie très élevée de la ville il se recom-
mande par ses conditions de salubrité. Douze corps de logis
entourent l'église conventuelle : les uns sont attribués à la com-
munauté, au noviciat, au grand et petit pensionnat, à l'externat,
à l'école normale des jeunes filles; les autres renferment l'infir-
merie, les parloirs, les salles de musique. J'ai le sentiment d'abor-
der une institution puissante, presque royale, lorsque, pénétrant
dans le parloir des religieuses, je vois derrière la grille, un groupe
officiel composé de la supérieure et de plusieurs mores. Au mi-
lieu de ces Françaises, je reconnais, à la ditlérence du type, une
figure de Boston, celle de la Mère Holmes, sœur du véuérable
abbé Holmes qui, par son savoir et ses dons généreux, rendit tant
de services au séminaire. C'est avec elle qu'après les premiers
complimens j'engage la conversation, lui parlant de son pays
dont j'arrive. Je lui demande si elle est parente du célèbre écri-
vain, le docteur Wendell Holmes, récemment décédé, et que j'ai
eu le privilège de connaître. Elle me répond finement : « Pas
assez peut-être pour pouvoir m'en vanter », puis elle me parle de
lui, de ses ouvrages, de sa correspondance publiée depuis peu,
le tout avec une évidente connaissance du monde. La supérieure
est moins abordable sur son terrain. Je décou\Te cependant que
les Ursulines occupent une forteresse imprenable : les diplômes
sont décernés par le couvent même, sans contrôle d'aucune sorte (1) .
Elles donnent à leurs élèves, autant que je puis m'en rendre
compte, une instruction qui est l'équivalent de celle qu'on reçoit
à Paris, au Sacré-Cœur ou aux Oiseaux. Pour les filles qui ont
à gagner leur vie existe l'enseignement de la sténographie, de
la clavigraphie, du télégraphe; mais l'instruction proprement
dite est surtout littéraire. Une société, placée sous l'invocation de
sainte Ursule, compte vingt académiciennes; le nombre des agré-
gées et aspirantes n'est pas limité, et à dates fixes une séance
(1) ]1 en est ainsi dans tous les couvens et séminaires du Canada.
AU CANADA. 341
académique a lieu dans la grande salle de réception; des croix de
Malte, des décorations d'honneur sont conférées aux membres de
cette association, sans préjudice, bien entendu, de la distribution
des prix et des brevets à la fin de l'année scolaire. Celle-ci com-
mence le l'"" septembre et se termine vers la fin de juin. Dans
tous les couvens canadiens, le travail manuel est tenu en estime;
il y a des classes spéciales où les élèves font non seulement des
broderies et autres ouvrages de luxe, mais du linge et des robes;
elles reçoivent des leçons d'économie pratique, obligées à de cer-
tains nettoyages, conduites par groupes à la cuisine, etc. L'essen-
tiel pour les Ursulines est de former des chrétiennes, des femmes
d'intérieur et des femmes du monde dans la meilleure acception
du mot, capables de s'acquitter dignement, comme on disait jadis,
des devoirs de leur état. Elles y parviennent à souhait, jeu ai jugé
par leurs élèves rencontrées de côté et d'autre.
Les Ursulines de Québec et le magnifique couvent de Villa-
Maria, de la Congrégation de Notre-Dame, qui occupe, près de
Montréal, Monklands, l'ancienne résidence du gouverneur gé-
néral , sont les deux pensionnats aristocratiques du Canada ; ils
admettent des élèves protestantes, dont un bon nombre vient des
États-Unis, pour appre-ndre la langue sans doute, la conversa-
tion en français étant obligatoire, mais aussi peut-être pour s'y
plier à ces habitudes de discipline que certaines familles pré-
fèrent encore à des talens virils. Il va sans dire que le niveau des
études est au-dessous de celui de la moindre université améri-
caine, mais il atteint celui des meilleurs couvens d'Europe, et
l'hygiène y est peut-être plus qu'en Europe un sujet de pré-
occupation. 'Villa-Maria, par exemple, n'a rien à envier aux col-
lèges les mieux situés. Sous les arbres superbes d'un parc qui
couvre la montagne, les jeunes filles peuvent faire de longues
promenades ; elles ont un petit lac pour y ramer, et tous les engins
de gymnastique et de sport, — sauf, jusqu'ici, la bicyclette.
Un autre couvent, situé en pleine campagne, à la môme dis-
tance de Québec que Villa-Maria de Montréal, c'est Sillery, dirigé
par les religieuses de Jésus-Marie. Leur mode d'enseignoinont me
semble assez particulier. Les matières sont divisées par cours, et
tous les cours indépendans les uns des autres, aliii de periiu>ltre
aux élèves d'avancer chacune suivant ses aptiluiles naturelles.
Ainsi une élève qui a des dispositions pour la littérature n'est pas
empêchée de progresser en cette branche parce que son ignoianco
342 REVUE DES DEUX MONDES.
la retient dans un cours inférieur d'arithmétique ; mais aucune
élève ne passe d'un cours à un autre sans y être devenue suffisam-
ment forte. Une grande fille peut demeurer avec les plus petites
sur tel ou tel point, tandis que pour le reste elle est presque ar-
rivée à la fin de ses huit années d'études. Cela suppose un nombre
restreint d'élevées et beaucoup de professeurs.
« Notre mode d'enseignement, m'expliquent ces dames, est le
mode concentrique. Il fait converger vers un but unique, qui est
la connaissance de la langue, toutes les difterentes matières,
objets de cours particuliers; de sorte que chacun de ces cours de-
vient un cours de langue : explication approfondie de tous les
mots employés avec leurs sens dilTérens. Par ce moyen, le cours
de langue proprement dit est à son tour l'occasion d'une foule de
connaissances scientifiques, sociales et morales. Un mot dans une
dictée ou dans une lecture raisonnée donnera lien, par exemple, à
une petite leçon de philosophie ou dhistoire naturelle, ou d'his-
toire politique, à des notions de chimie, de physique, de bien-
séance, etc., et souvent à l'étude de tous ces points à la fois par
l'association des idées qui trouve naturellement sa place dans
cette sorte d'enseignement à mesure que le vocabulaire de l'en-
fant s'augmente en produisant 1 équilibre de ses facultés. »
Cette préoccupation de l'étude de la langue primant toutes les
autres s'explique lorsqu'on a constaté la confusion que le proche
voisinage de l'anglais et du français produit souvent. Beaucoup de
gens du monde disent par exemple, même sans savoir l'anglais, se
donner du trouble pour de la Tpe'nic, marier que/quwiiponr épouser,
adresser une assemblée, n'être pas opposé^ pour s'adresser à une
assemblée, ne pas rencontrer d'opposition. 11 est remarquable que
les plus attentifs évitent, afin de ne pas tomber dans ce travers,
tous les anglicismes qui ont souvent cours chez nous; beaucoup
d'entre eux ne veulent même pas de wagon ni de rail, ils ])ré-
fèrent char et lisse. Peut-être y a-t-il là un autre genre de pro-
testation. Pour ne pas accepter d'être traitées de s t réels, les rues
de Québec s'annoncent par un seul mot : Palais, Parloir, Sous-
le-port. Fabrique, etc.
Les religieuses de Sillery sont ardentes entre toutes à dé-
fendre l'intégrité du français. Elles pensent, en outre, développer
le jugement de leurs élèves par la critique que celles-ci sont in-
vitées à faire des compositions les unes des autres dans des
réunions spéciales.
AU CANADA. 343
Il est impossible d'avoir plus d'aisance gracieuse et modeste
que n'en montrent les pensionnaires qui me sont présentées en
masse dans la grande salle du premier étage, dont une estrade
occupe le fond. Je devrais dire plutôt un théâtre, car cette jeunesse
est groupée devant un décor qui représente le château de Chillon.
Je suis accueillie par des chants, des complimens, des révé-
rences, des bouquets, une gentillesse sans mélange de timidité.
Cette grande famille de jeunes lilles, aux ceintures de diverses
couleurs, toutes fraîches et bien portantes, reçoit assurément
l'éducation la plus saine qui puisse être donnée à des mères de
famille futures. Rien ici, pas plus qu'à Villa-Maria, quoique l'élé-
gance et la recherche soient poussées moins loin, ne suggère
l'idée dune prison, ni même d'un cloître; c'est une admirable
maison de campagne dont les fenêtres ouvrent sur de beaux
horizons ; on ne peut pas, comme à Yilla-Maria, décidément amé-
ricanisée, avoir des chambres particulières, mais les dortoirs si
blancs ont des lits séparés par des rideaux qui forment un ca-
binet de toilette ; les classes sont organisées d'après les systèmes
les plus hygiéniques, le réfectoire communique avec une jolie
serre remplie de tieurs, véritable jardin d'hiver. Je suis conduite
à travers le parc par de charmantes personnes, non pas muettes
et un peu gauches, mais prêtes à causer, s'intéressant à tout. Je
crois que la présence du digne chapelain, qui soccupe d'elles
comme un vieillard bienveillant et lettré sait s occuper des jeunes
intelligences en les élevant par de paternelles conversations, est
pour beaucoup dans leurs progrès.
Ce qui m'a extrêmement intéressée dans tous les couvens que
j'ai visités à Québec, c'est le contraste des doubles classes faites en
anglais et en français par les religieuses des deux nations. L'en-
seignement est le même, mais entre les professeurs comme entre
les élèves, il y a des dilTérences aussi marquées dans les qualités
de l'esprit que dans le type extérieur : je ne sais quoi de plusraide
et de plus décidé à la fois chez les Anglaises, une grande prédi-
lection pour les sciences, les sciences naturelles surtout; qualités
de style plutôt chez les Françaises.
Je me rappelle avoir entendu à l'académie des Sœurs Grises la
lecture d'une série d'improvisations dont quelques-unes me frap-
pèrent. Ce ne fut pas seulement, je dois le dire, par la forme, ce
fut d'abord par le fond. Six fois sur dix au moins s'y trahissaient
des aspirations plus ou moins nettement déclarées vers la vie re-
3i4 REVUE DES DEUX MO.NDES.
ligieuse. J'en fis la réflexion : — Gela s'évapore souvent en paroles,
me dirent les Sœurs. — Mais elles convinrent que souvent aussi
cet idéal se réalisait. Je n'en fus pas surprise. Vocation à part, ces
enfans, très patriotes, sont averties des besoins de leur pays; elles
voient le bien qui se fait autour d'elles, la beauté de la vie de leurs
maîtresses, le respect dont elles sont l'objet; elles sentent, pour
peu qu'elles aient le goût de la pédagogie, qu'il n'y a pas d'autre
voie à suivre. La carrière des institutrices laïques, si misérable-
ment payées, confondues dans l'opinion publique, eussent-elles
des diplômes, avec les médiocrités non brevetées, ne peut être
comparée sous aucun rapport à la haute tnission des religieuses
enseignantes. Celles-ci sont seules à jouir d'une liberté réelle,
celle que vous assure l'absence des soucis infimes de chaque
jour. Toute jeune lille possédant un grain d'enthousiasme doit
être tentée par leur exemple et, comme les parens ne font, règle
générale, aucune opposition, tout au contraire! il y a beaucoup
de prises de voile, ce qui n'empêche pas le nombre imposant des
mariages; les plantureuses familles canadiennes peuvent suffire à
tout.
Mais tant de paroisses surgissent et se disséminent sur ces
immenses territoires à mesure que les chemins nouvellement ou-
verts permettent de pousser toujours pkis loin, tant d'instituteurs
et d'institutrices sont demandés, que les écoles normales ont aussi
leur utilité très grande. Il n'y en a que deux pour les filles dans
toute la province de Québec, qui comprend 1 488 53."> habitans:
une à Montréal, pour les élèves protestantes; une à Québec, pour
les élèves catholiques. J'ai visité en détail l'Ecole normale Laval,
après m'être, grâce à la courtoisie du surintendant de l'Instruc-
tion publique, M. Boucher de la Bruère. mise au courant de la loi
scolaire de la province et avoir pris connaissance des rapports
annuels. Il faudrait, pour traiter ce sujet, une étude à part, qui
sera faite, j'espère, par des juges plus compélens que moi.
Quoi qu'il puisse manquer encore à l'organisation des écoles,
organisation qui ne date que de 1849 et qui lutte contre des diffi-
cultés dont l'ancien monde ne peut soupçonner l'étendue, les
statistiques indiquent un progrès constant de l'instruction, le
nombre des municipalités scolaires augmentant graduellement
avec la colonisation des terres. En moyenne, 71 enfans sur 100
vont à l'école primaire. Le nombre des instituteurs et des insti-
tutrices non brevetés diminue à mesure. En 1893-94 il était de
AU CANADA. 345
\ 080, en 1896, il est descendu à 686, et, dans cette môme année
les anciens élèves de l'Ecole Laval ont procuré les bienfaits de
l'instruction à 14 000 enfans. Ce que je dirai, pour l'avoir vu, c'est
que rien ne peut surpasser le zèle intelligent de M. l'abbé Rou-
leau, principal de l'école^ admirablement secondé par des profes-
seurs excellcns. Je ne cite que le professeur d'écriture, M. Aherii,
inventeur d'une métbode des plus ingénieuses, et le professeur de
dessin, M. Lefèvre, parce que leurs travaux sont, plus que d'autres,
abordables dans une rapide visite. M. Lefèvre est arrivé à vaincre
l'indifférence que les Canadiens témoignaient pour un art inutile
à leur gré en prouvant qu'il est au contraire « la base de tout
travail manuel et indispensable à Fagriculteur, obligé bien sou-
vent d'être son propre architecte, son propre menuisier, son
propre arpenteur ». Il a maintenant de très bons élèves, qu'il
fait profiler de l'expérience acquise dans une étude comparative
des dilTérens systèmes européens, une mission spéciale l'ayant
conduit en Belgique, en Hollande, en Prusse, etc. La France sur-
tout lui a fourni des exemples et il les applique avec un succès
qui a été reconnu à l'Exposition de Chicago.
J'avoue que quelques-uns des apprentis instituteurs m'ont paru
un peu lourds et timides; les enfans de l'école annexe auxquels ils
faisaient la classe semblaient plus éveillés qu'eux-mêmes; mais
la conscience et la bonne volonté existent, il est facile de s'en
rendre compte, chez ces braves jeunes gens, et ce qu'on me dit
de leur valeur morale suffit pour inspirer confiance. Après tout,
ce n'est pas de l'éclat et du brio qu'on leur demande, il s'agit de
donner les clartés indispensables à une population très simple,
très pieuse, très indiflerente aux innovations de tous genres. La
détourner de l'agriculture serait anti-national; le comité catho-
lique tient à ce que des cours aussi complets que possible, des
manuels préparés avec soin, développent de plus en plus chez le
Canadien l'amour de la terre.
Soixante-quinze diplômés, en moyenne, sortent chaque année
de l'école. La préparation au brevet d'école primaire dure un an ;
d'école modèle, deux ans; d'école académique, trois ans. Les
jeunes filles ont les mêmes professeurs que les garçons; elles
enseignent à une école annexe fréquentée par plus de 160 enfans,
sous la direction du principal et des révérendes Dames Ursulines
qui répondent d'elles moralement. Elles aussi ont pris le goût d'un
certain genre de dessin; le temps que les garçons donneni aux
346 REVUE DES DEUX MONDES.
figures géométriques, elles le consacrent à tracer des patrons
pour la coupe des vêtemens. Cette partie de leurs études est même
ce qui a donné lieu, durant la visite que je leur ai faite, à une
petite scène amusante. J'ai dit que le local qu'elles habitent était
compris dans le couvent; les Ursulines ont l'Ecole normale
sous leur aile. Après s'être distinguées en arithmétique, après
avoir lu presque sans accent normand quelques pages de Louis
Veuillot et m'avoir prouvé que l'histoire nationale ne leur était
point étrangère, les futures institutrices passèrent à des exer-
cices plus pratiques. Deux d'entre elles montèrent sur l'estrade
surmontée d'un tableau noir, l'une prenant des mesures, mar-
quées sur le tableau, et l'autre, jouant le rôle passif de man-
nequin ; les chiffres étaient jetés tout haut : tour de taille, tour de
poitrine, largeur d'épaules, etc., comme si l'on eût été chez la
couturière. De graves ecclésiastiques cependant assistaient à cette
démonstration, et au fond de la chambre, derrière une grille, la
religieuse de garde allait et venait.
Sur la liste des élèves de l'École normale, je remarquai pour la
première fois la préciosité de beaucoup de noms de baptême
canadiens : Exilia, Lélia, Lumina, Malvina, Palmyre, Atala,
Azilda. Les hommes de la même classe se nomment Zozime,
Évariste, Abdon, Télesphore, Zéphyrin, et ceci encore est fiançais
du vieux temps. Je songe à deux de mes petits camarades, au
village de l'Orléanais où je demeurais enfant : ils portaient des
sabots, lui une blouse bleue et elle un bonnet rond, mais ils
s'appelaient Alcide et Lasthénie.
III
Jamais je n'ai vu l'institutrice laïque exercer ses fonctions
au Canada même, mais ailleurs, elle m'a très fort intéressée. C'était
en Nouvelle-Angleterre ; j'y habitai quelque temps, chez une
amie, le plus exquisement puritain des villages du Maine. Dans
ce village, où les signes d'idolâtrie papiste doivent être en horreur,
s'ouvre cependant, à l'usage de quelques Irlandais, une pauvre
petite église catholique, régie par un pasteur irlandais lui-môme.
On m'avait dit que cette population catholique était fort peu nom-
breuse : je fus donc étonnée, le dimanche, de trouver l'église
pleine. Ma surprise fut plus grande encore quand le prêtre, après
avoir prêché en anglais, recommença son sermon en français. Je
AU CANADA. - 3i7
me demandai si c'était par courtoisie pour moi, car j'étais hien
sûre d'être la seule Française du village, mais, regardant alentoui-,
je découvris beaucoup de grands gars aux larges épaules, hum
plantés sur leurs jambes, qui ne ressemblaient ni de type, ni de
carnation, aux citoyens de l'endroit. C'étaient des Canadiens re-
venus en ces parages, qu'autrefois ils ravagèrent si souvent en
compagnie des Indiens; revenus, dis-je, avec des intentions
pacifiques désormais, pour travailler à la terre. Ils gagnent ainsi
de l'argent, qui leur profite peu car ils le dépensent à mesure;
on les voit rentrer au pays avec de beaux habits, une montre
dans le gousset; au fond, ils feraient mieux de rester chez eux à
défricher le sol natal, mais la passion du voyage, du déplace-
ment, de l'aventure, et je ne sais quel atavisme, les -emportent.
Le prêtre, toujours missionnaire, de même qu'il accompagnait
leurs aïeux au combat, les suit volontiers aujourd'hui dans ces
pacifiques expéditions, à moins qu'ils ne soient sûrs, comme
dans le cas actuel, de trouver un curé parlant français.
Ils n'avaient emmené à S. -B. que la mai tresse d'école. Oh ! celle-
là, je suis bien sûre qu'elle n'avait pas de brevet ! Elle me fit l'efTct
d'une petite paysanne tout inculte, quand elle me rendit visite,
introduite par la femme de chambre irlandaise, qui était son amie.
Je me rappelle avec quelle attention elle écoutait ce parler de
Paris, nouveau pour ses oreilles et qu'évidemment elle jugeait in-
correct; de son côté elle ne devait pas enseigner une langue très
pure, mais du matin au soir, tandis que les parens étaient aux
champs, elle donnait à leurs enfans ses soins, son temps, sa vie,
dans une espèce de grange qui lui servait d'école. Elle ne se ré-
servait môme pas le dimanche; à l'église, elle aidait le curé,
réunissant les siens pour le chapelet qu'elle récitait avec une
rapidité prodigieuse. Seul un moulin à prières aurait pu rivaliser
avec elle. Et cette pauvre petite figure noiraude, mal fagotée,
avait sa grandeur ; elle se tenait au milieu de son peuple comme
l'image même de la paroisse absente.
Ce qui devait lui être le plus étranger, c'étaient les livres,
mais nombre de Canadiens sont dans le même cas. Sous pré-
texte qu'il existe de mauvais livres, ils se défondent même les
bons : jamais je ne m'étais doutée, avant d'avoir causé avec eux, —
je parle des gens éclairés, — qu'autant d'oeuvres littéraires fus-
sent à l'index, et il n'y a rien de plus vide, de plus désolé qu'une
librairie de Québec, si ce n'est le même magasin à Montréal. Mais,
3i8 REVUE DES DEUX MONDES.
à Montréal, une réaction commence à se produire, et elle vient des
femmes. J'en eus la preuve à peine débarquée. On parlait beau-
coup de la conférence faite par une jeune M"* Dandurand, fille et
femme d'hommes politiques au pouvoir. Elle avait pris prétexte
d'une réunion de charité à l'asile de la Providence pour faire un
peu de féminisme, sans même reculer devant ce mot discrédité. Le
premier journal que j'ouvris me mit au courant de son discours,
censé à l'adresse des dames exclusivement, mais qu'entendirent
dans l'ombre plusieurs hommes. Elle prévint leurs critiques en dé-
clarant très vertement qu'après avoir été tous féministes, au moins
une fois dans leur vie, ils seraient forcés de le redevenir quand,
réduits à l'état des vieillards qu'abritait ce toit hospitalier, ils
ressentiraient la vérité de la parole de l'Esprit saint: « Malheur
à l'infirme qui n'a que des cœurs d'hommes et des mains d'hom-
mes autour de ses douleurs ! » Après leur avoir ainsi fermé la
bouche, elle se garda prudemment de faire l'apologie du féminisme
de tous les pays, ce mot ne contenant pas un programme fixe et
ses tendances variant selon les lieux. Au Canada, l'Etat qui se
désintéresse de l'éducation supérieure des filles, de l'assistance
publique (1) et des œuvres de bienfaisance en général, s'en remet-
tant entièrement à l'initiative et à la compétence féminine, ne
peut honnêtement réprouver des prétentions qui se résument en
un mot: être utiles, se rendre utiles de plus en plus. Pour cela
il faut que Ton permette aux femmes l'étude. Pourquoi pas? Fé-
nelon, M?"" Dupanloup, M='"d'Hulst la leur ont bien conseillée!
Il faut qu'au nom même des enfans qu'elles élèvent on leur per-
mette de lire. C'est une tendance générale, universelle, qui dirige
le siècle vers la haute culture ; or cette tendance n'est favorisée
au Canada que parles adversaires de la foi. Les catholiques res-
teront-elles donc dans un état d'infériorité? Seront-elles forcées,
pour en sortir, d'aller chercher dans un milieu neutre ou hostile
ce qu'elles ne trouveraient pas dans leur propre entourage? La
question se pose ainsi. JVP' Dandurand concluait que l'Université
Laval, créée pour l'instruction supérieure de la jeunesse mas-
culine, pouvait et devait assurer aux jeunes filles quelques res-
sources intellectuelles, celles qu'accorde l'Université protestante
et anglaise. En lisant ces réclamations très mesurées, très justes
au fond, je pensais que les Canadiennes avaient franchi du chemin
(1) La loi contre la mendicité a toujours été néanmoins très rigoureusement
appliquée.
AU CANADA. 349
depuis celles dont un certain Mémorial de famille (1), lu avec
beaucoup d'intérêt à Québec, me retraçait les vertus domestiques.
La dame d'autrefois, qui faisait ses délices des études philoso-
phiques d'Auguste Nicolas, qui se défendait Walter Scott comme
un péché, qui relisait tout entière, trois fois pendant sa vie, la
grande flistoire de l'Eglise de l'abbé Rohrbacher est loin, très
loin, évidemment; il faut que l'Eglise en prenne son parti, la
voix légère de M"'* Dandurand et son fm sourire l'affirment. J'ai
causé avec elle, et elle m'a conquise, plus encore par sa prudence
et par ses réserves que par ses revendications, car, d'abord, cette
féministe modérée est épouse et mère, catholique et Française.
Elle fait partie du Conseil des femmes du Canada présidé par
lady Aberdeen, qui se met à la tête de toutes les organisations
de charité, mais elle déclare fermement que chaque section de
ce comité doit être indépendante et que les membres catho-
liques, si leurs convictions étaient froissées, se retireraient sur-
le-champ d'un terrain hostile. Elle ne se borne pas à le dire,
elle l'a écrit dans un petit journal dirigé par elle pendant quatre
ans, le Coin du feu, journal soutenu, administré, rédigé uni-
quement par des femmes. Son apparition avait été presque un
scandale; puis il se fit accepter, et je le comprends, car
j'en ai vu plusieurs exemplaires où les intérêts intellectuels et
moraux de la famille étaient principalement en jeu, oi^i abon-
daient les bons conseils donnés avec esprit. D'ailleurs on y
citait presque à chaque page les écrivains français; on y lais-
sait percer quelques illusions naïves sur les hommes poli-
tiques de chez nous ; tout ce qui est de France en général y
était cité à titre d'exemple; nous serions mal venus à nous en
plaindre.
Donc il existe des femmes de lettres canadiennes; la première
en date fut W^^ Laure Conan : son roman d'un très noble idéalisme,
Angéline de Montbrun, prouve qu'elle s'est nourrie d'Eugénie de
Guérin ; mais ni la tendresse, ni le sentiment de la nature, ni la
passion n'y manquent, et quand on sait que l'auteur écrivait dans
la solitude d'une campagne inabordable aux bruits du monde,
sans autres inspirations que le grand spectacle du fleuve et le
calme rustique de la vie de famille, on n'a pas le courage de
reprocher à cette isolée qu'enivre la lecture de quelques cliefs-
(1) Mr/tinira de famille. Ij'Iloiwrable C.-E. C(tsf/rain et M"" Casi/niiii. Rivière
Quelle. Manoir d'Airvuull. Édition essentiellement privée.
350 REVUE DES DEUX MONDES.
d'œuvre, d'abuser un peu des citations. Ce qui manque à tous
les hommes de lettres au Canada, c'est, comme le disait très bien
l'un des plus connus, Octave Crémazie, le poète, c'est d'avoir une
langue à eux, de parler iroquois ou huron, car ils auraient alors
des chances pour être traduits. Ecrivant en français, comme les
Belges, ils n'ont pas, à proprement parler, de littérature natio-
nale; ils sont de simples « colons littéraires. » Octave Crémazie
regrettait qu'avant Fenimore Cooper il ne se fût pas trouvé un
Canadien capable d'initier l'Europe aux splendeurs delà forêt, aux
exploits légendaires des sauvages et des trappeurs. Il eût cer-
tainement approuvé W^^ Barry, qui signe Françoise des récits
champêtres, de s'appliquer à rendre avec sincérité la physionomie
et le langage de ses personnages (1).
Ce fut M"" Barry qui m'adressa une invitation pour la réunion
de la société du château Ramezay. Et là, ni plus ni moins qu'à
Boston, je me trouvai au beau milieu d'un club. On n'ose pro-
noncer ce nom défendu, et le but est assez hypocritement déguisé
sous apparence de collections historiques. Rien de plus légitime
que de rassembler les curiosités de la province dans ce vaste
bâtiment, qui date de 170o et servit quelque temps de résidence
officielle aux gouverneurs anglais. Deux salles renferment beau-
coup de vieux portraits accrochés au-dessus d'armes rouil-
lées , de flèches sauvages à pointes de silex, de débris variés de
toute sorte. La cloche de Louisbourg, offerte par M"' Barry,
n'est pas l'objet le moins précieux. Il semble qu'elle sonna le
glas de cette ville forte, à jamais disparue, qui vit toute sa
population transportée en France à la fois, tandis que la garnison
décimée partait captive pour l'Angleterre. La société féminine des
antiquaires au château Ramezay me montra, pour la première
fois, ce qui est la caractéristique de Montréal, deux mondes de
nationalités et d'habitudes différentes subsistant côte à côte sans
se mêler. Dans la ville, c'est ainsi : les Français, qui forment plus
de la moitié de la population, habitant les quartiers de l'est, les
Anglais vivant à l'ouest, avec la grande rue Saint-Laurent entre
eux comme un abîme. De même les membres anglais et fran-
çais de la société des antiquaires se séparent instinctivement
malgré le trait d'union créé par leur présidente, qui porte le
nom écossais de Mac Donald, tout en étant de la famille du
(1) Fleurs champêtres, par Françoise; Montréal, 1893. — Fleurs très fraîches et
d'une très savoureuse couleur locale.
AU CANADA. 351
marquis de Vaiidrcuil, dernier gouverneur français du Canada.
La première lecture est faite par une dame anglaise ,
M*'* Logan.Elle lit un très bon morceau sur M"'" de la Tour, l'hé-
roïne acadienne, venue de France, native du Mans, L'Acadie avait
été partagée en trois provinces, dont le gouvernement et la pro-
priété furent distribués entre des ambitieux qui renouvelèrent
entre eux les luttes des grands vassaux au moyen âge. C'étaient
des rivalités pour la traite des pelleteries, des discussions pour la
limite de leurs terres, des jalousies de toute sorte produisant de
véritables guerres. Il en fut ainsi entre Charles de la Tour et le
sieur d'Aulnay de Charnisay. Le premier obtint l'alliance précaire
et très peu loyale des Bostonais , comme on appelait alors les
voisins d'Amérique; avec leur aide il empêcha son adversaire
de s'emparer du fort Saint-Jean qui lui appartenait, mais Char-
nisay devait se venger de cet échec. Pendant une absence de La
Tour, il assiégea le fort de nouveau. M"^ de la Tour, électrisant
par son courage la poignée d'hommes qui l'entourait, fit une si
belle défense qu'une première fois l'ennemi se retira. Il revint
cependant avec des forces nouvelles et elle dut consentir fina-
lement à accepter des conditions honorables. Mais Charnisay
viola aussitôt la capitulation; en entrant dans le fort, il fit pendre
la petite garnison et força iM""" de La Tour d'assister au supplice,
la corde au cou. Elle en mourut d'horreur et de rage. J'aurais su
plus de gré encore à son apologiste d'avoir parlé et si bien parlé
d'une héroïne française si je n'eusse démêlé que la victime de
Charnisay était huguenote et que son mari avait constamment
joué un double jeu entre la France et l'Angleterre. M" Logan
fut chaleureusement applaudie, puis les dames anglaises, pres-
que en masse, suivirent leur compatriote dans la pièce voi-
sine, où les conversations bourdonnèrent, tandis que M""'Dan-
durand, à son tour, lisait un essai fort bien tourné sur un livre
écrit par quelqu'un de ses ancêtres. Il paraît que, dans le cas
contraire, c'eût été le même manque d'égards, les Françaises
ne se gênant pas plus avec l'autre camp qu'il ne se gêne avec
elles.
La musique mit tout le monde d'accord, on écouta les inter-
mèdes d'airs canadiens agréablement chantés par les dames
de la ville. Elles ont l'instinct et le goOt de la musique. Les An-
glaises, de leur côté, nous donnèrent un joli concert de banjo:
un thé des plus élégansfut servi avec accompagnement de glaces,
3o2 REVUE DES DEUX MONDES.
de rafraîchissemens de toute sorte; bref, la France eut le dernier
mot, puisqu'on se sépara au son de Vive la Canadienne!
Je m'informe des origines de la société. En somme, elles sont
anglaises; tout l'honneur de ce développement intellectuel qui se
prépare au Canada remonte à lady Aberdeen. Elle a éveilbj une
noble émulation pour les choses de l'esprit chez ces mères de fa-
mille qui jusque-là dirigeaient leur activité d'un seul côté. Je con-
state les aspirations sérieuses de quelques très jeunes femmes
que la poésie, le roman, la littérature pure et simple efîrayo un
peu comme frivole. L'une d'elles, fille d'un jurisconsulte, a com-
posé un cours de droit élémentaire pour aider les femmes à bien
mener leurs affaires et celles de leurs enfans. Il faut dire qu'au
Canada, bien qu'il soit toujours régi par la Coutume de Paris,
quelque peu modifiée sans doute, les femmes ne sont pas en tu-
telle. Le droit de tester à sa guise existant pour le père, il arrive
que les fils n'héritent pas directement; le fils aîné d'une famille
nombreuse me disait : « — Notre grande soumission à notre mère
restée veuve ne venait pas seulement de l'amour qu'elle nous
inspirait. Nous savions que notre avenir matériel était entre ses
mains, puisque, héritière unique de notre père, elle pouvait à sa
guise répartir ses biens entre nous ou nous en déposséder tout à
fait. » La tendresse naturelle des parenspour les enfans répond de
la justice apportée dans cette distribution. Généralement le fils
aîné est avantagé, ayant des devoirs particuliers à l'égard de ses
frères.
Mais revenons à la question féministe : lady Aberdeen, qui
tient le gouvernail, ne se borne pas à encourager les travaux de
l'esprit; tous les efforts, quels quils soient, l'intéressent; elle veut
que le labeur de la servante ou de la journalière soit honnête-
ment rétribué, elle se préoccupe du sort de ces humbles, et, pour
donner l'exemple, elle réunit ses propres domestiques dans des
meetings, où les enseignemens utiles et les bons conseils alternent
avec les lectures et les tasses de thé. Son influence sur tous les
points est des plus salutaires, chacun le reconnaît.
Lady Aberdeen n'habite ni Montréal, ni Québec, quoique
maintes circonstances officielles l'amènent dans ces deux villes.
La capitale de la puissance [dominion] et la résidence du
gouverneur général du Canada est Ottawa, une ville neuve de
40 000 habitans environ, tandis que Québec en compte 75 000,
et Montréal plus de 200000; mais le choix d'Ottawa eut jus-
AU CANADA. 353
temcnt pour but d'empêcher des discussions de pr(^séance entre la
vieille cité historique et le grand centre commercial qui, lui
aussi, a ses annales glorieuses.
Il est impossible de difîdrer plus que ne le font Québec et
Montréal. Au point de vue pittoresque, la silhouette de Québec,
abordée du côté de la rade, avec ses remparts, sa citadelle,
ses rues escarpées, ses toitures de fer-blanc qui étincellent, est
tout autrement saisissante; mais, si l'on veut rendre justice à
Montréal, il faut le contempler des hauteurs de ce paro public,
l'un des plus beaux qui se puissent voir en Amérique ou partout
ailleurs. Il revêt une montagne où les massifs de rochers se dé-
gagent de bois séculaires. De la plate-forme qui couronne le
sommet, la vue s'étend illimitée sur la ville et sur ses environs.
Il y a tant de rues plantées, tant de promenades, de quinconces,
tant d'arbres en un mot qu'on croirait cette grande cité aux tours,
aux flèches et aux clochers nombreux, gisante à plat dans une
forêt. Les faibles ondulations qui aboutissent au Mont-Royal sont
couvertes des plus belles résidences, toutes anglaises, puis une
vaste étendue plane se déroule jusqu'aux quais qui rejoignent une
autre forêt de mâts, de voiles, de cheminées fumeuses, pressés
les uns contre les autres sur le Saint-Laurent. Dans l'intervalle
les églises, les couvens, les hôpitaux et d'autres bâtimens publics
plaquent leurs masses grises ou rougeàtres sur la verdure inin-
terrompue. Le pont Victoria, long presque de trois kilomètres,
repose sur vingt-quatre piles. Bercée par le grand fleuve bleu,
voilà l'île Sainte-Hélène dont le nom rappelle à jamais la première
dame européenne débarquée au Canada, cette belle Hélène de
Champlain que les sauvages, non convertis encore, voulaient adorer
comme une divinité. Elle était huguenote quand son mari l'épousa
à douze ans, mais il la convertit si bien qu'elle n'aspira ]dus qu'au
cloître. La mort de Champlain lui permit de prendre le voile à
Meaux, dans un couvent d'Ursulines qu'elle avait fondé.
L'autre rive du Saint-Laurent est iVslonnée de collines, der-
rière lesquelles on entrevoit les Adirondacks, malgré quelques
brumes légères qui estompent çà et là le bleu du ciel; la dou-
ceur de ces vapeurs ensoleillées au-dessus d'une éblouissante éclo-
sion printanière ne peut se rendre. Le mot de printemps, du reste,
n'est pas juste au Canada; l'été éclate soudain au lendemain dos
frimas. La semaine dernière encore, à Québec, c'était l'hiver. Par-
tie le 20 mai, il m'a semblé en route que la campagne verdissait à
TOME CXLVIll. — 1898. -23
3P)4 REVUE DES DEUX MONDES.
vue d'œil ; le feuillage tendre des saules, des bouleaux et des aunes,
les fleurettes blanches du senellier tranchaient délicatement sur le
noir des vieux sapins durcis par les girandoles de glace qui s'y
étaient si longtemps accrochées. L'herbe se déroulait en nappes
d'une fraîcheur virginale, avivée encore par les cascades des petites
rivières tout en rapides qui, bondissant sur les roches, forment des
couches de cristal étagées. Et le ciel noyé s'éclairait tout à coup de
tons d argent bruni. Les vergers en fleur promettaient ces superbes
pommes dont nous ne connaissons en Europe que les moindres
échantillons; la grise et surtout « la fameuse », rouge même
à l'intérieur, se consomment sur place, car des greffes multiples
ont rendu l'espèce primitive relativement rare. Feuillage, gazons,
dessous de bois, tout faisait penser aux paysages trop verts de
César de Koch. Maintenant, sur la plate-forme du parc de Mont-
Royal, la verdure est plus belle encore, quoique moins métal-
lique, car s'il a plu hier, s'il doit pleuvoir demain, il ne pleut
p6us,il ne peut pleuvoir aujourd'hui pour une raison péremptoire :
c'est le jour de naissance de la Reine. Le temps est toujours beau
en l'honneur de Sa Gracieuse Majesté, on dit avec confiance ihe
Quee7is weather. De mémoire d'homme, il n'a plu pour sa fête.
Beaucoup de drapeaux, beaucoup de pétards. La population en
masse est dehors ; les chemins de fer, les tramways électriques
transportent au rabais tout le monde à la campagne.
IV
Si j'ai été introduite par le clergé dans les cercles qué-
becquois, je dois d'entrer en rapport avec la société montréalaise
à la courtoisie, à la bonne grâce obligeante du consul général
qui représente la France au Canada, comme on voudrait qu'elle
fût, pour son honneur et son plus grand bien, partout repré-
sentée.
Les souvenirs agréables me reviennent en foule : soirées char-
mantes où les jeunes filles sont toutes naïvement jolies, gaies,
simples et bien mises à la fois, dansant avec une légèreté d'oiseau,
coquettes d'une coquetterie moins savante que celle des Améri-
caines proprement dites, rappelant plutôt, avec quelques diffé-
rences dues 'à l'effet du climat, d'autres gracieuses créoles (1),
(1) Créole, pris dans son véritable sens, veut dire né aux colonies, d'ancêtres
européens.
AL" CANADA. 355
celles de la Louisiane, bref, réalisant le type de l'ingénue d'autre-
fois, l'ingénue de chez nous, mais en liberté.
On fait partout beaucoup de musique. Aux thés de cinq heures,
entre Françaises, se glissent une ou deux Anglaises qui, par leur
sympathie pour les choses de France, ont acquis des droits à
l'intimité. Grand luncheon de dames, plus cérémonieux et très
élégant, mi-parti français, mi-parti anglais, en nombre à peu
près égal, vingt-quatre couverts, chez la femme d'un haut fonc-
tionnaire dont le nom français s'associe au titre de lady, son mari
ayant été anobli par la Reine. Ceci arrive comme en Angleterre,
pour récompenser de loyaux services, au grand dépit des bleus
intransigeans qui ne pardonnent pas à leurs compatriotes de se
laisser sirer (1). Accueil affable entre tous dans Ihospitalière
maison de l'homme distingué, vrai magistrat français de l'ancien
régime, qui, gouverneur de Québec aujourd'hui, a quitté sa maison
de Montréal pour la splendide résidence de Spencer Wood.
Il y a beaucoup plus de diversité dans la société montréalaise
que dans celle de Québec. Le nom de Français s'étend à tous ceux
qui parlent notre langue, fussent-ils Suisses ou Belges, et par-
tout on sent l'infusion des habitudes anglaises comme elle n'existe
pas à Québec. Par exemple, nous chercherions vainement dans
cette dernière ville rien qui ressemblât au salon si intéressant de
]^jme j|gj.(j^^ femme d'un professeur de l'Université Mac Gill. J'y
ai entendu de la musique qui ne saurait être comparée à ce qu'on
appelle d'un bout du monde à l'autre musique d'amateur, et en
outre des lectures qui révélaient de réelles qualités littéraires, le
tout sans pédantisme; mais le ton bien français de la maison était
très distinctement protestant, ce que nous appelons ici genevois,
même quand Genève n'y est pour rien.
Il y a douze ans que la société dont M. et M""^ Herdt font
partie s'est formée entre amis pénétrés des mêmes goûts. Une
fois par semaine ses membres se rassemblent chez l'un d'entre
eux, à tour de rôle; un compte rendu de la réunion précédente est
donné, puis lecture est faite de dilTérens travaux, chacun d'eux
choisi au gré de l'auteur; intermèdes de chant, de musique in-
strumentale et de conversation. Il y a bien peu de salons à Paris
où l'on trouverait les élémens d'une fête de ce genre; l'égalité
des sexes dans le talent m'y a paru chose démontrée ; cepen-
(1) D acccplcr le tifrc de sir.
356 REVUE DES DEUX MONDES.
daiit jaimerais à citer, comme tout à fait supérieur, un morceau
sur la moralité et la croyance, à propos d'Octave Feuillet, par
le Révérend M. D. Coussirat, de l'Université de France, profes-
seur d'hébreu et de littérature orientale à l'Université Mac Gill.
Le poète attitré du Canada, Fréchette, était présent. Il nous dit
un poème patriotique, éclos au milieu des terribles nouvelles du
bombardement de Paris en 1870 :
Tandis qied'un œil sec d'autres regardaieut faire,
Par delà l'Allantique, aux champs du Nouveau Monde,
Que le bleu Sainl-I. auront arrose de sou onde,
Des fils de l'Armorique et du vieux sol normand.
Des Français, qu'un roi vil avait vendus gaîment,
Une humble nation qu'encore à peine née,
Sa mère avait un jour, hélas ! abandonnée,
Vers celle que chacun reniait à son tour
Tendit les bras avec un indicible amour.
La voix du sang parla, la sainte idolâtrie
Que dans tout noble cœur Dieu mit pour la pairie
Se réveilla chez tous...
et, avec une émotion accrue par celle de son auditoire, le poète
répète ce cri qu'alors poussa un million de voix : « Vive la
France ! Il dit comment, à Québec, dans le quartier des fabriques,
le faubourg Saint-Roch, la Marseillaise, une Marseillaise bien dé-
tournée (lu sens révolutionnaire, éclata tout à coup :
C'était le vieux faubourg,
Qui grondant comme un (lot que l'ouragan refoule,
Gagnait la haute ville et se ruait en foule
Autour du coiisulal...
Et voilà qu'un homme de la troupe, un forgeron, le scapulaire
au cou, parle : il annonce que lui et les siens sont prêts à partir.
(I ... Prenez toujours cinq cents.
Et dix mille demain vous répondront : Présens! »
Hélas! son instinct filial
Ignorait que le code international.
Qui pour l'âpre négoce a prévu tant de choses.
Pour les saints dévouemens ne contient pas de clauses.
Nul n'aurait pu dire si les vers étaient bons ou mauvais, mais
il y eut un long silence plus significatif que tous les applaudisse-
mens. Pour rompre ce charme douloureux, l'auteur àe la Légende
d^un peuple nous lut, sans transition, une amusante histoire de
AU CANADA. 337
conducteur de cage sur le Saint -Laurent, où le patois de Nor-
mandie, les mots de vieux français revenaient à chaque li^^ue. On
se sépara fort tard, sans se douter de l'heure avancée. Ce sont
des maisons telles que celles-ci dont les plaisirs délicats font
rêver les jeunes dames catholiques de Montréal. Bientôt, je n'en
doute pas, elles auront des bibliothèques, des soirées littéraires,
elles échapperont dans une certaine mesure au joug qui, si long-
temps, a pesé sur elles et que certains esprits avancés commen-
cent à traiter di' obscurantisme . Le clergé, qui a tant fait à trav'ers
les siècles pour le Canada, n'attendra pas qu'on le dépossède d'une
part d'autorité qui, jadis utile à tous, tend à devenir excessive.
Il consentira spontanément au sacrifice, — sacrifice plus difficile
qu'aucun autre, car partout nous voyons les maîtres, les parens,
tous ceux qui ont exercé une autorité sans contrôle pour le bien
des faibles et des ignorans, hésiter, l'heure venue, à leur laisser
le gouvernement d'eux-mêmes. Cependant c'est la fin et ce de-
vrait être le but de toute éducation.
Le contact du self government britannique a nécessairement
agi sur le Canada. Croirait-on que le premier journal date de la
conquête anglaise ? Auparavant on n'éprouvait le besoin de rien
imprimer ni de rien lire. Au point de vue esthétique, c'était plus
beau et beaucoup plus original, cette grande pastorale paisible
traversée d'un souffle d'épopée; mais il n'y a pas à réagir contre
le progrès quand une fois son action a commencé. A en juger par
le passé, encore si proche, et par ce qui reste aux Canadiens, môme
à ceux des villes, de leurs qualités natives, ils ne prendront pas
le mors aux dents, ils suivront le sage conseil de leur historien
Garneau. Que les Canadiens, dit Garneau en abrégé, soient fidèles
à eux-mêmes, qu'ils restent sages et persévérans, que le brillant
des nouveautés sociales et politiques ne les séduise pas. Cest
un peuple de cultivateurs dans un climat rude et sévère. Depuis
la conquête, il a fondé toute sa politique sur sa propre conserva-
tion. Il était trop peu nombreux pour prétendre se mettre à la tète
d'un mouvement quelconque à travers le monde. Une partie de sa
force vient de ses traditions. Qu'il ne s'en éloigne que graduelle-
ment. N'est-il pas sorti surtout de cette Vendée noiinande, bre-
tonne, angevine, dont l'admirable courage a couvert de gloire le
drapeau qu'elle leva au milieu de la Révolution française?
Certes les Canadiens sont bien loin d'oublier ce drapeau ; voyez
plutôt, dans la cathédrale de Montréal, l'espèce de piété qui
3o8 REVUE DES DEUX MONDES.
entoure celui que les dames de la ville donnèrent aux zouaves
pontificaux du Canada. Cependant le mal et le bien de l'individua-
lisme commencent à se glisser chez eux, et, comme toujours,
c'est la femme qui, la première, cueille le fruit de science. Tout
en consentant encore à représenter les rouages très actifs d'une
machine qui fabrique le plus de citoyens possible (1), puisque
la prépondérance des Canadiens français ne peut s'affirmer que
par le nombre, ces dames réclament quelques récompenses tout
intellectuelles; le clergé ne les gardera pour alliées qu'au moyen
de concessions sur ce chapitre. Il devra en faire plusieurs autres
encore que nous ne nous permettrons pas d'indiquer, mais qui
s'imposent visiblement. Alors les libraires français et catholiques
justifieront leur nom en vendant, ni plus ni moins que les
libraires anglais et proteslans, des livres qui auront cessé d'être
marchandise prohibée. Mais dès à présent, malgré certains pré-
jugés et certains abus, il est consolant et instructif pour notre
pays, qui va trop vite en beaucoup de choses, de regarder de loin
cet autre lui-même, si fortement pourvu des plus sérieuses
qualités de la race, si peu touché encore par les maux de
la civilisation, gardant une si ample réserve de vertus solides
qui sont tout de même les vertus françaises, vertus surannées
de la Nouvelle-France, devenue maintenant par excellence l'an-
cienne.
Tu. Bentzon.
(1) Un prêtre m'a dit que dans sa longue carrière de confesseur il n'avait ren-
contré qu'une seule femme en révolte contre le fardeau de la maternité.
.i;
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES
D'APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS
L ASSASSINAT DU DUC DE BERRY (1820)
I
L'ordonnance qui mettait dans les mains de Decazes la direc-
tion suprême du gouvernement était à peine signée qu'on l'accu-
sait de l'avoir arrachée à la faiblesse du Roi. L'accusation n'avait
pas plus de fondement que n'en avait eu, l'année précédente, celle
de s'être livré à des manœuvres souterraines pour contraindre
Richelieu à donner sa démission. Plus tard, beaucoup plus tard,
ces deux griefs devaient se dissiper à la lumière de la vérité.
L'histoire en a fait justice. En réalité, Decazes n'avait fait qu'obéir
à la volonté du Roi comme aux objurgations du comte de Serre.
S'il commit alors la faute de n'y pas résister et de ne pas se
montrer plus habile à se ménager l'avenir, en se retirant, du
moins ne faisait-il de tort qu'à lui-même. Il ne pouvait d'ailleurs
oublier qu'à maintes reprises, il avait trouvé des appuis à gauche
sans associer la Gauche au pouvoir. N'était-il pas fondé à espérer
qu'il aurait le même bonheur avec la Droite et qu'elle le soutien-
drait sans exiger des portefeuilles? Il se jetait donc dans la ba-
taille avec son ordinaire énergie. Il est bien difficile de le blâmer
d'avoir eu d'abord confiance dans le succès. Mais, en peu de jours,
cette confiance reçut de rudes assauts. Vainement, d'accord avec
(1) Voyez la Revue du 15 juin et ilu !" juillet.
360 REVUE DES DEUX MONDES.
de Serre, et pour rassurer ropinion qu'alarmaient les modifica-
tions annoncées dans la loi électorale, il promettait des lois de
liberté, le rappel des derniers bannis, supprimait la censure des
journaux, réintégrait dans la Chambre des Pairs les huit membres
de cette Chambre, contre qui avait été maintenue au mois de
mars précédent l'exclusion prononcée en 1815, ces mesures ne
ramenaient pas la Gauche, hypnotisée par la crainte de la réforme,
et irritaient la Droite, plus que jamais asservie à la doctrine du
Tout ou Rien.
Une autre circonstance vint accroître ces difficultés. La loi
des élections qui aurait pu être adoptée, si on l'eût présentée aux
Chambres dès la reprise de leurs travaux, — le 29 novembre, —
quand les partis non encore initiés à leurs intentions réciproques
se redoutaient et s'observaient, cette loi n'était pas prête. Les mi-
nistres n'avaient pu s'entendre sur le projet rédigé par de Serre.
Ce projet modifiait la Charte en y introduisant le renouvellement
intégral aux lieu et place du renouvellement partiel. Sur ce point,
qui allait soulever tant de tempêtes, les ministres étaient d'accord.
Mais de Serre avait imaginé, quant à l'organisation des collèges
électoraux, un système impliquant, au profit d'une catégorie pri-
vilégiée d'électeurs, le droit de voter deux fois, que Decazes trou-
vait trop peu démocratique. Par suite de ces dissentimens, on ne
parvenait pas à mettre la loi sur pied, et en même temps que,
par ces retards, on accordait aux oppositions le temps de pré-
parer leur résistance, on laissait passer le moment où il eût été
aisé de tirer parti de leur défaut d'entente.
Dès le 10 décembre, à la Chambre des députés, l'élection des
membres de la commission chargée de rédiger l'adresse annuelle
en réponse au discours de la Couronne fournit aux opposans l'oc-
casion de manifester. « Le choix de la commission n'est ni satis-
faisant, ni de bon augure pour l'avenir, écrit le Roi à Decazes.
Sur neuf membres, j'en compte quatre décidément mauvais, deux
douteux, un tellement accoutumé à être hostile qu'il ne saura
comment s'y prendre pour ne pas l'être, et un seul bon. 0 Tory s ! ô
Whigs ! où êtes- vous .^ » Ce qu'il y a de plus grave, c'est que celui
que désigne le Roi comme accoutumé à être hostile, c'est Laine,
son ancien ministre, naguère encore collègue de Decazes.
Le jour suivant, dans un débat préparatoire, un des membres
de la commission. Kératry, demande qu'un paragraphe de l'adresse
soit consacré à signaler au Roi le péril que font courir à la religion
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 361
les missions religieuses qui se sont répandues dans toute la
France. En passant, il dit à Laine, en manière d'éloge :
— Elles sont aujourd'hui plus nombreuses que lorsque vous
étiez ministre de l'Intérieur.
C'est inexact ; mais Laine ne proteste pas. Quoiqu'il se pro-
nonce contre la motion Kératry, elle est votée. L'incident porté
à la connaissance du Roi l'affecte péniblement.
« J'ai peu reçu, mon cher fils, de portefeuilles dont le con-
tenu m'ait fait autant de peine. La séance de la commission a
été détestable et nous promet de tristes suites, d'autant plus que
je ne vois point de force dans ceux de la minorité. Gomment
Laine, par exemple, a-t-il pu avaler le compliment de Kératry?
Comment? C'est qu'il était dirigé contre toi, car, certes, il y a eu
plus de missions pendant qu'il était ministre de l'Intérieur que
depuis que tu l'es. En tout, il n'est que trop facile de prévoir
quel sera l'esprit général de l'adresse. Je sais bien que tout ne
sera pas perdu pour cela. Nous avons la ressource d'amender et,
au pis aller, celle de rejeter; mais, ne nous faisons pas illusion;
nous combattrons sur un mauvais terrain.
« D'autre part, pouvons-nous compter même sur la Droite
pour reprendre la question? Lisons leurs journaux. Celui des Dé-
bats est détestable. Mais la Quotidienne est cent fois pire, d'autant
plus que j'y ai été attrapé. La première colonne m'avait fait plai-
sir, je commençais à espérer une conversion, presque même à y
croire. La fin ne m'a été que plus sensible. Je sais, comme on te
l'écrivait hier, qu'on ne gouverne pas avec des affections. Je crois
l'avoir prouvé, il y a un an. Mais fermer tout à fait l'entrée de
mon cœur, non, cela m'est impossible.
« Et si Rome demande une vertu plus haute,
(( Je rends grâces aux dieux de n'être pas Romain
« Pour conserver encor quelque chose d'humain. »
Ainsi, le Roi envisage l'avenir sous les plus sombres couleurs.
Il s'en inquiète non seulement pour la chose publique et le bien
de l'Etat, qu'il voit compromis par l'attitude de la Droite dans les
deux Chambres, mais encore pour Decazes, de plus en plus
attaqué. Il ne juge pas cependant le mal inguérissable, ni le cas
désespéré. Loin de se décourager, il s'efforce de rallier des voix
au ministère :
« Je viens de voir Courvoisier. Je ne l'ai j)oiiil ramené, bien
que je n'y aie, je crois, rien épargné, ce qui ne m'a pas empoché,
362 REVUE DES DEUX MONDES.
en terminant, de lui dire que le fourreau était jeté, que je savais
tout ce qu'il pouvait, que je désirais avec ardeur qu'il employât
ses moyens pour nous et que j'étais persuadé qu'après réflexions,
il les emploierait. Dans la conversation, il m'a attaqué par le dé-
faut de la cuirasse, c'est-à-dire par la différence d'opinions entre
ton oncle (le Comte d'Artois) et ton Louis. J'y ai répondu par des
généralités. Il m'a dit qu'il croyait qu'à la Chambre, nous aurions
la majorité. Si je te vois ce soir, tu auras des détails. »
La croyance de Courvoisier fut justifiée par l'événement.
L'adresse, telle qu'en des circonstances si critiques pouvaient la
souhaiter le Roi et ses ministres, réunit une majorité approu-
vant la revision de la loi électorale et disposée à la voter. C'était
un succès, mais un succès bien précaire. Cette majorité, rien n'en
garantissait ni la cohésion, ni la force, ni la durée. Le ministère
marchait au combat sans avoir pu dresser avec certitude l'effectif
de ses défenseurs, ni celui de ses ennemis. Tout on y marchant, il
était contraint de l'éviter, ou de s'en tenir à des escarmouches,
avançant un jour, reculant le lendemain, obligé de tenir tête de
tous les côtés à la fois, même du côté de ses amis, car, delà aussi,
surgissaient à l'improviste des mécontens, des pressés, des décou-
ragés, qui devenaient promptement des adversaires. Pour grouper
la majorité, une action rapide eût été indispensable. Mais la loi
sur les élections était lente à sortir des délibérations ministé-
rielles, l'entente entre les ministres longue à se faire. L'opposition
triomphait de tout ce temps perdu.
Une complication nouvelle vint retarder encore la présenta-
tion de la loi. De Serre, qui seul pouvait la défendre efficacement
à la tribune, puisqu'elle était son œuvre, tomba malade. On espéra
d'abord enrayer le mal en peu de jours. On ne se rendait pas
compte du caractère véritable de ce mal: un épuisement complet
des forces physiques, déterminé par les agitations d'une âme in-
capable de se modérer et qui se livrait avec un frénétique dévoue-
ment aux causes qu'elle avait embrassées. Cette àme exaltée avait
usé le corps, trop frêle pour résister à ses transports. L'athlète,
démesurément affaibli, se trouvait arrêté au moment d'engager la
lutte. Pour présenter la loi, il fallait attendre qu'il fût rétabli. Son
malheur privé devenait ainsi un malheur public.
Quoique moins atteinte, la santé de Decazes inspirait aussi des
inquiétudes ; les lettres du Roi datées de cette époque y font al-
lusion à tout instant. Decazes lui-même avouait que, depuis
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 363
quatre ans qu'il était sur la brèche, il n'avait pas pris un jour de
repos. Un rhume négligé le rendait momentanément incapable
de se faire entendre dans les Chambres. Le ministre des Affaires
étrangères Pasquier, le seul des autres membres du cabinet qui
fût orateur, n'aurait pu supporter seul le poids d'une discussion
aussi laborieuse que celle de la loi électorale. Ces circonstances
ajoutaient aux embarras de la situation et achevaient de con-
vaincre Decazes de la nécessité de fortifier ie ministère en déci-
dant Richelieu à en prendre la présidence, que lui-même était
prêt à lui céder. Il ne perdait aucune occasion de lui en renou-
veler l'offre. Dans les derniers jours de décembre, il lui dépêchait
ses deux collègues, Pasquier et Portai, pour le supplier de ne pas
se dérober plus longtemps à ce qu'exigeait de lui l'intérêt de la
monarchie. Mais Richelieu persistait à se récuser.
Ces difficultés n'étaient pas les seules qu'eût à surmonter
Decazes. Il avait à se débattre contre l'ingérence du corps diplo-
matique étranger dans les affaires intérieures de la France. Les
ambassadeurs accrédités à Paris affectaient de considérer le projet
de substituer au renouvellement partiel de la Chambre des députés
son renouvellement intégral comme une atteinte aux principes
proclamés par la Charte. Celui de Russie, Pozzo di Borgo, se faisait
remarquer par l'acrimonie et la vivacité de ses critiques. Decazes
s'en plaignait avec amertume dans une lettre qu'il écrivait, de son
lit, le 2 janvier 1820, au comte de la Ferronnays, représentant du
Roi à Saint-Pétersbourg :
« Pozzo continue à ne voir et à ne parler que par le comte
Mole. Les amis du duc de Richelieu l'ont cependant rendu un peu
plus réservé dans ses conversations publiques. Celles particulières,
qui deviennent bien vite publiques à leur tour, n'y ont rien gagné ;
il y a en lui des sentimens blessés qui ne pardonnent que diffici-
lement. Je lui ai fait dire par le duc de Richelieu quil n'y avait ni
justice, ni convenance, ni habileté dans son intérêt personnel à
dire, par exemple, que c'était coupable à nous de proposer le re-
nouvellement intégral, que l'Empereur le trouverait très mauvais,
attendu qu'il tenait beaucoup à la Charte. Il n'y avait pas justice
de sa part à parler ainsi, car, il y a deux ans et cet été encore, il
tenait un autre langage : convenance pour un ministre étranger
de respecter les projets du Trône annoncés dans le discours du
Roi; intérêt, car il ne peut convenir à l'Empereur que la légèreté
d'un de ses ministres cherche à compromettre son nom. »
364 REVL'E DES DEUX MONDES.
Après avoir rédigé cette protestation/ afin que la Ferronnays
en tirât parti dans ses conversations avec les ministres russes,
Decazes traçait à grands traits le tableau des dangers que créait au
ministère lattitude de la Droite.
<( Les propos de Pozzo encouragent l'opposition de quelques
fous de la Droite, qui menacent de tout perdre si on ne consent
pas à tout leur sacrifier, et qui, dans leur haine pour les personnes
et leur amour pour le pouvoir, veulent non pas leur salut et celui
de la chose publique, mais leur triomphe. Cette opposition ne
sera pas nombreuse, j'espère. Si elle l'était, je croirais que, comme
les Jacobins sont là, il faudrait lui céder dans cette circonstance
et lui sacrifier les hommes pour sauver les choses. C'est vous dire
que nous ferons tout pour assurer le succès. C'est vous dire aussi
la seule combinaison, je pense, qui pourrait dans ce moment
amener quelque changement ministériel, changement qui n'est pas
probable et qui n'arriverait, s il arrivait, qu'autant que le duc de
Richelieu changerait de résolution et voudrait accepter et le legs
que nous lui ferions et l'appui, le secours entier, complet de tous
nos efforts et de tous nos amis. Je vous parle de cette possibilité
parce que je veux tout vous dire, et même ce qui, sans être vrai-
semblable, est possible.
«La maladie de M. de Serre pourrait faire seule, du reste, que
la chose le fût. Hier, on nous faisait craindre qu'il fût hors
d'état de parler pendant la session. Aujourd'hui, une consultation
a eu lieu et les docteurs disent que, vers la fin du mois, nous pour-
rons compter sur lui. Pris moi-même d'un catarrhe qui ne me
permet pas d'aborder la tribune, il nous est impossible de songer
à aborder une discussion où le baron Pasquier serait seul. Le projet
de loi a d'ailleurs des dispositions, comme le double vote, que M. de
Serre peut seul défendre convenablement, parce qu'il les a conçues,
méditées, et qu'il est préparé dès longtemps. C'est la partie, la
plus chanceuse de la loi, parce qu'elle s'éloigne le plus des idées
ordinaires et de ce qui a été jusqu'à ce jour. Je n'aurais jamais
songé à proposer ce moyen, si la confiance qu'il y mettait ne m'y
avait encouragé, et comme mes collègues ont les mêmes impres-
sions que moi, il est probable que notre projet subirait à cet égard
quelques modifications, s il était porté par nous au lieu de l'être
par le garde des Sceaux. Nous y serions d'autant plus forcés que
ni M. Laine, ni le côté droit ne veulent défendre ce point, tout en
avouant que le résultat en serait fort bon.
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 365
« Vous savez que nous avons été abandonnés par Royer-Gollard,
qui cependant, et jusqu'à la composition du nouveau ministère,
avait partagé toutes nos idées et senti toutes les nécessités que
nous imposait le péril, et qui nous demandait aussi à grands cris
le changement ministériel qui a eu lieu, mais qui n'a pas compris
comment tout cela avait pu se faire sans lui.
« La veille, il nous disait : — J'appuierai votre projet; je vous
serai bien plus utile en dehors qu'en dedanp. Je serai le rappor-
teur de la loi, si vous le voulez. »
Promesses fragiles et bien vite oubliées.
De même, Courvoisier. L'année précédente, à propos des pé-
titions contre la réforme électorale, il s'élançait à la tribune, dé-
clarait que ces pétitions n'étaient dues qu'aux manœuvres d'un
comité directeur. Comme il a changé depuis ! Elu dans le Doubs, il
en est revenu persuadé que l'ancienne loi n'offre aucun inconvé-
nient puisqu'elle l'a fait député. Il déclare à tout venant qu'il n'y
a pas lieu de la modifier. « Loin de nous être utile, il nous donnera
beaucoup d'embarras, sans pourtant être hostile aux personnes^et
peut-être sans attaquer directement la loi. » Laine se tait depuis
la séance où il prit la parole contre l'élection Grégoire, et sans
doute va-t-il persévérer dans son silence. Corbière, qui, l'an der-
nier, « était fort bien », est devenu anti-ministériel. Il a voté
contre les six douzièmes provisoires avec la Bourdonnaye, qu'on
avait pu croire converti aux idées de modération, mais ciiez qui
le vieil homme, violent, intolérant, acerbe, a bientôt reparu.
A ces douloureuses constatations, Decazes ajoute mélanco-
liquement : « Rien ne serait plus facile que de reformer un
centre, de reprendre trente personnes de la Gauche ou du ('entre
gauche, et de faire avec elles quelque chose de mieux que ce qui
existe quant aux élections et à la liberté de la presse. Alais ce
quelque chose serait-il suffisant? Il ne le serait pas, et il faudrait
recommencer. » Il n'y a donc pas à hésiter. Il faut mettre le côté
droit en demeure de se prononcer et de se démasquer. « Nous le
ferons. Je suis bien déterminé à recevoir le feu do leurs tirailleurs
sans riposter, à aller droit au fait, à m'adresser à leur conscience
et à les défier de rejeter une bonne loi en présence des Jacobins
et de la loi actuelle qu'ils exploiteront de nouveau. Monsieur nous
aidera certainement et ne souiïrira pas que ces messieurs le
déshonorent en le perdant, et nous avec lui. »
Tout dans cette lettre témoigne d'une rare faculté de voir et
366 REVUE DES DEUX MONDES.
d'observer. Mais Decazes se trompe lorsqu'il croit que, la crise se
prolongeant, le Comte d'Artois interviendra pour la dénouer et
s'emploiera à calmer les ressentimens de ses amis. C'est mal
connaître et mal juger ce prince que de le supposer capable de
déployer à cet effet, malgré ses promesses antérieures, le dévoue-
ment, l'énergie, la constance qui seraient nécessaires pour
opérer leur conversion. Il s est toujours laissé dominer par eux;
c'est eux qui l'entraînent et non lui qui les guide; quand il se
croit obéi, il n'est que dirigé. Mais comment Decazes ne se trom-
perait-il pas quand, le jour môme où il écrit à La Ferronnays la
lettre qu'on vient de lire, il reçoit du Roi ce billet rassurant en
ce qui touche l'attitude de Monsieur et les dispositions de la Du-
chesse d'Angoulême: « Tu as pu en juger parla démarche qu'un
mot de toi a fait faire au premier pour Soult (1), et moi, j'en juge
par leurs mines qui, depuis huit ou dix jours, ne sont pas
reconnaissables de ce qu'elles étaient, quand ils entendent pronon-
cer ton nom. » Cette constatation a mis le Uoi en belle humeur.
Elle se manifeste par ce coup de patte qu'en passant, il donne à
Laine: c 11 dit que tu n'es pas très fort, parce qu'il n'accorde le
superlatif" qu'à lui-même; mais c'est une chose immense pour lui
que de te donner même le positif. »
Les jours, les semaines s'écoulent au milieu de ces alterna-
tives, de ces lenteurs dont les Chambres commencent à se lasser
et à se plaindre. La santé du ministre de Serre ne s'améliore pas ;
les médecins ont fait entrevoir l'urgence d'un voyage dans le
Midi. L'état de Decazes ne vaut guère mieux. Il peut encore rem-
plir les devoirs de sa fonction présidentielle. Mais, c'est de sa
chambre et du fond de son lit qu il les remplit le plus souvent. Il
a été obligé d'espacer ses visites du soir chez le Roi. La marche
ministérielle se trouve entravée. La presse royaliste le constate
en un langage où l'insulte se mêle à la violence.
Cet ensemble de fâcheux contretemps trouble le Roi. Sa corres-
pondance trahit les perplexités de toutes sortes auxquelles il est
livré. Un jour, — le 3 janvier, — Decazes lui ayant mandé qu'il
est trop souffrant pour venir aux Tuileries, il lui répond : « J'avais
fait d'avance le sacrifice de ma soirée; je sens bien qu'il ne faut
pas nous en tenir là. Il faut te mettre, s'il est possible, en état de
(1) « Soult sera reçu dimanche au serment de maréchal. Le Roi a voulu qu'il
en eût l'obligation à Monsieur, à qui j'ai proposé d'en faire la demande à Sa Ma-
jesté ». Decazes au comle de la Ferronnays, 2 janvier 1820.
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 367
venir au Conseil mercredi. Ainsi, je t'ordonne comme Roi et je te
conjure comme père de ne pas songer à venir demain de toute
la journée. » Un autre jour, il apprend par Pasquier que quelques
royalistes ont exprimé le désir de voir Laine être mis, à défaut de
Richelieu, à la tête du Conseil : « J'ai vu Pasquier. Il ma rendu
compte de la nouvelle démarche qui va être faite auprès de Laine.
J'ai écouté tout cela avec une impassibilité apparente, bien dé-
mentie parles mouvemens de mon cœur. Je pensais comme toi sur
le duc de Richelieu. Mais, pour Laine, c'est une autre affaire. L'or-
gueil donne tant de hardiesse! J'avoue que j'aurais pu supporter
de voir mon Elle remplacé par un Richelieu; mais, par un Laine !
Cela me fait éprouver le tourment du lion devenu vieux. »
Le 14 janvier, un débat s'engage à la Chambre des députés sur
des pétitions contre la réforme électorale. La Gauche en demande
le renvoi au gouvernement ; le ministère réclame l'ordre du
jour. Decazes et de Serre sont absens, alités tous les deux. Pas-
quier est seul pour répondre. Malgré ses efforts, il ne peut, après
une longue discussion, obtenir la clôture. La Chambre s'ajourne
au lendemain. L'ordre du jour est alors voté. Mais ce n'est que
grâce à l'intervention de Villèle et de Laine.
« J'ai trouvé, mon cher fils, la majorité bien petite. Pasquier
prétend qu'il en manquait dix ou douze de notre côté. Tant
mieux. Sed quid hœc inter tantos? J'ai été content, d'après les
extraits, de Pasquier et de Laine. Villèle a bien parlé... pour la
question du moment. Le résultat apprend, il est vrai, aux ultras
qu'ils ne peuvent se passer de nous. Mais il leur fait voir aussi
que nous ne pouvons nous passer d'eux et une pareille défaite doit
bien rehausser le courage de la Gauche. »
Quoique penchant maintenant à droite, Decazes ne perd de
vue aucune des promesses qu'il a faites de l'autre côté. Il s'est
engagé à rappeler jusqu'au dernier des derniers bannis. L'un
d'eux, le général Gilly, compromis pendant les Cent-Jours, attend,
caché dans un coin perdu des Cévennes, les effets de la clémence
royale. Pour arracher au Roi une décision sans cesse rt- tardée,
Decazes emploie le Duc d'Angoulème et le Roi cède à la prière de
son neveu : « Ton mal de tête, cher fils, en fait au cu'ur de toH
père. Je ne suppose pas que cela doive empêcher le Conseil de
demain. Si je me trompais, fais-le-moi savoir avant neuf heures...
Grâce à Gilly. Qu'il la doive tout entière au Duc d'Angoulème.
Je crois que je pourrai signer demain. Je l'aime. »
3G8 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelques jours plus tard, c'est un autre incident auquel est
encore mêlé un général, mais celui-là plus illustre que Gilly. « Je
suis fâché que tu n'aies pas pu assister à la Chambre des Pairs.
Mais il ne me paraît pas certain que tu eusses trouvé l'occasion
d'y parler. Je suis persuadé qu'il n'y aura pas eu discussion sur
l'ordre du jour. Il y aura peut-être eu un incident assez désa-
gréable, mais où tu n'aurais rien pu. C'est une sottise du prince
d'Eckmiihl sur le procès- verbal (1). » Puis, c'est la maladie du
garde des sceaux qui s'aggrave. « De Serre moins bien me fait
de la peine ; mais mon bon fils vraiment mieux me fait tant de
plaisir que la balance penche de son coté. Je ne te donne point
quittance du portefeuille pour ce soir. Je t'aime trop pour cela. »
Grâce à cette amélioration de sa santé, Decazes peut se mettre
activement à la besogne pour l'achèvement de la loi électorale.
« Travaille, mon ami, travaille. Je ne sais ce qu'en dira ton
père ; mais, le Roi est sûr que tu feras de bonne besogne et
d'avance, il voit tout r HcUespont blanchissant sous nos rames. »
Mais, le lendemain, — 19 janvier, — nouvel arrêt dans les pro-
grès du mieux que le Roi constatait avec tant de joie. Il est en-
core privé du plaisir de revoir son fils: « Mon Dieu! s'écrie-t-il,
quand finiront et ma cruelle soufl'rance et ce jeûne qui n'est qu'un
accessoire? Tiens, tu sais le peu de cas que je fais de Gall. Dubois
est un grand chirurgien ; mais cela ne me prouve pas qu'il soit
bon médecin et je ne puis croire qu'ils te traitent bien. Par pitié
pour moi, appelle des médecins fameux comme Portai, comme
Halley; je ne respirerai qu'après leurs ordonnances. Je t'aime
tant. » Mais, voici, le môme jour, qui est plus fâcheux encore :
« J'allais fermer, lorsque Portai le médecin est venu me rendre
compte de l'état do De Serre. Détestable. On le condamne à partir
pour Nice. »
Dans l'état des affaires et des partis, ce départ du grand ora-
teur dont tout le monde dit que seul il peut déterminer les
Chambres à voter la loi électorale est une véritable catastrophe.
Le 21 janvier, le Roi, au moment de se rendre à la mesce commé-
morative de la mort de Louis XVI, reçoit une lettre du garde des
Sceaux, lettre d'adieux et de regrets. Il l'envoie à Decazes qui ne
peut, vu l'état de sa santé, assister à la cérémonie. « Voici la lettre
(1) Dans la séance du ,18 janvier, le maréchal Davout avait qualifié de niisé-
ralik's les auteur-! d'une pétition demandant l'abrogation, pour cause dinconstitu-
tionualité, de la loi contre les régicides.
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 309
de De Serre. Garde-la. Si qous avons le malheur de perdre l'écri-
vain, ce sera un beau titre d'honneur pour sa famille. J'y vois
qu'il est question de Siméon pour un intérim. Vous êtes donc
sûrs de lui? »
Les circonstances, par suite de cet événement, sont d'une telle
gravité que Dccazes,en suppliant le Roi de ne pas s'inquiéter à
cause de lui, annonce que, coûte que coûte, il viendra le voir
dans la soirée. Cette fois, c'est le Uoi qai le lui défend : « Il
faut donc que le Roi voie sans s'émouvoir le ministre en qui
repose sa confiance, virum dexlrœ siise, que le père voie sans s'alar-
mer le fils qu'il chérit plus que sa propre vie s'enrhumer de
nouveau à chaque instant ou, pour mieux dire, ne pas cesser d'être
enrhumé. Pour t'obéir, il faudrait une force plus qu'humaine et
elle ne m'a pas été accordée ; je te l'avoue donc, je suis inquiet,
tourmenté, aflligé, malheureux... N'étant pas venu à la messe
aujourd'hui, il ne serait pas convenable que tu parusses aux
Tuileries. Aller chez de Serre est une autre affaire à débattre entre
les médecins et toi. Pour demain, les mêmes raisons n'existeront
plus. Mais, hélas! tant de fois trompé par l'espérance, je n'ose
plus l'écouter. Plains ton ami, cher fils; il souffre autant qu'il
t'aime; c'est tout dire.» Ils se revoient enfin dans la journée du 22
et, le lendemain, le Roi écrit, impatient : « Je commence à sentir
tout de bon le bonheur de t'avoir revu. Recommencera-t-il
demain? L'appétit vient en mangeant et j'en visage déjà le moment
où il reviendra à sa véritable heure. » Ce billet est à peine parti
que Decazes se présente. L'entrevue est courte; néanmoins, « ce
délicieux quart d'heure panse la plaie du Roi. » Mais, la nuit qui
suit est mauvaise. C'est en gémissant qu'il approuve, le 24-, « la
réclusion d'aujourd'hui. » Dans ce même billet, il s'exprime dure-
ment sur les attaques auxquelles se livrent contre Decazes cer-
tains membres du corps diplomatique : « Pozzo di Borgo est un
misérable. Au reste, Stuart, quoiqu'il soit bien depuis un an, ne
vaut guère mieux et je dirais d'eux, comme un Gascon de deux
frères: Je voudrais assommer l'ahié à coups de cadet. »
Le 20 janvier, de Serre part tristement pour le Midi, laissant
le ministère désemparé. Jamais Decazes n'a été plus violemment
attaqué. Une révolution vient d'éclater en Espagne. Elle sert de
prétexte à des accusations calomnieuses. C'est le favori, c'est sa
politique inepte et funeste (jui ont diichaint'' partout l'esprit révo-
lutionnaire et bonapartiste. « Je t'ai vu, pour la première fois,
TOME CXLVIll. — 1898. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
ému des horreurs dont tu es le point de mire. Je conçois leur effet
sur un cœur comme le tien et c'est à ce cœur que j'offre pour
consolation non l'immuable confiance du Roi, mais l'inaltérable
tendresse de ton père... Songe que, dans aucun cas, un ministre
ne doit aller sur le pré. » Cependant, après réflexion, il ajoute:
« Il faut pourtant avouer que l'avis de tes collègues me fait quelque
impression. Je te conseille d'écrire au ministre de la Guerre que,
ne pouvant sortir, tu le pries de se donner la peine de venir le
plus tôt possible chez toi et là, seul à seul, de raisonner à fond
avec lui. Je m'en rapporte à son avis. » La Tour-Mau bourg,
convoqué, est d'avis que Decazes ne doit demander raison à per-
sonne. Decazes cède à ce conseil. Un moment troublé par la mul-
tiplicité dos agressions, il se redresse, résolu à les dédaigner, à
braver ses adversaires, et à se consacrer tout entier à la loi élec-
torale.
Sur son conseil, le Roi consent à ce que quelques personnages
considérables soient adjoints aux ministres pour statuer défini-
tivement. Le duc de Richelieu, le chancelier Dambray, Laine,
Mounier, Cuvier sont désignés pour faire partir de cette grande
commission. Villèle et Corbière, redoutant d'être soupçonnés de
complaisance par les ultras refusent d'y siéger. Mais ils consen-
tent à faire connaître leur opinion sur les mesures proposées,
par l'intermédiaire de Pasquier. En prévision de la réunion de ce
Conseil extraordinaire qu'il doit présider, le Roi invite Decazes à
céder sa place à Richelieu autour de la table des délibérations.
« S'il refuse, j'ordonnerai et je ferai mettre le chancelier à ma
gauche. » Les séances de la commission se prolongent jusqu'au
9 février. Ce jour-là, elle arrête enfin une rédaction définitive,
qui n'est à vrai dire qu'une reproduction du projet de Serre,
plus ou moins amendé. Telle qu'elle est, elle satisfait Villèle, qui
promet de la soutenir. Monsieur prend l'engagement de faire
cesser l'opposition de ses amis, et le Cabinet peut raisonnablement
espérer la victoire. « Tu es encore le point de mire de mille atro-
cités, mande le Roi au président du Conseil. J'en soutire plus que
toi-même sans que mon espérance ait été un moment abattue.
Mais, après avoir lu le projet, je crois pouvoir t'appliquer ce pas-
sage d'un psaume : Eiinles ibant et flebant, mittentes semina sua.
Venientes autem venient cum exultatione , portantes manipiilos
suos. »
Le 10, la détente est générale, au moins en apparence. Le Roi
LOUIS XVHI ET LE DUC DECAZES. 371
a confiance dans le succès. « Je crois aux conversions. Celles de
Mathieu de Montmorency, de Sosthènes de la Rochefoucauld,
môme du rude Fitz-James me paraissent sincères. Aussi je me
sais bon gré d'avoir été très aimable pour M""* Sosthènes, lors-
qu'elle est venue chercher hier l'almanach que, depuis le mois de
janvier 4815, jo suis en possession de lui donner tous les ans...
Les déblatérations de Pozzo m'indignent et me baillent un peu
martel en tète; il y a quelqu'un derrière lii... Pour rester sur la
bonne bouche, la lettre de l'évêquede Samos est excellentissime.
Qu'on te connaisse, mon ami, qu'on te connaisse, c'est tout ce
que je demande. » A cette satisfaction du Roi, il y a cependant
une ombre. Son Elie est de nouveau souffrant: « Je ne t'en exhorte
pas moins à aller à la bataille. Fais ce que dois, advienne que
pourra. » La bataille est prochaine. Mais, une question se pose.
L'engagera-t-on à la Chambre des Pairs d'abord, ou à celle des
députés? Le Roi consulté répond : « Dans mon humble opinion,
je crois qu'il faut commencer par la Chambre des députés. La
victoire remportée là nous l'assure ailleurs et je ne suis pas très
sûr que, remportée au Luxembourg, elle ne nous fût pas plus
nuisible qu'utile au Palais-Rourbon. L'exemple de l'Angleterre
ne prouve rien. La Chambre des Pairs y fut toujours, sauf le
temps du Long Parlement, comptée pour beaucoup. Ici, j'ai tou-
jours peur qu'on ne la traite de superfétation. » L'avis du Roi
prévaut. Le même jour, 10 février, le président de la Chambre des
députés est averti qu'elle recevra, le lundi 14, une importante
communication du gouvernement.
Durant les trois journées qui suivent, le Roi n'est préoccupé
que de la santé de « son fils » et que de l'accueil qui sera fait à la
loi par les Chambres, par la France, et par l'Europe. Il a chargé
Richelieu d'aller féliciter en son nom le nouveau roi d'Angle-
terre, George IV, à l'occasion de son avènement. Il veut que l'en-
voyé royal emporte à Londres une copie du projet et qu'il la
montre à qui voudra la voir. De même, il entend que son mi-
nistre des Afi'aires étrangères en communique sans retard des
exemplaires à ses agens à l'étranger. En ce qui touche Decazes, il
lui prodigue sa sollicitude avec plus d'ardeur qu'il ne l'a jamais
fait. Il le sait absorbé par la rédaction de l'exposé des motifs.
« Tout va être fatigue pour toi d'ici à lundi et ce jour-là n'en sera
pas un de repos... Je voudrais que dès lundi, en sortant de la
Chambre, tu allasses à Madrid, pour y passer tout le mardi et ne
372 REVUE DES DEUX MONDES.
venir que le mercredi pour le Conseil. » Et le lendemain, veillée
des armes, il termine un des trois billets qu'il écrit en quelques
heures par ce souhait que lui dicte son cœur : « J'espère bien dès
demain, au sortir de la Chambre, voir mon ami et serrer dans
mes bras le fils que j'aime de tout mon cœur. »
II
Durant la soirée du 13 février, Paris s'amusait; on touchait
à la fin du carnaval. Obligé de ménager ses forces en vue de la
journée du lendemain, où devait être portée à la Chambre des
députés la loi électorale, Decazes avait laissé sa jeune femme aller
seule à un bal donné par le maréchal Suchet, duc d'Albuféra.Il
était resté chez lui, en compagnie de son collègue Pasquier. Les
deux ministres relisaient ensemble l'exposé des motifs du projet
de loi, rédigé par Decazes. Un peu après onze heures, comme ils
achevaient ce travail de revision, un homme entra sans s'être fait
annoncer, le visage pâle et décomposé. C'était l'officier de paix
Joly, agent de confiance, spécialement chargé de veiller à la sûreté
du Duc de Berry. A sa mine bouleversée, les ministres devinèrent
qu'il était messager de malheur. Ils ne se trompaient pas. Joly
s'écriait avec désespoir :
— Monsei2:nour vient d'être assassiné.
Au seuil de l'Opéra, le prince avait été frappé d'un coup de
poignard, au moment où il rentrait au Ihéâtre après avoir mis en
voiture la Duchesse de Berry, qui se retirait sans attendre hi fin
du spectacle. L'assassin, arrêté sur-le-champ, se nommait Louvel.
Son arme avait pénétré profondément dans la poitrine de sa
victime, mais sans donner la mort. Joly ne put dire si la bles-
sure était ou non mortelle. Quand il avait quitté le théâtre, le
prince venait d'être transporté dans l'appartement du régisseur.
Appelés en hâte, des médecins, parmi lesquels se trouvait Du-
puytren, lui prodiguaient leurs soins. Le Comte d'Artois arrivait,
suivi du Duc et de la Duchesse d'Angoulême. Le Roi n'était pas
encore prévenu.
C'est à celui-ci qu'au su de ces premiers détails, Decazes son-
gea d'abord. Il lui écrivit pour lui annoncer la catastrophe. Il pro-
mettait d'aller le voir dès qu'il se serait assuré de l'état du blessé.
Il partit ensuite pour aller à l'Opéra. Pasquier l'accompagnait.
A l'Opéra, le spectacle s'achevait, la nouvelle du crime ne
LOUIS XVIIl ET LE DUC DECAZES, 373
s'étant pas encore répandue parmi les spectateurs. Mais, dans la
chambre où le prince était couché, se pressaient, pôle-môle, les
membres de sa famille, ses gens, divers personnages de la cour.
Tout était désarroi, consternation, gémissemens. Insensible aux
efforts tentés pour apaiser sa douleur, la Duchesse de Berry se
livrait au désespoir le plus exalté. Dupuytren, assisté de ses con-
frères, suivait les effets des premiers remèdes qu'il avait prescrits.
Après avoir pratiqué plusieurs saignées, il venait d'ordonner l'ap-
plication de sangsues, espérant éviter ainsi un épanchemcnt qui
eût précipité la mort.
En voyant entrer le président du Conseil, le Comte d'Artois
s'était élancé au-devant do lui. Il l'embrassa à plusieurs reprises.
— Allez prévenir mon frère, lui dit-il. Suppliez-le d'avoir du
courage. Nous sommes bien malheureux. Mais nos amis ne nous
abandonneront pas. Nous comptons sur vous, mon cher Dccazes.
Tout en larmes, Decazes s'avança vers le lit sans entendre les
murmures qui s'élevaient sur son passage et sans remarquer qu'à
son approche, la Duchesse de Berry s'écartait avec un geste d'hor-
reur. Il ne songeait qu'à interroger Dupuytren. Quoique l'illustre
médecin ne désespérât pas de sauver le Duc de Berry, ses réponses
témoignaient d'un tel trouble que Decazes déclara qu'on devait re-
courir aux lumières du docteur baron Dubois. Il offrit d'aller lui-
même le chercher en revenant des Tuileries où il était attendu.
Comme il sortait. Monsieur le rappela :
— Faites tous vos efforts pour empocher le Roi de venir, lui
recommanda-t-il. Sa présence apporterait la gêne de l'étiquette.
Assurcz-le que nous n'avons pas perdu tout espoir. S'il fallait y
renoncer, il serait averti assez tôt pour avoir le temps d'apporter
sa bénédiction à mon pauvre fils.
Pendant que Decazes courait aux Tuileries, sa femme appre-
nait chez le maréchal Suchet le dramatique événement de la soirée.
Nous lisons dans ses cahiers :
« Je dansais avec je ne sais trop qui, lorsque M. de Balincourt
vint à moi et me glissa à l'oreille qu'après la contredanse, il
aurait quelque chose de très sérieux à me dire. La contredanse
finie, il m'emmena dans l'antichambre et me dit :
« — l^e Duc d(' Berry est assassiné.
« — Mon Dieu ! nous sommes tous perdus! m'écriai-jo. Esl-il
mort?
« — Non, on espère môme le sauver... Le Maréchal d(''sire que
37 i REVUE DES DEUX MONDES.
son bal ne soit pas interrompu et que la nouvelle ne circule pas.
Mais j'ai pensé qu'il fallait vous avertir. Partez ; je préviendrai
votre belle-sœur et vos nièces qu'étant souffrante, vous vous êtes
retirée.
« Je montai en voiture; j'allai à l'Opéra. La loge royale et le
petit salon qui la précède étaient pleins de monde. Je m'informai
de mon mari. On me dit qu'il venait de se rendre chez le Roi. Je
revins alors chez moi. J'y trouvai ma belle-sœur et beaucoup de
gens. Mais je ne parlai à personne. J'étais atterrée. »
Le récit de Decazes n'est pas moins émouvant.
« Je trouvai le Roi couché depuis une heure, très agité, en
proie à la fiè\Te. Il voulait se lever et j'eus beaucoup de peine à
l'en empocher. Il céda sur la promesse que je lui fis de le tenir
assez exactement informé pour que, si son neveu devait succom-
ber, il pût lui fermer les yeux. » Quelques instans après, le pré-
sident du Conseil était de retour à l'Opéra, ramenant Dubois avec
lui. « Il ne me laissa aucune espérance. Après avoir écouté Du-
puytren, il fut d'avis d'arrêter l'application des sangsues.
« — Monseigneur n'a perdu que trop de sang, fit-il remarquer.
Je voudrais pouvoir lui en rendre.
« Se tournant vers moi, il me demanda si j'avais interrogé
Louvel. Je compris sa funeste pensée. J'allai dans la pièce voisine,
où Louvel, garrotté, était gardé à vue. Le procureur général et le
procureur du Roi l'interrogeaient. Je me penchai à son oreille et
lui demandai si le poignard était empoisonné. Il se récria avec
une sorte d'indignation. La question, concertée avec les deux ma-
gistrats, avait été, ainsi que la réponse, entendue par eux, parle duc
de Fitz- James et par divers serviteurs de la famille royale. Le
Drapeau blanc ne m'en dénonça pas moins, le lendemain, comme
ayant parlé bas à Louvel et lui ayant sans doute donné des aver-
tissemens pour sa défense. Il fallut une déclaration formelle du
duc de Fitz-James pour couper court à cette infâme calomnie. »
Cependant, personne n'avait mis en doute la sincérité de la
réponse de Louvel. Mais elle ne parut pas rassurer Dubois. Du-
puytren le questionnait :
(( — Que faut-il faire ?
— Rien.
— Vous n'êtes donc pas d'avis de continuer à mettre les
sangsues ?
— Non! répliqua Dubois avec impatience, je croyais vous
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 375
l'avoir déjà dit. L'état de Monseigneur est désespéré; le cœur est
touché. Les remèdes ne feront que hâter sa fin. »
Après cette déclaration, véritable arrêt de mort, Tétat du
prince s'aggrava rapidement. Decazes dut prendre les ordres de
Monsieur, qui l'autorisa à aller chercher le Roi. En voyant entrer
le ministre dans sa chambre, le Roi lui cria : *
— Tout est fini ?
— Non, Sire; mais on demande Votre Majesté. Je la supplie
de faire appel à tout son courage.
« Il m'embrassa, continue Decazes. Il m'ordonna ensuite d'ap-
peler son valet de chambre, s'habilla sans dire un mot et persista
dans son silence tout le long de la route. »
On connaît les émouvantes scèn% auxquelles donna lieu la
présence de Louis XVII I auprès du lit sur lequel agonisait son
neveu : la Duchesse de Berry se jetant à ses pieds et le suppliant
de consentir à ce qu'elle retournât en Sicile, son pays natal, avec
sa fille, loin de cette France où, sans cesse, tout lui rappellerait
son malheur; l'insistance que mit le moribond à solliciter du Roi
la grâce de « l'homme », son assassin; et enfin l'allusion qu'il fit
soudain à la grossesse de sa femme, que personne ne soupçon-
nait encore, — lueur d'espoir s allumant à l'improviste dans l'obs-
curité sinistre de cette nuit de deuil.
« Toutes ces dernières heures furent déchirantes. La douleur
du Roi était extrême. On voyait de grosses larmes couler sur ses
joues. Quand son neveu eut rendu le dernier soupir, il s approcha
de son lit, lui baisa la main et, lui ayant fermé les yeux :
« — Allons, dit-il, ma tâche est remplie.
« Il remonta en voiture et rentra aux Tuileries. Je l'y accom-
pagnai et me retirai bientôt ; le Roi avait besoin de repos, et moi
aussi. »
Que s'étaient-ils dit, le vieux Roi et son favori, pendant les
quelques instans où ils avaient pu se trouver seuls après la mort
du prince sur qui reposait jusqu'à ce jour l'espoir des Bourbons
de France? Il est aisé de reconstituer les paroles qu'ils échan-
gèrent. Le Roi ne pouvait se méprendre aux conséquences de
l'événement. Il n'ignorait pas qu'à la faveur de celte catastrophe,
les partis allaient se soulever; il prévoyait que les ultras se pré-
paraient à lui déclarer « une guerre terrible ». Il n'est pas dou-
teux que, dès ce premier soir, il ait fait part à Decazes de ses
inquiétudes et de ses craintes.
376 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ils vont exploiter ma douleur, disait le Roi ; ce n'est pas
ton système qu'ils attaqueront, mon cher fils; c'est le mien. Ce
n'est pas seulement à toi qu'ils en veulent; c'est à moi. — Et
comme Decazes faisait entendre que sa démission serait peut-être
le plus sûr moyen de conjurer ces orages et d'écarter ces périls,
le Roi se récriait avec véhémence et ordonnait: — J'exige que tu
restes au ministère; ils ne nous sépareront pas!
Le tableau de « cette nuit effroyable ->, où l'on vit, parmi les
royalistes « des figures rayonnantes », resterait inachevé si nous ne
le complétions par le récit des incidens qui se déroulaient presque
en môme temps au ministère de l'Intérieur. C'est encore dans les
cahiers de la duchesse Decazes que nous trouvons ce récit.
(( Durant toute cette nu t, ce fut une succession continuelle de
visites. A cinq heures du matin, on entendit ouvrir la petite porte
qui était sous mes fenêtres. On vint nous dire que c'était Louvel
qu'on amenait pour lui faire subir un interrogatoire. Toutes les
personnes qui étaient dans le salon se précipitèrent aux fenêtres
de la salle à manger pour voir passer l'assassin. Je me cachai ;
j'éprouvais une horreur que je ne peux dire, en sachant ce monstre
si près de moi. Il me faisait horreur pour son crime, et peut-être
aussi avais-je le pressentiment du chagrin qu'il me causerait per-
sonnellement. Bientôt après, on vint nous dire que le prince était
mort. Ce furent des larmes et des cris... Je voyais cette pauvre
femme penchée sur son mari assassiné et je me figurais le mien
avant bientôt le même sort. Les innombrables menaces dont il
avait été l'objet me revenaient à l'esprit. Dans chaque figure nou-
velle qui se présentait à moi, je voyais un assassin... Mon mari
était rentré peu après l'arrivée de Louvel. Mais je ne pus le voir.
Il me fit dire d'aller dans la journée au Louvre, où le corps du
Duc de Berry avait été déposé (1). »
Peut-être les craintes exprimées alors par la duchesse Decazes
sembleront-elles aujourd'hui excessives et exagérées. Elles ne
l'étaient pas, cependant, à l'heure où elle les éprouvait. L'irritation
des ultra-royalistes contre son mari, quoique encore contenue par
(1) Dans le désordre qui suivit la mort du prince, les ordres donnés pour l'expo-
sition de sa dépouille mortelle ne furent pas exécutés. Decazes raconte que, s"étant
rendu au Louvre dans la matinée du 14, il fut aussi mécontent que surpris de
trouver le corps étendu sur la table à manger de M. d'Autichamp, capitaine des
gardes, avec un seul cierge, sans eau bénite et sans un prêtre. <i J'allai moi-même
à Saint-Germain-l'Auxerrois, paroisse du Louvre, pour faire réparer cet étrange
oubli, et j'écrivis au grand aumônier pour qu'il prît les mesures nécessaires. »
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 377
la protection dont le Roi le couvrait, allait en réalité jusqu'à la
fureur. Certains d'entre eux, — il faut oser le dire, puisque telle
est la vérité, — : ne songeaient qu'à se réjouir d'un forfait qui sem-
blait rendre sa chute inévitable. Si ce monstrueux contentement
hésitait encore à se manifester, il se laissait apercevoir déjà par-
tout où se trouvaient les familiers de Monsieur et de ses bclles-
filles. De ces dispositions non équivoques, les cahiers auxquels
j'emprunte tant de détails inédits contiennent une preuve qu'il
convient de mentionner avant de citer toutes celles que nous
révèlent les manuscrits de Decazes. Elle se rapporte à la journée
du 14 février.
« La veuve du Duc de Berry avait été conduite à Saint-Gloud.
Les femmes de la Cour étaient tenues d'aller s'inscrire chez elle. Le
Roi m'écrivit pour m'indiquer l'heure à laquelle il s'y trouverait
et m inviter à m'y rendre au même moment (1). Ma bonne maman
me proposa d'y venir avec moi. Nous y fûmes. C'est la première
fois que la figure de la disgrâce s'est offerte à mes regards. Je
vis d'abord qu'on faisait des difficultés pour me laisser entrer.
Puis, à peine me faisait-on la révérence. J'avoue que, d'abord, je
n'y attachai pas une grande importance, tant ma douleur m'ab-
sorbait. Ce n'est qu'après avoir quitté le Palais, que je me sou-
vins de tout ce qui s'était passé. M"* Juste de Noailles, dame
d'atours de la Duchesse de Berry, avait été la seule personne qui
se fût montrée réellement polie pour moi. Quand le Roi, qui arriva
comme je m'éloignais, me vit, il m'appela, et me dit deux ou trois
paroles bienveillantes. Aussitôt qu'il eut passé, je m'en allai. Il
me tardait d'être sortie. »
Dans la matinée de ce jour, le Conseil des ministres, réuni,
arrêta qu'une loi serait présentée « pour empêcher que la presse
n'augmentât par des publications perfides ou téméraires l'irrita-
tion, les craintes, peut-être les espérances que le forfait pouvait ou
devait faire naître». Cette mesure était surtout motivée parla
violence avec laquelle les journaux royalistes accusaient du crime
l'opinion libérale. Par une autre loi, le gouvernement demandait
à être armé « du droit d'arrêter les individus soupçonnés de mé-
diter le renouvellement de pareils attentats. » On en revenait
ainsi à la politique arbitraire de 1815 et de 181(). L'ultra-roya-
(1) Il dit h Decazes, le lenilcin.iin, (|iie, ne ]i(Hivanl la recevoir, il ne voulait pas
perdre cette occasion de voir» la nialiieureuse innocente, (|ui devait laiil snullVir
des infâmes calomnies dont son mari était l'objet ».
378 REVUE DES DEUX MONDES.
lisme triomphait. Les ministres décidèrent enfin que rien ne
serait changé à leurs projets antérieurs en ce qui touchait la ré-
forme électorale. Les Chambres devaient être saisies, sous vingt-
quatre heures, de ces diverses propositions. Dans la même jour-
née, communication leur fut faite « de cet affreux malheur. »
A la Chambre des Pairs, tout se passa avec convenance.
Mais, à la Chambre des députés, avant même que le Président
Ravez eût donné lecture de la lettre du président du Conseil, un
député de la fraction la plus avancée de la Droite, Clausel de
Cou ssergues, s'élança à la tribune et proposa « de porter un acte
d'accusation contre M. Decazes, comme complice de l'assassinat
du Duc de Berry». Il voulait développer sa proposition. Des pro-
testations presque unanimes couvrirent sa voix. Il dut regagner
sa place au milieu des huées de ses adversaires et des reproches
de ses amis.
Decazes n'assistait pas à cette séance. Mais d'autres ministres
étaient présens. Aucun d'eux ne demanda la parole pour le dé-
fendre. Ils considérèrent qu'il n'avait pas besoin d'être défendu.
Decazes n'en fut pas moins blessé de leur silence. Il leur déclara
que, si, le lendemain, à l'ouverture de la Chambre, l'un d'eux ne
faisait pas justice « de ce misérable », rien ne pourrait l'empê-
cher de se faire justice lui-même. Ils eurent la plus grande peine à
le calmer et à obtenir de lui qu'il se reposât sur eux du soin de
prendre toutes les mesures que nécessiterait le souci de son
honneur. Le soir venu, il recevait du Hoi cette lettre bien propre
à lui prouver qu'en dépit du crime de la veille, la faveur royale
lui restait tout entière :
« Je savais, mon cher fils, par Pasquier, avant l'entrée de la
Chambre des députés, que tu n'y serais pas et, tout en gémissant
de la cause, je ne puis que tapprouver. Cette affreuse nuit en au-
rait accablé de plus forts que toi. Souviens-toi qu'il faut que les
lois d'exception soient draconiennes et promptement proposées.
Tout est, malgré l'infâme Clausel de Coussergues, bien disposé.
Mais il faut battre le fer pendant qu'il est chaud.
« Parmi ces horribles mensonges du café de Valois, il y aune
chose vraie : c'est la demande que tu as pu entendre la Duchesse
de Berry me faire â genoux d'emmener sa fille en Sicile. J'ai
chargé Pasquier de te dire qu'il serait bon que nos journaux par-
lassent du soupçon de grossesse qui existait déjà quelques jours
avant le crime. Bonsoir, cher fils bien-aimé. »
LOUIS XYIII ET LE DUC DECAZES. 379
Cette lettre, l'attitude de Monsieur pendant la nuit du crime,
tout était pour entretenir les illusions de Decazes. Il ne savait pas
que, dans la journée, ses plus ardens ennemis, réunis chez Vi-
trolles, s'étaient concertés pour déterminer le Comte d'Artois,
d'une part, à se remarier afin de donner des héritiers à la couronne
et d'autre part, à faire auprès du Roi une démarche solennelle à
l'effet d'obtenir qu'il sacrifiât son ministre. Il ignorait que
Monsieur, en écartant la première proposition, celle d'un mariage
que la grossesse de sa belle-fille permettait d'ajourner, avait
agréé la seconde, promis d'agir sur son frère, conformément aux
désirs de ses amis.
Il put s'en douter, le lendemain, en ouvrant les journaux. « Oui,
monsieur Decazes, lui disait Martainville, dans le Drapeau blanc,
c'est vous qui avez tué le Duc de Berry. Pleurez des larmes de
sang; obtenez que le ciel vous pardonne; la patrie ne vous pardon-
nera pas. » La Gazette de France dénonçait « sa complicité morale
avec l'assassin ». Les Débats^ la Quotidienne, le Censeur faisaient
chorus; Chateaubriand se distinguait par sa violence en s'associant
à ces atrocités. Decazes, indigné, donna l'ordre au procureur général
de poursuivre le Drapeau blanc. Une nouvelle lettre du Roi datée
du 1 5, deux heures un quart, venait, dans ces épreuves, raffermir son
courage. « Tes nouvelles, mon cher fils, me consolentun peu du mal
que ton état d'hier m'avait fait... Je ne reçois ni le Drapeau blanc
ni le Censeur. Mais leurs extraits font horreur. Tu as bien fait de
les dénoncer. Je suis peut-être plus blessé que toi de l'infamie de
Clausel. Mais j'avoue que je pense un peu là-dessus comme Col-
lin : la Chambre en a fait justice. A bientôt, je t'aime de tout mon
cœur. » Dans la soirée, nouvelle allusion à ces attaques des jour-
naux. «Je lis ordinairement, mon cher fils, un peu en diagonale les
œuvres de M. de Chateaubriand. Mais, aujourd'hui, je me suis im-
posé la pénitence de le lire en entier. J'en suis indigné. Je vou-
drais aller trouver l'auteur, et, le bâton haut, l'obliger à signer le
désaveu de son infamie. » Et comme, ce mèmejour, les lois d'excep-
tion et la loi électorale avaient été déposées sur le bureau des
Chambres, le Roi témoignait sa satisfaction : « Je suis bien aise
qu'enfin les lois soient portées. J'espère que cela te donnera du
répit. Pour y contribuer, je n'ai point commandé le Conseil pour
demain. Mande-moi, je te prie, quand tu le veux et si tu exécutes
le projet de Madrid. Honsoir, cher fils ami. »
Mais il ne pouvait être question pour Decazes de se livrer au
380 REVUE DES DEUX MONDES.
repos. A la Chambre des députés, Clausel de Coussergues repre-
nait sa motion de la veille. Comme la veille, elle était accueillie
par une explosion 4 indignation générale. On pouvait cependant
remarquer qu'il n'y avait plus unanimité pour la repousser. Pas
plus que la veille, Decazes n était présent, et ses collègues persis-
taient dans leur silence. C'est son beau-père, le comte de Saintc-
Aulaire, qui répondait à Clausel de Cousscrgues : « Vous êtes un
calomniateur. » D'autre part, dès le matin du lo, le préfet de police
lui signalait l'agitation des gardes du corps qui se réunissaient au
café de Valois. Leurs proposétaientmenaçans, trahissaient une haine
ardente et des desseins d'une rare violence. Quelques heures plus
tard, un avis analogue lui arrivait sous une forme encore plus
intimidante. Il avait été décidé que les ministres se rendraient au-
près de Monsieur pour lui présenter leurs complimens de condo-
léance. Empêché par une circonstance toute fortuite de se joindre
à eux, et le marquis de la Tour-Maubourg, ministre de la Guerre,
se trouvant dans le même cas, Decazes avait pris rendez-vous
avec lui pour faire ensemble cette visite d'étiquette.
« A trois heures, raconte-t-il, je me disposais à me rendre au
pavillon de Marsan et j'attendais mon collègue de la Guerre, qui
était rentré un moment à son ministère pour signer les ordres des-
tinés aux généraux commandant les divisions militaires, lorsque
le général Alexandre d'Ambrugeac, ami du comte de Bruges et
mon intermédiaire habituel avec cet aide de camp de Monsieur,
entra dans mon cabinet pendant que je signais moi-même mes
dépêches pour les départemens. M. de Bruges l'avait chargé, me
dit-il, de me remercier de n'avoir pas accompagné mes collègues
à l'audience de Son Altesse Royale; il avait reconnu dans cette
abstention ma prudence dont il se réjouissait, d'autant plus qu'il
était persuadé que je ne serais pas sorti vivant de la salle des
gardes du prince, tant l'irritation des gardes du corps était grande.
Pour toute réponse, je sonnai et demandai qu'on fît avancer ma
voiture, attelée depuis plusieurs heures.
« — Accordez-moi quelques instans, me dit le général d'Am-
brugeac; j'ai beaucoup de choses à vous raconter.
« Le ministre de la Guerre étant entré en ce moment, je dis
au général :
« — Je ne peux vous écouter. Nous nous rendons auprès de
Monsieur, ce que nous avons été empêchés de faire avec nos col-
lègues, parce que nous étions à la Chambre des Pairs.
• H
'(rll
LOUIS XVlll ET LE DUC DECAZES. 381
« — N'avez-vous donc pas entendu ce que jo vous ai dit de la
part du comte de Bruges; il est de la meilleure foi du monde, je
vous jure.
« — C'est parce que je l'ai entendu que je presse ma visite à
Son Altesse Royale, étant convaincu que messieurs les gardes
du corps ont été calomniés auprès de l'aide de camp de Monsei-
gneur.
« — Au nom de Dieu, laissez-moi du moins le temps de pré-
venir M. de Bruges.
« En descendant de voiture, nous trouvâmes, à l'entrée du
vestibule du prince, le général d'Ambrugeac désespéré. M. de
Bruges était sorti. Nous entrâmes chez Monsieur. Les gardes du
corps de service dans la salle des gardes se levèrent à notre ar-
rivée ; le garde de faction à la porte de Son Altesse Royale nous
fit le salut d'usage du port d'armes et du talon. Monseigneur vint
à nous avec empressement, me prit les mains, me remercia de
ma sollicitude pendant la funeste nuit. Des larmes coulaient de
mes yeux; il me dit :
« — Nous avons besoin de forces pour prévenir les maux que
cet alTreux malheur peut amener et de prendre tout sur nous. Je
suis très touché de cet attendrissement dont j'ai été témoin toute
la nuit.
« Et comme j'excusais le ministre de la Guerre et moi de n'être
pas venus avec nos collègues, espérant que Monseigneur trouve-
rait bon que nous eussions rempli aux deux Chambres les devoirs
qui nous y avaient appelés, il reprit :
<( — Je vous en remercie, il ne faut pas que notre malheur
nous fasse oublier le service du Roi et les dangers du pays.
« Il nous reconduisit jusqu'à la porte de son appartement en
me serrant la main à plusieurs reprises avec la plus vive émotion.
La réflexion n'avait pas changé les dispositions des gardes du
corps, qni nous rendirent les mêmes honneurs qu'à notre arrivée. »
Il est regrettable pour la mémoire du Comte d'Artois qu'on
surprenne ici ce prince en flagrant délit de comédie et de men-
songe. Tandis qu'il prodiguait à Decazes ces témoignages de bien-
veillance, il n'ignorait rien du complot qui s'ourdissait contre le
président du Conseil. Le même soir, les gardes du corps habitués
du café de Valois se présentèrent au café Lemblin, rendez-vous
ordinaire des (jfliciers à demi-solde, inféodés au parti libéral et
qu'on savait bien disposés pour Decazes, qui s'était fait eu plu-
382 REVTE DES DEUX MONDES.
sieurs circonstances le défenseur de leurs intérêts. Il y eut des
provocations, des rixes. La police dut intervenir. On consigna
les gardes dans leur caserne. Mais, l'ordre ne pouvant atteindre
ceux qui étaient sortis au moment où on le donnait, le bruit se
répandit qu'ils projetaient d'enlever le président du Conseil. Il ne
semble pas qu'il ait d'abord ajouté foi à ces rumeurs inquiétantes.
Cependant des mesures de sûreté furent prises. Nous en devons
à la duchesse Decazes un tableau complet et bien vivant :
« Dans la soirée, j'entrai chez mon mari. Je lui demandai s'il y
avait quelque chose de nouveau :
(( — Non, ma chère amie, va te coucher.
« Je montai chez moi, et me couchai. Mais je ne sais quel
pressentiment m'empêcha de dormir. A deux heures, la peur me
prit. Je me levai pour aller chercher ma femme de chambre
Louise. Je trouvai à ma petite porte, où il n'y avait jamais per-
sonne, le grand Henri assis sur une chaise. Je lui demandai ce
qu il faisait là :
« — Rien, Madame; j'attends Monsieur.
« Je voulus sortir par une autre porte. J'y trouvai le domes-
tique qui me servait personnellement. J'appelai Louise; nous ou-
vrîmes les fenêtres du salon; deux gendarmes étaient sur la ter-
rasse et j'aperçus beaucoup de soldats dans la cour. Alors, je pensai
qu'il y avait quelque chose de sérieux. Je descendis de nouveau
dans les bureaux d'en bas. Tous les secrétaires et employés y étaient
réunis. Ils m'apprirent qu'on avait découvert un complot des
gardes du corps. Ils devaient venir attaquer le ministère pour en-
lever le ministre et ses papiers. Mais les précautions étaient prises,
les postes doublés, les portes barricadées. Et puis, nous aurions
toujours le temps de nous sauver par le jardin. J'ai su depuis par
mon mari que le duc de Talleyrand lui avait fait proposer de sortir
par sa maison. M. d'Ecquevilly lui avait offert aussi un asile.
Mais il avait refusé, ne croyant pas à une attaque. On pense bien
qu'ainsi avertie, je n'eus plus envie de me coucher. Ne pouvant
voir mon mari, je remontai dans ma chambre. J'y fis venir mon
fils avec sa nourrice et Louise, et nous restâmes là jusqu'au
matin.
« A huit heures, j'allai chez M""* Séjourné, mère du chef du
cabinet de M. Decazes. J'y trouvai son fils, qui avait passé la nuit
avec quinze officiers de paix à surveiller les mouvemens qui se
faisaient dans la caserne des gardes du corps et à calmer les offi-
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 383
ciers à demi-solde qui s'étaient réunis en grand nombre rue des
Saints- Pères et rue des Augustins. Ils devaient beaucoup à M. De-
cazes et voulaient le défendre contre les ultras. Toutes ces précau-
tions furent d'ailleurs inutiles. On avait consigné les gardes dans
leur caserne; le mouvement ne put avoir lieu. »
III
Les attaques et les menaces dont Decazes était l'objet avaient
dans le cœur du Roi de douloureux échos. Néanmoins, quoique
déconcerté par l'orage qui venait de fondre sur lui, il était
encore bien résolu, le IG février, à ne pas se séparer de son mi-
nistre. En se levant, il lui traçait la conduite qu'il souhaitait lui
voir tenir en face de ses accusateurs :
« Il est encore de trop bonne heure, mon cher fils, pour avoir
de tes nouvelles; mais voici toujours quelques réflexions. Hier,
je me contentais de la manière dont la Chambre a^ait repoussé
lodieuse motion de Glausel de Goussergues. Aujourd'hui, les
choses sont changées. Ce n'est plus une accusation absurde qu'il
porte contre toi; c'en est une qui n'est assurément pas mieux
fondée, mais qui est constitutionnelle. Peux-tu garder le silence?
Je ne le pense pas. Il me semble, au premier aperçu, que tu dois
relever le gant, et voici comme j'entends que tu pourrais le faire.
Remercier la Chambre d'avoir repoussé par son improbation la
calomnie aussi atroce qu'insensée portée contre toi comme par-
ticulier, mais la prier de ne pas agir de même dans l'attaque qu'on
te fait comme ministre, et, au contraire, de permettre au membre
qui a déposé sur le bureau la proposition de la développer. Je n'ai
pas besoin de t'indiquer ce que tu peux ajouter ; le champ est fer-
tile et le moissonneur bon... Je reçois le portefeuille. Je persiste
dans ce que j'ai écrit en te conjurant de consulter des gens, non
qui t'aiment plus tendrement, qui soient plus attachés à ta gloire
que moi, mais qui s'entendent mieux à ce qu'elle peut exiger...
Tu ne me dis rien de ta santé. Hélas! quel jugement en porterai-
je? Je t'aime. »
Cette lettre était écrite à huit heures du matin et envoyée
aussitôt. Mais Decazes ne se hâta pas d'y répondre. Ropoussée
la veille par la Chambre des députés, la motion Clausel de (lous-
sergues avait déjà perdu beaucoup de son intérêt, grâce surtout â
des questions plus pressantes. Il s'agissait maintenant de tout
384 REVUE DES DEUX MONDES.
autre chose. La journée qui commençait devait décider du sort
des lois présentées la veille aux Chambres : loi sur les élections,
loi rétablissant pour cinq ans la censure des journaux, loi sur la
liberté individuelle. Or, au moment où il recevait la lettre du
Roi, le président du Conseil venait d'apprendre que, dans diverses
réunions préparatoires, tous ces projets avaient été désapprouvés
par la Droite comme par la Gauche. Royer-Collard et Camille Jor-
dan se présentaient bientôt après chez lui pour lui déclarer au
nom du Centre gauche, où le ministère comptait encore des amis,
que ce groupe était résolu à ne se prêter à aucune modification de
la loi électorale, et que, quant aux lois d'exception, il ne les voterait
qu'autant qu'il serait stipulé qu'on les abrogerait au bout de quel-
ques mois. Quelques heures plus tard, Decazes constatait dans les
deux Chambres l'existence d'une coalition de droite et de gauche,
plus puissante que le parti ministériel désorganisé. « Retirez la
loi électorale lui disaient les coalisés de gauche, et nous vous
soutiendrons. » — « Que le président du Conseil donne sa dé-
mission, disaient ceux de droite, et nous accorderons au ministère
tout ce qu'il nous demandera. » Le Roi considérant la réforme
électorale comme indispensable au salut de la monarchie et
s'obstinant, d'autre part, à ne pas sacrifier son favori, c'en était
donc fait de la majorité parlementaire. Il n'y avait plus d'autre
ressource que la dissolution. Mais le remède ne serait-il pas pire
que le mal ? Les dernières élections ne devaient-elles pas faire
craindre une victoire nouvelle des libéraux? Dans ces conjonc-
tures, Decazes n'eût pas osé conseiller au Roi d'en appeler aux
électeurs.
La lettre qu'il lui écrivit atteste à la fois son désintéresse-
ment et son initiative. Il y traçait le tableau fidèle des intrigues
déchaînées contre sa personne et de leurs fâcheux effets: la
désagrégation du parti ministériel, la défection du Contre gauche,
l'ultimatum des ultras. Désespérant de vaincre ces difficultés,
persuadé que seul le duc de Richelieu pourrait en avoir raison,
il suppliait le Roi d'intervenir personnellement auprès de celui-ci
pour le décider à prendre le pouvoir. Quant à lui, il offrait sa
démission, tout prêt d'ailleurs, si le Roi la refusait, à faire partie
du même ministère que Richelieu, soit comme ministre de la
Maison, soit avec un autre portefeuille.
Au reçu de cette lettre, portée aux Tuileries dans l'après-midi,
le Roi répondit : « Il faut, mon cher fils, que j'y aie bien peu vu
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 38o
tantôt, pour n'avoir pas aperçu l'ultimatum des ultras; n'importe.
Ta lettre m'a tué; c'est à peine si j'ai la force d'y répondre; je
m'en vais tâcher de le faire par articles : — 1" Il est absolument
impossible que tu fasses partie d'un même ministère que le duc
de Richelieu. — 2^ Si le Duc rentre, il faut que ce soit lui-môme
qui choisisse ses collègues ; ce n'est pas le Hoi qui est la clef de
voûte: c'est le président du Conseil. — 3° Ma répugnance pour
avoir un ministre de la Maison, faisant parti, du ministère, est in-
vincible. — 4° Je te laisse carte blanche pour faire ce que tu vou-
dras; mais il m'est impossible de parler au duc de Richelieu. Il
ne m'a pas été donné de pleurer à volonté, et si je versais des
larmes, le Duc me connaît assez pour bien voir que ce serait son
acceptation et non pas son refus qui les ferait couler. Je t'attends,
cher fils. — Cinq heures. »
En entrant chez le Roi, après dîner, Decazes le surprit excité,
agité, « la figure d'un rouge violet, les yeux injectés de sang ».
— Oh î mon Dieu ! s*écria-t-il, qu'a donc le Roi?
Et le Roi de répondre, tremblant de colère, en montrant la
place près de son fauteuil :
— Là, tout à l'heure, mon frère, ma nièce, tous deux à genoux,
me déclarant qu'ils ne se relèveraient que lorsque je leur aurais
promis de te sacrifier !... On a dû mentendre du Carrousel, tant
ma réponse a été vive et emportée.
— Que le Roi se calme, supplia Decazes; il n'a jamais eu plus
besoin de ses forces et de sa présence d'esprit ; qu'il daigne m'ap-
prendre ce qui s'est passé.
Alors, le Roi raconta qu'après le dîner, le service retire, le
Comte d'Artois et la Duchesse d'Angoulême s'étaient jetés à ses
pieds, pour lui demander l'éloignemcnt du président du Conseil.
Le Comte d'Artois, qui portait la parole, avait parlé de Decazes
dans les termes d'une véritable bienveillance et d'une parfaite
estime.
— Je rends pleine justice à ses sentimens et à son mérite. Je
reconnais que ses services pourront de nouveau être très utiles.
Mais l'opinion royaliste s'est prononcée contre lui avec une telle
violence qu'il est impossible qu'il fasse le bien. Je déplore (lu'il
soit indispensable de céder à cet orage passager; je serai le pre-
mier à demander avant trois mois le rappel de M. Decazes. Mais,
aujourd'hui, il faut qu'il s'éloigne.
La Duchesse d'Angoulênie était alors intervenue :
TOMK cxLviii. — 18^8. 2;;
380 IiE\LL DES DEUX MOMJES.
— Sire, nous vous le demandons pour empêcher un nouveau
crime, pour empêcher qu'il y ait une victime de plus.
Le Roi, se méprenant à cette insinuation, avait cru que sa nièce
voulait parler de lui; il protesta.
— Comme mon neveu, je br^iverai les poignards. Il y a plus
loin qu'on ne croit, malgré ce funeste exemple, du poignard d'un
assassin au cœur d'un honnête homme.
— Ah! Sire, répondit Madame, grâce à Dieu, nos craintes
ne portent pas sur Votre Majesté, mais sur une personne qui vous
est chère.
— J'aurai pour mon ami le même courage que pour moi-
même, et je défie le crime pour lui comme pour moi.
En achevant ce récit, le Roi ajouta que, pendant toute la scène,
le Duc d'Angoulême était resté derrière son père et sa femme,
debout, silencieux, tête baissée, fuyant les regards de son oncle
qui semblaient lui dire : Tu quoquc.l La famille s'était ensuite re-
tirée sans avoir rien obtcjiu.
— Que fera Votre Majesté? demanda Decazes, quand le Roi se
fut calmé.
— Ce que je ferai? je ne céderai pas. Est-ce toi qui me con-
seillerais cette lâcheté? Ne vois-tu pas qu'autant vaudrait abdi-
quer (1)?
— Le Roi sait que je n'ai jamais été d'avis qu'il abdiquât ni en
fait ni en droit. Il ne doit pas cependant se dissimuler les diffi-
cultés de la situation actuelle. Je les lui ai exposées dans ma lettre
de tout à l'heure. La circonstance est trop grave pour que je ne
lui dise pas la vérité tout entière en oubliant ce qui m'est per-
sonnel... Sire, lorsque Monsieur intervenait jadis dans les affaires
de Votre Majesté, à l'occasion de la loi du recrutement, par
exemple, nous étions bien forts pour lui résister. Il empiétait
alors sur votre autorité, et j'étais le premier à conseiller à Votre
Majesté de montrer à tous que c'était elle, elle seule qui était Roi.
Aujourd'hui, l'empiétement de Monsieur sera excusé par ladou-
(1) En reconstituant, d'après les notes de Decazes, cette curieuse scène, j'ai
rétabli le tutoiement dont usait le Roi envers lui quand ils étaient seuls, comme
dans ses lettres intimes, et je l'ai placée, à la date du 16 février, contrairement aux
assortions de divers historiens qui disent quelle eut lieu le 18. Leur erreur provient
de ce qu'ils n'ont connu que celle-là, alors qu'il y en eut au moins deux. Le Roi
ne céda que dans la seconde. Sa correspondance, qui me sert de guide, est, à cet
égard, un témoignage plus autorisé que tous les autres, même que celui de Villèle,
qui ne savait qu'imparfaitement ce qui se passait aux Tuileries.
LOUIS XVIH ET LE DUC DECAZES. ' 387
leur du père, et, si le Roi résiste, on dira qu'il a sacrifié son frère
à son favori.
— Tu me conseilles donc d'abdiquer?
— Non, Sire; que le Roi résiste, s'il le peut faire avec succès.
Mais le peut-il? La majorité n'est plus avec moi, et, quoique
prêt à de nouveaux efforts pour la ramener, je n'ose espérer d'y
parvenir .
Le Roi était visiblement ébranlé. Il se rappelait que son fr^'re
lui avait dit qu'il ne s'agissait pas de sacrifier un système, mais
une personne et que, Decazes parti, la Droite soutiendrait le mi-
nistère. Il répéta ces propos à son ministre :
— Les loups ne demandent au berger que le sacrifice de ses
chiens, fit-il avec amertume.
— D'un seul de ses chiens, objecta Decazes ; les six autres se-
ront conservés.
— Eh ! tu sais bien, s'écria le Roi, que, toi de moins, le berger
n'aura plus de chiens pour le garder.
Devant la constatation d'une position sans issue, Decazes en
revint au parti d'appeler le duc de Richelieu à la présidence
du Conseil. Mais le Roi, qu'avaient blessé les refus antérieurs du
Duc, ne voulait pas s'exposer à en subir un nouveau. Que Decazes,
s'il le voulait, fît les premières démarches; quant à lui, il n'inter-
viendrait pas. Cependant, à la demande du président du Conseil,
il consentit à le pourvoir d'une lettre qui, mise dès le lendemain
sous les yeux de Richelieu, lui marquerait son désir ; il l'écrivit
séance tenante afin que Decazes pût l'emporter:
« J'ai reçu votre lettre, mon cher Comte ; j'approuve, je ne
crains pas de le dire, j'admire les sentimens que vous m"y
exprimez, et je vous autorise à faire toutes les démarches que
vous jugerez utiles pour déterminer le duc de Richelieu à rentrer
au ministère. Mais quoique entièrement convaincu de son zèle
pour l'Etat et de son attachement à ma personne, vous devez
sentir qu'ayant reçu de lui, et de vive voix et par écrit, plus d'un
refus à cet égard, je ne dois pas m'exposer à en recevoir un nou-
veau. Vous connaissez, mon cher Comte, toute mon amitié
pour vous. »
Lorsque, après ce long entretien, le Hoi se sépara de son minis-
tre, ils n'avaient rien décidé. Ee lendemain, dès le matin, il lui
expédiait ce billet révélateur de la détresse de son âme : « Ma
nuit, mon cher fils, a été bonne, mon réveil affreux. Et toi, mon
388 REVUE DES DEUX MONDES.
pauvre ami, comment cela va-t-il? Tu sais si je t'aime. » A trois
heures, ce fut une missive plus longue. Elle témoignait de plus
de calme et de liberté d'esprit, mais non d'un amoindrissement de
sa douleur.
« Je viens de recevoir une lettre de Pasquier, noire comme de
l'encre, dans laquelle il me répète tout ce que tu m'as écrit hier;
je vais lui répondre que tu dois voir le Duc ce matin (4) .
« Les gardes du corps sont consignés. Le duc d'Havre m'a re-
présenté ce matin qu'ils n'ont pas été seuls coupables; que beau-
coup d'officiers de la garde royale l'ont été autant si ce n'est plus
qu'eux et que ne punir qu'un corps, c'est l'entacher. Que faire en
pareil cas? Consigner tous les corps, la mesure est violente et
pourrait échauffer les esprits. Il pense qu'il vaudrait mieux lever
la consigne, en publiant un ordre du jour très ferme. Le duc
d'Havre m'en a montré un projet dont je suis fort content. Je lui
ai dit que je verrais.
« Le Cardinal m'a dit ce matin que son coadjuteur ne pour-
rait jamais être prêt pour mardi et je le conçois fort bien. H ne
s'agit pas ici de ces lieux communs qu'il est aujourd'hui d'usage
de débiter en quatre phrases, mais d'une véritable oraison funèbre.
Sur cela, j'ai fait appeler M. de Brézé, qui m'a proposé un parti, le
seul praticable, et que j'ai adopté d'autant plus volontiers qu'il est
conforme à l'ancien usage. C est de transporter le corps à Saint-
Denis dès lundi soir ou au plus tard mardi, de l'y déposer dans une
chapelle et de ne faire les funérailles que dans quelque temps,
lorsque tout sera prêt. Ma grand'mère ne fut enterrée que quarante-
huit jours après sa mort et mon grand-père, soixante et dix-huit.
« Je souhaite que tu ne te fasses pas illusion sur la loi des
journaux, mais je crains que si. A ce sujet, je dois te dire que ce
matin, le duc de la Châtre était furieux de la commission, mais
bien plus encore contre M. de Chateaubriand, dont l'outrecuidance
a rompu une majorité toute formée, et, sur cela, il m'en a dit de
toutes les couleurs sur le noble vicomte.
(1) Dans ses Mémoires, le chancelier semble ne s'être pas souvenu de cette
réponse du Roi et avoir ignoré la démarche de Decazes. « Il fallait obtenir deux
choses fort difficiles, dit-il : que le Roi consentît à se détacher de M. Decazes et
que M. de Richelieu se résignât à prendre la présidence du Conseil. Nos collègues
chargèrent M. Portai et moi de pressentir le Roi sur cette délicate question. Le Roi
nous répondit assez sèchement par un refus absolu. » il n'y a pas trace, dans la
correspondance du Roi, d'un refus pareil. En revanche, elle contient la preuve que,
Tingt-quatre heures avant de recevoir la lettre de Pasquier, il avait autorisé Decazes
à négocier avec Richelieu.
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 389
« Je suis bien affligé de te savoir enrhumé ; nous n'avions pas
besoin de cela de plus. Tu me demandes comment je vais; ah !
mon ami, il fallait d'abord me demander si j'existe; je t'aurais
répondu : guère. Ce matin, en ouvrant les paupières, le corps
réveillé, l'esprit encore fort peu, j'ai senti que je me portais, mais
que j'avais un point douloureux au cœur; j'ai cherché ce qui le
causait; successivement, mes idées se sont développées et, enfin,
la triste vérité s'est montrée tout entière. Ma douleur est grande;
elle l'est d'autant plus que je ne peux me livrer à l'espoir que tu
m'offres. Tu semblés te la reprocher. Ah ! songe plutôt à toutes les
jouissances que tu as fait éprouver à mon cœur ; songe à trois
années de bonheur pur, continu, sans un seul nuage, ("ouronnées
par le plus grand de tous pour moi, celui d'avoir assuré le tien;
songe, enfin, que le triomphe de nos ennemis ne sera pas com-
plet, car, malgré eux, ils diront comme Phèdre : Ils saimeront
toujours. »
Pendant que la tendre sentimentalité de Louis XVIII s'épan-
chait en cette prose désolée, Decazes allait chez Richelieu. Après
lui avoir montré la lettre royale, comme une preuve du caractère
officiel de sa mission, il recommençait une tentative déjà faite à
plusieurs reprises et n'était pas plus heureux cette fois que lors
de ses précédentes démarches. Richelieu se retranchait derrière
la réponse qu'au mois de novembre, il envoyait de La Haye. Il ne
se croyait pas indispensable. Ce qu'on attendait de lui, d'autres
pouvaient l'accomplir et mieux que lui-même, « ayant toujours
été la bête noire des ultras. »
— Quand vous êtes devenu président du Conseil, dit-il à
Decazes, Monsieur vous avait promis son appui. Cela ne Tapas
empêché de vous le retirer en des circonstances si graves, et
sans motif. Ce qu'il vient de faire contre vous, il le ferait contre
moi. Rien ne me garantit la durée de l'engagement qu'il se dé-
clare prêt à prendre si j'accepte le pouvoir.
Decazes ne put ébranler la résolution de Richelieu. Il revint
chez lui découragé, malade, hors d'état de se rendre auprès du
Roi, à qui il fit part cependant de son échec. Pour la troisième fois
de la journée, Louis XVIIÏ prenait alors la plume : « Ton état
physique me désole, mon cher fils, le moral n'est guère plus
consolant. Que ferons-nous d'après l'invincibilité du Duc? Pensez-
y bien; pour moi, je suis à bout de voie. Je suis du moins bien
aise que ton oncle ait été bien pour toi... Bonsoir, cher fils, je
390 REVTE DES DEDX MONDES.
n'ai plus que la force de t'aimer de tout mon cœur. » Le lende-
main matin, c'était même antienne. « Mon paiivTe cœur souffre
beaucoup. Ton oncle m'a écrit pour me demander un rendez-
vous. Je l'ai assigné à neuf heures. »
Dans cette seconde entrevue, le Comte d'Artois insista de
nouveau auprès du Roi pour obtenir le renvoi de Decazes, qui en
fut aussitôt averti. « Mon frère n"a point pris ce ton exigeant que
tu sais qu'il prend quelquefois. Il m'a simplement dit ce qui m'est
revenu de plusieurs autres côtés, qu'avec toi, les lois seraient re-
jetées, que, toi de moins, elles seraient adoptées. Que lui ré-
pondre ? Le vent souffle trop de toutes parts pour que cela ne
soit pas vrai. Je lui ai dit l'inutile démarche que tu as faite hier
auprès du duc de Richelieu. J'ai voulu du moins jeter cette
fleur... non... je ne puis achever. » Il n'achevait pas parce qu'il
lui en eût trop coûté d'avouer que, vaincu par les sollicitations
de son frère, il lui avait promis, formellement promis le sacrifice
qu'on exigeait de lui, si toutefois le duc de Richelieu se laissait
fléchir et consentait à recueillir la succession de Decazes. Mais,
s'il ne confessait pas ce qu'il appelait sa faiblesse, il s'en excusait
en laissant voir à quel point elle le rendait malheureux. « Viens
le plus tôt que tu pourras; viens voir le Prince ingrat qui n'a pas
su te défondre et qui a encore besoin de te consulter sur les
choix; viens mêler tes larmes à celles de ton trop malheureux
père... Tu me trouveras avec la main gauche gantée; j'ai quelque
chose à l'index; mais c'est le moindre de mes maux... Peux-tu
croire encore que je t aime ? » Et dans la même lettre : « Je n'ai
qu'une seule raison pour croire qu'on ait perverti le Duc d'An-
goulême, c'est que ce malheur me manquait. »
Il avait vu son neveu, dans « la fatale soirée du 16 », écouter,
sans s'y joindre, mais aussi sans protester, les lamentations du
Comte d'Artois et de Madame, et, quoiqu'il eût d'abord attribué
cette attitude à la timidité naturelle du prince, depuis, sur la foi
de propos inexacts, il le croyait passé à l'ennemi. Cette défection
ajoutait à sa douleur. A deux jours de là, il y revenait encore :
« César fut plus heureux que moi ; il ne dit qu'une fois : Tu
quoquel Shakspeare connaissait bien le cœur humain. Voici la
malédiction du roi Lear contre sa fille : Piiisse-t-elle sentir com-
bien plus acéré que la dent d'un serpent il est d'avoir un enfant
ingrat! Je ne prononce point cette malédiction, Dieu m'en garde;
mais je sens combien elle est cruelle. » Le Duc d'Angoulême ne
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 391
méritait pas ces reproches. Quand il sut que le Koi s'était offensé
de le voir s'associer par sa présence et par son silence à la dé-
marche de son père et de sa femme, il vint spontanément pro-
tester de son estime et de son attachement pour Decazes. Cette
explication loyale et sincèi-e lui rendit le cœur du Roi. « Hier soir,
j'ai éprouvé quelque douceur à appeler le Duc d'Angoulême mon
fils. Cela ne m'était pas arrivé depuis samedi. »
Cependant, la promesse faite par le Roi à son frère, dans la
matinée du 18 février, de sacrifier Decazes à Richelieu ne chan-
geait rien aux dispositions de celui-ci. Aux offres pressantes qui
lui étaient faites au nom du Comte d'Artois, il continuait à oppo-
ser l'invincible répugnance que lui inspirait le pouvoir. Son refus
jetait le désarroi parmi les ultra-royalistes. Ils avaient cru tenir
la victoire et s'en étaient déjà réjouis. A la pensée qu'ils s'étaient
flattés d'un vain espoir et trop hâtés de triompher, leur fureur
reprenait toute sa violence. Elle n'avait d'égales que leurs craintes.
Decazes redevenu nécessaire et partant consolidé, décidant le
Roi à renoncer à la réforme électorale, s'assurant à ce prix le
concours de la Gauche, telle était la perspective qui s'offrait à eux
à la faveur des rumeurs contradictoires dont, pendant vingt-quatre
heures, dut se payer leur impatience. Quelques-uns, à défaut de
Richelieu, mettaient en avant le nom de Talleyrand, qu'ils mépri-
saient, quoique depuis sa chute il se fût rapproché d'eux. Sou-
tenu par Mole, Talleyrand se faisait fort, avec sa jactance accou-
tumée, de constituer un ministère dans lequel Villèle aurait eu sa
place, combinaison irréalisable et que, d'ailleurs, Villèle s'empres-
sait de repousser, la considérant (( comme une œuvre de fous. »
Au milieu de cette agitation, un peu d'espoir rentrait dans le
cœur du Roi. Si faible que fût cet espoir, un billet écrit le 19 fé-
vrier le laisse transpirer : « Que dis-tu donc de m'engager dans
les lacs des ultras? Ils ne me tiennent pas. Je n'espère pas
grand'chose de la visite au duc de Richelieu. Mais qui sait ce
qui peut arriver si nous vainquons à la Chambre des Pairs ? lu
me feras savoir ce que tu espères de ce côté. »
La visite à laquelle le Roi faisait allusion — visite de Monsieur
au duc de Richelieu — était In dernière carte des ultra-royalistes.
Ce qu'il y a de plus piquant, c'est qu'elle avait été conseillée au
Comte d'Artois par Decazes lui-môme. A bout de ressources,
Monsieur s'était décidé à faire appel au dévouement et à la loyauté
de l'homme que, depuis plus de trois ans, ses amis et lui travail-
392 REVUE DES DEUX MONDES.
laient à renverser. Il lui avait envoyé le comte Jules de Polignac
pour le supplier de s'éloigner volontairement.
« Je répondis au comte Jules, raconte Decazes, que, si Mon-
sieur lui avait réellement confié son entretien avec Sa Majesté, il
devait savoir que la difficulté ne résultait que du refus du duc
de Richelieu. J'ajoutai que ce refus avait pour cause la défiance
du Duc en ce qui concernait la sincérité du parti ultra et de Mon-
sieur lui-môme.
« — Que Monsieur le voie, dis-je, qu'il le rassure, et la dif-
ficulté sera dénouée. »
Le Comte d'Artois s'était alors décidé à se rendre chez le duc
de Richelieu. On sait par quels formels engagemens, par quelles
promesses d'un concours sincère et durable, destinées à être
si vite oubliées, il parvint à ébranler une résistance qui, jusqu'à
ce jour, n'avait pas faibli.
« — Votre politique sera la mienne, déclarait-il ; je serai votre
premier soldat. »
Et Richelieu, sur cette assurance chevaleresque, donnée d'une
voix vibrante, ainsi qu'un serment solennel, consentait à écouter
les propositions du Roi. Ce n'était pas encore un consentement
définitif. Les perplexités de Louis XVIII ne cessaient pas, bien que
l'objet en fût changé. Maintenant, il souhaitait avec ardeur ce
consentement, s'élant enfin convaincu que Decazes ne pouvait
plus être sauvé. «Espérons, mon cher fils, que le Duc cédera. Ac-
tuellement, je puis lui parler et je le ferai demain. Sans lui, la
nécessité nous jetterait dans ce Talleyrand. » Le dimanche 20 fé-
vrier, à quatre heures, le Roi écrit de nouveau : « Ma lettre pour
le duc de Richelieu ne fait que de partir. J'en avais écrit les pre-
miers mots avant la messe; depuis mon retour, je n'ai pas eu un
instant de libre. Mais j'ai fait voir ce commencement à Pasquier,
qui allait chez le Duc, afin qu'il fût (le Duc) certain de la démarche
que j'allais faire. Un de mes mangeurs de temps a été La Tour-
Maubourg, qui avait un très long travail à me présenter. Mais je
lui en ai pardonné la longueur, parce que, lui ayant dit à la fin ce
que j'allais faire vis-à-vis du Duc, il s'est mis sur cela à me parler
de toi, sans chaleur, parce que tel est son caractère et qu'il n'est
pas ton ami intime, mais parfaitement. J'ai senti que les larmes
me gagnaient, et je l'ai congédié. Après son départ, j'ai pleuré, et
cela ma un peu soulagé, à peu près comme la ponction soulage
un hydropique... Je suis bien, mais mon cœur est brisé... Je
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 393
reçois la réponse du Duc; il accepte et, ne pouvant venir ni écrire
beaucoup, il m'annonce qu'il m'enverra Pasquier pour traiter les
détails. Je souffre l'impossible. Nous nous reverrons, n'est-il pas
vrai, fils adoré? »
Le pauvre vieux Roi n'est pas au bout de ses tribulations. Pas-
quier arrive pour « traiter les détails. » La présidence du Conseil
sans portefeuille attribuée à Richelieu, Siméon à l'Intérieur, Por-
tails à la Justice en attendant le retour de De Serre, toujours ma-
lade, dans le Midi; les autres ministres maintenus, ainsi que les
trois lois présentées aux Chambres, tout cela est bien vite réglé.
Mais voici une condition inattendue. Decazes restant à Paris, le
gouvernement serait impossible, car on croirait toujours à la
continuation de son influence. Il faut qu'il parte, et, au nom de
Richelieu, Pasquier propose de le nommer ambassadeur à Lon-
dres, étant entendu qu'il rejoindra son poste sur-le-champ. Le
Roi est contraint de céder. A grand'peine, il obtient pour Decazes
un délai de quelques semaines, que celui-ci, à qui le repos est
impérieusement nécessaire, passera dans ses propriétés de la Gi-
ronde après avoir pris l'engagement de ne pas se montrer à Paris
pendant ce temps. Ces choses décidées, le Roi signe, la mort dans
l'âme, l'ordonnance qui ratifie son malheur,
Decazes étant venu le voir, iï lui fait connaître la résolution
à laquelle il a dû souscrire. Mais il lui annonce en même temps
qu'il l'a créé duc et ministre d'Etat, tenant à prouver qu'en se sé-
parant de lui, il ne lui retire ni sa faveur ni son amitié. Il lui
montre môme la lettre qu'il vient d'écrire au roi d'Angleterre.
« Monsieur mon frère, j'ai jugé à propos de rappeler le duc de
Richelieu à la présidence de mon Conseil, et j'ai nommé le comte
(aujourd'hui duc Decazes) mon ambassadeur auprès de Votre
Majesté. Il partira dans quelque temps pour se rendre à son
poste. Mais j'ose d'avance solliciter pour lui les bontés particu-
lières de mon auguste ami. En quittant le ministère, le duc De-
cazes n'a rien perdu de ma confiance, et, à ce titre, je me flatte
qu'il recevra de vous un accueil favorable. Jo vous prie surtout
d'ajouter foi à ses discours. »
En rentrant chez lui, après cette émouvante entrevue qui ne
doit pas cependant être la dernière, Decazes se demande s'il a sa-
gement agi en consentant à quitter la France. Peut-être eût-il
mieux fait de refuser l'ambassade qui vient de lui être accordée
sans qu'il la sollicite, et de rester ;\ Paris; il est pair du royaume,
394 BEVL£ DES DEUX MONDES.
nul n'aurait pu le contraindre à s'éloigner, s'il s'était mis en tête
de siéger dans l'assemblée à laquelle il appartient. Un parti d'op-
position libérale se serait bien vite formé autour de lui et l'aurait
en peu de temps ramené au pouvoir. N'est-ce point par peur de
cette éventualité que le duc de Richelieu a exigé son éloigne-
ment? Lui-même n'a-t-il pas eu tort de céder, et, quand il sera
parti, n'essayera-t-on pas de le perdre dans l'esprit du Roi? Aux
questions qu'il se pose, c'est sa jeune femme qui répond. Elle n'a
pas encore dix-huit ans. Mais, au spectacle des intrigues de cour
dont elle est témoin depuis son mariage, elle a précocement ac-
quis la maturité, l'expérience.
« Quand mon mari revint de chez le Roi, il m'apprit que le Roi,
en acceptant sa démission, lui donnait le titre de duc et le nom-
mait ambassadeur en Angleterre ; que le duc de Richelieu exi-
geait qu'il ne restât pas en France et n'acceptait le ministère qu'à
cette condition. Je lui observai qu'en son absence, tous ses en-
nemis allaient tomber sur lui; que les absens ont toujours tort;
qu'il n'aurait personne pour le défendre.
« — Tu ne peux rester ministre, soit; mais tu dois demeurer
à ton poste de pair pour répondre à ceux qui t'attaqueront.
« — Mes amis répondront pour moi.
« — Tes amis! Tu quittes la partie ; ils la quitteront avec toi.
« — Non, ils me défendront. D'ailleurs, Monsieur a donné sa
parole au Roi qu'après mon départ, les attaques cesseraient. »
Il croit encore à la parole de Monsieur! Sa femme n'est pas
convaincue. Mais elle se résigne, en pensant que la retraite à la-
quelle il a consenti sera favorable à sa santé compromise. Seule-
ment, ses prévisions commencent à se vérifier dès le lendemain.
Les journaux royalistes célèbrent la chute de Decazes avec des
cris de cannibale. C'est un torrent de violences et d'injures, qui long-
temps encore coulera. Chateaubriand écrit la phrase inexcusable :
« Nos larmes, nos gémissemens, nos sanglots ont étonné un im-
prudent ministre : les pieds lui ont glissé dans le sang ; il est
tombé. ))
A partir de ce jour jusqu'à celui de son départ, les relations de
Decazes avec le Roi ne sont plus, suivant l'expression de celui-ci,
qu'une « agonie prolongée. » Les lettres royales qui lui parvien-
nent encore présentent le caractère d'une lamentation. « Ton
oppression m'arrache le cœur; je n'ai pu conserver le meilleur
des ministres, conserve-moi le meilleur et le plus tendrement
LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES. 395
aimé des fils. » — « Mon moral est abîmé ; puisses-tu souffrir
moins que ton père. » — « Mon moral souffre de la fin de mon
bonheur. Je suis bien malheureux, cher fils. » — <( Je ne suis pas
surpris que tu aies été content du duc de Gramont. Je l'avais
été fort, à tel point que je ne me suis pas gêné de satisfaire de-
vant lui le plus impérieux de mes besoins, besoin que j'éprouve
à chaque instant, celui de pleurer. » — « Hélas ! c'est le com-
mencement de nos peines ; elles sont déjà grandes, bientôt elles
seront affreuses; aie plus de courage que moi. » — « Je t'en con-
jure, viens de bonne heure; que ce soit le dernier jour ou non,
viens de bonne heure. Mon cœur est brisé, mon fils, mon cher
fils. Je t'aime, je t'aimerai jusqu'à mon dernier soupir. »
Cette correspondance élégiaque se continue jusqu'au 25 février.
Brusquement, Richelieu y coupe court. Il vient déclarer au Roi
que l'intérêt du ministère comme celui de la paix publique
exige que Decazes parte sans plus de retard et qu'il le lui a fait
savoir. Accablé par cette mise en demeure, Louis XVIIl écrit :
« Le duc de Richelieu m'avait dit ce qu'il t'a fait dire par le mar-
quis de La Tour-Maubourg. Il m'a glacé le sang. Je ne sais si je
t'en aurais parlé... 0 mon fils, mon cher fils, pour te venger de
tes ennemis, je leur souhaite mon cœur; ils seront assez punis. »
Le départ fixé au lendemain, Decazes reçoit encore ce billet :
« J'ai bien dormi, mon cher fils; je te laisse à juger du réveil.
Puisse la route, un climat plus doux et le repos te rendre la
santé. Adieu, mon Élie, mon Égédie, mon petit Louis, ma Zélia,
je vous aime et je vous embrasse de tout mon cœur. » Enfin, la
nuit venue, comme sa famille et lui vont monter en voiture,
Gonet, le valet de chambre du Roi, apporte un papier plié en
quatre, adressé « A mon cousin le duc Decazes », et qui ne con-
tient que deux lignes : « Adieu, cher fils; c'est du fond d'un cœur
brisé que je te bénis; je t'embrasse mille fois. » C'est sur ce cri
qui semble lui assurer, de loin comme de près, l'éternelle affection
de Louis XVIIl, que Decazes, tombé du pouvoir, quitte Paris,
avançant son départ de quelques heures, afin de déjouer les ma-
nifestations hostiles qu'ont annoncées des avis mystérieux.
Ernest Daudet.
LA
SUPPRESSION DES DISTANCES
La télégraphie et la téléphonie sont, aujourd'hui, tellement
entrées dans nos habitudes, qu'on a peine à concevoir une société
organisée sans ces moyens de communication. Cependant, les per-
sonnes qui sont nées dans le premier quart de ce siècle ont connu
une époque où la télégraphie n'existait pas, et c'est seulement
depuis la guerre de 1870 que la téléphonie a vu le jour. On peut
donc évoquer le souvenir d'un temps où les conditions écono-
miques de la vie étaient, au point de vue des rapports de ville à
ville et de pays à pays, peu différentes de ce qu'elles étaient dans
un passé lointain.
Le progrès, en cette matière, a été d'une lenteur extrême. Il
s'est, en quelque sorte, manifesté tout à coup; depuis, il a marché
à pas de géant.
Les chemins de fer, la navigation à vapeur, la télégraphie
terrestre et sous-marine et, plus récemment, le téléphone, ont
rapproché les distances, rendu le monde plus petit, et ramené
déjà à portée de la voie humaine des distances de 1 000 kilomè-
tres. La parole franchira-t-elle bientôt les océans, comme elle
franchit la Manche, et deux personnes placées des deux côtés de
l'Atlantique arriveront-elles à pouvoir s'entendre parler récipro-
quement et se voir ? Il n'est pas téméraire de penser que le pro-
blème de la transmission des sons, comme celui de la transmis-
sion de la vision à distance seront bientôt résolus et que la voix
ainsi que l'image pourra se reproduire instantanément au delà
des mers, comme les signaux de la télégraphie.
C'est la dernière étape qui reste à franchir.
LA SUPPRESSION DES DISTANCES. 397
I
Un officier allemand, le major Bauchrœder, publia a Hanaii,
en 1795, un Traité des Signaux, dans lequel il dit que la tour de
Babel fut édifiée pour établir un centre de communication entre
les peuples. L'assertion était hasardeuse. Il n'en est pas moins
vrai que l'art des signaux est vieux comme le monde.
L'ancienne Grèce fut couverte de phares et de feux servant
de signaux, le jour, parla fumée, la nuit, par leur éclat lumineux.
Ces faits ont laissé derrière eux de nombreux témoignages. An-
nibal fit construire des tours d'observation en Afrique et en Es-
pagne, donnant ainsi un exemple qui fut suivi par les Romains.
Un bas-relief de la colonne Trajane montre l'installation d'un
poste de signaux. Les Arabes et les Chinois connurent aussi ces
procédés de communication. La télégraphie opLique, remise en
honneur de nos jours pour le service des armées en campagne,
était pratiquée, dit-on, en Chine depuis des milliers d'années.
Robert Hooke inventa en 166-4 un système de signaux formés
de planches de diverses formes, dont la combinaison donnait cer-
taines phrases. C'est le système sémaphorique, aujourd'hui en
usage sur les côtes.
Quel chemin parcouru depuis la séance de la Convention où
fut décrété l'essai de l'invention de Claude Chappe, à qui la troi-
sième République a élevé une statue !
Les Chappe étaient cinq frères qui se vouèrent tous aux pro-
grès de la télégraphie que Claude avait imaginée, et qui, succes-
sivement, furent administrateurs des lignes télégraphiques. Par
une singulière ironie du sort et par une injustice à laquelle la
politique des partis nous a, depuis longtemps, habitués, les deux
derniers frères, René et Abraham, furent destitués lors de la Ré-
volution de 1830, parce qu'ils avaient refusé de transmettre aux
départemens les dépèches du gouvernement provisoire.
Aussi bien, pendant cette première période de la télégrapliie,
n'élait-il venu à personne l'idée que le télégraphe pût être autr-
chose qu'un instrument de gouvernement. La généralisation de son
emploi futdemandée,pour la première fois, en 1830. par un officier
d'état-major, qui publia, à Montpellier, un mémoire, où il émit
l'opinion (jue le télT-graplie pourrait favoriser les transactions, s'il
était mis à la disposition des particuliers. Cette idée pai'ul si étrange
398 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle ne fut reprise et soumise à l'Assemblée Nationale que
dix-neuf ans plus tard. Elle fut repoussée, et son auteur reçut du
ministre de l'Intérieur une semonce publique. On se contenta
de' décider la transmission journalière dans les principales villes
de France, des cours du 3 pour 100, du 5 pour 100 et des actions
de la Banque de France.
Cependant, à la faveur des travaux d'OErstedt, d'Arago, de
Wheatstone et de Davy, la télégraphie électrique avait pris nais-
sance et, en 1844, sous l'influence d'Arago, une commission, dont
faisaient partie Pouillet et Becquerel, fut nommée, par le mi-
nistre de l'Intérieur, pour en étudier l'application. L'organisation
de ses services et la création d'un réseau complet, reliant Paris à
tous les chefs-lieux, datent de 1852.
Il était intéressant de rappeler ces souvenirs, déjà lointains,
pour marquer les débuts d'un des grands services de l'Etat qui
depuis, aussi bien dans notre pays que chez les autres nations, a
pris une importance sans cesse croissante. Il est bon aussi,
dans une étude sur les transmissions rapides de la pensée
écrite ou parlée, de montrer qu'à l'origine des travaux qui ont
révolutionné le monde entier, c'est un Français qui marche à
l'avant-garde. Si Claude Chappe n'est pas le fondateur de la téh';-
graphie électrique, il est le promoteur de la télégraphie sans
épithète.Il fut un précurseur, et c'est un devoir de ne pas oublier
cette famille, qui mérita bien de la science et de la patrie. Pen-
dant quarante années, les frères Chappe furent à la tète de l'ad-
ministration des télégraphes, dont Claude, l'aîné, avait prévu
l'influence future, lorsqu'il écrivait « qu'il est de la gloire de la
grande nation de ne laisser rien à faire pour le perfectionnement
d'une découverte dont elle se glorifie. '> Si, plus tard, les travaux
de perfectionnement de la télégraphie électrique ont trouvé de
précieux auxiliaires dans des inventeurs de diverses nations,
Morse, Wheatstone, Hughes, etc., c'est encore à un Français,
M. Baudot, qu'on doit l'appareil avec lequel la capacité de trans-
mission d'un fil de ligne est portée à son maximum.
Depuis 1852, nous avons fait du chemin. Rien qu'en France, le
nombre de lignes, qui représentait à cette époque 2133 kilomè-
tres, correspondait en 1894 au chiffre de 93 829. Ces lignes repré-
sentent actuellement une longueur de 317724 kilomètres. Elles
ont transmis l'année dernière 42718337 dépèches intérieures et
2 563 436 télégrammes internationaux, soit un total de plus de
LA SUPPRESSION DES DISTANCES, 399
4o millions de dépêches pour l'année. Le produit des taxes s'est
élevé à 31 513 253 francs, contre 76 722 francs, montant des taxes
de 1851. Il faut, en outre, remarquer que la moyenne du prix
d'un télégramme, à l'époque du coup d'Etat, était de 8 fr. 51 et que
cette moyenne est tombée aujourd'hui à 0 fr. 88. On se rend ainsi
compte de la progression suivie perdant quarante années dans
le mouvement des correspondances télégraphiques terrestres; la
comparaison ne peut manquer de donner lieu à do curieuses
réflexions.
II
De même que l'idée de la télégraphie électrique avait été sug-
gérée par une sorte de divination, plutôt que par un travail
scientifique raisonné, et cela plusieurs années avant l'époque à
laquelle elle a été pratiquement appliquée, de même l'idée de
transmettre le son entre deux cornets acoustiques réunis par un fil
précéda, de longtemps, la découverte du téléphone.
L'appareil qu'on appelle le téléphone à ficelle remonte à la
fin du xvii*" siècle. Il fut inventé par un Anglais, nommé Robert
Hooke, déjà cité au cours de cette étude, mais il fut presque
aussitôt délaissé. Robert Hooke écrivait en 1667 : « Il n'est pas
impossible d'entendre un bruit à grande distance, car on y est
déjà parvenu, et l'on pourrait même décupler cette distance, sans
qu'on puisse taxer la chose d'impossible... Je puis affirmer qu'en
employant un fil tendu, j'ai pu transmettre instantanément le son
à une grande distance et avec une vitesse, sinon aussi rapide que
celle de la lumière, du moins incomparablement plus grande que
celle du son dans l'air. Cette transmission peut être effectuée,
non seulement avec le fil tendu en ligne droite, mais encore
quand ce fil présente plusieurs coudes. »
C'est encore à un Français qu'on doit d'avoir dégagé cette
idée de l'oubli dans lequel elle se trouvait.
Un ingénieur, nommé Charles Bourseul, publia en 1854, dans
les Annales téléf/raphiqucs, un notice très succincte sur un appa-
reil téléphonique. Mais l'heure de la téléphonie n'avait pas encore
sonné. Comme le précédent, l'appareil de Mourseul fut complète-
ment oublié jusqu'en INlii. A ccîto époqu(\ Meiss lit des essais
dont le résultat ne fut pas encore dérisif.
Le comte du Moncel raconte que, jus([u'cn 185i. personne
400 REVUE DES DEUX MONDES.
n'aurait osé admettre la possibilité de la transmission de la parole
à distance et que, lorsque parut la note de Bourseul, son idée fut
regardée, par tout le monde et par lui-même, comme un rêve
fantastique. Cette note contient les phrases suivantes : « Après
les merveilleux télégraphes qui peuvent reproduire à distance
l'écriture de tel ou tel individu, et même les dessins plus ou
moins compliqués, il semblerait impossible d'aller plus en avant
dans les régions du merveilleux. Essayons, cependant, de faire
quelques pas de plus encore. Je me suis demandé, par exemple,
si la parole elle-même ne pourrait pas être transmise jmr l électri-
cité; en lin mot, si Von ne pourrait pas parler à Vienne et se faire
entendre ci Paris.
« La chose est praticable et voici comment:... Imaginons
qu'on parle près d'une plaque mobile, assez flexible pour ne perdre
aucune des vibrations produites par la voix, que cette plaque
établisse et interrompe successivement la communication avec
une pile, vous pourrez avoir, à distance, une autre plaque qui
exécutera, en môme temps, les mômes vibrations...
« J'ai commencé des expériences à cet égard; elles sont déli-
cates et exigent de la patience et du temps, mais les approxima-
tions obtenues font entrevoir un résultat favorable. »
La priorité de l'idée du téléphone appartient donc bien à
Charles Bourseul.
On sait avec quelle rapidité, à la faveur des études électriques
nouvelles, la téléphonie a conquis, dans le monde entier, son
droit de cité. Cette invention était à ce point dans l'air, si l'on
peut s'exprimer ainsi, que, le même jour, le 14 février i87G, deux
Américains, Graham Bell, de Boston, et Elisha Gray,de Chicago,
déposaient simultanément une demande de brevet au bureau des
patentes de Washington. Un mois avant, jour pour jour, Edison
avait demandé une protection provisoire pour un appareil ana-
logue ! C'est une date qu'il faut se rappeler, car elle marque
l'origine d'une ère nouvelle dans l'histoire des communications
à grande distance.
Le développement des communications téléphoniques n'aurait
certainement pas été aussi considérable, si ce curieux appareil
n'avait été complété par un instrument, non moins intéressant,
dont MM. Hughes et Edison se sont disputé la paternité, qui
paraît acquise à M. Hughes. Nous voulons parler du iiiicrophone.
Déjà, en 1865, un savant ingénieur du corps des télégraphes
LA SUPPRESSION DES DISTANTES. 401
français, M. Clérac, avait étudié les différences de résistance élecr
trique que produit, dans un circuit télégraphique, l'introduction
de particules de plombagine. Ces expériences contenaient en
germe l'invention du microphone.
Comme son nom l'indique, cet appareil a pour objet de rendre
perceptibles, à distance, les sons les plus légers : le tic tac d'une
montre, le frottement d'une plume, les pas d'une mouche et
même, suivant M. Hughes, so7i cri de mort. Cette sensibilité dans
la transmission des bruits légers est obtenue généralement par
l'interposition, dans le circuit téléphonique, de baguettes, de pas-
tilles ou de granules de graphite disposés de diverses façons et
qui ont la propriété d'augmenter considérablement l'intensité du
son. La disposition la plus usitée en France est celle deMM. Ader
et Berthon.
Dès les premiers pas faits par la téléphonie, les esprits clair-
voyans devinèrent le rôle considérable qu'elle était appelée à jouer
dans la vie sociale et politique. En France, c'est à la Société gé-
nérale des Téléphones et à ses fondateurs que revient l'honneur
d'avoir organisé la téléphonie en service public, malgré les défec-
tuosités du début, la routine, l'hostilité de certains, et la neutra-
lité plus ou moins bienveillante du gouvernement, qui suivait,
d'un œil jaloux, les progrès de la nouvelle industrie. Il m'appar-
tient moins qu'à tout autre de revenir sur un sujet qui a été fé-
cond en polémiques et en revendications énergiques.
Aujourd'hui, en France, la téléphonie est un service d'Etat, au
môme titre que la popte et k télégraphie. Limitée, tout d'abord,
à l'exploitation urbaine, la téléphonie s'est petit à petit étendue
aux villes voisines. Elle a réuni, plus tard, les points les plus
éloignés de notre territoire et, enfin, franchi les frontières.
Si lerôve de Bourseul, « la communication verbale entre Paris
et Vienne, » n'est pas encore réalisé, il n'y a plus de doute sur
sa possibilité technique. Paris et Londres, Paris et Bruxelles,
New-York et Chicago, Berlin et Rome, réseau dont il est à peine
besoin de souligner l'intérêt politique, sont, depuis plusieurs
années, reliés entre eux, et ce mode de communication a eu un
tel succès, que les lignes primitives ont été rapidement insuffi-
santes, et qu'il a fallu en créer de nouvelles. Un réseau d'en-
semble a été étudié pour toute lu France; il est aujourd'hui en
grande partie achevé.
TOME CXLVIll. — 1898. -2(3
402 REVUE DES DEUX MONDES.
III
Une circonstance particulière a favorisé les progrès de la té-
léphonie. Certains savans entrevoient la possibilité de communi-
cations électriques, télégraphiques ou téléphoniques, entre des
points non reliés par un lien matériel. L'avenir nous dira si cette
idée, qui a été préconisée par des savans éminens (M. Preece, par
exemple), peut donner un résultat pratique, et être autre chose
qu'une curiosité scientifique. Jusqu'à présent, il a fallu, entre les
points en correspondance, une liaison effective, un conducteur
canalisant les vibrations électriques qui véhiculent les signaux ou
la parole. Ce lien a été pour le télégraphe, faute de mieux, formé
par le fil de fer, matière assez mauvaise conductrice de l'électri-
cité, facilement altérable et destructible, mais d'un emploi écono-
mique.
Dans la série des métaux bons conducteurs de l'électricité, le
fer ou l'acier occupent une place médiocre, loin, bien loin der-
rière l'argent et le cuivre. De l'argent, il n'en faut point parler.
Dans le pays le plus honnête du monde, il ne resterait pas un
mètre de fil sur les poteaux, si le gouvernement était assez riche
poui- se payer des lignes en argent. Il est déjà assez difficile de
sauver de la déprédation le cuivre, métal moins aristocratique,
mais tentant tout de même. Aussi, pendant longtemps, soit que
les lignes ne fussent pas suffisamment protégées, soit, plutôt,
parce qu'on ne savait pas travailler le cuivre de façon à le rendre
plus résistant-, sans rien lui enlever de ses qualités conductrices,
on a complètement négligé le concours précieux de ce métal,
sans lequel on peut affirmer que la téléphonie n'existerait pas.
Elle ne peut se contenter, en effet, d'une canalisation aussi
médiocre que la télégraphie et, sans parler de l'inertie magnétique
que le fer oppose à la transmission des vibrations téléphoniques,
le calcul montre que, si un simple fil de fer de deux m-illimètres
d'épaisseur peut suffire pour transmettre les signaux télégra-
phiques à plusieurs centaines de kilomètres, il faudrait de véri-
tables barres d'acier pour transmettre, à la même distance, la pa-
role téléphonique. Cette obligation aurait, à elle seule, rendu la
canalisation des vibrations téléphoniques absolument impossible.
Au contraire, avec le bronze, ou avec le cuivre chimiquement
pur et sans aucune trace de corps étrangers, tel qu'on sait le
LA SUPPRESSION DES DISTANCES. 403
préparer aujourd'hui par [es procédés électrolytiques, on arrive
à obtenir un métal aussi bon conducteur que l'argent lui-même,
et d'un prix qui n'est pas un obstacle à l'économie des installa-
tions. Aussi la téléphonie interurbaine et internationale a-t-elle
pris rapidement, dans tous les pays, un développement que justi-
fient des besoins de communication sans cesse croissans.
Paris a été relié avec Bruxelles et avec Londres, et le trafic a
été si intense sur ces deux lignes, qu'il a fallu les doubler, les
tripler, les décupler après un temps très court. Marseille, qui est,
en France, le point le plus éloigné de Paris, dans l'état des com-
munications téléphoniques actuelles, donne également lieu à des
communications si nombreuses qu'il a fallu créer une ligne spé-
ciale pour Lyon.
Toutes ces lignes sont formées de deux fils de grosseur variable
avec la distance. Un seul fil ne suffirait pas pour soustraire la
transmission de la voix à l'influence fâcheuse des agens extérieurs,
de l'électricité de l'atmosphère, et du courant qui circule dans les
fils télégraphiques voisins. Cette action, dite inductive, se mani-
feste par des bruissemens, auxquels on a donné le nom caracté-
ristique de (( friture »,qui se superposent aux émissions de la voix
et en masquent la netteté, s'ils ne la suppriment pas absolument.
Le remède est à côté du mal; il consiste à doubler le fil et à
fermer ainsi la ligne par un retour qui neutralise les effets de l'in-
duction. Ce remède est efficace, mais il n'est pas absolument
économique. Doubler une ligne de cuivre n'est pas toujours une
dépense insignifiante; quelques chiflres permettent de s'en rendre
compte.
La ligne de Paris à Bruxelles a environ 330 kilomètres de
longueur. Elle est formée de deux fils de cuivre, de 3 millimètres
de diamètre, dont le kilomètre pèse environ 63 kilos. Le poids
total des 330 kilomètres est donc de 21 000 kilos environ et, au
prix où est le fil de cuivre (1 fr. 70 le kilo approximativement),
on voit qu'il n'est pas indifférent d'avoir à en employer 42 tonnes
au lieu de 21 . C'est, a fortiori, plus sensible comme dépense pour
une ligne comme celle de Paris-Marseille qui, en tenant compte
de la distance, des détours et des dénivellations subies par la ligne,
ne comporte pas beaucoup moins de 2000 kilomètres de fil aller
et retour. Ce fil est plus gros que celui de Paris-Bruxelles. Il a un
diamètre de 4""", 5 et pèse 142 kilos le kilomètre. La ligne double
tout entière n'emploie donc pas beaucoup moins de 300 tonnes de
404 REVUE DES DEUX MONDES.
fil. On voit, par conséquent, que, si la téléphonie est, commer-
cialement parlant, une bonne affaire pour l'Etat, elle exige une
mise de fonds importante, puisque le conducteur seul, — sans
compter son installation, les poteaux qui le supportent, les ap-
pareils, le transport de tout le matériel et les frais généraux, —
coûte déjà près d'un demi-million pour une distance de 1 000 kilo-
mètres à franchir.
Quoi de plus léger, en apparence, que ces fils ténus, courant le
long des voies ferrées, et dans la masse desquels, comme en au-
tant de canaux, se transportent les ondes électriques ! L'œil les
distingue à peine à quelque distance, et l'on a du mal à se figurer,
si on ne se livre pas à un calcul précis, que leur poids soit, en
définitive, celui qu'on annonce. Le seul fil de la ligne Paris-Mar-
seille correspond au chargement de 30 wagons de marchandises.
Il n'est donc pas surprenant qu'avec les progrès gigantesques
des applications de l'électricité, l'industrie ait vu se créer, depuis
vingt ans, des usines considérables pour le laminage et le tréfi-
lage du cuivre. Ces usines sont des plus prospères, leur production
ne cesse de s'accroître et s'accroîtra certainement encore pendant
de longues années.
La chose est d'autant plus digne de remarque, que le cuivre
a ce grand avantage sur le fer, qu'il ne s'use, pour ainsi dire,
pas. Le fer se rouille, malgré la galvanisation dont on le protège;
la moindre piqûre, dans le vernis de zinc dont on le revêt, laisse
à l'humidité un passage qui s'accroît rapidement, s'attaque à la
surface vive du métal, la corrode, la ronge et la fait bientôt tomber
en poussière. La conservation du cuivre, presque indéfinie, est
assurée partout où il n'a pas à souffrir de fumées sulfureuses.
Ces fumées résultent souvent de la combustion de houilles
contenant des pyrites. C'est un cas exceptionnel, auquel on est
exposé principalement dans les lieux mal aérés où les fumées
ne sont pas rapidement balayées, tels que les tunnels. Mais les
lignes de cuivre résistent longtemps, presque indéfiniment. En
refondant les fils et en affinant le cuivre qui en résulte, on est
presque assuré de n'avoir à subir aucun déchet de matière. Le
cuivre est donc un auxiliaire très précieux pour les canalisations
électriques.
Si le conducteur de cuivre a rendu la téléphonie interurbaine
possible, on peut égalementdire que, sans lui, la télégraphie sous-
marine n'aurait pas existé. Ici, la question de la canalisation prend
LA SUPPRESSION DES DISTANCES. 40o
une importance toute particulière, tant à cause des immenses
espaces à franchir, qu'en raison des soins que demande la canali-
sation, et des intérêts financiers considérables qu'elle met en jeu.
IV
On imagine difficilement le nombre des causes de détérioration
auxquelles sont exposées les lignes électriques. Dans l'homme
et l'insecte, elles ont trouvé des ennemis implacables. Le règne
végétal lui-même en fournit un certain nombre, tels que les cham-
pignons et autres excroissances parasitaires. N'oublions pas les
agens météorologiques : la chaleur, la sécheresse, l'humidité, la
pluie, l'oxygène de l'air, l'électricité atmosphérique, la foudre.
En procédant à l'entretien des lignes électriques, on retrouve
chacun de ces ennemis aux prises avec les moyens de lutte ima-
ginés contre lui.
Mais ce qu'il faut retenir, c'est que l'homme se trouve placé
en tête de cette armée malfaisante. Plus particulièrement dans
les pays nouveaux, il s'obstine à ne pas comprendre que l'éta-
blissement du télégraphe est un bienfait qui améliore les relations
sociales et facilite les transactions.
Ce n'est pas seulement dans les régions nouvellement ou-
vertes à la civilisation, où l'homme est encore une sorte de sau-
vage, que le télégraphe trouve ses ennemis les plus acharnés. Il
semble qu'un malin besoin de destruction existe au fond du cœur
humain. Seul ennemi conscient des lignes, il s'attaque à toutes
leurs parties sans exception. En France, et dans la plupart des
pays d'Europe, ce sont surtout les isolateurs qui attirent les re-
gards par leur blancheur éclatante. Les pierres, les coups de feu,
les détruisent à l'envi, et il n'est pas rare de voir des lignes en-
tières, où chaque poteau porte la trace de ces attaques. Les moyens
prohibitifs pour combattre ces actes de vandalisme étant impuis-
sans, on a dû se résoudre à des moyens de protection très coûteux,
tels que les isolateurs blindés, et les isolateurs colorés en brun,
dont l'apparence excite moins la tentation que colle des isolateurs
blancs. Ce petit fait porte en lui une leçon de psychologie qu'il
est intéressant de signaler.
Dans les pays iu)uveanx, l'action destructive se donne libre-
ment carrière. Le liîh'îgiaphc étant, au premier chef, un inshument
do conquête matérielle et morale, on devait s'attendre à de fré-
406 REVUE DES DEUX MONDES.
quentes tentatives dirigées contre lui par les populations conquises.
La difficulté de surveiller les lignes donne beau jeu à leurs enne-
mis : un fil est si vite coupé, un poteau si rapidement jeté à terre !
Mais ce n'est cependant pas à une hostilité particulière au télé-
graphe qu'il faut attribuer les plus fréquentes attaques dont il
est l'objet. Les lignes aériennes se composent de trois élémens
adaptables aux nécessités d'un ménage rudiinentaire. Les isola-
teurs renversés forment des récipiens, grossiers sans doute, mais
inespérés, pour les Arabes, grands amateurs de café, mais peu
riches en tasses. Plus recherchés sont encore les fils de ligne.
S'ils sont en fer, les usages auxquels on peut les appliquer sont
innombrables : ornemens, armes, liens, clôtures, etc. S'ils sont
en cuivre, la coquetterie des naturels de certains pays les trans-
forme en bagues, bracelets et bijoux de toute sorte. Dans l'Inde,
où les fils de laiton, coupés en courtes tiges, forment une monnaie
courante, les fils des lignes de cuivre risqueraient fort d'être
volés pour cet usage, si la couleur du métal n'était très vite ter-
nie par les poussières de l'air, et si, d'ailleurs, le faible diamètre
de ces fils n'empêchait de la distinguer.
Les poteaux en bois ont mainte utilité : on peut les brûler pour
se chaulTer ou faire sa cuisine. On les emploie aussi pour la con-
struction. Quant aux poteaux en fer, quelle bonne fortune, s'ils sont
tubulaires, comme ceux qu'on a employés en Asie Mineure, en
Egypte et en Perse! Voilà une conduite d'eau toute trouvée. Dans
les Indes, et surtout dans le Mekràn, où l'on a employé des po-
teaux tubulaires analogues aux poteaux d'Asie, les gens du pays
s'emparaient du paratonnerre en fer forgé qui les surmonte pour
en faire une arme en le fixant à l'extrémité d'un bambou ; il a
fallu le river au poteau.
Les déprédations télégraphiques s'exercent quelquefois d'une
façon naïve. Tel est le cas de ce paysan annamite qui, après avoir
enlevé les fils de fer pour les approprier à ses besoins personnels,
les avait consciencieusement remplacés, entre les poteaux, par de
longs bambous liés ensemble, afin que la ligne pût toujours
fonctionner.
Le fanatisme se met souvent de la partie. En Chine, lorsqu'on
a voulu construire les premières lignes télégraphiques aériennes,
on s'est heurté à une hostilité invincible de la part des popula-
tions. On sait de quelle vénération est entouré le culte des an-
cêtres. Il n'y a pas de cimetière en Chine. Chaque famille garde
LA SUPPRESSION DES DISTANTES. 407
ses morts et les enterre autour de la demeure commune, dans le
jardin qui l'entoure. On rencontre des sépultures à chaque pas.
Or, laisser tomber une ombre sur la tombe d'un ancêtre est con-
sidéré comme une suprême injure, cette ombre fût-elle celle d'un
fil télégraphique. C'est en vertu de ce sentiment, profondément
enraciné dans le cœur des Chinois, que les premières lignes furent
détruites sans que les autorités osassent chercher un moyen de
répression. Les compagnies télégraphiques ne se tirèrent d'affaire
qu'en renonçant dans le voisinage des tombeaux aux lignes
aériennes et en employant des lignes souterraines.
Les agens atmosphériques, l'air, la chaleur et l'humidité,
exercent une action destructive très rapide sur les fils des lignes.
Les fils de fer sont corrodés par la rouille, même lorsqu'ils sont
protégés par une galvanisation superficielle. Le moindre choc qui
détache un morceau de la pellicule protectrice détermine un
foyer d'oxydation qui atteint bientôt toute la masse du fil. Les
fumées qui se trouvent dans l'air, surtout dans les régions indus-
trielles, les vapeurs salines au bord de la mer, activent cette
corrosion. Aussi une part du succès qu'ont obtenu les lignes de
cuivre tient-elle à la résistance que ce métal oppose aux influences
destructives de l'air et du temps.
Fils de fer ou de cuivre, les fils de ligne sont fréquemment
détruits au cours de l'hiver par l'accumulation de verglas qui se
produit sur eux et les entoure souvent de manchons de glace plus
gros que le bras. Le froid lui-même, en dehors de toute produc-
tion de glace, peut faire rompre les lignes, lorsque la tension d'un
fil, établi pendant la belle saison, n'a pas été calculée de façon à
tenir compte de la contraction du fil. Aussi, dans les pays froids,
a-t-on fréquemment à constater des ruptures de fils. Ces rup-
tures sont d'autant plus à craindre dans les pays du nord de
l'Europe que, pendant la saison froide, la nuit est presque inin-
terrompue; la réparation des lignes constitue une opération pé-
nible et périlleuse.
En Norvège, où les lignes télégraphiques atteignent la plus
haute latitude, il y a, dans la i)artic qui s'étend de Tromso* au
Cap Nord, un réseau télégraphique dont la longueur atteint
2000 kilomètres, tandis (jue la distance totale à vol d'oiseau des
villes à relier n'en atteint pas mille. Ces lignes se développent en
contournant les nombreuses sinuosités dont les Mords dentellent les
côtes. Elles traversent un pays couvert seulemcul de maigres bou-'
408 REVUE DES DEUX MONDES.
leaux et de pierres, sans voies de communication, où le fil télégra-
phique est le meilleur guide que le voyageur ait à suivre. Sur le
parcours de ces lignes inhabitées, un certain nombre de cabanes
sont construites pour donner abri au malheureux télégraphiste
qui, soudainement, au milieu d'une épaisse obscurité et par des
froids extrêmement rigoureux, est obligé de partir sur la neige
pour aller réparer une ligne rompue. Ces cabanes qui offrent
aussi un asile au voyageur (nous avons été heureux d'en user),
contiennent un lit de camp, le matériel nécessaire aux répara-
tions, et quelques ustensiles de cuisine. Il n'est pas rare que des
bourrasques de neige détruisent même ces refuges.
Les poteaux en bois sont soumis aux diverses causes de des-
truction qui agissent sur les autres bois. Ils ne résistent qu'un
certain temps. La pluie et même l'humidité pénètrent les bois,
dissolvent les corps antiseptiques et les rendent plus accessibles à
toutes les causes de destruction. L'eau s'introduit dans les canaux
du bois et les remplit petit à petit du haut au bas du poteau.
La sécheresse facilite l'action ultérieure de la pluie en déter-
minant des fentes longitudinales à la surface du poteau.
Le contact du sol agit également par son humidité; il agit
aussi par les matières minérales et végétales que contient le sol
et qui peuvent occasionner des réactions chimiques avec les im-
prégnations antiseptiques des poteaux. C'est ainsi que les terrains
calcaires donnent lieu à la production de bicarbonate de chaux
qui réagit sur le sulfate de cuivre et le fait disparaître du pied du
poteau. Cette action est si nette que le seul fait d'être planté au
voisinage d'un massif de maçonnerie accélère la pourriture des
poteaux. Les sols riches en débris organiques facilitent égale-
ment la pourriture du bois.
Lorsque le bois est attaqué par la pourriture humide, on voit
se développer en même temps, à sa surface, des champignons dont
l'espèce varie suivant l'essence. Le champignon du pin et du
sapin, essences employées le plus ordinairement pour les poteaux,
porte le nom de mérule [Meridus destruens ou lacnjma7is).\\ se
manifeste sur la partie du poteau tournée vers le nord, c'est-à-
dire du côté le plus humide et le moins exposé à la lumière, sous
la forme de longs filamens blancs qui remplissent les fentes du
poteau, se développent avec rapidité dans le sol environnant, puis
se réunissent en une masse molle, compacte, d'où suinte un
liquide incolore. Ce champignon, qui se développe sur tous les
LA SUPPRESSION DES DISTANCES, 409
bois, et qui, à l'état de maturité, forme des masses brunes de 2o
à 30 centimètres de circonférence, reste généralement sur les po-
teaux à l'état de mycélium, c'est-à-dire de filamens, qui envahis-
sent graduellement la masse du bois, en se logeant dans l'es
moindres fentes, la pénètrent tout entière, et s'étendent dans le
sol en largeur et en profondeur.
Né de la pourriture, ce champignon l'accélère à son tour. Il
détermine une sorte de contagion qui se propage avec rapidité,
soit par contact, soit à distance, les spores étant transportées par
la pluie et le vent.
De profonds ravages sont également causés dans les bois par les
insectes. Ceux-ci exercent leur action destructive tantôt à l'étal de
larves, tantôt à leur état définitif, soit isolément, soit en colonies.
Parmi ceux qui attaquent les bois avec le plus d'activité figure
le scolyte destructeur, petit coléoptère dont la femelle perce les
écorcos, creuse une galerie dans le bois et y dépose ses œufs à la
suite les uns des autres. Les œufs éclosent et donnent naissance
à des larves qui se nourrissent du liber et de l'aubier, en perçant,
de part et d'autre de la galerie initiale, une série de galeries
rayonnantes. Arrivées au dehors et transformées en insectes par-
faits, elles s'accouplent, et, après la fécondation, pénètrent de
nouveau dans le bois, à l'exemple de leur mère. Les bois morts,
tels que les poteaux, sont plus facilement attaqués que les bois
vivans, car, sur ceux-ci, il arrive fréquemment que les scolytes
sont noyés par l'afflux de la sève au moment du printemps.
Le cossus et le zeuzera sont deux papillons dont les larves se
nourrissent de la matière même du bois.
Le termite figure parmi les plus redoutables ennemis du bois.
Son action est très difficile à combattre, et, comme il attaque la
masse des bois en laissant la surface intacte, on ne s'aperçoit de
son œuvre que lorsque le mal est sans remède. D'ailleurs, les la-
vages et les enduits à la chaux sont sans effet sur lui. Le termite
est très commun dans l'intérieur et au sud de l'Afrique. On le
rencontre dans le midi et l'ouest de la France.
Un petit crustacé, de 4 millimètres de long, le Limnoria tcre-
brans. est plus dangereux que le taret qui, lui, n'attaque les bois
que dans l'eau, en ce qu'il les attaque non seulement dans l'eau
claire ou trouble, mais même dans les remblais humides. Toutes
les essences de bois sont la proie de ce petit crustacé. Seul VEuca-
lyptiis rostrata échappe à ses attaques.
410 REVUE DES DEUX MONDES.
A côté des détériorations qui sont la conséquence du temps,
de la vétusté, de Faction des insectes et des champignons, il en
est d'autres qui sont le fait d'animaux et qui se produisent dans
dés conditions souvent bizarres.
A l'exposition d'électricité, à Paris, en 4881, on pouvait voir,
dans la section norvégienne, des poteaux en bois percés, près de
leur sommet, d'un trou les traversant de part en part. Ces trous
sont l'œuvre d'un oiseau, le pic noir et vert, qui se nourrit d'in-
sectes vivant sous l'écorce des arbres en décomposition. La
vibration des fils fait sans doute supposer à l'oiseau qu'elle est
duo à la présence des insectes. Il attaque le poteau de son bec
puissant et finit par le percer de trous qui ont jusqu'à 7 centi-
mètres de diamètre. Ce fait se produit fréquemment en Norvège,
sur les lignes voisines des bois où habite cet oiseau.
Dans le même pays, et probablement pour la même cause,
les ours renversent souvent les poteaux. Très friands de miel,
attribuant probablement au bourdonnement des abeilles le bruit
produit par la vibration des fils, il arrive fréquemment qu'ils
afTouillent la base des poteaux et finissent par les faire tom-
ber.
Si les ennemis animaux et végétaux des lignes télégraphiques
sont nombreux dans les climats tempérés, que dira-t-on des diffi-
cultés de toutes sortes que rencontrent les téb'graphistes des con-
trées tropicales ?
Au Brésil, les poteaux sont rarement plantés, comme en Eu-
rope, le long des routes, d'abord parce qu'il y en a peu, ensuite
à cause des caravanes de lourds chariots que des bêtes de somme,
sans conducteurs, traînent sur les chemins. Les poteaux seraient
vite renversés par elles. Le plus souvent, les lignes ont été lancées
en pleine forêt vierge, à travers des taillis et des broussailles
presque impraticables, au-dessus de marais étendus et de larges
fleuves à grandes crues.
Les conditions météorologiques sont une première cause de dé-
térioration. L'air, très chargé d'humidité pendant une partie de
l'année, favorise la pourriture des poteaux de bois, l'oxydation
des fils et la déperdition de l'électricité. Puis viennent des séche-
resses qui durent souvent pendant de longs mois : les poteaux se
fendent, et les champignons se développent dans les fentes pro-
duites. L'abaissement de température, qui se produit subitement
après le coucher du soleil, fait souvent rompre les fils et éclater
LA SUPPRESSION DES DISTANCES. 4H
les isolateurs. Les orages, très fréquens au Brésil, occasionnent
de nombreux accidens.
Le développement extraordinaire des végétaux rend l'entretien
des lignes très pénible. Les lianes enlacent les poteaux et les
fils. Mais c'est surtout le règne animal qui fournit le plus grand
nombre d'ennemis du téhîgraphe. Ce sont d'abord les animaux
fouisseurs qui minent les poteaux à leur base et les font tomber;
une martre, l'hyrare [Galera bavbara), le surilho [MepJiistis suf-
focans), qui habitent surtout les forêis vierges; dans les espaces
découverts, les pampas, un animal ressemblant au lapin, mais
plus grand, le hiracha [La//ostomos- t?nchodactî/lus), qui se creuse
des terriers, à nombreuses galeries, sur une élendue de 0 à
8 mètres; dans la forêt, les tatous ou armadilles,et parmi eux l'ar-
madille ^éaTïi[Dasypnsgigas), qui atteint la taille d'un grand porc ;
enfin, de nombreuses espèces de singes qui grimpent aux po-
teaux, se suspendent aux fils, les emmêlent ou les cassent.
L'action des oiseaux est différente. Un grand nombre d'entre
eux affectionnent le sommet des poteaux pour y construire leurs
nids, faits d'argile, d'herbes et de plumes, qui englobent souvent
les isolateurs et les fils et établissent des dérivations, surtout
lorsque le temps est humide.
Un oiseau nommé hobereau {Fwiariiis rit fus), répandu dans
presque tout le Brésil, a la spécialité de ces constructions gênantes.
Son nid a la forme d'un pot ou d'un four; il est très artistement
construit en terre glaise, il est long de 20 à 22 centimètres, haut
de 15 à 18, profond de 10 à 12; l'oiseau lui-même a 19 centi-
mètres de longueur. Les hobereaux, le mâle et la femelle, con-
struisent un nid en trois ou quatre jours, surtout en août et en
septembre, au moment de la couvée. A peine une ligne est-elle
nettoyée, qu'elle est de nouveau couverte de nids.
Les énormes vols d'oiseaux qui circulent après le coucher et
avant le lever du soleil se heurtent contre les lignes et les rom-
pent. Les perroquets s'attaquent surtout aux fils de ligature.
Pour être plus petits, les insectes n'en sont pas moins à re-
douter pour les lignes. Les isolateurs servent, à la plupart J'outre
eux, pour rédification de leurs nids. Plusieurs espèces de guêpes
les construisent à l'intérieur et à l'extérieur. Les abeilles tapis-
sières les composent de cellules faites de brins de feuilles, les
abeilles maçonnes les construisent avec un feutrage de poils de
plante, qui englobe souvent l'isolateur tout entier. Les nids do
412 REVUE DES DEUX MONDES.
la Polybia liliacea ont quelquefois jusqu'à l'",50 de long et 60 cen-
timètres de large.
Passons à l'armée des fourmis. Les termites, ou fourmis
blanches, élèvent sur le sol d'énormes nids, en forme de meules
à foin, qui ont souvent jusqu'à 5 mètres de hauteur et 15 à
18 mètres de surface à la base.
Ces nids sont en terre glaise, et ils sont souvent réunis en
grand nombre les uns à côté des autres. Lorsqu'un de ces villages
s'établit au voisinage d'un poteau télégraphique, le pauvre po-
teau est vite englobé dans les constructions des termites, qui l'at-
taquent et le transpercent, quelle que soit la dureté du bois. Ces
nids sont si durs, qu'ils résistent à la pioche et à la hache. On
n'arrive à protéger les bois et les cultures contre la fourmi
blanche que par des arrosages à l'aide d'une dissolution d'hydro-
carbure nommée formigera, qui en détruit un très grand nombre,
sans nuire à la végétation.
Au tour des araignées maintenant. L'une d'elles, grosse araignée
dont le dos est couvert de taches rouges et d'une croix noire, vit
en sociétés nombreuses qui construisent des nids à 60 centimètres
les uns des autres. Ces nids sont réunis entre eux; ils englobent
fils, poteaux, buissons, d'un tissu très résistant, qui donne lieu à
des dérivations lorsqu'il est imprégné de pluie ou de rosée.
Si l'on songe que, par suite du manque de voies de commu-
nication, le transport du matériel est très difficile; que le per-
sonnel ne peut se déplacer facilement et que, déplus, il est exposé
aux influences débilitantes et énervantes d'un climat tour à tour
sec ou humide avec excès, on voit combien sont grandes les diffi-
cultés que rencontrent, dans de telles contrées, la construction et
l'entretien des lignes télégraphiques.
Trop heureux les télégraphistes d'Europe, s'ils connaissaient
leur bonheur !
V
Le câble sous-marin est un organe multiple qui comprend
deux parties principales. L'une, essentielle à la transmission, a
reçu le nom caractéristique à'dme. C'est elle qui est le dépositaire
de la pensée en mouvement. Le reste, le corps, ou l'armature,
n'est que l'enveloppe destinée à protéger l'âme.
L'âme est formée d'un ou de plusieurs fils de cuivre de la
LA SUPPRESSION DES DISTANCES. 413
pureté la plus grande, qu'entoure une gaine isolante. Cette gaine
doit présenter le double avantage de ne pas être perméable à
l'électricité et d'être inattaquable par les élémens qui peuvent
l'atteindre, tels que l'eau de mer. La gutta-percha est à peu près
le seul corps qui remplisse, à un haut degré, les conditions re-
quises, et c'est, pour les fabricans de câbles sous-marins, une
préoccupation qui, en ces derniers temps, est arrivée à l'état
aigu, de savoir que les principales sources de production de la
gutta-percha seront bientôt taries.
La gutta-percha a un ennemi des plus redoutables. C'est un
petit animal marin, le taret, qui s'en nourrit, et qui finirait par
mettre le conducteur de cuivre en contact avec l'eau de mer et par
y pratiquer, en quelque sorte, une fuite, sans la protection exté-
rieure dont il va être question. L'âme et son isolant sont garnis
d'une couche de chanvre formant un épais matelas, sur lequel on
enroule, en spirale, une série de fils d'acier, à grande résistance
mécanique, serrés les uns contre les autres. Le tout est entouré
de toile goudronnée. On forme ainsi un ensemble continu, souple
et résistant à la fois, dont l'âme est calculée d'après la distance à
franchir, et l'armature d'après les conditions de la pose et la na-
ture des fonds sur lesquels elle doit se développer dans son par-
cours au sein des océans.
Aux abords des côtes, là où la profondeur est faible, les câbles
sont exposés à de nombreux accidens. Les engins de pêche, la
quille des navires ou leurs ancres, les menacent sans cesse. Dans
les mers froides où, au printemps, descendent, vers le sud,
d'énormes masses de glace, il n'est pas rare que ces icebergs, dont
la base descend dans les couches inférieures de l'eau, heurtent les
câbles sous-marins. Le fait se produit souvent au voisinage du
banc de Terre-Neuve.
Pour ces raisons, l'armature doit être très puissante, formée
de gros fils d'acier présentant le maximum de résistance, tandis
que, dans les grands fonds, où les causes d'usure sont plus rares,
elle peut être calculée d'une façon moins rigoureuse.
C'est même une nécessité, dans les profondeurs considérables,
d'avoir des câbles réunissant, à la fois, les qualités de résistance
indispensables et le maximum de légèreté, car, le câble devant
supporter son propre poids, un excès de lourdeur l'exposerait à
se briser lui-même.
La fabrication et la pose des câbles sous-marins sont des opé-
414 REVUE DES DEUX MONDES.
rations extrômement délicMes. Le moindre défaut peut rendre
infructueuses des dépenses de plusieurs millions, dont on jxnif
dire qu'elles sont véritablement suspendues à un fil. Il n'est donc
pas de précaution minutieuse (ju on ne prenne au cours de la
fabrication et de la pose.
La pose est, en particulier, un travail d'une nature exception-
nelle qui exige un matériel très compliqué. Elle entraîne l'appli-
cation simultanée de la science de l'électricien et de connais-
sances nautiques approfondies. Elle doit être précédée d'une
campagne de sondage destinée à dresser la carte de la région sous-
marine dans laquelle le cable doit se dérouler, et à donner une
idée, aussi exacte que possible, des reliefs et des dépressions que
présente le fond de la mer.
L'amirauté anglaise a. depuis longtemps, fait exécuter des
mesures de sondage, en vue, surtout, de la pose des câbles dont
elle a eu, depuis l'origine, le monopole presque absolu. C'est par
ses travaux qu'on a pu être renseigné, d'une façon assez précise,
sur la variation des fonds qui s'étendent entre l'Angleterre et
l'Amérique, dans la partie où repose un faisceau de douze câbles
diilérens réunissant l'Europe au Nouveau-Monde.
Si l'Océan pouvait être dessécbé eu cette partie, on verrait un
sol uni, à pentes douces, pendant 3(i0 kilomètres environ; puis,
un ])lateau, uniforme sur l 000 kilomètres, k une profondeur de
4 à îiOOO mètres, formant une cavité, dans laquelle il serait pos-
sible de loger le Mont-Blanc; puis, vers les rivages américains,
une déclivité, en sens inverse de la première, sur près de 000 ki-
lomètres. Une voiture pourrait, sans efforts ni obstacles parti-
culiers, franchir cette distance.
Dans les parties où ils reposent sur les fonds, les câbles trou-
vent ordinairement un sol vaseux, formé d'une boue très onc-
tueuse, dont des détritus coquilliors microscopiques constituent
la substance. Cette vase est un abri excellent pour les câbles, qui
s'y enlizent et y sont à l'abri de toute cause de détérioration.
Il n'en est pas de môme ailleurs, en pleine mer, où les câbles
ont de nombreux et terribles adversaires dans les animaux marins,
baleines, requins, espadons, etc., qui les heurtent, les mordent et
souvent arrivent à les détruire. On a cité le cas d'une baleine qui,
dans le golfe Persique, se prit dans la boucle d'un câble, s'y en-
roula en s'y débattant et, prisonnière, finit par être dévorée par
d'autres animaux.
LA SUPPHESSION DES DISTANCES. ' 415
La pose des câbles est faite par des navires aménagés en vue
de ce travail, de façon à pouvoir emporter, sinon la totalité du
câble, du moins la plus grande partie. Le bâtiment porte, en son
milieu, de très grandes cuves en fer, dans lesquelles le câble est
enroulé sur lui-même, en couches successives. Il sort de ces cuves
pour passer sur des appareils qui le dirigent jusqu'au point d'im-
mersion et qui indiquent, à chaque instant, la tension à laquelle
il est soumis. Le navire avance ainsi surr sa route, en laissant
couler derrière lui le câble, jusqu'au moment où il a épuisé la
longueur de la section qu'il a emportée. A ce moment, l'extré-
mité du câble est attachée à une bouée flottante, d'où l'on re-
partira pour faire, de la même façon, la pose de la section sui-
vante.
La réunion du bout de câble fixé à la bouée avec le commen-
cement de la section suivante est une opération difficile et minu-
tieuse, dont le succès est capital pour le bon fonctionnement futur
de la ligne. Cette réunion est faite par ce qu'en terme du métier
on appelle une épissure. Elle comporte, d'abord, la réunion intime
des âmes du câble qui doivent former un conducteur continu
entre les deux points d'atterrissement, puis la juxtaposition
successive des divers élémens de protection de l'âme. Pour avoir
une idée des précautions que nécessite ce travail, il faut dire que
la moindre trace de sueur, sur la main de l'ouvrier soudeur qui
l'exécute, peut en compromettre le succès, en empêchant le con-
tact intime des parties à réunir. Il faut que le soudeur, après s'être
lavé les mains, les trempe dans un bain de naphte pour avoir les
doigts absolument secs et que, cela fait, il n'ait à toucher aucun
autre objet, pendant tout le cours de l'opération.
Pour faire fonctionner le câble, lorsqu'il est tout à fait installé,
on emploie, pour la transmission des signaux, le système, bien
connu, de l'Américain Morse, dont le principe, modifié et très
perfectionné depuis, est appliqué sur tous les réseaux.
Primitivement , les ondes électriques consécutives de la
transmission venaient agir par un système magnétique sur un
petit miroir. Ce miroir oscillait à droite ou à gauche, suivant
que le courant, émis par la station, était positif ou négatif, et
correspondait aux émissions longues et brèves de l'appareil
Morse.
Dans les réseaux où il fonctionne encore, le miroir oscillant
reçoit un rayon lumineux qu'il réfléchit sur un écran, et ce sont
416 REVUE DES DEUX MONDES.
les variations amplifiées de l'image qu'il produit, qui forment les
lettres et les mots.
Ce système est très fatigant pour les opérateurs, dont il exige,
en pleine obscurité, une attention soutenue. En outre, il ne laisse
aucune trace des signaux transmis. Aussi lui a-t-on substitué un
procédé différent, dans lequel les oscillations sont communiquées
à un stylet léger, formé d'un tube très fin rempli d'encre très
fluide, qui laisse les traces de son mouvement à droite ou à gauche
sur une bande de papier. C'est le syphon recorder de Sir W.
Thompson (Lord Kelvin).
Les Compagnies télégraphiques sous-marines étudient, en ce
moment même, un système nouveau qui permettrait la transmis-
sion directe des caractères imprimés. Ce système, dont l'inven-
teur est M. Ader, nous fournirait des dépêches transatlantiques
semblables à celles que transmettent aujourd'hui les grandes ar-
tères télégraphiques terrestres.
VI
Si la télégraphie électrique a été à son point de départ une
invention française, celle de Chappe, et si les noms d'Arago, Am-
père, Becquerel, Pouillet sont associés à ses origines; si la télé-
phonie a eu pour précurseur, sinon pour inventeur, un ingénieur
français, Charles Bourseul; il faut reconnaître que la télégraphie
sous-marine est une invention et a été, jusqu'à ce jour, une in-
dustrie presque exclusivement anglaise. Le gouvernement anglais
l'a soutenue, développée et subventionnée, avec un soin jaloux,
qui mérite d'être imité.
On verra plus loin que la presque totalité des lignes exis-
tantes appartient à des sociétés anglaises, et il n'est pas sans in-
térêt, malgré l'aridité de cette nomenclature, de donner le nom
des sociétés, l'indication des lignes qu'elles exploitent et l'impor-
tance des capitaux qui sont engagés dans ces entreprises. *
Ces Compagnies se divisent en trois groupes principaux : le
groupe de l'Amérique du Nord ; le groupe de l'Amérique du
Sud; le groupe d'Orient et d'Extrême-Orient.
Le premier comprend les Compagnies suivantes :
Anglo- American Telegraph, qui possède l'un des câbles atter-
rissant à Brest, et trois autres câbles entre i'Europe et l'Amérique.
Longueur du réseau, 15 200 kilomètres.
LA SUPPRESSION DES DISTANCES.
417
Direct United States Télégraphe un câble transatlantique.
Commercial Cable C'^. Entreprise amëricaine. Trois câbles
entre l'Irlande et l'Amérique, 12 700 kilomètres.
Le deuxième groupe est formé par :
Brazilian Submarijie Telegraph. Deux lignes entre l'Europe et
le Brésil, 13 800 kilomètres.
Western and Brazilian Telegraph. Côte atlantique de l'Améri-
que du sud, de Para à Buenos-Ayres, 10 000 kilomètres.
Le troisième groupe est formé de :
VEastern Telegraph 0\ qui possède les câbles de la Méditer-
ranée, de la Mer-Bouge et de la mer des Indes, 47 000 kilomè-
tres.
V Eastern Extension Australia and China Telegraph, qui est le
prolongement, vers l'Extrême-Orient, des lignes de l'Eastern Te-
legraph O, 28 000 kilomètres.
\J Eastern and South African Telegraph, qui prolonge sur les
côtes africaines le réseau de l'Eastern Telegraph O, 12 000 kilo-
mètres.
Ces trois Compagnies ont une exploitation commune; à ces
groupes principaux, il faut ajouter un certain nombre de Com-
pagnies secondaires.
Le tableau ci-après indique les capitaux engagés dans ces di-
verses exploitations anglaises :
Francs.
Europe
Direct Spanish Telegraph
Spanisli National Telegraph
niack Sea Telegraph
Europe and Azores Telegraph
Ajiglo-American Telegraph
Direct United States Telegraph
Commercial Cahle
Halifax and iîerniiides Telegraph. . . .
Cuba Subniarinc Telegraph
West India and Panama Telegraph. . .
Amérique. { Mexioan Telegraph
Central and South American Telegraidi.
West Coast of" American Telegraph. . .
IWa/.ilian Suhmaiine Telegraph
\N cstcrii and Hrazilian Telegraph. . . .
South American Telegraph
Pacific Telegraph
TOMR CXLVIII. — 1898.
4oonooo
10 000 000
2000000
:;oooooo
173000000
32000000
50000000
42:;oooo
;i;i000(»0
34000000
lOoOOOOO
.toooonoo
1 1 iiOOOOO
.liiOOOOOO
47000000
20000000
."iOOOOOOO
418 ' REVUE DES DEUX MONDES.
Francs.
West African Telegraph 17500000
African Direct Telegraph 13500000
Eastern and South African Telegraph. . . 34000000
Afrique. . { Eastern Telegraph ^ 152000000
Eastern Extension Australia and China. . H 500000
Indo European Telegraph 78000000
Ces diverses Compagnies sont donc propriétaires de 230 000 ki-
lomètres de câbles sous-marins, et d'un capital de 838750 000 fr.
Malgré une situation des plus prospères, elles reçoivent encore du
Gouvernement anglais des subventions dont l'ensemble atteint
près de 6 millions de francs. L'intérêt de la flotte britannique
est en cause, et la sûreté de ses communications navales crée,
à juste titre, pour le Gouvernement de la Reine, un souci égal
à celui que comporte l'armement même de sa Ûotte.
Si l'on jette un coup d'œil sur le réseau télégraphique sous-
marin du globe, on est frappé par la place infime qu'occupent
les câbles français et même ceux des autres nations dans l'enche-
vêtrement immense du réseau anglais.
Dans la Méditerranée, sont immergés les cAbles français reliant
Marseille à Oran, Alger et Tunis. A travers l'Atlantique, un seul
câble français, entre la France et les États-Unis, existe aujour-
d'hui. Un autre câble, reliant l'Amérique du Sud aux Antilles,
appartient également à la France. Et c'est tout!
Dans la mer du Nord, se trouvent quelques câbles qui se diri-
gent vers le Danemark; ils sont prolongés par des lignes terres-
tres, qui traversent la Russie et toute la Sibérie, et vont rejoin-
dre, à Wladivostock, d'autres câbles qui descendent jusqu'à
Hong-Kong. Tous" ces câbles appartiennent à la grande Com-
pagnie danoise et russe des télégraphes du Nord, compagnie à
laquelle s'intéresse particulièrement la famille impériale russe
qui y a engagé des capitaux importans.
Qu'est tout «elaà côté de l'immense développement des lignes
anglaises ? Elles s'étendent partout et enserrent le monde entier
dans une véritable toile d'araignée.
Du côté de l'Amérique, un faisceau de dix câbles transatlan-
tiques relie l'Angleterre à Terre-Neuve et au Canada.
Plus bas, vers le sud, trois autres lignes anglaises rattachent
le Brésil au Portugal ou à l'Espagne, et, par leurs prolongemens,
à Londres ; d'autres lignes anglaises s'étendent le long de la côte
LA SUPPRESSION DES DISTANCES. 419
du Pacifique, dans l'Amérique centrale et dans toutes les Antilles,
et complètent ce premier réseau.
Du côté de l'Orient, les lignes anglaises partant de Londres,
tournent l'Espagne par Gibraltar, touchent à Malte, traversent
la Mer-Rouge et arrivent à Aden, où elles bifurquent : d'abord,
par un faisceau de trois câbles qui se dirigent sur l'Inde et se
prolongent par d'autres lignes jusqu'à la Chine, d'une part;
jusqu'à l'Australie et la Nouvelle-Zélande, d'autre part; ensuite,
par une ligne qui descend d'Aden à Zanzibar, et longe la côte
orientale d'Afrique, jusqu'au Cap.
Ce réseau oriental est doublé par des lignes mi-sous-marines,
mi-terrestres, qui, partant également de Londres, traversent l'Eu-
rope et vont aborder l'Inde par le Golfe Persique.
Du côté de la côte occidentale d'Afrique, les lignes anglaises
descendent d'abord jusqu'à Balhurst, au-dessous du Sénégal,
puis, de là, festonnent le long de la côte jusqu'au Cap. Observez
la façon dont ce réseau est constitué. Quelques-unes de ces lignes
touchent à des territoires français : Konakry, sur les Rivières du
Sud, Grand-Bassam, Kotonou, sur la côte du Dahomey, et Libre-
ville, sur la côte du Gabon, et reçoivent des subventions du gou-
vernement français. Or, les stations de passage sur lesquelles
viennent converger tous ces câbles sont Accra, Sierra-Leone et
Bathurst, toutes en territoires anglais. On voit sous quel régime
ces stations anglaises peuvent être placées en temps de guerre!
Le développement de cet immense réseau de lignes sous-ma-
rines qui embrasse le monde entier, dépasse, comme nous
l'avons vu plus haut, 250 000 kilomètres. Il a été construit et
posé en trente ans à peine, et chaque année ce réseau s'agrandit
encore. Depuis deux ans, il sest augmenté de 25 000 kilomètres;
depuis cinq ans, de plus de 50 000 kilomètres. Dans trente nou-
velles années, il atteindra peut-être oOOOOO kilomètres.
La création d'un réseau aussi étendu est bien duc à l'initiative
de puissantes Compagnies, mais elle doit surtout être attribuée à
la clairvoyante protection du gouvernement anglais.
Dès que la possibilité de correspondre à de grandes distances,
au moyen de câbles sous-marins, a été démontrée pratiquement,
le Gouvernement britannique a compris, en efîet, l'incontcstiible
prépondérance commerciale et politique que pouvait lui assurer
la création d'un réseau téb'graphique qui resterait sous sa dépen-
dance. Il a favorisé de toutes ses forces la constitution de grandes
420 REVUE DES DEUX MONDES.
Compagnies, en les aidant fréquemment par de puissans concours
financiers, et en les patronnant énergiquement auprès de tous les
gouvernemens étrangers.
Dans une très intéressante conférence qu'il a faite à l'Union
coloniale française, M. J. Depelley, dont la compétence en ma-
tière d'exploitation de télégraphie sous-marine est hors de pair, a
démontré jusqu'à quel point le concours de l'Amirauté anglaise
est assuré à ces entreprises. La plupart des tracés de cables sont
étudiés à l'avance par la marine de guerre. Si l'on se reporte aux
cartes marines anglaises, on retrouve facilement dans l'Atlantique
les lignes de sondages relevées d'avance autour des Açores et des
Bermudes, et indiquant la route que suivront les nouveaux
câbles destinés à faire de ces points des centres d informations
maritimes.
Les Compagnies télégraphiques anglaises, qui ont aujourd'hui,
comme on l'a vu, un capital de plus de 800 000 millions de francs,
réalisent une recette annuelle supérieure à 110 millions de francs,
recette qui est une sorte d'impôt prélevé annuellement sur tous
les pays qui font usage du télégraphe.
On voit donc que le Gouvernement anglais et les Compagnies
de télégraphes ont montré, dans rétablissement de leurs réseaux
sous-marins, un sens pratique, une prévoyance et un esprit poli-
tique qu'il faut avoir le courage d'admirer ; mais on ne doit pas
oublier que leur initiative place les autres puissances colo-
niales et, en particulier la France, dans une situation déjà grave
en temps de paix et qui pourrait être fatale pour notre marine si
les circonstances provoquaient une guerre entre les deux pays.
Si improbable, — si peu désirable surtout, quoi qu'en pense
M. Chamberlain, — que puisse être un pareil événement, on peut
envisager les conséquences qu'aurait, pour un adversaire de la
Grande-Bretagne, l'empire qu'elle a conquis sur les mers. Cette
prépondérance s'exerce non seulement par l'occupation des
points stratégiques comme Gibraltar, Malte, l'Egypte, Aden, Sin-
gapore, mais aussi et surtout par la possibilité qu'aurait l'Angle-
terre de couper instantanément les communications de l'Europe
avec toutes les parties du monde, en conservant les siennes. Toutes
les nations de l'Europe sont ses tributaires et sont obligées, sauf
de rares exceptions, de lui confier la transmission de leurs télé-
grammes. Dans une circonstance critique, il ne faudrait guère
compter sur l'éclectisme qui lui a été reproché lorsque, dans des
LA SUPPRESSION DES DISTANCES. 421
expéditions coloniales, ses propres troupes ont trouvé devant elles
des ennemis munis, par les soins de négocians anglais, d'armes
de fabrication anglaise ! Aussi le Gouvernement de la Reine a-t-il
pris soin de faire insérer, dans les cahiers des charges, cette
quadruple condition :
Que les compagnies de câbles ne devront pas avoir d'employés
étrangers ;
Que les fils ne passeront dans aucun bureau étranger et ne
pourront être sous le contrôle d'un gouvernement étranger;
Que les dépêches du gouvernement anglais auront la priorité
sur toutes autres ;
Qu'en cas de guerre, le gouvernement pourra occuper toutes
les stations du territoire anglais ou sous la protection de l'Angle-
terre, et se servir du câble au moyen de ses propres agens.
Maintenant qu'il est bien établi qu'aucune dépêche partie d'un
point quelconque du globe ne peut atteindre l'Europe qu'à travers
le réseau des câbles anglais, imaginons, ce qu'à Dieu ne plaise,
comme l'a indiqué M. Henry Bousquet, dans un remarquable
ouvrage (1), que la guerre éclate entre les deux grandes puissances
maritimes du monde, l'Angleterre et la France.
Nous n'examinons pas ce qui peut arriver dans la Manche et
la Méditerranée. Nous admettons que nos deux escadres y tiennent
tête à l'énorme développement des forces anglaises et que les
travaux de défense dont ces côtes sont hérissées suffisent à écarter
l'ennemi et à le tenir au large. Mais la France n'est pas seulement
une puissance continentale. Elle possède un empire colonial, et
c'est pour le protéger qu'elle entretient, dans l'Atlantique, dans
le Pacifique et dans l'Océan Indien, des divisions navales. Que
deviendront ces colonies ?Que deviendront ces navires ?
La déclaration d'hostilités a été faite; il importe que notre
gouverneur général de l'Indo-Chine et le chef de nos forces na-
vales en Extrême-Orient en soient informés aussitôt. La nouvelle
est donc télégraphiée. Mais prenez donc la carte des communi-
cations sous-marines, vous y verre/ que le câble anglais touche
à Aden, terre anglaise; à lîombay, terre anglaise; à Madras et à
Singapore.qui sont bien, si nous ne nous trompons, des terres an-
glaises. Les télégrammes sont arrêt(''S et voilà donc nos navires sans
nouvelles, sans instructions précises, séparés de la mère patrie
(1) 1.(1 Question des câbles soiis-marins en France, par Henry Uousquot.
422 REVUE DES DEUX MONDES.
par des milliers de lieues, abandonnés à leurs propres forces. Qu'on
songe maintenant à la puissance de l'ennemi contre lequel ils
doivent lutter. L'escadre anglaise en Extrême-Orient est près de
cinq fois supérieure à la nôtre : elle peut, de plus, appeler à son
secours les divisions du Pacifique et d'Australie, et jeter, en
quelques semaines, sur notre Indo-Chine, une partie de l'armée
des Indes. Tandis que les dépêches de notre gouvernement s'ar-
rêtent en route ou arrivent trop tard, l'Amirauté a toute liberté
de donner les ordres nécessaires. Il y a là, assurément, un danger
sérieux et de nature à rendre singulièrement inégales les chances
de la lutte.
De plus, ces stations créées partout, peuplées d'agens anglais,
constituent un moyen d'influence précieux. Combien plus précieux
encore dans des circonstances telles que les incidcns siamois ou
marocains, qu'on a encore présens à la mémoire, et où des rup-
tures de câbles opportunes ou des encombremens miraculeux
aboutissaient toujours à ce résultat, que la diplomatie anglaise
était la première ou la seule informée de choses que d'autres na-
tions auraient eu un égal intérêt à connaître !
Tout récemment encore, au moment oii la flotte américaine
cherchait à détruire les escadres espagnoles, on a pu voir le rôle
important que joue la possession du càblc télégraphique dans la
transmission des nouvelles.
VII
Depuis quelques années, une agitation s'est produite dans
l'opinion en France. Une compagnie puissante a été créée avec
l'appui des pouvoirs publics. Une importante société de construc-
tions électriques, la Société industrielle des téléphones, a créé à
Calais une usine de fabrication de câbles sous-marins; elle a ainsi
pu entreprendre la pose et l'exploitation des lignes nouvelles qui
relient entre eux le Brésil, les petites Antilles, Haïti et la Havane.
Le gouvernement de la République, pénétré de l'infériorité de
notre situation, a fait, dernièrement, voter par les Chambres de
fortes subventions pour faciliter la jonction des deux Amériques
au moyen d'un câble français, et surtout pour créer un nouveau
câble transatlantique. Ce câble sera le seul qui reliera directement
l'Europe continentale aux États-Unis. Sa valeur atteint 20 millions
de francs ; il a été construit dans les usines de Bezons et de Calais,
LA SUPPRESSION DES DISTANCES. 423
SOUS la direction de M. Léauté, administrateur de la Compagnie
et membre de l'Institut. Il est actuellement eu voie de pose avec
un personnel entièrement français et dirigé par M. Paul Wallers-
teiu, également administrateur de la Société industrielle des té-
léphones. Un ingénieur, délégué par le gouvernement français,
M. Ferdinand de Nerville, est chargé d'accompagner et de con-
trôler l'expédition. Il importe de signaler aux futurs historiens
de nos communications sous-marines les hommes qui ont atta-
ché leurs noms à la première entreprise sérieuse que la France
ait tentée pour organiser son faisceau de communications inter-
océaniques.
Ce n'est encore làqu'un début relativement modeste, il est vrai,
mais qui doit, avant une année, arracher au monopole télégra-
phique de nos voisins d'outre-Manche nos colonies d'Amérique.
Du côté de l'Orient, de l'Extrême-Orient et de l'Afrique du Sud,
la situation reste la même, et il faudra un eiFort sérieux pour ob-
tenir, de ces divers côtés, l'indépendance qui nous fait défaut.
Un tel programme n'est pas impossible à réaliser.
De bons navires ne suffisent pas à constituer une Hotte de
défense, il faut encore avoir le moyen de communiquer avec eux.
Môme au point de vue financier, rien ne devrait entraver le pro-
gramme du gouvernement français. L'analyse de la situation
des principales colonies anglaises montre que les afTaires de câbles
sous-marins sont de bonnes affaires. On a vu plus haut que le
capital engagé dans les sociétés télégraphiques anglaises, qui est
de 838 730 000 francs, donne un rendement annuel de flO mil-
lions de francs.
Lïntérêt général est, en l'espèce, d'accord avec l'intérêt pa-
triotique. Cette considération doit donner confiance à tous ceux
qui ont le souci de la sécurité, de la grandeur et de l'honneur de
notre pays.
Lazare Weiller.
PAYSANS ET OUVRIERS
DEPUIS SEPT SIÈCLES
IV (1)
LES FRAIS DE NOURRITURE AUX TEMPS MODERNES
I
« Vers l'an 1750, dit Voltaire, la nation rassasiée de vers, de
tragédies, de comédies, d'opéras, de romans, d'histoires roma-
nesques, de réflexions morales plus romanesques encore et de
disputes théologiques sur la grâce et sur les convulsions, se mit
enfin à raisonner sur les blés. » Elle avait là belle matière à rai-
sonnemens. Et d'abord, se demandait-on, la France produit-elle
assez de blé? — Elle en produit trop, répondaient les agriculteurs,
tous libre-échangistes en ce temps-là. La preuve c'est qu'elle n'ar-
rive pas à le vendre ; heureusement elle en exporte une bonne partie
à l'étranger; néanmoins les céréales restent à vil prix. — Au con-
traire, répliquaient les consommateurs, le pays est bien loin de
récolter sa suffisance. La preuve c'est que, malgré la défense lé-
gale de laisser sortir les blés du royaume, on y mange fort peu de
froment et que, même en faisant du pain avec des grains de toute
espèce, souvent on en manque. Et, de fait, la question du pain
fut, durant les deux derniers siècles, l'un des soucis constans du
gouvernement. La correspondance administrative est pleine de
(1) Voyez la Revue des 1" et 13 octobre 1896 et 13 juin 1898.
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 425
notes, de rapports, de craintes exprimées et de calculs multipliés,
pour savoir comment la population mangera l'an prochain, voire
l'année courante. Cependant, par une étrange contradiction, la
France, sous Louis XIII et Louis XIV, était, avec la Pologne, le
principal fournisseur de blé de l'Europe. Elle figurait encore, au
milieu du xvni'' siècle, parmi les pays exportateurs. Sa grande
rivale était alors l'Angleterre — quantum muta ta — qui, au lieu
d'acheter son grain sur le continent comme par le passé, vendait
année moyenne aux étrangers près de G millions d'hectolitres.
Comment le paysan français exportait-il du blé, puisqu'il en
manquait.^ Et comment en manquait-il, puisqu'il se plaignait d'en
être encombré? C'est qu'il souffrait tour à tour des d'iux excès. Il
sort actuellement des millions de sacs de blé de contrées dont les
habitans ont à peine de quoi vivre. Même phénomène dans l'an-
cienne France. « Les chevaux qui labourent l'avoine, disait un
vieux proverbe rural, ne sont pas ceux qui la mangent. » C'eût
été folie au manant de prétendre consommer ce blé si cher et si
noble , qu'au dire d'un contemporain de Louis XV, il n'y avait
pas en Europe plus de 2 millions d'hommes mangeant du pain
blanc. En fait de trafic extérieur, la règle, pour les blés, c'était la
prohibition. On voulait, sous l'ancien régime, les empêcher de
sortir, comme, aujourd'hui, on veut les empêcher d'entrer. Il serait
facile de citer des douzaines de lettres patentes ou ordonnances
royales à cet effet; et quant aux défenses analogues, émanant
des municipalités ou des corps judiciaires, c'est par centaines que
l'on en trouverait; car tout le monde se mêlait de la « police des
blés. » Ces diverses autorités agissaient d'ailleurs en des sens
contraires; c'était l'usage du temps. Il ne faut pas trop s'en
plaindre ; les oppositions réciproques maintenaient pour les sujets
un reste de liberté.
Aussitôt qu'une hausse survenait, chaque province, chaque
localité s'agitait; pendant que les « jurats-gouverneurs » de lîor-
deaux pétitionnent auprès du Roi pour obtenir. « en raison de la
disette de cette ville, » de tirer des blés de Normandie et de Bre-
tagne « où il y a grande abondance, » les Normands pétitionnent
de leur côté pour qu'on ne laisse pas distraire, au profit des
autres régions, la moindre parcelle de leurs récoltes : « Est-il rai-
sonnable, disent leurs députés, que nous arrosions le terroir de
nos voisins pendant que le nôtre est pressé d'une si cuisante soif?»
La licence d'enlever des bb's est-elle donnée à quelque seigueur.
426 REVUE DES DEUX MONDES.
à quelque prélat? Il n'en peut user qu'avec l'appui de la force pu-
blique, sous escorte des sergens, « pour qu'il n'y ait aucun scan-
dale. » Le stock autorisé à sortir est-il de conséquence? Vite une
sédition s'organise. Sur le chapitre du pain, ce peuple, en général
si soumis, n'entend pas raillerie. Il s'en prend à ses magistrats
et s'opposera par l'émeute à ce qu'on enlève « ses blés. » Au con-
traire, le pouvoir supérieur intervient-il pour immobiliser des
grains qui allaient partir, ce sont des transports de joie. La popu-
lace accueille cette décision « chapeau au poing, » avec des vivats
plein la bouche.
La multiplicité même des prohibitions prouve qu'elles
n'étaient guère respectées. Elles comportaient des exceptions fré-
quentes, et la question était entièrement laissée à l'arbitraire admi-
nistratif, animé d'intentions excellentes, mais dont l'intervention
tutélaire agissait souvent à contre-coup et toujours trop tard. On
connaît les plaintes de M"" de Sévigné écrivant de Bourgogne à
sa fille : « Tout crève ici de blé, et je n'ai pas un sol. J'en ai
20 000 boisseaux à vendre ; je crie famine sur un tas de blé. »
Simultanément, en divers lieux, des gens souffraient, et parce que
les denrées étaient trop bon marché, et parce qu'elles étaient trop
chères. Chaque fois que, par inesure générale, l'exportation des
grains était défendue, on était forcé, peu après, de l'autoriser ici
ou là, « attendu que les propriétaires ou fermiers n'en ont pas le
débit sur place. » Par suite des brèches que l'Etat faisait ainsi
lui-même à ses règlemens, on ne saurait dire si le commerce des
blés était permis ou défendu en pratique, puisqu'il était en théorie
l'un et l'autre. Mais quelle spéculation imprudente ce devait êtrel
à la merci de tous les hasards: émotion d'une foule, caprice d'un
fonctionnaire. Le négociant, opérant en vertu de grâces suscep-
tibles de révocations soudaines, sujet à des surtaxes imprévues
ou à des franchises subites, aussi dangereuses que les surtaxes,
risquait toujours, après avoir évité naufrages et corsaires, de
trouver les blés tombés à vil prix quand son navire arrivait au
port.
L'État et les communes se croyaient mieux placés que les par-
ticuliers, pour créer et maintenir des approvisionnemens. Le
premier et les secondes s'acquittaient de cette tâche avec plus ou
moins de sagacité. La réserve de Strasbourg, en 1633, contenait
encore des blés de 1525 et môme de 1439. Singulière chose que
ces grains âgés d'un ou deux siècles; quel raffinement n'avait-il
PAYSANS ET OUVKIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 427
pas fallu apporter à l'art de leur conservation! Il semble que,
grâce à ces précautions, à cette épargne municipale qui atteignait
les trois quarts ou la moitié de la consommation annuelle, les
prix n'auraient dû subir ici que des variations minimes. Le ré-
sultat répondit pourtant assez mal aux efforts du Sénat strasboui-
geois : l'hectolitre passe brusquement, au milieu du xvii'' siècle,
de G à 34 francs, de o à 43 francs et, vers la fin, de 11 à 28 francs
et de 4 à 10 francs.
Si le système des greniers officiels n'a pas eu des conséquences
plus appréciables là où il était porté à une perfection relative, on
peut augurer la faible influence qu'il dut avoir, pratiqué sur une
échelle beaucoup moindre, comme à Rouen, ou par des achats
occasionnels, comme ceux des villes de Nantes ou d Angers, qui
envoyèrent chercher plusieurs fois un renfort de blé jusqu'en
Pologne. Ces provisions lointaines se trouvent souvent, lors de
leur arrivée tardive, embarrasser leurs détenteurs. Les Etats de
Charolais, pour écouler le blé qu'ils avaient fait venir lors d'une
disette (1749), et qui leur est resté, défendent à qui que ce soit de
vendre aucun grain dans tout le comté, jusqu'à épuisement com-
plet du grenier provincial. C'est en général par perquisitions et
réquisitions que les échevins se flattent d'imprimer au commerce
un surcroît d'activité. Une bonne mesure, et bien populaire, con-
siste, lorsqu'on a découvert quelque malin spéculateur qui s'est
muni de grains « pour les revendre à tel prix qu'il voudra ». à le
contraindre manu militari de les céder pour un taux déterminé
Aussi faut-il voir comme le froment se cache.
Pour le punir de s'être caché, on le condamne, lorsque l'abon-
dance est revenue, à demeurer en prison chez « ceux qui ont fait
des amas. » Défense à ces accapareurs « d'amener leurs grains
sur le marché jusqu'à nouvel ordre, avec injonction de rendre
compte de la quantité dont ils sont chargés. » La valeur mar-
chande des céréales a pu toutefois se ressentir de la sollicitude
des municipalités lorsque, pourrétablir l'ordre, elles distribuaient
à un peuple en fureur quel(|ues centaines de quintaux au-des-
sous du cours; ou quand, afin d'assurer la subsistance du pauvre,
elles s'imposaient le sacrifice d'acheter des grains pour les re-
vendre à perte. Lyon importe du blé de Barbarie (^1770) et livre
aux boulangers, pour 34 francs, ce qui lui eu coûte 5i. Le sys-
tème laisse d'ailleurs à dt^sircr : il arrive que. malgré la sur-
veilUncc la mieux combinée, des citoyens indt'licals absorbent
428 • REVUE DES DEUX MONDES.
ces marchandises offertes à vil prix, pour les remettre en circula-
tion avec bénéfice. ,
A Paris, le lieutenant civil faisait chaque semaine, dans son
rapport au Conseil, mention de l'abondance ou de la rareté des
blés. La capitale vivait presque au jour le jour. Une vingtaine
de marchands en gros se chargeaient de l'alimenter au début du
règne de Louis XIV. Un seul disposait de quelques capitaux; les
autres n'avaient pas plus de 40 à 50 000 francs chacun de fonds
de roulement. A eux tous, ils ne tenaient en magasin que
60 000 hectolitres et ne renouvelaient cette provision dans les
campagnes environnantes qu'au fur et à mesure de leurs ventes
aux boulangers parisiens. Aux heures de crise, la peur de manquer
est si grande que le roi fait ouvrir, en 1636, sa propre galerie du
Louvre, à ceux qui apportaient du grain, avec permission de l'y
vendre en toute liberté comme en un marché public et sans être
astreints à aucun loyer pour l'usage de cette princière halle.
Toutes les villes, sous l'ancien régime, taxaient le pain, comme
font aujourd'hui encore nombre de localités, où l'arrêté muni-
cipal ne gêne personne, parce qu'il est d'accord avec les cours. La
commune d'autrefois, qui souvent s'efforçait de réduire arbitraire-
ment le prix au profit du consommateur, se heurtait à des oppo-
sitions incoercibles. Nos pères, dans ce genre, ont tout essayé; ils
ont lutté corps à corps durant des siècles avec tous les prix, mais
surtout avec ce prix du grain dont dépend l'existence des hommes,
sans parvenir à le maîtriser. Nous n'inventerons rien, en fait de
règlemens, qu'ils n'aient avant nous inventé. Nous ne saurions
faire un pas dans cette voie sans marcher dans leurs pas d'hier.
Les boulangers déclaraient-ils, devant les exigences administra-
tives, renoncer à faire du pain? Les récalcitrans étaient traqués,
frappés d'amende. Peine inutile; la taxe officielle demeurait lettre
morte; le public l'éludait en payant secrètement la valeur réelle.
L'autorité s'entêtait parfois : elle faisait procéder « à l'interroga-
toire des pauvres gens pour savoir au vrai combien les marchands
vendent le pain; » plus raisonnable, on la voyait passer des
contrats avec les boulangers auxquels elle-même livrait le grain
à bas prix, à moins qu'elle ne leur allouât une indemnité égale à
la perte que la taxe leur faisait subir.
Il y aurait eu un troisième procédé plus avantageux, mais il
ae paraît pas avoir réussi : c'était de faire du pain avec peu ou
point de farine! L'archevêque d'Arles recommandait au cardinal
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLTÎS-. 429
de Richelieu (1G31) l'un de ses diocésains, inventeur d'un pain
« mangeable, disait-il, par les soldats, les serviteurs de basse fa-
mille, et par toute sorte de gens en temps de nécessité, » contenant
un tiers moins de farine que le pain commun et dont « la matière se
trouve en tous pays. » Il faut se hâter d'acheter son secret, con-
cluait le prélat, « car il pourrait le vendre au roi d'Espagne. »
J'ignore si ce novateur fit en effet marché avec l'étranger, mais
nos compatriotes n'avaient pas besoin de cette découverte pour
manger de mauvais pain. Le journal d'IIérouard conte qu'au Dau-
phin — plus tard Louis XIII — était souvent servi du pain bis,
qu'une fois entre autres, il le jeta << parce qu'il était pourri. »
Circonstance fortuite sur une table royale; mais le pain rassis
devait être d'une consommation courante, puisqu'on beaucoup
de maisons bourgeoises, on ne chauffait le four qu'une fois par
mois. Les montagnards du Dauphiné cuisaient leur pâte en oc-
tobre, pour tout l'hiver; aussi devenait-elle si dure qu'il fallait la
couper à la hache, comme du bois. •
II
Le blé, le pain, sont choses si respectables que l'échevinage
ne s'en occupe jamais trop : le grain arrive-t-il sur le marché, dé-
fense d'ouvrir les sacs avant l'heure fixée ; tout acheteur doit jus-
tifier que ses emplettes ont pour but exclusif sa propre consom-
mation : défense d'acheter pour revendre ni d'absorber plus d'une
quantité déterminée. Toute infraction est punie du fouet,
d amende ou de prison. Au meunier, ordre exprès de rendre tant
de boisseaux de farine pour tant de blé; au boulanger, ordre de
fabriquer ses pains de tel poids, de les faire marquer et poin-
çonner avant de les mettre en vente, et parfois de ne les vendre
qu'en un lieu unique; aux boulangères, injonction de se bien
tenir, « de ne filer ni faire autre acte immonde en débitant leur
pain. » L'année a-t-elle été bonne? Permission du maire « défaire
à volonté des beignets de farine à l'huile, attendu la vileté du
blé. » La récolte est-elle mauvaise? Ordre aux mitrons « de
laisser de côté les brioches et gâteaux, » de renoncer aussi au
<( pain mollet » — pain blanc à croûte dorée — et de ne plus
faire que du pain bis ou noir.
On a maintes fois cité le mot du Duc d'Orléans, qui lit'posa
un jour sur la table du Conseil, devant Louis XV, un^jpain sans
430 REVUE DES DEUX MONDES.
farine, en disant : « Voilà, Sire, de quel pain se nourrissent au-
jourd'hui vos sujets ! » L'année 1739, à laquelle le propos se rap-
porte, n'était cependant pas une année exceptionnelle : la
moyenne de l'hectolitre ne ressort qu'à 14 francs. Mais elle se
compose de prix qui vont, suivant les provinces, de 6 francs jus-
qu'à 28, et les salaires d'alors étaient trois fois moindres que les
nôtres. Non seulement la qualité du pain ne s'améliora pas, de
Henri IV à Louis XVI, pour la masse de la nation, mais il est pro-
bable qu'elle dut être inférieure à ce qu'elle avait été à la fin du
moyen âge. Si l'on compare le gain des ouvriers à la valeur des
céréales, on constate qu'il ne pouvait en être autrement. Le pain
coûtait beaucoup moins en France qu'en Angleterre, d'après
Arthur Young; mais il était beaucoup plus mauvais, d'une nature
tout autre. Pour les pauvres, en temps ordinaire, on ne séparait
que le gros son; on supprimait complètement le blutage en temps
de disette. Ce son formait, avec les « purges du blé, » le triste
-pain aumône par beaucoup d'hospices à leur clientèle néces-
siteuse. En Beauce, patrie du froment, le paysan ne mangeait
que de l'orge et du seigle; en Normandie et en Bretagne, il se
nourrissait de blé noir; partout il avait recours à l'avoine, en
cas de hausse des grains. L'avoine et le son jouaient, sur la table
populaire, un rôle d'échelle mobile contre la disette. Dans le Midi,
la bouillie de millet, — le millet des oiseaux, — formait le fond ,
de l'alimentation modeste. Elle fut remplacée, au xvin« siècle,
par le maïs, pilé dans le « mortier à mil. »
Quand ces grains renchérissaient trop, le « pauvre homme de
labeur » se rejetait, suivant les régions, sur les châtaignes, les
raves, les fèves, les haricots, plus récemment sur les pommes de
terre. Le méteil même, jusqu'à la Révolution, demeura de luxe;
en beaucoup de villages de la région parisienne, on ne mangeait
du pain blanc que le jour de la fôte patronale et, dans certains
districts bretons, l'on ne put établir en l'an III la taxe du blé,
parce que cette céréale n'y avait jamais été cultivée.
Jusqu'à nos jours, les peuples civilisés, quoiqu'ils eussent fait
de belles découvertes, écrit des livres immortels, remué beaucoup
d'idées et atteint, en certains arts, aux dernières limites de la
perfection, n'étaient point parvenus encore à s'assurer de quoi
vivre. Il arrivait périodiquement qu'ouvriers et laboureurs, c'est-
à-dire les quatre cinquièmes de la nation, manquaient de pain.
Chaque récolte insuffisante était comme une de ces batailles où
PAYSANS ET OIVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 431
sont fauchées d'un seul coup des milliers d'existences. On re-
marque, en dépouillant les actes paroissiaux, que les périodes de
mortalité correspondent presque toutes aux époques de cherté du
grain. La mort est l'argument décisif par lequel la population
appuie ses doléances. Lorsque les Etats provinciaux, intendans ou
publicistes déclarent que les paysans « sont contraints de paître
l'herbe; » lorsqu'ils montrent l'habitant d'une région sans ré-
colte, errant, égaré par la douleur, réduit à « ramasser dans les
ruisseaux des boucheries du son mêlé de sang, » on doit craindre
qu'ils n'amplifient; mais les récits des chroniqueurs et les rap-
ports des fonctionnaires sont documentés. Notre temps n'entend
plus ce cri, poussé parfois d'un bout à l'autre du royaume, sur la
détresse d'alimens, sur la faim transformée en passion, puis en
supplice. Le drame du pain, au dénouement funèbre, ne se joue
plus, du moins en France. Il est si oublié qu'il en devient im-
probable. Nos fils auront quelque peine à y croire.
Si l'objet de cette étude ne m'engageait à me renfermer
dans le domaine précis des chiffres, il serait aisé de multiplier
les détails cruels. En dehors des famines bien connues de 1694 et
de 1709, les deux derniers siècles subirent plus de vingt-cinq
années où la pénurie de grain se fit rudement sentir. Exprimés
en monnaie de nos jours, d'après la puissance d'achat de l'argent,
[es prix moijens de l'hectolitre de froment furent de 04 francs en
1G08, de 74 francs en 1024, de 8o francs en 1031, de 70 francs en
1036 et 1637, de o6 francs en 1060, 1661, 1662, de 67 francs en
1710 et 1714, de ()2 francs en 1793. L'abondance exceptionnelle
de certaines récoltes et le bon marché qui en était la consé-
quence ne compensaient nullement les disettes des heures désas-
treuses, ni pour la bourse, ni pour l'estomac du travailleur; et
lorsque ce travailleur était un rural, c'est-à-dire un producteur, ce
bon marché excessif le mettait mal à l'aise.
Les moyennes annuelles se composent en effet de prix si
divers que, dans les temps modernes comme au moyen âge, la
pléthore d'une province coïncidait avec l'indigence d'une autre,
sans qu'elles parvinssent à se porter un mutuel secours. Le blé
vaut, en lliC"), ;{8 francs à Agen et 7 fr. 50 à Strasbourg. En 1(JI2,
il vaut 29 francs à Eille et 7 francs à Gaen. En 1630, il monte jus-
qu'à 41 francs à Tulle et s'abaisse jusqu'à 11 francs à Chiiteauclun;
})rix intrin!i<'qm's,f\\\'\\ faut doubler ou tripler pour avoir leur
valeur actuelle. Sous Louis XIV^ le blé se vendit, en 1670. 31 francs
432 REVUE DES DEUX MONDES.
à Paris et 7 francs à Orléans; en 1686, il descendit au prix déri-
soire de 2 francs à Rouen, tandis qu'il se maintenait à 17 francs
à Uzès, Sous Louis XV, les écarts sont moins grands; la valeur
ne diffère que du triple, d'une ville à l'autre, et plus d'une fois,
durant l'excellent ministère de Fleury, les prix se trouvent
identiques shf tout le territoire. Avec le développement des
routes, sous Louis XVI, la tendance au nivellement s'accentue; la
différence maximum n'est plus que du simple au double. Mais les
prix avaient uniformément haussé, sur tout le territoire, beau-
coup plus que les salaires. Les progrès de la population surpas-
saient les progrès de l'agriculture.
Si une révolution inverse ne s'était effectuée de nos jours, et si
nous n'avions pas, en outre, la ressource de l'importation, non
seulement les Français d'aujourd'hui mangeraient encore du pain
d'avoine, mais cet aliment môme leur ferait défaut, puisque le
nombre des bouches à nourrir s'est, depuis cent ans, accru de près
de moitié à l'intérieur de nos frontières.
En comparant le revenu de l'hectare de terre au prix de l'hec-
tolitre de blé, on constate que, de 1500 à 1600, le blé avait quin-
tuplé, — de i à 20 francs rhectolitre, — tandis que le revenu fon-
cier était seulement deux fois et demie plus fort, — de 8 à 19 fr,
— Comme le prix de la main-d'œuvre était stationnai re, cela si-
gnifiait que la terre était mal cultivée, qu'elle rendait peu, puisque
ses produits haussaient de prix beaucoup plus qu'elle-même. Du
xvii" siècle à la Révolution, le revenu de la terre et la valeur du
blé demeurent à peu près dans le même rapport. Enfin, depuis
cent ans, ce rapport a totalement changé : la rente de la terre a
doublé pendant que le blé ne haussait que d'un quart, mouvement
tout contraire à celui du xvi"^ siècle.
Pour que la terre ait pu se louer ainsi beaucoup plus cher,
quoique les marchandises tirées de son sein n'aient presque pas
enchéri, il a fallu que ces marchandises se fussent multipliées en
quantité, Qi chacun sait en effet quelles améliorations ont été réa-
lisées par l'agronomie contemporaine. Le fait mérite d'autant
mieux d'attirer l'attention que, durant le même laps de temps, les
salaires ruraux ont triplé, et que, par conséquent, les frais de
fabrication du blé auraient augmenté dans une mesure analogue,
sans la découverte des machines à moissonner et à battre. La ré-
colte moyenne de l'hectare ensemencé en froment, que l'on éva-
lue aujourd'hui à 15 hectolitres, ne dépassait pas naguère 8 ou 9
PAYSANS ET OLVKIEHS DEIMIIS SEPT SIÈCLES. 433
sur l'ensemble des surfaces emblavées. Elle avait peu varié du-
rant six cents ans. Un traité de 1290 estime le rendement des
bonnes terres à 87.j litres par hectare, — cinq fois la semence,
qu'il compte à 175 litres seulement, — et conseille de renoncer
à la culture du froment dans les terrains où le rapport n'excède
pas le triple de la semence (il s'en voyait d'aussi médiocres),
parce qu'en ce cas la valeur du grain ne -ouvrait pas les frais de
labour et de moisson. La crise agricole n'est donc pas née d'hier ;
dès la fin du xni" siècle, il y avait des propriétaires qui se plai-
gnaient.
Le salaire du manœuvre contemporain représente 21 litres de
seigle et 12 litres et demi de blé, en adoptant pour ce grain le
prix de 20 francs l'hectolitre, supérieur à la moyenne des der-
nières années. Le journalier de 1789 ne gagnait que o litres 70 de
blé et 7 litres de seigle. Pour l'ensemble des xvn« et xvui® siècles
la journée de travail, évaluée en froment, représente seulement
5 litres 25 de cette céréale. Il est clair que la consommation d'une
denrée aussi coûteuse était interdite au paysan et à l'ouvrier,
puisque sa valeur eût absorbé, dans les familles nombreuses, le
total du salaire.
Cette constatation m'empêche de comparer le prix du pain
actuel à celui des pains anciens, puisque leur nature n'est pas la
même. Depuis le méteil, le conségal, le véronet, — mélanges où
le froment entre pour la moitié, voire pour le quart, — jusqu'à
l'avoine et au blé noir, il y avait de tout, y compris du son, dans
ces pâtes antiques, et ce n'était pas par fantaisie que les pauvres
alors mangeaient des pains aussi « complets. » En lG31,oùle kilo
de froment se vendait 44 centimes, le kilo de pain bis ne valait
que IG centimes, le pain noir, dit de brodde, valait 20 centimes,
le « moyennement blanc, » ou « bourgeois, » 29 centimes, le pain
de Chailbj 30 centimes, et le pain de chapitre i^ centimes. A
côté du pain blanc, qui valait à peu près autant que de nos
jours, sauf dans les années de pénurie ou d'abondance extrême,
figurent nombre de pains « gris, » de pains « bruts, » de pains
« roussets, ))de pains « des pauvres, » « des prisonniers» ou « de
munition,» cotés à moitié ou au tiers du pain de froment, et va-
riant entre 25 et 10 centimes le kilo; soit, en monnaie actuelle, —
d'après la puissance d'achat de l'argent, — de G3 à 25 centimes.
A ces prix, le pain d'alors, si médiocre cependant, exigeait des
consommateurs peu aisés un débours proportionnellement très
TUME CXLVIII. — iS'.'S. "28
434 REVUE DES DEUX MONDES.
supérieur à celui de l'excellent pain qu'ils possèdent aujourd'hui.
L'ouvrier, forcé de réserver à l'achat de cet aliment indispen-
sable uue plus grande part de son budget, avait ainsi moins de
faculté de se nourrir d'autre chose, et la cherté même du pain
obligeait les pauvres gens à en manger davantage.
III
Adam Smith était tout près de regarder comme extraordinaire
ce temps où le prix de la viande s élève assez haut pour qu'il y ait
autant de profit à employer la terre à l'alimentation du bétail qu'à
l'alimentation des hommes; pour qu'il fût, en d'autres termes,
aussi avantageux au cultivateur de faire de l'herbe que du grain.
« Arrivé à ce niveau, ajoutait- il, le prix du bétail ne peut plus
beaucoup hausser. » Cette observation devait être suggérée à l'au-
teur de la Richesse des nations par la plus-value importante des
animaux de boucherie, qui se produisait sous ses yeux dans la
seconde moitié du xvin*' siècle.
Le kilo de bœuf était arrivé, sousLouisXVI,à valoir trois kilos
de froment ; tandis qu'antérieurement, il n'en valait que deux. Ce
rapport nouveau du bétail aux céréales n'était pas sans exemple :
à la fin du xv*' siècle, un poids donné de viande se vendait le triple
du même poids de blé. Mais qui donc, au temps d'Adam Smith,
se souciait des chiffres du xv*" siècle? L'état de la science agri-
cole ne faisait guère prévoir que l'on parviendrait à multiplier le
rendement des vieilles terres, et l'état des moyens de transport
ne permettait pas d'imaginer que bientôt des grains, issus de
terres nouvelles, iraient se promener sur le globe en quête d'ache-
teurs. Ces deux causes ont eu pour résultat d'immobiliser en
Europe la valeur du blé, tandis que celle de la viande augmentait
encore; si bien qu'aujourd'hui, ce n'est plus 2 kilos de froment,
comme sous Louis XV, ni 3 kilos comme au temps de la Révo-
lution, mais bien 7 kilos de froment qu'il faut payer 1 kilo de
bœuf : celui-ci coûte 1 fr. 70, l'autre 24 centimes.
Instruit par l'expérience de l'histoire, je me garderai bien de
tirer, du changement de rapport des prix de la viande avec ceux
du grain, la formule d'une de ces lois, soi-disant « nécessaires, »
à laquelle le train journalier du monde viendrait, demain peut-
être, donner quelque éclatant démenti. Je ne vois, — à cet
écart grandissant, entre les cours des deux denrées, — aucune cause
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 43
O
fatale, ni même durable : rien n'empêche d'augurer que la viande
soit destinée à baisser dans l'avenir, tant par l'accroissement du
bétail élevé sur notre sol que par les importations du dehors. On
sait qu'il n'est venu jusqu'ici de l'étranger qu'une faible quantité
de chair, fraîche ou conservée; certaines matières animales, —
suifs, peaux, laines, etc., — ont seules pénétré en assez grande
abondance pour influencer la cote de nos similaires indigènes. Le
bon marché même de ces produits accessoires, favorable à
plusieurs industries et à divers besoins de l'homme, devait natu-
rellement faire enchérir la portion comestible de l'animal, seule
capable désormais de donner aux bouchers un bénéfice.
Comparée, non plus au blé, dont le prix est presque identique
à ce qu'il était il y a cent ans, mais au coût de la vie en général,
que nous olimons avoir doublé depuis un siècle, la viande a subi
une hausse plus forte que la moyenne des marchandises : de
68 centimes le kilo, qu'elle se vendait sous Louis XVI, elle est
passée à 1 fr. 70; elle est donc deux fois et demie plus chère. Non
qu'elle soit moins abondante sur notre territoire; mais la con-
sommation, favorisée par l'aisance, s'est accrue dans une mesure
plus large encore que les progrès de l'élevage, qui pourtant ont
été considérables.
Que les bestiaux aient été à vil prix au moyen âge, cela tenait
à l'immensité de la lande, de la forêt, au chiffre infime des ha-
bitans. Dès le milieu du xvi'' siècle, pour faire subsister sur une
même surface un bataillon plus serré d'êtres humains, il fallut
changer les conditions d'exploitation. Le guéret dut s'élargir,
tandis que la forêt songea à se défendre, parce que le bois prenait
de la valeur. L'espace abandonné au bétail demeurait bien vaste
pourtant, mais, — fait explicable après tant de pillages et de
ruines, — le bétail, sous Henri IV, manquait. Le paysan pouvait^
grâce au système de la vaine pâture, entretenir des animaux sans
posséder de terre. Mais, n'ayant pas toujours de quoi en acheter,
il les louait, et l'on s'aperçoit qu'il les louait fort cher. Tel « labou-
reur de vignes, » en Seine-et-Oise, prend à bail d'un receveur de
la Cour des Aides à Paris « une vache sous poil brun, » moyen-
nant un loyer annuel de 17 francs (1600). Ces 17 francs étaient
une somme considérable, presque le tiers de la valeur de l'ani-
mal, qui coûtait alors 56 francs en moyenne. Beaucoup de baux
du même genre sont cependant faits à la même date pour le
même chillre; tandis que, quatorze ans plus tard, le loyer avait
436 REVUE DES DEUX MO^DES.
baissé à 8 francs, preuve évidente de la multiplication de l'espèce.
Les locations de bestiaux furent un placement mobilier du moyen
âge, dont le taux, selon qu'il montait ou descendait, était l'indice
de la misère ou de l'aisance des campagnes. Aux temps modernes,
ce genre de transactions tend à disparaître ; on ne le remarque
plus guère que dans le Dauphiné, où les vaches au siècle der-
nier se louaient 6 francs de mai à octobre, ou bien en des pé-
riodes critiques telles que la fin du règne de Louis XIV.
La renaissance agricole qui signale les premières années du
xvn® siècle amena les novateurs à se demander si l'on ne pour-
rait améliorer les vaches indigènes de qualité assez médiocre. On
leur substitua peu à peu, en Normandie, en Poitou et dans les
marais de la Charente, une race importée de Hollande, qui pas-
sai!, suivant une opinion un peu légendaire, pour avoir elle-
même été tirée des Indes; sa grande taille et sa forme élancée lui
avaient valu le nom de flandrine. Les flandrines, au dire de leurs
partisans, donnaient du lait toute l'année; leurs veaux pouvaient
être sevrés au bout de peu de temps et nourris de lait baratté,
tandis que ceux de France ne s'accoutumaient pas à ce régime
et mouraient.
Il semble au premier aspect que le système d'autrefois, — li-
berté à chacun d'envoyer son bétail dans les bois et les jachères,
— directement issu du régime de la communauté partielle des
biens, qui a subsisté jusqu'à nos jours, ait dû, plus que le can-
tonnement moderne, être favorable à la pullulation, sinon à
l'amélioration des sujets. Le contraire pourtant se produisait.
L'abondance du bétail n'était qu'apparente; dès que la population
augmenta, elle manqua de viande. Que penser de l'ordonnance
qui, au temps du cardinal de Fleury, interdit, sous peine de
3 000 livres d'amende, de faire sortir du royaume aucun bétail et
décharge en même temps de tout droit celui qui viendrait de
l'étranger? Une autre décision administrative avait précédem-
ment défendu « de vendre ou tuer des agneaux à partir de 1726. »
Des règlemens de police avaient souvent édicté, au xvn'^ siècle,
les mêmes prohibitions pour les agneaux âgés de moins d'un an
et rappelé les édits de Charles IX et d'Henri 111 qui, « pour faire
régner l'abondance, » prescrivaient, « sous peine du fouet, » de
ne tuer aucun agneau depuis le 1" janvier jusqu'au 31 juillet de
chaque année. Pareille prévoyance était recommandée pour les
veaux, « lesquels, par la friandise de ce temps, voient à peine la
/
PAYSANS ET OUVRIKRS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 437
lumière, » allusion à quelques gourmets qui mangeaient des veaux
de lait engraissés avec des œufs.
Mais ce n'était nullement pour satisfaire le luxe délicat d'une
poignée de gastronomes, que les campagnards se débarrassaient
très souvent de leurs veaux à peine nés ; c'était par suite de la
difficulté de les nourrir, avec des vaches qui, réduites pendant
l'hiver aune alimentation insuffisante, ne donnaient presque pas
de lait. S'il avait fallu servir à la mère, pour rendre sa traite plus
abondante, une ration quotidienne de ce son précieux que les
paysans mettaient dans leur pain, et qui coûtait de iO à 12 francs
les cent kilos, le veau se serait vendu trop cher pour que les bou-
chers eussent pu l'acheter.
Le boucher n'était pas un commerçant, comme celui de nos
villes qui exerce librement sa profession; c'était une sorte de
fonctionnaire. Il prête, en prenant possession de son étal, le ser-
ment solennel « de bien servir la cité et tenir toujours assorti-
ment de viandes saines » au taux légal. Car il va de soi que la
viande est taxée, après des « essais » laborieux, faits par les
maires et échevins pour en établir le rendement. Et non pas la
viande en général, mais chaque morceau en particulier; et si le
boucher prétendait profiter de quelque omission dans l'ordon-
nance municipale pour agira sa guise, la population se plaignait
aussitôt aux consuls, comme elle fait à Nîmes (1631), que « les
langues de bœufs soient vendues huit sous, qui est un prix fort
excessif. «Quoique les choses paraissent ainsi réglées au mieux,
avec de bonnes amendes naturellement prévues vis-à-vis des
contrevenans, les relations demeurent difficiles et orageuses entre
les autorités et le commerce de la « chair. » Ici le conseil com-
munal menace les préposés officiels de faire venir des étrangers,
en concurrence avec eux, « s'ils continuent à mal satisfaire les
acheteurs. » Ailleurs, sur le refus des bouchers de vendre au prix
fixé, l'administration organise elle-même une boucherie qu'elle
fait desservir par ses employés. Les bouchers essaient-ils d'une
résistance concertée, se mettent-ils en grève et ferment-ils leurs
boutiques: c'est par la confiscation de leurs « bancs » et par
Y cmprisonjiemrnt de leurs personnes que les récalcitrans . au
xviii" siècle comme au xv!!"", dans les moindres localités aussi
bi(!n que dans les chefs-lieux de province, sont ou paraissent
être mis à la raison.
En fait, cet appareil coercitif n'aboutissait à rien de pratique.
438 REVUE DES DEUX MONDES.
Les pouvoirs publics, malgré leur ingérence minutieuse, finis-
saient toujours par capituler. Lorsque les bouchers qui « refu-
saient de tuer » étaient demeurés quelques jours sous les ver-
rous, l'autorité se voyait forcée d'en venir à composition et le
prix de la viande se trouva ainsi, à travers mille disputes, exac-
tement ce qu'il eût été, s'il n'avait dépendu que de la libre vo-
lonté des marchands et des acheteurs.
Le prix moyen des bœufs, vaches et taureaux passa de
56 francs, sous Henri IV, à 8i francs, sous Louis XIV, pour redes-
cendre à 69 francs, dans les dernières années de ce règne. A partir
de 1750 il ne cessa de hausser, de sorte que sa valeur ressort à
105 francs, à la fin de Louis XV et à HO francs, au moment de la
Révolution. Mais le prix des bêtes sur pied ne signifie pas grand"-
chose, parce que le progrès de l'engraissement les modifia de fa-
çon que les bœufs de 1790 n'avaient, avec ceux de 1625, de
commun que le nom. Les vaches à lait avaient beaucoup moins
haussé. Elles valaient, sous Louis XVI, de 50 à 70 francs en Nor-
mandie, et moins encore en Berry ou en Bretagne, tandis que des
bœufs gras atteignaient alors 250 et 300 francs. C'est le prix du
détail qu'il faut uniquement considérer, le kilo de viande étant
seul une marchandise nettement définie. En Angleterre, au
xvii'' siècle, les bœufs sur pied valaient deux fois plus qu'en
France; la viande pourtant n'y était pas plus chère, la quantité
fournie par chaque animal étant sans aucun doute plus grande.
La plus-value du bétail sur pied fut de 150 pour 100, de Henri IV
à Louis XVI, tandis que l'augmentation de la viande n'est que
de 80 pour 100. H a fallu, pour qu'un pareil écart se produisît,
que l'embonpoint de l'espèce se lût, d'une date à l'autre, accru
de moitié.
Cet accroissement n'a pas eu lieu de façon régulière : mis en
regard des prix du bétail vivant, ceux du kilo débité révéleront
les progrès ou les reculs de l'agriculture. Ainsi, de Richelieu à
Colbert, tandis que la hausse est de 33 pour 100 par tète de bœuf
ou de vache, elle n'est pas supérieure à 5 pour 100 sur le taux de
la viande ; dans les années suivantes, la viande baisse et le bétail
vif ne diminue pas. Le changement de rapport des prix entre eux
ne s'explique que par l'existence, à la fin du xvn° siècle, d'animaux
plus gros: le poids vif représente 139 kilos en 1640, 177 kilos en
1670, 202 kilos en 1685. Un mouvement inverse se produit dans
le premier quart du xvm'' siècle : le kilo de bœuf monte, tandis
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 439
que le bœuf sur pied descend; ranimai a donc perdu de son vo-
lume.
Les prix de la viande au détail varient naturellement moins
que ceux des bêtes sur' pied: cependant, le kilo de bœuf, pour
l'armée, est évalué en France à 24 centimes (1629), et celui que
l'évêque de Soissons paye à son boucher vaut 62 centimes. Il est
des vaches de 22 centimes le kilo, en Bresse et des bœufs à 84
centimes, en Limousin. Le cardinal de Richelieu s'engage, par
contrat avec son fournisseur ( 1633), à payer la langue de bœuf
2 francs le kilo; cependant, à Marseille, on l'achète, pour les ga-
lères, à la même époque, à raison de 30 centimes. La viande
était beaucoup plus chère en hiver qu'en été; sans doute parce
qu'en hiver, les bestiaux étaient plus maigres et les paysans, pour
ce motif, moins disposés à s'en défaire: une ordonnance munici-
pale taxe le kilo de bœuf à 28 centimes, « de juillet à décembre,
et à 40 centimes, de janvier à juin. »
De pareils écarts sont inconnus de nos jours; mais il se trouve
encore sur notre territoire, suivant les villes, la qualité des su-
jets et le choix des morceaux, du bœuf à 0 fr. 80 et du bœuf à
4 fr. 50 le kilo. La « viande pour les pauvres » de Ihospice, à
Clermont-Ferrand, est cotée 0 fr. 22 (1772); celle qui est servie
aux employés coûte 0 fr. 40. La même année, à Rouen, le bœuf
est vendu par les « bouchers de ville » 1 fr. 27 le kilo et, par les
« bouchers forains, » 0 fr. 8o; à coup sûr, ce n'est pas la même
viande. Au marché actuel de la Yillette, il se négocie, le même
jour, des taureaux qui ressortent à 1 fr. le kilo, en « viande
nette, » et des bœufs dont la chair revient à 1 fr. 90. Le veau, le
mouton, le porc même, valaient plus cher que le bœuf. Le lard
était toujours à un taux très différent des autres parties du cochon,
tandis qu'aujourd'hui, le gras et le maigre sont d'un prix sem-
blable. C'est là un point fort important, puisque la classe rurale
de nos jours se nourrit surtout de lard : sous Louis XIV, lorsque
le porc frais valait 0 fr. 54 le kilo, le lard coûtait 1 fr.lO ; lorsque
le porc baissa à 0 fr. 42 (1700), le lard se vendait encore 0 fr. 90.
La distance se maintient au xviii'' siècle; elle ne s'atténue que vers
la fin de l'ancien régime.
Que la viande de boucherie ait complètement disparu de l'ali-
mentation des classes laborieuses, durant les deux derniers siècles,
voilà qui semble assez singulier, puisque le salaire du manœuvre
d'autrefois, comparé au prix des denrées de cette sorte, corres-
440 REVUE DES DEUX MONDES.
pond à une quantité de viande égale, ou même supérieure, à celle
qu'il représente de nos jours. En 1898, au prix moyen de 1 fr. 60
le kilo pour le bœuf et le porc, la paye de 2 fr. oO du journalier
contemporain lui permet d'en acheter 1 600 grammes environ. Le
gain du prolétaire de jadis, mis en regard des prix de la viande
au détail, équivaut, suivant les dates, à 1 600 grammes aussi (1715),
voire à 2 kilos de bœuf ou de porc (1683). C'est seulement à
l'époque de Louis XVI que la proportion devient décidément, pour
r « homme de labeur, » moins favorable qu'à l'heure actuelle :
1 200 grammes en 1785. Cette consommation, presque 60 pour 100
plus onéreuse que cent années auparavant, avait dû se réduire en
conséquence.
On voit nombre d'hospices décider, en raison de l'augmenta-
tion de la viande, qu'il n'en sera plus donné aux « pauvres ren-
fermés» que deux fois par semaine. Ils semblent favorisés encore,
car les campagnards sont soumis au régime du maigre toute
l'année : en certains cantons de Normandie, au moment de la Ré-
volution, « la boucherie, dit-on, est si modique qu'il n'y a pas
lieu d'établir de prix pour les viandes au détail. » Mais, dès le
xvii'' siècle, avant le dernier renchérissement, il est remarquable
que l'ouvrier de métier, à plus forte raison le paysan, ne man-
gent de viande qu'en de rares circonstances. On tue quelques
bœufs au temps des moissons ; le reste de l'année, les villageois
se partagent d'office, — une vieille tradition communiste l'exige,
— la chair de ceux que leurs propriétaires ont dû abattre par
suite d'accidens. Les autres victuailles ne sont pas plus répan-
dues : le cadeau d'un mouton à l'évêque, à quelque magistrat,
au grand seigneur dont on veut se concilier les bonnes grâces, est
chose d'usage dans les paroisses rurales. Pour elle-même, la
communauté n'y prétend guère; il est seulement spécifié, dans
le bail de la boucherie locale, que le preneur « devra tuer du
mouton, quand il en sera averti pour quelque banquet. »
Si, toutefois, la masse du peuple devait s'abstenir de viande,
c'était surtout, comme je viens de le dire, à cause de la cherté du
pain qui absorbait une trop grosse part de son budget; et si l'usage
de la viande s'est accru depuis cent ans, ce n'est pas que son prix
ait diminué par rapport aux salaires, puisque la valeur d'une jour-
née de travail ne représente pas plus de grammes de bœuf, en
1898, qu'au milieu du règne de Louis XV. Mais d'autres chapitres,
en devenant moins lourds, ont laissé plus de latitude au paysan.
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 441
IV
Tel est, par exemple, le poisson, dont le développement des
transports a modifié la qualité : si l'on excepte une étroite bande
de terrain dans le voisinage immédiat des côtes, on ne connais-
sait d'autre poisson frais que celui d'eau douce. Dans les marchés
passés pour la fourniture des princes et grands seigneurs, il était
stipulé toujours que le pourvoyeur « ne devrait livrer aucun
poisson mort, dans les localités sises sur une rivière; » d'où Ion
peut induire que, faute d'un étang ou d'un fleuve à proximité de
leur résidence, des personnages très délicats se contentaient de
poisson salé. Si tous les émules de Vatel avaient été piqués d'un
amour-propre égal au sien, la race glorieuse des « écuyers de
cuisine » n'eût pas tardé à disparaître, victime de son désespoir,
parce que les arrivages de marée ne pouvaient être ni très bons,
ni très sûrs.
L'écart entre le prix des poissons frais et salés demeurait con-
sidérable, aux temps modernes: un saumon de 0",80 de longueur
se vendait à Paris, sous Mazarin, 40 francs, s'il était frais, 8 francs
seulement, s'il était salé. Cent ans plus tard, un saumon de même
taille, servi sur la table de Marie Leczinska, se payait encore
8 francs, à l'état salé, et ne valait plus que 28 francs, à l'état frais.
La question du transport dominait si bien toute cette branche de
commerce que les huîtres, consej^vées ou marinées^ descendaient,
au XVII® siècle, jusqu'à 0 fr. 30 le cent, tandis que les huîtres
en (kailles, de moyenne grosseur, se vendaient au moins 3 francs.
Quant aux huîtres vertes de Marennes, recherchées par les gour-
mets et seules admises à l'honneur de la table royale, elles re-
venaient à 17 francs le cent dans Paris.
En 1789, le kilo de carpes, perches ou brochets se payait
\ fr. 15, le kilo de bœuf, 0 fr. 66 seulement; rapport aujour-
d'hui totalement changé. La viande de boucherie vaut beaucoup
plus, à poids égal, que le poisson d'eau douce et même que le
poisson de mer, à l'exception des espèces de luxe, enchéries le
long des côtes, diminuées à l'intérieur. Le kilo de sole ou de
turbot valait, au siècle dernier, 0fr.70 à lîrest; il coûtait 5 francs à
Paris où, de nos jours, son prix moyen ressort à 2 fr. fiO, peu ditîé-
rent sur le carreau dos Halles de ce qu'il est dans le port d'expé-
dition. Et si l'on envisage seulement les sortes coinnmncs, raies
442 REVUE DES DEUX MONDES.
OU congres ou cabillauds, dont le kilo varie de 30 à 75 centimes
aujourd'hui, on constate que ces chiffres étaient, à peu de chose
près, les mêmes sous Louis XV, quoique la consommation ait pro-
digieusement augmenté; à Paris, depuis cent ans, elle a décuplé.
L'alimentation a, par suite, changé de nature ; la consommation du
hareng et de la morue, seuls poissons que mangeât le peuple de
Paris au xvii'' siècle, n'a cessé de décroître dans la capitale : de
4 millions de kilos qu'elle atteignait sous Louis XV, elle est
tombée à moins de 900000, malgré l'accroissement de la popula-
tion.
Le poisson frais, offert dans les villes, a relégué les «salines »
dans la chaumière du paysan, qui naguère osait rarement y pré-
tendre ; ainsi le progrès a beaucoup allongé la liste des comestibles,
comme celle des matières servant à l'éclairage ou au vêtement.
Ici, le prix des denrées anciennes, soit parce qu'elles n'ont plus
qu'un rôle accessoire, soit parce qu'elles sont elles-mêmes plus
abondantes, n'a pas augmenté dans la mesure moyenne du coût
de la vie. La morue, vendue de nos jours 1 franc ou 1 fr. 20 le
kilo, valait aux deux derniers siècles de 0 fr. 60 à 1 fr. 25, en
général 0 fr. 80. La hausse est de 50 pour 100 à peine. Le hareng
était moins cher au xvin* siècle : 6 à 8 francs le cent dans les
villes du centre, 3 à 5 francs dans les ports de pèche ; mais, sous
Louis XIV, il se vendait à un taux peu inférieur aux 1 1 francs quïl
coûte maintenant chez les marchands de détail.
C'avait été un luxe, en certaines périodes du moyen âge, quand
on avait deux œufs pour 0 fr. 02, de manger un hareng de 0 fr. 06
ou 0 fr. 07. A la fin de l'ancien régime, la dépense semblait iden-
tique, le hareng ayant diminué, tandis que la douzaine d'œufs
augmentait. Hausse très relative du reste, puisque la moyenne
s'établit à 0 fr. 38, de 1601 à 1700, et àO fr. 30 seulement, de 1701
à 1790. La hausse des œufs est liée sans doute au développement
de l'agriculture, à la diminution des jachères, où les poules va-
gabondes ne coûtaient rien à entretenir. Les œufs descendaient, il
y a 200 ans, jusqu'à 0 fr. 18 la douzaine, au printemps, dans la
campagne et montaient en hiver, s'ils étaient frais, à 0 fr. 75 au
moment de la cherté annuelle. Des écarts analogues existent
à nos halles contemporaines, suivant la saison et la grosseur.
Au prix moyen de 1 franc la douzaine, la journée actuelle du
manœuvre équivaut à 30 œufs ; elle en représenta d'ordinaire
25 au xvn" siècle et 29 au xviu*". Sur ce chapitre, où la hausse
PAYSANS EP OUVRIEKS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 413
pourtant a été si forte, le travailleur d'à présent est aussi bien
traité que ses ancêtres. Peut-être môme l'esl-il mieux, si l'on
considère que les œufs modernes sont en général plus gros que
ceux de jadis, par suite du régime des volailles et de la sélection
des races.
L'accroissement de bien-être est sensible, pour les fromages dont
les types figurent encore sur nos marchés; ils ont à peine doublé
de prix ; le gruyère, qui vaut 1 fr. 23 à 2 francs le kilo, variait de
0 fr. 75 à 1 fr. 20, et les autres à l'avenant. Le beurre, bien que
sa consommation ait singulièrement progressé, n'a de même
haussé que du double : de 1 fr. 25 à 2 fr. 50 le kilo. Le plus
renommé naguère, celui de Vanvres, s'achetait 4 i'r. 50 à 5 francs;
celui des campagnes lorraines ou bourguignonnes ne valait, à
l'état salé, que 0 fr. 45. La différence des prix, de l'hiver à l'été,
devait être beaucoup plus sensible que de nos jours, en raison de
la stérilité périodique des vaches. De là, sans doute, provenaient
les prix élevés du lait, qui vaut, dans la même région, de 9 à
33 centimes le litre. La moyenne de 0 fr. 15, résultant des chiffres
fournis par les diverses provinces au moment de la Révolution,
est certainement très supérieure à la moitié de la valeur actuelle
du lait.
Pour n'avoir pas à subir les adultérations raffinées que les dé-
couvertes récentes ont rendues possibles, le lait et le beurre n'en
étaient pas moins soumis à diverses pratiques frauduleuses : le lait
de Paris, dès le xiv'' siècle, était souvent écrémé et baptisé par les
marchands. Ce serait, au reste, une erreur de croire que la falsi-
fication des denrées alimentaires soit l'apanage exclusif du temps
présent : les générations précédentes faisaient, en ce genre, ce
quelles pouvaient; elles y apportaient moins d'art, mais non plus
de scrupules que nous.
Le vin seul suffirait à défrayer un chapitre. Les efforts faits
dans le passé, avec plus ou moins d'adresse, pour modifier arti-
ficiellement le jus naturel du raisin venaient de ce que celui-ci
souvent était déteslablo. Défauts du terrain, ou dos cépages, ou
de la fabrication, il fallut une éducation plusieurs fois séculaire
pour remédier à tout cela, à travers mille làtonnemens. Il y eut
ainsi, dans toute la France, desprovinces entières et, dans l'étendue
444 REVUE DES DEUX MONDES.
de chaque province, nombre de surfaces où la vigne successive-
ment fut plantée, puis arrachée, reparut de nouveau pour dispa-
raître encore. Gela, sous diverses inlluences, économiques ou agri-
coles, fiscales ou politiques. Sïnspirant des ordonnances du
xvi« siècle, qui craignaient de voir le labour délaissé « pour faire
plant excessif de vignes >>, des arrêts du Conseil, sous Louis XV,
condamnaient encore à 3 000 livres d'amende les habitans d'une
paroisse voisine de Bourges, qui avaient transformé sans permis-
sion quelques-uns de leurs fonds en vignobles.
Cependant, à quelques lieues de distance, des propriétaires
convertissaient volontairement d'anciennes vignes en champs. Dans
le Maine, l'Orléanais, en Normandie, en Ile-de-France, point n'était
besoin d'opposer de barrières à l'envahissement des ceps; ils se
retiraient d'eux-mêmes; leur rendement était trop faible, — une
vingtaine d'hectolitres à l'hectare dans le bassin de la Seine ; —
le vin obtenu ne rapportait souvent pas plus que les céréales et
coûtait beaucoup plus à produire.
C'avait été le rêve du moyen âge d'empêcher le vin « étranger »
de venir faire concurrence à celui du cru, et par « étrangers »
l'on entendait tous ceux qui ne sortaient pas des pressoirs de la
seigneurie ou de la ville. L'idéal semblait être de maintenir un
prix de vente réglé, en chaque localité, sur le prix de revient : à
Bourg, en Bresse, l'achat du raâcon, du beaujolais, du bugcy est
sévèrement prohibé, au profit d'un certain « révermont » qu'il faut
boire sous peine d'amende. En Languedoc, Gascogne, Provence,
dans tout le Midi, chaque bourgade se condamne à absorber son
vin jusqu'à, la dernière goutte, par ordonnance du maire, et à le
payer au prix fixé par arrêté municipal. Jurats et consuls tiennent
la main à ce que les aubergistes n'achètent pas d'autres futailles
que celles des habitans, et c'est par une faveur tout exception-
nelle que le curé est autorisé parfois à introduire pour sa provi-
sion quelques pièces du dehors.
Des barrières analogues à celles qui arrêtaient l'entrée des
boissons avaient aussi été organisées sur chaque territoire pour
paralyser leur sortie, théoriquement du moins, puisque, prati-
quement, les vins voyageaient comme les blés, en vertu de tolé-
rances ou de permissions fréquemment renouvelées. Quand la ré-
colte était mauvaise, au siècle dernier, dans les régions où Paris
s'approvisionnait, les marchands de la capitale obtenaient la sus-
pension des taxes qui frappaient les vins, au passage de Rouen et
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 44S
(lu Havre, afin d'en faire venir par mer du Languedoc. A l'inté-
rieur, les impôts perçus par le Trésor, sous des noms et formes
multiples, la masse des petits profits de péage, contrôle, courtage,
reliage, tirage, attribués à des fonctionnaires légalement interposés
entre producteurs et consommateurs, doublaient aisément le prix
d'achat. Le port et l'entrée à Paris d'un muid de 208 litres coûtait
50 livres en 1712, soit environ loO francs d aujourd'hui, en tenant
compte de la valeur relative de l'argent.
J'ai recueilli, pour les xvii'' et xvui'^ siècles, environ sept cent
cinquante prix de vin; de IGOl à 1700, très peu sont supérieurs à
100 francs l'hectolitre, sauf en une année de disette (1693), où le
chiffre de 126 francs est pratiqué à Nîmes. Ce dernier taux, nor-
mal pour le vin de table fourni à la Duchesse de Bourgogne, n'est
guère dépassé que par les bouteilles de vin d'Espagne ou des
Canaries, payées jusqu'à 2 fr. 70 chacune. A l'autre bout de
l'échelle, il ne manque pas de vins indigènes au-dessous de
10 francs l'hectolitre; il s'en trouve d'inférieurs à 5 francs, lors
des récoltes exceptionnelles. Le cardinal de Richelieu ne trouvait
preneur du jus, défectueux à coup sûr, qu'il vendangeait à Rueil,
qu'à raison de t francs l'hectolitre. Il se gardait d'en boire, ni de
le faire boire dans sa maison. Celui qui était servi à Son Emi-
nence revenait à 60 francs l'hectolitre; pour les personnes de sa
suite, il coûtait 39 francs, et 29 francs « pour le commun, » la-
quais et serviteurs de tout grade. Ce dernier chiiTre se rapproche
de la moyenne de l'époque, qui ressort à 22 francs. Le vin donné
aux soldats était évalué à 11 francs l'hectolitre (1629), mais on
ne pouvait espérer un pareil prix que dans le Midi, ou durant les
années d'abondance. Les cours subissaient, en effet, des lluctua-
tions inconnues à notre époque ; dans la région parisienne, où
nous venons de citer des vins à 4 francs, nous en pourrions citer
aussi à 60 francs. Ils varient en Bourgogne de 12 à o5 francs
l'iiectolitre, de 8 à 42 francs en Alsace, de 3 à 26 francs en Lan-
guedoc, de () à 40 francs en Provence.
Et s'il est vrai que, selon le cru, l'âge, l'année, selon qu'il est
vendu en gros ou en détail, la valeur de ce qu'on ap|)elle du u vin »
est susceptible d'aller aujourd'hui de 7 francs à 1 000 francs l'hec-
tolitre, — le premier chill're se rapportant par exemple aux vins
de l'Aude et du Gard en 1893, le second sappliquant à des cham-
pagnes de grande marque ou à des chàteau-yqnem d'une date
renommée; — s'il est, par conséquent, impossible, de conclure, du
446 REVUE DES DEUX MONDES.
rapprochement des chiffres d'une année à la suivante et, dans la
même année, d'une ville à l'autre, que le prix des vins était sujet
à des alternatives de hausse et de baisse plus brusques et plus
saisissantes autrefois qu'à l'heure actuelle; cependant, lorsqu'on
suit les cours des mêmes vignobles durant un certain temps et
lorsqu'on note le taux excessif atteint par des liquides très ordi-
naires, si la récolte venait à manquer, — Moulins, en 1710, paya
le vin 100 francs l'hectolitre, etMézières lo5 francs, lorsque sa va-
leur moyenne était de 2i francs, — on peut se convaincre de l'état
précaire où le défaut de circulation et l'absence de réserves suffi-
santes plaçaient à la fois les consommateurs et les producteurs.
Pour le vin comme pour le blé, la réglementation du com-
merce par l'Etat et les villes n'obtenait donc ni l'un ni l'autre des
résultats qu'elle se proposait : assurer lécoulement des marchan-
dises aux époques de pléthore; obvier, aux momens de pénurie,
à la hausse démesurée. Le vin, qui peut être évalué à 19 francs
l'hectolitre pour l'ensemble du xvii'' siècle, demeura au même
prix de 1701 à 1790, mais avec une tendance à la baisse vers la fin
de l'ancien régime. Comparé aux salaires, il avait au contraire
légèrement enchéri sous Louis XVI. La journée du manœuvre
représentait, tantôt 3"', 30 de vin, sous Richelieu, tantôt 5'", 30
sous Colbert. Elle tomba à 3 litres sous la Régence du Duc
d'Orléans pour remonter à 4"', 80 sous Fleury et se réduisit ensuite
à 4'", 10. Le journalier était donc, à cet égard, moins favorisé que
de nos jours, où son gain de 2 fr. oO correspond à 8"*, 30.
La consommation du vin, par les classes laborieuses, aurait
dû être par conséquent moitié moindre. En pratique, elle variait,
bien plus qu'aujourd'hui, suivant les récoltes et les provinces. La
piquette était la boisson commune des paysans, même dans des
régions vinicoles; les hospices du Midi, si l'année était mauvaise,
ne donnaient à leurs malades que du « demi-vin » et, dans les
campagnes du Nord, le jus du raisin était ignoré. « Sur 1 OOOhabi-
tans de mon village, dit un curé de Picardie, je suis convaincu
que 950 n'ont jamais bu de vin. »
Si les vins ordinaires n'avaient pas haussé, de Heni'i IV à la
Révolution, les qualités de luxe étaient, durant la même période,
devenues beaucoup plus chères; résultat de l'aisance croissante
des classes bourgeoises et du développement des transports. Les
bons crus de Bourgogne s'achetaient de 100 à 150 francs l'hecto-
litre, le chambertin monte à 180 francs, le montrachet à 280.Le
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 447
Champagne mousseux, qui se vendait 1 fr. 00 la bouteille à Paris,
par « mannequin de 100 (laçons, » vers la lin du règne de
Louis XIV, valait 2 fr. 25 en 1751 et jusqu'à 3 francs en 1790. Le
bordeaux, dont la vogue était récente, puisqu'il avait toujours
été défendu jusqu'en 1763 d'en servir sur la table royale; le bor-
deaux, qui, longtemps, navait été connu en France que sous les
noms génériques de « blaye » ou de « lib( urne, » voyait au mo-
ment de la Révolution ses (( châteaux » de Laffite et de Latour
cotés 160 francs l'hectolitre dans la capitale.
De toutes les denrées qui précèdent, l'ollre et la demande
réglaient plus ou moins la valeur: le sel, au contraire, était plu-
tôt un] impôt qu'une marchandise, puisqu'il arrivait, par suite des
droils, à coûter au public 30 fois plus que le fermier des gabelles
ne l'achetait aux salines. En certains districts, du moins, car la
taxe était singulièrement inégale. Le royaume se divisait en caté-
gories, dont les unes — p^tys de francs-salés — payaient peu ou
point, dont les autres supportaient une charge écrasante. Ces
territoires diversement grevés étaient si enchevêtrés les uns dans
les autres que, pour réprimer la fraude, l'administration finan-
cière fut amenée à établir une aggravation nouvelle, les « greniers
d'impôt, ') dans le voisinage des régions privilégiées.
Là, les habitans étaient tenus de prendre tous les ans une cer-
taine quantité de sel et, « s'ils ne le vont quérir, on le porte chez
eux et on les contraint de le payer, même par emprisonnement
de leur personne. » En principe, les laboureurs dont la cote de
contribution directe était inférieure à 3 francs pouvaient se sous-
traire au sel obligatoire; en pratique, on les y soumettait. L'ap-
préciation arbitraire des commis, prétendant savoir ce que chaque
famille en doit absorber, ne permettant pas de l'économiser outre
mesure et ne faisant pas grâce d'une once, soulevait des protes-
tations am ères. Pour l'ouvrier des provinces de « grande gabelle, >>
qui payait le sel 1 fr. 50 le kilo sous Louis XVI — soit 3 francs de
notre monnaie — et en usait un ou deux kilos par mois suivant
le nombre de ses enfans, cette seule denrée absorbait à coup sûr
une part supérieure à 3 pour 100 du liudget, part que nous esti-
mons représenter de nos jours l'ensemble des dépenses d'épicerie
dans un ménage rural. Il est vrai qu'en 189S le manœuvre, dont
le salaire a d'ailleurs triplé, n'achète son sel que 20 centimes le
kilo.
448 REVUE DES DEUX MONDES.
VI
L'histoire des prix du travail montre qu'ils n'ont eu aucune
corrélation, ni avec le coût de la vie, — ce qui vient d'être dit
pour l'alimentation est également vrai pour toutes les autres dé-
penses, — ni avec les progrès agricoles, mais que les salaires
s'étaient proportionnés, ^^^^^rz/'à notre siècle, au mouvement de la
population et à l'étendue de terre disponible. Ainsi, le xv'' siècle
s'était signalé à la fois par l'enrichissement des possesseurs du
sol et par un appauvrissement inouï des prolétaires. Ni l'adoucis-
sement des mœurs aux temps modernes, ni l'affranchissement de
la Révolution n'avaient pu remédier à cette décadence du bien-
être populaire. On ne se souvenait même pas, en 1789, qu'il eût
jamais existé pour l'ouvrier un état meilleur dans le passé, et l'on
n'en concevait pas de plus avantageux dans l'avenir.
A la fin du premier tiers de notre siècle, est entrée en scène
une force nouvelle : la Science. Elle a multiplié pour l'homme la
faculté de produire les objets utiles ou agréables à l'existence, de
telle sorte que le vieil équilibre entre la population, la terre et
les subsistances s'est enfin trouvé rompu et que la hausse du
taux des salaires a dépassé l'accroissement du nombre des bras.
Le rôle de l'État, dans ces reculs ou ces progrès, a été nul :
jadis, l'autorité ne s'occupait des salaires que pour les réduire et
la loi, misé au service des consommateurs, était injustement plus
favorable aux employeurs qu'aux employés. Volontiers elle pen-
cherait maintenant dans l'autre sens. Toutefois, esclave hier,
libre aujourd'hui, despote demain peut-être, le travailleur qui a
connu dans le passé de bons et de mauvais jours, sans que TEtat
ait été pour rien dans les uns ou dans les autres, ne paraît pas
pouvoir dans l'avenir, par sa volonté propre, influer sur le taux
delà main-d'œuvre; la preuve, c'est que les corporations fermées
du moyen âge, elles-mêmes, n'ont pas réussi à procurer à leurs
membres une condition meilleure que celle des ouvriers isolés :
monopoles, privilèges ou entraves n'ont eu ni avantage ni incon-
vénient pour la rémunération des uns ou des autres.
Torturée par la Science, qui lui dérobe ses secrets un à un,
la Nature se laisse approcher et se résigne enfin aux assauts
qu'on lui livre. Nous avons forcé ses élémens à s'accoupler à
notre guise, domestiqué le feu et l'eau, le sol et l'air, et mis quoi-
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 449
que peu la foudre en bouteille. Pratiquement il en est résulté ceci :
une heure de travail manuel, évaluée en pain ou en drap, en
éclairage ou en boisson, procure maintenant moitié plus de den-
rées ou de marchandises qu'elle n'en procurait en moyenne, il y a
cent ans. Le travailleur jouit ainsi d'un bien-être moitié plus
grand que celui de ses aïeux immédiats. Comment donc ne se
félicite-t-il pas sans cesse d'être venu au monde en un temps
si favorable? Pourquoi gémit-il, au contraire, lui qui est riche,
tandis que les générations précédentes ne se plaignaient pas, quoi-
qu'elles fussent pauvres?
Sans doute, c'est que le bien-être ne contribue que dans une
faible mesure au bonheur ; il agit dans un domaine étroit en
somme, satisfait quelques appétits, mais ne garantit pas la pre-
mière de toutes les joies physiques, la santé. Pour les souffrances
de l'esprit, pour les chagrins du cœur, la crue du bien-être est
indifférente. La vie à cet égard demeure dure, mauvaise ; si mau-
vaise et si décevante que, chaque jour, quelques-uns d'entre nous
volontairement la quittent et que beaucoup regardent comme
une délivrance l'heure où ils seront quittés par elle.
Mais quoi! ces douleurs morales, vieilles autant que l'huma-
nité, ne provoquent pas plus de révolte, à notre époque et dans
notre pays, qu'elles n'en suscitaient naguère. D'où vient que ce
peuple et ce temps, assouvis de jouissances insoupçonnées par
les autres peuples et les autres temps, est précisément indigné
contre son sort sur ce seul chapitre où il devrait se réjouir? Ou-
vriers de la douzième heure, pour qui s'est allégé le poids de
l'antique et universelle misère, nous protestons avec fureur contre
une destinée que les ouvriers des heures matinales eussent
rêvée à peine; eux qui acceptaient sans murmurer leur infor-
tune, qui l'acceptent encore dans ces trois quarts du globe où
l'homme est loin de pouvoir se repaître comme une vache dans
un bon pré.
Il semble que le civilisé du xix*' siècle, depuis qu'il est vêtu,
s'aperçoit de sa nudité ; la boisson dont est rempli son verre lui
révèle la soif, et la conscience de ce qu'il possède engendre chez
lui le sentiment de la privation. Il se connaît tout à coup misé-
rable; il l'est par conséquent, comme a dit Pascal, puiï^que c'est
être misérable que de se connaître tel. Le fellah, le moujik, le
paria, le bédouin, le nëgre ou le Peau-Rouge ne se connaissent
pas misérables ; aussi ne le sont-ils pas.
TOM» cxLviii. — 1898. 29
450 REVUE DES DEUX MONDES.
Est-ce donc Fultime résultat de la civilisation que de faner les
fleurs en nos mains à mesure qu'elle nous les donne à cueillir et
de nous prodiguer des pains qui se changent en pierres? Dans
l'ordre intellectuel, si la majorité du genre humain avait con-
science de sa médiocrité, elle serait inconsolable. L'amour-propre
individuel nous préserve de ce malheur, parce qu'il est moins
aisé d'apercevoir la modicité de son esprit que celle de ses res-
sources, comparées à 'ses désirs. Misère de comparaison, en effet,
les plaintes actuelles n'ont pas d'autre origine. L'inégalité des
fortunes subsiste ; elle semble insupportable à l'âme inquiète et
compliquée de notre démocratie ; tandis que les cervelles en friche
du peuple féodal, où \ hommage était l'unique lien, ne conce-
vaient point d'autre monde; et que, même sous l'ancien régime,
lorsque le respect immobilier des âges antérieurs s'évaporait
lentement, la plèbe des « chers et bien-amés » sujets avait encore
le privilège de ne point voir la hiérarchie d'aisance qui s'étageait
au-dessus de sa tête.
Le pouvoir ayant été transporté depuis cent ans du roi à la
nation, d'une poignée d'individus à l'ensemble des citoyens,
comme la majorité des citoyens se composait de travailleurs ma-
nuels, par cela seul qu'il était l'égal des autres citoyens, le tra-
vailleur devenait leur maître, puisque le « nombre » régnait et
qu'il était le « nombre. « On s'avisa donc que le peuple existait!
le peuple, la foule, que l'on n'aperçoit tout le long de notre
histoire qu'à travers un nuage, figurant dans un lointain vague,
en quelques préambules d'édits qui s'inquiètent d'abord de faire
son bonheur et finissent par lui demander simplement de l'ar-
gent.
Les hommes d'État de jadis, même quand ils jaillissaient de
la plèbe, — il y en eut de ceux-là^ — commençaient par l'oublier
pour s'adonner à quelque œuvre grandiose, capable d'immorta-
liser leur nom. Aussi arriva-t-il que les momens où « la France »
était le plus heureuse furent souvent ceux où « les Français »
étaient le plus malheureux ; que le pays faisait à la fois l'admira-
tion du monde et le désespoir de ses habitans. Les hommes
d'État contemporains, même quand ils sont nés aux sommets, ont
pour souci principal de plaire aux travailleurs et la concurrence
s'établit à qui leur plaira le mieux. On leur a donné tout ce que peut
donner la législation politique, mais ils se trouvent médiocrement
satisfaits. C'est du pain qu'ils voudraient plutôt que des lois; du
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 451
pain, c'est-à-dire un bien-être plus large encore avec de plus
amples loisirs. Cependant les députés ne savent comment s'y
prendre. Ils n'ont à leur portée, dans les cartons, que des lois
toujours et pas de pain. Si l'on essayait de faire du pain avec des
lois? C'est la question qui se pose.
De nobles réformes politiques s'étant trouvées accomplies à
une époque peu éloignée de découvertes scientifiques prodigieuses,
beaucoup de gens ont cru qu'entre les deux choses il y a un rap-
port quelconque, bien qu'il n'y en ait absolument aucun : l'ou-
vrier de 1835 ressemblait beaucoup comme .y«/«nV à celui de
1788 dont il différait si fort comme citoyen; l'ouvrier de 1898
est semblable, comme citoyen, à celui de 1848 dont il diffère si
fort comme salarié. La science et la politique ont leurs domaines
distincts; la première donne le bien-être, la seconde donne la li-
berté et la justice. Pour forcer l'Etat à sortir de sa sphère, des
méchans et des naïfs affirment à la masse qu'elle est spoliée. Ils
ne savent pas, hélas ! à quel point on les croira. Le trésor qu'ils
promettent n'existe nulle part, mais le regret d'être privé de cette
richesse imaginaire suffit à gâter, pour la foule, le charme des
biens nouveaux et réels dont ce siècle l'avait gratifiée.
V* G. d'Avenel.
REVUE LITTÉRAIRE
UN ROMAN DE MŒURS NAPOLITAINES
Notre siècle, à l'exemple du dix-huitième, est un siècle de vulgari-
sation scientifique. Il s'en vante à juste titre. Je remarque seulement
que nous autres ignorans, depuis que la science s'est abaissée à notre
niveau, nous avons pris certaines façons nouvelles de raisonner et de
discuter. Nous ne nous contentons plus des notions que nous fournis-
sait le bon sens aidé de l'expérience, et qui, modestes sans doute et
timides, avaient du moins le mérite d'être comprises de ceux qui les
employaient. Nous avons maintenant à notre disposition de grandes
théories, ornées d'étiquettes toutes pleines de prestige. Ces théories
sont si générales, que chacun en peut tirer l'application qui lui con-
vient, et les termes qui les désignent sont si parfaitement abstraits,
que chacun peut les interpréter au gré de ses désirs et y découvrir les
réalités dont il a besoin. Faut-U rappeler à quels usages imprévus on a
plié les théories ou les hypothèses de l'hérédité et de la lutte pour la
vie? Altérées, faussées, parodiées, elles ont servi à décorer nombre de
sottises et à pallier nombre d'infamies. Mais c'est l'idée de race dont on
a fait en ces derniers temps le plus étrange et le plus dangereux abus.
On l'a fait entrer dans les controverses journaUères où elle joue le rôle
d'argument décisif, et jusque dans les conversations familières, dont
elle est le « tarte à la crème » sans réplique. Qu'il s'agisse de politique
ou de reUgion, d'affaires intérieures ou internationales, de rapports de
classes ou de rapports de peuples, elle y est pareillement de mise et se
prête avec une souplesse merveilleuse à tous les emplois. Elle n'est pas
moins commode, qu'on traite de littérature ou qu'on disserte sur les
REVUE LITTÉRAIRE. 453
beaux-arts. Quelles lumières l'histoire littéraire n'est-elle pas destinée
à recevoir de l'anthropologie? Hier encore, une revue choisissait pour
sujet d'une interview circulaire une enquête sur le sens précis des
mots « esprit français, race française, âme française, » dont il paraît
que la fréquente répétition trouble beaucoup d'intelligences et jette les
gens dans de cruelles incertitudes. « Ces incertHudes, était-il dit dans
le questionnaire, provoquées en dehors des aspirations et des an-
goisses patriotiques (et par cela même concrètes et facilement compré-
hensibles), restent uniquement réservées au domaine de la pensée lit-
téraire. Comment distinguer un auteur de race française pure d'un
autre écrivain qui écrit un français aussi pur, sinon plus correct, tout
en n'ayant pas l'honneur d'être né sur le sol de notre pays? » Vingt-
sept écrivains ont compris ce pathos, puisqu'ils y ont répondu. Ils
ont inventorié les traits de l'esprit français; ce qui prouve bien qu'il
existe. M. Paul Bourget a presque seul manqué à fournir une défini-
tion congruente ; d'ailleurs il ne croit pas à la réalité de ces formules
si générales : l'esprit français, l'esprit anglo-saxon. M. Zola y croit. Et
nous voilà replongés de plus belle dans ces incertitudes dont on préten-
dait nous tirer. « Nous sommes des Latins, je le répète, et c'est là la
grande famille à] opposer aux familles du septentrion. » Telle est la
démarcation nettement tranchée qu'établit l'historien des Rougon-
Macquart, avec son habituelle décision et sans s'arrêter aux difficultés
de détail. Il y a le Nord en haut, le Midi en bas, et ce qui appartient au
Nord ne saurait se rencontrer dans le Midi. Sur les choses septentrio-
nales nous sommes amplement documentés, et depuis tantôt vingt ans
qu'on catalogue pour nous toutes les variétés de l'âme polaire, nous
ne sommes plus en risque de prendre ni la Suédoise pour la Norvé-
gienne, ni la Petite Russienne pour la Finlandaise. Il est temps qu'on
nous renseigne avec la même abondance et la même minutie sur les
races latines, dont on convient que nous faisons partie. C'est pourquoi
un roman de mœurs napoUtaines ne pouvait venir plus à propos.
Ce roman que M'"^ Matilde Serao intitule Au pays de Cocagne (i), et
dont on vient de nous donner une bonne traduction, est des plus re-
marquables. Il faut louer d'abord le talent dont y fait preuve M""" Serao
et la maîtrise avec laquelle elle y applique des procédés, qu'au surplus
elle a bien pu apprendre à l'école de nos romanciers. Elle sait conter
et elle sait peindre. Ses personnages vivent. Grands seigneurs ruinés,
commerçans dont les affaires s'embarrassent, usuriers, escrocs,
(1) Au pays de Coca(]iic, par M'"" Matilde Serao, 1 vol. in-li', chv/. l'Ion.
434 REVUE DES DEUX MONDES.
hommes et femmes du peuple, gens de la rue et du ruisseau, nous
devinons qu'ils ont été, non pas dessinés d'après un type de conven-
tion, mais pris sur le vif, et qu'Us ressemblent. Nous avons tôt fait de
lier connaissance avec eux et leur image se grave dans notre souvenir.
Les scènes de la vie napolitaine se succèdent en une série de tableaux,
tous composés avec le même soin, si d'ailleurs ils ne sont pas tous éga-
lement nécessaires : scènes d'intérieur et scènes de la place publique,
une fête bourgeoise, le tirage de la loterie, le carnaval, le miracle de
saint Janvier. Cela grouille à souhait. Il y a dans ces tableaux une
abondance, parfois excessive, un relief, un éclat, une largeur de
touche, une vigueur de pinceau, une puissance d'évocation qui met
les choses sous les yeux. La description du miracle de saint Janvier,
traitée à la manière d'un morceau de bravoure, donnerait une idée
assez exacte de la virtuosité de l'auteur. C'est d'abord, à travers les
rues étroites de la vieille Naples, regorgeant de monde, le défilé des
saints, saint Antoine, saint Roch, saint Biaise, et beaucoup d'autres
que le peuple salue d'appellations famihères, implorant de chacun
d'eux les grâces dont il a le monopole. Puis, c'est, dans la nef trop
étroite de Santa Chiara, une foule anxieuse, attendant, invoquant,
pressant de ses vœux, de ses prières, de ses cris, l'accomplissement
du miracle annuel. La série des Credo entonnés par des milliers de
voix, et qui se succèdent à perte d'haleine, traduit les sentimenspar
où passent tour à tour ces âmes, unies dans une même angoisse, et
qui ne forment plus qu'une âme collective et tumultueuse : l'espoir,
l'inquiétude, l'impatience, la colère ; et enfin, lorsque, après le trente-
neuvième Credo, le prêtre, de sa main levée, montre au peuple l'am-
poule où le précieux sang est en ébulhtion, c'est une frénésie d'en-
thousiasme éclatant en clameurs, en gémissemens, en sanglots, faisant
■vibrer les cloches du campanile et trembler jusque dans ses fondemens
l'antique éghse. Le morceau est comparable aux plus fameux en ce
genre, à la procession de Casalbordino dans le Triomphe de la mort, au
pèlerinage àdsis Lourdes, — et il leur est antérieur (1). Je ne songe guère
à insinuer que M. d'Annunzio ou, après lui, M. Zola aient pu s'inspirer
de cette description ; ce dont, au surplus, ils auraient eu parfaitement le
droit. Mais ce fait que des écrivains, d'une nature d'esprit fort diffé-
rente, ont traité ce genre de scènes avec un succès à peu près égal, n'en
reste pas moins significatif. Il prouve que ce fameux art de « manier
les foules, » dont on fait tant d'affaires et que les admirateurs de M. Zola
(1) Le roman de M°"Serao a paru en italien en 1891.
REVUE LITTÉRAIRE. 455
exaltent comme étant le trait distinctif de son génie et la marque chez
lui du poète épique, n'est ni très nouveau, ni peut-être d'une qualité
très relevée. Chaque genre a ses lieux communs, et chaque art a ses
poncifs. L'épopée avait ses « boucliers » et ses « descentes aux enfers.»
La bucolique a ses chants alternés; la tragédie a le « songe. » L'art na-
turaliste, art tout extérieur, qui procède par énumération et accumula-
tion, a ses processions et ses émeutes, ses pèkrinages et ses grèves.
Ce sont choses de métier, où les disciples peuvent exceller à l'égal du
maître.
Aussi bien l'auteur du Pays de Cocagne ne décrit pas pour décrire;
ce qui donne tout leur prix à ses peintures, c'est qu'elles ne sont pas
leur fin à elles-mêmes, et qu'elles tendent vers un objet qui les dé-
passe ; ce qui fait que leur profusion ne fatigue pas, c'est que chacune
d'elles, en outre de son mérite d'art, a la valeur d'un argument, et sert
à mettre en un jour plus éclatant l'idée maîtresse du livre. Cette idée
n'est, je le crois bien, pas une fois exprimée en termes abstraits et mise
sous forme de démonstration ; mais elle se lit entre toutes les lignes.
Elle est l'âme qui anime cette masse. A vivre de la vie de ses Napoli-
tains, M™^ Serao a pu constater les ravages que fait parmi eux la pas-
sion du jeu sous les espèces de la loterie officiellement organisée par
l'État. Elle n'a eu besoin ni de déclamer contre le gouvernement, ni
de s'apitoyer sur l'infortune des joueurs : il lui a suffi d'analyser cette
fièvre et d'en étaler les conséquences, pour composer contre l'institu-
tion eUe-même de la loterie le plus \dolent réquisitoire. Et, cette insti-
tution étant de celles qu'on peut supprimer d'un trait de plume, qui ne
subsistent que par la complicité de l'opinion, et qu'un mouvement
d'opinion ferait disparaître, M'"" Serao a donc fait, au sens où l'enten-
dait Dumas fils, de « l'art utile ; » son roman est une œuvre d'art qui a
une portée sociale.
Le livre s'ouvre sur l'effrayant spectacle du tirage de la loterie : un
vent de fohe embrase toute la scène, au début souffle d'ardentes con-
voitises, à la fin tempête d'espérances déçues et de récriminations en-
ragées. Désormais le jeu sera le maître unique et tout-puissant de
l'action, maniant les êtres, déformant les caractères, anéantissant les
volontés, engageant tous ces insensés et tous ces inconsciens sur la
pente qui conduit aux mêmes abîmes. Le fléau sévdt pareillement à
travers toutes les classes, et pas une n'est à l'abri de la contagion. Le
gentilhomme engage ses tableaux 'et son argenterie, l'ouvrier engage
sa i)aic de la semaine. Celui-ci rêve de renouveler l'antique splendeur
de sa maison, ce négociant rêve de relever ses afTaires compromises.
456 REVDE DES DEUX MONDES.
ce père veut doter sa fille, ce pauvre diable aspire à se donner le luxe
de manger tous les jours ; et tous ils fondent leurs espérances d'avenir
sur la même garantie fragile d'un billet de loterie. Un mirage est de-
vant leurs yeux, et ils vont à lui, fascinés, incapables de rien voir en
dehors de lui. — Ce qui fait que cette passion du jeu est si générale-
ment répandue, c'est qu'elle répond à quelques-uns des instincts les
plus profonds de notre nature. Car le travail est une loi imposée par
la nécessité, salutaire dans ses efTets, ouvrière et gardienne de tout
l'édifice de la morale ; mais l'effort qu'elle nous impose est pénible à
notre indolence : le jeu concilie notre naturel instinct de paresse et
notre désir du gain. Les fruits de tout travail régulier sont lents à
mûrir, et il arrive qu'au moment où ils se détachent de l'arbre, le
temps soit passé pour nous d'en jouir. Le jeu supprime les transitions
et les lenteurs : il est l'unique moyen de réahser immédiatement, par
une chance heureuse, une immense fortune : il est le magicien qui va
d'un coup de sa baguette nous introduire aussitôt au « pays de
Cocagne. » Ce qui avive cette passion du jeu, ce qui l'exaspère et la
rend irrésistible, c'est l'attrait de l'inconnu, le même qui pousse en
avant les chercheurs d'aventures, qui fait la poésie de la guerre et des
expéditions lointaines, et qui prête à la sensation du danger une in-
time et si étrange séduction. Cet attrait de l'inconnu, quand on y
songe, qu'est-il autre chose que le principe même de la vie? Car ce qui
nous rend, en dépit d'elle-même, la vie supportable, c'est l'espoir que
demain nous apportera quelque émotion nouvelle qu'hier ne nous a
pas donnée; ceux dont l'horizon s'est fermé, qui n'attendent de
l'avenir rien qu'ils ne connaissent déjà et qu'ils n'aient jugé, ceux-là
peuvent bien végéter encore, ils font les mêmes gestes, ils disent les
mêmes paroles que les autres hommes, mais ils ne vivent plus. — Le
joueur ne s'aperçoit pas qu'en fm de compte il perd toujours, et que
la seule certitude à laquelle les détours du hasard le ramènent inévi-
tablement est celle d'une déception : il suffit de gains insignifians,
obtenus, à de longs intervalles, pour entretenir sa frénésie. Il est per-
suadé qu'il ne peut manquer de réaliser quelque jour un gain consi-
dérable, et que cela lui est dû. Il a une certitude particulière, qui résiste
à tous les démentis des faits et contre laquelle l'évidence elle-même
ne saurait prévaloir. Il croit d'ailleurs qu'il y a des moyens de prévoir
sûrement les numéros qui sortiront : on peut y arriver par un calcul
de probabilités, et les « cabahstes » se hvrent à des opérations compli-
quées qui ont en apparence la rigueur des mathématiques ; ou encore
on peut en avoir la révélation. Les personnes pieuses, les solitaires,
REVUE LITTÉRAIRE. 457
les recluses, les extatiques voieiit les numéros. Toute la semaine se
passe en combinaisons pour capter la chance, tendre des pièges au
sort, et le prendre comme dans un filet; jusqu'à ce que la fièvre éclate
le vendredi, veille du tirage, et se déchaîne comme l'accès d'un mal
chronique. Alors commence la procession chez l'usurier, dans les
agences de prêt, au Mont-de-Piété, partout où l'on peut emprunter les
quelques lires ou les quelques sous qu'on risqaera demain. Alors on
assiège les boutiques où se vendent des billots. Alors se tiennent au
coin des rues ou sous le porche des maisons, des conciliabules qui
sont comme les assises d'une folio spéciale. — Le livre se ferme à la
manière d'un nécrologe. Ceux que nous avions \'us, naguère, heureux
de ce pauvre bonheur des hommes fait de tant de misères, sont de-
venus insensiblement de tristes maniaques, moins des hommes que
des automates humains; ils sont acculés maintenant à la famine, au
déshonneur, au suicide, Ce commerçant a dû liquider, cet agent de
change s'est vu exécuter, cet avocat est frappé d'apoplexie, ce profes-
seur a vendu sa conscience, ce docteur s'embarque sur un vaisseau
d'émigrans, ce tâcheron a volé le pain de ses enfans. Et derrière ces
misères il y en a d'autres, beaucoup d'autres, misères prévues, iné%i-
tables, car c'est ici l'une de ces passions qui ne lâchent pas leur proie,
et la passion porte en elle-même le germe du châtiment.
C'est à Naples que M"® Serao a été témoin de ces scènes de désola-
tion, et elle nous les présente donc dans le cadre où elle les a observées.
Elle en aurait rencontré d'analogues dans d'autres Ailles et dans les
plus minces villages du royaume. De toutes pareilles se sont passées
chez nous, à l'époque encore voisine où la loterie était autorisée. Elles
se passent encore àLongchamps, à Epsom, ou si l'on veut, à Monaco.
Car U n'importe guère qu'on joue sur un billet de loterie, sur un
cheval ou sur une carte. Et cette étude des ravages du jeu est sans
doute saisissante et poignante; mais elle n'a rien qui soit proprement
italien ou spécialement napoUtain.
De cette foule de possédés un groupe se détache, sur lequel on a
concentré l'intérêt, c'est le groupe tragique que forment le marquis
Cavalcanti et sa fille Bianca Maria. Un rôve splendide et généreux
habite la tôte chimérique du marquis, sous la couronne de ses cheveux
blancs. Il s'est promis de rétablir dans son antique magnificence la
maison seigneuriale ; naturellement c'est au jeu qu'il demande des
ressources qu'il ne peut attendre ni du travail, ni même de la spécu-
lation. C'est pourquoi peu â peu, dévorés par le jeu delolto, les bijoux
d'immense valeur, la pesante argenterie ancienne et moderne, les
458 REVUE DES DEUX MONDES.
tableaux de maîtres, les livres précieux, les curiosités artistiques, de
bronze, d'ivoire, de bois sculpté, tout a disparu. Tourmenté par un
perpétuel besoin d'argent, le marquis s'abaisse à des combinaisons
déshonnêtes, emprunte des sommes qu'il ne pourra pas rendre, prend
à ses domestiques le peu qu'ils ont mis en réserve pour la dépense
journalière. Fatalement rapproché de ceux que hantent les mêmes
chimères, il se compromet dans de louches compagnies. Un escroc,
celui qu'on appelle « l'assisté, » exploite la superstition des joueurs, en
se prétendant \'isité par un esprit qui lui révèle les numéros gagnans.
Sordide, avec sa face de fiévreux, ses vêtemens déchirés, son linge
élimé, ses cravates en ficelle, il s'est fait un extérieur mystérieux et
qui en impose. Il promène ses loques et son imposture parmi ceux
qui croient en lui et auxquels il pompe des sommes énormes. C'est
au bras de ce filou qu'on peut voir le noble héritier d'un nom fameux.
Il se fait l'intime et le suivant de !'« assisté, » quitte à l'amener lui-
même au guet-apens, le jour où, fatigués d'être sans cesse bernés,
les joueurs se décident à séquestrer l'assisté afin de le contraindre
à leur dire la vérité. Il oscille entre la crédulité puérile et la méfiance.
Agenouillé au pied de l'autel familial, devant la statue de V Ecce homo
protecteur de la maison, il se frappe la poitrine dévotement ; et une
nuit, enragé contre ce Dieu qui l'abandonne, il le traîne jusqu'au
puits d'où on le tire le lendemain, ruisselant d'eau et de couleur diluée,
pareil à un noyé lamentable et risible. Effrayant et grotesque, tel est
bien ce vieillard, plus d'aux trois quarts fou, qui a fait mourir de cha-
grin sa femme, qui torture lentement sa fille. 11 se peut bien que
M"*' Serao sache où est situé dams Naples le palais dénudé qui abrite
cette démence, mais elle-même, en faisant grimacer la figure de ce
père, bourreau de sa fille, elle se souvient d'un héros plus vrai que ne
sont les êtres de la vie réelle, c'est ce roi de la Grande-Bretagne, le
vieux Lear auprès du cadavre de la douce CordeUa.
C'est une pâle figure de rêve et de mélancolie que celle de Bianca
Maria ; elle est toute la grâce de ce livre où elle met un rayon d'idéal ;
et les mains robustes de l'auteur se sont faites caressantes et délicates
pour esquisser ce fin profil de vitrail. 11 y a de ces âmes dont on dirait
qu'elles n'ont été créées que pour la souffrance et pour l'immolation ;
elles sont toute bonté, toute tendresse, toute candeur ; elles pourraient
prier dans un cloître et s'élever jusqu'à Dieu dans les parfums de l'en-
cens et sur l'aile des cantiques; elles ne sont pas faites pour riwe de
notre vie et se heurter à l'égoisme humain; elles sont incapables de
se défendre et sitôt qu'elles ont senti sur elles la menace d'un danger,
REVUE LITTÉRAIRE. ' 459
repliées dans leur pudeur silencieuse, elles ne savent que languir et
mourir. La marchesina Cavalcanti est une de ces ânies-là. Conflnée
dans le palais désert, où ses vingt ans ont pour toute compagnio celle
d'une \-ie01e servante, elle va, dans le cercle de ses jours monotones,
de sa chambre à la chapelle, de la chapelle au couvent voisin. Elle sait
que sa mère est morte, victime de la manie féroce du marquis, et
qu'elle, à son tour, en mourra. Mais l'idée ne lui vient même pas
que ce soit son droit, peut-être son devoir de créature humaine, de se
soustraire à cette tyrannie. Pliée à l'obéissance fdiale la plus absolue,
elle respecte aveuglément l'autorité paternelle. Ce père indigne exerce
sur elle un terrible ascendant, faisant plier sa volonté d'un regard
d'impérieuse fascination. Donc elle se borne à souffrir chaque jour
davantage dans son cœur et dans ses nerfs. » Un son de voix la fait
trembler, une émotion porte à ses joues subitement colorées le peu
de sang de ses veines anémiées. Elle s'étiole dans l'ombre, elle tombe
avant le temps, flétrie sur sa tige, cette fleur sans soleil sous le soleil
napolitain.
Ce que nous suivons à travers ce récit de la lente agonie de
Bianca Maria, c'est l'envahissement d'une âme par la contagion de la
folie. Car la folio habite dans ces murs, et Bianca Maria en retrouve
partout l'obsédante image : dans l'humeur bizarre du marquis alter-
nant entre l'exaltation et l'abattement, dans les regards des cabalistes,
seuls hôtes du palais, dans leur jargon mystérieux, qu'elle ne com-
prend pas, et qui lui paraît un langage d'aliénés. En parcourant ces
pièces trop vastes, trop hautes et sonores, U lui arrive d'entendre der-
rière elle des frôlemens d'ombre, elle perçoit de profonds soupirs. Il
lui semble qu'une main légère se pose sur son épaule, et folle de
terreur, sans qu'un cri puisse sortir de sa poitrine, elle s'affaisse sur le
sol, terrassée par une indicible épouvante. La peur, une peur éner-
vante, s'est emparée d'elle, l'éveille de son sommeil, assiège ses
insomnies. Ainsi commence à chanceler cette raison vacillante. Reste
maintenant que le marquis la fasse sombrer dans ses propres aberra-
tions. Car il est persuadé que Bianca Maria, l'innocente et pieuse en-
fant, doit avoir des visions. Il la supplie d'en avoir, d'évoquer l'esprit,
et de lui demander la révélation qui sauvera la maison Cavalcanti. Il
la soumet à d'absurdes privations, il la force à jeûner, il la torture de
ses obsessions, usant tantôt delà prière et tantôt de la menace, il l'im-
plore au milieu de la nuit, il s'agenouille, père devant sa fille, vieillard
devant une enfant. Et elle, qui croit en Dieu, et qui ne croit pas à ces
rêveries, elle en vient, gagnée par le souffle voisin de la folie, à voir
4G0 REVUE DES DEUX MONDES.
l'esprit; elle suit ses gestes, elle lui parle, elle répète ses paroles. Ce
sont alors des poussées de fièvre suivies de longues torpeurs. Elle se
rend compte au réveU des progrès du mal, auxquels elle assiste en
témoin impuissant et désolé. Et nous-mêmes, nous sommes poursui-
vis par le souvenir de ces nuits tragiques où le délire delà fille répond
au délire du père.
Mais d'où nous viennent ces histoires d'esprits, de fantômes, d'ap-
paritions, ces jeux de la démence et de l'épouvante? Qui donc voyait
dans le « frisson de la peur » et dans le « sens du mystère » les signes
où se reconnaît Tâme septentrionale? Ces fantasmagories n'ont pas
été conçues dans les brumes du Nord : elles sont nées sur les rives
lumineuses d'une mer enchantée, dans l'atmosphère transparente des
nuits méditerranéennes.
C'est de même un lieu commun de parler de la sensualité méridio-
nale. L'Italie est une terre de volupté. C'est pourquoi Stendhal l'a cé-
lébrée : apparemment s'il se souvenait de Boccace et d'Arioste, il ou-
bliait Dante et Pétrarque. Il est curieux que, dans ce roman de mœurs
napolitaines, le principal épisode amoureux soit emprunté à la con-
ception la plus épurée, la plus éthérée de l'amour. Pour avoir aperçu
derrière une fenêtre le visage émacié de Bianca Maria, le docteur
Amati en est devenu amoureux. Celui-ci est l'homme de science, le
médecin, l'homme fort à la mode d'aujourd'hui. Il est d'esprit posi-
tif; il a quarante ans ; il sait la vie ; et rien que d'avoir vu paraître au
balcon ce délicat et pensif ^^sage de jeune fille, il en a été remué jus-
qu'au fond de son être. Il a vu de loin la jeune fille, et pendant deux
ans il lui a suffi de la voir. Il a deviné dans cette existence monotone
et désolée un infini de souffrance ; c'est par là qu'il a été conquis. On
l'a appelé auprès de la malade pour la soigner ; et ce qu'il a éprouvé
auprès d'elle, c'a été un sentiment de pitié profondément tendre. II a
voulu la protéger, la rendre à la santé, à la joie, et ce désir a grandi
en lui au point de devenir le plus puissant intérêt de sa vie. Une inti-
mité s'est établie entre les deux amans, sans qu'un mot d'amour ait
été prononcé. Car ils s'étaient reconnus, suivant la glose des mys-
tiques. Et c'est des deux côtés le même amour idéal, où le cœur et la
tête sont seuls engagés, et si noble, si désintéressé, si délivré de toute
scorie charnelle, si difi'érent de ce qu'on est convenu d'appeler
l'amour, qu'on voudrait lui donner un autre nom et trouver un mot
pour distinguer de la vulgaire émotion des sens cette claire flamme
qui semble une parcelle du feu divin.
Nous pourrions prendre ainsi l'un après l'autre chacun des person-
REVUE LITTÉRAIRE. 461
nages qui figurent dans l'abondanto galerie du Pays de Cocagne; nous
ne les trouverions pas très différens de ceux que nous avons rencon-
trés chez Dickens ou chez Daudet, chez Balzac ou chez Tolstoï. Voici
le joyeux confiseur Cesare Fragala, avantageusement connu sur la
place et qui jouit d'une bonne honorabilité bourgeoise. Lui aussi il a
sacrifié au démon du jeu : ses affaires s'embarrassent, ses échéances
restent impayées, son crédit s'évapore; il est obligé d'avouer à sa
femme l'imminence de la ruine. Alors, tandis^ que le mari ne sait que
s'affoler, se frapper la poitrine, et s'épancher en un déluge de larmes,
c'est la femme qu'on voit descendre à la boutique, s'installer au comp-
toir, vérifier les livres, mettre un peu d'ordre dans les affaires en
déroute et faire face aux nécessités les plus urgentes. Mais de combien
d'exemples analogues ne nous souvenons-nous pas? Et combien de
fois le même cas s'est-il présenté, dans tous les pays et sous toutes
les latitudes, d'un bout du monde des affaires à l'autre bout? On a
maintes fois constaté ces ressources d'énergie dont la femme se trouve
capable en face du malheur. Et plût au ciel que nous n'eussions jamais
d'autres occasions de méditer sur l'amère dérision qui fait de la bra-
voure une vertu masculine ! — Le jeu a naturellement pour auxiliaire :
l'usure. M""^ Serao a fait à la description de l'usure la place qui lui
convenait, opposant en deux tableaux qui se répondent l'usure popu-
laire et l'usure qui s'adresse aux gens distingués. Chez l'usurière
Concetta, c'est la fille du peuple, c'est le coupeur de gants ou le décrot-
teur qui viennent contracter d'infimes emprunts. Chez don dennaro Pa-
rascandalo, le financier, le commerçant, le fils de famille viennent signer
de belles lettres de change. Et toute l'ingéniosité napoHtaine n'a pas
réussi à renouveler les procédés des Harpagon ou des Gobseck. Le
seigneur Harpagon tenait à la disposition de ses cliens des lézards
empaillés. Le seigneur Parascandalo dispose de quarante douzaines de
chaises de Chiavari à six lires l'une. Chaises ou lézards, l'emprunteur
serait embarrassé de choisir entre ces fournitures illusoires. — Les
joueurs sont superstitieux, et il n'est pas un d'eux qui n'ait sa martin-
gale ou son fétiche. C'est ce qui rend si lucrative et si peu dangereuse
la fourberie de l'assisté. Celui-ci a épousé une sorcière; et cela fait un
ménage assorti. « Dans le peuple napolitain il y a des femmes qui ont
un grand renom de magiciennes, fatluchiare émérites, aux pliiltres,
aux exercices, aux [allure desquelles rien ne résiste. Quelques-unes
d'entre elles ont une grande clientèle, bien supérieure à celle que
pourrait avoir un médecin, et presque chaque quartier vaille sa sorcière,
capable des plus bizarres miracles, toujours cependant avec l'aide do
462 REVUE DES DEUX MONDES.
Dieu et de la Madone. » Comme si ce fût là mie industrie exclusive-
ment napolitaine. Paris n'avait-il pas hier sa « voyante, » elle aussi
réputée pour la sincérité de sa dévotion? Rebouteurs et magiciennes
abondent dans notre cité sceptique, et on étonnerait bien des gens en
leur apprenant où se recrute leur clientèle. Et dans les campagnes
M. Homais aidé des instituteurs de M. Bourgeois a bien pu répandre
l'évangile de la libre pensée, il n'a pas déshabitué les gens de la crédu-
lité superstitieuse : ils continuent à se méfier du médecin, et pour
avoir un diagnostic plus sûr, c'est chez la somnambule qu'ils portent
les vêtemens de leurs malades. — Afin de compléter la revue des types
de là-bas, et aussi pour se conformer à l'esthétique naturaliste,
j^jme Serao ^ tenu à nous présenter une intéressante figure de sou-
teneur. Le « camorriste >> napolitain porte les pantalons en cloches, le
chapeau à bords étroits, la chaînette d'argent avec une corne de corail,
les souliers vernis. Dans les duels entre camarades ou dans les rixes
avec les gendarmes, il procède à coups de revolver. Je crois bien que
nos camorristes ont une tenue moins élégante, et usent surtout du
couteau et du coup de poing. Mais ces nuances n'atteignent que le
costume et les usages ; la coiffure diffère sur nos boulevards extérieurs
ou dans les quartiers de la vieille Naples : les âmes sont les mêmes.
Les âmes sont les mêmes ; telle est la conclusion qu'on pourrait tirer
de ce livre qui a, autant que nul autre, la saveur du ,terroir et l'accent
de sa proA'ince. On se sentait aux premières pages tout dépaysé, au
milieu de cette foule bariolée, remuante et bruyante, dans cette bizarre
atmosphère morale, qu'y font, en se mêlant, l'instinct de la paresse, le
goût du plaisir, le luxe de l'imagination, la crédulité superstitieuse, la
fièvre du jeu. On s'écriait : « Ah ! que cela est napolitain ! Commentpeut-
on être si napolitain? » Nous nous sommes amusés à mettre en lumière
les ressemblances qui se cachent sous ce vernis des mœurs locales.
Transportez ce roman dans un autre cadre, le cadre seul aura changé,
vous pourrez garder les personnages, les sentimens, le drame. C'est
qu'en effet ce qui diffère d'un pays à un autre, c'est le décor, et d'un
peuple à un autre c'est le costume ; et nous, frappéspar ces différences,
tout extérieures et superficielles, nous ne reconnaissons plus nos idées
et nos passions pour peu qu'elles se déguisent et revêtent des ori-
peaux étrangers. Tourguenef prête à un de ses personnages cette bou-
tade : « Nous n'avons su donner au monde que le samovar, et encore se
peut-il qu'il ne soit pas de notre invention. » Et l'humoriste Mark Twain,
fatigué de voir tant de consciencieux analystes occupés à peindre les
Américains tels qu'ils sont et à les montrer tels qu'on n'est nulle part
REVUE LITTÉRAIRE. 463
ailleurs : « J'ai fait, dit-il, des mœurs de mes compatriotes l'étude de
toute ma vie. La seule particularité que j'aie notée chez eux, c'est
qu'ils boivent de l'eau glacée. » On exagère à plaisir l'importance de
ces traits caractéristiques. On imagine entre les races on ne sait
quelles différences ethniques irréductibles, afin d'entretenir plus sû-
rement les haines, et de couvrir d'un manteau scientifique des mo-
biles qu'on aurait honte d'avouer. On range sous l'appellation com-
mune de races latines des peuples qui n'ont peut-être pas dans
les veines une goutte de sang latin. Et il est digne de remarque
que le moment où cette fragile idée de la race retrouve un regain
de faveur est justement celui où les races se mêlent, où les peuples
se pénètrent, où s'accentue la tendance à l'uniformité. Il n'y a pas de
race pure, et vraisemblablement il n'y en a jamais eu. Qu'importe
d'ailleurs ? Et pense-t-on qu'il y ait sur cette petite terre plusieurs
humanités ? Les différences ne viennent que du degré de culture
et sont relatives au moment historique. Encore ne modifient-elles
que le dehors, le mode de vie, les formes de langage, les conventions
et les convenances. Sous cette mince couche, le fond se retrouve qui
n'est ni septentrional, ni méridional, mais humain. La passion, celle
du jeu, celle de l'amour ou de l'argent, ignore les degrés des latitudes,
comme elle ignore ceux de la hiérarchie sociale. Elle possède celui
dont elle a fait sa proie et sa chose, détruit en lui jusqu'aux senti-
mens qu'on appelle naturels, le rend étranger à toutes les influences
venues du dehors, à ses propres intérêts, à toute raison de vivre, et le
fait se consumer dans une agonie pareillement douloureuse, que ce soit
sous le cHmat du Nord dont Une sent pas la rudesse, ou sous des cieux
dont il ne sait plus voir l'inutile beauté.
René Doumic.
REVUE MUSICALE
Théâtre de l'Opéra : La Cloche du Rhin, drame lyrique en trois actes, livret
de MM. Montorgueil et Gheusi, musique de M. Samuel Rousseau. —
Théâtre de l'Opéra-Comique : La Vie de Bohême, comédie lyrique en
quatre actes, de MM, Giacosa et Illica, d'après le roman d'Henri Murger,
version française de M. Paul Fcrricr; musique de M. Giacomo Puccini.
Le dernier livre du comte Tolstoï : Quest ce que l'art? commence
par des pages qui ne sont point à lire avant une répétition d'opéra.
Consacrées au récit de cet exercice, elles en étalent, avec une para-
doxale, mais contagieuse ironie, la misère ou le néant. L'cpéra que ,vit
répéter le comte Tolstoï se passait aux Indes. L'action de la Cloche du
Rhin nous reporte à l'époque de l'avènement du christianisme en
Germanie. Mais, à l'Opéra, tous les peuples sont frères et, pendant la
répétition de la Cloche, nous avons plus d'une fois pensé de ces
Germains ce que pensa le grand écrivain russe des Indiens qu'il vit
manœuvrer sur la scène : « Jamais il n'y a eu, jamais U n'y aura
d'Indiens de cette espèce. Il était trop certain aussi que ce qu'ils
faisaient et disaient, non seulement n'avait rien à voir avec les mœurs
indiennes, mais n'avait rien à voir avec aucunes mœurs humaines,
sauf celles des opéras. Car enfin jamais, dans la vie, les hommes ne
parlent en récitatifs, jamais ils ne se placent à des distances régulières
et n'agitent leurs bras en cadence pour exprimer leurs émotions;
jamais personne, dans la vie, ne se fâche, ne se désole, ne rit ni ne
pleure comme on faisait dans cette pièce. Et que personne au monde
n'ait jamais pu être ému par une pièce comme celle-là, cela encore
était hors de doute. >>
Tout cela nous revenait à l'esprit. Ayant lu ces pages le matin, le
soir une répétition d'opéra nous paraissait un vain simulacre. A quoi
\i
REVUE MLS[CALE. 4Go
bon, demandait une voix en nous, « ces costumes, ces processions et
ces mouvemens de bras?... Au profit de qui tout cela était-U fait?...
Pour qui cela se fait-il tous les jours, dans toutes les villes, d'un bout
à l'autre du monde civilisé? » En vain nous accusions l'écrivain de
mauvaise humeur et presque d'impiété. Nous avions beau lui répondre
que cet appareil, ou ces apparences, et ces artifices même, que tout
ce travail de fiction, presque de mensonge, inu'ile et, si l'on veut, ridi-
cule quand il ne produit que des œuvres insignifiantes, est pourtant
la condition nécessaire, et qui peut être ennoblie, de chefs-d'œuvre
admirables et sacrés. Nous en venions à penser, malgré nous et parla
faute de Tolstoï, que les chefs-d'œuvre sont rares et que, de plus, ils
ne sont reconnus pour tels qu'après de longues années. Alors les pa-
roles décevantes du maître insinuaient en nous l'incertitude et le
trouble, et ce n'était plus seulement des œuvres médiocres et vides,
c'était de l'art lui-même et tout entier que nous arrivions à douter s'il
est autre chose qu'illusion et vanité.
Le sujet de la Cloche du Rhin n'est pourtant pas, comme celui de
l'opéra pris à partie par Tolstoï, « plus profondément absurde que tout
ce qu'on peut rêver. » Voici l'argument de ce livret légendaire, bar-
bare et pieux.
Dans le clocher d'un monastère de femmes, au bord du Rhin, des
mains inconnues avaient suspendu une cloche mystérieuse. Elle son-
nait d'elle-même quand un chef païen devait mourir. Aussi, dans le
burg qui dominait le fleuve, le vieil Halto, Konrad son petit-fils,
leur écuyer Hermann et Liba, prêtresse des dieux, haïssaient la cloche
fatidique. Ce matin même, elle avait sonné le glas, celui de l'aïeul sans
doute. Et, ce matin, Hermann furieux était descendu dans la vallée
avec ses hommes 'd'armes. Il avait rencontré sur la route une des
vierges consacrées, Hervine, qui montait vers le burg, et il la rame-
nait prisonnière.
Or Hervine venait, elle aussi messagère de mort, annoncer à Halto
sa fm prochaine et le supplier de croire au Seigneur. Sans l'entendre,
Halto tira son glaive. Alors de nouveau la cloche tinta, et le vieillard
tomba sans vie. Ce que voyant, et voyant aussi que la jeune fille était
l)clle, Konrad s'émut de colère d'abord, et bientôt d'amour. Et comme
elle le repoussait, à son tour, il sortit du burg avec les guerriers; il
égorgea les compagnes d'Ilervinc, livra leur monastère aux flammes
et jeta la cloche dans le fleuve, où presque en même temps, profitant
de l'absence du chef, Liba faisait précipiter Hervine elle-même.
Trop cruellement vengé, Konrad s'est retiré dans la solitude. Il
TOMK CXLVIII. — 1898. 30
466 REVUE DES DEUX MONDES.
erre jour et nuit au bord du fleuve, appelant Hervine. Fidèle à sa douce
morte, et pour elle, par elle, infidèle à ses dieux, il déteste leur culte ;
il trouble de ses fureurs le sacrifice que leur offre Liba, et tombe, percé
de coups, sur leur autel par lui profané. Au moment de mourir, il
entend encore tinter doucement au fond des eaux la cloche engloutie ;
mais la mort que cette fois elle sonne sera chrétienne, sera sainte, et
le blanc fantôme d'Her\'ine, marchant sur les flots, vient recevoir le
dernier soupir et le premier baiser de Konrad, repentant et sauvé.
La Cloche du Rhin (je parle maintenant delà musique) est un exem-
plaire très distingué de « l'opéra d'été. » On sait que l'Académie na-
tionale de musique ne représente guère que deux opéras par an : un
grand en hiver, en été un petit. L' «Académie » consacre le reste de
l'année à des loisirs, que trouble à peine l'exécution, régulière et mé-
diocre, de quelques œuvres qui constituent le répertoire. La plupart
des chefs-d'œuvre, et tous les ouvrages qui présenteraient un intérêt
d'histoire, d'archéologie ou d'éducation publique, sont exclus de ce
maigre fonds de roulement. Les opéras de Gluck n'y figurent pas plus
que ceux de Weber, de Spontini, de Berhoz, et tant d'autres. Ils dor-
ment tous, oubliés, dans la Bibliothèque. C'est là qu'il faut aller pour
les connaître. C'est là que nous avons été bien des fois. Bien des fois
nous avons ouvert la porte qui communique avec la salle. Et cette
salle, où l'on devrait toujours travailler, préparer, essayer des œuvres
ou des interprètes, nous l'avons toujours trouvée muette, endormie
elle aussi, et comme figée sous sa croûte d'or.
Les opéras d'été sont courts et ne comportent jamais plus de trois
actes. Le cahier des charges les impose aux directeurs, et les directeurs
les commandent, par ordre d'ancienneté plutôt que de mérite, à des
musiciens inégalement âgés, mais également « prix de Rome » et, pour
la plupart, également ignorés. Il n'est pas impossible que dans la vie
d'un compositeur, même fort distingué, cette commande reste unique.
Le compositeur ne l'ignore pas; aussi, n'ayant à jouer qu'une seule
carte, D joue la meilleure, ou la plus forte. Il donne tout ce qu'il peut
et montre tout ce qu'il sait. Excellent musicien, vieux musicien quel-
quefois, n tient à faire voir, ou entendre, que rien de la musique, et
d'aucune musique, ne lui est étranger. Il rempUt son œuvre, il la
bourre, il la bonde, afin que la plénitude en rachète la brièveté.
La Cloche du Rhin témoigne de ce zèle. Prix de Rome, il y a juste
vingt ans, maître de chapelle de Sainte-Clotilde, M. Samuel Rousseau,
qui n'est pas encore un ^deux musicien, est depuis longtemps un mu-
sicien excellent. Il est l'auteur couronné d'un opéra non représenté,
REVUE MUSICALE. 467
Mi-rowig, où se trouve une longue scène, que je me rappelle de loin,
admirable de mélancolie et de grandeur. Mérowig, errant, proscrit
peut-être, s'est endormi la nuit sur la neige des champs. Le anatin,
passent des paysans, qui le réveillent et l'interrogent. Il leur répond
qu'n cherche la demeure de sa bien-aimée et les supplie de l'y con-
duire. Mais, si j'ai bonne mémoire, comme celle qu'il leur nomme est
la reine et que lui-même est méconnaissable sous ses haillons, ils le
méconnaissent en effet. Incrédules, ou ne croyant qu'à sa folie, ils se
retirent en chantant la beauté blanche de l'hiver. Et c'est vraiment très
douloureux, très pathétique,, le contraste de cette retraite lente, de ce
froid abandon, avec l'ardeur et le désespoir de cet amour incompris et
abandonné. Dans une lettre qu'il me fit récemment l'honneur de
m'écrire, M. Samuel Rousseau me priait « de ne pas préjuger de la
Cloche du Rhin par Mérowig » et de ne voir dans son œuvre ancienne
que l'ébauche ou l'annonce de son style ou de son « système » nou-
veau. Mais il n'est pas bien sûr que M. Samuel Rousseau se connaisse
lui-même et, malgré le très grand mérite de la Cloche, le beau frag-
ment de Méroivig témoigne peut-être encore d'un effort plus soutenu,
plus noble et plus heureux.
Dans la Cloche du Rhin le musicien ne s'est pas mis seulement tout
entier : il y a mis un peu de tout, et c'est par là qu'il semble bien avoir
contenté tout le monde. Que nous parlait-il de « système? » Il est le
moins systématique des hommes, et les moyens ou les procédés les
plus divers se rencontrent dans son œuvre et ne s'y contredisent point.
Dans la Cloche du Rhin, il y a des leitmotive et il n'y en a pas. M. Rous-
seau m'en avait annoncé six; j'en trouve un de plus que je n'espérais.
C'est peu de chose, et la table thématique d'un Fervaal est autrement
chargée. C'est assez pourtant, et M, Rousseau n'a pas tort d'estimer
qu' « avoir trente leitmotive équivaut à n'en avoir pas un. » 11 a raison
encore, se servant du leitmotiv, de ne s'y point asservir et au besoin
de s'en priver; de ne pas sacrifier à l'élaboration des thèmes, à la mo-
saïque et à la micrographie musicale, la liberté, l'ampleur de la forme,
les Lignes générales et les grands partis pris.
En matière d'instrumentation, d'harmonie et même d'enharmonie,
M. Samuel Rousseau n'a rien épargné non plus. Prodigue de modula-
tions, d'accords audacieux, il ne l'est pas moins de sonorités écla-
tantes. En écoutant cet orchestre rugir, hurler ce vieil énergumène
de Halto, et vociférer la prêtresse Liba, je rêvais à la douceur que ce
serait d'entendre un opéra tempéré, sans fracas ni violence. Il ferait
peu de bruit et beaucoup de bien. On n'y verrait plus de barbares, plus
I
468 REVUE DES DEUX MONDES.
de guerriers aux longs cheveux, aux bras nus cerclés de fer ; plus de
burg ni de burgraves, de prophétesses ni de processions ; plus de
boucliers ni de lances, de bric-à-brac ni de ferblanterie. En cet opéra,
des choses simples et, s'il se pouvait, aimables, — ce qui n'empêche-
rait pas qu'elles fussent profondes, — seraient exprimées par des
paroles choisies, que les artistes prononceraient, que le public pourrait
entendre ; par des chants, simples aussi, qui ne seraient jamais des
cris, et que de fines harmonies, un orchestre sobre, accompagneraient
délicatement.
Il y a dans la Cloche du Rhin au moins deux chants de cette espèce.
L'un, chanté par Konrad à Hervine, est beaucoup plus qu'un leilmoliv
de quelques notes : une longue et belle période musicale; mélodie, air
ou romance, — lequel choisir entre tant de mots disqualifiés aujour-
d'hui ? — quelque chose enfin d'élégant, de tendre, d'abondant aussi,
que soutient légèrement un orchestre divisé, complexe, mais harmo-
nieux. L'autre page, que je crois la plus haute et la plus poétique in-
spiration de l'ouvrage, est le dernier duo de Konrad mourant et d'Her-
vine morte. Je l'aime, ce duo, parce que la mélodie en est large, libre,
sans banalité, avec, de temps en temps, un accent et comme une
morsure qui ra\dve ; je l'aime aussi, non seulement parce qu'il est très
purement écrit dans le style ou la forme particulière du canon, c'est-
à-dire pour deux voix qui se suivent et se font écho l'une à l'autre ;
mais parce que cette forme est ici de l'effet le plus convenable et le
plus heureux. La voix d'Her%'ine, chantant la première, attire la voix
de Konrad, et la voix de Konrad s'approche de celle d'Hervine, l'imite
et s'efforce de la rejoindre. Ainsi les deux voix sont dans le même
rapport que les deux personnages ou que les deux âmes, et par cette
correspondance profonde la figure sonore se trouve non seulement
justifiée, mais embellie.
Ce musicien éclectique est aussi un musicien dramatique. Il a le
sens et le don de l'action et du mouvement. Il a su non seulement
fonder sur un rythme rigoureux et constant, mais composer, distri-
buer et surtout animer d'une vie intense et qui s'accroît jusqu'au bout,
un très beau finale d'opéra, celui du second acte. Il a su, dans le beau
duo de Konrad et d'Hervine, exprimer par un seul cri pathétique et
puissant: Chantez, chantez^ mes sœws! le péril et le salut de la vierge
un moment égarée, mais se retrouvant et se reprenant elle-même
au son lointain des cantiques.
Avant de s'affirmer à l'Opéra, le tempérament di-amatique de
M. Samuel Rousseau s'était révélé même à l'éghse. Un jour de Noël
REyUE MUSICALE. 409
OU de Pâques, entrez dans la basilique de Sainte-Clotilde. Embaumée
et fleurie, sous la clarté de ses lustres pareils à des couronnes de feu,
les chants dont elle retentit ne sont point austères. Gela ne veut pas
dire qu'ils ne soient pas religieux. Ils le sont comme il convient à
ces voûtes gothiques, mais d'un gothique moderne et sans terreur ;
à de nobles fidèles, à des chrétiens qui sont du monde plutôt que du
peuple, et qui trouveraient la mélodie grégorienne un peu nue, un
peu mystique et monotone l'harmonie de Palestrina. Entre ce
temple, cette assistance et cette musique, la convenance est parfaite.
Cette paroisse de choix a le maître de chapelle qu'il lui faut. Un « sa-
lut » de M. Samuel Rousseau, je veux dire composé de ses œuvres et
dirigé par lui, m'a fait souvent songer à ce que devaient être certains
offices dans lltalie du xvii'' ou du xviii^ siècle. Et ce ne furent là, vous
le savez, ni des siècles sans génie, ni même des siècles sans foi. Pour
faire à l'action et au drame une part plus grande qu'à la prière, à la
méditation et à l'extase, pour n'être pas des chels-d'œuATe Uturgiques,
les cantates d'un Carissimi ou les psaumes d'un Marcello n'en sont pas
moins des chefs-d'œuvre sacrés. J'ai pensé quelquefois que M. Samuel
Rousseau devait les bien connaître et beaucoup les aimer. Il semble
qu'on retrouve en lui quelque chose des grands maîtres de cette école
et qu'il soit demeuré fidèle à leur idéal éclatant.
M. Albert Carré a deux visages; il est le Janus des directeurs. Il
regarde à la fois du côté de l'ombre et du côté du soleil. Il nous a
donné coup sur coup Fervaal et la Vie de Bohème. Ce sont deux coups
très différens. Je ne rechercherai pas lequel a été le plus sensible au
public, et le plus agréablement. Mais tout de même il doit trouver
quelquefois, ce pauvre public, qu'on le ballotte un peu, et qu'allant
de l'austère Feruaa/ à l'aimable Vie de Bohême, la musique, comme le
vaisseau de Molière, « va tantôt à la cave et tantôt au grenier. »
Un Italien qui s'y connaît, consulté sur le mérite de ses jeunes
compatriotes par un critique de nos amis, lui répondait ceci : « Vous
me demandez s'il y a quelques pages à écrire sur les jeunes musi-
ciens d'Italiu. Que dois-je vous répondre? Si je vous encourage à le
faire, je crains pour eux; mais, si je vous conseille de ne point écrire
et si leur mérite est plus considérable que je ne pense, le tort que je
leur ferai sera plus grave encore. Je suis mauvais juge en cette
question; mes admirations sont ailleurs depuis trop longtemps et
sur de trop hauts lieux. Vous me demandez s'ils ont un principe qui
les relie ;non, mais ils écrivent tous la même musique. (Juant au priu-
470 REVUE DES DEUX MONDES.
cipe, ils s'en moquent, et sur ce point, je les approuve. L'instinct, ou
le calcul, les porte à choisir leurs sujets dans une époque très rappro-
chée de la nôtre; ils pensent, en agissant de la sorte, toucher le public
de plus près et le mettre pour ainsi dire en cause; leur idéal, — et ils
sont près de l'atteindre, — est de mettre en musique le chapeau haute
forme. Ils ont cet avantage sur vos jeunes musiciens à vous, qu'ils ne
sont pas prétentieux et que le succès les accompagne partout; ils
abandonnent toute la besogne aux librettistes et ne se mêlent pas de
bouleverser le monde avec des théories. Parfois l'intention scénique
les visite ; ils possèdent l'orchestre comme les vôtres, et la clarinette
basse (voix mystérieuse!) n'a pas de secrets pour eux. »
De tous ces considérans, U en est (les plus bienveillans) que jus-
tifie l'œuvre qui vient de nous être présentée; elle infirme les plus
rigoureux. Et d'abord, clarinette basse à part, U a paru que M. Puccini
possède en effet l'orchestre aussi bien, sinon de la même manière,
que tel ou tel de nos jeunes nmsiciens, et que son instrumentation
ne manque ni d'éclat, ni de pittoresque, ni même d'esprit. Quant aux
caractères essentiels de l'œuvre, le compatriote de M. Puccini en a jus-
tement signalé quelques-uns. Réaliste, ou « vériste, » comme disent
les Italiens eux-mêmes, scénique, sincère et facile, voilà ce que cette
musique est le plus.
La réalité qu'elle cherche, celle du moins que la plupart du temps
elle trouve, n'est pas assez souvent cette réalité cachée, intime, et,
pour ainsi dire, idéale, qui fait le fond de la vie ou de l'âme. La mu-
sique de M. Puccini s'attache volontiers à la réalité matérielle et sen-
sible, aux dehors et aux apparences, aux signes extérieurs et légers.
De telles attaches doivent être communes en Italie, puisqu'il s'y est
rencontré deux musiciens, MM. Puccini et Leoncavallo, pour choisir
un sujet comme le roman de Murger, dont le moindre mérite est sans
doute l'analyse ou la psychologie. Cette réalité de surface, qui est à la
vérité profonde ce qu'est le décor ou le costume (le chapeau haute
forme) à la pensée ou au sentiment, la musique de M. Puccini l'ex-
prime à merveille ; elle nous en donne la sensation aiguë et constante.
Et comment y arrive-t-elle? Quelquefois en se renonçant elle-même, en
ne craignant pas de se sacrifier soit à la parole ou à l'action, soit à l'ap-
pareil théâtral et aux effets purement scéniques. Qu'est-ce qui fait si
émouvante la dernière scène de la Vie de Bohême, la mort de Mimi?
Une musique d'où la musique est presque absente; où le parler (je
pense aux toutes dernières pages) remplace le chant, où le silence
même a peut-être plus de part et d'efficacité que le son, jusqu'au mo-
REVUE MUSICALE. 471
ment où deux ou trois accords de cuivre, assénés tout d'un coup, nous
ébranlent d'une secousse physique et nous arrêtent brutalement devant
la réalité du cadavre encore plus que devant le mystère de la mort.
Réaliste aussi, le début du troisième tableau : une ancienne bar-
rière de Paris, un matin d'hiver. On voit les hommes du poste s'éveil-
ler, ouvrir les grilles aux balayeurs, aux charretiers, aux laitières. Les
employés de l'octroi soulèvent les bâches ei tâtent les paniers. Tandis
que les réverbères s'éteignent, un prêtre gagne son église, des enfans
leur école, et le facteur va de porte en porte. Encore une fois, on voit
tout, tout ce qui passe et tout ce qui se passe à pareille heure, en pa-
reil lieu. Mais on n'entend pas grand'chose : quelques appels, des cris
lointains, un salut échangé à la hâte, deux ou trois mots de dialogue,
un refrain dans un cabaret, un tintement de cloche ou de grelots. Ici,
comme tout à l'heure et peut-être davantage, la musique se fait
humble et la fiction sonore s'efface devant la réalité visible.
Mais le chef-d'œuvre du genre, c'est le second ncte : le réveillon
au quartier Latin. Ici, le plus de mouvement et de vie extérieure pos-
sible est rendu par le moins possible de musique. J'ai vu peu de spec-
tacles aussi bien réglés, aussi variés et divertissans que ce tableau.
Je ne dis pas que la réalité n'y souffre encore quelques atteintes
légères. Le chmat parisien ne permit jamais aux bohèmes les plus
endurcis de faire réveillon en plein air. Et puis il y a trop d'enfans
aux fenêtres. En chemise de nuit, la nuit de Noël ! Et si nombreux, au
quartier Latin! Des enfans naturels sans doute. Le reste, tout le reste
est la vérité et la vie. Impossible de mieux donner aux yeux l'illu-
sion de la foule, du fourmillement et de la cohue, d'une fête ou d'une
foire nocturne, de l'entrain populaire, de la bousculade et du chari-
vari. Étudians et grisettes, acheteurs et marchands ambulans, gardes
nationaux et bourgeois, pas un personnage ne manque, pas un inci-
dent n'est omis, depuis la criée des jouets et des gâteaux, jusqu'à la
retraite qui passe, avec le tambour-major et le cliien. Des scènes
de ce genre, moins triviales seulement, ont déjà tenté les musiciens :
le Berlioz de lienvenulo Cellini, le Gounod de la Kermesse et le
Bizet de Carmen. Mais, tandis que ceux-ci demandaient à la musique
d'abord, surtout à la musique, l'expression de la réalité pittoresque et
familière, M. Puccini la cherche trop, — et je reconnais qu'il l'y trouve,
— à côté ou en dehors de la musique môme. Ici la réalité, plutôt que
d'être transformée, transfigurée; par les sons, n'est guère plus qu'imi-
tée ou reproduite par des bruits. Ainsi, dans les jours troublés qu'elle
traverse, la musique hésite et se partage. Les uns. Français ou .\lle-
472 REVUE DES DEUX MONDES.
mands, rétendent, l'accroissent et l'alourdissent ; il est des œuvres que,
littéralement, elle écrase. D'autres, pour l'alléger, la dépouillent, la
vident, et ce sont les Italiens, qui jadis lui faisaient peut-être trop de
sacrifices, qui craignent le moins aujourd'hui de la sacrifier.
Heureusement, ils n'en ont pas toujours le courage, et la musique,
/eu?' musique, leur échappe et s'envole en chantant. « ... Du talent et
même de la facilité. » Oh! oui, surtout, partout de la facilité, et, dans
le temps où nous sommes, cela est précieux, cela semble presque di-
vin, « Ils écrivent tous, disiez-vous, la même musique. » Mais du
moins ce n'est pas la même que nous. On pourra se plaindre, et nous
nous en plaignions tout à l'heure, que cette musique manque de pro-
fondeur et de « dessous. » Oui, mais la surface en est agréable et bril-
lante. Et cela nous change et nous délasse de tant de musique dont le
'< dessous » est peut-être admirable, mais qui n'a pas de « dessus, » ou
dont le « dessus» est affreux. La partition de la Vie de Bohême n'est
certes pas un modèle d'écriture, et ses quintes successives sont déjà
fameuses. Vous n'êtes pas sans ignorer que rien n'est plus défendu en
musique que de « faire » deux quintes de suite. Cela est défendu, parce
que cela est vilain et désagréable à l'oreille. Or, M. Puccini n'en fait
presque jamais moins d'une demi-douzaine. Et cela, en effet, offense
l'oreille; mais il se peut quelquefois que cela satisfasse l'esprit. Je
m'explique par un exemple célèbre. Au second acte de Guillaume Tell,
dans le ra\'issant petit chœur : Voici la mal, Rossini, qui se gênait peu,
s'est permis une série de quintes descendantes. Il s'agissait là d'un
effet à produire, et que les quintes ont produit : celui de la tombée lente
et régulière du soir. Les quintes de M. Puccini sont généralement plus
dures, parce qu'elles sont moins entourées, moins atténuées, que
celles de Rossini. On en citerait pourtant quelques-unes (dans l'acte du
réveillon, dans celui de la barrière d'Enfer) que l'intention dramatique
ou pittoresque justifie et transforme presque en fautes heureuses.
Peu soucieux de la loi, M. Puccini l'est encore moins de la conven-
tion. Avec une désinvolture, un sans-gêne qui me ravit, ce libre Italien
joue, plutôt qu'il n'en use, du leitmotiv allemand. Une ou aeux fois, il
nous montre qu'il saurait au besoin « traiter un motif par augmenta-
tion » (celui de Rodolphe ou celui de Mimi). Partout ailleurs il préfère,
comme plus facile et faisant bon effet à meilleur compte, le motif rap-
pelé. C'est ainsi que le dernier acte n'est, à peu de chose près, que la
reproduction du premier. Je m'empresse d'ajouter qu'il n'en est pas
pour cela moins attendrissant.
Et puis, comme vous savez, les quintes, ce n'est que l'écriture; le
REVUE xMLSlCALE. 473
leitmotiv ou ses variantes, ce n'est que le système ou le procédé. Au
fond, une seule chose importe en art, ou du moins elle est la plus
importante : c'est la sensibilité. Il ne s'agit pas seulement, mais il s'agit
surtout d'avoir du cœur, et la musique de M. Puccini en a. Elle en a de
bien des façons, toutes faciles et toutes sincères : souvent elle a le
cœur gai, elle a quelquefois le cœur tendre, et d'autres fois elle a le
cœur gros. Tout le début du premier acte de la Vie de Bohème est
charmant. Je l'aime pour les notations sommaires, mais justes, dont il
est fait, pour tant de touches un peu grosses, mais colorées, savou-
reuses ; pour l'épisode du propriétaire, ne fût-ce que pour une plirase
étonnamment indignée : M. Benoit fait la fête à Mabille! dont l'em-
phase héroï-comique eût ravi Flaubert, ennemi des bourgeois. J'aime
la mauvaise tenue, justiiiée et presque exigée par le sujet, de cet art
bon enfant, un peu lâché, débraillé, et comme en manches de che-
mise. Tant de musique aujourd'hui, intéressante, estimable, toute
pleine de science et de conscience, a le défaut d'être morte, qu'on
pardonne, que dis-jel qu'on sait gré à celle-ci de n'être qu'instinc-
tive, en la bénissant d'être vivante. <i Je vis, s'écriait un jour Henri
Heine, et la rouge Uqueur de la vie fermente dans mes veines. » Sans
doute alors, ce n'est que la vie physique qu'il chantait. Celle-ci pour-
tant a son prix, même sa joie. On l'a trop oublié. Il n'est pas impossible
que demain la sensation, et la sensation seule, ait son tour, ou son
retour, et sa revanche. Et ce sera bien la faute des « intellectuels, » —
il y en a en musique aussi, — car, à force de la mépriser et de la pro-
scrire, Us en ont réveillé le goût et presque exaspéré le désir.
Je ne dis pas d'ailleurs que la musique de la Vie de Bohême soit
toute sensuelle. Sentimentale souvent, elle sait l'être avec infiniment
de grâce, de justesse et de vérité. La fin du premier acte, la première
rencontre de Rodolphe et de Mimi, la nuit, dans la chambrelte, tout
cela, musique de théâtre ou musique pure, est délicieux. Pas de poly-
phonie, pas de symphonie, mais des filets ou des ruisseaux de mélodie
courante, qui parfois se rassemblent en torrent impétueux. Musique
d'amourette, mais en deux ou trois passages, vraiment lyriques, nui-
sique d'amour; musique de mansarde et, encore une fois, de grenier,
mais du grenier où on est bien à vingt ans.
Je crains même d'avoir été un peu loin tout à l'heure, et d'avoir
paru étendre à l'œuvre entière de M. Puccini un reproche qu'elle ne
mérite qu'en partie. Non, tout n'est pas superliciel et léger dans cette
musique. Elle gUsse souvent, mais il arrive aussi (pi'en vraie musiciue
italienne, elle appuie, enfonce et décliire. Straziantc, con slancxo,
474 REVUE DES DEUX MONDES.
disent les Italiens, avec des mots qui ressemblent à leurs mélo-
dies. Nous avons beau nous défendre, et, quand on nous parle de ces
mélodies-là, faire les fiers et les forts, à peine les entendons-nous
chanter elles-mêmes, que, Latins que nous sommes, amoureux malgré
nous de force simple et de chaude clarté, elles nous reprennent, elles
ont raison de nous par les raisons du cœur, et devant elles, nous rede-
venons enfans. Au premier acte de la Vie de Bohême, entre tant de
phrases rappelées, écoutez cette phrase nouvelle, la plus belle peut-
être de tout l'ouvrage, celle de Mimi mourante, restée seule avec
Rodolphe, et lui murmurant son amour dans son dernier soupir, le
lui criant dans son dernier sanglot. Écoutez la plus grande partie du
troisième acte : deux duos, un quatuor, tant de cantilènes faciles, un
peu lâches, mais d'où jaiïUt à tout moment l'accent de la tendresse ou
de la douleur, celui de la vie et de la vérité. Écoutez enfin, au premier
acte, s'élargir certaine phrase de Rodolphe. Écoutez ces violons chanter
à plein archet, ce ténor à plein cœur, et la musique monter, monter
toujours jusqu'à certaines notes, frémissantes et comme éperdues, de
l'instrument et de la voix. Alors vous aurez beau faire, protester
peut-être au fond de vous-même contre votre trop facile et trop
physique plaisir, votre plaisir sera le plus fort. N'en ayez pas de honte,
car ces accens vont loin, plus loin que la situation, les sentimens
ou les personnages. Et c'est aussi de loin qu'ils viennent : de la
vieille terre illustre où la mélodie est née, où, si déchue, si appauvrie
qu'elle soit, elle survit encore et se défend. Aimée ainsi, pour elle-
même, pour elle seule, la mélodie itahenne reste le signe ou le sou-
venir affaibli, mais touchant, de quelque chose de grand, presque de
sacré. Là-bas, « ils chantent encore » et quand un de leurs chants, un
chant qui soit bien à eux, qui soit bien eux, arrive à notre oreUle,
est-ce notre faute, notre très grande faute, si nous sentons, comme j
disait le poète, notre Italie nous battre dans le cœur, si je ne sais |
quelle douceur de vivre nous pénètre et nous inspire un vague désir t
de larmes?
La représentation pittoresque et scénique de la Vie de Bohême est
quelque chose de délicieux. L'interprétation musicale en est excellente.
M"* Guiraudon (Mimi) est toute charmante d'intelligence et de sensibi- :
lité. Au dernier acte, elle a été simple et douce envers la mort; c'est
déjà une artiste que cette toute jeune fUle.
Camille Bellaigue.
REVUES ÉTRANGÈRES
UN CONFIDENT DE RICHARD ^WAGNER
Erlebnisse mit Richard Wagner, Franz Liszt, und vielen andercn Zeit(jenossen,
par Wendelin Weissheimer, 1 vol. in-8, Stuttgart, 1898.
J'ai naguère raconté ici (1) de quelle façon impré\aie un obscur
musicien allemand, Ferdinand Prager, s'était un beau jour révélé au
monde comme l'ami et le confident de Richard Wagner. Publiés si-
multanément en Angleterre et en Allemagne, ses Souvenirs reprodui-
saient de nombreuses lettres de l'auteur de Tristan, toutes remplies à
son endroit des marques de la plus tendre affection ; ce qui d'ailleurs
n'empêchait point Prager de juger avec une extrême s('vérité le carac-
tère de son ami, qu'il accusait, entre autres choses, d'avoir été un
menteur, un lâche, et un débauché. Et peut-être ses jugemens au-
raient-ils fait foi, si M. H. S. Chamberlain n'avait eu la bonne fortune
de pouvoir prouver que ce soi-disant « confident » n'avait jamais entre-
tenu avec Wagner que des relations de hasard, que la plupart de ses
récits reposaient sur des affirmations inexactes, et qu'il avait même
poussé le sans-gêne jusqu'à falsilier quelques-unes des lettres à lui
écrites, jadis, par son illustre « ami. »
Ce sont là des reproches que personne, sans doute, ne pourra
adresser à un autre musicien allemand qui vient, lui aussi, de se révé-
ler à l'improviste comme l'ami et le conlidcnt de Richard Wagner, et
dont les Souvenirs sont en train de produire, dans le monde musical,
(1) Voyez la Revue du lo novembre 18!):i.
476 REVUE DES DEUX MONDES.
une émotion pareille à celle qu'y ont autrefois produite les trop ingé-
nieux Souvenirs de Prager. Les nombreuses lettres de Wagner que
reproduit M. Wendelin Weissheimer sont , suivant toute vraisem-
blance, d'une authenticité absolue. Et je ne crois pas non plus qu'on
puisse contester la parfaite exactitude des faits qu'il raconte, encore
qu'il y en ait trois ou quatre sur lesquels sa mémoire l'a peut-être
trompé : car on a peine à se figurer, par exemple, Wagner écoutant
avec des transports d'enthousiasme, une soirée durant, la partition
de la Juive déchiffrée au piano. C'est à Starnberg, en 1864, qu'aurait
eu lieu cette scène bizarre. M. Weissheimer nous dit qu'il avait eu avec
son ami, ce soir-là, une discussion des plus chaudes sur les Juifs, que
Wagner, comme on sait, tenait pour incapables de rien « créer » en
musique : admirateur passionné de Meyerbeer, d'Halévy, et presque
d'Offenbach, le jeune musicien avait tout mis en œuvre pour le guérir
d'une erreur aussi monstrueuse, lorsque l'idée lui était venue de s'as-
seoir au piano et de jouer la Juive, que, fort heureusement, il con-
naissait par cœur. Et Wagner avait écouté, et à tout instant il s'était
écrié : « Jouez encore! C'est sublime! Impossible de s'en rassasier! »
Évidemment l'auteur du Judaïsme dans la Musique était converti. « Et
malgré cela, ajoute tristement M. Weissheimer, il fil paraître, cinq ans
après, une nouvelle édition de sa fameuse brochure! Mais cette réédi-
tion fut de sa part une simple manœuvre : car sur le terrain de la tac-
tique aussi Wagner était un grand maître. Après la représentation des
Maîtres Chanteurs, la presse avait eu un retour en sa faveur, ce qui le
contrariait : il avait, en effet, besoin d'une opposition pour réussir plus
\He. Aussi s'empressa-t-il de rééditer son Judaïsme dans la Musique :
et il atteignit d'ailleurs parfaitement son but, puisque tout de suite
tous les journaux allemands se remirent à l'accabler d'injures. »
Ces quelques lignes suffiraient à montrer que M. Weissheimer ne
se laisse pas aveugler par l'amitié, dans les jugemens qu'il porte sur
le caractère de Wagner. Son livre, comme celui de Prager, est tout
imprégné d'une amère rancune : et le spectacle est, en vérité, curieux,
de ces deux hommes qui, après s'être posés devant nous en amis du
maître, s'emploient assidûment à nous le faire détester. Mais, tandis
que la rancune de Prager tenait à miDe petites causes inavouées, celle de
M. Weissheimer s'étale au contraire, avec une ingénuité qui nous en
découvre aussitôt le motif et la portée, et qui finit même par nous la
rendre touchante. Car nous hsons bien, dans son livre, que Wagner
était « maître en tactique, » qu'il était prodigue et désordonné, et qu'il
s'est un jour presque fâché, parce que M""* Cosima de Bulow — la future
REVUES ÉTRANGÈRES. 477
t
^jme Wagner — avait renversé en passant une de ses pipes turques :
mais ce n'est point de tout cela qu'il lui sait mauvais gré. Il lui sait
mauvais gré, simplement, de ne l'avoir pas admis à partager avec lui
le succès et la gloire, après l'avoir eu pour compagnon dans ses années
de lutte. Il aurait voulu que Wagner répondît au roi de Bavière, quand
celui-ci lui offrit un asile où il pût travailler, et un théâtre où il pût
faire jouer son œuvre : « Sire, je n'accepterai vos faveurs que si mon
cher Weissheimer en a sa part aussi ! »
Je n'exagère pas. Je viens de relire à ce point de vue les quatre cents
pages du volume, et, sauf le passage que j'ai cité sur la réédition du
Judaïsme dans la Musique, sauf l'anecdote de la pipe trrque, et sauf
quelques exemples de la facilité avec laquelle Wagner dépensait, —
ou donnait, — son argent, je n'ai pu trouver que deux griefs invoqués
par M. Weissheimer pour justifier la rigueur de ses appréciations et le
ton d'aigreur dont il les accompagne.
Il reproche, d'abord, à Richard Wagner de s'être dédit de la pro-
messe qu'il lui avait faite d'assister à son mariage. Wagner venait alors
de s'installer à Munich, dans une élégante petite maison que le roi de
Ba-s-ière avait mise à sa disposition: M. Weissheimer était chef d'or-
chestre au théâtre d'Augshourg, et allait se marier. « Wagner se réjouit
fort de la nouvelle de mon prochain mariage, et me promit aussitôt d'y
assister. Puis il réfléchit un moment, et me demanda combien de per-
sonnes j'avais incitées à la noce. — Fort peu, lui répondis-je : car nous
voulons, autant que possible, rester entre nous. — Alors, de son plein
gré, il me lit une proposition qui, naturellement, me ra\dt: après le
mariage, qui aurait lieu à Augsbourg et où il assisterait, il m'offrit de
nous emmener, ainsi que tous nos incités, chez lui à Munich, où il
nous ferait préparer un dîner de circonstance, et où ses amis les Bulow
viendraient se joindre à nous. Je fis aussitôt part à ma fiancée de cette
aimable proposition. Elle me répondit avec enthousiasme : « Ah ! quelle
« joie! Le bon et cher Wagner! » Mais voici que, la veille du mariage,
je reçois à midi le télégramme suivant : « J'aurai grand plaisir à vous
faire demain mes vœux de bonheur, ainsi qu'à votre chère fiancée ;
mais il me sera impossible de vous recevoir chez moi avec vos honorés
hôtes, car je me sens malade, et ai besoin d'un repos absolu. » Un
second télégramme, qui me parvint le soir à sept heures, me disait :
« Je viens d'être pris d'une lièvre très violente : impossible d'être avec
vous demain. Désolé. Wagner. »
Une lettre de Hans de Bnlow, reçue deux jours après, apprit à
M. Weissheimer que Wagner avait été, en effet, très souffrant. Et Wag-
478 REVUE DES DEUX MONDES.
ner, dans sa lettre suivante, se répandit en excuses sur ce fâcheux
contre temps. Mais M. Weissheimer en a, aujourd'hui encore, après
trente-quatre ans, l'âme tout ulcérée. « Qu'on se figure, nous dit-il,
notre étonnement et notre embarras! Toute la \ille savait que Wagner
devait venir à notre mariage ! Et ce dîner, dont il fallait nous occuper
au dernier moment 1 »
Le second grief est encore plus typique. M. Weissheimer, comme
je l'ai dit, n'était pas seulement l'ami, mais le confrère de Richard
Wagner. Il avait composé un opéra, Théodore Kœrner, sur un livret
qu'avait écrit pour lui une dame de ses amies. Et il avait espéré que
Wagner, admis enfin à faire jouer les Maîtres Chanteurs au théâtre de
Munich, userait de son influence pour y faire jouer aussi son Théodore
Kœrner. Mais Wagner s'était excusé : avec mille complimens sur sa
musique, il lui avait déclaré que le livret de son opéra était trop mé-
diocre, et que d'ailleurs le genre môme de ce livret lui rendait difficile
de le prendre, à ce moment, sous sa protection. Quiconque connaît un
peu la doctrine wagnérienne comprendra qu'il n'était, en effet, guère
possible à Wagner d'associer un opéra sur Kœrner à l'expérience dé-
cisive qu'U allait tenter, en offrant au monde ses drames nouveaux.
M. Weissheimer, lui, ne l'a point compris : et l'on n'imagine pas avec
quelle violence de colère et d'indignation il nous raconte, en quarante
pages, les menus épisodes de cette «trahison » de Wagner. Il affirme
que toutes les raisons alléguées par son illustre ami n'étaient que des
prétextes; peu s'en faut qu'il ne les mette au compte de la jalousie.
Ne nous dit- il pas que, un matin, comme U jouait à Hans de Bulow
des fragmens de son opéra, dans le cabinet de Wagner, le domestique
de celui-ci est venu le prier de fermer le piano, parce que son maitre
était fatigué et avait besoin de dormir?
Voilà, exactement, sur quoi il se fonde pour nous représenter Wa- \
gner comme un faux ami, un égoïste, un homme incapable de rendre
service à personne. Et ce qu'U y a de plus étrange dans son aventure,
ou plutôt de plus naturel et de plus humain, c'est que, pour mieux
nous convaincre de la noirceur d'âme témoignée par son ami dans ces
deux occasions, il s'évertue à nous en raconter une foule d'autres où
Wagner, au contraire, s'est montré à son égard d'une bonté, d'une
complaisance, d'une sollicitude extrêmes. Il nous le fait voirie traitant
en frère, s'intéressant à ses travaux, le recommandant comme chef
d'orchestre — et recommandant son opéra — à tous les directeurs de
théâtre qu'U rencontrait dans ses voyages ou, pour mieux dire, dans
ses fuites affolées à travers l'Allemagne.
REVUES ÉTRANGÈRES. 479
« La première fois que j'allai le voir à Starnberg, il lit servir du
Champagne en mon honneur, et demanda à son domestique de venir
me présenter sa femme et toute sa famille, — une dizaine de per-
sonnes dont il avait pris l'entretien à sa charge avant même que l'in-
tervention de Louis II l'eût tiré de la misère. Toute la nichée fut placée
devant moi, par rang de taille ; Wagner leur mit en main un verre de
Champagne, et tous, les uns après les autres, durent trinquer avec moi
et boire à ma santé. Le visage de Wagner rayonnait de bonheur. « En-
fin, me dit-il, enfin la destinée me permet de procurer à autrui un
plaisir matériel ! » Et tout le livre est rempli de traits de ce genre,
destinés surtout à attester l'affection de Wagner pour M. Weissheimer,
mais qui prouvent, par surcroît, combien Wagner s'entendait à être
bon camarade. Quoi de plus touchant, par exemple, que sa der-
nière rencontre avec son ami, dans un corridor du théâtre de Munich,
le soir de la répétition générale des Maîtres Chanteur<i7 M. Weisshei-
mer ne l'avait plus revu depuis longtemps, depuis cotte affaire du
Théodore Kœrner qu'il ne se résignait pas à lui pardonner. Soudain, il
l'aperçut debout devant lui. « D'une voix infiniment triste, avec une
douceur que je n'oublierai jamais, il m'appela par mon nom. Puis il
me saisit les mains, et me regarda sans rien dire. » Et M. Weissheimer
ajoute : « Jamais plus je ne l'ai vu. Après ce qui s'était passé entre
nous, je ne me sentais plus aucun goût pour des relations qui n'au-
raient point manqué de gâter encore la belle image que, jadis, je
m'étais faite de Richard Wagner. »
Ainsi Wagner, à l'heure du triomphe, a vu se détacher de lui un
des compagnons de ses années de lutte. Et si j'ai tant insisté sur cette
dernière partie des Souvenirs de M. Weissheimer, ce n'est pas seule-
ment parce qu'elle explique comment, à son insu peut-être, Fauteur
s'est trouvé em})êché par ses griefs personnels de nous offrir une
« belle image » de son glorieux ami : c'est aussi parce que le cas de
M. Weissheimer est celui de bien d'autres anciens amis de Wagner,
qui, depuis vingt ans, plus ou moins ouvertement, avec plus ou moins
de succès, ont essayé de nous représenter le maître de Bayreuth comme
un ingrat et un faux ami. La même aventure leur est arrivée à tous, que
M. Weissheimer nous raconte, avec une naïveté et une bonne foi ad-
mirables. Ayant cru en Wagner, dès le début, ayant ap[ilaudi sa mu-
sique alors que la masse du public la sifflait, et ayant été, en récom-
pense, autorisés à pénétrer dans son intimité, ils se sont imaginé que
l'œuvre wagnérienne était un peu leur œuvre. M. Weissheimer, par
exemple, n'est pas éloigné de se poser en martyr du wagnérisme. Il
480 REVUE DES DEUX MONDES.
s'étend avec complaisance sur les attaques qu'il a eu à subir de la part
des anti-wagnériens, lorsqu'il a fait jouer sa cantate, le Tombeau de
Busento, et sa symphonie romantique, le Chevalier de Toggenburg. Et
d'autres, pendant ce temps, souffraient pour Wagner, en écrivant de^
articles sur lui, en courant de ville en ville pour acclamer son Lohen-
grin, ou en l'imàtant à dîner et en le logeant sous leur toit. A tous
Wagner donnait, en échange, mille témoignages de reconnaissante
amitié. Il se sentait seul, sans ressources, entouré d'ennemis puissans
et adroits : le moindre signe de sympathie lui allait au cœur.
Et n'ayant pas même le moyen d'offrir à M. Weissheimer le
« plaisir matériel » d'un verre de Champagne, il s'intéressait à son
Tombeau de Busento, il recommandait aux directeurs de théâtre son
Théodore Kœrner, il condescendait à s'extasier avec lui sur la Juive et
sur les Huguenots. Expansif et familier par nature, il ne néghgeait
rien pour se maintenir au niveau de ses amis. Parfois môme il leur
empruntait de l'argent; mais souvent aussi il leur en donnait. Puis, un
jour, brusquement, miraculeusement, les circonstances changèrent,
et une vie nouvelle commença pour lui. Il se trouva chargé de réali-
ser l'idéal d'art que, vingt ans durant, il avait rêvé. Entreprise im-
mense, pour laquelle ce n'était pas trop de tout son temps et de toute
sa pensée. Comment s'étonner, après cela, qu'il n'ait plus été en état
de s'intéresser, avec autant de sollicitude qu'autrefois, aux divers
Busentos de ses innombrables amis? Et si encore ceux-ci lui avaient
seulement demandé de continuer à s'intéresser à leurs Busentos! Mais
ils entendaient jouir avec lui du triomphe, comme ils avaient lutté,
souffert avec lui. Le plus sincèrement du monde ils estimaient que le
roi de Bavière les avait tous appelés à sa cour. Et quand ils s'aperce-
vaient que le succès, la gloire, la faveur royale n'étaient que pour le
seul Wagner, la déception qu'ils en ressentaient se mêlait invariable-
ment d'un peu de rancune. N'est-ce point la même aventure qui, vingt
ans après, arriva encore à Frédéric Nietzsche, et acheva de le détacher
de Richard Wagner (1)? Lui aussi, comme M. Weissheimer, avait
conscience d'avoir contribué à la victoire du wagnérisme : lui aussi se
plaignait de n'avoir pas la part de récompense qui lui était due ; ou
plutôt il ne se plaignait point, ayant l'âme trop haute, mais ses lettres
et le récit de sa sœur attestent clairement la souffrance que furent
pour lui, en 1876, ces fêtes de Bayreuth, où tout le monde s'occupait
de r Anneau du Nibelung, et personne, de son livre sur Richard
(1) Voyez la /{ei>Me du 15 mai 1897.
REVUES ÉTRANGÈUES. 481
Wagner. Et combien d'autres cas semblables on pourrait citer!
Le livre de M. Weissheimer se trouve ainsi avoir une portée plus
générale que celle qiie l'auteur a voulu lui donner : il nous montre
combien de petits inconvéniens s'attachent au métier de grand
homme, et à combien de hasards est exposée l'amitié. Mais ce n'est
point là, sans doute, ce qui aura attiré sur ce livie l'attention du monde
musical allemand. J'imagine plutôt qu'on aura été frappé du très
grand nombre d'anecdotes et de détails curieux rapportés par
M. Weissheimer sur la vie intime de Wagner; et le fait est que, à ce
point de vue aussi, ses Souvenirs sont parmi les plus instructifs qu'on
nous ait offerts depuis de longues années. Non que M. Weissheimer
ait été vraiment ce qu'on peut appeler un « ami » de Richard Wagner,
comme l'ont été par exemple Liszt, Bulow, Rœckel ou Gobineau ; mais
il a été son compagnon, son confident, durant une des périodes les plus
importantes de sa carrière, et une de celles que, jusqu'ici., ses biogra-
phes ont le plus mal connues.
Il occupait, en 1862, l'emploi de second chef d'orchestre au théâtre
de Mayence, lorsque Wagner vint s'installer dans un endroit voisin de
cette ville, à Biebrich-sur-le-Rhin, pour y écrire le poème et la mu-
sique des Maîtres Chanteurs. Et bien que Wagner ne fût venu à Bie-
brich que dans l'espoir d'y travailler en silence, il ne tarda pas ce-
pendant à se lier avec son jeune confrère, qui d'ailleurs l'admirait
fort, et n'épargnait rien pour lui être agréable. Tous les soirs, il lui
lisait ce qu'il avait écrit dans la matinée : et puis on dînait, on se pro-
menait au bord du fleuve ; le maître évoquait ses souvenirs, ou
exposait ses projets. M. Weissheimer a pu, de cette manière, non
seulement assister presque jour par jour à l'enfantement de l'œuvre
nouvelle, mais recueilhr aussi une foule de particularités intéressantes
sur le caractère, les opinions, les procédés de travail de Richard
Wagner. Et sans doute en aurait-il recueUU et nous en aurait-il transmis
davantage encore, s'il avait été moins constamment préoccupé de se
mettre lui-même en valeur : car on n'imagine pas la place que tenaient
Busento et la symphonie de Toggenburg dans ses conversations avec
l'auteur des Maîtres Chanteurs, ni la place qu'ils tiennent dans ses
Souvenirs. Ilnousy parle môme de la « profonde impression » éprouvée
par Wagner en écoulant la musique composée jadis par lui, M. \\'oiss-
hcimer, sur le poème de Tristan et /solde ! Mais son hvre, tel qu'il
est, nous apporte vraiment un témoignage précieux sur le séjour de
Wagner à Hiebrich, et, d'une façon générale, sur ces premières années
TOME CXLVni. — d8'J8. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.
du retour du maître en Allemagne qui furent, peut-être, l'époque la
plus sombre, la plus dure, la plus découragée de sa xie.
II nous apprend, par exemple, que, dès novembre 1861, Wagner
avait entièrement écrit, en prose, le livret des Maîtres Chanteurs. Il le
récrivit en vers, durant les deux mois suivans, à Paris, où le prince de
Metternich avait mis à sa disposition un pa^^llon au fond du jardin de
l'ambassade d'Autriche. Mais Paris était trop coûteux, trop fiévreux
aussi : et c'est à Biebrich qu'il composa la partition de son opéra. II en
composa d'abord l'ouverture, puis les premières scènes du premier acte,
et ainsi de suite, procédant avec un ordre si méticuleux que pas une fois
il ne voulut aborder une scène avant d'avoir entièrement fini la précé-
dente. Au contraire de beaucoup d'autres musiciens, n ne pouvait com-
poser qu'au piano; jamais U n'écrivait une mesure avant de l'avoir jouée
et rejouée ; M. Weissheimer raconte même qu'il avait fait placer sur son
piano une sorte de pupitre, de façon à pouvoir noter d'une main les
accords qu'il essayait de l'autre. Et ni le temps, ni la peine ne lui coû-
taient pour mettre au point une sorte de première esquisse de sa mu-
sique, qu'il se bornait ensuite à transcrire avec tout le développement
nécessaire, sans presque jamais en modifier le fond. C'est ainsi que non
seulement l'ouverture des Maîtres Chanteurs fut esquissée en entier
avant qu'une note fût écrite de la suite de l'opéra, mais M. Weissheimer
assure qu'en l'instrumentant, plus tard, Wagner n'y fit pas le moindre
changement. Cette page admirable naquit telle, du premier coup, que
nous la connaissons aujourd'hui. Et que les wagnériens ne se fâchent
pas de l'expression d'opéra, appliquée ici aux Maîtres Chanteurs! Wag-
ner lui-même ne manquait pas une occasion de déclarer que cette pièce
n'était pas un drame, comme Tristan ou la Walku7'e, mais une œuvre
de divertissement, comme les Noces de Figaro ou la Flûte enchantée. Il
parlait dans ses lettres de « l'air de Pogner, » du « duo d'Eva et de
Sachs. »Ce qui ne l'empêchait pas de se rendre bien compte de l'excep-
tionnelle valeur artistique des Maîtres Chanteurs, ainsi que le prouve
une lettre qu'il écrivait à M. Weissheimer le 22 mai J862, jour anni-
versaire de sa naissance : « Depuis ce matin, y disait-il, je sais à coup
sûr que les Maîtres Chanteurs seront mon chef-d'œuvre. »
II y aurait encore à noter bien d'autres renseignemens curieux.
Sait-on, par exemple, que c'est à la demande de Napoléon III que
Wagner, en 1861, a obtenu le pardon du roi de Saxe et l'autorisation
de rentrer en Allemagne? Sait-on que le Prélude de Lohengrin n'éinit à
l'origine que Vadagio d'une grande Ouverture, aussi développée que
REVUES ÉTRANGÈRES. 483
le sont celles de Taiinhauser et du IluUandais volantl Sait-on que les
paroles des Cinq Poèmes, généralement attribuées à Wagner, sont
d'une dame de ses amies, M""* Wesendonck?
M. Weissheimer a eu aussi l'occasion de connaître, à Biebrich, la
première femme de Wagner, dont le caractère et le rôle ont été si di-
versement appréciés par les biographes du maître. EUe revenait de
Dresde, où elle avait passé plusieurs mois : et son mari fut d'abord en-
chanté de la revoir. Mais quelques heures suffirent pour aviver, de
nouveau, le désaccord de leurs sentimens et de leurs pensées. « Après
le dîner, qu'il avait tenu à préparer lui-même, et pendant lequel il
s'était montré plein de tendres égards, Wagner lut à sa femme le
poème des Maîtres Chanteurs. Et d'abord tout alla bi^^n, encore que
jjmc Minna interrompît un peu trop souvent la lecture pour poser des
questions assez inutiles. Mais, au commencement du second acte,
comme Wagner lui décrivait le décor de la scène, à droite l'atelier de
Sachs, à gauche la maison de Pogner : — « Et ici le public ; » s'écria-t-elle,
en même temps qu'elle faisait rouler une boulette de pain sur le ma-
nuscrit. La lecture en resta là. » M""" Minna Wagner n'était guère dis-
posée, du reste, à goûter les Maîtres Chanteurs. Dans toute l'œuvre de
son mari, eUe ne goûtait que Rienzi. « Ah ! si Richard pouvait encore
écrire un ou deux opéras comme celui-là! » disait-elle avec un accent
de regret. Elle repartit pour Dresde dès la semaine suivante.
Mais ce qui donne surtout aux Souvenirs de M. Weissheimer la va-
leur d'un document biographique très précieux, c'est qu'Us nous font
voir avec une évidence saisissante combien la situation matérielle et
morale de Wagner était désespérée, lorsque se produisit la miracu-
leuse intervention du jeune roi de Bavière. On n'imagine pas une mi-
sère plus profonde, ni un découragement plus complet. Il y eut des
semaines où Wagner se trouva, littéralement, sans asile, faute de pou-
voir payer des loyers échus. 11 y eut des jours où il songea à aban-
donner son art, pour donner des leçons ou apprendre un métier ma-
nuel. Et il avait cinquante ans, U était malade, il devait pourvoir à
l'entretien de sa femme 1 Toutes ses lettres de cette période ne sont
qu'un cri de détresse. « Je me demande avec terreur comment je
pourrai vivre jusqu'à la fin du mois, » écrit-U à M. Wcisshoimer le
12 octobre 1862. « De mon aballement, — lisons-nous dans une autre
lettre, — de la façon dont la vie m'est à charge, vous ne sauriez vous
faire une idée... Toutes les issues sont fermées autour de moi; et la
seule chose qui pourrait me consoler, le travaD, m'est désormais im-
possible. » Et de jour en jour l'horizoni s'obscurcit. « Je suis un
484 REVUE DES DEUX MONDES.
homme perdu, écrit-il de nouveau le 10 juillet 1863... Il n'y a plus de
place pour moi dans ce monde, je n ai plus de goût pour rien, pour
l'art ni pour la vie. Tant de secousses et le sentiment de mon impuis-
sance m'ont anéanti. » Lorsque le secrétaire aulique du roi de Ba-
vière vint lui apporter les offres de son maître, il le trouva, à Stuttgart,
dans une chambre d'hôtel, occupé à faire ses malles pour quitter l'Al-
lemagne : ses créanciers avaient obtenu contre lui un mandat d'arrêt!
M. Weissheimer lui a rendu plus d'un service, durant ces cruelles
années. Il a organisé un concert à son bénéfice, il l'a recommandé à
des éditeurs, il a même mendié pour lui, — d'ailleurs sans résultat, —
dans les rues de Wiesbaden. Et personne ne trouvera mauvais qu'il
s'en fasse honneur. Pourquoi seulement n'a-t-il pas rendu à son ami
le service suprême d'oubher l'affaire de la noce et celle du Kœrner?
Pourquoi n'a-t-il pas tiré un meilleur parti de la leçon que lui don-
nait, à Munich, durant les répétitions des Maîtres Chanteurs, son con-
frère et ami, Félix Drœseke, qui avait été, lui aussi, un wagnérien
de la première heure? « Sans doute, disait ce sage, le commerce de
Wagner n'a en ce moment pour nous rien de bien agréable ; mais
plus tard, dans trente ou quarante ans, comme le monde entier nous
enviera d'avoir été ses amis ! »
T. DE Wyzewa.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 juillet.
Le ministère Brisson est embarqué j[)our une traversée plus ou
moins longue, longue peut-être. Il a débuté par une majorité de
86 voix, ce qui est sans doute plus qu'il n'espérait, et plus même qu'il
n'aurait été désirable pour lui, s'il préfère la solidité à la quantité.
Le ministère MéUne a commencé par une majorité faible, qui a été
sans cesse en grandissant, et qui, même après l'épreuve électorale, ne
s'est pas démentie : celle de M. Brisson ne peut guère augmenter, mais
elle peut diminuer. On connaît l'histoire de ce directeur de théâtre qui,
pour faire mieux sentir l'étendue de son succès, disait qu'il faisait
plus que le maximum. Ces sortes de réussites se produisent quelque-
fois au Palais-Bourbon, mais elles n'ont pas toujours de lendemain.
La majorité de M. Brisson s'explique par deux motifs. Le premier
est l'échec des combinaisons modérées qui avaient précédé la sienne.
On n'a pas encore très bien compris pourquoi M. Ribot, chargé de
former un ministère, est allé faire des offres à MM. Sarrien et Peytral,
qui étaient absolument décidés à les décliner. L'un et l'autre se réser-
vaient pour un cabinet radical. Les ministères composites, de con-
ciliation ou de concentration, sont passés de mode. Si M. Ribot avait
pris son parti de faire un ministère de Centre, sans entente avec les
radicaux plus ou moins teintés de socialisme, il aurait réussi sans la
moindre peine et il aurait eu, le lendemain, une majorité tout aussi
nombreuse que celle de M. Brisson. Elle aurait été composée d'élémens
un peu différens, mais pour le moins aussi fermes. L'échec de M. Bibot,
suivi bientôt des allées et venues d'un certain nombre de progres-
sistes qui se livraient à des flirts capricieux avec les radicaux, a aug-
menté le désordre moral. Les radicaux, après avoir suffisamment com-
promis deux ou trois modérés, leur ont adressé, — sans y mettre
d'ailleurs aucune forme, — une sorte de : « Bonsdir, messieurs! » Il
était dil'licile d'être plus nettement congédié. Le parti progressiste s'ea
486 REVUE DES DEUX MONDES.
est trouvé affaibli, comme l'est toujours un parti qui n'a pas compris
une situation, et qui n'a pas vu ce que tout le monde voyait. Les
radicaux, dans ces manœuvres préliminaires, ont montré une supé-
riorité qu'il serait injuste de méconnaître. Tous leurs plans ont
réussi. Le tour une fois joué, — et c'est la seconde explication de
leur succès parlementaire, — ils ont adopté purement et simplement
le programme des modérés. M. Brisson est venu lire à la tribune une
déclaration si édulcorée que M. Camille Krantz a déclaré qu'elle aurait
pu être signée de M. Méline. C'était faire tort à ce dernier. Les radi-
caux estiment que, lorsqu'ils sont de leurs personnes au pouvoir,
leurs amis ont des garanties suffisantes pour n'avoir plus besoin de
réformes : aussi n'en font-ils aucune. La démocratie doit être satis-
faite, puisqu'ils sont satisfaits. Au contraire, lorsque les modérés
sont aux affaires, les radicaux les poussent, les objurguent, les pres-
sent, les débordent, les entraînent, et alors on fait quelques réformes.
Il est vrai que les radicaux les déclarent aussitôt insignifiantes. Mais
quand en feront-ils autant?
Le programme politique de M. Brisson a d'ailleurs passé à peu près
inaperçu. On a refusé de le regarder, parce qu'on l'avait déjci trop vu,
et trop souvent. Nous nous rappelons le temps, — il date, à la vérité,
de quelques années, — où l'on attachait de l'importance aux décla-
rations ministérielles. Elles étaient les manifestes des partis qui
arrivaient de haute lutte au gouvernement. Le pays se passionnait
pour ou contre, et les Chambres étaient l'organe naturel de ces pas-
sions diverses. Il y avait alors, dans la vie politique, un fond sérieux
qui n'existe plus aujourd'hui. Une quinzaine d'années de concentra-
tion républicaine ont changé tout cela. On a vn se succéder dix, vingt
ministères qui se ressemblaient comme des frères, et, à partir de ce
moment, la littérature politique est tombée dans une banalité qui
n'est pas exempte de fadeur. Il y a là, sauf la différence des genres,
quelque chose de comparable à ce qui est arrivé à notre tragédie clas-
sique qui, autrefois faite de génie, a été faite ensuite de procédé, et a
conservé sa plasticité extérieure après avoir perdu sa vie intérieure.
Tous les ministères se ressemblant, toutes les déclarations ministé-
rielles devaient se ressembler aussi. De cette uniformité est né un grand
ennui. Nous avons traversé une période politique où tout était vague,
flottant, indéterminé. On pouvait croire que la fin de la concentration
serait aussi la fin de cette phraséologie, à peine supportable dans le
Jownal Officiel, que personne ne lit. Avec l'avènement de partis tran-
chés, se succédant aux affaires, on pouvait espérer des programmes
REVUE. CHRONIQUE. 487
plus précis. On allait enfin sortir de la ouate. QueUe illusion ! Les mœurs
littéraires survivent quelque temps encore aux circonstances qui les
ont fait naître et les ont entretenues. Il y a aujourd'hui deux partis dans
la république : le parti socialiste qui, pris dans sa masse, aime mieux
s'appeler radical, et le parti modéré qui aime mieux s'appeler progres-
siste. Leurs tendances sont différentes, mais leur langage est le même.
Lorsque le parti radical-socialiste arrive au pouvoir, U balbutie le pro-
gramme modéré ; et lorsque c'est le tour du parti modéré-progressiste,
il éprouve le besoin de se mettre un panache tirant sur le rouge, sans
réaliser pourtant cette couleur dans tout son éclat. Chaque parti fait
la poKtique de l'autre. Si M. Brisson avait été lui-même, et s'était
montré tel quel, il n'aurait certainement pas eu 86 voix de majorité.
Cela veut-il dire que les hommes du Centre se laissent tromper
aux apparences qu'on leur montre? Non, certes. Ils savent fort bien
à quoi s'en tenir sur la réalité des choses et sur la quaUté des per-
sonnes. Mais ils se contentent des dehors. C'est un jeu qu'ils jouent, et
qu'on joue avec eux. Les augures en rient. Le pays en est dupe: le
sera-t-il toujours?
Le programme radical, au cours des élections dernières, se com-
posait, à côté des fioritures accessoires, d'un article essentiel qui était
l'impôt global et progressif sur le revenu. C'est avec ces deux adjectifs
joints qu'un nombre notable de candidats ont remporté la ^àctoire. Nous
mettons de côtelés équivoques qu'ils ont très déloyalement présentées
aux électeurs. Ils ont laissé, ou plutôt ils ont fait croire que les contri-
buables qui n'avaient pas un certain chiffre de revenu net ne paieraient
plus d'impôts du tout. Le chiffre adopté était généralement 2 500 francs :
toutefois il variait suivant les régions. Mais c'est la partie empirique et
grossière de la proposition, et ce n'est pas celle qui aujourd'hui mé-
rite le plus d'être retenue. Il peut y avoir diverses manières d'éta-
blir l'impôt sur le ou les revenus, et il n'est pas impossible de s'en-
tendre à ce sujet entre esprits libéraux ; mais les radicaux se sont
eux-mêmes assujettis à un système unique, en proclamant que cet im-
pôt serait global et qu'O serait progressif.
Vilain mot, au point de vue de la langue, que celui de global I
M. Doumer, auquel on l'attribuait, ne manquait jamais une occasion
de le répudier : pourtant il a prévalu. Il signifie qu'on prend le revenu
dans son ensemble, dans sa totahté, en vue de lui imposer une taxe
qui ne fait aucune distinction entre les revenus divers, et par exemple
entre ceux du capital et ceux du travail. Monstrueuse iniquité, sans
aucun doute ! Elle est encore aggravée par le fait que le revenu d'en-
488
REVUE DES DEUX MONDES.
semble d'un contribuable ne peut pas être évalué d'après des signes
extérieurs, et qu'il faut iné^dtable^lent recourir, pour cela, soit à une
déclaration qu'on contrôle, soit à une taxation administrative arbi-
traire. M. Doumer ne répudiait pas ces conséquences : il n'en est pas
de même de ses successeurs. Devant les protestations qu'ils ont sou-
levées, et les critiqpies qu'ils ont provoquées, ils ont reculé peu à
peu. Ils ont conservé pour les électeurs ce mot d'impôt global, qui
avait eu prise sur leurs esprits, au moins dans certaines régions ; mais,
en fait, ils ont commencé à admettre la distinction entre les diverses
sources de revenus. Dès lors, que devenait le principe de la globa-
lité? A mesure qu'ils remaniaient leurs projets primitifs afin de les
rendre plus acceptables, les radicaux ont renoncé aux principes d'où
ils étaient partis. Autant qu'on peut comprendre la déclaration minis-
térielle, il ne s'agit plus aujourd'hui de l'impôt sur le revenu qu'avait
proposé M. Doumer, mais de l'impôt sur les revenus qu'avaient pré-
paré MM. Burdeau et Ribot. Dans notre système fiscal actuel, il y a
le germe d'un impôt général fondé sur les signes extérieurs de la -j
richesse : c'est l'impôt personnel mobilier, et celui des portes et |
fenêtres. On les conserve, en changeant leur nom et en modifiant leur
assiette. C'est un abandon complet du programme initial. Nous ne
reprochons pas aux radicaux d'avoir abandonné ce programme, mais
seulement de ne l'avoir pas dit plus tôt. Ils ont fait leur campagne
électorale sur un mensonge. Ils ont donné aux électeurs naïfs des
espérances qui ne peuvent pas se réaliser. Bien plus, ils renoncent
maintenant, ou du moins ils paraissent renoncer à la progression,
puisqu'ils ne parlent plus que de dégression. Si l'on entend par dé-
gression, une modération de taxe pour les contribuables les moins for-
tunés, ce n'est plus là un principe, mais c'est un expédient pratique,
sur lequel on peut se mettre d'accord. Et surtout ce n'est pas une
chose nouvelle. Si, au contraire, par dégression, on entend la môme
chose que par progression ; si on se contente de prendre le fait à
rebours pour arriver au même résultat ; si, au lieu d'adopter l'échelle
ascendante, on adopte l'échelle descendante ; si l'on change seulement
un adjectif dans l'espoir d'égarer une majorité complaisante ou défail-
lante, alors on crée une équivoque nouvelle, et, cette fois, c'est à l'esprit
de la Chambre qu'on cherche à faire illusion. Il y a encore trop d'obscu-
rités, en tout cela, pour qu'on puisse dès aujourd'hui porter un juge-
ment définitif. Le ministère Brisson a tenu le langage des modérés;
mais ses projets de loi seuls nous éclaireront, lorsqu'il les déposera,
sur ses intentions véritables. Il a pris le temps de réfléchir, de son-
REVLE. — CIIUOMOLE. 489
der le terrain, d'éprouver les résistances. Le projet de loi sur les
quatre contributions est identique à celui des années précédentes :
l'impôt personnel-mobilier et l'impôt des portes et fenêtres y figurent
eux-mêmes dans les mêmes conditions qu'autrefois. Nul ne peut dire
ce que sera l'avenir, et M. Brisson y serait peut-être aussi embarrassé
que nous; mais, pour le moment, il a jugé ne pouvoir subsister qu'à
la condition expresse de parler et d'agir comme ses devanciers. Il
était difficile de donner une démonstration plus éclatante à ce fait,
d'ailleurs incontestable, que le programme radical n'a pas de majo-
rité au Palais-Bourbon. Pour en avoir une, les radicaux sont obligés
de l'abandonner.
Dès lors, on se demande ce qu'ils sont venus fau^e au pouvoir, et
c'est une question à laquelle il est difficile de se faire à soi-même une
réponse satisfaisante. Nous ne voulons pas revenir sur les détails de la
crise ministérielle : ils sont déjà un peu anciens. On nous permettra
néanmoins d'y signaler une innovation qui n'est pas très heureuse. C'est
la première fois que le chef de l'État a donné à des hommes politiques
chargés de former un ministère ce qu'on a appelé dans la presse un
mandat Umité, et c'est la première fois que des hommes politiques ont
accepté un mandat dans des conditions aussi étroites. Jusqu'à ce jour
un homme pohtique, après avoir causé avec le chef de l'Etat et lui avoir
fait connaître ses vues, était chargé purement et simplement, si ses
vues inspiraient confiance, de former un cabinet à ses risques et périls.
Le chef de l'État irresponsable n'allait pas plus loin ; il se gardait bien
d'indiquer lui-même ce que devrait être la combinaison à laquelle il
convenait de s'arrêter. C'est pourtant ce qui est arrivé avec deux des
hommes pohtiques que M. Félix Faure a fait appeler à l'Elysée,
M. Sarrien et M. Peytral. 11 les a chargés de former, s'ils pouvaient y
réussir, un ministère de concihation, mais rien qu'un ministère de
conciliation. S'ils y échouaient, et s'il fallait en venir à un ministère
homogène, M. le Président de la République avait d'autres candidats
pour le constituer. M. Sarrien et M. Peytral se sont usés en efforts in-
fructueux. Peut-être n'est-ce pas ainsi qu'il faut parler pour être tout à
fait exact. MM. Sarrien et Peytral ne se sont pas uses, puisqu'ils font
partie l'un et l'autre du ministère actuel, et les efforts du second n'ont
été infructueux que parce qu'il l'a bien voulu. Il ne dépendait que de lui
de faire un ministère de conciliation avec deux ou trois progressistes,
égarés, à la vérité, et un peu en rupture de ban. mais qui n'étaient pas
les premiers venus. Quand il s'est vu sur le point de conclure, il a
imaginé lui-môme un empêchement à sa combinaison, et s'est em-
490 REVTE DES DEUX MONDES.
pressé d'en faire part à M. le Président de la République. Pourquoi
celui-ci n'a-t-il pas chargé alors M. Peytral lui-même de faire un mi-
nistère comme il l'entendrait? Pourquoi n'en avait-il pas chargé au-
paravant M. Sarrien? Pourquoi a-t-il eu recours à M. Brisson? Mystère,
profond et obscur mystère I II serait impossible d'en trouver la clé
dans les manifestations parlementaires. La Chambre nouvelle n'en
avait pas encore fait beaucoup; le temps lui avait manqué pour cela;
cependant elle en avait fait trois contre M. Brisson. M. Brisson était
jusqu'alors le seul homme qui eût été mis en minorité par elle. Per-
sonne n'aurait pu imaginer que cela même le désignerait aux préfé-
rences de M. le Président de la République. Si les scrutins pour l'élec-
tion présidentielle avaient tourné autrement, et si M. Paul Deschanel,
au lieu d'être trois fois élu, avait été trois fois battu, on aurait été
stupéfait de voir M. le Président de la République lui confier le soin de
faire un cabinet. Nous pensons même que, par convenance person-
nelle, M. Deschanel aurait refusé d'entrer dans aucun, quand même
on lui aurait demandé de le faire. Faut-il croire que, lorsqu'il s'agit des
radicaux, il n'y a plus aucune règle, et que ce qui serait une contre-
indication à l'égard des autres devienne une investiture pour eux?
Même en admettant l'opportunité, — que nous nions, — de constituer
aujourd'hui un gouvernement radical, M. Brisson était le moint^ qua-
lifié de tous pour le présider. Il ne s'agit pas de l'homme ici; M. Bris-
son ne nous déplaît pas plus qu'un autre ; mais le choix qui a été fait
de lui montre une fois de plus qu'après avoir tenu peu de compte des
manifestations électorales du pays, on n'en a pas tenu davantage des
manifestations parlementaires de la Chambre. Et cela n'est pas sans
gra^dté.
L'avènement des radicaux n'est donc, à aucun degré, celui d'une
poUtique. Il vaudrait mieux pour les progressistes avoir en face d'eux
une politique franche et avouée, parce qu'ils pourraient la combattre
franchement et ouvertement : mais les choses ne se présentent pas ainsi.
Les radicaux se sentent impuissans à appliquer leur programme et ils
y renoncent avec la désinvolture la plus dégagée. Seulement, ils se
réservent de remanier l'administration, d'y opérer de larges vides et
d'en faire profiter leurs amis. Le lendemain des élections semble de-
voir être une véritable curée. Déjà les socialistes, dont le ministère
actuel ne peut pas plus se passer que ne le pouvait jadis le ministère
Bourgeois, dictent impérieusement leurs conditions et réclament leur
part du gâteau. Ils reprochent avec amertume à M. Brisson et à ses
collègues l'abandon de toutes leurs idées. Eh quoi! il faudra renoncer
REVUE. CHRONIQUE. 491
à l'impôt sur le revenu ; il faudra renoncer à la revision de la Consti-
tution ; il faudra renoncer à toutes les réformes promises et que le
pays attendait, disait-on, avec une si \âve impatience 1 Les socialistes
protestent; puis ils se résignent. Ils le font môme avec plus de facilité
qu'on n'aurait pu s'y attendre ; mais ils demandent ou plutôt ils exigent
des satisfactions de personnes. Ils veulent des révocations. Ils reven-
diquent des places. Nous ne savons pas dans quelle mesure on se sou-
mettra à leurs exigences, mais il faudra bien faire la part du feu. Au
surplus, les socialistes ne sont pour le ministère que des amis du se-
cond degré : il y a les amis du premier, les radicaux sortis tout bouil-
lans de la lutte électorale, et ceux-ci sont plus exigeans encore. Ils
ont des vengeances à exercer, grand plaisir pour ces demi-dieux d'un
jour. Ils parlent d'exemples à faire, d'expiations à infliger, et quand
même M. Brisson, par un scrupule qui l'honorerait, voudrait résister
à la poussée qui s'exerce sur lui de toutes parts, il sera iné\atable-
ment entraîné. Il faut s'attendre à des coupes profondes dans l'admi-
nistration préfectorale. Dès lors, et à moins d'arriver dans l'avenir à
de promptes et à de larges réparations, bien imprudens et bien mal-
adroits seraient les agens du gouvernement qui mettraient désormais
quelque fidélité, et surtout quelque zèle à le ser\dr I C'est la consé-
quence de la grande faute qui vient d'être commise. Il y a quelque
chose de coupable à avoir livré toute l'administration politique aux
adversaires de la veille, d'autant plus enfiévrés des ardeurs de la
bataille qu'ils n'en sont pas sortis vainqueurs. S'ils l'avaient été, peut-
être aurait-il fallu s'incliner. Ce qui est inexplicable, c'est qu'on ait
pris ce parti sans aucune espèce de nécessité et par une sorte de dilet-
tantisme politique. Nous avons déjà fait une première épreuve d'un
ministère radical, et U en est résulté un mal immense pour le pays ;
de là est venu le désordre qui est encore dans les esprits ; toutefois, ce
désordre, M. Bourgeois n'avait pas eu le temps de l'introduire dans les
faits. C'est sans doute pour réparer cette omission que M. Brisson a
été mis à la tête du gouvernement. Il n'y avait, en 1896, aucune bonne
raison d'appeler M. Bourgeois aux affaires; mais il faut bien recon-
naître que la majorité des modérés, lassés, fatigués, un peu désem-
parés, estimaient alors devoir faire cette expérience qui leur a coûté
si cher. Leur sentiment, aujourd'hui, n'était pas le même. Ils avaient
sans doute l'ingénuité de croire à la conciliation, dont les radicaux
parlaient aussi sans en vouloir ; mais ils étaient très loin de s'at-
tendre à un gouvernement purement radical. C'est une dure épreuve
qu'on leur impose : plusieurs commenceront par y succomber, ne
492 REVUE DES DEUX MONDES.
fût-ce que par surprise. La majorité de 86 voix, obtenue par M. Bris-
son, ne s'explique pas autrement. Pour le pays, c'est un trouble pro-
fond. Un paj^s, et surtout une administration, ne résistent pas long-
temps à ce régime d'alternance, à échéances courtes et rapides. De
pareilles secousses ne peuvent être légitimées que par des réformes
qui, arrivées à l'état de maturité, s'accomplissent enfin et, au prix de
quelques sacrifices individuels, augmentent le bien-être général. Mais
on n'avait pas besoin de M. Brisson pour exécuter les réformes de
M. Burdeau et de M. Ribot. L'opinion désorientée cherchera en vain la
morale de ces événemens : il n'y en a pas.
Le conflit hispano-américain est entré dans une phase nouvelle.
Nous n'en avons pas parlé depuis assez longtemps, parce qu'on avait
beau regarder tous les points de l'horizon, on ne voyait rien venir.
Mais, depuis quelques jours, il n'en est plus de même.
La guerre déclarée parles Étals-Unis avait été insuffisamment pré-
parée par eux, et il leur a fallu de longues semaines pour se mettre
en état de lui donner une impulsion décisive. Le résultat final n'était
d'ailleurs douteux pour personne : seule, l'Espagne pouvait ou voulait
se faire des illusions que les lenteurs de l'ennemi lui ont permis de
conserver jusqu'à ce jour. Les États-Unis avaient une telle supério-
rité de ressources, en prenant le mot dans son acception la plus
étendue, qu'ils devaient inévitablement l'emporter. Les Espagnols ont
succombé, et les efforts qu'ils pourront faire encore ne les relèveront
pas de leur chute. Toutefois, ils se sont battus d'une manière digne de
leurs ancêtres, et l'armée américaine ne s'attendait pas à la résistance
qu'elle a rencontrée. Le général Shafter ne l'a que trop montré par
l'imprudence avec laquelle il a attaqué Santiago, sans attendre des
renforts dont il croyait pouvoir se passer. Il a perdu beaucoup de
monde, et il n'a pas encore pris la ville. Il la prendra : ce n'est qu'une
question de jours, peut-être une question d'heures; mais les Espa-
gnols, dans leur détresse, auront eu au moins la satisfaction d'avoir
suspendu le cours de la destinée.
Nul n'avait pressenti, au début de la guerre, l'importance que de-
vait acquérir Santiago. Il n'y avait aucune raison pour que ce point de
Cuba dévint plutôt qu'un autre le lieu de concentration des principales
forces de l'Espagne et des États-Unis. C'est l'amiral Cervera qui, en le
choisissant pour refuge de sa flotte, y a attiré non seulement la flotte,
mais encore l'armée de débarquement américaines. Tout, depuis lors,
y a naturellement convergé. On ne s'explique pas très bien quel a été
REVUE. CHRONIQUE. 493
le but de l'amiral espagnol en se réfugiant dans la rade de Santiago. 11
n'aurait dû y entrer qu'à la condition d'en sortir au plus vite, car il
était facile de prévoir qu'au bout de très peu de jours, il y serait her-
métiquement bloqué. L'amiral a eu près d'une semaine pour re-
prendre le large : pourquoi ne l'a-t-il pas fait? La seule explication
qu'on puisse admettre est que l'état de ses machines ne le lui permet-
tait pas, et alors il faut le plaindre de s'être v^u condamné à la plus
douloureuse immobiUté. Au dernier moment, lorsque la ville a été
sérieusement menacée du côté de la terre et qu'on a pu la croire sur
le point de tomber entre les mains de l'ennemi, l'amiral Cervera a tenté
une sortie coûte que coûte. 11 ne pouvait pas se méprendre sur le dan-
ger, sur la témérité d'une pareille tentative, dans les conditions où il
l'opérait ; mais, à rester dans la rade, le danger n'était pas moindre, sans
qu'aucune témérité le relevai. L'amiral Cervera a risqué le tout pour le
tout. Il a jugé le moment venu de s'abandonner à la fortune, bonne ou
mauvaise. Il a pensé que, si les chances lui étaient favorables, peut-être
sauverait-il quelques-uns de ses vaisseaux, tout en perdant les autres. Le
malheur s'est acharné contre lui, et ses dernières espérances ont été dé-
çues. On a beaucoup parlé, depuis quelques jours, de l'invincible Armada
de Philippe II et du désastre qui l'a anéantie : toutes proportions gardées,
il y a eu, en effet, quelque chose d'analogue dans la fatalité qui a pesé
sur l'amiral Cervera, avec la différence que c'est lui-même qui a pris le
parti d'échouer ses vaisseaux sur les côtes et de les détruire. Il ne
reste presque plus rien de la flotte qu'il commandait, et le nombre de
ses morts a été considérable. Les Américains, au contraire, n'ont
fait aucune perte dans cette circonstance ; leurs dépêches assurent
qu'ils n'ont eu qu'un homme de tué. Les voilà maîtres de la mer, et
Cuba, ne pouvant plus recevoir aucun appui du dehors, est comme une
ville assiégée qui, si elle n'est pas secourue, doit inévitablement suc-
comber.
L'Espagne avait deux flottes, celle de l'amiral Cervera et celle de
l'amiral Camara. La seconde subsiste, mais elle est bien loin, et il est
probable qu'on ne la verra jamais dans la mer des Antilles. Son his-
toire, en un sens, n'est pas moins triste que celle de l'autre. Il a fallu
longtemps, trop longtemps, pour la ravitailler et la mettre en mouve-
ment. En attendant, la situation empirait aux Philippines, et, au bout
de quelques jours, le général Augustin la présentait comme désespérée :
à moins qu'on ne lui envoyât rapidement des secours, il ne répon-
dait plus de rien. L'amiral Camara est parti de Cadix; il a traversé la
Méditerranée ; il s'est engage dans le canal de Suez, se dirigeant sur Ma-
494 REVUE DES DEUX MOiNDES.
nille. On sait les difficultés qu'il a rencontrées de la part du gouvernement
égyptien, qui lui a refusé du charbon pour continuer sa route. Jamais
situation n'a été plus mêlée de perplexité et d'angoisse que la sienne.
Il a dû s'arrêter; mais ce n'est pas tant encore le défaut de charbon
^ui l'a paralysé, que l'incertitude de ce qui se passait derrière lui. La
flotte de Santiago une fois détruite, les Américains ont réuni quelques
navires pour une destination inconnue. Inconnue, soit; et pourtant fa-
cile à de\iner. Il est naturel que les Américains, aujourd'hui qu'il n'y
a plus un navire ennemi dans la mer des Antilles, menacent directe-
ment les rivages continentaux de l'Espagne. On comprend que le gou-
vernement de Madrid ait donné l'ordre à l'amiral Camara de rebrousser
chemin et de venir au plus \'ite couvrir la patrie en danger. Ne faut-il
pas aller au plus pressé, et pourvoir au péril le plus imminent ? Mais
qu'est-ce que cela signifie, sinon qu'après avoir virtuellement perdu
Cuba par la destruction de la flotte de l'amiral Cervera, l'Espagne, par
le rappel de la flotte de l'amiral Camara, abandonne définitivement les
Philippines à leur malheureux sort, et ne songe plus qu'à sa propre
sécurité? Dans l'état où elle se trouve, elle ne saurait faire autrement,
tenir une autre conduite. A son tour, elle peut dire que tout est perdu,
fors l'honneur.
La situation est telle que, dans la presse européenne, le mot de
paix vient instinctivement sous toutes les plumes. L'Espagne a éxi-
demment épuisé les chances que la guerre pouvait lui réserver, et
la sagesse politique lui conseille aujourd'hui de mettre fin à des hos-
tilités dont elle n'a plus rien à espérer. La disproportion des forces
entre les deux belligérans est trop évidente pour qu'il soit permis
d'espérer un retour de fortune. 11 paraît impossible que le gouverne-
ment espagnol, composé d'hommes de bon sens, conserve à ce sujet la
moindre illusion. Sans doute, c'est une épreuve cruelle qui s'impose
au patriotisme de M. Sagasta; M. Canovas a été plus heureux, d'être
soustrait par la balle d'un assassin à cette douloureuse extrémité; mais
le devoir est là. Il consiste à sauver de l'Espagne tout ce qui peut en-
core en être sauvé et de l'empêcher de tomber dans une ruine com-
plète, radicale, irrémédiable. Quelque désespérées que soient ses
affaires, elle peut prolonger la résistance pendant quelque temps en-
core. Son armée à Cuba est vaillante et aguerrie; elle peut disputer
pied à pied la grande île aux Américains et la leur faire acheter au
prix de beaucoup de sang et de sacrifices. La défense de Santiago
montre ce que les Espagnols sont encore en mesure de faire. Mais
après? Ils finiront toujours par succomber, et alors les Américains
REVUE. — CHROMQLE. 49o
ne manqueront pas de leur imposer des conditions plus dures. Certes,
les Espagnols déploient un beau courage ; s'ils ont, commis des fautes
dans leur politique coloniale, — et ces fautes sont graves! et elles
datent de loin ! — ils les ont, moralement, presque réparées par la ma-
nière dont ils les expient; mais qu'altendent-ils désormais? Ils ont
cru, pendant quelque temps, que des complications générales pour-
raient se produire et qu'ils en tireraieut avantage. L'arrivée d'une
escadre allemande dans les eaux des Philippines leur a donné une
espérance passagère, dont il ne reste rien aujourd'hui. Aucun secours,
même le plus indii^ect, ne peut plus venir du dehors.
L'Espagne en est au point où il faut prendre -virilement son parti
de ce qui est iné\itahle. Au reste, si l'on refuse encore de s'en rendre
compte fi Madrid, où l'on commence à parler d'une crise ministérielle,
il n'en est pas de même sur toute l'étendue de la Péninsule. Dans
des provinces entières, riches autrefois, aujourd'hui ruinées, dans la
Catalogne par exemple, on ne cache pas le désir do la paix; on com-
mence ^même à l'exprimer avec force, et peut-être demain essaiera-
t-on d'en imposer la réalisation. Quelque résolution qu'adopte le
gouvernement, il soulèvera des critiques, des protestations, probable-
ment même des colères, des menaces et des dangers. S'il est paci-
fique, U aura demain contre lui les carlistes et les républicains, qui
poussent à la guerre à outrance. S'il continue d'être belliqueux, il aura
après-demain contre lui la partie la plus considérable et peut-être la
plus saine de la population. C'est à lui de choisir, et nous souhaitons
qu'il le fasse en se plaçant au seul point de vue des intérêts profonds
et pernianens du pays.
Il n'est pas douteux, — et d'ailleurs la déclaration en a été faite en
termes formels — que si l'un ou l'autre, et surtout si l'un et l'autre
des belligérans croyaient pouvoir plus facilement mettre fin à leur
querelle en recourant aux bons offices de l'Europe, il suffirait d'un
signe pour les obtenir. Mais encore faudrait-il que ce signe fût fait.
Aucune puissance ne serait assez imprudente pour olïïir une mû
diation qu'on ne Im demanderait pas. Au surplus, les États-Unis et
l'Espagne aimeront peut-être mieux faire la paix directement, sans
recourir à un intermédiaire. Il serait délicat de s'engager dans des
conseils à ce sujet. Le seul qu'on puisse donner est celui de faire
la paix. Ici, nous ne craignons pas de nous tromper sur le bien commun
de l'Espagne et des États-Unis : quant à savoir piu' quel procédé la
paix devra être rétablie, c'est à eux de le dire. Le meilleur est cehd
qui aboutira le plus vite. Assez de sang a coulé pour mettre l'honneur
496 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'Espagne hors de cause, et celui qui coulerait encore ne serait
d'aucun profit pour ses intérêts.
M. Buffet ^^ent de mourir, après une carrière longue et bien remplie.
Le Sénat, auquel il faisaithonneur, a levé sa séance en signe de deuil :
c'est un républicain qui en a fait la proposition, aux applaudissemens
de toute l'Assemblée. Une telle manifestation a été d'autant plus signifi-
cative qu'elle n'est pas dans nos mœurs parlementaires; mais il serait
désirable qu'elle y entrât. M. Buffet a joué un grand rôle politique. Le
moment ne serait pas opportun pour juger ce rôle, qui soulèverait
inévitablement des appréciations contradictoires. Il est un point, au
contraire, sur lequel tout le monde est d'accord : c'est que M. Buffet,
doué d'un très grand talent et d'une volonté très forte, s'est consacré
avec un désintéressement absolu à la cause qu'il croyait juste et vraie.
Même au milieu des passions déchaînées autour de lui, et qu'il par-
tageait lui-même, il inspirait du respect à ses adversaires. Nul n'a
porté plus haut la probité pohtique.
M. Buffet appartenait à une école aujourd'hui passée de mode, et
nous ne pouvons pas songer à lui sans rappeler nos observations du
commencement de cette chronique. Il croyait qu'on ne devait arriver
au pouvoir que pour y appliquer ses idées. Jamais il n'a dissimulé son
drapeau; jamais U n'a amoindri ou tronqué son programme. Ce qu'il
était, il l'était tout entier. Peut-être a-t-il été plus modéré et plus in-
dulgent dans l'opposition qu'il ne l'avait été au gouvernement. De là
l'uiiité de sa vie, une des plus honorables de notre histoire parlemen-
taire, une de celles dont un parti peut le plus justement s'enorgueUhr.
Nous n'avons pas voulu le laisser disparaître sans saluer sa mémoire,
et sans rendre hommage à l'exemple qu'il a donné.
Francis Cuarmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brlnetière.
LE
CONCERT EUROPÉEN
A ne voir les choses qu'à la surface, l'état de l'Europe, en
cette fin de siècle, n'était certes pas, naguère, pour alarmer les
esprits même les plus timorés. Dans un ensemble harmonieux
qui avait tous les caractères d'un concert bien ordonné, empe-
reurs, rois, présidens, tous les chefs d'État saisissaient, avec un
égal empressement, toutes les occasions qui leur étaient offertes
pour témoigner de leurs intentions pacifiques et affirmer que la
tranquillité du continent européen n'avait jamais été plus ferme-
ment assurée.
Au cours de sa dernière apparition à Saint-Pétersbourg, l'em-
pereur Guillaume, répondant à un toast courtois, mais rapide,
de l'empereur Nicolas, le remerciait longuement de la réception
« si cordiale et si grandiose qui lui était faite, » et il ajoutait :
« Je puis, avec confiance, jurer de nouveau, à Votre Majesté, —
et en faisant ce serment j'ai, je le sais, tout mon peuple derrière
moi, — que j'aiderai de toutes mes forces Votre Majesté à accomplir
la grande œuvre tendant à conserver la paix aux peuples, et que
je prêterai aussi à Votre Majesté mon appui le plus énergique
contre quiconque essayerait de troubler ou de rompre la paix. »
A la fois conciliant cL comminatoire, bien qu'inusité dans les
relations personnelles des souverains qui ne se doivent récipro-
quement aucun serment, ce langage n'a surpris personne ; le
prince qui l'a tenu a, de longue date, habitué son auditoire eu-
ropéen à l'entendre exprimer, avec abondance et précision, ses
senti mens et sa volonté. D'autre part, il serait dii'licile de mécon-
naître qu'il ne pouvait offrir un gage plus solennel de sa ferme
TOMK CXLVIII. — 1898. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
résolution de fortifier l'harmonie entre les puissances; venant
de l'allié de l'Autriche et de l'Italie, du maître tout-puissant de
l'Allemagne, de semblables affirmations, formulées en ces termes,
étaient bien propres, on ne saurait en disconvenir, à satisfaire
les amis de la paix.
Peu de jours après, le Président de la République française,
revenant précisément de Saint-Pétersbourg où avait retenti la
parole de l'empereur Guillaume, était accueilli et fêté à Paris par
les notabilités de l'industrie ou du commerce français, et il mani-
festait à son tour une entière confiance dans la sécurité des rela-
tions internationales; il conviait son auditoire à étendre au loin,
en toute sécurité, le réseau de ses entreprises. « Notre démo-
cratie, disait-il notamment, a su établir que nos institutions ré-
publicaines... garantissent la paix à l'intérieur et assurent au
dehors la continuité des vues et des desseins sans laquelle rien
ne se fonde de solide et de durable... Sans perdre un instant,
ajoutait-il, élancez-vous donc à la conquête de marchés nouveaux.
Fondez à l'étranger de nombreux comptoirs et favorisez l'émigra-
tion des capitaux. Hâtez-vous enfin de diriger, vers des régions à
peine connues, encore inexplorées, les efforts individuels et les
initiatives privées. C'est bien servir la patrie que de faire con-
naître, aux peuples qui séveillent à la civilisation, le génie si
fécond de notre race laborieuse... » C'était dire aux représentans
du travail, aux organes de l'ordre économique : consacrez tous
vos soins à des entreprises lointaines, engagez-y votre fortune, et
soyez sans crainte, rien ne surviendra qui puisse vous alarmer et
mettre vos intérêts en un grave péril ; la sécurité nécessaire au
succès de vos tentatives vous est garantie; c'était, en somme, ex-
primer hautement et sans réserve la conviction que la stabilité
de l'ordre en Europe ne courait aucun risque sérieux.
Jusqu'à ce moment, rien n'autorise à penser que ce langage
puisse être considéré comme prématuré ou téméraire, si troublé
que soit l'horizon politique par des compétitions qui peuvent de-
venir redoutables. Au contraire, partout où d'autres princes,
d'autres chefs d'Etat ont adressé la parole aux peuples dont ils di-
rigent les destinées, on a recueilli l'expression nette et ferme de
la même confiance, des mêmes assurances, et quiconque n'envi-
sage les choses qu'en tenant compte des déclarations officielles
doit se persuader que l'avenir se présente sous les couleurs et
dans des conditions satisfaisantes. Dans cette conviction les grands
LE CONCERT EUROPÉEN. 499
Étals n'ont rien négligé pour ouvrir, soit on Afrique, soit en Asie,
des voies nouvelles à l'activité industrielle et commerciale. On a
été si loin dans cet ordre de faits, qu'il en est résulté une sorte de
concurrence préjudiciable au bon accord des gouvernemens.
Leur attention a d'ailleurs été sollicitée par d'autres obligations
d'une actualité plus impérieuse. 11 a plu aux Turcs, conduits par
la haine et le fanatisme, d'ouvrir une ère nouvelle de sanglantes
hécatombes, et l'éternelle question d'Orient s'est redressée de nou-
veau devant l'Europe avec ses dangers et ses complications
éventuelles. Pour les conjurer, les puissances ont dû s'entendre, se
rapprocher, et elles en sont venues à reconstituer le concert eu-
ropéen que M. de Bismarck avait mis en pièces en dédaignant ses
règles salutaires.
Comment les cabinets se sont-ils acquittés de la tâche qu'ils
se sont imposée dans un dessein si louable ; à quels résultats ont
conduit leurs efforts communs ; et ont-ils réalisé les espérances
que leur entente avait permis de concevoir? Quels obstacles ont-ils
rencontrés; et ont-ils, tous également, entrepris de les surmonter?
Voilà ce que nous voudrions examiner avec une entière impartia-
lité. L'entreprise est téméraire, mais nous avons la confiance qu'on
nous pardonnera de l'aborder en raison du grand intérêt qui s'y
rattache.
L^ contrée géographiquement dénommée VA7;m('me a subi,
depuis longtemps, l'injure de la domination étrangère. Dans les
temps modernes, elle n'a jamais constitué, comme l'écrivait notre
ambassadeur à Constantinople, un État limité par des frontières
naturelles ou défini par des agglomérations dépopulation, comme
la Grèce ou la Bulgarie. Elle compte aujourd'hui trois maîtres.
La partie orientale est unie à la Perse. La Russie a annexé à ses
provinces du Caucase la portion septentrionale. Dans celle qui
relève encore de l'autorité du sultan, les Arméniens sont, par-
tout, mélangés aux musulmans. Au cas où Ton proposerait, dit
encore M. Cambon, la création d'une Arménie, il serait presque
impossible de fixer l'orientation de ce nouvel État (1).
Mais, si l'autonomie de l'ancienne Arménie a cessé d'être une
(1) Livre Jaune, p. H.
500 REVUE DES DEUX MONDES.
réalité, l'esprit national des Arméniens a survécu à tous les par-
tages, à toutes les dominations, grâce surtout à la foi religieuse,
conservée parmi toutes les populations chrétiennes de l'Orient,
comme un lien qui a maintenu, en un groupe étroitement uni et
irréductible, les difîérentes races orthodoxes. Ce sentiment opi-
niâtre a éveillé, toutes les fois que les circonstances l'ont permis,
des aspirations patriotiques, qui sommeillaient sans jamais s'en-
dormir. C'est ainsi que les Arméniens, au congros de Berlin^
plaidèrent passionnément leur cause et qu'ils obtinrent l'inser-
tion, au traité de paix, d'une clause sur laquelle nous aurons à
revenir et qui leur garantissait une situation sensiblement amé-
liorée. Ce premier succès détermina les plus ardens d'entre eux à
s'organiser pour la défense de leurs intérêts. C'est vers 1885,
lisons-nous encore dans la dépêche de M. Cambon, qu'on entendit
parler, pour la première fois en Europe, d'un mouvement armé-
nien. Les Arméniens dispersés en France, en Angleterre, en Au-
triche, en Amérique s'unirent pour une action commune; des
comités nationaux se formèrent; trouvant à Londres un accueil
sympathique, ils s'y établirent pour se livrer à une active propa-
gande sous la protection de la Société évangélique et avec l'as-
sistance du parti libéral qui était alors au pouvoir.
Cette tentative alarma le sultan et exaspéra ses coreligion-
naires. Il n'en fallut pas davantage pour provoquer une sanglante
persécution que tout bon musulman jugeait urgente. Pendant
l'automne de 1894,1e bruit se répandit en effet à Constantinople
que des villages arméniens, dans le district de Sassoun, avaient
été pillés et incendiés par les Kurdes, avec le concours des
troupes turques, et que les habitans avaient été impitoyable-
ment passés au fil de la baïonnette. Bientôt ces faits n'étaient
guère plus contestables. L'émotion fut vive sur les bords du Bos-
phore, habités par une nombreuse population arménienne ; notre
représentant s'en émut, et son collègue anglais manifesta l'inten-
tion d'envoyer un de ses collaborateurs sur les lieux, avec mis-
sion de s'enquérir du véritable état des choses. Bien renseigné,
Abd-ul-Hamid, laborieux et pusillanime à la fois, vit poindre
l'intervention de l'Europe dans la démarche annoncée de l'am-
bassadeur d'Angleterre. Il s'en inquiéta, et, dans un sentiment
facile à pénétrer, il demanda conseil à M. Cambon.
« Je lui ai fait répondre qu'il y avait certainement, écrit notre
ambassadeur le 14 novembre, des réformes à. introduire dans
LE CONCERT EUROPÉEN. 501
l'administration en Arménie, des actes coupables à réprimer, son
autorité souveraine à restaurer, son gouvernement à faire sentir;
qu'il n'avait rien à crairidre de l'enquête des agens anglais, si lui-
même se hâtait d'en confier une à des hommes considérables,
respectés, jouissant de sa confiance et d'une autorit*? suffisante
pour faire rentrer dans l'ordre les coupables, remettre les gens
et les choses à leur place (1). » Jugeant l'avis opportun et sage,
le sultan donna l'ordre de constituer une commission, qui devrait se
rendre sans retard sur le théâtre des événemens. Mais le musul-
man, chez Abd-ul-Hamid, doublé d'une nature craintive, redoutait
aussi bien le ressentiment de ses coreligionnaires que la colère
de l'Europe, et voici comment le journal officieux turc définissait,
le lendemain, l'objet de la mission que les commissaires otto-
mans allaient remplir : « lis se rendent, disait-il, dans la province
de Bitlis, pour se livrer à une enquête au sujet des actes crimi-
nels commis par des brigands arméniens qui ont pillé et dé-
vasté des villages (2). » C'était intervertir absolument les rôles,
et attribuer, aux victimes, les violences des assassins (3).
Cette étrange façon d'administrer la justice provoqua les plus
vives observations de la part de la diplomatie, à Constantinople.
Les ambassadeurs de France, d'Angleterre et de Russie en signa-
lèrent à la Porte, et directement au sultan lui-même, le caractère
odieux. On leur donna satisfaction, en leur offrant de se faire re-
présenter auprès de la commission d'enquête. Cette proposition fut
agréée et amena les agens de ces trois puissances à se concerter;
autorisés par leurs gouvernemens respectifs, ils s'unirent pour pro-
céder, en cette occasion, d'un commun accord; ils désignèrent
des délégués et ils les munirent d'instructions identiques.
(i) Liore Jaunie, p. 17.
(2) Ibidem, p. 18.
(3) Voici comment M. Meyrier, notre vice-consul à Diarbekir, résumait en ctlet
les informations qu'il avait rocueillies sur les événemens de Sassoim. " On m'as-
sure que, cernés de tous les côtés par un cordon de soldats qui enveloppaient la
montagne, les Arméniens ont été poursuivis à outrance et massacrés sans merci.
Très peu d'entre eux auraient pu s'édiapper; on parle de l 'iOO morts...
" Après avoir anéanti ces niallieuroux, les Kurdes et les Ilainidiés se sont portés
sur les villages arméniens, situés au bas delà montagne, et les ont pillés et incen-
diés. On dit fpi'ils se sont livrés à Imites sortes d'atrocités sur la population chré-
tienne du pays, tuant les vieillards et les enlans, enlevant les lilles et allant jusqu'à
couper le ventre des femmes enceintes; environ ITJOO personnes auraient péri,
.10 villages auraient été Ijrùlés, et 'lOfl fennnes enlevées. On rapporte ce fait ipie
200 de ces dernières, délivrées par le muchir, auraient tenté di' <c noyer pour ne
pas survivre à leur déshonneur. » Livre Jaune, p. 16.
502 REVUE DES DEUX MONDES.
Il serait superflu de dire que, par la façon dont ils étaient
conduits, les travaux de la commission donnèrent lieu à d'éner-
giques représentations de la part des trois ambassadeurs, exacte-
ment renseignés, cette fois, par la correspondance de leurs agens
respectifs. Pour donner la mesure de la partialité et de la mauvaise
foi des commissaires de la Porte, il nous suffira de reproduire un
extrait de la dépèche que M. Cambon écrivait, le 2 mai 1895, quand
déjà l'instruction se poursuivait depuis plusieurs mois. « Ils (les
délégués des trois ambassadeurs) s'accordent à affirmer, et ils en
citent plusieurs exemples, que les autorités locales exercent une
pression continuelle sur l'enquête; les témoins venus de la con-
trée avoisinante sont placés, dès leur arrivée à Moùcli, sous la
surveillance de la police, qui se charge de les loger, de les nourrir
et de leur dicter leurs déclarations. Plusieurs d'entre eux se sont
rétractés après une seule nuit passée entre les mains de la police;
d'autres, qui avaient maintenu leurs dires, ont été arrêtés par la
suite... Nombre de ceux qui manifestent l'intention de venir
déposer sont retenus, par l'autorité, dans leurs villages, et, malgré
les assurances que le sultan nous a fait répéter, la liberté de
l'enquête est à peu près nulle. »
Devant cet état de choses, il n'existait plus qu'un moyen
d'arriver à la constatation des faits articulés à la charge des
Kurdes et de l'armée turque; les ambassadeurs y recoururent, en
exigeant que la commission, assistée ou suivie des délégués, se
rendît sur les lieux, qui parleraient peut-être plus librement, dans
le silence du sépulcre, que les témoins entendus à Moiich. Après
cette enquête locale, M. Cambon put mander à Paris : « La des-
truction et l'incendie des villages ne sont plus douteux; le mas-
sacre des habitans est clairement démontré par les ossemcns et
les cadavres mutilés qui se trouvent encore dans les fossés de
Guéliguzan (1). » — Commissaires et délégués furent rappelés à
Constantinople. Ils étaient partis en décembre 1894 ; ils rentrèrent
en août 189o. Leurs travaux s'étaient prolongés pendant plus de
six mois, toujours ralentis et entravés par le mauvais vouloir du
sultan et de ses agens.
Ainsi se termina cette enquête, qui n'eut d'autre résultat que
(1) Livre Jaune, p. 00. — On trouvera, aux pages 96 et suivantes, le rapport
collectif des trois délégués européens, dans lequel sont exposées les manœuvres
des commissaires ottomans et où l'on verra, mis en pleine lumière, l'esprit de
partialité qui les a constamment animés.
LE CONCERT EUROPÉKX. 503
d'assurer l'impunité des coupables, sans réparation d'aucune sorte
pour leurs victimes. En résumé, le sultan, dès le premier mouve-
ment d'indignation provoqué en Europe par les massacres de
Sassoun, l'ut pris de défaillance; courant au plus pressé, il invo-
qua, nous l'avons vu, les conseils des agens diplomatiques accré-
dités auprès de lui, ceux de notre ambassadeur notamment, pour
conjurer le péril qui le menaçait. « Vous croyez, leur répondit-il,
qu'une enquête, loyalement conduite, satisfera le sentiment pu-
blic ; vous l'aurez incontinent et aucun crime ne restera impuni. »
Convaincu de s'être ainsi prémuni d'un côté, grâce à cette con-
cession qu'il se proposait de rendre vaine et stérile, il se persuada
que la population musulmane la lui reprocherait comme un acte
de félonie religieuse et nationale ; il se hâta de la rassurer en
faisant annoncer par son journal officiel que des actes coupables
avaient été commis, que les chrétiens en étaient les fauteurs et
qu'ils seraient châtiés.
Mais la dissimulation et la mauvaise foi sont des armes qui se
retournent contre les caractères pusillanimes ou pervers qui les
emploient. «Ces manières d'agir ne partent pas, a dit le moraliste
grec, d'une âme simple et droite, mais d'une mauvaise volonté et
d'un homme qui peut nuire : le venin des aspics est moins à
craindre (1). » L'enquête eut en effet pour résultat d'exaspérer
en Europe la confiance que le sultan croyait pouvoir abuser à
l'aide d'un simulacre de justice mal déguisé. Dès les premières
séances de la commission, il devint évident que ses travaux ne
donneraient nulle satisfaction ni aux chrétiens, ni aux puissances ;
que là n'était pas le remède attendu ; que les désastres inlligés aux
Arméniens resteraient impunis ; et qu'il était urgent, si on ne
pouvait remédier au passé, de leur préparer un meilleur avenir.
Aussi, les trois gouvernemens, qui étaient intervenus par voie de
conseil et de contrôle, jugèrent-ils que leur tâche devait surtout
avoir pour objet d'obtenir et de faire appliquer des réformes salu-
taires de nature à prévenir le retour de si lamentables catastrophes.
Ils n'en avaient pas seulement le devoir, ils en avaient le droit im-
prescriptible. La Porte le leur avait conféi-é dans tous les traités
consentis par ol!(> depuis le milieu de ce siècle jusqu'au congrès
de Berlin. En cette dernière occasion, elle s'est engagée «à réaliser,
sans plus tarder, les réformes qu'exigent, — dit l'article 01. — les
(1) Les Cavaclère.i de Théophrastc.
504 REVUE DES DEUX MONDES.
besoins locaux dans les provinces habitées par les Arméniens, et
à garantir leur sécurité contre les Circassiens et les Kurdes. — Elle
donnera, ajoute-t-il, connaissance périodiquement des mesures
prises à cet effet aux puissances qui en surveilleront l'application. »
La stipulation ne pouvait être libellée en termes plus absolus.
En 1894, dix-huit années s'étaient écoulées depuis que ces clauses
avaient été consacrées par l'assentiment unanime des puissances,
et le gouvernement turc n'avait tenu aucun de ses engagemens;
son abstention se traduisait par les massacres de Sassoun.
II
C'est ainsi que les cabinets de Londres, de Paris et de Saint-
Pétersbourg furent amenés à entrer dans une voie nouvelle, à
passer des paroles aux actes. Dès le mois de mars 1895, un
échange de pourparlers s'ouvrit entre eux. Pendant que lord
Kimberley s'expliquait à ce sujet avec notre ambassadeur en
Angleterre, le baron de Courcoi, de son côté le prince Lobanot
reconnaissait avec l'ambassadeur britannique en Russie, '< qu'il y
avait nécessité de faire quelque chose. » Poursuivant leurs expli-
cations, les trois gouvernemens furent bientôt d'accord pour in-
viter leurs représentans en Turquie à prc'-parcr un plan de réformes ;
ils se persuadaient que leur entente aurait raison de l'inertie et
du mauvais vouloir de la Porte. La lâche était ardue; il n'était pas
commode, en effet, de trouver la juste mesure des dispositions
propres, d'une part, à garantir les chrétiens contre la haine des
musulmans et les exactions des fonctionnaires, de l'autre, à mé-
nager l'autorité et les appréhensions du sultan. Les ambassadeurs,
cependant, se mirent courageusement à l'œuvre. Mais, comme il
fallait s'y attendre, comme l'espérait surtout le sultan, qui plaçait
sa confiance dans les dissentimens dont les puissances ont donné,
de tout temps, le spectacle àConstantinople, elles difféiêrent d'avis
sur plusieurs points. Ces discordances tenaient à des causes
qu'on nous permettra de rappeler rapidement.
A la suite des guerres qu'elle avait successivement entreprises
ou soutenues contre la Turquie, la Russie lui avait arraché,
lambeau par lambeau, toute la portion de l'ancienne Arménie
confinant à ses provinces du Caucase. A la paix de San Ste-
fano, elle en avait obtenu, avec le territoire qui en dépend, la
place forte de Kars, la principale défense de l'empire ottoman au
LE CONCERT EUnOPÉEN. 505
nord de ses possessions asiatiques. Depuis longtemps, la Russie
compte donc, parmi ses sujets, une nombreuse population armé-
nienne, qui, sous une domination rigoureuse, mais éclairée, a
grandement prospéré. Le gouvernement des tsars n'a rien négligé
pour provoquer une fusion entre ses nouveaux sujets et les anciens,
pour les « nationaliser » en quelque sorte. On a, dans ce dessein,
employé successivement la faveur et la contrainte. Le sentiment
religieux étroitement uni au sentiment national, si cher à toutes
les populations chrétiennes en Orient, rendit ces tentatives infruc-
tueuses.
Cependant les Arméniens, race laborieuse et intelligente,
amélioraient leur sort par l'agriculture et le commerce, grâce à
la sécurité dont ils n'avaient cessé de jouir depuis qu'ils rele-
vaient de la domination russe. L'aisance et même la richesse se
développant parmi eux, ils s'adonnèrent à la culture intellectuelle.
Ils ne se contentaient pas de multiplier les écoles; les plus for-
tunés envoyaient leurs cnfans s'abreuver aux grandes universités
en France, en Allemagne et même en Russie. Il se forma ainsi
une pépinière de jeunes esprits, également épris de science et de
patriotisme. L'idée d'une Arménie indépendante en séduisit un
certain nombre, auxquels se joignirent des adhérens sortis des
groupes restés soumis à l'autorité de la Porte. C'est de leurs
rangs que surgirent ces comités qui se constituèrent les propa-
gateurs du principe national. Nous avons dit l'accueil qui leur
fut fait à Londres et les mit en situation de développer leur action
et de l'exercer parmi les populations arméniennes. Ce mouvement
ne laissa pas la Russie indifférente; elle veilla et réussit à préve-
nir, sur son territoire, toute manifestation hostile ou dangereuse.
Mais on conçoit qu'elle ne se soit montrée nullement disposée à
favoriser la restauration d'un Etat arménien, et qu'elle ait borné
ses efforts, dans les négociations ouvertes à Gonstantinople, à
rétablir l'ordre en Asie, sans encourager des tentatives et des
espérances dont elle avait à redouter la contagion.
Les conditions dans lesquelles se trouvait placé le cabinet
britannique, en cette circonstance, étaient d'un tout autre carac-
tère. L'Angleterre avait contracté, par le traité, conclu avec la
Porte en 1878, qui lui avait livré la possession de l'île de Chypre,
l'engagement de garantir au sultan ses possessions en Asie Mi-
neure. Cette clause visait la Russie, qui venait précisément de
reculer ses frontières de ce côté au détriment de l'empireoltoman.
506 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour leur donner une couleur humanitaire, le cabinet anglais,
dans les arrangemens pris avec le sultan, avait, d'autre part, stipulé
« l'amélioration du sort des Arméniens. » Il se hâta d'occuper
Chypre, mais il ne tenta aucun effort pour remplir ses propres
engagemens. Une sorte d'apaisement ayant succédé à la guerre
russo-turque, il se contenta de cet état d'atonie passagère, et il se
renferma dans une complète abstention. Mais, aux premières ru-
meurs des persécutions sanglantes survenues au pied de l'Ararat,
l'opinion en Angleterre, préparée par les publications du comité
arménien, que soutenait la presse libérale, et mise en mouvement
par l'action de la Société évangélique, manifesta hautement son
indignation irritée, et somma le cabinetde M. Gladstone de remplir
son devoir. C'est sous cette vigoureuse impulsion que le cabinet
de Londres entreprit de se concerter avec la Russie et la France.
On conçoit dès lors qu'il s'y soit engagé avec d'autres vues et dans
d'autres desseins que ceux du gouvernement du tsar.
N'ayant rien à attendre et tout à redouter des complications que
pouvait amener la constante décadence de la Turquie, la France
devait faire obstacle à toute mesure destinée à porter atteinte à
un principe que toutes les puissances d'ailleurs se sont constam-
ment engagées à respecter : celui de l'intégrité de l'empire otto-
man, base de tous les arrangemens intervenus depuis que la
question d'Orient est devenue un péril permanent pour l'Europe.
Mais la France avait une autre tâche à remplir, digne de son
glorieux passé, et qui lui était imposée par une tradition sécu-
laire. Protectrice reconnue des établissemens charitables et édu-
cateurs que le catholicisme a fondés et qu'il entretient en Orient
sous la direction d'ordres religieux, la France a le droit, établi
par l'usage plus encore que par les traités, disons mieux, elle aie
devoir de leur garantir une entière sécurité. Nous sommes de
ceux qui pensent que le gouvernement de la République s'en est
acquitté dans les limites d'une légitime intervention.
Mais, dira-t-on, quel soulagement, quelle réparation le gou-
vernement français a-t-il procuré aux chrétiens qui ont survécu
aux carnages attestés par les ossuaires que l'on rencontre encore
à tout pas en Arménie? Les écrivains qui tiennent ce langage
s'imaginent que la France est fondée à revendiquer un droit de
protection sur tous les chrétiens d'Orient indistinctement ; d'aucuns
se bornent à penser qu'il s'exerce, depuis un temps immémorial,
en faveur des catholiques ; les uns et les autres commettent une
LE CONCERT EUROPÉEN. 507
grave erreur. La France n'a, à aucune époque, possédé un pareil
privilège ; celui qui lui est légitimement acquis s'étend exclusive-
ment aux établissemens latins. En l8o4, elle s'est unie à l'Angle-
terre pour contenir la Russie qui prétendait être fondée à protéger
tous ses coreligionnaires de l'empire ottoman, et cependant le
traité de Kaïnardji lui en fournissait un prétexte plausible; la
Porte s'y engageait en effet à protéger, dans ses Etats, la religion
chrétienne et les églises; cette disposition, disait-on à Saint-
Pétersbourg, conférait certainement à la Russie un droit de sur-
veillance. La guerre sortit de ce conflit diplomatique, et, au
traité de Paris, les plénipotentiaires du tsar durent renoncer à
toute revendication de cette nature. Ce qui est vrai, ce que l'on
conçoit et ce qui se pratique depuis de longues années, c'est que
la France, comme toutes les autres puissances, use de son in-
fluence, par voie de conseil et à titre officieux, pour ramener le
gouvernement ottoman à une plus juste conception de son propre
intérêt, quand les circonstances l'exigent. On s'abuse donc, quand
on soutient que la France est atteinte dans son droit et qu'elle a
le devoir de défendre tous les sujets chrétiens du sultan, dès que
sévit contre eux la haine des musulmans, avec ou sans l'assenti-
ment du souverain.
m
Mais revenons aux négociations ouvertes à Constantinople.La
France, l'Angleterre et la Russie avaient remis, avons-nous dit, à
leurs représentans dans cette capitale, le soin de préparer un
programme de réformes propres à garantir les chrétiens contre de
nouveaux excès. Grâce à leur parfaite connaissance de l'état des
choses en Turquie, acquise sur les lieux, ces agens étaient en situa-
tion de justifier la confiance de leurs gouvernemens. Ils ne se
dissimulaient cependant aucune des difiicultés qu'ils avaient à
surmonter. Ils savaient que tous les efforts, tentés antérieure-
ment, avaient échoué devant la répugnance et la force d'inertie
de la Porte; que, pour la déterminer à entrer dans des voies nou-
velles, il convenait de vaincre cette incurable disposition en lui
offrant un arrangement ([ui, sans trop blesser son orgueil,
n'offensât pas, directement, le fanatisme de ses sujets musul-
mans. Dès le mois de mars 1895, les trois ambassadeurs tinrent
des conférences pour s'entendre et rédiger le plan de réformes
508 KKVUE DES DEUX MONDES.
confié à leurs lumières. A l'aide de transactions, et après de lon-
gues délibérations, ils parvinrent à tourner les difficultés de leur
tâche en élaborant un projet qui se bornait à recommander un
ensemble de mesures administratives. Le 19 avril, M. Cambon
l'adressait à M. Hanotaux. Voici comment il résumait l'œuvre
à laquelle il avait collaboré: « Le projet s'abstient, autant que
possible, des innovations qui auraient pu soulever de trop
grandes objections de la part des Turcs : affermissement du pou-
voir central dans les vilayets, développement de la vie commune,
simplification de la justice et des finances, admission des chrétiens
aux hautes fonctions civiles dont ils sont systématiquement ex-
clus, ainsi que dans la gerdarmeric et la police, protection des
chrétiens contre les Kurdes : telles sont les grandes lignes du
projet (1). »
Ici nous voyons apparaître, ou plutôt reprendre, avec une flo-
raison nouvelle et plus intense, le système de temporisation, agré-
menté de subterfuges savamment calculés que la Porte, de tout
temps, a employé pour se dérober à ses devoirs et à l'intervention
de l'Europe. Jamais la diplomatie byzantine, dont les Turcs ont
hérité en s'établissant sur les rives du Bosphore, n'a déployé une
habileté plus déliée. Usant de dénégations et de duplicité, elle n'a
omis aucun effort pour égarer ou désunir les négociateurs, pour
couvrir, des apparences de la bonne foi, les contradictions, qui
éclataient chaque jour davantage, entre ses paroles et ses actes.
Dans ses entretiens avec les représentans, le sultan, modulant son
langage selon la nationalité de son interlocuteur, se montrait
aussi empressé qu'eux-mêmes à reconnaître l'urgente nécessité
d'adopter de larges réformes, et rien, ajoutait-il, n'égalait sa re-
connaissance pour les soins qu'on prenait de sa couronne. On
constatait néanmoins, en toute occasion, que ses faveurs restaient
invariablement acquises aux agens qui avaient exécuté ses ordres
et que, de toutes parts, on entravait la manifestation de la vérité
sur les faits qu'il importait d'élucider.
Le projet conçu par les ambassadeurs fut soumis à l'examen
et à l'agrément de leurs gouvernemens. Le cabinet anglais ne s'en
montra pas absolument satisfait ; il aurait voulu y trouver des dis-
positions conférant à l'Europe un droit de contrôle bien défini, une
clause, notamment, lui permettant de participer à la désignation
(1) Livre Jaune, p. 44.
I
LE CONCEaT EUROPÉEN, o09
des fonctionnaires d'un rang élevé. On transigea sur une formule
ainsi libellée : « Le choix du haut commissaire, chargé de l'exé-
cution des réformes, devra être approuvé par les puissances. »
Les ambassadeurs furent autorisés à présenter au sultan leur tra-
vail ainsi amendé. Les ministres ottomans ne jouant plus qu'un
rôle effacé depuis que la direction des affaires avait été transférée
au palais (1), cette communication fut faite, le 14 mai, directe-
ment au souverain. Acceptant de négocier lui-même avec les re-
présentans étrangers, Abd-ul-Hamid leur fit bientôt savoir, par
l'un de ses secrétaires, « qu'il étudiait leur projet avec diligence,
que beaucoup de choses lui semblaient bonnes, que certaines au-
tres demandaient à être discutées, mais qu'en tout cas il ne tar-
derait pas à leur faire connaître sa réponse. » Cette réponse vint
en effet, non pas sous la forme d'un examen des propositions des
ambassadeurs, mais sous celle d'un contre-projet, et voici ce
qu'en pensait M. Gambon : « Le projet de réformes, écrivait-il
dans une dépêche du 5 juin, préparé par les conseillers du sultan
et remanié plusieurs fois depuis trois semaines, est un travail
informe, ne contenant aucune disposition sérieuse et n'offrant
aucune garantie. Nous avons résolu, mes collègues et moi, de
faire savoir demain, à Sa Majesté, que son projet ne constituait
même pas une base de discussion (2). » Le sultan écartait donc le
plan rédigé par les diplomates et y substituait une œuvre destinée
uniquement à jeter la confusion dans le débat et à entraver les
vues des puissances.
Cependant, à ce moment même, le champ des négociations s'é-
largissait pour en faciliter l'accès à celles des puissances qui, jus-
que-là, n'y avaient pas participé. Soit que le constant accord de la
France et de la Russie, depuis l'ouverture de ces pourparlers, eût
éveillé ses susceptibilités, soit qu'il eût jugé plus utile de réunir
tous les grands gouvernemens do l'Europe en un seul faisceau
pour exercer sur l'esprit du sultan une action plus eflicace, le
(1) Voici ce que M. Canibon écrivait à ce sujet, le 17 juin 189j": « On peut dire
que, depuis quatre ans, le gouvernement a été transféré de la Porte au Palais. Les
fonctionnaires de tout ordre ne relevaient plus de leurs ministres respectifs ; ils
correspondent directement avec les secrétaires du sullan... Ce mode de gouverne-
ment devait forcément mettre en cause la personne même du souverain et le char-
ger de toutes les responsabilités. Qu'un incident surgît, Abd-ul-Uamid était obligé
d'en répondre personnellement. Cet incident s'est présenté en Arménie, et le sultan
s'est trouvé tout !i coup dans la position d'un accusé sans moyens de défense. «
Livre Jaune, p. 11.
{2) Livre jaune, p. 1[.
510 RRVUE DES DEUX MONDES.
cabinet anglais pensa que le moment était venu de convier l'Al-
lemagne, l'Autriche et l'Italie à coopérer à l'œuvre entreprise. Il
prit l'initiative de cette proposition, qui fut agréée par la France
et par la Russie. Les trois cours de la Triple Alliance y acquiescè-
rent, et le trio devint un sextuor. Voilà en quelles circonstances
s'est constitué le concert européen, qui se révéla, à son apparition,
comme un gage d'affranchissement pour les chrétiens d'Orient et
une garantie de la paix générale.
A-t-on été bien inspiré en cette occasion, et la réunion à six
offrait-elle de meilleures chances que lu réunion à trois, d'atteindre
le but que l'on avait en vue? Les nouveaux venus apporteraient-
ils une collaboration désintéressée au succès de la tâche collec-
tive, et ne fallait-il pas craindre, au contraire, que le sultan ne
trouvât, dans leur concours, de plus faciles moyens d'éluder l'in-
tervention de l'Europe et de semer entre les participans, devenus
plus nombreux, des germes de défiance et de désaccord? On in-
cline à le penser, dès que l'on cherche à se rendre compte des
intérêts particuliers et des mobiles de la politique des trois puis-
sances alliées.
A ce moment même, l'Italie avait de graves sujets de préoccu-
pations; ses affaires en Abyssinie prenaient une fâcheuse tour-
nure. Le premier ministre, peut-être à raison même de cette
aventure et désireux de faire grand en Europe, sinon en Afrique,
s'essayait à provoquer des conflits dans l'espoir d'en tirer de
notables avantages. M. Crispi s'y était vraisemblablement dé-
terminé par la nécessité de tirer le pays, qui fléchissait sous le
poids d'impôts hors de proportion avec sa puissance économique,
de la position difficile où il se trouvait placé. Il rêvait d'acqui-
sitions nouvelles sur l'Adriatique et ailleurs. Dans ce dessein, il
ne trouvait pas suffisante l'alliance qui unissait l'Italie à l'Alle-
magne et à l'Autriche; il s'appuyait ostensiblement sur l'Angle-
terre pour exercer, dans la Méditerranée, une action de premier
ordre, et pour combattre celle de la France. C'est avec ces diverses
conceptions, résumant toute la politique du cabinet de Rome à
cette époque, que l'Italie entreprit de s'acquitter de son rôle de
grande puissance en Orient. Placée entre des désirs et des devoirs
qu'il était malaisé de concilier, les misères des Arméniens ne
pouvaient la toucher quà titre accessoire, et il n'était guère permis
d'envisager sa coopération dans le concert européen comme un
élément de succès pour la tâche que l'Europe avait assumée.
LE CONCERT EUROPÉEN. 511
On n'avait pas attendu à Vienne d'être convié aux conférences
de Gonstantinople pour observer d'un regard vigilant les événe-
mens d'Arménie et suivre attentivement les délibérations dont
ils étaient l'objet. Depuis que M. de Bismarck, au Congrès de
Berlin, l'avait doté de la Bosnie et de l'Herzégovine en dépouil-
lant le sultan de ces deux provinces, l'empire austro-hongrois
devait fatalement soumettre sa politique à une orientation nou-
velle ; expulsé d'Allemagne, sa force d'expansion ne pouvait
s'exercer que sur ses frontières de l'Est; il visait la Macédoine, qui
le conduirait à Salonique et lui assurerait, avec une position for-
midable dans les Balkans, un port important dans les mers du
Levant. A la vérité, la Macédoine était également convoitée par la
Bulgarie, parla Grèce, et la Serbie; déjà une agitation persistante
remuait cette province parcourue par des émissaires provocateurs
venus d'Athènes, de Sofia et de Belgrade. Dans cet état de
choses, la répercussion en Europe des événemens d'Asie pouvait
ouvrir prématurément, pour le gouvernement de l'empereur
François-Joseph, une question qu'il avait, en ce moment, tout
intérêt à ajourner. Aussi le comte Goluchowski, après le comte
de Kalnoky, ne négligea aucune démarche, soit auprès du sultan
par l'organe de son représentant à Gonstantinople, soit auprès des
puissances pour hâter un apaisement durable dans toutes les pro-
vinces de l'empire ottoman. On ne saurait reprocher à l'Autriche
de se considérer, en certaines éventualités, comme le légitime
héritier de la Turquie dans une partie plus ou moins importante
de ses possessions en Europe. Dans des vues qu'il serait superflu
de rappeler, le premier chancelier allemand ne lui a pas laissé
d'autres voies ouvertes pour des conjonctures qu'il serait puéril de,
ne pas prévoir. Mais il est manifeste, par cela même, que l'Au-
triche, en intervenant à la conférence de Gonstantinople, ne pou-
vait y apporter un esprit dépourvu de toute préoccupation par-
ticulière.
D'autres soins sollicitaient la politique de l'Allemagne, et il
importe d'en déterminer le caractère. Anémiée par une invincible
décadence, menacée par des convoitises extérieures, mise enpéril^
par des serviteurs improbes et inintelligens, la Turquie, depuis
plus d'un siècle, a dû se résigner à mettre sa défaillance à l'abri
d'un puissant protecteur, le cherchant tantôt au nord, tantôt à
l'ouest de l'Europe, selon les circonstances; le cycle de ses évolu-
tions avait successivement passé et repassé par Saint-Pétersbourg,
512 REVUE DES DEUX MONDES.
par Paris ou Londres, accidentellement par Vienne, jamais par
Berlin, qui entretenait à Constantinople une représentation effacée,
si bien que M, de Bismarck a pu dire, quand déjà il était tout-
puissant, qu'il ne se donnait jamais la peine d'ouvrir son courrier
d'Orient. Les victoires remportées par les armées allemandes, en
déplaçant la prépondérance en Europe, déplacèrent les amitiés de
la Porte, et c'est vers ce soleil levant qu'elle tourna des regards
anxieux, sollicitant un appui que le sultan Abd-ul-Hamid se
montrait disposé à payer d'une condescendance sans limites. Son
empire, cependant, avait été mutilé, au congrès de Berlin, par
l'initiative du grand chancelier; ce mécompte ne le découragea
pas ; la force était là dans tout son éclat, et c'est sur la force qu'il
était bien résolu à s'appuyer. Outre la coopération de fonction-
naires de Tordre administratif qu'il s'engagea à rétribuer riche-
ment, il obtint l'envoi d'une mission militaire à laquelle il confia
l'organisation de son armée ; il demanda exclusivement, à l'in-
dustrie allemande, les fournitures nécessaires à son armement,
obéissant, de tout point, aux suggestions de l'ambassade germa-
nique. La place était, en quelque sorte, déjà conquise, quand l'em-
pereur Guillaume fit, en 1889, son apparition à Constantinople;
il y fut accueilli avec tous les signes d'une cordiale soumission ; il
y arrivait comme le protecteur désiré et attendu ; il fut comme
ébloui de l'accueil qui lui fut fait; après avoir télégraphié, à
M. de Bismarck, les manifestations dont il était l'objet et con-
staté que la proie méritait d'être saisie, il lui mandait encore en
partant: « Après un séjour semblable à un rêve, rendu paradi-
siaque par l'hospitalité la plus généreuse du sultan, je vais passer
les Dardanelles par un beau temps. » Ce qu'il a dû lui apprendre
également, c'est qu'il laissait le sultan dans des dispositions qui
ouvriraient au commerce et à l'industrie allemande un vaste
champ d'exploitations fructueuses. Il est arrivé, en effet, qu'Abd-
ul-Hamid a comblé de ses faveurs les Allemands accourus en
foule à Constantinople et les a secondés, de son autorité person-
nelle, dans leurs entreprises; il a fait mieux, il a prononcé, en
leur faveur, sous des prétextes futiles et par un acte arbitraire,
la déchéance de compagnies étrangères, concessionnaires de
chemins de fer.
En dépit de droits acquis, d'offres avantageuses faites par
d'autres capitalistes, les lignes d'Anatolie, celles d'Europe con-
nues sous le nom de Chemins orientaux, la ligne de Salonique à
LE CONCERT EUROPÉEN. 51
o
Monastir, sont aujourd'hui entre les mains de sociétés exclusive-
ment allemandes, munies en outre de privilèges exceptionnels
qui leur permettent d'organiser des colonies germaniques sur les
principaux points de concentration. Ainsi s'est établie la prépon-
dérance exclusive dont l'Allemagne est aujourd'hui en pleine
possession sur les rives du Bosphore. Un si bon client, si beso-
gneux qu'il soit, mérite d'être appuyé et défendu au besoin,
d'autant plus que, dans sa détresse, il lui reste une armée, com-
posée de vaillans et solides soldats, désormais entre les mains
d'officiers allemands, armée qui peut faire, grâce à sa discipline
et à sa sobriété, bonne figure sur un autre théâtre que la Thessalie.
A l'intérêt économique se joignait donc l'intérêt politique, et l'on
ne peut être surpris si l'Allemagne, pour conserver la position
acquise, se montra peu disposée à sacrifier aux Arméniens et aux
Grecs l'ami fidèle et dévoué.
A ces indications, que nous soumettons au JTigement de nos
lecteurs, nous ajouterons de courtes remarques qui en sont les
corollaires. La conférence de Constantinople, quand elle ne comp-
tait que trois plénipotentiaires, n'avait pas trouvé, sans de fâcheux
tiraillemens, un terrain d'entente. Elle y était parvenue cependant,
grâce à l'esprit de transaction animant les puissances qui y
étaient représentées et à leur désir commun de concilier le respect
dû à la souveraineté du sultan avec la sécurité qu'il importait de
garantir aux chrétiens. Les nouveaux intervenans avaient, avec
les mêmes vues, d'autres préoccupations. Ayant mis la main sur
Constantinople, l'Allemagne surtout n'entendait pas être troublée
dans le nouveau domaine où son action s'exerçait en toute li-
berté; son influence était acquise à son vassal, et l'Allemagne
entraînait avec elle ses deux alliées, l'Autriche et l'Italie. L'accord
à six devait donc se heurter à des difficultés plus graves que celles
qu'avait rencontrées l'accord à trois.
IV
A la vérité, malgré la communication, faite à leurs gouverne-
mens, du travail des trois ambassadeurs et dont le fexlo avait été
soumis à l'examen du sultan, les représcnfans des puissances
unies par la Triple Alliance laissèrent à leurs collègues, autours
du plan de réformes, le soin d'en poursuivre la discussion avec
le gouvernement ottoman. Nous avons déjà dit qu'au projet pri-
TOME CXLVIII. — 1898. 33
SI 4 REVUE DES DEUX MONDES.
mitif de la conférence, le sultan opposa un contre-projet, et on a
vu ce qu'en pensait M. Cambon. Cette tentative d'Abd-ul-Haniid
donna lieu à de longues et laborieuses négociations incessamment
entravées par des concessions successives, toujours insuffisantes
ou dilatoires. Nous nous égarerions nous-même, sans profit pour
le lecteur, dans le dédale où le sultan se dérobait incessamment,
si nous voulions ici entrer dans le détail des communications
échangées entre les ambassadeurs et les représentans du sultan.
Nous nous bornerons à dire qu'après six mois de pourparlers, le
sultan rendit, le 20 octobre 1895, un iradé octroyant des réformes
que son gouvernement devait, sans tarder, mettre à exécution
dans les six provinces de la haute Anatolie. Le sort des chrétiens
devait bénéficier amplement de cet acte de la volonté souveraine,
et l'on pouvait croire qu'à dater de ce jour, on entrerait enfin dans
l'ôre des améliorations salutaires et réparatrices.
Mais déjà, dans ces mêmes provinces, sonnait, pour les chré-
tiens qui en étaient les paisibles habitans, le tocsin d'une immo-
lation furibonde. La coïncidence entre cette violente explosion
du fanatisme musulman et la publicité donnée aux résolutions
« paternelles » du sultan restera un sujet de cruelles médita-
tions. A Gonstantinople, des Arméniens ayant voulu soumettre
à la Porte leurs vœux et leurs revendications, un confiit éclata
entre les manifestans et la police assistée de la force armée ; dis-
persée, la foule se répandit dans des quartiers divers, elle y fut
poursuivie par des agens et des gendarmes à pied et à cheval.
« La répression a été impitoyable, » écrit M. Cambon. La popu-
lation arménienne de tout âge et de tout sexe se réfugia dans les
églises, et ce fut grâce à l'intervention de tous les ambassadeurs
qu'on mit fin à ce premier conflit. Ceci se passait à la fin de
septembre et dans les premiers jours d'octobre 1895 (1).
Peu de jours après, des troubles d'une plus violente gravité
survenaient en Asie. Eclatés à Trébizonde, le o octobre, ils se ré-
percutent de place en place et partout, en Anatolie, se succèdent
d'eiTroyables scènes d'une véritable boucherie, suivant l'expros-
(1) « Un fait grave est surtout à noter, mandait notre ambassadeur, le G octobre,
c'est qu'à la suite de la dispersion des manifestans, un grand nombre d'individus
n'appartenant ni à la police, ni à l'armée, des softas, des Kurdes établis à Gonstan-
tinople, de simples particuliers sans mandat se sont armés, ont poursuivi les
Arméniens et se sont livrés, même contre des chrétiens appartenant aux autres
communautés, à des agressions de tous genres... L'autorité, loin de mettre un
terme à leurs excès, a tout l'air de les avoir encouragés. » — Livre Jaune, p. 1 i3.
LE CONCERT EUROPÉEN. 51 O
sion d'un de nos agens consulaires. Pendant trois mois, les chré-
tiens, les Arméniens surtout, furent pourchassés, pillés, incendiés
par des bandes furieuses. Les villes d'Erzeroum, de Diarbekir,de
Sivas, de Malatia, d'Orfa, de Césarée, d'Angora, devinrent le théâtre
de carnages indescriptibles; dans les campagnes environnantes,
les villages furent livrés aux flammes et les habitans mis impi-
toyablement à mort.
Disons, sans plus tarder, que dans toutes ces localités nos
consuls déployèrent un courage et un dévouement qui contrastaient
étrangement avec la conduite des agens du gouvernement otto-
man. Sans craindre aucun péril, défendant, parfois, leurs propres
résidences les armes à la main, ils se portaient partout où leur
présence pouvait refréner la fureur des assaillans; leur concours
vigilant mit à l'abri de tout dommage les établissemens de tout
genre, écoles, dispensaires, couvens, placés officiellement sous
leur protection; les portes en restaient ouvertes, comme celles des
consulats, et des milliers de malheureux, fuyant leurs demeures
incendiées quand ils n'y étaient pas égorgés, y ont trouvé un
refuge assuré. Jamais cet instinct généreux pour les faibles et
les malheureux, qui est la marque de notre race, n'a mieux inspiré
des cœurs français; jamais la charité chrétienne n'a mieux
accompli son apostolat évangélique. C'est un hommage qui est
dû et qu'il nous plaît de rendre à ces vaillans qui ont rempli leur
devoir et qui se nomment, — nous devons à ces modestes fonc-
tionnaires de citer leurs noms, — Gillière, Meyrier, Barthélémy,
Summaripa, Carlier, Roqueferrier, Bergeron. Ils étaient, à la
vérité, fermement soutenus à Constantinople par un ambassa-
deur dont la vigilance et l'énergie ne se sont pas démenties un
seul instant. Des Pères latins ayant dû se réfugier à Zeïtoun,
« ces religieux, — se hâtait de télégraphier M. Gambon à M. Bar-
thélémy auquel il avait donné l'ordre de se rendre dans cette
localité, — ont des motifs de défiance à l'égard des troupes
et des autorités ottomanes qui ne les ont pas protégés. Nous
avons, vis-à-vis d'eux, un droit de protection à exercer. Ne vous
laissez devancer ni remplacer par personne dans le soin de Unir
rendre la confiance et la liberté (1). » Belles paroles bien conçues
pour soutenir la vaillance d'agens exerçant leurs fonctions dans
des régions lointaines, au milieu de populations aveuglées par le
(1) Livre Jaune, Supplément p. 67.
516 REVUE DES DEUX MONDES.
plus étroit fanatisme. Dans une autre circonstance, deux fonction-
naires ottomans, ayant, par une rare exception, délivré des Pères
français, lazaristes et trappistes, assiégés dans leurs couvens par
des Kurdes, furent aussitôt décorés de la Légion d'honneur sur la
proposition de M. Hanotaux, jugeant sans doute que cette dis-
tinction devait les mettre à labri du mécontentement que leur
conduite ne pouvait manquer de provoquer à Constantinople.
« Je ne saurais dire, écrivait à cette occasion le Père Etienne, le
supérieur de la Trappe, à notre ambassadeur, combien le nom de
la France est béni par les chrétiens de ces contrées... M. Summa-
ripa peut certifier la vérité de ces sentimens de gratitude ; sa
visite a été, pour nous, une consolation et un bienfait réel ; nous
vous exprimons toute notre reconnaissance de nous l'avoir en-
voyé. » Gomment ne pas citer encore ces paroles dignes d'un
apôtre français : « Bien qu'on nous eût sollicités de nous retirer
momentanément, nous ne l'avons pas fait. L'humanité, la charité,
la religion nous imposaient le devoir de rester, et nous sommes
restés. Se retirer eût été une lâcheté aux yeux mêmes des musul-
mans, et surtout des chrétiens que, seule, notre présence proté-
geait un peu. Les religieux français qui, à l'étranger, font bénir et
aimer le nom de la patrie, n'ont pas l'habitude de fuir devant le
danger. »
Quelle a été l'altitude, quelle a été la conduite des représen-
tans de la Porte durant ces longs jours d'une sanglante persé-
cution? Partout l'agression a été préméditée, partout elle a été
concertée dans des conciliabules dont les autorités administra-
tives et militaires connaissaient l'objet. L'explosion était soudaine
et éclatait sur plusieurs points à la fois, sans incident provoca-
teur. La force armée s'abstenait, quand elle ne s'unissait pas aux
malfaiteurs. « J'ai pu constater de visu, écrit notre consul à Tré-
bizonde, que les zaptiés (agens de police) demeuraient dans les
postes... sans essayer d'arrêter les émeutiers... C'était, on ne peut
guère en douter, un complot soigneusement réglé ; la participation
de la troupe aux crimes commis, au pillage toléré, sont des cir-
constances sur l'importance desquelles il est difficile de se faire
illusion (1). » Il vint un jour où le vali (le gouverneur) fut pris
d'inquiétude pour sa sûreté personnelle ; il fit aussitôt répandre la
nouvelle que le sultan venait de pardonner leur rébellion aux
(1) Livre Jaune, Supplément p. 13; rapport de M. CiUière.
LE CONCERT EUROPÉEN. 517
Arméniens et qu'on ne devait plus les menacer. C'était, par une
cruelle dérision, prétendre, d'une part, que les véritables coupables
étaient les victimes, et avouer, de l'autre, que le souverain avait
autorisé ces désordres, puisqu'il jugeait le moment venu d'y
mettre fm.
A Diarbekir, les choses furent conduites avec une méthode plus
infernale encore, sous l'œil du gouverneur, Ani/-Pacha. Bien
renseigné, M, Meyrier, notre vice-consul, lui signala l'orage qui
précède la tempête : « Il n'y a absolument rien à craindre, » lui
répondit le représentant du sultan. « Nullement rassuré par ces
déclarations, écrit notre agent à M. Cambon, j'ai prévenu immé-
diatement Votre Excellence de cette situation alarmante. Je ne
mets pas en doute que Aniz-Pacha la connaissait mieux que moi
et qu'un mot de lui pouvait arrêter tous ces désastres. » Le vali
s'en abstint, et, deux jours après l'entrevue qu'il avait eue avec
notre agent, le massacre des chrétiens a commencé. «Il a duré trois
jours et trois nuits, sans discontinuer, dans un tel acharnement
que ceux qui surviv^ent sont encore à se demander par quel
secours providentiel ils ont pu y échapper. Il a commencé à
heure fixe, sur un signal donné, tel qu'il avait été réglé d'avance
et sans provocation de la part de qui que ce soit... Ce n'est que le
samedi que le massacre en règle a eu lieu. Jusque-là, on égorgeait
les chrétiens dans les rues, on les fusillait en tirant des minarets ;
ce jour-là, les assassins attaquèrent les maisons, procédant systé-
matiquement. On défonçait les portes, on pillait tout, et si les
habitans s'y trouvaient, on les égorgeait. On tuait tout, hommes,
femmes, enfans; les filles étaient enlevées. Presque tous les mu-
sulmans de la ville, les soldats, les zaptiés, les Kurdes, ont pris
part à cet horrible carnage. » Des survivans, 3000 ont pu se réfu-
gier au couvent des Pères, 1 oOO au consulat. Pendant que le
sang coulait à Ilots dans la ville, M 9 villages des environs étaient
incendiés après avoir été pillés, et les 30000 chrétiens qui les
habitaient massacrés ou dispersés. « Je dois à ma conscience,
dit M. Meyrier, en terminant la dépèche que nous analysons, de
déclarer... que le gouverneur général, le commandant mililaire,
le chef de la gendarmerie sont restés impassibles devant ces
scènes d'horreur et qu'ils n'ont absolument rien fait pour les
arrêter, que, s'ils n'y ont pas participé directement, leur attitude
était de nature à les encourager (1)... »
(1) Livre Jaune ; Siipple'inenl rapport de M. Meyrier, page 28.
518 REVUE DES DEUX MONDES.
Des forfaits du même caractère, perpétrés dans les mêmes
conditions, ensanglantèrent d'autres villes, comme Sivas, Malatia,
Orfa (1) et les contrées environnantes. Nous nous répéterions en
les rappelant. Disons cependant qu'à tous ces attentats, les for-
cenés, qui en furent les auteurs, en ajoutèrent d'autres bien
choisis pour consommer l'œuvre de destruction quils avaient
entreprise. Sur plusieurs points, les chrétiens, qui n'avaient pas
péri sous leurs coups, furent contraints, sous peine de mort,
d'apostasier et d'embrasser l'islamisme. Des milliers d'Arméniens
durent se soumettre à ce raffinement d'un barbare fanatisme;
afin de rendre leur conversion indissoluble, on força les hommes
de convoler à de nouvelles noces, d'épouser des musulmanes dé-
classées, et les femmes de contracter mariage avec des musul-
mans. Dès ce moment, il aurait suffi de la moindre tentative de
ces malheureux pour retourner à leur foi première pour qu'ils
pussent être légalement décrétés de mort, la loi du Coran étant
inflexible en pareille matière. Quinze familles arméniennes, écrit
M. de la Boulinière, chargé d'affaires à Gonstantinople pendant
une courte absence de M. Cambon, revenues au christianisme à la
suite d'assurances favorables données par les autorités turques,
viennent d'être massacrées par les Kurdes qui les avaient conver-
ties à l'islamisme (2).
Aux conversions forcées se joignit le rapt des filles. Dans leurs
rapports, nos agens établissent que les femmes et les enfans n'é-
chappaient pas plus que les maris et les pères à la fureur des as-
saillans, mais que ceux-ci ménageaient les filles et les enlevaient.
Que se proposaient-ils en les épargnant, obéissaient-ils à un sen-
timent de miséricorde? Nullement, ils entendaient en faire l'objet
d'un abominable trafic; ils les présentèrent en effet au marché,
ils les vendirent sans en faire mystère, et les fonctionnaires otto-
mans n'essayèrent nulle part de réprimer ce scandale ni d'y
mettre obstacle, malgré les lois souveraines qui avaient aboli l'es-
clavage en Turquie. Nos agens consulaires l'ont constaté à diverses
reprises, notamment à Alep, où l'on faisait affluer, pour plus de
sûreté, les malheureuses enlevées à leurs familles dans la haute
Anatolie. Ce dernier trait ajoute une suprême infamie à l'œuvre
(1) A Orfa, 2500 chrétiens, disent les uns, 3 000, prétendent les autres, ont été la
proie des flammes dans une église incendiée à l'aide du pétrole.
(2) Livre Jaune, Supplément p. 88. — Voyez aussi le rapport de M. Cambon du
14 mai, p. 91 et suiv.
LE CONCERT EUROPÉEN. 519
maudite qui s'est accomplie dans les possessions d'Abd-ul-Hamid,
« le Sultan Rouge », comme on l'a si justement qualifié.
V
L'iradé si longtemps attendu, l'ordonnance libératrice issue
des négociations poursuivies à Constai.tinople durant six mois a
été publiée et communiquée aux puissances, avons-nous dit, le
20 octobre 4895, et les massacres suivis de longs désordres, com-
mencés peu de jours avant cette date, se sont continués jusqu'à
lafm de l'année suivante. On se demande comment Abd-ul-Hamid,
venant de s'engager solennellement avec l'Europe à garantir la vie
et la paix à tous ses sujets indistinctement, a pu tolérer, pendant
plusieurs mois, un si long carnage de chrétiens par les musul-
mans. L'a-t-il autorisé ou subi, est-ce dérision ou impuissance? Ce
qui est certain, c'est que tous les fonctionnaires ottomans, prenant,
pour la plupart, leurs instructions au palais d'Yildiz-Kiosk, y ont
participé par les encouragemens ou par l'abstention, sauf quelques
rares exceptions. A l'heure présente, aucune répression sérieuse
n'a été exercée contre les auteurs de si épouvantables crimes,
aucune réparation n'a été accordée à ceux qui en ont si cruelle-
ment souffert. Loin d'être protégés, d'être secourus, les chrétiens
échappés à la fureur des musulmans « ont été emprisonnés, pour
avoir été la cause du soulèvement; on les a torturés jusqu'à ce
que mort s'ensuive, pour qu'ils se dénoncent entre eux et qu'ils
fournissent aux autorités les moyens d'accusation... On peut dire
que Aniz-Pacha a pris à tâche de protéger les coupables et de punir
les victimes (1). » Si coupable qu'il fût, quelque urgence qu'il y eût
de mettre fin à sa mission, ce vali, dont les ambassadeurs n'avaient
cessé de signaler à la Porte tous les actes coupables, ne fut rap-
pelé qu'en novembre 1896, un an après les massacres qui s'étaient
accomplis sous ses yeux et avec son assentiment, bien que le
sultan eût pris lui-même, à plusieurs reprises, avec M. Cambon,
rengagement d'éloigner ce fonctionnaire de Diarbokir.
Chose bien étrange et non moins blâmable : longtemj>s avant
la promulgation de Tirade du sultan, la Porte, à la suggestion des
ambassadeurs, avait résolu d'envoyer un haut commissaire en
Asie Mineure; son choix tomba sur un maréchal de l'Empire,
(1) Livre Jaune, Supplt-inenl, p. 33. — Rapport de M. Mcyricr.
520 KEVUE DES DEUX MONDES.
Ghakir-Pacha; les cabinets, consultés sur cette désignation, y
donnèrent leur assentiment. En confiant cette mission à un digni-
taire de l'armée ottomane, la Porte donnait, semblait-il, un gage
de ses bonnes intentions, et on y applaudit tant à Londres qu'à
Paris et à Saint-Pétersbourg. Chakir-Pacha partit, dans le cou-
rant de l'été (1), avec le titre d'inspecteur général des provinces
orientales d'Anatolie. Il y résida pendant toute la période du mar-
tyrologe des chrétiens. A quel usage a-t-il employé son autorité,
quels désastres a-t-il empêchés, quel secours a-t-il prêté aux vic-
times de ses coreligionnaires? Nous n'en trouvons nulle trace dans
la correspondance officielle, si ce n'est dans une dépêche de M, de
la Boulinière, du 2i août 1896: « La région (la province de Van)
demeure encore bien agitée, écrit-il, et ce ne sont pas les conver-
sions forcées à l'islamisme, comme celles de toute la population
arménienne d'Adel-Djevaz que signale M. Roqueferrier, pas plus
que les arrestations arbitraires à Angora et les exécutions capi-
tales de Yuzgat, qui contribueront à pacifier les esprits. Pendant
ce temps, Chakir-Pacha continue, dans l'intérieur de l'Asie Mi-
neure, sa tournée d'inspection des vilayets où les réformes de-
vraient être mises en pratique. Il était récemment à Si vas, et la
venue du haut commissaire impérial avait, paraît-il, jeté la plus
vive alarme dans les consciences troublées des fonctionnaires. Ils
en ont été quittes pour la peur (2). »
Que penser, quel jugement déduire de cet ensemble d'infor-
mations dont on voudrait suspecter l'exactitude, si elles n'éma-
naient d'agens éclairés et loyaux? D'aucuns ont présumé que, dans
la pensée du sultan, la question arménienne ne comportait qu'une
solution : la suppression des Arméniens, et qu'il a abandonné à
à ses coreligionnaires le soin de la liquider par un monstrueux
expédient. Comment y contredire devant les témoignages qui
abondent dans la correspondance officielle, devant les efforts vai-
nement réitérés de M. Gambon et de ses collègues pour obtenir la
révocation du vali de Diarbekir, devant l'obstination de la Porte à
soustraire au châtiment qu'il avait si bien mérité le colonel qui,
s'étant engagé à le conduire en lieu de sûreté, a fait mettre à mort,
par ses soldats, le Père Salvatore, après lui avoir enjoint, vainement
(1) « J'ai été avisé par Turkhan-Pacha (ministre des Affaires étrangères), écrit
M. Cambon, le 27 août 1893, que Ghakir-Paeha était parti avec pleins pouvoirs pour
exécuter les réformes... et pour suspendre les fonctionnaires coupables d'abus."»
(2) Livre Jaune, p. 264. "
LE CONCERT EUROPÉEN. 521
d'ailleurs, de renier sa foi et d'embrasser l'islamisme? Comment y
contredire enfin, après avoir lu, dans un rapport de M. Cambon,
l'extrait que voici: « Aujourd'hui que les rapports consulaires sur
le massacre d'Eghîn sont arrivés à Gonstantinople, il n'est guère
permis de douter que, le 15 septembre dernier (1896, un an après
les premiers massacres et malgré les protestations véhémentes
de l'Europe entière), les musulmans se sont jetés sur les Armé-
niens de cette ville et qu'ils ont fait un affreux massacre de chré-
tiens. Près de deux mille d'entre eux ont été tués par les troupes,
et parmi eux beaucoup de femmes et d'enfans. Sur les 1 150 mai-
sons du quartier arménien, 950 ont été brûlées et toutes ont été
pillées. Aucun des Kurdes, si nombreux cependant dans la région,
n'a paru dans la ville, et la responsabilité du massacre incombe
tout entière à la troupe. Un avancement de faveur a été donné au
gouverneur d'Eghin quelques jours après ce massacre (1). » Faut-il
ajouter que Abd-ul-Hamid se prodiguait, dans ses entretiens avec
les ambassadeurs, en solennelles promesses, que, la plupart du
temps, il ne remplissait pas ; — qu'il autorisait ses représentans
en Europe à engager sa parole avec les gouvernemens auprès
desquels ils étaient accrédités, et qu'il la laissait en souffrance!
C'est ainsi que M. Cambon fut contraint de mander à M. flanotaux:
« Je prie \^otre Excellence de n'attacher aucune créance aux notes
que lui a remises Munir-Bey (l'ambassadeur de Turquie à Paris).
En fait, la seule mesure réalisée jusqu'à présent est l'ouverture
de la procédure pour l'élection du patriarche. Je multiplie les
démarches pour empêcher le tribunal extraordinaire (2) de se
réunir demain, et je n'ai pas encore ce soir de réponse définitive.
La poursuite du colonel Mazhar-Bcy (l'assassin du Père Salvatore)
n'est môme pas commencée. Cet officier se promène librement
et, ni à Marache ni à Alep, il n'est question de la réunion d'un
conseil de guerre.
« Le Sultan emploie tous les moyens dilatoires, et les notes
de son ambassadeur à Paris n'ont d'autre objet que de vous faire
croire qu'on fait quelque chose alors qu'on ne fait rien (3). »
(1} Livre Jaune, p. SiKi.
(2) Constitue; pour juger les Arméniens (pii encombraient les prisons de Con-
slantinople.
(3) Liiu-e .laxtne, p. 32u.
Les ambassadeurs conseilhùent uiianiinciiient au sultan de rétablir l'ordre et la
concorde par un acte d'amnistie génOrale. Abd-ul-lianiid s'y montra disposé, pourvu
que Ma/.har-Hey fût admis à bénéficier de cette mesure fjracieuse. Notre repré-
sentant protesta vivement.
522 REVUE DES DEUX MONDES.
VI
Mais notre objet, en cette étude, n'est pas précisément de
faire le procès du sultan et de son gouvernement. D'autres se
sont acquittés et s'acquitteront de ce soin avec autant de convic-
tion que d'autorité. Nous nous sommes surtout proposé, avec plus
de témérité peut-être que de compétence, d'apprécier la politique
et la conduite des grandes puissances de l'Elurope devant cette crise
qui, après un si lamentable commencement, s'est achevée dans le
silence du tombeau. Depuis Chio et Missolonghi, l'Orient n'avait
vécu de journées plus sinistres; mais du sang innocent, abon-
damment répandu par les mains des Turcs à cette époque, avait
germé une nationalité éteinte depuis plusieurs siècles; les par-
rains en furent la France, l'Angleterre et la Russie; l'Autriche
n'intervint pas activement, et la Prusse, que l'intérêt des peuples
soulîrans n'a jamais touchée, s'abstint et s'effaça. Le concert des
trois puissances, sans être européen, aboutit à l'émancipation de
la Grèce, à la résurrection d'un peuple dont le passé avait été
glorieux et dont le présent était horriblement malheureux. Qu'ont
fait, de notre temps, dans des circonstances analogues, toutes les
puissances réunies?
En présence des sanglans événemens qui se multipliaient en
Asie Mineure, de la Mer-Noire à la mer de Syrie, les puissances s'ex-
pliquèrent en vue d'y mettre un terme et d'en prévenir le retour,
mais si, d'une part, on reconnaissait que l'Europe ne pouvait rester
indifférente et inactive, de l'autre, on hésitait à prendre un parti.
Le 20 octobre 1893, au moment des massacres de Diarbckir, lord
Salisbury fit communiquer à tous les cabinets un mémorandum où
il retraçait la longue série des engagemens contractés par la Porto,
et il concluait en ces termes : « Mais si toutes les recommanda-
tions faites par les ambassadeurs semblaient, à toutes les puis-
sances, dignes d'être adoptées, il ne saurait être admis, au point
où nous en sommes maintenant, que les objections du gouver-
nement turc puissent être un obstacle à leur exécution. J'ai la
confiance que les puissances en viendront, tout d'abord, à une en-
tente précise, que leur décision unanime, dans ces matières, sera
définitive et sera exécutée dans la mesure des forces que les puis-
sances ont à leur disposition. Un arrangement préliminaire à cet
effet facilitera grandement les délibérations des ambassadeurs et
LE CONCERT EUROPÉEN. o23
préviendra utilement les mesures dilatoires et les atermoiemens
qui ont fait échouer, en de précédentes occasions, les améliora-
tions à apporter dans l'administration ottomane (1). » Le chef du
cabinet anglais proposait, en substance, de clairement convenir
que l'on aurait recours à la force, au cas où la Turquie persiste-
rait à décliner les conseils de l'Europe Cette ouverture a été,
sans nul doute, mûrement examinée, mais il n'y fut pas donné
suite dans le sens que son auteur y attachait. Ce qui est certain,
c'est qu'il nintervint aucune entente à cet égard. On a sans doute
pensé, sur le continent, qu'il était au moins prématuré de se con-
certer sur une éventualité qui, dans l'état actuel des relations in-
ternationales, pouvait engendrer de plus graves complications,
et obliger certains gouverncmens, au cas où elle viendrait à se
réaliser, à mettre leurs armées sur pied pendant que l'Angleterre
n'engagerait que ses forces maritimes. Après ce que nous avons
exposé des dispositions particulières de chaque cabinet, on ne
saurait en être surpris.
Comme l'Angleterre, la France exprima, de son côté, au même
moment, par l'organe de son ministre des Affaires étrangères, son
sentiment sur la manière dont il convenait d'envisager les droits
de l'Europe et les devoirs de la Turquie. Voici comment M. Hano-
taux s'en expliquait dans un discours prononcé à la séance de la
Chambre des députés du 5 novembre :
« L'Europe unie saura, dit-il en terminant, se faire com-
prendre du sultan ; elle le mettra en garde contre les influences
néfastes... ; elle lui montrera la source du mal là où elle est, c'est-
à-dire dans la mauvaise gestion politique, financière, administra-
tive; elle lui indiquera les moyens de mettre, dans tout cela, un
peu d'ordre sans lequel les États ne peuvent durer; elle réclamera
de lui la réalisation de ses propres promesses ; elle lui demandera
de mettre en pratique les réformes déjà accordées... On saura lui
démontrer enfin que cette politique est la seule loyale, la seule
forte, la seule digne, et qu'enfin là, et là seulement, se trouvent
pour lui et pour les siens l'honneur et le salut. » C'était aninnor
à la fois l'union de l'Europe et sa ferme volonté d'assurer, avec le
salut môme de la Turquie, l'entière exécution des améliorations
promises et nécessaires.
L'admonestation était nette, précise, publique, con(;ue dans
lesprit qui avait dicté le mémorandum de lord Salisbury : aussi
(1) Livre Jauni-, p. :(09.
524 REVUE DES DEUX MONDES.
rencontra-t-elle, partout, une entière approbation, notamment
à Saint-Pétersbourg et à Londres. A Constantinople, elle eut un
retentissement saisissant. Dès le surlendemain, le sultan fit an-
noncer à notre ambassadeur, par son premier aide de camp, son
homme de confiance, en le priant d'en informer sans retard
M. Hanotaux, « que les mesures suivantes allaient être prises dans
les plus brefs délais :
« Mise en liberté de tous les détenus contre lesquels il n'existe
aucune charge (c'était avouer qu'on avait emprisonné sans mesure
et sans raison) ;
« Publication du décret relatif à l'extension des réformes;
« Révocation d'Aniz-Pacha;
« Envoi d'instructions à tous les valis pour assurer la répres-
sion des désordres par les autorités (1). »
Il est douloureux de devoir ajouter que, comme en toute autre
circonstance, les actes ne répondirent pas aux paroles (2), et notre
ministre des Affaires étrangères dut, plus d'une fois, le rappeler,
en termes comminatoires, à l'ambassadeur de Turquie à Paris.
Avant la fin de ce même mois de novembre, le 26, il télégra-
phiait à M. Cambon : « J'ai fait venir Munir-Dey. Je lui ai dit
qu'en présence des engagemens formels du sultan, je ne pouvais
me laisser leurrer par des promesses vaines, qu'en conséquence
je vous donnais pour instructions de quitter Constantinople si
vous ne receviez pas les satisfactions promises... » Aucune me-
sure durable et fructueuse ne fut prise cependant. Les séances
du tribunal extraordinaire siégeant à Constantinople furent sus-
pendues, grâce aux véhémentes insistances de notre ministre et de
notre ambassadeur; mais la proposition de lord Salisbury et les
sommations de M. Hanotaux eurent uniquement pour effet d'in-
quiéter le sultan sans le déterminer à tenir ses engagemens.
Dans son discours, M. Hanotaux avait clairement énoncé les
obligations qui incombaient, d'une part à l'Europe dans l'intérêt
social et humanitaire, étroitement uni, en cette occasion, avec le
(1) N'était-ce pas reconnaître que jusqu'à ce moment il n'en avait pas été donné?
(2) Les déclarations du sultan, communiquées à Paris selon son désir, par
notre ambassadeur, sont du 5 novembre. Le 10 décembre suivant, M. Cambon
écrivait à M. Hanotaux : « J"ai transmis à Votre Excellence les assurances maintes
fois réitérées du sultan au sujet de la mise en liberté des détenus. Jusque présent,
les prisons sont plus remplies que jamais ; elles reçoivent tous les jours de nou-
veaux détenus, arrêtés sous les inculpations les plus bizarres, et elles n'en rendent
jamais. » Livre Jaune, p. 33").
LE CONCERT EUROPÉEN. o2o
maintien de la paix générale, de l'autre, au gouvernement otto-
man, principal intéressé. Les défaillances du sultan, sesatermoie-
mens successifs, le déterminèrent à aller plus loin ; il proposa
aux puissances de munir leurs ambassadeurs de nouvelles instruc-
tions les autorisant à se concerter c en vue d'obtenir du sultan la
réalisation prompte et complète des réformes attendues. »En fai-
sant part de sa résolution à M. Cambon, il lui mandait, le 15 dé-
cembre : « Vous insisterez auprès d'Abd-ul-Hamid, dans les termes
que, d'accord avec vos collègues, vous jugerez les plus propres
à lui donner le sentiment exact des graves conséquences aux-
quelles il s'exposerait, s'il ne tenait pas compte du vœu unanime
des puissances et s'il rendait ainsi inévitable une intervention de
l'Europe. « Dans la pensée de notre ministre cette nouvelle ten-
tative restait subordonnée à l'entente préalable des puissances sur
les trois points suivans :
« Maintien de l'intégrité de l'empire ottoman ;
« Pas d'action isolée sur aucun point ;
« Pas de condominimn. »
En délimitant ainsi le terrain des négociations, M. Hanotaux
restait fidèle à la politique traditionnelle de la France, politique
nationale qui est l'exacte expression de nos intérêts en Orient.
De tout temps, le maintien de l'empire ottoman s'est imposé à nos
hommes d'Etat comme une loi d'ordre supérieur. La même né-
cessité nous commande de décliner toute action d'une seule puis-
sance; de notre temps, les arrangemens de cette sorte, n'étant pas
soutenus par la bonne foi, ont éveillé des convoitises que ne maî-
trise plus le respect du droit international; loin de dénouer les
difficultés, ils en ont fait surgir de nouvelles et de plus mena-
çantes. Quant au condominium, il a toujours été et il restera la
source de dissentimens inévitables et périlleux, M. Hanotaux
agissait donc sagement en l'écartant.
Quoi qu'il en soit, la suggestion de notre ministre des AfTaires
étrangères rencontra partout un accueil empressé , et tous les
cabinets adressèrent à leurs représentans à Constant inople des
instructions conçues dans un sens uniforme. Les ambassadeurs,
s'y conformant en tout point, remirent sur le métier le travail
qu'ils avaient déjà plusieurs fois repris et abandonné. Ils furent
bientôt d'accord, et, le 18 février 18"J7, M. Cambon put télégra-
phier à Paris : « Les propositions relatives aux réformes ont été
arrêtées et signées aujourd'hui. »
S26 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette nouvelle édition d'un plan souvent remanié eut-elle une
meilleure fortune que les précédentes? Nous ne croyons pas nous
tromper en affirmant que les efforts incessans de la diplomatie
européenne n'ont abouti à aucun résultat appréciable. On n'im-
mole plus les chrétiens en masse, comme si les auteurs des for-
faits accomplis avaient besoin de reprendre haleine, de refaire
leurs forces épuisées! Mais ils jouissent de la plus entière impu-
nité, et leurs victimes attendent encore les réparations comme les
garanties d'un meilleur avenir. Pourquoi en est-il ainsi? Et pour
quels motifs le concert européen a-t-il interrompu son labeur et
n'a-t-il pas fermement insisté pour que les promesses du sultan
devinssent des réalités ? Son zèle se serait-il refroidi, ou bien les
puissances se sont-elles divisées sur la nature et la portée de la
pression qu'il était urgent et nécessaire d'exercer à" Conslanti-
nople? Nous dirons plus loin notre sentiment à ce sujet, mais
nous pouvons indiquer, dès à présent, les circonstances qui ont
entravé l'action diplomatique à ce moment.
VI
Des événemens nouveaux étaient survenus qui détournèrent
l'attention des cabinets et la fixèrent sur un point plus sensible,
parce qu'il est en Europe au lieu de se trouver en Asie. Des trou-
bles sérieux avaient éclaté en Crète, menaçant de dégénérer en
un conflit dont il était difficile de limiter les conséquences. La
Grèce, en effet, s'agitait devant ces désordres suscités par ses con-
voitises; les Etats des Balkans et l'Autriche elle-même, pour des
raisons que nous avons indiquées, n'étaient pas sans concevoir de
vives alarmes ; partout on en redoutait la répercussion, qui pou-
vait s'étendre de la Méditerranée aux rives d-u Danube, à travers
la Turquie d'Europe. Dispersés en Anatolie, les malheureux Ar-
méniens ne pouvaient devenir le sujet d'une grave querelle,
pensait-on, à moins qu'une grande puissance ne prît soin de la
provoquer. La Crète est un lot d'une moindre valeur par son
étendue, mais d'une autre importance par sa position. Les Armé-
niens furent délaissés, et le sort des Cretois devint le principal
objet des préoccupations des puissances.
En entreprenant de mettre sous les yeux du lecteur les
phases diverses des négociations qui s'ensuivirent, nous nous
répéterions, en ce sens qu'il nous faudrait raconter les mêmes dé-
LE CONCERT EUROPÉEN. 527
convenues d'une part, les mêmes duplicités de l'autre ; redire la
lutte stérile dont nous avons rapporté les principaux traits en re-
traçant la crise arménienne. Il nous faut cependant nous y arrêter
pour en retenir l'invariable attitude du sultan, les mécomptes de
la confiance placée dans l'efficacité du concert européen.
A la suite de mouvemens antérieurs, la Crète avait obtenu de
notables améliorations administratives, consacrées par un accord
connu sous le nom de pacte de Halepa. La Porte les avait mé-
connues en soutenant les musulmans (1), bien moins nombreux
dans l'île que les chrétiens. De là surgirent des conflits à main
armée dégénérant en incendies de villages, en assassinats multi-
pliés. Les puissances s'en émurent ; des représentations furent
faites à la Porte. Voulant témoigner de ses dispositions, qu'il di-
sait être conciliantes, le sultan résolut de doter la Crète d'un
gouverneur chrétien et on appela, en effet, à ces hautes fonctions
Carathéodory-Pacha. « Mais, écrit bientôt M. Cambon, on avait
pris soin de lui retirer tout moyen d'action, toute autorité sur les
fonctionnaires turcs (2). » Les impôts ne rentraient plus ou insuf-
fisamment ; et il se trouvait ainsi dépourvu des ressources néces-
saires à la rétribution de ses agens. La solde de la gendarmerie
était en souffrance de treize mois; et cette force armée, chargée de
maintenir l'ordre, se dédommageait en s'unissant aux pillards.
On dut bientôt la rappeler des différens points de l'île et la placer
sous la surveillance de l'armée régulière. Carathéodory se la-
mentait à Constantinople ; la Porte répondait par le silence à ses
sollicitations . « En lui refusant les moyens de gouverner, le sul-
tan a voulu rendre la position d'un gouverneur chrétien intenable
et se ménager ainsi la possibilité de le remplacer par un musul-
man (3). » Bientôt en effet, Carathéodory demanda à être relevé
(1) Ces musulmans ne sont pas des Osmanlis d'oriijiine ou de naissance; ils
descendent, pour la plupart, de Candiotes passés à l'iskiniisnic lors do la cuniiuètc
de l'ile par les Turcs ou peu après, désireux de capter les faveurs des nouveaux
maîtres, ou contraints par ceux-ci à apostasier. Généralement ils ignorent la langue
turque et ils ne parlent que le grec, leur langue d'origine. L'idée cliréticnne ne
s'est pas totalement éteinte parmi eux; (l;\ns certaines familles, les cnfaiis sont à
la fois baptisés et circoncis.
(2) Dépêche du 19 septembre lS9;i. — JJcro Jaune (seconde série\ |>. '20.
(3) Livre Jaune, p. 3.j. Dépêche de M. Blanc. Déjà .M. Cambon avait écrit :
n Tous les meurtres commis par les musulmans, toutes les violences, tous les actes
arbitraires rci)nM-liés aux fonctionnaires ou à la gcnd.'irnicric turcs sont la consé-
quence d'un plan arrêté qui a pour but d'exaspérer les chrétiens, de les pousser au
désordre et d'atteindre ainti la personne de Carathéodory en prouvant l'inutilité
d'un gouverneur l'Iu-élien. » fJrre Jaune, p. 20,
S28 REVUE DES DEUX MONDES.
de ses fonctions et il eut pour successeur Turklian-Pacha, ancien
ministre des Affaires étrangères.
Les choses n'en allèrent pas mieux; l'hostilité entre les chré-
tiens et les musulmans prit, au contraire, un caractère plus aigu.
Si ceux-ci se sentaient mieux soutenus et plus encouragés par
Constantinople, ceux-là recevaient des secours des comités
d'Athènes; et le consul grec à la Ganée secondait leur résistance,
les excitait à la lutte (Ij.
Cependant les chrétiens s'organisaient pour la défense, ils an-
nonçaient hautement leur intention de secouer l'autorité du sultan ;
sauf les points occupés par les troupes turques, lîle entière était
en état d'insurrection. La Grèce y prêtait la main ostensiblement,
et déjà l'on prévoyait que le conflit se propagerait dans les pro-
vinces de la Turquie d'Europe. Plus intéressée que les autres
puissances à conjurer une pareille éventualité, l'Autriche prit, en
juin 1890, l'initiative d'une ouverture pour autoriser les ambas-
sadeurs à se saisir de la question de Crète et pour en poursuivre
la solution avec la Porte. Les puissances furent unanimes pour
déférer à ce vœu ; la participation du cabinet de Berlin fut toute-
fois réservée et discrète; son attitude a du reste été toujours hos-
tile à la Grèce. « En ce qui concerne une action à exercer en
Crète, prétendait-il, l'Allemagne, n'y ayant pas d'agent de carrière,
ne peut que s'abstenir (2). » Son représentant à Constantinople
reçut l'ordre toutefois de se concerter avec ses collègues, et ces
diplomates ouvrirent de nouvelles délibérations pour s'acquitter
de la mission qui leur était confiée, pendant que les agens accré-
dités à Athènes adressaient, suivant les instructions qu'ils avaient
reçues, d'énergiques représentations au cabinet grec. C'est ainsi
que l'Europe ou le concert européen, ayant conscience des évé-
nemens prochains, intervint dans le débat pour résoudre pacifi-
quement les difficultés nées de la révolution Cretoise.
Y a-t-elle réussi? Voici comment M. Cambon, avec sa sagacité
habituelle, apprécie les choses à ce moment. Après avoir rappelé
les antécédens de l'affaire, il ajoute : « Abd-ul-Hamid, convaincu
que l'Europe est divisée, impuissante, incapable de se mettre
d'accord pour une action commune, se laissera peut-être entraîner
à n'employer que la force... Mais l'insurrection renaîtra (3). »
(1) Livre Jaune, p. 31.
(2) Livre Jaune, p. 115.
(3) Livre Jaune, p. 74. Dépêche du 7 juin.
LE CONCERT EUROPÉEN. o29
A son avis, aucune solution n'est possible sans un accord bien cor-
dial, bien ferme, conclu directement entre les cabinets, et il ajoute :
« Unis, 71071S pouvons tout; désunis, nous ne pouvons rien (l'I. »
L'union a-t-elle existé, a-t-elle été durable? C'est ce que nous
voudrions élucider.
Pendant que les ambassadeurs délibéraient à Constantinople,
la situation s'aggravait en Crète, la lutte se poursuivait avec plus
de fureur. Des secours en armes, en munitions, en volontaires,
arrivaient aux chrétiens de tous les ports de la Grèce. La Porte,
de son côté, augmentait ses conting'ens; elle ne se bornait pas à
entretenir un gouverneur en Crète, elle y envoyait un commis-
saire général, s'inspirant tous deux des vues de leur maître dont
ils devaient, avant tout, sauvegarder l'autorité souveraine.
La conférence se hâtait cependant, et elle parvenait à arrêter
les termes d'un arrangement ou acte constitutif de la Crète, qui
fut agréé par la Porte. C'était en août 1896. Ce nouveau pacte
rétablissait, avec quelques modifications, celui de Halepa. Les
chrétiens s'y rallièrent ; les musulmans s'en montrèrent mécon-
tens; les autorités turques se divisèrent et s'abstinrent, préten-
dant ne pas avoir été pourvues d'instructions suffisantes. La Porte
essayait de la sorte « de reprendre, dans l'application, les conces-
sions qu'elle avait dû faire en principe », c'est-à-dire qu'elle dé-
clinait en Crète, à l'aide de ses fonctionnaires, ce qu'elle avait
consenti à Constantinople. Il résultait de ces contradictions une
fermentation toujours plus intense. Des commissions furent
toutefois instituées, comprenant des délégués des ambassades,
pour la réorganisation de la gendarmerie, pour la reconstitution
de l'ordre judiciaire et des autres services publics. La Porte s'y
prêta, mais avec des lenteurs et des atermoiemens qui entra-
vèrent l'application des mesures prises par la conférence et don-
nèrent lieu à de nouveaux dissentimens entre gouvernés et gou-
vernans, entre chrétiens et musulmans ; il survint ainsi de
nouveaux et de plus graves désordres, précédés et suivis d'in-
cendies et de pillages, dans les principales villes de l'île. Ces
troubles ont-ils été suscités par les autorités pour mettre obs-
tacle à l'apaisement qui devait résulter de l'application des ré-
formes? Voici ce que M. Blanc, notre consul à la Canée, écrit à
ce sujet : « J'ai la preuve que ce soulèvement simultané dos mu-
sulmans à Candie, à Réthymo et à la Canée est la conséquence
(1) Livre Jaune, p. 7:î.
TOMR cxi.viii. — 1808. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
d'instructions envoyées de Constantinople de créer des troubles
pour empêcher l'application des réformes (1). » Tel était aussi le
sentiment de M. Cambon; il mandait, en effet, de son côté : « Le
mouvement actuel est suscité, de la part des chrétiens, par des
agens du comité d'Athènes, du côté des musulmans, par les en-
couragemens de Constantinople. »
Dans ces circonstances, les puissances durent pourvoir à la
sécurité de leurs nationaux ; des navires isolés, français, anglais,
russes, furent expédiés sur les côtes de Crète. Bientôt d'autres
bâtimens les rejoignirent, et on réunit, dans ces parages, de véri-
tables divisions navales, à la disposition desquelles on mit plus tard
de faibles contingens de troupes de terre. Sans repousser toute
coopération, l'Allemagne se fit représenter, et fort tardivement,
par un seul navire, déclinant invariablement toute proposition
d'y consacrer un bataillon de son armée. Si suspecte qu'elle fût à
l'Europe, la Grèce voulut que son pavillon fût aussi représenté
dans les eaux de la Canée ; elle y envoya plusieurs bâtimens de
sa flotte ; c'était la première concession ostensible, officielle, spon-
tanée ou involontaire, que le gouvernement du roi Georges faisait
à l'esprit public, qui s'exaltait de plus en plus à Athènes ; il de-
vait en consentir de plus inconsidérées.
Disons, avant d'aller plus loin, et pour leur rendre l'hommage
qui leur est dû, que les amiraux commandant les forces inter-
nationales, agissant en un constant accord, intervinrent, avec la
plus louable sollicitude, pour contenir les combattans, pour se-
courir les victimes de ces luttes implacables, et rendirent, en mille
circonstances, les plus précieux services. Mais leur action ne put
jamais s'exercer que sur les points qui étaient à la portée de leurs
canons et sous leur médiation personnelle. Ils purent donc préve-
nir le retour de nouveaux troubles dans les villes devant lesquelles
ils stationnaient, en se portant de l'une à l'autre; et ils y établirent
ainsi un ordre relatif; mais, partout ailleurs, le conflit se perpé-
tuait et aucune mesure n'était prise pour procéder à l'exécution
de l'arrangement issu des délibérations des ambassadeurs. Bien
plus, l'attitude des fonctionnaires, leurs prétentions et les résis-
tances qu'ils opposaient aux délégués européens démontraient
jusqu'à l'évidence qu'il ne serait pris aucune résolution utile ; la
gendarmerie restait réorganisée en projet, comme l'administra-
tion de la justice et les autres services; seule, l'anarchie semblait
(1) Livre Jaune, p. 333.
LE CONCEUÏ EUROPÉEN. 531
s'établir et se constituer comme un organisme régulier de Tortlre
social.
Pendant cette longue période de trouble et d'incertitude, qui se
prolongea plusieurs mois, les cabinets agitèrent plusieurs ques-
tions, comme celle d'une occupation de l'île par deux ou trois
puissances, proposition sur laquelle nous reviendrons; aucune
d'entre elles ne consentit à assumer pareille charge; toutes se
dérobèrent à l'cnvi. En Grèce, au contraire, on ne reculait
devant aucune initiative, et c'est un étrange spectacle, et qui
marqua bien la déchéance de tout ordre international, que celui
de cet Etat de troisième rang bravant toutes les grandes puissances
représentées en Crète par des forces navales importantes. Outre
l'expédition d'armes et d'approvisionnemens de guerre, on auto-
risa, à Athènes, le départ de nombreux volontaires conduits par
des officiers de l'armée régulière, qui furent bientôt suivis dun
corps de troupes, sous le commandement du colonel Vassos, dont
le débarquement eut lieu en février 1897. « Avec une présomp-
tueuse imprévoyance, on recommandait à cet officier de prendre
possession de l'île au nom du roi Georges, d'expulser les Turcs
des forteresses dont il devait s'emparer. » En même temps, des
torpilleurs quittaient le Pirée sous les ordres du prince Georges
et se présentaient devant la Canée, où stationnaient les flottes
internationales.
Prévoyant les égaremens des Grecs, les puissances ne les
avaient pas attendus pour faire, à Athènes, les plus instantes
représentations. Se conformant à leurs instructions, leurs repré-
sentans s'étaient acquittés d'une démarche collective d'un carac-
tère comminatoire. Cette manifestation n'exerça aucune influence
sur les résolutions du cabinet hellénique. Comme le sultan,
il se flattait que les cabinets ne se mettraient pas d'accord pour
recourir à la contrainte, et en réalité il ne s'abusait pas, puisque,
à aucun moment de ce long conflit, on n'a pu s'entendre sur
l'emploi de moyens coercitifs. Cependant, au point où en étaient
les choses, il n'était que temps d'aviser et on se mit à la recherche
d'un moyen propre à dénouer une situation d'autant plus péril-
leuse que la Porte, de son côté, ne restait pas inactive, dépourvue
d'un armement maritime sérieux, et désirant éviter tout conflit
avec les flottes internationales réunies en Crète, elle préférait
engager la lutte avec la Grèce sur un autre terrain, où il lui serait
permis de déployer sa puissante armée; dans cette pensée, elle
532 REVUE DES DEUX MONDES.
concentrait des forces considérables en Macédoine, sur la frontière
de laThessalie.Le danger se déplaçait, mais il n'était que plus re-
doutable pour la paix générale.
La Russie proposa de faire « un pressant appel à la sagesse
du roi Georges et de son gouvernement, les prévenant que, si les
bâtimens grecs n'étaient pas rappelés immédiatement, ils ne
tarderaient pas à être réduits à se soumettre à la ferme et unanime
volonté de l'Europe. » L'Allemagne déclina l'ouverture du ca-
binet de Saint-Pétersbourg; elle estimait « qu'il était au-dessous
de sa dignité de faire d'autres démarches à Athènes. » Elle
exprima l'avis, et elle ne varia plus, de faire désormais usage de
la force pour vaincre l'obstination du cabinet hellénique, en blo-
quant le Pirée et les côtes de la Grèce. L'empereur s'expliqua
lui-môme en ce sens avec notre ambassadeur. « Nous avons, lui
dit-il en terminant, empêché la Turquie d'envoyer des troupes en
Crète ; ce serait une félonie de notre part de laisser les Grecs la lui
prendre [i). » Sa sollicitude pour les intérêts du sultan restait irré-
ductible. De son côté, le cabinet anglais, après un instant d'hési-
tation, déclara nettement que l'état de l'opinion publique ne lui
permettait pas de concourir à des actes de coercition ; à toute
suggestion de cette nature il substitua « une déclaration d'auto-
nomie effective de la Crète » et il en saisit les puissances. Sur
l'une et l'autre proposition, les cabinets se divisèrent : le blocus
du Pirée et des côtes de la Grèce fut abandonné, et la déclaration
d'autonomie de la Crète fut ajournée.
Ces dissentimens laissaient la situation sans issue, pendant que
les circonstances devenaient de plus en plus impérieuses. La
Grèce maintenait ses forces navales et le corps du colonel Vassos
en Crète; elle rappelait ses réserves pour couvrir, prétendait-on,
la frontière de Thessalie; interprète du sentiment public, qui affir-
mait hautement ses aspirations ambitieuses, la presse d'Athènes
ne dissimulait pas qu'on entendait porter la guerre en Macédoine.
La Turquie, de son côté, hâtait fiévreusement les mesures d'arme-
ment qui étaient en voie d'exécution. En Serbie et en Bulgarie, on
déclarait, sans détours, qu'on adhérait au statu quo, mais au statu
qtio pour tous, u Des avantages consentis à l'un, ou à l'autre nous
feraient un devoir de revendiquer des avantages équivalens (2). »
La Crète continuait à être déchirée sans merci ; on se battait, on
(1) Livre Jaune, tome II, p. 59.
(2) Dépêche de M. Patrimonio, ministre à Belgrade. Livre Jaune, tome 11, p. '7.
LE CONCERT EUROPÉEN. 533
s'incendiait de part et d'autre. « Le Palais du gouvernement,
écrivait notre consul à la Canée, le 24 février, est enflammes. Les
équipages étrangers ont débarqué avec leurs pompes. Un suppose
que l'incendie est le fait de la populace musulmane, qui menaçait,
depuis plusieurs jours, de brûler le sérail, si l'on ne continuait
pas à lui distribuer des armes (1). » Peu après, les gendarmes se
mutinaient et tuaient leur propre colonel : on dut recourir aux
matelots européens pour les contenir et les désarmer (2).
Mais déjà la Russie avait repris la proposition de l'Angleterre
et, pour concilier les opinions divergentes, elle la formulait en
ces termes : « La Crète ne pourra en aucun cas être annexée à
la Grèce dans les circonstances présentes ; la Turquie ayant tardé
à appliquer les réformes convenues, celles-ci ne répondent plus
à la situation actuelle, et les puissances sont résolues, tout en
maintenant l'intégrité de l'empire ottoman, de doter la Crète d'un
régime autonome (3). » Cette déclaration devait être notifiée si-
multanément à Athènes et à Constantinople. Toutes les puissances
acquiescèrent à cette suggestion, non cependant sans difficultés
et sans un échange d'idées qui se croisaient dans tous les sens.
L'Angleterre entendait que les troupes turques seraient rappelées,
et sans retard, avec les troupes et les navires grecs; d'autres
cabinets, celui de Berlin notamment, désiraient qu'en cas de
refus du cabinet d'Athènes, on prît aussitôt des mesures coercitives
contre les ports et les côtes du royaume hellénique. Mais, l'en-
tente devenant chaque jour plus délicate et plus laborieuse, on
ajourna toute résolution sur ces deux points, et l'on procéda à la
communication qu'on était convenu de faire également à la Tur-
quie et à la Grèce.
En l'accompagnant de réserves fort élastiques, qui devaient
lui permettre de poser ultérieurement ses conditions, la Porte
donna son assentiment a la résolution des puissances. A ce mo-
ment, elle prévoyait déjà que la rupture avec la Grèce éclaterait
inévitablement sur leur frontière conmiune,et, confiante dans le
résultat de la lutte, elle jugeait opportun et habile de ne pas mé-
contenter l'Europe. Le cabinet d'Athènes ne se montra pas aussi
accommodant, ne voulant, ou plutôt ne pouvant renoncer aux
espérances qu'il nourrissait et que partageait, avec plus de passion
(1) Livre Jauni', tome II. ji. lO.'i.
(2) Livre Jaune, tome II, p. 127.
(3) Livre Jaune, tomo II, ji. 100.
534 REVUE DES DEUX MONDES.
que de saine raison, le peuple grec tout entier, il calcula sa
réponse de manière à ménager à la fois les cabinets et l'exaltation
du sentiment national ; il se déclara prêt à rappeler ses navires et
il offrit de faire concourir ses troupes en Crète à la pacification
de l'île. L'accueil fait par la Grèce à la communication des puis-
sances fut, par elles, diversement apprécié. La Russie et la France,
l'Autriche elle-même, ne pouvaient se dissimuler qu'il impliquait
une acceptation conditionnelle et, par conséquent, insuffisante ;
qu'il y avait lieu, dès lors, de recourir à d'autres résolutions.
L'Angleterre et l'Italie furent d'avis qu'il autorisait de nouvelles
négociations; à Londres, on pensa même qu'il pouvait y avoir
avantage à utiliser les troupes du colonel Yassos au rétablis-
sement de l'ordre. A Berlin, on considérait, sans détours, la note
de la Grèce comme un refus absolu, et on estimait « qu'il n'y avait
plus lieu de discuter avec les Grecs (1). »
En invitant leurs représenlans à Athènes à communiquer
leur résolution à la Grèce, les puissances avaient consulté leurs
amiraux sur les dispositions qu'il y aurait lieu de prendre, au
cas où il faudrait la lui imposer. Ces officiers généraux, après en
avoir délibéré, indiquèrent les mesures de rigueur qu'ils étaient
en situation d'appliquer. Ces mesures consistaient à bloquer à la
fois la Crète et tous les ports du royaume hellénique; tout navire
grec, rencontré à la mer, serait escorté à Milo avec injonction de
ne pas s'en éloigner. Quoique adopté par les amiraux, d'un accord
unanime, leur avis ne rencontra pas l'agrément de tous les cabi-
nets. Obligé de tenir compte du sentiment public, hostile à toute
intervention contre la Grèce, le cabinet de Londres ne voulut
voir, dans la réponse des amiraux, « qu'une opinion technique »
soumise à l'appréciation des cabinets. L'Allemagne jugeait que
le moment de la répression était venu et qu'il convenait de
l'exercer. Pourtant elle n'avait toujours qu'un unique navire en
Crète et ne manifestait nullement l'intention de joindre un con-
tingent de troupes de terre à ceux que les autres puissances y f
entretenaient. La Russie proposa diverses combinaisons en vue
de rapprocher les opinions divergentes ou contradictoires; la
France s'y employa de son côté chaleureusement. Après de longs
pourparlers, après avoir échangé de nombreuses dépêches et de
plus nombreux télégrammes, après avoir perdu un temps pré-
(1) Livre Jaune, tome II, p. 160.
LE COKCERT EUROPÉEN. 533
cieux, on décida, tardivement, comme nous le verrons plus loin,
de borner l'action des forces maritimes internationales au blocus
de la Crète.
Un autre point, non moins important, restait l'objet d'une
controverse qui n'aboutissait pas davantage. Il était urgent de
rétablir l'ordre en Crète, où le sang coulait toujours, malgré
la présence des escadres européennes. Pour y parvenir, il fallait
constituer l'autonomie de l'île; les puissances s'y étaient engagées
par la résolution qu'elles avaient prise de l'imposer à la fois à la
Turquie et à la Grèce. On disputa longtemps à ce sujet sans
arriver à une entente; on l'attend encore à l'heure présente. On
ne s'entendit ni sur le choix d'un gouverneur, ni sur l'étendue
de ses attributions, ni sur les conditions de son investiture; la
Porte se réservait toute latitude à cet égard ; elle prétendait dési-
gner elle-même ce haut fonctionnaire et le choisir parmi ses su-
jets chrétiens, avec l'assentiment des puissances. Rien, d'ailleurs,
ne pouvait être arrêté et entrepris avant d'avoir pacifié le pays,
avant d'avoir réduit chrétiens et musulmans à la soumission, et,
à cet égard, on dissertait sans avancer. L'Autriche ne se montrait
pas disposée à s'imposer de nouveaux sacrifices, à augmenter
l'effectif de ses troupes, et l'Allemagne se refusait obstinément à
toute participation de cette nature. La Russie suggéra de faire
occuper la Crète par deux puissances, avec des forces suffisantes
pour la pacifier et y organiser en paix le régime nouveau (1). La
France et l'Italie, pensait-on à Saint-Pétersbourg, pourraient
recevoir de l'Europe cette mission, toute de confiance. A Londres,
on inclinait d'autant plus à accepter cette combinaison qu'elle per-
mettrait, croyait-on, au cabinet de la Reine, si elle était unanime-
ment agréée, de coopérer au blocus des ports de la Grèce sans
froisser sensiblement l'opinion publique. Lord Salisbury offrait
même de substituer, au besoin, l'Angleterre et la Russie à l'Italie
et à la France.
Le gouvernement français n'admit pas un instant qu'il lui fût
loisible de se charger, avec l'italio ou toute autre puissance, du
rôle qu'on voulait lui confier; il maintint, sans jamais varier, que
toutes les puissances étaient engagées, au même titre, à rétablir
l'ordre en Crète et à en assurer l'autonomie. « Nous sommes
, (I) Cotte suggestion, rlapn-s nno iniHcafion de notre ambassadeur à Saint-
Pétersbourp, lui venait de Vienne, on l'on ne voulait cependant assumer aucune
charge nouvelle. La ciiosc est singulièremenl caractéristiijue.
536 REVUE DES DEUX MONDES.
prêts, déclarait M. Hanotaux, avec un véritable sens politique,
dans une circulaire du 42 mars, adressée à tous nos ambassadeurs,
à contribuer, pour notre part, dans la proportion visée par les
amiraux et sous la condition du concours unanime des puis-
sances, au renforcement des effectifs internationaux qui paraît le
mieux répondre aux besoins les plus urgens de l'heure présente,
en assurant le maintien de l'ordre et en manifestant une fois de
plus le concert des Puissances (1). » Interpellé par le cabinet de
Saint-Pétersbourg, il télégraphiait, le 16, au comte de Monte-
bello : « En réponse à votre dépêche du 14 de ce mois, j'ai l'hon-
neur de vous faire savoir que le gouvernement de la République
est disposé à faire, pour l'occupation de la Crète, tout ce que
feront les autres Puissances, ni plus ni moins (2). » Enfin, le 19
du même mois, il écrivait à notre ambassadeur à Londres : « Vous
connaissez déjà notre manière de voir en ce qui concerne la
nécessité de maintenir, en toute hypothèse, à l'occupation inter-
nationale de l'île, le caractère collectif et proportionnel qu'elle a
conservé jusqu'ici (3). »
Parmi les nombreuses propositions qui se croisaient sans cesse,
il en est une qu'il est bon de noter, mais sur laquelle nous ne
nous arrêterons pas, parce qu'elle fut péremptoirement écartée;
le cabinet anglais ouvrit l'avis de remettre, aux Cretois, le choix
de leur gouverneur par voie plébiscitaire. La Russie déclina
cette solution, l'Allemagne la repoussa; la Porte ne l'aurait cer-
tainement pas admise, à moins d'un accord unanime et solide de
toutes les puissances.
Avec le concours de la France, la Russie insistait de son coté
pour qu'on en vînt à adopter les mesures opportunes que com-
mandaient les circonstances. Elle saisit les puissances d'une pro-
position qui avait pour objet de procéder sans retard, en leur nom
collectif, à la proclamation de l'autonomie en Crète en autorisant
simultanément les amiraux à établir le blocus de l'île, avec déci-
sion subsidiaire de bloquer également les ports de la Grèce, si le
gouvernement hellénique, sommé de rappeler ses troupes aussi
bien que ses navires, refusait de déférer plus longtemps au vœu
des cabinets sur l'un et l'autre point. Après un conseil de cabinet,
le gouvernement anglais persévéra dans sa décision antérieure
*
(1) Livre Jaune,''tome II, p. 166. ,
(2) Liv)'e Jaune, tome II, p. 184.
(3) Livre Jatine, tome II, p. 200.
LE CONCERT EUROPÉEN. 537
de ne pas se prêter à pareille mesure de rigueur, qu'il jugeait
d'ailleurs superflue en ce moment, se rendant compte, disait-il,
(( du danger imminent de collision qui existe sur les limites de
la Macédoine, » il invita les puissances à « demander, à la Grèce
et à la Turquie respectivement, de retirer leurs forces jusqu'à une
distance de 50 milles de chaque côté de la frontière. Si la Grèce
refusait d'obtempérer à cet avis, l'Angleterre, ajoutait-il, serait
disposée à donner son assentiment au blocus de Volo. Dans le
cas d'un refus de la part de la Turquie, l'Angleterre serait prête
à s'associer aux mesures de coercition que les puissances croi-
raient devoir adopter. » Sur ce dernier point toutefois, comme
si aucune ouverture, en cette affaire, ne pouvait se produire sans
être accompagnée d'une réserve plus ou moins déclinaloire, « le
gouvernement de la Reine pensait que la mission de triompher
de la résistance de la Turquie appartiendrait plus naturellement
à l'Autriche et à la Russie. »
Cette démarche du cabinet de Londres n'eut aucune suite ; les
événemens, en se précipitant pendant que les puissances délibé-
raient longuement, ne leur laissèrent pas le temps de s'en rendre
compte et de s'y associer. Elles s'attardèrent à recommander aux
ambassadeurs à Constantinople de s'employer activement à re-
chercher et à établir les bases de l'organisation autonomique de
la Crète, continuant à échanger des communications quoti-
diennes sur le point de savoir s'il était nécessaire et s'il pouvait
être utile de bloquer les ports de la Grèce. Diff"érens avis furent
émis; aucun ne prévalut. On ne désespérait pas cependant d'ar-
river à un accord, quand, soudain, les hostilités éclatèrent sur la
frontière de la Thessalie entre les deux armées qui s'y trouvaient
en présence.
Dès ce moment, toutes les questions que les puissances agi-
taient avec une si louable ardeur perdaient tout caractère d actua-
lité, et il devenait superflu d'en poursuivre l'examen. Les cabinets
durent donner un autre cours à leurs efforts et à leur sollicitude.
Ils s'expliquèrent, et ils résolurent d'attendre et de saisir le premier
moment qui paraîtrait o])portun pour ofîrir ou imposer, aux belli-
gérans, leur médiation collective. Dans une dépôche adressée à
M.Cambon, le 21 avril. M, llanotaux déflnissail exactement cette
situation nouvelle : « Sauvegarder jusqu'au bout, lui écrivait-il,
l'entente générale à travers les dangers qui la menacent et les
é])reuves qu'elle subit, cela nous paraît être le seul moyen d'as-
538 REVUE DES DEUX MONDES.
surer, à l'Europe, toute l'autorité dont elle aura besoinpour exercer,
le moment venu, sa médiation entre les bel lige rans, pour organiser,
en Crète, un régime durable sur la base de l'autonomie et pour
faire valoir enfin, dans l'empire turc, un ensemble de réformes
propres à amener sa pacification intérieure, et à devenir ainsi la
plus solide garantie de sa durée et de son intégrité (1). »
C'est ainsi que l'œuvre du concert européen resta inachevée,
ou, si l'on veut, interrompue; un an s'est écoulé depuis lors, la
paix a succédé à la guerre entre la Turquie et la Grèce, et sa
tâche est toujours en soulTrance. Pouvait-elle avoir une meilleure
fortune? Assurément. Dans tous les cas, c'est un spectacle bien
étrange et bien inattendu que celui des six plus grandes puissances
du continent européen, réunies, d'une part, pour arrêter la des-
truction d'une race née dans les contrées qu'elle habite, pour maî-
triser, de l'autre, les excès d'une anarchie elTrénée dans une île
de la Méditerranée, et ne pouvant parvenir à résoudre aucun de
ces deux problèmes. Rien n"a été fait par lEurope, ou plutôt l'Eu-
rope n'a pu rien obtenir de la Turquie pour mettre les Arméniens
sérieusement à l'abri de nouveaux sévices, ou si peu qu'on ne
saurait en tenir compte; on les pourchassait encore il y a peu de
mois (2). En Crète, la situation est aujourd'hui ce qu'elle était il
y a deux ans, si ce n'est que les troupes et les navires grecs ont
été éloignés ; musulmans et chrétiens restent en présence et sont
en armes.
Quelle est la part de responsabilité qui incombe person-
nellement au sultan? Nous n'hésitons pas à le dire : elle est sans
limites. Si la présomption, môme quand elle est fondée jusqu'à
l'évidence, ne constitue pas une preuve démonstrative, si elle ne
suffit pas à former une conviction absolue, on ne saurait, d'un
autre côté, contester qu'un souverain qui tolère les épreuves dont
ont souffert les Arméniens, s'il n'en est pas l'instigateur, en est |
certainement le complice, qu'il doit par conséquent en répondre.
On ne peut affirmer que l'ordre a été donné de détruire toute une
race, mais il est bien certain aujourd'hui que les exécuteurs de
(1) Livre Jaune, p. 303.
(2) Au mois de mars 1897, malgré les représentations des ambassadeurs, mal-
gré les promesses du sultan, la persécution reprenait son cours en Asie. A Tokat,
à Sivas, à Kujik et dans d'autres villes, les musulmans firent de nombreuses vic-
times. On compta, dans la première, en une seule journée, 89 morts et 36 blessés.
Plusieurs villages des environs étaient assaillis et pillés. A Bisen, le monastère et
12 maisons pillées, 16 tués, 2 prêtres mutilés. — Livre Jaune, tome II, p. 249.
LK CONCERT EUROPÉEN. 539
cette iniquité sanglante n'ont pas été désapprouvés par les agons de
la Porte, qu'aucun châtiment ne leur a été infligé, que les victimes,
livrées à la misère la plus noire après la plus atroce persécution,
n'ont reçu aucune assistance, n'ont obtenu aucune répara-
tion. Et nous savons aujourd'hui, à ne plus pouvoir en douter,
que Abd-ul-Hamid, durant cette longue et sanglante période,
tenait entre ses propres mains les rênes du gouvernement de son
empire; qu'il avait dépossédé la Porte de toute action directe
sur les fonctionnaires ; que tous les ordres, les instructions essen-
tielles partaient de son palais; — nous avons vu qu'il a couvert de
son autorité souveraine lesagens le plus notoirement compromis;
qu'il a maintenu à son poste pendant plus d'un an, eu dépit des
plus pressantes insistances des ambassadeurs, Aniz-Pacha, ce gou-
verneur de Diarbekir, le véritable instigateur de tous les crimes
qui ont souillé cette ville et la province dont il avait l'adminis-
tration et la garde; — nous avons constaté qu'il a employé, tour
à tour, la ruse et la séduction pour soustraire à un châtiment mé-
rité ce colonel, meurtrier du Père Salvatore, qui lui avait confié
sa vie et celle des fidèles qui l'accompagnaient. En Crète, son action
personnelle s'est manifestée par d'autres procédés, mais inspirés
par le même besoin de ruser avec l'Europe. Pour convaincre les
puissances de sa haute et paternelle impartialité, il en confiait le
gouvernement à un chrétien, mais il prenait soin de lui rendre la
tâche impossible; il se prêtait, avec les ambassadeurs, à des ar-
rangemens qui. loyalement mis en pratique, eussent peut-être
contribué au rétablissement de l'ordre et de la concorde , s'en remet-
tant à des agens réfractaires à toute réconciliation, pour stimuler
le fanatisme des musulmans, en leur distribuant des armes et des
approvisionnemens. Quel expédient employait -il, ce souverain
qui se prétendait animé des plus louables intentions? Une incu-
rable duplicité, mise au service d'une indomptable obstination.
Aux persévérantes remontrances des ambassadeurs il répondait
par des promesses, toujours fallacieuses, en les accompagnant
d'une bonne grâce, d'une aménité, qui les aurait désarmés, s'ils
n'eussent été vigilans et bien informés; nous avons retenu plu-
sieurs de ces procédés, indignes d'un prince, nous aurions pu les
multiplier. Aucun homme d'Etat, aucun ambassadeur n'en a été la
dupe à aucun moment. Nous avons dit les admonestations invrai-
semblables que M. Ilanotaux a dû infliger à l'ambassadeur de
Turquie à Paris; nous avons relevé la déliance toujours éveillée
540 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'inspiraient, à M. Cambon, les plus solennelles déclarations
du sultan ; rien n'a pu corriger la politique tortueuse de ce
prince.
C'est que le Turc appartient à une race vouée à l'immobilité.
Ni l'éclat de la civilisation moderne, ni les revers de fortune, qu'il
essuie depuis longtemps, ne l'ont jamais ému; il se complaît
dans les ténèbres. Descendu des hauts plateaux de l'Asie, il a
ravagé les contrées européennes qu'il a envahies; sa force d'ex-
pansion s'étant tarie, il vit sur les ruines qu'il a faites, et que
l'Europe laisse à sa disposition. Pétri d'orgueil et de fanatisme,
il n'a foi qu'en lui-même; il se cantonne dans ses croyances, plein
de dédain pour celles des autres ; c'est ainsi qu'on n'a jamais vu un
musulman embrasser le christianisme. Ses convictions religieuses
l'ont rendu sobre et résigné, et en font au besoin un vigoureux
soldat; mais elles l'ont rendu également impropre à se réveiller
dans la lumière de la science et du progrès; intellectuellement, il
sommeille dans son infériorité. Les mutilations dont l'empire
ottoman a été successivement l'objet ont cependant révélé, à ses
gouvernans, le péril extrême qui menace son existence même;
pour le conjurer, ils se sont résignés, depuis bientôt un siècle, à
solliciter humblement l'appui des puissans de la terre, allant de
l'un à l'autre selon les exigences du moment, sans plus d'estime
pour celui de la veille que pour celui du lendemain; ils puisent
dans ces alternatives, outre l'espoir d'un secours immédiat, celui
de parvenir à diviser les puissances, et conjurer ainsi une entente
qui serait fatale à leur domination en Europe et les rejetterait
bientôt en Asie. Abd-ul-Hamid s'est particulièrement nourri de ces
convictions, et il a prouvé qu'il savait, aussi bien que ses prédé-
cesseurs, en tirer un bon parti. Sa politique, en elFet, repose sur
la conviction que les puissances, par nécessité de situation, ne
sauraient s'entendre, et qu'elles se trouvent ainsi, à des degrés
divers, dans l'obligation de maintenir, sinon de défendre, l'inté-
grité de son empire; et il s'emploie activement à entretenir de son
mieux les divergences qui constituent la véritable et unique sau-
vegarde de sa puissance, sans craindre de se montrer téméraire
soit dans ses préférences en Europe, soit dans l'exercice de son
autorité souveraine à l'intérieur de ses Etats. Il prévoit, au surplus,
que le partage de ses domaines ne peut être entrepris sans pro-
voquer une guerre générale, et il se persuade certainement qu'au
cas où elle éclaterait, son armée y jouerait un rôle important,
LE CONCERT EUROPÉEN. 5il
grâce aux sympathies personnelles qu'il a su conquérir, bien qu'il
ne les suppose pas désintéressées.
Mais, si Abd-ul-Hamid a failli à tous les devoirs d'un souve-
rain soucieux de s'acquitter, pour le bien de son peuple, de la
mission qui lui est confiée, les puissances, de leur côté, ont-elles
rempli la tâche qui leur était imposée pa'' leur propre dignité et
par les lois de rhumanité?Les faits répondent; et on n'a qu'à
considérer l'état actuel des choses pour se convaincre que le
concert européen a plutôt aggravé qu'il n'a résolu en Orient les
questions qui ont fait l'objet de son activité.
Nous n'avons pas à redire, et nous ne l'avons que trop répété,
combien les Arméniens ont peu à se louer des sympathies que
l'Europe leur a témoignées.
A la vérité, les puissances, en présence de l'aveugle obstination
du sultan, n'avaient, à leur disposition, qu'un seul moyen d'en
triompher : le recours à la force, et on ne saurait méconnaître
que cet expédient, — assurément efficace, — ne peut être em-
ployé, de nos jours, sans risquer de courir de plus redoutables
aventures. Dans d'autres temps, à l'époque où la bonne foi gouver-
nait, dans une juste mesure, les relations internationales, quand le
concert, entre les cabinets, était une réalité, on aurait pu bloquer
les Dardanelles et contraindre la Porte à l'obéissance, ou auto-
riser un corps de troupes russe à franchir la frontière pour réta-
blir l'ordre en x\natolie. Dans l'un et l'autre cas, on aurait rapi-
dement obtenu le succès nécessaire. On ne saurait aujourd'hui
procéder ae la sorte. Durant les événemens dont l'Orient a été
récemment le théâtre, on aurait suggéré la pensée défaire occu-
per par la Russie tout ou partie de la Turquie d'Asie que
l'Angleterre y aurait mis obstacle, et avec elle peut-être d'autres
puissances: la Russie elle-même n'aurait pas consenti à assumer
une pareille charge, peu désireuse de s'exposer à un contrôle ou
à une suspicion blessante. On aurait proposé à tous les cabinets de
réunir leurs forces navales pour fermer les détroits que l'Alle-
magne, dans sa sollicitude pour le gouvernement turc, aurait
refusé de s'associer à cette démonstration. Le mince concours
qu'elle a prêté en Crète ne le démontre que trop. Aussi n"est-il
venu à la pensée d'aucune puissance de faire une ouverture de
semblable caractère. C'est ainsi que les Arméniens gémissent
encore sous le joug d'une autorité détestée et restent livrés sans
défense à la brutalité des musulmans.
542 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces difficultés, qu'il n'était pas aisé de vaincre en Asie, se
rencontraient-elles, en Crète, au même degré? Il en existait du
même ordre, mais elles n'étaient pas insurmontables. La France,
nous pouvons le dire, s'est cordialement employée à les aplanir.
La Crète pouvait être dotée d'un régime de faveur sans mettre en
péril l'existence de l'empire ottoman, et cette combinaison se
conciliait parfaitement avec le principe fondamental de notre po-
litique en Orient. Un précédent nous y conviait. Les flottes réu-
nies de la France, de la Russie et de l'Angleterre ont détruit celle
de la Turquie à Navarin, et, pour contribuer à l'affranchissement
de la Grèce, le gouvernement de la Restauration, à la demande
ou avec l'assentiment des cabinets de Londres et de Saint-Péters-
bourg, a consenti à envoyer en Morée un corps d'occupation.
L'œuvre s'est accomplie, de l'accord unanime des trois puissances,
sans susciter aucune mésintelligence ni aucune inquiétude. Pour-
quoi? Parce qu'aucune d'entre elles n'y apportait de visées ambi-
tieuses ou déguisées, et que le droit public, à ce moment, n'avait
pas encore perdu l'autorité qu'il doit avoir comme garantie des
rapports internationaux.
Quelle était la tâche des puissances en Crète et de quels
moyens pouvaient-elles disposer pour s'en acquitter sans préjudice
pour aucune d'entre elles? Elles avaient mis l'œuvre en bonne
voie et elles l'avaient fort simplifiée en obtenant de la Porte que
l'île serait placée sous un régime d'autonomie absolue. Dès ce
moment, rien ne les empêchait de procéder sans retard à l'inau-
guration des nouvelles institutions; pour y parvenir, il était indis-
pensable de contraindre la Turquie et la Grèce à s'y conformer
elles-mêmes à tous égards. Dans la Méditerranée, la force, s'il fal-
lait y recourir, était d'un emploi facile comme en octobre 1827,
et on était assuré d'un succès rapide. La Turquie ne conservant
qu'un titre de suzeraineté et la Crète devant pourvoir elle-même
à la sûreté publique, la Porte n'avait plus à y entretenir de force
armée et elle avait le devoir de rappeler ses troupes. L'île acqué-
rant une existence propre, la Grèce n'avait plus aucune raison
plausible d'y exercer une action quelconque; les cabinets étaient
donc fondés à inviter l'une et l'autre puissances à se renfermer
dans les limites de leurs droits respectifs ; ils auraient pu, ou plu-
tôt ils auraient dû, pouvons-nous dire, inaugurer les privilèges
concédés aux Cretois. La Crète avait été remise eii dépôt entre
leurs mains, suivant l'expression employée dans la correspon-
LE COKCKRT EUROPÉEN. 543
(lance officielle, et ils étaient d'autant mieux en position de tout
parfaire que les chrétiens avaient acquiescé avec enthousiasme
aux dispositions d'ordre administratif prises par la conférence de
Constantinople, renonçant ainsi à toute velléité de s'unir au
royaume hellénique.
Le moment était donc opportun pour agir avec promptitude
et avec fermeté. A quelles résolutions les puissances se sont-elles
arrêtées et quelles mesures ont-elles prises pour réaliser rapide-
ment l'autonomie de la Crète? Au lieu de s unir pour sommer la
Turquie et la Grèce de se conformer à l'entente commune, elles
délibérèrent pendant des semaines et des mois sans se mettre
d'accord sur aucun point. La première question à résoudre consis-
tait dans le choix d'un gouverneur muni des pouvoirs et des
moyens suffisans pour tout reconstituer en Crète. On ne parvint
pas à s'entendre ; la défiance souillait de toutes parts et entravait
toute résolution. Cet administrateur ne devait relever de la na-
tionalité d'aucune des puissances intervenantes, prétendait-on
d'une part; il doit être agréé par toutes également, répliquait-on
de l'autre ; il doit offrir, ajoutait-on de tous côtés, des garanties
de capacité et d'aptitude. Qui devait en être juge? On ne l'indiquait
pas. On se mit en quête de cet administrateur modèle en Suisse,
en Belgique, en Hollande; ce fut en pure perte. La Porte, on l'a
vu, revendiquait, à titre de puissance suzeraine, le droit de le dé-
signer elle-même, de lui conférer l'investiture, et de le choisir
parmi ses sujets chrétiens. On songea, sans plus de succès, à
confier ces attributions à l'un des commandans des forces navales
et successivement à constituer les amiraux en une sorte de conseil
administratif et supérieur. Pendant le cours de ces incertitudes et
de ces lenteurs, l'anarchie déployait son empire en Crète, en pré-
sence des flottes internationales, impuissantes à y remédier.
• Quelle attitude gardaient la Turquie et la Grèce durant cette
longue période? Comme si la lutte était exclusivement engagée
entre elles, la Turquie augmentait les forces qu'elle continuait à
entretenir en Crète, recourant au besoin à la ruse pour se sous-
traire uiix représentations des ambassadeurs; et elle stimulait
le zèle des musulmans, les provoquant à la résistance, — on sait
par quels moyens. La Grèce persistait à expédier d'Athènes, aux
chrétiens, des secours de tout genre, même des volontaires, et
elle en vint à y envoyer une fraction notable de sa Hotte avec
un contingent de son année, de façon que les dillicultés de lu
544 REVUE DES DEUX MONDES.
situation s'aggravaient chaque jour davantage, pendant que les
puissances ne prenaient aucune mesure pour les conjurer.
Ne se flattant plus de pouvoir y obvier sans un acte de rigueur,
elles étudièrent les moyens d'y procéder. On avait consulté les
amiraux, — nous le répétons, parce que ce trait éclaire les choses
d'une vive lumière ; — ils avaient été unanimes pour conseiller le
blocus simultané de la Crète, ainsi que du Pirée et des autres ports
de la Grèce. C'est un avis technique, objecta l'Angleterre, et qui
ne saurait prévaloir sur les considérations d'ordre international ; le
sentiment public à Londres y était hostile. L'Allemagne, après la
première injonction adressée au cabinet d'Athènes, déclarait qu'elle
ne consentirait plus à discuter avec les Grecs. La France et la
Russie s'interposaient, cherchant, sans y parvenir, des combi-
naisons propres à mettre d'accord les opinions divergentes. On se
borna à établir le blocus en Crète, exclusivement dirigé contre
les provenances des ports helléniques. On ne fit rien de plus, jus-
qu'à l'ouverture des hostilités éclatant entre les deux armées en
présence sur la frontière de Thessalie.
Et il survint ceci de particulier, que les puissances, dont les
sympathies étaient acquises au gouvernement du roi Georges,
comme l'Angleterre, contribuèrent involontairement aux désastres
subis par la Grèce en ne l'empêchant pas de s'y exposer, tandis
qu'ils lui auraient été épargnés, si l'avis de celles qui lui étaient
hostiles, comme l'Allemagne, avait prévalu, c'est-à-dire si on
l'avait mise, en bloquant ses ports, ainsi qu'on le voulait à Berlin,
dans l'impossibilité de provoquer la Turquie et d'engager la lutte
avec elle. Rien, en efTet, n'eût été plus aisé ; en fermant aux na-
vires helléniques l'accès de la mer, on eût empêché le cabinet
d'Athènes de concentrer son armée dans les provinces limitrophes
de la Macédoine et surtout de l'approvisionner en matériel et en
vivres par Volo. La Turquie, de son côté, n'aurait plus eu aucun
prétexte de réunir des troupes sur la frontière de la Thessalie, et
la guerre eût été conjurée.
La prévoyance et la fermeté ont-elles fait défaut aux puissances ?
Ce qui est certain, c'est qu'elles n'ont pas rempli leur programme,
et que les événemens ont trompé l'attente de la plupart d'entre
elles. Toutes ont plus contribué à éloigner le double objet de
leurs elïorts qu'à l'atteindre : les réformes en Turquie et l'auto-
nomie de la Crète. Les succès remportés par ses armées ont
certainement rendu le sultan, déjà si peu disposé à déférer aux
<
LE CONCERT EUROPÉEN. 5io
vœux de l'Europe, plus intraitable et plus enclin à lui résister;
les musulmans de l'empire en ont ressenti une fierté qu'ils ne
dissimulent pas, et ils se montreront désormais plus impérieux
et plus implacables.
Tels sont, il faut bien le confesser, les résultats du labeur des
puissances réunies et qu'il faut bien porter au compte du concert
européen (1). A quelles causes doit-on les attribuer? Les hommes
d'Etat qui dirigent les destinées des grandes nations européennes
ont-ils manqué de clairvoyance et de résolution ? A Dieu ne plaise
que nous puissions le penser! Ce qui leur a fait totalement défaut,
c'est la confiance dans la loyauté de leurs senti mens respectifs,
oserons-nous dire. En constante suspicion les uns envers les
autres, ils n'ont jamais envisagé l'intérêt commun avec un entier
désintéressement. On retrouve à tout moment, dans la corres-
pondance officielle, les traces d'une réserve défiante qui le démontre
clairement. A chaque proposition de l'un d'entre eux, les autres
cabinets, dans la plupart des cas, se montrent disposés à y adhérer,
pourvu qu'elle soit également agréée par tous; plus souvent, on
désire connaître l'avis de toutes les puissances avant d'émettre son
propre sentiment; aucun ne veut se découvrir avant d'être cer-
tain de se rencontrer avec la majorité pour éviter un piège s'il
venait à se produire. Cette disposition, commune à tous, est la
résultante du désordre dans lequel gît le droit public depuis qu'on
en a méconnu les règles salutaires; on le voit apparaître par-
tout, en tous parages, même en Chine où les grandes puissances
prennent violemment position pour les prochaines complications.
Renonçant à maintenir leurs relations sur le terrain de la cordia-
lité, elles ne consultent que les exigences de leurs propres intérêts
et de leur sécurité. Et, pour pourvoir à toutes les éventualités qui
peuvent soudainement surgir de cette confusion de tous les bons
(1) Peu de mois avant sa mort, M. Gladstone eut roccasion d'exprimer son sen-
timent à ce sujet; voici en quels termes il l'exprimait : « La douleur, la honte et
l'abomination (les deux dernières années, au point de vue de la question d'Orient, ne
se peuvent rendre dans aucun lan^'a^'e que je connaisse. La situation se résume ainsi:
1" Cent mille Arméniens ont été massacrés sans (|ue l'on ait obtenu aui-une
assurance pour l'avenir, et au seul profit des assassins ;
2° La Turquie est plus puissante ipiVlle ne l'a jamais été depuis la f^aicrrci le Cri nu'c;
:)° La Grèce est plus l'aible ipi'eu aucun temps dei»uis sacouslilulinn eu myaunie;
4" Tout cela est dû au concert européen, c'est-à-dire à la nu'diance el »\ la liaine
(pi't |iniuvent les puissances les unes à l'égard des autres. «(Lettre publiée par le
Viiili/ Clirunicle.)
Ce témoignage confirme toutes nos appréciations.
TOME C.XLVIll. — 1898. 35
5i6 REVUE DES DEUX MONDES.
principes de gouvernement, de cet abandon de toutes les saines
doctrines qui étaient l'honneur des temps modernes, on grossit
les armées, on augmente les armemens maritimes, on perfectionne
les moyens de destruction, et, dans la prévision d'une conflagra-
tion que maudiront les futures générations, on engloutit, dans un
gouffre sans fond, des ressources qui devraient être employées
au soulagement des peuples et à l'amélioration de leur sort.
Conclurons-nous que le concert européen est une fiction, une
conception stérile et peut-être dangereuse ? Certes, nous le jugeons,
en ce moment, impropre à rendre d'utiles services au repos de
l'Europe, uniquement défendu de nos jours par des groupemens
hostiles; mais le concert européen est l'image, la commémoration
d'un passé dont il faut souhaiter le rétablissement; et à ce titre,
si nous pouvions exprimer un avis, nous ne conseillerions pas
à notre gouvernement d'en sortir. Il est, dans tous les cas, un
observatoire d'où l'on voit mieux les choses et que, dès lors, il ne
faut pas déserter. S'il n'a pas su soustraire la Grèce à ses égare-
mens et à la défaite, s'il n'est pas encore parvenu à dompter
l'orgueil du sultan ni à lui imposer l'exécution d'engagemens
solennels, s'il a même, dans une certaine mesure, compromis ses
propres avantages en Orient, il a pu sauvegarder la paix géné-
rale, et il n'est que juste de lui en savoir gré.
A vrai dire, cette guerre tant redoutée inspire, à toutes les
puissances, des inquiétudes plus ou moins vives, et nous voulons
croire qu'aucune ne la désire. Qu'un jour vienne cependant où
une nation altière ou ambitieuse jugera qu'elle peut l'entreprendre
avec de bonnes raisons d'en sortir victorieuse, et la guerre écla-
tera; celle dont l'Europe est le témoin, en ce moment même, le
démontre clairement. Que les Etats faibles ou menacés de le de-
venir retiennent et méditent l'avertissement que leur donnait
naguère un premier ministre avec moins de convenance encore
que d'opportunité. Caveant consules.
G'® Benedetti.
DANS LES ROSES
TROISIEME PARTIE (1)
Les lendemains de fête sont toujours tristes. Après s'être
écoulées comme un rapide jusant, les heures d'allégresse sont
fatalement suivies d'une marée montante de tracas et de déboires.
Un mois s'était passé à peine, depuis les élections, et Firmin
Charmois en faisait déjà l'amèro expérience. — Quinze jours du-
rant, il avait savouré toutes les ivresses du triomphe. Nommé
maire à l'unanimité, lors de la première réunion du nouveau
conseil, il s'était empressé de convier ses collègues et ses amis à
un déjeuner au Panier Fleuri. Les conseillers se piquèrent d'hon-
neur et organisèrent à leur tour un banquet populaire pour célé-
brer leur victoire. Les réjouissances se succédaient sans inter-
valles : bal public sous la halle du marché, feu d'artifice tiré à
l'extrémité de la rue des liois, concours de fanfares, tombola;
jamais Saint-Saviol n'avait eu pareilles aubaines.
Mais quand les derniers llonllons de l'orchestre se furent
envolés dans la brume du malin, quand les dernières fusées se
furent éteintes, et lorsqu'en fin de mois le rosiériste eut fait sa
caisse, il constata mélancoliquement combien les honneurs coû-
tent cher. La location de la salle des réunions publiques, les frais
d'affiches et de distribution de bulletins, les subventions au
journal qui soutenait les candidatures du parti, les tournées
oflertes à des groupes d'électeurs, tout cela formait un joli total.
Dans un élan généreux, Firmin avait annoncé qu'il prendrait ces
déj)cnscs à sa charge et on l'avait laissé faire. Maintenant, le
(1) Voyez la Kevue des ic' cl l."i juillet.
548 REVUE DES DEUX MONDES.
quart d'heure de Rabelais sonnait et il fallait payer. A la pensée
de ce bel argent qui coulait hors de son cofîre-fort, comme l'eau
qui se répand d'une cruche fêlée, Charmois sentait son cœur
saigner. Si encore les recettes ordinaires étaient venues balancer
cette dépense exceptionnelle; mais loin de làl Pendant les préoc-
cupations de la lutte électorale, les affaires avaient été forcément
négligées. De gros cliens, lassés de voir leurs demandes rester
sans réponse, avaient perdu patience et s'étaient adressés aux
concurrens du rosiérisle. En mars, un envoi considérable d'églan-
tiers, destinés aux greffes, était demeuré en souffrance en gare
d'Antony et y avait été atteint par la gelée. Cette perte sèche et
irréparable, qu'on n'avait pu dissimuler à Reine Charmois, portait
un coup douloureux à l'amour-propre de cette ménagère rigi-
dement économe. Elle n'en parlait qu'avec les larmes aux yeux :
— Jamais! se lamentait-elle, jamais, depuis que nous avons
commencé la culture, pareille avanie ne nous était arrivée! J'ai
toujours dit amen à une dépense utile, mais, quand je vois la
marchandise perdue, et l'argent gaspillé comme si on le jetait
dans le ruisseau, ça me tourne le sang et j'en ferais quasi une
maladie... J'avais bien prédit que celte gloriole de mairie nous
apporterait plus de tablature que de profits!... Les musiques, les
mangeailles, les fusées et les entrechats, tout ça, c'est très plaisant,
quand on vous le donne gratis; mais s'il faut mettre la main
à la poche, bernique!... Après la fête, on se gratle la tête... Et
j'ai bien peur, mon pauvre Désiré, qu'en ce moment Charmois ne
soit en train de se la gratter jusqu'au sang... l\ ne pipe rien, il se
cache de moi; eh! Seigneur, je suis plus maligne qu'il ne le
pense et je vois bien que ton père a de l'ennui!... Et ce n'est
pas fini, pour sur!... Il n'est pas au bout de ses peines, ni nous
non plus... Ah! cette maudite politique!... Si seulement on avait
voulu m'écouter, quand je criais : Casse-cou!...
La brave femme ne croyait pas si bien dire. Un matin de mai,
dans son cabinet de travail, le nouveau maire, après avoir dé-
pouillé son courrier, songeait mélancoliquement à tout ce que lui
coûtait déjà sa mairie. — Désiré surveillait ses ouvriers dans le
jardin, M™' Charmois était allée au marché; Firmin se trouvait
seul au logis et en profitait pour vérifier les additions des mé-
moires qui lui restaient à solder. — Tout à coup la porte du vesti-
bule s'ouvrit et il vit entrer Léonline Lavaur, sévèrement vêtue
de noir, très pâle, les yeux baissés et la mine contrite. Elle n'avait
DA^S LES ROSES. ' 549
pas remis les pieds à la Châtaigneraie depuis le mois de février,
et l'accueil qu'elle reçut de Charmois fut loin d'être encourageant.
— Papa! commença-t-elle d'une voix suppliante...
— Eh bien! quoi? interrompit rudement le rosiériste, que lui
voulez-vous, à votre père?... N'avez-vous pas honte de vous
remontrer ici après l'ignoble conduite que vous avez tenue, vous
et votre mari?... Allez-vous-en; vous avez renié votre père, et
je vous renie cà mon tour... Sortez de chez moi!
Mais Léontine ne se laissait pas facilement démonter. Elle
s'était agenouillée devant Firmin, et, les mains jointes, avec un
sanglot dans la gorge, elle poursuivait humblement : — Papa, je
t'en prie, pardonne-moi!... Si tu savais combien j'ai souffert de
ma vilaine action et comme j'en ai été punie... tu aurais pitié!...
Ah! mou Dieu, c'est vrai, toutes les apparences sont contre moi
et j'ai l'air d'une fille sans cœur... Mais je te jure sur ma tète que
si j'ai mal agi, c'a été à mon corps défendant!
— Ouais, et c'est aussi à son corps défendant que votre intri-
gant de mari est devenu le complice de Touchebœuf!... Je nesuis
pas un niais, ma chère; je ne digère pas de pareilles couleuvres!...
— C'est pourtant la pure vérité... Nous avons été mêlés à cette
méchante affaire, malgré nous... Et quand je t'aurai raconté com-
ment les choses se sont passées, tu reconnaîtras toi-même qu'on
nous avait mis le couteau sur la gorge...
— Vraiment? répliqua ironiquement le rosiériste; eh bien!
je serais curieux de voir comment tu t'y prendras pour me faire
avaler cette pilule-là!
— Ah! soupira-t-elle, c'est nous qui l'avons avalée, la pilule...
et elle était amère, je puis te l'assurer!... Figure-toi que Marins
est un peu joueur, comme tous les Méridionaux... Cet hiver, à
la suite d'un banquet de professeurs, il s'était entêté à parier à
l'écarté contre un de ses collègues, et il avait perdu un millier de
francs qu'il fallait j)ayerdans les vingt-quatre heures... Nous n'en
avions pas le premier sou et nous ne savions à quel saint nous
vouer... Je n'osais pas m'adresser à toi et te tracasser de nouveau,
après ce que tu avais déjà fait pour nous... Alors, affolée, j'ai eu
l'idée de demander ces mille francs à Touchebœuf... J'aurais dû
plutôt me jeter à l'eau tout de suite... ça eût mieux valu. Il nous
les a prêtés, mais abusant de notre situation, il a exigé que .Ma-
rias s'engageât par écrit à faire campagne avec lui. au moment
des élections.
550 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, je sais, dit Firmin, cela s'appelle en bon français
vendre son vote et sa conscience... Vous vous êtes déshonorés
pour un billet de mille francs... c'est cher...
— Plus cher que tu ne penses, s'écria cyniquement Léontine,
car nous avons souscrit à Touchcbœuf un billet remboursable fin
avril, et quand l'échéance est arrivée...
— Il vous a réclamé la somme'?... C'est assez canaille... Ca
lui ressemble !
— Hélas 1... Il s'est montré d'autant plus exigeant qu'il est
furieux d'avoir échoué... Il nous poursuit l'épée dans les reins :
Protêt, dénonciation, jugement..., et il nous menace maintenant
d'une saisie...
— Voilà ce qu'on ga^ne à se frotter à de pareils Arabes ! mur-
mura llegmatiquement le rosiériste.
Il affectait une complète indifférence; mais, au fond, il était
douloureusement meurtri par cette tuile imprévue qui lui tombait
sur la tête... Quel scandale dans la commune qu'il administrait,
quand on apprendrait que sa propre fille était sous le coup d'une
saisie... et dune saisie à la requête de Touchebœuf !... Non, si
violente que fût sa rancune contre Lavaur, il ne pouvait laisser
aller les choses... Mais, d'un autre côté, rembourser cette dette,
intérêts, frais et principal, c'était une nouvelle saignée à laquelle
il ne s'attendait guère!... Pendant qu'il se mordait les lèvres et
s'efforçait de dissimuler son trouble, Léontine, toujours age-
nouillée, le visage caché dans ses mains, continuait à sangloter :
— Ah! je n'ai pas de chance, gémissait-elle; j'aurais dû
t'écouter, quand tu me déconseillais de me marier... Si j'avais su,
comme je serais restée à la maison, près de vous autres qui me
gâtiez!... Mes seules années heureuses sont celles que j'ai
passées avec toi, quand j'étais toute petite et que tu me prenais
sur tes genoux pour me faire répéter mes leçons... Tu m'aimais
bien alors, et maintenant ce qui me navre le plus, c'est de sentir
que tu m'as retiré ton affection... et que c'est lini, fmi pour tou-
jours!...
Elle avait laissé tomber sa tète sur les genoux de son père
et sanglotait désespérément, avec des hoquets plaintifs qui
secouaient sa maigre poitrine. En dépit de son mécontentement
et de ses efforts pour se montrer inébranlable, le brave rosiériste
était empoigné à la gorge par une émotion croissante. Léontine,
en évoquant les doux souvenirs des années d'enfance, avait su
DANS LES ROSES. 551
trouver le point vulnérable. Chez Gliurmois, le sentiment paternel
prédominait; il primait toutes les préoccupations ambitieuses,
toutes les satisfactions d'amour-propre. Dès qu'on parvenait à re-
muer en lui cette fibre de la paternité, on avaitfacilement raison de
ses résistances. Le désespoir de sa cadette l'amollissait peu à peu;
ses yeux se mouillèrent, il prit entre ses doigts la tète deLéontine. . .
— Allons, balbutia-t-il, ne pleure pas comme ça, tu vas te
faire du mal.
11 lui glissa le bras autour de la taille, la força de se relever
et de s'asseoir près de lui, sur le vieux canapé de reps grenat.
— Méchante fille, soupira-t-il, pourquoi n'as-tu pas eu plus
de confiance en moi ?.,.
— Ah ! s'écria Léontine avec eiîusion, je retrouve ton cœur,
papa !... Il me semble que j'ai maintenant un gros poids de moins
sur la poitrine...
Elle l'entourait de ses bras, elle frôlait ses joues humides
contre les joues brûlantes du bonhomme :
— Dis-moi que tu ne m'en veux plus ! poursuivait-elle d'une
voix contrite.
— Eh! non... Celui à qui j'en veux, c'est ton gueux de mari I...
Le voilà joueur, à présent, il ne lui manquait plus que çal...
— Malgré mes torts, répétait-elle en l'embrassant nerveuse-
ment, dis-moi que tu ne me renies point... que tu ne m'abandon-
neras pas !
— Je le voudrais que je noie pourrais pas... Ah ! s'il ne s'a-
gissait que de ce pion de Lavaur, je le laisserais avec joie patau-
ger dans la boue... Mais toi, ma pauvre Titine, il ne faut pas que
tu pâtisses des sottises et des ignominies de ton mari... Dussé-je
me saigner aux quatre veines, je te tirerai des grilfes de Touche-
bœuf !... Voyons, du calme !... Sais-tu au juste le montant de ce
que tu dois, y compris les frais?
— llélas!... confessa Léontine, je ne le sais que troj)... C'est
une affaire de près de deux mille francs.
— Deux mille francs! grogna le rosiériste,deux mille francs,
le double du capital prêté!... Quel usurier, que ce marchand do
grains!...
Il se dirigea lourdement vers l'un des tiroirs de son bureau;
il y j)rit un cahier do chèques, et eu détacha uim feuille, après
l'avoir remplie.
— Tiens, ajouta-t-il, voici un chè(iue de deux mille francs...
552 REVUE DES DEUX MONDES,
Tu iras toi-même le toucher au Crédit lyonnais et régler l'huis-
sier, puis tu me rapporteras les pièces... Mais dis bien à ton Ma-
rins que c'est la dernière fois que je paie ses dettes. Si ça recom-
mençait, je préférerais demander au tribunal ta séparation d'avec
un coureur de tripots !...
— Oh ! papa, comme tu es bon de t'intéresser encore à nous...
Je t'assure que ce sera une leçon pour lui et pour moi...
Elle serra minutieusement le chèque dans son porte-monnaie,
puis sauta de nouveau au cou de Firmin.
— Merci, merci!... Je suis confuse de toutes tes bontés, que je
mérite si peu... Je ne sais comment te témoigner mon repentir et
ma reconnaissance.
— C'est bien, tu me remercieras plus tard... Ya vite à Paris
et finis-en avec cette déplorable affaire...
Une fois seul, Charmois, un peu honteux de s'être si facile-
ment laissé attendrir, se reprocha sa faiblesse. Assurément, Reine
eût été plus impitoyable que lui et n'aurait pas permis qu'on pra-
tiquât une semblable brèche aux fonds déposés au Crédit lyonnais
pour assurer le paiement des éciiéances de fin de mois. Aussi, à
déjeuner, se borna-t-il à murmurer en rougissant :
— A propos, j'ai eu ce matin la visite de Léontine... Elle est
venue faire amende honorable.
— Et tu lui as pardonné?... s'écria Reine, en fouillant de son
clair regard perçant le visage de son mari.
— Mon Dieu, oui, à tout péché miséricorde!... Quand on est
victorieux, il faut se montrer clément et paternel.
— Tuas de la charité de reste! grommela Reine, tuas toujours
été trop faible avec tes enfans, Firmin, et ils en abusent...
Qui trop son enfant caresse,
N'en aura pas d'allégresse...
Je souhaite qu'on ne te fasse pas repentir de ton excessive bouté !
Mais Firmin était incorrigible, et, quand il s'agissait de ses
filles, il avait beau se cuirasser, il ne pouvait résister à une scène
de larmes ou à une caresse.
Le môme jour, vers la fin de l'après-midi, tandis qu'au fond de
la serre des primeurs, il s'amusait à égrener les grappes trop serrées
de ses Frcuikenthal, il entendit derrière lui un bruissement soyeux
et vit Florence s'avancer lentement sous les arceaux des treilles.
— Bonjour, papa! lui cria-t-elle de sa chaude voix cajoleuse.
DANS LES ROSES. 553
— Bonjour, Fio! répon<lil-il d'un air affairé.
La visite matinale de Léontine, et les conséquences qu'elle
avait eues, le rendaient ombrageux. Il redoutait quelque chape-
chute du même genre et se promettait de se tenir, cette fois, sur
ses gardes. Pourtant, quand, dans l'entrelacement feuillu des ceps
chargés de raisins grossissans, il contempla la plantureuse beauté
rousse de son aînée, il ne put réprimer un mouvement d'admira-
tion et d'orgueil paternels. Blanche, potelée, grassouillette, Flo-
rence, souriante et fraîche, s'harmonisait merveilleusement avec
la verdure des pampres et la riche profusion des grappes déjà gou;
fiées. Le front de l'horlicultenr se dérida.
— Tu es en beauté, aujourd'hui, ma fille! reprit-il en embras-
sant M"'" Vigneron.
— Tu trouves, papa?.. C'est qu'alors le plaisir embellit, car
je t'apporte une bonne nouvelle.
— Tant mieux ! s'écria Gharmois en se rassérénant ; ça me chan-
gera... Depuis quelques jours, j'en reçois plus de mauvaises que
de bonnes... Eh bien! voyons ta nouvelle?
Florence se recula de quelques pas, de façon à se détacher de
profil, en pleine lumière, sur la phosphorescente verdure des vignes ;
en même temps, une aimable rougeur lui montait aux joues :
— Regarde-moi !... Ne remarques-tu rien?
Firmin écarquillait les yeux :
— Je te trouve très gentille. Un peu engraissée, par exemple.
— Je te crois!... Oh! ces hommes, tous les mêmes... Il faut
leur mettre les points sur les i.
Elle se rapprocha du rosiériste et lui chuchota presque dans
l'oreille :
— Eh bien! dans quelques mois tu seras grand-père... La
voilà, ma nouvelle !
— Ho! ho! s'écria Firmin, dont le visage s'épanouit. — Il
embrassa joyeusement Florence et, l'examinant de nouveau avec
plus d'attention :
— Bravo ! s'exclama-t-il. Je me disais aussi : « Comme elle a
pris de l'embonpoint!... » Cette fois, voilà ce qu'on peut appeler
une bonne nouvelle... Tu nous l'as fait désirer un peu longtemps,
mais enfin, tout vient à point à (jui sail attendre... .If me réjouis
de servir de parrain au bébé et je souhailc (juo ce soil liicnlùl...
— nh! répondit-elle en souriant, probablement vers la lin do
l'automne.
55 i REVUE DES DEUX MONDES.
— Cachottière!... Et tu ne nous en disais rien!
— Je voulais d'abord être bien sûre, afin de ne pas vous
donner une fausse joie...
— Tu feras tous mes complimens à M. Vigneron, encore
qu'il y ait mis le temps! J'avais fini par douter de ses capacités...
EÎle rougit légèrement, puis, voyant que Charmois recom-
mençait, en chantonnant, à égrapper ses Frankenthal, elle reprit
d'une voix câline :
— A propos, papa, te souviens-tu de ta promesse?
— Hein! qu'est-ce que j'ai promis?
— Oh ! le vilain oublieux !... Tu m'as promis de me faire un
joli cadeau, le jour où j'aurais mon premier bébé... Je crois que
le moment est venu de tenir ta parole...
— Certainement... je la tiendrai, marmonna Charmois dont
le front se rembrunit, mais le bébé n'est pas encore là... Et puis,
à te parler franc, tu tombes mal... J'ai de grosses sommes k payer
et je ne sais où donner de la tête... Nous verrons ça un peu plus
lard... au baptême...
— Ah! murmura Florence avec une moue boudeuse, je n'ai
pas de chance...
— Voyons, ne boude pas, ma bonne Flo!... Tu l'auras, ton
cadeau, patiente seulement un peu...
— C'est que...
— C'est que... quoi? répéta-t-il agacé.
— Je comptais tellement sur ta promesse que je me l'étais
déjà choisi... J'avais pensé que tu y mettrais bien cinq cents
francs; je désirais depuis longtemps une montre, je l'ai com-
mandée et on doit me l'apporter demain.
— Tu as eu tort... grand tort... Je te le répète, je suis gêné
en ce moment et je ne peux rien faire... Vous êtes étonnantes, vous
autres!... Vous vous imaginez qu'on a toujours de l'argent mi-
gnon... Mais je n'en fabrique pas, moi, de l'argent, nom de nom !
— Ne te fâche pas, répliqua Florence sèchement, je prierai
le bijoutier de reprendre sa montre, voilà tout... Y consentira-t-il?
C'est une autre affaire... Ces gens-là ne sont pas toujours accom-
modans, et s'il insiste pour être payé, s'il s'adresse à Vigneron,
nous aurons une scène atroce... Tu ne sais pas comme Prosper
est grossier dans les discussions d'argent!... Mon Dieu, s'il ne
s'agissait que de moi, je m'y résignerais; mais, dans la position
où je suis, la moindre émotion peut être dangereuse...
DANS LES ROSES. 555
Cette idée d'une scène, compromettant la santé de sa fille et
celle de l'enfant, donna le frisson à Firmin... Ce Vigneron était
si mal embouché! Il fallait s'attendre à tout avec lui...
— Mais aussi pourquoi t'être engagée sans me consulter? s'é-
cria le malheureux rosiériste, en fourrageant nerveusement
dans sa chevelure crépue, tu vas toujours trop vite, ma pauvre
fille, et puis, après, tu t'en mords les doigts !
— C'est vrai, j'ai été sotte!... murmura Florence, mais j'étais
si persuadée que tu me tiendrais parole, surtout après le succès
de ton élection, auquel j'ai contribué pour ma bonne part...
Enfin, j'aurai_du courage, et je tâcherai de m'en tirer comme je
pourrai...
« Je ne peux pourtant pas l'exposer aux mauvais procédés de
ce hulor de Phi/lluxera! .. .» songeait Charmois, en regardant sa fille
dont les yeux commençaient à s'humecter. Florence avait jugé
opportun de recourir au suprême argument des femmes, et de
grosses perles liquides roulaient lentement sur ses joues... Elle
possédait l'art de pleurer sans grimacer, et de rester jolie, tout
en larmoyant.
— Ne pleure pas, ma petite Flo, il y a remède à tout !
— Si seulement, insinua-t-elle en épongeant ses yeux, tu pou-
vais voirie bijoutier et le faire patienter...
— Oui, oui, c'est ça, s'exclama-t-il, poussé au pied du mur,
envoie-moi ton marchand, je m'arrangerai avec lui... Mais
sapristi ! pour l'amour de Dieu, sois plus prudente à l'avenir...
— Oui, oui, je te le promets, mon petit papa ! répliqua-t-ello
en lui fermant la bouche avec une caresse...
— As-tu vu ta mère? demanda-t-il, moitié apaisé et moitié
grognon.
— Non, je voulais que tu fusses le premier instruit de ma
grossesse.
— Va la voir, annonce-lui la chose, mais ne parle pas de la
montre... Tu gâterais tout!...
XI
Le même soir, après souper, Firmin, peu soucieux de rester
en tète h tête avec son inlerrogante ménagère et d'avoir i\ ré-
pondre à des questions embarrassantes, prit sa canne et son cha-
peau et s'en alla llàner à travers champs, dans l'espérance que le
556 REVUE DES DEUX MONDES.
grand air dissiperait ses humeurs noires. Il était mécontent de
sa journée, et mécontent de la faible résistance qu'il avait opposée
aux demandes, sans cesse renouvelées, de Léontine et de Florence.
<( Ces deux filles sont des gouffres, se disait-il ; si elles conti-
nuent, elles nous mettront sur la paille... »
A la vérité, son mécontentement était mitigé par la perspec-
tive d'être prochainement grand-père , mais cette perspective
n'était pas exempte d'inquiétude. 11 entrevoyait la désagréable
éventualité de nouveaux appels de fonds : frais de parrainage,
dragées du baptême^ cadeau de bienvenue au bébé, etc. Ce
diable d'argent, on avait beau eu gagner, il vous fondait entre les
doigts comme neige au soleil ! Heureusement, Désiré ne ressem-
blait pas à ses sœurs; il était travailleur, économe et rangé!
Grâce à lui, la maison Charmois se relèverait vivement au sortir
de cette crise momentanée; les allaires, qui s'étaient ralenties
pendant la période des élections, reprendraient leur cours normal :
— « Désiré sera le bon génie de l'établissement, songeait Fir-
min; brave garçon!... c'est lui qui rebouchera les trous creusés
dans la caisse par l'insouciante prodigalité de ses deux aînées ! ... »
Cette réflexion rasséréna insensiblement le rosiériste, et le ré-
jouissant aspect de la campagne verdoyante et fleurie, sous la
lumière apaisée du crépuscule de mai, acheva de le consoler des
mécomptes de sa matinée.
Les dernières rougeurs du couchant baignaient dans une
brume violette les fraisières en fleurs, les vergers pleins de pro-
messes et les seigles onduleux. Aux lisières du bois, les merles,
avant de se remiser, sifflaient gaîment leur chanson du soir.
Firmin poussa jusqu'aux premières maisons de Verrières, puis,
par un sentier herbeux qui dévalait entre les pépinières, gagna
lentement le chemin bordé de peupliers qui mène à Antony. Le
ciel s'embrunissait peu à peu ; on y voyait poindre les premières
étoiles, mais il y avait encore assez de jour pour qu'on pût distin-
guer nettement les silhouettes des rares passans qui rentraient
au village, après leur journée faite. Tandis que Charmois appro-
chait du fouillis d'arbres de « la Tombe à Mole », il aperçut un
garçon et une fille qui sortaient du fourré.
— Tiens, pensa-t-il, deux amoureux!... Ne les dérangeons pas...
Et il se rejeta indulgemment en arrière des peupliers. Pen-
dant ce temps, les deux amoureux, — car il n'y avait pas de doute
à cet égard, — s'embrassèrent et se séparèrent. La jeune fille
DANS LES ROSES. 557
s'en alla dans la direction de la rue des Bois; Firmin put voir
distinctement son élégant profil se détacher en noir sur le ciel,
et crut reconnaître la loiirnure de la nièce à Touchebœuf. Im-
médiatement, un soupçon lui traversa le cerveau, soupçon bien
vite confirmé par l'aspect du jeune galant qui remontait précisé-
ment le chemin d'Antony à Verrières, et qui venait, sans s'en
douter, se jeter étourdiment, comme on dit, dans la gueule du
loup. Pas d'erreur; c'était Désiré qui s'avançait vers l'endroit où
Firmin s'était discrètement dissimulé. Au moment oi^i le garçon,
après avoir allumé une cigarette, longeait la rangée de peupliers,
le rosiériste sortit brusquement de sa cachette et se planta droit
devant son fils ;
— Papa! murmura le jeune homme en tressautant.
— Moi-même, repartit Firmin avec humeur, et c'est fort heu-
reux!... Mieux vaut que ce soit ton père, et non un étranger, qui
le surprenne en flagrant délit et te fasse rougir de ta conduite.
— Je n'ai pas à rougir, répliqua Désiré avec calme, surtout
devant toi.
— Ah! vraiment?... s'écria le rosiériste. — Il saisit le bras
de son garçon et l'entraîna vers les champs: — Viens -t'en par ici,
nous avons à causer tous les deux, et nous nous y expliquerons
plus tranquillement qu'au milieu du chemin...
Il était furieux de se sentir si brutalement désillusionné, au
sujet de la sagesse d'un fils qu'il regardait tout à l'heure encore
comme le bon génie de la famille. Cette fois, du moins, il se pro-
mettait de se montrer énergique, et de faire rentrer dans le devoir
cet enfant insoumis à ses volontés.
— Ainsi, reprit-il impétueusement, tu continues tes relations
avec Sabine!
— Oui, mon père, je n'ai pas changé de sentimens.
— C'est d'un bel exemple!... N'es-tu pas honteux de te
donner en spectacle avec la nièce de mon plus cruel ennemi?
— D'abord, nous ne nous donnons pas en spectacle... Personne
ne sait que nous nous rencontrons ici, de temps à autre, et toi-
mrnio... si tu ne nous avais pas épiés!...
— Je ne vous épiais pas! interrompit Charmois avec colère...
c'est un purhiisard qui m'a amené près de « la Tombe à .Moh' » ;
mais adnictlons!... N'était-ce pas mon droit? Ne t';ivais-je pas
défendu de revoir la nièce de Touchebœuf?...
— Tu me l'as défendu, en cflet, au moment des élections.
558 REVUE DES DEUX MONDES.
dit posément Désiré, et je ne t'ai rien répondu, parce que tu
étais très énervé de ton affaire avec Touchebœuf, et que je ne
voulais'pas t'irriler davantage... Mais, aujourd'hui, tu as batlu ton
adversaire, et il serait indigne de toi de lui garder rancune...
— Alors tu trouves très naturel d'entrer dans la famille d'un
coquin qui a cherché à traîner ton père dans la boue?.,. Nous
n'avons pas les mêmes façons de voir. . . Touchebœuf est resté mon
ennemi, la situation n'a pas changé, et je te prie de nouveau de
cesser toute relation avec Sabine.
— Je ne le puis pas... Notre amour n'a rien de commun avec
vos discussions électorales. J'aimais Sabine avant ta brouille avec
Touchebœuf et je l'aime encore aujourd'hui aussi fortement.
— Eh bien! je t'ordonne de ne plus l'aimer.. .
— Papa, je t'ai souvent entendu raconter que tu étais très
amoureux de maman et que vous vous étiez mariés par inclina-
tion... Si, dans le temps qu'elle s'appelait Heine Boncorps, on
t'avait commandé de ne plus l'aimer, qu'aurais-tu répondu?...
— D'abord, ce n'était pas la même chose... Le père Boncorps
n'avait jamais été l'ennemi de mes parens.
— L'amour reste indépendant des querelles de famille... Je
connais ton caractère; tu aurais répondu, comme moi, qu'on
n'enlève pas de son cœur une affection sérieuse, comme on coupe
un gourmand au pied d'un rosier, et tu aurais continué de courti-
ser Reine Boncorps...
Il y eut un moment de silence ; on n'entendit plus que les pas
étouffés du père et du fils sur l'herbe épaisse du sentier. La nuit
était venue tout à fait et, entre les bordures des pépinières, il fai-
sait si noir qu'il était impossible aux deux interlocuteurs de dis-
tinguer les traits de leur visage.
— C'est ton dernier mot? demanda brusquement Firmin d'une
voix étranglée.
— Oui, mon père.
De nouveau un profond silence plana sur les pépmières. Dans
l'herbe qui assourdissait comme un tapis de velours les pas des
marcheurs, seul un petit grillon modula son chant monotone,
pareil à un bruit de grelot, et accompagna de cette pacifique mé-
lopée les pensées orageuses qui s'agitaient dans le cerveau de
Firmin Charmois. Le rosiériste s'irritait de la calme et tenace
opposition de son fils. Il était vexé de voir son autorité paternelle
méconnue, et cependant il hésitait à jeter, entre Désiré et lui,
DANS LES ROSES, 539
une de ces paroles qui blessonl et séparent à jamais deux cœurs
jusque-là étroitement unis. Il lui était douloureux de troubler le
silence amical de cette nuit de printemps par des mots discordans
et irréparables. Pourtant il s'était promis de montrer de la fer-
meté, de ne plus mériter la réputation d'un père faible, d'un
homme sans caractère et qu'on mène parle nez. Ses filles avaient
suffisamment abusé de sa bienveillance; il n'entendait pas que
son fils leur donnât l'exemple de la désobéissance et de la ré-
volte; — son fils, son bras droit, celui sur lequel il comptait
pour maintenir et accroître le renom de la maison Charmois!...
Un gros bouillon de colère montait à la gorge de Firmin, à la
pensée que son Benjamin allait, pour satisfaire un caprice amou-
reux, passer dans le camp de son ennemi. C'était, à ses yeux, le
pendant de la trahison des Lavaur, et cela lui crevait le cœur...
Il releva la tète et vit se profiler devant lui les toitures de la
Châtai2:neraie, où une seule lumière brillait à la fenêtre de la
chambre conjugale. Alors, comme s'il formulait tout haut le ré-
sumé de ses pénibles réflexions, il se retourna vers Désiré et dé-
clara d'une voix rageuse :
— Puisque tu t'obstines, je m'obstinerai, moi aussi... Je trou-
verai moyen de t'empêcher de faire un mariage qui serait une
mauvaise action et une sottise!...
Puis il poussa violemment la grille et rentra à la Châtaigne-
raie, sans môme s'inquiéter si son fils le suivait.
Il gagna à tâtons la chambre à coucher, où Reine était en train
de se dévêtir. A l'aspect du visage empourpré et des regards fu-
ribonds de son mari, la vieille dame devina qu'il venait d'éprou-
ver une vive contrariété, et commença de s'alarmer,
— Mon Dieu, Seigneur! s'écria-t-elle, tu as l'air tout mal en
grogne, Firmin... Que s'est-il encore passé?
— Rien de bon! répondit-il en jetant son chapeau sur un
meuble et en se débarrassant nerveusement de son veston... Je
viens de découvrir que ton fils continue à se compromettre avec
la nièce de Touchebœuf, et, quand j'ai adressé de justes reproches
à Désiré,,., sais-tu ce qu'il m'a répondu?... Que celte fille lui
plaisait, qu'il la voulait pour femme, et qu'il l'aurait malgré
tout... Nom d'une serpe! (;a ne sera pas de mon vivant . tou-
jours!... J'y mettrai bon ordre!
Tout en grognant, il se coucha et, pour échapper aux int(M"
rogations de sa femme, feignit de s'endormir. I.e scmiiuiimI ne
560 REVUE DES DEUX MONDES.
vint pas. Pendant uno grande partie de la nuit, il rêva au moyen
de rompre net les relations de Désiré et de Sabine. Quand il crut
enfin l'avoir trouvé, il ferma les yeux et réussit à s'assoupir;
mais, dès le fin matin, il fut sur pied. Il s'habilla silencieusement,
prenant de minutieuses précautions pour ne point éveiller Reine,
et s'esquiva à pas de velours.
Lorsqu'il descendit au jardin, la maison sommeillait encore.
En face, au-dessus du coteau de Wissous, le soleil venait de se
lever dans une buée et sa lumière diffuse semait de molles
touches argentées sur la campagne d'un vert blondissant, où déjà
chantaient les oiseaux. L'air avait une tiédeur orageuse, et, dans
cette lourdeur atmosphérique, les roses exhalaient de plus péné-
trans parfums. Un moment, Firmin eut la tentation de s'attarder
à travers le jardin épanoui, qui était son luxe et son orgueil;
mais, craignant sans doute d'y. rencontrer Désiré, il se hâta de
sortir de la Châtaigneraie. Pendant quelques minutes, il demeura
indécis sur le seuil, contemplant disti-aitement la perspective
fuyante de la rue des Bois, dont les jardinets étaient encore enve-
loppés dune ombre bleuâtre, puis brusquement il tourna à
gauche, dans la direction de la sente des Saussaies.
Depuis que le nouveau conseil avait été nommé et que
l'adoption du chemin vicinal, proposé par les ingénieurs, allait
probablement être examinée et votée pendant la session de mai,
Touchebœuf ne quittait plus sa fraisiôre des Saussaies. En pré-
vision d'une expropriation prochaine, il travaillait à augmenter
la valeur de son champ, et il avait eu l'idée d'y construire une
serre de primeurs. Firmin, informé de cette rouerie du marchand
de fourrages, avait donc la quasi-certitude de le rencontrer dès
l'aube, sur le terrain, au milieu de ses ouvriers qu'il surveillait
de très près. En effet, au premier détour de la sente, il aperçut,
d'un côté de la fraisière, un mur de pierres de taille, récem-
ment construit et venant affleurer au bord du sentier, de façon à
barrer la bande de terre, jugée nécessaire à l'établissement du
chemin vicinal. A ce mur, exposé au levant, l'armature de la
serre s'appuyait déjà, et la forte carrure d'Eloi Touchebreuf se
détachait en vigueur sur la blancheur de la pierre. Il stationnait
précisément sur le talus du fossé et, la main en abat-jour sur le
front, semblait épier, dans la direction de Saint-Saviol, l'arrivée
de ses ouvriers.
Firmin, qui ne s'était pas trouvé, depuis les élections, face à
DANS LES UOSES. 361
face avec son adversaire^ éprouva d'abord un léger embarras à
l'idée de l'aborder ; mais il surmonta tri's vite cette sensation de
malaise et s'avança bravement dans le sentier. Au bruit de son
pas, ïouche])œuf avait tourné les yeux vers le survenant et s'é-
tait campé d'un air goguenard sur le remblai, les épaules ados-
sées à un portant de la future serre. Quand Gharmois s'arrêta
en contre-bas du talus, ils se dévisagèrent une seconde silen-
cieusement, puis le marchand de fourrages, soulevant ironique-
ment son chapeau, s'exclama d'une voix provocante :
— Ha ! ha !...Tu viens tirer les plans de ton chemin !.,. Ne te
presse pas, mon camarade, tu as du temps devant toi... Avant
que l'entrepreneur t'ait livré ta route, il coulera encore pas mal
d'eau dans laBièvre !... Tu vois, il ne me tracasse pas beaucoup,
ton projet, et ça ne m'empêche pas de bâtir sur mon terrain 1...
— Oui, riposta Firmin, sur le même ton, tu te figures que
tes constructions viendront en ligne de compte?.. Mais tu te
trompes, mon cher, le jury ne donnera pas dans le panneau; il
déduira de l'estimation une bâtisse, élevée uniquement pour
jeter de la poudre aux yeux.
Touchebœuf haussa les épaules.
— Le jury!... Il n'est pas près de fonctionner... On connaît
la loi aussi bien que toi... Avant qu'on nous exproprie, il faut
que ton chemin soit déclaré d'utilité publique... El nous prou-
verons, nous, qu'il ne servira jamais à personne, sauf aux deux
ou trois pauvres diables qui habitent les Saussaies...
— Ah ! vous prouverez ça!... Je vous conseille d'essayer;
vous serez bien reçus à la Préfecture !...
— Savoir! On connaît les tenans et les aboutissans... Nous
irons chez le préfet, et si le préfet ne nous écoute pas, nous
pousserons jusqu'au ministère ; nous ferons marcher les députés
et tout le tremblement... Nous mettrons dans les roues plus de
bâtons qu'il n'y a d'échalas dans ton jardin... Ah ! tu as voulu
nous faire sauter, mon bonhomme; patience, c'est peut-être bien
toi qui sauteras le premier, avec ton conseil de fripouilles! Ça
sera tordant !...
La moutarde montait au nez du rosiériste. N'étant pas d'hu-
meur à s'entendre narguer de la sorte, il jugea le moment venu de
rabrouer le marchand de grains et de lui river son clou, à son tt)ur.
— En attendant que tu te tordes, kiisse-moi le donner un
bon avis ; c'est du reste pour ça que je me suis dérangé ro malin.
TOME CXLVllI. — 1898. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
— Un avis?... Tu es bien honnête de t'être dérangé pour si
peu..i Eh bien ! je t'écoute... Tire-le de ta poche, ton avis !
— Le voici ! riposta Charmois, qui était devenu rouge comme
une pivoine ; au lieu de t'échauffer la bile à propos d'un chemin
qu'on établira sans ta permission, tu ferais mieux de l'occuper
de ce qui se passe chez toi !
Touchebœuf eut un haut-le-corps, fixa sur son interlocuteur
un regard plus aigu et reprit, toujours gouailleur, mais légère-
ment interloqué :
— Hein?... Que se passe-t-il chez moi?... Est-ce qu'il y a le
feu?...
— Oui, ça brûle... Demande à ta nièce !
— Ma nièce!... A propos de quoi me parles-tu de ma
nièce?...
Il secoua de nouveau dédaigneusement ses épaules et conti-
nua en ricanant :
— lia! ha!... Tu t'imagines peut-être qu'elle se soucie
encore de ton grand efflanqué de fils?... Sois tranquille !... Sabine
a d'autres chats à peigner ; elle se moque de toi et de ton garçon,
je t'en donne mon billet !
— J'ignore si elle se moque de moi, mais j'ai des raisons de
croire qu'elle continue de courir après Désiré, et, au lieu de perdre
ton temps dans les Saussaies, si tu surveillais mieux Sabine, tu
t'en serais aperçu aussi bien que moi... Oui, elle court après
mon garçon et lui donne chaque semaine des rendez-vous dans
les champs...
Un éclair s'alluma dans les prunelles du marchand de grains
et il pâlit :
— Ça n'est pas vrai ! cria-t-il.
— On sait que les démentis ne te coûtent rien... N'empêche
qu'hier soir, pas plus tard, je les ai surpris tous les deux sous les
arbres de « la Tombe à Mole. » Si tu les avais vus, comme moi, se
bécoter, tu serais convaincu maintenant que Sabine n'est pas
aussi dégoûtée de l'amour que tu le crois... C'était très clair, je
te l'assure !...
Touchebœuf fixait durement sur Charmois ses yeux aux
pupilles dilatées. Il avait trop de perspicacité et se connaissait
trop bien en hommes pour ne pas être persuadé de la sincérité
de son ancien copain. En l'écoutant, il serrait les poings et mor-
dait sa lèvre blêmie.
DANS LES ROSES. o63
— J'en ai été estomaqué tout le premier, continuait sarcas-
tiquement Firmin, et comme je ne veux pas plus que toi de ce
mariag-e, je te préviens en bon voisin... Toi qui es très fort pour
mettre des bâtons dans les roues , tâche donc d'enrayer cette
amourette-là; il y a urgence... J'ai saboulé Désiré, mais les gar-
çons sont des garçons et tu connais le proverbe : « Gare à vos
poules, mon coq est lâché !... »
Puis, tandis que le marchand de grains restait tout pantois,
il ajouta victorieusement :
— Voilà!... Maintenant, bonjour!... Un bon averti en vaut
deux !...
Et lui tournant le dos, il regagna la Ghâtaignerie.
XII
Touchebœuf demeurait appuyé contre son mur, bouche bée,
abasourdi comme par un coup de trique. Il regardait, ahuri,
Charmois s'éloigner dans le sentier, et il respirait bruyamment.
L'émotion qui le poignait était si violente qu'elle ne lui laissait
pas le loisir de rassembler ses pensées. Les révélations du rosié-
riste, la duplicité de Sabine, le triomphe de Désiré, tout cela tra-
versait son cerveau comme autant d'éclatantes fusées et aveuglait
son entendement. Un instinct confus le poussait cependant à
secouer son inertie : — ça n'avançait pas les choses, de rester
planté comme un terme contre son mur, et il était urgent d'agir.
— Brusquement il sauta du talus dans le sentier, en agitant ses
poings fermés. Il tomba juste au milieu de l'équipe des compa-
gnons serruriers, qui arrivaient sans se presser au rez de la frai-
sière, et qui s'arrêtèrent, ébaubis de voir leur bourgeois gesticuler
tout seul. En surprenant leurs sourires sournois, Touchebœuf
comprit qu'il paraissait ridicule et, vexé, déchargea sur eux sa
première colère.
— Tas de flemmards, s'écria-t-il, vous n'(Mes pas en avance!...
Allons, allons, au chantier et vivcmenl!... Je serai ici dans une
heure; qu'on me fasse de bonne besogne, sans quoi je me plain-
drai au patron !
Là-dessus, il délala et s'achemina péniblement vers Sainl-
Saviol. Peu à peu, néanmoins, la marclio le remettait d'aplomb.
De temps à autre, il faisait halte, s'épongeait le front et com-
mençait à voir plus clair dans ses idées. « Cette Sabine! ([uoMe
564 REVUE DES DEUX MONDES.
ingrate et quelle sainte-nitouche!... Une fille qu'il avait recueillie,
éduquée, mise dans du coton, et sur le dévouement de laquelle
il croyait pouvoir compter!,.. Mais tablez donc sur la reconnais-
sance des enfans!... Autant semer de l'ivraie et s'imaginer qu'on
récoltera de bon blé... Gomme elle avait su cacher son jeu!...
Tandis qu'il se reposait, les yeux fermés, sur sa docilité et son
honnêteté, elle courait la prétentaine avec son amoureux... Si
elle avait été pincée, la veille, sous les ormes de « la Tombe à
Mole, » cela laissait supposer que le rendez-vous, découvert par
Charmois, n'était certainement pas le premier. Les deux galans
avaient pris probablement de longue date leurs mesures pour se
rencontrer là-bas, pendant qu'il était chez Muncrel; ce manège-
là durait depuis l'hiver, et lui, nigaud, ne se doutait de rien!...
Ah! les misérables, avaient-ils dû se gausser de lui, en roucou-
lant sous les arbres!... Sans compter que ses ennemis connais-
saient peut-être déjà le dévergondage de Sabine et en devaient
faire des gorges chaudes!... » Gela mettait son orgueil à une
rude épreuve... Il revoyait Charmois lui apprenant triomphale-
ment la chose, au beau milieu du sentier des Saussaies; alors des
bouillons de colère lui soulevaient la poitrine, et il s'interrompait
dans sa méditation pour lancer des jurons en pleine rue.
Ah! la gueuse! Il lui ferait payer cher toutes ces avanies-là; il
lui ôterait l'idée de recommencer!... Mais comment la punir d'une
façon exemplaire et pratique? La battre?... Encore que Touche-
bœuf en eût bien envie, il se rendait compte que cela ne mènerait
à rien. Sabine s'entêtait et se butait facilement, et ce n'était pas
une volée de gifles qui la guérirait de ses fantaisies amoureuses.
— L'enfermer dans un couvent?... Il n'en avait pas le droit, et
d'ailleurs elle avait atteint sa majorité depuis huit jours... La
marier à un autre?... Oui, c'était là le vrai moyen de la corriger
et en même temps de se venger de Désiré Charmois!... A la
vérité, on ne pouvait la marier sans qu'elle y consentît, et elle
regimberait très probablement; mais Touchebœuf, en homme
habitué à dominer son prochain, se flattait d'avoir conservé sur
l'esprit de Sabine le mystérieux prestige d'une autorité indis-
cutée; il ne doutait point de l'amener de gré ou de force à
exécuter sa volonté, parce que la jeune fille, ayant pris l'habi-
tude de vivre sous sa dépendance, se croirait perdue, le jour où
il la menacerait de la mettre dehors... De tout cela il était forte-
ment convaincu, et cependant l'idée de jeter sa nièce dans les
DANS Li:S ROSES. 565
bras d'un mari ne lui plaisait qu'à moitié. Sabine possédait du
chef de sa mère un petit patrimoine en terre et en argent, dont
il avait eu l'adminislratioft et qu'il s'était insensiblement accou-
tumé à considérer comme son propre bien. L'épouseur exigerait
tout d'abord une reddition de comptes et cette éventualité refroi-
dissait singulièrement le marchand de grains. De plus, en un
intime repli de son for intérieur, Touchebumf dissimulait une
égoïste répugnance à se séparer de sa nièce. A son tour, il subis-
sait la despotique loi de l'habitude. Il n'avait pas impunément
passé dix années de sa vie auprès de cette gentille Sabine, qui
croissait chaque jour en beauté et qui mettait dans son logis une
lumière, une gaité, dont il goûtait inconsciemment le charme.
A mesure qu'il vieillissait, il appréciait davantage l'agrément de
trouver en rentrant chez lui son appartement chaud, l'hiver, et
frais, l'été; les repas cuits à point, à l'heure précise; sa maison
bien tenue par une jolie fille qui lui servait de ménagère, de
comptable, et de demoiselle de compagnie. Il envisageait avec
terreur, au cas oîi il marierait Sabine, la nécessité de retomber
dans sa maussade solitude de veuf et d'être réduit, en sa grande
maison vide, à se morfondre en face de lui-même. « Non, non, se
disait-il, à la fois furieux et perplexe, point de mariage! » Puis
une étrange lubie, déjà ruminée confusément plusieurs fois, lui
remontait au cerveau et le faisait méditer laborieusement :
« Pourquoi pas?... Il y aurait là un moyen de tout arranger...
Oui, mais ce serait jouer gros jeu! » Il s'arrêta, essoufflé, pour
s'essuyer le front, et s'aperçut qu'il avait dépassé le porche de
son logis. Un nouvel accès de colère le secoua, à la pensée que
tous ses soucis provenaient du fait des Charmois père et fils. Il
tourna brusquement sur ses talons, s'élança sous la voûte, ouvrit
impétueusement la porte de son vestibule et entra chez lui, avec
une rage froide dans le cœur.
Il trouva Sabine dans la salle à manger, occupée à préparer
le i)remier déjeuner. Elle était déjà coiffée; ses épais et fins che-
veux châtains, relevés au sommet de la tête, dégagaient nette-
ment la nuque blanche et se gonllaient en coques légères de
chaque côté des tempes. Un peignoir de percale rose, serré à la
taille, librement échancré à l'encolure, mettait en valeur la grâce
souple du buste et la ligue pure de l'altachr du cou aux épaules.
Il y avait dans la vivacité de ses mouvemens, le sourire do ses
lèvres charnues, la tendresse do ses yeux bruns, une fraîcheur,
S66 REVUE DES DEUX MONDES.
une santé, une réveillante jeunesse, qui attisèrent l'indignation de
Touchebœuf, en lui faisant sentir plus amèrement encore et les
torts de la jeune fille et tout ce qu'il perdrait, s'il était forcé de se
séparer d'elle...
— Bonjour, mon oncle, dit Sabine, sans trop se préoccuper
de sa mine courroucée, votre café est prêt et je vais le verser.
— Inutile, répliqua le marchand de grains en saisissant rude-
ment le bras de sa nièce, je n'ai pas faim... Viens dans mon
bureau; nous avons un compte à régler ensemble...
Violemment il l'entraîna dans le bureau, dont, en un tour de
main, il ferma la porte et la fenêtre, puis se campant, les poings
appuyés sur la table, en face de Sabine, il l'interpella brutalement :
— Hypocrite, effrontée, coureuse, j'en ai appris de belles!...
Il paraît que, malgré mes injonctions, tu revois cette mauvaise
graine de Désiré; tu lui donnes des rendez-vous, tu te compro-
mets sans vergogne avec lui?... N'essaye pas de nier, je suis au
courant de toutes tes ignominies... Et j'en ai été informé par
qui?... Ça, c'est le comble!... Par le propre père de ton galant!...
Oui, le rosiériste est venu ce matin, tout chaud tout bouillant,
me corner aux oreilles que ma nièce est la fable et la risée du
pays, qu'on la rencontre à « la Tombe à 3Iolé » avec son amou-
reux et qu'elle n'a pas honte de l'embrasser publiquement!..
Hein ! comme c'est régalant pour moi de m'entendre raconter ça
par l'homme que je déteste le plus au monde!...
Très calme, sans bravade, mais aussi sans embarras, Sabine
fixait sur son oncle ses yeux clairs. Sa tranquillité porta au
paroxysme l'irritation du marchand de grains, et avec cet illogisme
des gens en colère, qui se soucient peu de se contredire, il s'écria:
— Mais, défends-toi donc! Si tu as encore un peu de pudeur et
d'honnêteté, dis-moi donc qu'on m'a trompé, que tout ça est un
tas de mensonges et que tu n'es pas capable d'une vilenie pareille !
— Pourquoi vous démentirais-je, répondit-elle simplement,
puisque c'est la vérité?
Cette sincérité suffoqua Touchebœuf et acheva de le mettre
hors de lui :
— C'est trop fort! grommela-t-il, et je me tiens à quatre pour
ne pas te corriger comme tu le mériterais... Ainsi tu avoues crû-
ment ta mauvaise conduite ? Tu n'en rougis pas ! Ça t'est fort
indifférent d'être montrée au doigt? Ça t'est bien égal que ton
oncle passe dans le bourg pour une bûche, pour un imbécile
DANS LES ROSES. 567
qu'on peut narguer et berner impunément?... Tu es donc une
iille sans cœur, sans principes et sans conscience!... Oui, sans
conscience, car tu connaissais les raisons pour lesquelles je
t'avais interdit de continuer des relations avec Désiré et, vivant
chez moi, mangeant mon pain, tu étais tenue de m'ohéir...
— Pardon, mon oncle, interrompit-elle, quand vous m'avez
commandé de ne plus parlera Désiré Gharmois, vous ai-je pro-
mis d'obéir? Ai-je engagé ma parole de ne plus le revoir?... Vous
savez bien que non. Je me suis récriée, au contraire, et je ne
vous ai pas caché que, loin de partager vos rancunes, je conser-
vais à Désiré toute mon amitié. Je vous ai si peu trompé sur mes
sentimens que vous m'avez enfermée à la maison el que vous
m'avez fait surveiller par Philomène... Ne vous en prenez donc
qu'à vous, si j'ai été conséquente avec moi-môme, si j'ai écouté
mon cœur au lieu de me soumettre à des exigences injustes.
— Tu es une coquine et une ingrate... Voilà ce que tu es!
riposta rageusement son oncle ; tu devais te respecter et me res-
pecter, sinon par devoir, du moins par reconnaissance... Qu'est-
ce que tu serais devenue sans moi, te l'es-tu jamais demandé?...
Tu restais orpheline à onze ans, exposée à tous les risques, quasi
abandonnée dans la rue. J'ai eu pitié de toi et, sans y être forcé,
puisqu'il n'y avait entre nous aucune parenté, je t'ai retirée chez
moi, logée, nourrie, vêtue à mes frais. Je t'ai envoyée dans une
bonne pension, chez les religieuses d'Antony, et quand tu en es
sortie, je t'ai installée dans ma maison où tu as trouvé toutes les
aises, oh je n'ai rien épargné pour ta toilette et tes plaisirs; en
un mot, je t'ai traitée comme mon enfant, et j'avais bien le droit,
sacrebleu ! d'exiger de toi le respect, la tendresse et la soumis-
sion d'une fille... Au lieu de ça, comment me récompenses-tu de
mes soins et de mon dévouement?... Tu te révoltes contre mon
autorité. Je te défends de t'amouracher d'un garçon indigne de
toi, et tu te jettes à son cou; tu sautes à pieds joints par-dessus
toutes les convenances; tu vois ton amoureux, à mon insu, en
pleins champs, sans te soucier de te déshonorer ni de me rendre
ridi(Milc... Car enfin, celui après lequel tu cours comme une
chatte en folie, c'est le fils do mon plus mortel ennemi, de
l'homme^ (|ui a tout fait pour me nuire et me bafouer. Ahiis la ré-
putation, le qu'en-dira-t-on, les bienfaits de ton onch'. tout ça,
tu t'en moques, pourvu que tu satisfasses tes fantaisies Ac liber-
tinage ! Ah ! on a raison de dire que « la caque sont toujours le
568 . REVUE DES DEUX MONDES.
hareng », tu es la digne nièce de mamselle Adeline Nivard!
Jusque-là, Sabine avait conservé sa belle tranquillité de fille
bien équilibrée et maîtresse de ses nerfs, mais, aux derniers mots
lancés par Touchebœuf, elle se cabra. Une rougeur lui monta au
visage, les ailes de son nez palpitèrent, une flamme irritée s'al-
luma dans ses yeux et elle répliqua impétueusement :
— C'est vrai, vous m'avez recueillie, mais vos « bienfaits, »
comme vous dites, n'ont pas été pour vous sans quelques pro-
fits, convenez-en!... Vous oubliez d'abord que lorsque je suis
entrée chez vous, j'avais une petite fortune dont les intérêts ont
sorvi à payer mon entretien, et même les frais de cette pension
oii vous m'avez envoyée si généreusement. Vous parlez de
dévouement?... Mais, moi aussi, ne me suis-je pas dévouée à
vos intérêts? Je tenais vos comptes, je raccommodais votre linge,
je travaillais à votre jardin et j'allais aux champs surveiller vos
ouvriers!... J'étais à la fois votre servante et votre commis,
pourquoi me forcez-vous à vous le rappeler? Quant à votre alfec-
tion pour moi, elle était pareille à celle des chats qui s'attachent
à la cuisine oii ils trouvent leurs aises, et qui se caressent à vos
jambes, non par amitié, mais pour leur propre plaisir... Je vous
ai économisé une femme de ménage et un teneur de livres;
vous m'avez donné le vivre et le couvert, partant, nous sommes
quittes!
Cette ferme répli(|ue, qui contenait de dures vérités, désar-
çonna un moment le marchand de grains. « La mâtine a réponse
à tout! songeait-il en se mordant les lèvres, voilà les belles rai-
sonneuses que nous vaut l'éducation d'à présent !... J'ai été un
triple sot de la fourrer dans cette pension où on lui a faussé l'es-
prit et monté la tête... » Il renifla bruyamment, passa sa main
sur sa bouche et, se croisant les bras, jugea prudent de recourir
à un autre ordre d'argumens :
— Petite malheureuse! s'exclama-t-ii, tu n'as pas le sens
commun et tu ne vois pas plus loin que ton nez!... Tu t'es mise
dans une fausse position; comment en sortiras-tu? Oîi ,veux-tu
en venir?
— J'aime Désiré, il m'aime, et je l'épouserai, déclara Sabine
nettement.
— C'est de la folie!... Ce garçon te leurre avec de belles pro-
messes. Il cherche à s'amuser, mais ne se soucie pas de t'épouser...
Le voudrait-il d'ailleurs, que son père ne le lui permettrait pas...
DANS LES KOSES. 569
Tu secoues Ja tête?... C'est pourtant comme ça; ce matin même,
le rosiériste a eu l'aplomb de me déclarer qu'il regardait ce ma-
riage-là comme une farce, et qu'il n'y consentirait jamais...
— Nous nous passerons de son consentement.
— Oui, on se répète ces choses-là pour s'abuser mutuelle-
ment, mais, quand la fille met le garçon au pied du mur, elle
s'aperçoit qu'il y a un fossé entre la promesse et l'exécution...
Le fils Charmois se comportera comme tant d'autres, il s'effraiera
du scandale, écoutera les représentations de son père, s'atten-
drira aux geigneries de sa mère, puis un beau jour il s'esquivera;
on le fera voyager pendant im an ou deux pour changer ses
idées, et le tour sera joué... Toi, pauvre folle, tu seras le dindon
de l'affaire et tu t'apercevras que ton oncle avait raison... Seu-
lement, il n'y aura plus de remède... Tiens, veux-tu savoir
l'exacte vérité?... Eh bien! j'ai grand'peur qu'il ne soit déjà
trop tard maintenant... Tu n'as pas pour deux sous d'expérience
et tu crois, parce que tu te bouches volontairement les yeux, que
les autres sont aveugles comme toi... Mais les gens sont très
clairvoyans, surtout quand il s'agit de juger la conduite du
prochain. Je parie qu'à cette heure, ton aventure est déjà le sujet
des diries du village, et comme, dans ce cas-là, c'est toujours
sur la fille qu'on tombe, toutes les commères sont en train de te
donner tort et de te déchirer à belles dents... C'est tellement
vrai que si, demain, par exemple, tu te décidais à te marier, tu
ne trouverais, ni à Saint-Saviol ni aux environs, un garçon qui
consentit à t'épouser, malgré ta jolie figure, ton éducation et ce
petit patrimoine, — bien maigre, — que ta mère t'a laissé...
Voilà ta position actuelle... Elle n'est pas très reluisante, et il
n'y a certes pas de quoi relever la tcle et parler arrogamnient,
comme tu le faisais tout à l'heure...
11 continua encore quelque temps sur ce ton, exagérant les
faits, s'ingéniant à accumuler des suppositions humiliantes pour
sa nièce, et s'efforçant de l'inlimider. Celle-ci, blessée par les
allusions injurieuses, les remar<[ues désobligeantes que Touche-
bœuf multipliait avec son ordinaire manque de tact, pàlissail et
perdait contenance. (Juand il crut l'avoir suffisamment effrayée,
le marchand de grains cbangea de manières, radoucit sa voix et
se rapprocbant patelinement de Sabine :
— Et pourtant, ma fille, poursuivit-il, il n'y a qu'un bon mari
qui puisse to tirer du pétrin... Ne jetons j)as le manche après la
570 REVUE DES DEUX MONDES.
cognée, je me fais forl de t'en trouver un, si tu es raisonnable.
— Ah! dame, ce ne sera ni un jouvenceau ni un freluquet, mais
tu as perdu le droit de te montrer difficile... Celui auquel je pense
n'est plus à la fleur de l'âge ; néanmoins, c'est un gaillard encore
solide, un homme sérieux, qui te dorlotera, qui te donnera toutes
les garanties de fortune et de bien-être... Et, pour en venir au
fait, cet homme-là, c'est moi.
Et comme Sabine se reculait avec un sursaut de stupeur, il
feignit d'interpréter son violent étonnement comme une répu-
gnance provoquée uniquement par la question de parenté.
— Ne t'efl'arouche donc pas... Je ne suis que ton oncle par
alliance, et la loi accorde facilement des dispenses pour ces ma-
riages-là...
Il fut interrompu par un éclat de rire nerveux, de sa nièce :
— Eh bien! qu'est-ce qui te prend?... Tu me ris au nez main-
tenant ?
— Je ris malgré moi, répondit-elle d'une voix âpre, parce
que vous vous imaginez naïvement que je ne vois à ce joli ma-
riage d'autre obstacle que notre parenté... Mais il y en a cent
autres auxquels vous devriez songer, si vous étiez dans votre bon
sens ! D'abord j'ai vingt et un ans et vous en avez plus de soixante ;
cette raison seule aurait dû vous renfoncer dans la gorge la
ridicule proposition que vous avez l'aplomb de m'adresser!...
— Mon Dieu! confessa-t-il avec une humilité dont il n'était
pas coutumier, c'est vrai, tu es jeune et je suis vieux... J'ai
soixante-cinq ans, mais il n'y paraît guère... Du reste, je n'ai pas
la prétention d'être choisi par amour, mais tout simplement par
convenance. Si nous nous épousons, la situation ne sera pas chan-
gée : tu prendras mon nom, voilà tout, et il en vaut bien un autre ;
je ne serai pas un mari pour toi, je serai un ami et un père; je le
mettrai dans du coton, je te ferai la vie heureuse...
— Heureuse ! — de nouveau un sarcastique éclat de rire sonna
sur les lèvres de Sabine, — heureuse!... décidément vous avez
l'égoïsme féroce!... Taisez-vous, tenez, vous me dégoûtez! A mon
âge, on veut un mari qui soit autre chose qu'un père; vous êtes
un peu trop mûr pour moi, et je refuse net... Je vous refuserais
d'ailleurs, ajouta-t-elle en élevant la voix, môme si vous aviez
vingt ans de moins, même si je n'étais pas amoureuse de Désiré...
Mais je l'aime, s'écria-t-elle d'un ton de défi, je l'aime, entendez-
vous bien, et je l'épouserai!...
DANS LES ROSES. 571
Touchcbœuf grogna sourdement et secoua son cou Je tau-
reau, en même temps qu'il agitait les bras d'une façon menaçante :
— Ne me pousse pas à bout, ellrontée 1 cria-t-il, ne me pousse
pas à bout, ou il t'en cuira!
Elle le regarda en face et répliqua très posément :
— Vous ne me faites pas peur!
Il s'arrêta, étonné et mortifié à la fois de son peu d'autorité
sur cette jeune fille qu'il avait jusque-là traitée en gamine sans
conséquence. L'attitude résolue de Sabine et la fermeté de ses
yeux clairs lui inspirèrent une sorte de jalouse admiration.
— Voyons, Sabine, insista-t-il d'une voix plus conciliante,
ne sois pas une sotte, rélléchis... Je n'ai qu'une parole : ïu
m'épouseras ou tu déguerpiras.
— Soit!... Je m'en irai.
— Je te donne jusqu'à ce soir, grommela-t-il en enfonçant
son chapeau de paille sur sa tête... C'est à prendre ou h laisser!
Puis il sortit, furieux, en faisant claquer la porte.
XIII
Dès que Sabine fut certaine du départ de son oncle, elle
monta précipitamment dans sa chambre et s'y enferma pour
réfléchir. Pendant son entretien avec Touchebœuf, elle avait eu
assez d'empire sur elle-même pour rester calme et montrer bonne
contenance. Maintenant la réaction se produisait; le sang lui
affluait à la tète et tout son corps tremblait. A ce trouble phy-
sique s'ajoutait une détresse morale. Elle se sentait isolée, seule
au monde, sans protection aucune, car dans la circonstance
Désiré ne pouvait rien, et elle était réduite à ne compter que sur
elle-même. Elle s'eflrayait de ce complet abandon, et cependant
elle se disait qu'il fallait partir. Elle ne voulait pas attendre jus-
qu'au soir pour prendre une résolution. Elle ne se souciait pas
de s'exposer de nouveau aux sollicitations, aux importunités, aux
violences peut-être de ce vieillard qui lui inspirait un seutimont
de répulsion et de terreur...
Mais où aller? où se réfugier? En supposant qu'elle se retirât
dans quelque hôtel, — et celte seule perspective lui donnait un
frisson d'angoisse, — où trouver l'argent indispiMisablo pour vivre
jusqu'au moment où elle entrerait en possession de son patri-
moine?... Elle connaissait Touchebœuf; elle pressentait que. par
572 REVUE DES DEUX MONDES.
esprit de veng-eance autant que par avarice, il userait de tous les
moyens pour retarder l'heure de la reddition de ses comptes de tu-
telle. Elle le savait très retors en matière de procédure ; il se ferait
certainement tirer l'oreille et se laisserait au besoin actionner
en justice. Ce serait long et coûteux; il faudrait recourir aux
huissiers, au notaire, aux avoués ; ces gens-là ne se dérangent
pas pour rien ; ils exigeraient des avances de fonds, et Sabine
n'avait pas, pour le quart d'heure, un sou vaillant. Dans ce dés-
arroi, une seule personne eût été capable de la conseiller et de
l'aider utilement, — Désiré; mais, outre qu'il répugnait à Sabine
de mêler à son affection de vilaines questions d'argent, elle ne
savait plus quand, ni comment elle trouverait une occasion de
s'entretenir avec son seul ami; après l'algarade de la veille et la
découverte de leurs rendez-vous par Firniin Charmois, il était
probable que Désiré se tiendrait prudemment sur la réserve.
Sabine comprenait qu'elle ne pouvait, de son côté, aller chaque
soir attendre sous les ormes de « la Tombe à Mole » une en-
trevue problématique. D'ailleurs, c'était ce malin même qu'il
fallait agir et prendre une décision. Tandis qu'elle se creusait
la tèle et se désespérait, tout à coup une fortuite association
d'idées entre les arbres de « la Tombe à Mole » et les risques
des rendez-vous nocturnes éveilla dans sa mémoire le nom
d'Adeline Nivard.
Et en même temps elle se ressouvint do la brusque apparition
de « la tante Nivard » au beau milieu du chemin, de la peur qui
l'avait saisie tout d'abord, et de la façon bienveillante dont Ade-
line l'avait rassurée. Elle se revit cheminant côte à côte avec sa
tante, et se remémora la blanche maison en encoignure, à l'angle
de la rue des Bois et de la rue Beausoleil, Elle se rappela les
bonnes paroles avec lesquelles M"* JXivard l'avait congédiée en
l'embrassant: « Souviens-toi que ta tante demeure dans cette
maison, et, si tu as besoin de moi, si on te moleste là-bas, viens
me voir, tu seras ici chez toi ! » Au fait, Adeline !... Pourquoi
n'y avait-elle pas pensé plus tôt ! Cette hospitalité lui avait été
offerte de bon cœur, et, dans sa détresse, elle aurait là, du moins
momentanément, un refuge et une protection. Adeline était
iemme à la défendre contre les entreprises de Touchebœuf et à
forcer ce dernier à filer doux. A la vérité, la délicatesse de la
jeune fille souffrirait de cette cohabitation avec une personne
dont la réputation était fort endommagée ; mais, en somme, la
DA^S LES ROSES. 573
maison de la tante était un asile encore plus convenable qu'une
auberge hasardeuse, et puis Sabine n'avait pas le choix.
Une fois sa détermination prise, elle procéda vivement à
l'exécution. Elle échangea son peignoir contre une robe, se
coiffa, se chaussa, rassembla les nippes qu'elle voulait emporter,
dans un paquet qu'elle posa bien en évidence sur sa table, et,
portant à la main un petit sac où elle avait serré ses objets de toi-
lette, elle descendit l'escalier avec précaution, en prêtant l'oreille.
La maison était tranquille; on n'entendait que le bruit de la vais-
selle remuée par Philomène au fond de sa cuisine. Sur la pointe
des pieds, Sabine se faufila dans le couloir, ouvrit doucement la
porte du vestibule et fut prise d'un battement de cœur, en son-
geant à la possibilité de se trouver face à face avec son oncle.
Heureusement, elle ne rencontra personne sous la voûte. Elle
traversa la place en courant, se jeta dans une ruelle qui débou-
chait dans la rue des Bois. Trois minutes après, elle s'arrêtait
essoufflée sous la marquise du logis Nivard.
A son coup de sonnette, la servante entre-baîlla la porte, puis,
après avoir prudemment dévisagé la visiteuse, consentit sur sa
demande à la laisser pénétrer dans le vestibule.
— Qui est là? interrogea une voix câline qui partait d'une
pièce contiguë.
— C'est moi, ma tante.
— Comment, c'est toi, mignonne!
La tante Nivard apparut sur le seuil de son salon, la mine
épanouie, les cheveux coiffés en nid de merle, drapée dans un
peignoir du matin, mais déjà sanglée dans son corset.
Elle observa un moment d'un coup d'œil curieux sa nièce, qui
se tenait balbutiante devant elle, avec son petit sac à la main,
puis elle l'embrassa tendrement et la poussa dans le salon dont
elle referma la porte.
— Te voilà donc enfin, ma mie! commença-t-clle ; sans re-
proche, tu ne m'as pas gâtée, et il faut que tu aies joliment be-
soin de moi pour t'ôtre décidée à tirer ma sonnette !...
— C'est vrai, ma tante, avoua franchement Sabine, j'ai grand
besoin de protection... Je me suis rappelé que vous m'avio/ un
soir offert votre amitié, et jo suis venue chez vous, espérant que
vous ne refuseriez pas de me recevoir.
— Et lu as eu raison, ma petite!.,. Ça ne marche donc plus,
rue de ri"'glis(r.'... ,Jc me doutais qu'un jour ou l'autre, mon chieu
574 REVUE DES DEUX MONDES.
de beau-frère te donnerait du fil à retordre... Tu vas me conter
ça ; mais auparavant débarrasse-toi de ton sac, ôte ton chapeau,
mets-toi à ton aise... Et d'abord, veux-tu prendre quelque chose?
Sur la réponse négative de Sabine, elle l'aida à se décoiffer,
l'embrassa derechef, l'installa dans un bon fauteuil, lui glissa un
coussin sous les pieds, puis, s'asseyant elle-même, les coudes aux
genoux, les mains dans les cheveux, elle poursuivit :
— Maintenant, je t'écoute, dis-moi bien tout, comme au
confessionnal... Il y a de l'amour là-dessous, n'est-ce pas?... Je
parierais que c'est à cause de ton bel ami, Désiré Charmois, que
tu t'es disputée avec Touchebœuf ?
Sabine fit signe que oui et raconta rapidement la querelle du
matin, la colère du marchand de grains, ses menaces et sa gro-
tesque proposition de mariage. Adeline poussait de temps en
temps une exclamation peu flatteuse pour son beau-frère. Quand
sa nièce eut terminé, elle brandit le poing et s'écria :
— Ah ! le vieux roquentin, le dégoûtant personnage!... Je le
reconnais bien là ; il ne respecte rien et s'est toujours salement
conduit, même avec ses plus proches parentes... Figure-toi que,
du vivant de sa femme, et quand j'étais encore une jeunesse, il a
eu le front de me faire des propositions... Il a été joliment reçu,
à coups de griffe et à coups de pied, et il ne s'en est pas flatté....
Tu as eu grandement raison, ma mie, de prendre la poudre d'es-
campette et de le planter là pour reverdir!
— Je ne pouvais décemment rester un jour de plus dans sa
maison, reprit Sabine ; je me suis sauvée, au risque de me trou-
ver dans la rue, si vous me repoussiez... Vous êtes ma seule pa-
rente. Ayez la bonté de me loger jusqu'à ce que j'aie obligé
M. Touchebœuf à me rendre le bien de ma mère, puisque main-
tenant me voilà majeure. Ne me refusez pas, ma tante ! Je me sens
si abandonnée et... si malheureuse!...
Les larmes que la jeune fille avait contenues si longtemps,
jaillissaient maintenant et coulaient sur ses joues. La compatis-
sante Adeline se pencha vers elle, la saisit dans ses bras et la cou-
vrit de caresses.
— Pleure pas, ma chérie !... Ne te gâte pas les yeux à pleurer,
pour un animal de cette espèce... Sûrement que je te prendrai
avec moi ! Ma maison sera la tienne, tout le temps que tu voudras...
Touchebœuf ne s'avisera pas de venir t'y relancer, je t'en réponds!...
Et quant au bien de ta mère, il te le restituera, capital et inté-
DANS LES ROSES. 575
rets, rapporte-t'en à moi... On ne lui fera pas grâce d'un centime,
à ce grigou!... Repose-toi un moment ici, je vais te préparer ta
chambre...
Elle saisit le sac de toilette et s'élança dans le couloir ;
— Philippine, cria-t-elle à la servante, apprête-nous un bon
dîner... Ma nièce reste avec moi !
Elle exultait, — heureuse d'abord d'être mêlée à un roman
d'amour, puis enchantée de saisir une si belle occasion de se
venger des mauvais procédés de son beau-frère. Et quelle plus
éclatante vengeance pouvait-elle tirer de lui? Recueillir, hé-
berger, conseiller une nièce que les violences de l'oncle avaient
chassée de chez lui, n'était-ce pas le coup le plus cruel qu'on pût
porter à Touchebœuf ?... La tante s'empressa d'aérer la chambre
qu'elle destinait à Sabine, et qui donnait sur le jardin. C'était une
pièce fort gaie, tendue de cretonne et garnie d'un vieux mobilier
Louis XVI ayant appartenu au médecin de Longjumeau. Adeline
mit des draps au lit de bois peint, emplit d'eau fraîche les brocs
et l'aiguière, empila sur la toilette des serviettes blanches, et alla
au jardin cueillir une brassée de roses, dont elle orna les deux
potiches de la cheminée; même, en passant une dernière inspec-
tion à travers la chambre, elle fut saisie d'un scrupule de déli-
catesse tout à son honneur. Ayant remarqué, aux murs, des gra-
vures du siècle dernier, trop déshabillées, elle les jugea peu
décentes pour l'appartement d'une jeune fille, et les fit décrocher
et porter au grenier par Philippine. Quand tout fut en ordre, elle
courut chercher sa nièce :
— Voici ta chambre, arrange-toi tranquillement; lave tes
yeux, rafraîchis tes joues et, quand tu auras fini, nous nous met-
trons ù table, car il n'est pas loin de midi... A propos, tu nas
rien apporté avec toi, ni linge ni vêtemens?
Sabine répondit qu'elle avait tout laissé, rue de l'Église.
— Ne t'inquiète pas, je te donnerai ce qu'il te faudra; quant à
tes effets, je les ferai quérir dès ce soir, et Touchebœuf les rendra,
ou il dira pourquoi ! . . .
A midi sonnant, elle conduisit sa nièce dans la salle à manger
et l'installa en face d'elle; Philippine s'était distinguée et le dé-
jeuner était excellent ; mais Sabine n'y toucha que du bout des
(lents ; les émotions de la matinée lui avaient coupé rai)pclit. Après
que le café fut servi, la tante Nivard dit i\ la jeune tille:
— Je vais te laisser seule une demi-heure, avant une course
576 REVUE DES DEUX MONDES.
à faire dans le voisinage... Retourne dans ta chambre, tu y trou-
veras de l'encre, des plumes et du papier... Profite de mon ab-
sence pour écrire à ton gredin d'oncle... Tu lui signifieras ton
intention de demeurer chez moi ; tu l'inviteras à te restituer tes
affaires et à te rendre ses comptes dans le plus court délai...
Quand ce sera fait, tu iras m'attendre dans le salon ; ne t'impatiente
pas, je serai tôt de retour.
En effet, une demi-heure après, lorsque Sabine entra dans le
salon avec sa lettre à la main, elle y fut presque aussitôt rejointe
par Adeline Nivard, escortée de deux visiteurs, dans lesquels la
jeune fille reconnut le docteur Jourd'heuil et le nouvel adjoint, le
graveur Loyer.
— Sabine, commença M"* Nivard, avec une majestueuse gra-
vité, dont elle n'avait guère i'habitude, je te présente deux de mes
voisins: M. l'adjoint Loyer et M. le docteur Jourd'heuil... Mes-
sieurs, voici ma nièce Sabine Panvert, qui va désormais de-
meurer chez moi... N'est-ce pas, mignonne?
Sabine répondit affirmativement et ajouta qu'elle remerciait
de tout cœur sa tante, qui voulait bien lui donner l'hospitalité.
— Messieurs, continua celle-ci en!,se redressant, vous êtes té-
moins que ma nièce est venue vivre avec moi, de son plein gré...
Remarquez en outre qu'elle est majeure et qu'elle a le droit d'ha-
biter où bon lui semble... Je vous prie donc de vous rendre chez
le sieur Touchebœuf, mon beau-frère, et de lui déclarer ce que
vous avez vu et entendu, en lui remettant en même temps le
poulet que voici...
Elle confia la lettre de Sabine au docteur Jourd'heuil, qui
promit de s'acquitter ponctuellement de la commission. Puis,
après un échange de remerciemens et de banalités polies, les
deux voisins se retirèrent.
— A présent, ma petite, dit Adeline, renonçant au mode so-
lennel et reprenant sa voix roucoulante, nous pouvons dormir
sur les deux oreilles... Embrasse-moi!...
Dès le soir, la nouvelle du départ de Sabine et de son élection
de domicile chez M"^ Nivard pénétra par infiltration dans quelques
maisons de Saint-Saviol. Le graveur Loyer la chuchota confiden-
tiellement aux habitués du Pariier Fleuri, en prenant un bock, et
ceux-ci, en rentrant chez eux, en firent le récit à leurs ména-
gères. Mais ce fut le lendemain matin seulement que l'histoire
se répandit dans le bourg et y circula, commentée, grossie et enjo-
DANS LES ROSES. 577
livée de détails inédits. Elle y excita^ comme on dit à la Chambre,
des rumeurs en sens divers. Chacun dissertait à sa guise sur les
causes plus ou moins probables de cette curieuse aventure. Les
uns prétendaient que Sabine s'était enfuie pour se soustraire aux
violences de son oncle; les autres affirmaient que celui-ci l'avait
chassée, à cause de l'amour qu'elle persistait à montrer pour
Désiré Charmois. Les ennemis de Touchebœuf riaient sous cape
et ne plaignaient guère le marchand de grains; à leur sens, sa
nièce avait eu raison de s'enfuir et de se débarrasser de la tyrannie
de ce vieil égoïste. Mais les bourgeois rigides déploraient cette
fugue scandaleuse; les gens respectables, — et presque tous se
flattaient de l'être, — s'accordaient à blâmer la jeune fille d'avoir
choisi pour refuge la maison d'une femme aussi peu recomman-
dable, aussi disqualifiée que M"* Nivard; c'était, à leur avis,
tomber de fièvre en chaud mal, et vivre en compagnie d'une tante
mal famée leur semblait un pire danger que de subir les mauvais
traitemens de l'oncle Touchebœuf.
Quant à ce dernier, il ne bougeait de son logis et demeurait
invisible. Après le coup des élections, cette déconvenue l'attei-
gnait en plein cœur et l'atterrait. Mais il était de ceux qui brûlent
leur fumée et dévorent en silence leurs chagrins domestiques. Il
errait comme une âme en peine à travers son appartement. De
sourds accès de rage le prenaient, à la pensée que, non seulement
Sabine lui échappait, mais qu'elle avait demandé asile et assis-
tance à cette odieuse belle-sœur qui était sa bête noire. — Son
orgueil meurtri, son autorité foulée aux pieds, ses intérêts lésés,
le faisaient souffrir à crier; mais il se lamentait en dedans et,
comme un animal blessé, blotti dans l'ombre de son bureau, il
y léchait farouchement sa plaie.
Néanmoins, son avanie, ayant eu Philomône pour témoin, ne
pouvait longtemps rester secrète. La servante était bavarde, elle
résistait difficilement à la tentation de jaser avec les voisines, et
Léontine Lavaur fut la première instruite de la mésaventure de
son propriétaire. Aussi, dès le lendemain, s"habilla-t-elle avant
midi, afin de servir l'histoire toute chaude aux habitans de la
Châtaigneraie. Elle appartenait à la catégorie de ces charitables
personnes dont le principal bonheur consiste à apporter de fâ-
cheuses nouvelles. Bien que la chaleur fût accablante et le temps
plein de menaces d'orage, elle sempressa d'accourir chez son père
à l'heure du déjeuner.
TOME cxLvm. — 1898. 3"
578 REVUE DES DEUX MONDES.
Les Charmois étaient attablés dans la salle à manger, lorsque
M"'^ Lavaur déboucha de la grande allée du jardin. Ils ne savaient
rien de l'événement de la veille, mais, soit que la lourdeur de la
température exerçât son influence assoupissante, soit que la dis-
cussion de l'avant-veille, à propos de Sabine, eût amassé des
nuages entre le père et le fils, ils achevaient tous trois leur repas
dans un silence maussade. Au moment où Désiré pliait déjà sa
serviette, et se disposait ù sortir, Léontine parut sur le seuil de
salle et, rien qu'à l'aspect de son vêtement noir, de ses yeux ronds
et de sa mine pointue, qui la faisaient ressembler à un corbeau,
il devina qu'elle méditait une méchanceté. Il se rassit donc et fixa
sur elle un regard d'inquiète méfiance.
— Bonjour papa et maman; bonjour Désiré, s'écria-t-elle...
Vous allez bien tous?
Puis, après avoir distribue machinalement à la ronde trois
baisers fort secs, elle s'assit et ajouta :
— Hein! que dites-vous de la nouvelle?... En voilà une
affaire !
— Quelle nouvelle? quelle affaire? interrogea distraitement
Charmois, en trempant un biscuit dans son vin.
— Gomment, vous n'êtes au courant de rien?
— Nous ne sommes pas encore sortis de chez nous, observa
dédaigneusement Reine Charmois, nous avons d'autres chiens à
fouetter que de courir les rues dès le matin, pour récolter les
ragots du pays.
— Il ne s'agit pas de ragots, répliqua Léontine, vexée; je n'ai
pas moi-même l'habitude d'écouter les potins de la rue... Si je
vous parle de l'aventure qui met Saint-Saviol sens dessus dessous,
c'est qu'elle s'est passée dans ma propre maison, chez mon pro-
priétaire...
— ChezTouchebœuf? s'écria Désiré, qui devint subitement pâle.
— Vraiment!... chez Touchebœuf! répéta Firmin, à la fois
intrigué et embarrassé.
Il pressentait que cette histoire pouvait bien être la consé-
quence de son entretien avec le marchand de grains, dans la
sente des Saussaies ; la bombe avait sans doute éclaté et il se de-
mandait, non sans un mouvement de compassion, si Désiré n'al-
lait pas en recevoir les éclaboussures.
— Chez Touchebœuf, parfaitement, reprit Léontine... il y a
eu hier une scène terrible entre lui et sa nièce : Philomène me
DANS LES ROSES. 579
contait, ce matin, que, de sa cuisine, elle entendait le bruit de
la dispute et les gros mots de son maître... On ne sait pas au
juste à propos de quoi ils se sont querellés; mais, finalement, dès
que l'oncle a eu le dos tourné, la nièce a pris la porte et s'est
enfuie de la maison.
— Cette petite a toujours eu une mauvaise tête, remarqua
philosophiquement le rosioriste.
Désiré restait muet, mais ses traits s'étaient contractés et il
fixait sur son père deux yeux irrités et soupçonneux.
— Voilà les fruits de l'éducation d'à présent! s'exclama Reine,
en ramassant dans une corbeille les débris de pain semés sur la
table, on ne peut plus morigéner ses filles sans qu'elles se re-
biffent et se redressent comme de petits serpens... Assurément je
n'aime pas Touchebœuf ;... mais il a recueilli et hébergé cette pe-
tite à laquelle il ne devait rien, et si elle a fauté, c'était son droit
et son devoir de la remettre vertement dans le bon chemin...
Il y eut quelques minutes d'un pénible silence. Charmois,
gêné par ce regard filial qui pesait sur lui, et ne se sentant pas
la conscience nette, se leva de table, alla consulter le baromètre,
puis tambouriner aux vitres, en murmurant :
— Je crois que nous aurons de l'orage, ce soir.
Le brave homme ne se doutait guère qu'avant de gronder dans le
ciel, cet orage éclaterait désagréablement dans sa propre maison.
— Ce n'est pas tout! continua Léontine avec un mauvais
sourire, devinez chez qui cette demoiselle Sabine, après son esca-
pade, a eu l'idée de se réfugier?... Chez la Nivard, chez une
femme dont la réputation est détestable... Une créature qui doit
sa fortune aux libéralités do son dernier amant, une ancienne
coureuse que personne ne veut fréquenter!
Les yeux de Désiré se baissèrent comme pour cacher une se-
crète humiliation et son visage bouleversé exprima un doulou-
reux étonnemcnt.
— Ça devait être, dit M""' Charmois; fille qui ne respecte
pas ses parons, ne se respecte pas soi-même...
— Il faut convenir que c'est raide ! s'exclama à son tour
Firmin Charmois.
Au fond, il n'était pas fâché du dénouement de l'aventure; il
y voyait un moyen do diminuer i'ostimo de Désiré pour Sabine,
d'ôter au garçon ses illusions et de le guérir peu à peu de cet
amour qui le tourmentait.
580 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, répéta-t-il, c'est raide... Je n'admets pas qu'une jeune
fille, qui passait pour fière, honnête et sensée, ait été se galvauder
en pareille compagnie.
— Ça vous étonne ? repartit acerbement M""* Lavaur, moi pas ! . . .
Qui se ressemble s'assemble... Cette Sabine, avec ses yeux de
chèvre, a toujours été une fille coquette, sensuelle et scandaleuse-
ment précoce pour son âge... La maison de sa tante Nivard, où
l'on ne voit que des nudités accrochées aux murs, où les meubles
eux-mêmes sentent la luxure et le vice, est tout à fait le logis
qu'il lui faut. Elle y sera à bonne école et y pourra aguicher les
garçons tout à son aise...
Elle fut brusquement interrompue par un geste violent de
Désiré, qui ne se contenait plus et qui lui criait :
— Tais-toi, entends-tu!... ou bien ça se gâtera!... Sabine vaut
mieux que toi... Elle, au moins, n'est ni une hypocrite ni une en-
vieuse!
Léontine se tourna à demi vers son frère, lui coula un coup
d'œil hostile et riposta aigrement :
— Ah! oui, au fait, j'oubliais que tu es son défenseur... Tu lui
dois bien ça, du reste, puisque tu as eu ses bonnes grâces!...
— Menteuse, tu sais bien que c'est faux; mais cest dans ta
nature de lancer du venin, et quand je t'ai vue entrer, je me
suis tout de suite douté que tu venais ici pour quehjue méchan-
ceté... Tu n'es qu'une bête malfaisante! Après nous avoir trahis
pour le compte de Touchebœuf, maintenant tu essayes de jeter
la désunion entre mes parenset moi... Tiens, va-t'en, ne me force
pas à te mettre à la porte!...
— Désiré, je t'en prie! protesta le malheureux Firmin, navré
de la tournure que prenait la discussion.
— Pourquoi donc me mettrais-tu à la porte?... répliqua Léon-
tine en regimbant, j'ai autant de droit que toi d'ôtre chez nous,
et à moins que papa et maman ne trouvent que je suis dans
mon tort?...
En même temps elle jetait un regard impérieux du côté de
Reine et de Firmin, mais voyant que son père se taisait prudem-
ment, afin de ne pas exaspérer Désiré, et que Reine hochait la tête
en signe de désapprobation, elle se décida à battre en retraite...
— Allons, grommela-t-elle furieuse, toutes les vérités ne sont
pas bonnes à dire et il paraît que je suis de trop ici... Je m'en vais,
bonjour!
DANS LES ROSES. 581
Quand elle fut partie, le rosiériste revint vers son fils :
— Mon garçon, dit-il, d'un ton moitié sévère et moitié conci-
liant, tu as été trop loin et tu n'aurais pas dû oublier que tu par-
lais à ta sœur!... En somhie,Léontine était dans le vrai; elle aurait
pu être moins agressive, mais...
Désiré l'arrêta d'un geste :
— Papa, interrompit-il, restons-en là... Si nous revenions sur
cette triste affaire, j'aurais peut-être des reproches à t'adresser, à
toi aussi, et j'aime mieux garder le silence...
Il sortit et se réfugia dans le fond du jardin. Son esprit était
plein de doute et de découragement. Tout de même, le coup avait
porté. Injuste à son tour, Désiré ne pouvait s'empêcher de blâmer
la résolution de Sabine, et peu à peu il sentait s'amasser au fond
de son cœur une lie de méfiance et de désenchantement.
XIV
La malencontreuse visite de Léontine eut, pendant le reste
du jour, une répercussion pénible sur l'état d'esprit des habitans
de la Châtaigneraie. Firmin Charmois, encore tout ému, était
parti après le déjeuner. On l'avait convoqué à Sceaux pour la
revision et il y devait dîner, chez le maire, avec ses collègues.
Reine passa son après-midi à tracasser dans son ménage et à se
lamenter sur les maudites histoires qui menaçaient de désunir la
famille. Quant à Désiré, le plus atteint des trois, il était allé cacher
son agitation derrière les massifs de rosiers et essayait de calmer
sa fièvre, en travaillant avec acharnement, malgré la lourdeur
assoupissante de la température. Mais il avait beau s'abstraire
dans ses besognes manuelles, il ne pouvait s'empêcher de penser
au scandale causé par la fuite de Sabine, ni de déplorer cette
fâcheuse installation chez Adeline Nivard. Sur ce point, il parta-
geait les préventions des gens de Saint-Saviol, n'admettait pas
qu'on rompît ainsi en visière à l'opinion publique et voyait, dans
cette situation équivocjue de la jeune fille, un obstacle plus sé-
rieux que tous les autres à ses projets de mariage. Au crépuscule,
le souper réunit de nouveau le fils et la mère, et, de nouveau, le
repas pris en commun se ressentit des préoccupations qui les
tourmentaient tous deux. U(ùne s abstenait de faire des remon-
trances directes à son garçon, mais dans sa contenance, dans ses
fréfjuens soupirs, dans les réflexions auxquelles elle donnait une
582 REVUE DES DEUX MONDES.
brève forme proverbiale et qu'elle semblait adresser à un audi-
teur invisible, on sentait percer une austère désapprobation; on
devinait combien la rigide matrone blâmait la continuation de
cette liaison avec une fille qui s'exposait maintenante être partout
montrée au doigt.
Aussi, dès que la nappe fut enlevée, Désiré se retira, en pré-
textant de sa fatigue, et monta se coucher. En effet, dès qu'il fut
chez lui, il se dévêtit et, accablé autant par la pesanteur d'un ciel
orageux que par la lassitude physique, il s'endormit presque
aussitôt. Charmois avait exprimé le désir qu'on ne l'attendît point ;
de sorte que Reine, après avoir fait sa ronde et constaté que tout
était en ordre, gagna elle-même sa chambre et se mit au lit.
Elle avait à peine soufflé sa bougie et posé sa tête sur
l'oreiller, qu'un violent coup de tonnerre la secoua. Elle se
dressa sur son séant, prêta l'oreille et entendit la pluie ruisseler
au dehors. L'orage venait d'éclater, de larges éclairs illuminaient,
presque sans intervalles, l'obscurité de la pièce. Tout à coup,
Reine pensa à la possibilité d'une tombée de grêle et, avec une
soudaine angoisse, se demanda si, en l'absence de Firmin, Désiré
n'avait pas, au milieu de ses préoccupations amoureuses, oublié
de prendre les précautions nécessaires pour protéger le vitrage
des deux serres. Ausitôt, elle sauta du lit, revêtit un jupon et un
casaquin, alluma une lanterne, puis courut chez son fils, qu'elle
tira brusquement de son sommeil.
— Désiré! entends-tu?...
— Hein?... Quoi donc? demanda-t-il, éveillé en sursaut.
— Il fait un gros orage... A-t-on rabattu les paillassons sur
les serres?
Il se frotta les yeux, rassembla ses idées et soudain, se frappant
le front :
— Non. . . Je ne crois pas. . . Mâtin ! effectivement ça tombe dru !
— Allons, reprit Reine alarmée, habille-toi vite... S'il venait
à grêler, nous serions dans de beaux draps !
Désiré enfila son pantalon et sa veste, et se chaussant à la hâte,
s'élança dehors avec sa mère.
Une averse cinglante, mêlée déjà de grêlons, leur fouetta le
visage ; mais Reine, habituée depuis longtemps à de pareilles
alertes, n'était pas femme à reculer devant une ondée. — Vite!
vite! murmurait-elle en se précipitant dans l'allée où, à chaque
instant, de phosphorescentes claités traversaient le ciel bas. De
DANS LES ROSES. ;J83
retentissans coups de tonnerre leur succédaient. A la lueur des
éclairs, on apercevait soudain de grands carrés de roses, courbant
leurs épaisses corolles sous l'eau ruisselante, puis plus loin, la
perspective des serres, sur le vitrage desquelles les paillassons
n'avaient pas été déroulés. Au môme moment, Reine poussa un
cri de désolation.
— Ah! Seigneur, nous sommes perdus, nous sommes ruinés!
Des grêlons, gros comme des noix, pleuvaient avec un re-
bondissant fracas sur le gravier et sur les vitres.
Ils hachaient les feuilles, enlevaient des plaques d'écorces aux
troncs des arbres, et, pareils à des balles, criblaient de trous les
verrières qui tintaient et volaient en éclats. Désiré eut la joue dé-
chirée par une de ces billes de glace agglutinée et, comprenant
le danger, saisit le bras de sa mère pour lui faire rebrousser
chemin. Reine regimbait; tout en jetant des lamentations aiguës,
elle s'entêtait à marcher dans la direction de la serre.
— Non, s'écria impérieusement Désiré, le mal est fait mainte-
nant et nous n'y pouvons rien... Inutile d'attraper votre mort,
maman ! . . .
Il l'entraînait, l'emportait presque à bras-le-corps et la forçait
à se réfugier dans le vestibule. Mais une fois abritée, l'opiniâtre
ménagère ne prétendait pas remonter dans sa chambre. Elle res-
tait appuyée contre la porte vitrée et, quand une bleuâtre flamme
d'éclair découvrait à ses yeux une partie du jardin massacré par
la grêle, elle joignait les mains et sanglotait faiblement. Enervée,
affolée, elle se désolait, comme si tout ce dégât eût été le résultat
d'une faute personnelle :
— Ah! mon Dieu! mon Dieu! quel malheur, nous sommes
perdus!... Qu'est-ce que va dire ton père en rentrant!
Au bout d'un quart d'heure, les grêlons devinrent plus rares
et la violence de la pluie elle-même s'atténua. L'orage s'en allait
vers la Seine ; peu à peu le ciel s'éclaircissait et un croissant de
lune, émergeant de l'épaisseur des nuées fuyantes, montra aux
habilans de la Châtaigneraie toute l'étendue du désastre : — l'eau
roulant dans les allées défoncées, les rosiers saccagés, la terre
couverte d'une couche de grêlons, les arbres fruitiers dépouillés
de leurs feuilles et, tout là-bas, dans la serre, les vitrages crevés
laissant voir les arceaux de fer de l'arniature.
Désiré, effrayé de la surexcitation de sa mère. Unlail de la ré-
conforter et de la décider à regagner sa chambre, pour y changer
o84 REVUE DES DEUX MONDES.
de linge; mais elle lui résistait, demeurait affalée contre l'embfa-
sure de la porte et continuait de gémir, sans s'inquiéter de ses
vêtemens mouillés qui collaient sur son corps tremblant. — Ce
fut dans cet état que la trouva Firmin Charmois, quand il revint
de son dîner officiel.
L'orage avait été local et, à Sceaux, tout s'était borné à une
averse inoffensive. Néanmoins, en entendant les coups de ton-
nerre se succéder dans la direction de Saint-Saviol, Firmin, in-
quiet, avait pris congé de son hôte et s'était hâté de descendre vers
Châtenay. Jusqu'à la sortie du village, il ne remarqua rien d'in-
solite ; l'ouragan, s'étant à peine étendu sur une largeur d'une
demi-lieue, avait épargné ce versant de la vallée. ^lais, en traver-
sant la route de Versailles, le rosiériste, à l'aspect de la chaussée
jonchée de feuilles vertes, commença de s'alarmer. Il vit, dans un
fossé, de petits tas blancs, se baissa, ramassa un grêlon gros
comme un œuf de pigeon, et une angoisse lui serra le cœur.
Quand la lune, se dégageant des nuages, éclaira les champs,
ce fut bien pis. Les blés et les seigles couchés au ras du sol, les
vignes et les groseilliers fauchés comme par la mitraille, les ar-
bustes mutilés, offraient un navrant spectacle. On entendait
monter au loin, ainsi qu'une sourde lamentation, les cris des
gens épars dans les cultures et qui se désespéraient en constatant
le dégât. Charmois, talonné par le pressentiment de quelque cata-
strophe, doubla le pas et arriva haletant à la Châtaigneraie.
Dès qu'il pénétra dans le vestibule, la consternation de Désiré
et la surexcitation de Reine ne lui laissèrent plus de doutes.
— Nous avons été touchés? s'écria-t-il.
Désiré leva les bras, les laissa retomber, et murmura :
• — Un désastre!...
— Nous sommes ruinés, gémit la mère, c'est la fin de tout!...
Sa détresse retourna le cœur du rosiériste. Il embrassa Reine
et, s'apercevant qu'elle grelottait dans ses vêtemens trempés, la
conduisit dans sa chambre, où il la força de se mettre au lit. Puis
il redescendit et emmena Désiré à travers le jardin afin de cal-
culer la gravité du mal. Il n'y avait plus d'illusion à se faire; les
rosiers étaient pour la plupart blessés à mort; dans les serres, au
milieu des débris de verre et de feuillages, les pêchers et les ceps
frissonnaient, lamentables. La grêle n'avait rien épargné et on
pouvait évaluer à dix mille francs, au bas mot, le montant des
pertes. Firmin demeurait suffoqué ; le chagrin lui ôtait la parole;
DANS LES ROSES. S85
il se bornait à hocher la tête, à agiter les bras et à les croiser ra-
geusement contre sa poitrine.
— Rentrons 1 dit-il enfin d'une voix sourde.
Hélas! le pauvre homme n'était pas au bout de son épreuve.
Quand il revint dans la chambre à coucher, il trouva Reine con-
gestionnée, oppressée et tremblant la fièvre. Le lendemain, dès le
matin, effrayé de voir qu'au lieu de diminuer, l'oppression aug-
mentait, il fit mander en hâte le docteur Jourd'heuil. Le médecin
accourut, examina la malade, s'informa, procéda à une auscul-
tation minutieuse puis, le visage impassible, écrivit une ordon-
nance. Mais une fois dans le vestibule, il prit Firmin à part:
— Mon cher maire, murmura-t-il, je ne vous le cache pas,
j'ai peu d'espoir; les deux poumons sont engorgés et les progrès
de l'inflammation sont si rapides que je crains une pneumonie
infectieuse; chez un sujet jeune, il y aurait de la ressource, mais
M^^Charmois, débilitée par l'âge, et aussi sans doute par de nom-
breuses fatigues, est un mauvais terrain. Ayez donc du courage
et attendez-vous à un dénouement fatal...
Après avoir entendu cette sentence, assénée comme un coup
de massue, Firmin Charmois eut néanmoins assez d'énergie pour
renfoncer au dedans de lui sa peine, et se composer un visage
placide avant de reparaître devant la malade :
— Eh bien! chuchota-t-elle , quand il s'approcha du lit,
qu'est-ce qu'il dit. ton médecin?
— Rien de grave, répondit Firmin en se détournant pour
échapper au coup d'oeil trop perspicace de sa femme, il s'agit
d'une légère fluxion de poitrine qui, avec des soins, sera guérie
dans une huitaine.
— Ton Jourd'heuil est un âne!... Toutes ses drogues seront
inutiles et je sais bien, moi, que c'est la fin... Cette grêle m'a
donné le coup de la mort...
En oflet, la lièvre redoublait, la respiration devenait de plus
en plus difficile. Deux jours après, dans un moment d'accalinio,
Reine se sentit à bout et demanda qu'on fît appeler ses filles.
Elles arrivèrent chacune de leur côté, et, se rencontrant dans
le vestibule, échangèrent des regards agressifs. Depuis les élec-
tions, elles étaient brouillées et ne se saluaient même plus. Char-
mois, les lèvres crispées, les yeux rougis, les introduisit dans la
chambre à coucher, où Désiré, assis au chevet de la moribonde,
avait grund'peine à dissimuler son chagrin:
S86 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mes enfans, bégaya Reine d'une voix sifflante, je m'en
vais... Tâchez, quand je ne serai plus là,... de toujours bien vous
accorder avec votre père... Je lui laisse tout, vous entendez,
tout!... Ne lui faites pas de misères!... Je reviendrais tirer les
pieds de celle qui se conduirait mal avec lui.
— Reine, Reine!... interrompit Firmin d'une voix étranglée,
je t'en prie, ne t'agite pas!,..
Florence sanglotait très haut, avec des cris pareils à des
gloussemens de poule; Léontine épongeait hypocritement ses
yeux secs. Pendant ce temps, leur mère mettait sa main dans la
main de Désiré et attirait le garçon tout près de sa joue :
— Toi, non plus, murmura-t-elle péniblement, ne me dés-
obéis pas!... Tu sais ce que je veux dire : « Qui mal se marie,
à loisir se repent... » Sois un bon fils, ne contrarie jamais ton
père... jamais 1...
Ils furent interrompus par le curé, assisté de son enfant de
chœur, qui apportait les saintes huiles, et, autour du lit, tous s'age-
nouillèrent, tandis que le prêtre préparait les tampons d'ouate
destinés aux suprêmes onctions...
Après avoir reçu le sacrement. Reine laissa retomber sa tête
sur l'oreiller et sembla ne plus reconnaître ceux qui l'entou-
raient. Le délire l'avait prise et ne la quittait plus. A travers le
halètement de sa respiration, elle murmurait des paroles sans
suite, parmi lesquelles revenaient toujours : « Oh! la mairie!... la
grêle!... C'est fini, les roses!... » Vers la fin de la nuit, elle entra
en agonie, et à la prime aube, après un dernier effort pour rattra-
per son souffle, elle s'éteignit dans les bras de Firmin.
André Theuriet.
[La dernière partie au prochain niwiéro.)
LA BATAILLE DE WATERLOO
I
DE SIX HEURES DU MATIN A TROIS HEURES
DE L'APRÈS-MIDI
I
Les plateaux de la Belle-Alliance et de Mont-Saint-Jean,
chacun dune altitude moyenne de 132 mètres, s'élèvent à peu
près parallèlement dans la direction du couchant au levant. Ils
sont séparés par un vallon étroit et peu profond. De l'auberge
de la Belle-Alliance aux premières crêtes de Mont-Saint- Jean, il
n'y a que 1 400 mètres à vol d'oiseau, et les fonds les plus bas
sont cotés 110. La grande route de Charleroi à Bruxelles traverse
ce vallon perpendiculairement, du sud au nord. A gauche de la
route, il s'ouvre vers Braine-l'Alleud et présente de multiples
ondulations de terrain; à droite, il est encore plus accidenté, va
toujours se resserrant, devient ravin et finit par former le lit du
ruisseau d'Ohain. Non loin, à l'ouest, de la route de Charleroi,
passe aussi dans le vallon la route de Nivelles, qui court du sud-
ouest au nord-est. Après avoir atteint le plateau de Mont-Sainl-
Jean, cette seconde route croise à angle aigu, au hameau do ce
nom, la grande route de Charleroi, laquelle traverse à environ
une lieuo de là le village de Waterloo, construit dans une échan-
crure de la forêt de Soignes, et continue vers Bruxelles en s'cn-
fonçant sous bois (d).
(1) \Vellin(,'ton avait établi, lo soir du M juin, son iiuiirlicr iri-m'-ral à Waterloo;
il y écrivit, le Ifi. \r luillctin dosa victoire. C'est pnuniuoi la halaille porte le nom
o88 REVUE DES DEUX MONDES.
Vue de la Belle-Alliance, la grande route de Bruxelles, qui
descend et remonte en ligne droite, semble très raide. C'est une
illusion de perspective. En réalité, les pentes n'ont guère plus de
deux degrés d'inclinaison. Un cavalier peut les gravir à un galop
soutenu sans trop presser son cheval et sans l'essouffler. Mais à la
droite comme à la gauche de la grande route, le sol très inégal
s'escarpe en maint endroit. C'est une succession infinie de mame-
lons et de creux, de rideaux et de plis, de buttes et de sillons.
Cependant, à le regarder des hauteurs, le vallon a l'aspect d'une
plaine s'étendant sans dépressions marquées entre deux collines
d'un très faible relief. 11 faut passer à travers champs pour voir
ces mouvemens de terrain incessans et onduleux, comparables
aux houles de la mer.
Le chemin d'Ohain à Braine-l'Alleud, qui côtoie la crête
du plateau de Mont-Saint-Jean et y coupe à angle droit la route
de Bruxelles, couvre d'une ligne d'obstacles naturels presque
toute la position anglaise. A l'est de la grande route, ce chemin
est au ras du sol ; mais une double bordure de haies vives, hautes
et drues, le rendent infranchissable à la cavalerie. A l'ouest, le
terrain se relevant brusquement, le chemin d'Ohain s'engage entre
deux talus de cinq à sept pieds; il forme ainsi, l'espace de
400 mètres, une redoutable tranchée-abri. Puis il se retrouve de
niveau et continue son parcours sans présenter désormais d'autres
obstacles que quelques haies éparses (1). En arrière de la crête qui
de Waterloo, bien que laction se soit passée à 6 kilomètres au sud de ce village.
(1) Je devrais employer l'imparfait au lieu du présent, car dès 1823, Wellington
disait, au retour d'une excursion à Munt-Saint-Jean, qu'on lui avait changé son
champ de bataille. Plusieurs bois, ainsi que la partie de la forêt de Soignes qui en-
tourait Waterloo au nord, ont été défrichés. Les haies qui couronnaient le chemin
d'Ohain à l'est de la grande route de Bruxelles ont été arrachées. Enfin, des talus
qui bordaient ce chemin à l'ouest de la grande route, jusqu'au chemin de .Merbe-
Braine, le talus intérieur existe seul encore partiellement. L'autre a été rasé lors
des grands travaux de terrassement (1822-1823) exécutés pour l'érection du Lion-
Belge sur l'immense butte conique artiflcielle que l'on aperçoit de partout, et qui de
partout gâte le paysage.
On répète sans cesse que pour édifier cette butte on a écrêté de deux mètres
tout le plateau sur une superficie de 14 ou 15 hectares. (A ce compte, par quel mi-
racle la berge intérieure du chemin d'Ohain existerait-elle encore?) C'est une tra-
dition erronée. Le plateau n'a pas été écrêté. Le sol du chemin d'Ohain qui en suit
le bord est le sol primitif. L'emprise des terres a eu lieu seulement sur les rampes
supérieures du coteau, à l'ouest de la route, depuis le potager de la Haie-Sainte
jusqu'à la base actuelle de la Butte-du-Lion. Le talus extérieur du chemin a été rasé
du même coup. Ces terres appartenaient à la famille Fortemps.
On s'accorde à dire que la hauteur primitive du terrain déblayé est marquée
aujourd'hui à peu près par le sommet du tertre qui supporte le monument du co-
lonel anglais Gordon. Ce tertre n'est pas artificiel, comme il semble aux touristes.
LA BATAILLE DE WATEHLOO. 589
forme rideau, le terrain s'incline vers le nord, disposition très
favorable à la défense. Les troupes de seconde ligne et les ré-
serves échappent à la vue de l'ennemi et sont en partie abritées
contre le fou.
Espacés sur un rayon de 3 500 mètres, à mi-côte et dans les
fonds, le château de Hougoumont avec sa chapelle, ses vastes
communs, son parc clos de murs, son verger entouré de haies et
le bois-taillis qui en défend l'approche du côté du sud; la ferme
de la Haie-Sainte, massif de pierre flanqué d'un verger bordé de
haies et d'un potager en terrasse; un monticule surmontant l'ex-
cavation d'une sablonnière et protégé par une haie ; la grosse
ferme de La Haie; la ferme de Papelolte; enfin, le hameau de
Smohain forment autant de fortins, de redoutes et de caponnières
devant le front de la position.
L'horizon est fermé au nord par les masses vertes de la forêt
de Soignes, sur lesquelles se détachent les clochers de Mont-Saint-
Jean et de Braine-l'Alleud. Au nord-est s'étendent les bois d'Ohain
et de Paris, et plus loin les bois de Chapelle-Saint-Lambert. A
Test, les bois de Viré et d'Hubermont bordent les croupes qui
couronnent le ravin de la Lasne, lequel prend naissance près du
village de Plancenoit. Tout le reste du terrain est découvert. Au
sommet des plateaux, sur les versans des collines, dans le fond
des vallées, partout de grands seigles qui commencent à blondir.
En résumé, une vaste courtine (le plateau de Mont-Saint-Jean),
s'élevant au-dessus des vallons de Smohain et de Braine-l'Alleud;
deux rangées de haies, puis une double berge comme parapet (le
chemin d'Ohain), d'où l'on peut battre, à l'inclinaison d'une
plongée, tous les points d'approche; six ouvrages en avant du
front (Hougoumont, la Haie-Sainte, la sablonnière, Papelotte, La
Haio, Smohain); des débouchés faciles pour des contre-attaques;
en arrière du parapet, un terrain déclive, masqué aux vues de
l'ennemi, traversé par deux grandes routes et se prêtant aux mou-
vemens rapides des troupes de renfort et des réserves d'artillerie,
telle était la position choisie par Wellington.
Le monument, érigé, en 1817, sur l'emplaocmont même où Gonlon fut tué, séicvait
alors à peu près au niveau tlu sol. On a respecté ee terrain lors de terrassc-
mens. on a enlevé les terres alentour, «t il est resté connue une sorte de pyra-
mide. Il semble aussi qu'on a rasé la Ix-rge escarpée qui bordait la route de
Bruxelles à l'est depuis la sablonnière jusipiau chemin d'dliain. l/emplacement de
la sablonnière est indiqué aujourd'hui par le tertre sablonneux où s'élève le monu-
ment des llanovriens.
I
?)90 REVUE DES DEUX MONDES.
II
Les Anglais avaient bivouaqué un peu en désordre sur toute
l'étendue du plateau. Eveillés au point du jour, ils commencèrent
à rallumer les feux, à préparer leur repas, à nettoyer leurs
vêtemens et leurs armes. Au lieu de débourrer les fusils, la plu-
part des soldats les déchargeaient en l'air. C'était une mousque-
terie continuelle donnant l'illusion d'un combat. Les grand'gardes
de Napoléon étaient peu vigilantes ou singulièrement aguerries,
car aucune relation française ne mentionne de fausse alerte
causée par cette fusillade. Vers six heures, à Tappel discord des
trompettes, des pibrochs et des tambours, sonnant et battant de
tous côtés à la fois, les troupes s'assemblèrent. L'inspection
passée, bataillons, escadrons et batteries, guidés par les officiers
de l'état-major, vinrent occuper leurs emplacemens de combat.
Les brigades anglaises Byng et Maitland (gardes) et Colin
Halkett, la brigade hanovrienne Kielmansegge et la brigade
anglo-allemande Ompteda s'établirent en première ligne le long
du chemin d'Ohain, la droite (Byng) près de la route de Nivelles,
la gauche (Ompteda) appuyée à la route de Bruxelles. A l'est de
cette route, également le long du chemin d'Uhain, se placeront
les brigades anglaises Kempt et Pack (division Picton), la brigade
hollando-belge Bylandt et la brigade hanovrienne Best.
Ces neuf brigades formèrent le centre ou, pour mieux dire,
presque tout le front de l'armée alliée; car, dans l'ordre de ba-
taille de Wellington, il n'y avait point proprement de centre. Il
y avait un centre droit et un centre gauche (1) — séparés par la
route de Bruxelles — et deux ailes. L'aile droite, formée des bri-
gades anglaises Adam et Mitchell, de la brigade hanovrienne
William Halkett et de la brigade anglo-allemande Duplat, était
en potence entre la route de Nivelles et Merbe-Braine;à rextrême
droite, la division hollando-belge de Chassé occupait le terrain
en avant de Braine-l'Alleud. L'aile gauche était forte seulement
de la brigade nassavienne du prince de Saxe-Weimar et de la
brigade hanovrienne Winckc : ces troupes se tenaient au-dessus
de Papelotte,de La Haie et de Smohain, avec des postes dans ces
positions mêmes. A l'extrême gauche, les brigades de cavalerie
(1) Ces expressions de centre droit et centre gauche sont employées par Wel-
lington et par le major Pratt, du 73'' anglais.
LA BATAILLE DE WATERLOO. 591
anglaise Vaudeleur et Vivian flanquaient l'armée dans la direction
d'Ohain.
La réserve, formée sur le plateau, en deux lignes, la deuxième
ligne près de la ferme de Mont-Saint-Jean, comprenait : derrière
le centre droit, la brigade nassavienne Kruse, tout le corps de
Brunswick (infanterie et cavalerie), les brigades de cavalerie
anglo-allemande de Grant, de Dornberg et d'Arenschild, la bri-
gade des gardes à cheval de Somerset, les brigades Tripp et van
Merlen (carabiniers et hussards hollando-belges) ; derrière le
centre gauche, la brigade anglaise Lambert, la brigade de dra-
gons anglais de Ponsonby et la brigade de dragons hollando-
belges de Ghigny.
L'artillerie était ainsi disposée : quatre batteries sur le front du
centre droit; une exactement au centre de la ligne de bataille, à
l'intersection de la route de Bruxelles et du chemin d Uhain ;
trois sur le front du centre gauche; deux à l'aile droite ; deux à
l'extrême droite avec Chassé; une à l'extrême gauche avec Vivian;
deux batteries à pied et huit à cheval en seconde ligne, derrière
le centre droit ; trois batteries en réserve près de la ferme de
Mont- Saint- Jean.
L'infanterie et l'artillerie postées sur le front étaient établies,
selon la commodité du terrain et le plus ou moins d'étendue du
champ de tir, en avant et en arrière du chemin d'Ohain. On avait
pratiqué des embrasures pour les pièces dans les berges et les
haies. Des bataillons, des brigades entières se trouvaient complè-
tement masqués, les uns par les talus et les haies vives du che-
min, les autres en raison de la déclivité intérieure du plateau.
Cette déclivité profitait aussi aux réserves en empêchant de les
apercevoir de la hauteur opposée. Sur les remparts et jusque dans
le vallon, se déployaient des chaînes de tirailleurs. Les fermes et
les accidens de terrain, formant ouvrages avancés, avaient été mis
en état de défense. Une barricade s'élevait en travers de la route
de Bruxelles à la hauteur de la Haie-Sainte; des abatis barraient
la route de Nivelles. Ilougoumon tétait occupé par sept compagnies
des l*""", 2'^ [Coldstrcam) et '^'' régimcns des gardes anglaises, une
compagnie hanovrienno et un bataillon de Nassau; la Haie-
Sainte, par cinq compagnies de la légion germanique; la sai)lon-
nière et ses abords, par le 95''; La Haie, Papelotte et les premières
maisons de Snioliaiu, par des détachemens du prince de Saxe-
VVeiniar. Wellington n'avait conliaiice que dans ses Anglais. C'est
592 REVUE DES DEUX MONDES.
pourquoi les troupes anglaises alternaient sur la ligne de bataille
avec les divers contingens alliés. Il voulait que ceux-ci fussent
partout solidement encadrés.
Défalcation faite des pertes subies le 16 et le 17 juin, le duc
avait dans la main 67 700 hommes et 156 bouches à feu. Il aurait
pu concentrer à Mont-Saint-Jean un plus grand nombre de com-
battans; mais, toujours inquiet pour ses lignes de communication
avec la mer et craignant qu'un corps français ne tournât sa droite,
il avait immobilisé entre Hall et Hnghien, — à quatre lieues à
vol d'oiseau de Mont-Saint-Jean, — environ 17 000 hommes et
30 pièces de canon, sous le prince Frédéric des Pays-Bas. Faute
capitale que ce détachement la veille d'une bataille, pour parer à
un danger chimérique ! Comme l'a très justement dit le général
Brialmont, « on ne s'explique pas que Wellington ait pu attribuer
à son adversaire un plan d opérations qui devaient hâter la jonc-
tion des armées alliées, quand, depuis le début de la cam-
pagne, Napoléon manœuvrait évidemment pour empêcher cette
jonction (1). »
Pendant que les troupes prenaient leurs emplacemens, Wel-
lington, accompagné de Mûffling et de quelques officiers, parcou-
rait la ligne de bataille. Il examina en détail toutes les positions
et descendit jusqu'à Hougoumont. Souvent, il braquait sa lunette
sur les hauteurs occupées par les Français. Il avait son che-
val préféré, Copenhague, superbe pur sang bai-brun, qui s'était
aguerri à Vittoria et à Toulouse. Wellington portait sa tenue
ordinaire de campagne : pantalon de peau de daim blanc, bottes
à glands, habit bleu foncé et court manteau de même nuance,
cravate blanche, petit chapeau sans plumes, orné de la cocarde
noire d'Angleterre et de trois autres, de moindre dimension, aux
couleurs du Portugal, de l'Espagne et des Bas- Pays. Il était très
(1) Napoléon prétend, il est vrai, qu'il avait envoj'é, le soir du 17, vers Hall, un
détachement de 2 000 chevaux, et que Wellington, informé de ce mouvement, en
avait conçu la crainte d'être tourné. Mais cette assertion paraît douteuse. L'empe-
reur n'indique pas à quel corps appartenait ce détachement; il n'en est question
dans aucune relation contemporaine, française ou étrangère, et, le soir du 17, la
cavalerie était bien lasse, même pour ébaucher un si vaste mouvement tournant. 11
semble donc probable que Napoléon, instruit à Sainte-Hélène, par des ouvrages an-
glais que Wellington avait porté 17 000 hommes à Hall, a imaginé après coup sa
manœuvre de cavalerie. C'était se donner le mérite d'avoir réussi à paralyser par
une feinte menace tout un corps ennemi. Quoi qu'il en soit, les ordres de Wel-
lington prouvent que, dès le matin, le duc avait l'idée de se garder du côté de Hall
et que le mouvement, réel ou prétendu, de la cavalerie française dans cette direction
n'eut pas d'influence sur sa détermination.
].A BATAILLE DE WATERLOO. 393
calme. Son yisage reflétait la confiance que lui inspirait la coopé-
ration assurée de Tarmée prussienne.
III
Les ordres de l'Empereur prescrivaient que tous les corps
d'armée devaient être à neuf heures précises sur leurs positions
de bataille, prêts à attaquer. Mais les troupes qui avaient passé
la nuit à Genappe, à Glabais, et dans les fermes éparses aux envi-
rons, mirent beaucoup de temps à se rallier, à nettoyer leurs
armes et à faire la soupe. Elles n'avaient, en outre, pour unique
débouché que la grande route de Bruxelles. A neuf heures seule-
ment, le corps de Rciile arriva à la hauteur du Cuillou. La garde
à pied, les cuirassiers de Kellermann, le corps de Lobau et la
division Durutte étaient bien en arrière. Pour engager l'action,
l'Empereur voulait, à tort ou à raison, avoir tout son monde dans
la main, et, d'ailleurs, il ne semblait pas que l'état du terrain
permît encore de faire manœuvrer l'artillerie. C'était du moins le
sentiment de Napoléon et de Drouot (1).
Vers huit heures, l'Empereur avait déjeuné à la ferme du
Caillou avec Soult, le duc de Bassano, Drouot et plusieurs ofli-
ciers généraux. Après le repas, qui avait été servi dans la vaisselle
d'argent aux armes impériales, on déploya les cartes sur la table.
L'Empereur dit : « — L'armée ennemie est supérieure à la nôtre
de plus d'un quart. Nous n'en avons pas moins quatre-vingt-
dix chances pour nous, et pas dix contre. » Ney, qui entrait,
entendit ces paroles. Il venait des avant-postes et, trompé par
quelque mouvement des Anglais qu'il avait pris pour des disposi-
tion de retraite, il s'écria : « — Sans doute, Sire, si Wellington
(1) Presque tous les historiens militaires disent que linéiques heures de beau
temps ne pouvaient rallermir le terrain. Cela est fort discutable. J'ai posé la ques-
tion à dos officiers d'artillerie avant (|u'ils ne partissent pour les manœuvres. Au
retour, la plu[)art d'entre eux m'ont écrit que les terres s'assèchent rapidement,
même en septembre, pour peu qu'il y ait du soleil et du vent. Mon ami, M. Charles
Malo, un des [)remiers crili(|ues militaires de ce tenq)s, m'a dit aussi ipi'à une vi-
site du champ de bataille do liouvincs, où le sol est arjj;ileux comme à Waterloo,
il avait été fort sur])ris de constater que le terrain, Imn-iblement détrempé par une
pluie longue et abondante, s'était ralleruii eu deux ou trois lieiuvs suus l'action
cond)inéo ilu soleil et du veut.
On est allé jusqu'il lucleudre que l'elal du lerrain est un mauvais prétexte
imaginé à Sainlo-llélène jiuur excuser le retardcMieut de l'allaipu^. C'est si peu une
invention de Sainle-llélèue que Urouot adit, le lili juin iSi:;, à la Chambre des Pairs :
" ...Au jour, il faisait un liinps si elfroyable (ju'il était impossible de manuMivrer avec
l'artillerie... Le lonq)s .se leva, le vent sécha un peu la campagne... «
TOMK CXLVIII. — 1898. 38
(
594 RE\TJE DES DEUX MONDES.
était assez simple pour vous attendre. ]\Iais je vous annonce que
sa retraite est prononcée et que, si vous ne vous hâtez d'attaquer,
l'ennemi va vous échapper. — Vous avez mal vu, répliqua l'Em-
pereur, il n'est plus temps. Wellington s'exposerait à une perte
certaine. Il a jeté les dés et ils sont pour nous. »
.Soult était soucieux. Pas plus que l'Empereur, il n'appré-
hendait l'arrivée des Prussiens sur le champ de bataille; il les yi
jugeait hors de cause pour plusieurs jours. Mais il regrettait que ^
l'on eût détaché 34 000 hommes avec le maréchal Grouchy, quand
un seul corps d'infanterie et quelques milliers de chevaux eussent
suffi à poursuivre Blùcher. La moitié des troupes de l'aile droite,
pensait-il, serait bien plus utile dans la grande bataille qu'on
allait livrer à Tarmée anglaise, si ferme, si opiniâtre, si redou-
table. Déjà, dans la soirée précédente, il avait conseillé à l'Em-
pereur de rappeler une partie des forces mises sous les ordres
de Grouchy. Il réitéra son avis; Napoléon, impatienté, lui répliqua
brutalement : « — Parce que vous avez été battu par Wellington,
vous le regardez comme un grand général. Et moi, je vous dis
que Wellington est un mauvais général, que les Anglais sont de
mauvaises troupes et que ce sera l'affaire d'un déjeuner. —
Je le souhaite, » dit Soult.
Peu après, Reille et Jérôme entrèrent au Caillou. L'Empereur
demanda à Reille son sentiment sur l'armée anglaise, que ce gé-
néral devait bien connaître, l'avant si souvent combattue en Es-
pagne. Reille répondit : « — Rien postée comme Wellington sait
le faire, et attaquée de front, je regarde l'infanterie anglaise
comme inexpugnable, en raison de sa ténacité calme et de la su-
périorité de son tir. Avant de l'aborder à la baïonnette, on peut
s'attendre que la moitié des assaillans sera abattue. Mais l'armée
anglaise est moins agile, moins souple, moins manœuvrière que
la nôtre. Si l'on ne peut la vaincre par une attaque directe, on
peut le faire par des manœuvres. » Pour Napoléon, qui n'avait
jamais en personne livré bataille rangée aux Anglais, l'avis d'un
vétéran des guerres d'Espagne était bon à méditer. Mais, contrarié
peut-être que Reille eût si librement parlé, au risque de décou-
rager les généraux qui écoutaient, il parut n'y accorder aucune im-
portance. Il rompit l'entretien par une exclamation d''incrédulité.
Le temps s'était éclairci, le soleil brillait; un vent assez vif,
un vent ressuyant, comme on dit en vénerie, commençait à
souffler. Des officiers d'artillerie rapportèrent qu'ils avaient par-
LA BATAILLE DE WATERLOO. 595
couru le terrain et que bientôt les pièces pourraient manœuvrer.
Napoléon demanda ses chevaux. Avant de partir, il reçut avec
bonté le fermier Boucqueau, revenu de Plancenoit, lui et sa
famille, à la nouvelle que l'Empereur était au Caillou. Le vieillard
se plaignit d'avoir été pillé la veille par les traînards ennemis.
Napoléon, l'air absorbé, semblait penser à tout autre chose qu'à
ces doléances. Il finit par dire : « — Soyez tranquille, vous aurez
une sauvegarde. » Cela ne paraissait pas superflu, car le quartier
impérial devait quitter le Caillou dans la journée. On disait que
l'on coucherait à Bruxelles.
L'Empereur, longeant au grand trot le flan^ des colonnes qui
débouchaient encore de Genappe, se porta en avant de la Belle-
Alliance, sur la ligne même des tirailleurs, pour observer les po-
sitions ennemies. Il avait comme guide un Flamand nommé De-
coster(l). Cet homme tenait un petit cabaret sur le bord delà route
entre Rossomme et la Belle-Alliance ; il avait été pris chez lui à
cinq heures du matin et amené à lEmpereur qui demandait quel-
qu'un du pays. On l'avait gardé à vue, car il paraissait vouloir
s'échapper, et, au départ du Caillou, on l'avait hissé et lié sur un
cheval de troupe dont la selle était attachée par une longe à lar-
çon d'un chasseur de l'escorte. Pendant la bataille, il fit, naturel-
lement, mauvaise figure aux balles et aux boulets. Il s'agitait sur
sa selle, détournait la tête, se courbait sur l'encolure de son
cheval. L'Empereur lui dit à un moment : « — Mais, mon ami, ne
remuez pas tant. Un coup de fusil vous tuera aussi bien par der-
rière que par devant et vous fera une plus vilaine blessure. » Se-
lon les traditions locales, Decoster, soit imbécillité, soit mauvais
vouloir, aurait donné pendant toute la journée de faux renseigne-
mens. On amena aussi un autre guide à l'Empereur, un certain
Gloquet, propriétaire de la ferme de Monplaiair. Il balbutiait de
peur ou d'intimidation et tenait ses yeux rivés à terre; Napoléon
le renvoya. Cloquet s'enfuit. Il disait, quand on lui demandait
comment était l'Empereur : « Son visage aurait été un cadran
d'horloge qu'on n'aurait pas osé y regarder l'heure. »
L'Empereurdemeura assez longtemps devant la Belle-Alliance.
Après avoir chargé le général du génie llaxo de s'assurer si les
Anglais n'avaient point élevé de relranchemens, il vint se poster
(1) Dans plusi(!urs rel.'itions, ce Dccoslcr est appclô Lacoste; sa mais^nnollo
existe cni'oro et tif^'iirc sur plusieurs cartes comme iiidison il'Êcosse (corruptidu de
Decoster : Decostrc, d'Écousc),
596 REVUE DES DEUX MONDES,
à environ mille mètres en arrière, près de la ferme de Rossomme.
Un mamelon qui s'élevait là, à droite de la route, lui parut bien
situé pour servir d'observatoire ; on y apporta de la ferme une
chaise et une petite table sur laquelle furent déployées ses cartes.
Vers deux heures, quand l'action fut sérieusement engagée, l'Em-
pereur s'établit sur une autre butte, plus rapprochée de la ligne
de bataille, à quelque distance du cabaret de Decoster. Le général
Foy, qui l'avait reconnu de loin à sa redingote grise, le voyait
se promener de long en large, les mains derrière le dos, s'arrêter^
s'accouder à la table, puis reprendre sa marche.
Au Caillou, Jérôme avait fait part à son frère d'un propos
entendu la veille à Genappe, dans l'auberge du Roi d Espagne .he
garçon d'hôtel qui lui avait servi à souper, après avoir servi à dé-
jeuner ù Wellington, racontait qu'un aide de camp du duc avait
parlé d'une réunion concertée entre l'armée anglaise et l'armée
prussienne à l'entrée de la forêt de Soignes. Ce Belge, qui sem-
blait bien renseigné, avait même ajouté que les Prussiens arrive-
raient par Wavres. L'Empereur traita cela de paroles en l'air.
« — Après une bataille comme celle de Fleurus, dit-il, la jonction
des Anglais et des Prussiens est impossible d'ici deux jours ;
d'ailleurs les Prussiens ont Grouchy à leurs trousses. »
Grouchy, toujours Grouchy ! L'Empereur avait trop de con-
fiance dans les renseignemens comme dans la promesse de son
lieutenant. Selon la lettre du maréchal, écrite à Gembloux à dix
heures du soir et arrivée au Caillou vers deux heures du matin,
l'armée prussienne, réduite à 30000 hommes environ, s'était di-
visée en deux colonnes, dont l'une semblait se diriger vers Liège
et l'autre sur Wavres, « peut-être pour rejoindre Wellington. »
Grouchy ajoutait que, 'si les rapports de sa cavalerie lui apprenaient
que la masse des Prussiens se repliait sur Wavres, il la suivrait,
« afin de la séparer de Wellington. » Tout cela était bien fait pour
rassurer l'Empereur. Mais les Prussiens n'étaient-ils que 30000
hommes, ne s etaient-ils pas divisés pour marcher et n'allaient-ils
pas se réunir pour combattre? Grouchy, sur qui ils avaient pris
une très grande avance, les atteindrait-il à temps? Autant de
questions que ne se posa point Napoléon ou qu'il résolut de la
façon la plus conforme à ses désirs. Aveuglé comme Grouchy
l'était lui-même, il s'imaginait que les Prussiens allaient s'arrêter
à Wavres ou que, en tout cas, ils se porteraient sur Bruxelles et
non sur Mont-Saint- Jean. De Rossomme, l'Empereur se contenta
LA BATAILLE DE WATERLOO. 597
de faire écrire à Grouchy pour l'informer quune colonne prus-
sienne avait passé à Géry, se dirigeant vers ,\Vavres, et pour lui
I ordonner de marcher au plus vite sur ce point, en poussant l'en-
nemi devant lui (1).
Quelques instans plus tard, l'Empereur fit donner l'ordre au
colonel Marbotde prendre position derrière Frischermont avec le
7^ hussards et d'envoyer des petits postes à Lasnes, à Couture
et aux ponts de Mousty et d'Ottignies. Faut-il en inférer que
Napoléon eut soudain l'intuition du mouvement qui allait être
proposé par Gérard à Grouchy, et pensa qu'avant de recevoir sa
dépêche, Grouchy, au lieu de suivre les Prussiens à Wavres, pas-
serait la Dyle à Mousty pour se porter sur leur flanc gauche?
Faut-il croire plus simplement que, dans l'esprit de l'Empereur,
ces petits postes devaient avoir pour seul objet d'éclairer la droite
de l'armée et de lier les communications avec le corps de Grou-
chy en assurant le passage des estafettes (1)?
(1) « L'Empereur a reçu votre dernier rapport, rl.ité de Gembloux. Vous ne parlez
à Sa Majesté que de deux colonnes prussiennes qui ont passé à Sauvcnières ctSart-
à-Walhain. Cependant des rapports disent qu'une troisième colonne, qui était assez
forte, a passé à Géry et Gentinnes, se dirigeant sur Wavres. Sa Majesté va faire
attaquer en ce moment l'armée anglaise, qui a pris position à Waterloo près de la
forêt de Soignes. Ainsi Sa Majesté désire que vous dirigiez vos mouvemens sur
W'avres, afin de vous rapprocher de nous, vous mettre en rapport d'opérations et
lier les communications, poussant devant vous les corp^ Je l'armée prussienne qui
ont pris cette direction et qui auraient pu s'arrêter à Wavres, où vous devez arriver
le plus tôt possible. Vous ferez suivre les colonnes enneniies ([ui ont pris sur votre
droite par quelques corps légers, afin d'observer leurs mouvemens et de ramasser
leurs traînards. Instruisez-moi immédiatement de vos dispositions et de votre
marche, ainsi que des nouvelles que vous avez sur les ennemis, et ne négligez pas
de lier vos communications avec nous; l'Empereur désire avoir très souvent de vos
nouvelles. »
On s'est elforcé de lire dans cette lettre ce qui n'y est pas, c'est-à-dire l'ordre à
Grouchy de manœuvrer par sa gauche pour se rapprocher du gros de l'arinco im-
périale. II n'y a pas im mot de cela. L'Empereur dit bien : « Alin de vous rappro-
cher de nous. «Mais il estévidcnt fiu'cn se portant de Gomblnux à Wavres. (irouchy
se rapprochera de l'Empereur. Si même on veut admettre (pic l'Kuqjcrcur entend
que Grouchy devra se rapprocher plus encore, il ne devra le faire qu'après avoir
atteint Wavres, soit assez tard dans la journée. Quant aux cxprcssiims en rap-
port d'opérations et lier les conununicalions, elles ne siguilicut nullement que
Grouchy doit venir appuyer la droite de l'Empereur. A Wavres, combattant ou
poussant les Prussiens et placé à peu près ijarallèlcmcnt à Napoléon, qui combat
les Anglais, (irouchy est avec lui en rapport d'opérations; et, par l'envoi de nom-
breuses patrouilles et l'établissement de petits postes pour assurer le service des
esfafeltos, // lie ses coinDuniications. IV.iprès cet ordre, il est miuifcslc que l'Em-
pereur, à 10 heures du matin, n'appelait pas Groucliy sur son cIi.iim[) de bataille et
ne comptait pas l'y voir arriver.
(1) Ou rcmar(|uera ([uc, nièinc si rEmpcrcin- |)révoyail l'arrivée de Groui-hy par
Mousty. il n'y a i)as coiilrudietion cn(re Idnlre ;i (irouchy et l'ordre à .Marbol. Tout
598 REVUE DES DEUX MONDES.
IV
Les troupes prennent leurs positions de bataille. Napoléon, re-
monté à cheval, les passe en revue à mesure qu'elles se forment sur
le terrain. Tout le plateau est sillonné de colonnes en marche. Le
corps de d'Erlon serre sur sa droite pour laisser le corps de Reille
s'établir à la gauche. Sur les flancs et en arrière de ces premières
lignes d'infanterie, infanterie de bataille avec rhabitbleu,laculotte
et les guêtres blanches, infanterie légère toute vêtue de bleu et
guêtrée de noir, huit divisions de cavalerie commencent à se dé-
ployer, sabres et cuirasses brillant au soleil, flammes des lances
ondulant au vent. C'est un chatoiement de nuances vives et
d'éclairs métalliques. Aux chasseurs portant l'habit gros vert à
paremens amaranthc et le pantalon charivari, succèdent les hus-
sards dont lesdolmans, les pelisses, les plumets, les culottes à la
hongroise, varient de couleur dans chaque régiment; il y en a
de marron et bleu, de rouge et bleu de ciel, de gris et bleu,
de vert et écarlate. Passent ensuite les dragons aux casques de
cuivre doré à turban de peau de tigre, les buffleteries blanches
croisant sur l'habit vert à paremens rouges ou jaunes, le grand
fusil à l'arçon battant la botte rigide ; les chevau-légers-lancicrs,
verts comme les chasseurs et ayant comme eux la chabraque en
peau de mouton, mais se distinguant par le plastron orange et le
casque de cuivre à chenille noire ; les cuirassiers portant le
court habit bleu-impérial à collet, retroussis et garnitures d'en-
tournures de nuances variées selon les régimens, la culotte
blanche, la haute botte, la cuirasse et le casque d'acier à cimier
doré et à crinière flottante; les carabiniers, géans de six pieds,
vêtus de blanc, cuirassés d'or. La garde à cheval se déploie en
troisième ligne : dragons à face glabre comme les légionnaires
romains; grenadiers avec l'habit bleu à paremens blancs, les
contre-épaulettes et les aiguillettes jaunes, le bonnet d'oursin
à plumet rouge ; lanciers qui ont le kurka rouge à revers gros-
bleu, les épaulettes et les aiguillettes jonquille, le pantalon
rouge à bande bleue, le shapska rouge qu'orne une plaque de
cuivre à l'N couronné et que surmonte un plumet tout blanc haut
en prescrivant au maréchal de se porter à Wavres, Napoléon, admettant la suppo-
sition que Grouchy, avant de recevoir ces dernières instructions, aurait marché par
sa gauche, envoyait des partis pour le rencontrer vers la Dyle.
LA BATAILLE DE WATERLOO. 599
de cinq pouces ; les chasseurs aux dolmans verts garnis de tresses
aurore, aux pelisses écarlates bordées de fourrure, aux kolbachs à
flamme rouge et à grand plumet vert et rouge. Sur les épaulettes,
les tresses, les torsades, les brandebourgs des officiers, c'est un
ruissellement d'or.
Par la route de Bruxelles débouchent d'autres troupes. Il ar-
rive des hommes et des chevaux et des canons aussi loin que
porte la vue : les nombreux bataillons de Lobau; la cavalerie lé-
gère de Domon et de Subervie, — encore des lanciers verts et des
hussards diaprés ; — l'artillerie à pied dans son sévère uniforme
bleu relevé de rouge; l'artillerie à cheval, le plastron couvert de
brandebourgs écarlates ; la jeune garde, tirailleurs à épaulettes
rouges, voltigeurs à épaulettes jaunes ; les canonniers à pied de la
garde, coiffés du bonnet d'oursin et marchant près de ces redou-
tables pièces de 12 que l'Empereur nomme « ses plus belles filles, »
Tout à fait en arrière, s'avancent les colonnes sombres de la vieille
garde. Chasseurs et grenadiers ont la tenue de campagne : pan-
talon bleu, longue capote bleue à un rang de boutons, bonnet à
poil sans le plumet ni la fourragère. Leur uniforme de parade
pour l'entrée triomphale à Bruxelles est dans le havresac, ce
qui leur fait, avec l'équipement, les armes et les quarante car-
touches réglementaires, une charge de soixante-cinq livres. On
ne distingue les grenadiers des chasseurs que par leur taille plus
élevée, la plaque de cuivre de leur oursin et leurs épaulettes qui
sont toutes rouges, tandis que celles de leurs camarades ont le
corps vert et les franges rouges. Les uns et les autres portent la
queue et la poudre et ont aux oreilles des anneaux d'or massif
du diamètre d'un petit écu.
Les tambours battent, les trompettes sonnent, les musiques
jouent : Veillons au salut de r Empire. En passant devant Napo-
léon, les porte-aigle inclinent les drapeaux, — les drapeaux du
Champ de Mai, les drapeaux neufs, mais déjà baptisés à Ligny
parle feu et par le sang, — les cavaliers brandissent leurs sabres,
les fantassins agitent leui-s siiakos au bout des baïonnettes. Et
les acclamations de l'armée dominent et étouiïent les tambours et
les cuivres. Les : Vive l'i-lnipereur ! se suivent avec une telle vt'dié-
mence et une telle rapidil('; ([u'ils empêchent (l'entendre les com-
manilemons. « Jamais, dit un odicicr du l*"'" corps, (ui ne cria :
Vive riuiipereur! avec plus d'cMitliousiasme ; c'était comme un
délire. Et ce (jui rendait cette scène plussolennelle et plusémou-
600 REVUE DES DEUX MONDES.
vante, c'est qu'en face de nous, à mille pas peut-être, on voyait
distinctement la ligne rouge sombre de l'armée anglaise. »
L'infanterie de d'Erlon et l'infanterie de Reille se déployèrent
en première ligne, à la hauteur de la Belle-Alliance : les quatre
divisions de d'Erlon, sur double profondeur, la droite face à Pa-
pelotte, la gauche appuyée à la route do Bruxelles ; les trois divi-
sions de Reille dans la même formation, la droite à cette route,
la gauche non loin de la route de Nivelles. La cavalerie légère
de Jacquinot et la cavalerie légère de Pire, en bataille sur triple
profondeur, flanquaient la droite de d'Erlon et la gauche de Reille.
En seconde ligne, l'infanterie de Lobau s'établit en colonne double
serrée en masse par division le long et à gauche de la route de
Bruxelles, et la cavalerie de Domon et de Subervie se plaça en
colonne double par escadron le long et à droite de cette chaussée.
Prolongeant la seconde ligne, les cuirassiers de Milhaud et de
Kellermann étaient en bataille sur double profondeur, ceux-là à
la droite, ceux-ci à la gauche. La garde impériale resta en ré-
serve près de Rossomme: l'infanterie (jeune garde, moyenne
garde et vieille garde) sur six lignes, chacune de quatre batail-
lons déployés des deux cotés de la route de Bruxelles; la cava-
lerie légère de Lefebvre-Desnoëttos (lanciers et chasseurs) sur
deux lignes, à cent toises derrière les cuirassiers de Milhaud; la
cavalerie de réserve de Guyot (dragons et grenadiers), également
sur deux lignes, à cent toises derrière les cuirassiers de Keller-
mann.
L'artillerie de d'Erlon était dans les intervalles des brigades,
l'artillerie de Reille en avant du front, l'artillerie de Lobau sur
le flanc gauche. Chaque division de cavalerie avait près d'elle sa
batterie à cheval. L'artillerie de la garde, les batteries de réserve
et la colonne de parc se trouvaient tout à fait en arrière entre
Rossomme et la Maison-du-Roi.La route de Bruxelles et les che-
mins qui la traversent, laissés libres à dessein, permettaient de
porter rapidement les renforts d'artillerie sur tous les points
qu'il faudrait.
Il y avait là environ 74 000 hommes (1) et 236 bouches à
(1) Corps d'Erlon : 20 531 hommes. — Corps Reille (moins les débris de la divi-
sion Girard, laissée à Ligny pour assurer les lignes de communication) : 16 "74 hom-
mes. — Corps Lobau (moins la division Teste détachée sous les ordres de Pajol) :
7871 hommes. — Garde impériale : 19 910 hommes. — 3° et 4° corps de cavalerie
(cuirassiers de Milhaud et Kellermann) : 6334hommes. — Division de cavalerie Domon
(détachée du corps Vandamme) : 1 100 hommes. — Division de cavalerie Subervie
LA BATAILLE DE WATERLOO. 601
feu. De l'autre côté du vallon, à 1 400 mètres à vol d'oiseau,
étaient massés G7 000 Anglo-Alliés. Jamais, dans les guerres de
la Révolution et de l'Empire, si grand nombre de combaltans
n'avait occupé terrain si resserré (1). De la ferme de Mont-Saint-
Jean, emplacement des dernières réserves de Wellington, à Ros-
somme, où était la vieille garde, il n'y a pas une lieue, et le front
de chacune des armées ne dépassait guère trois mille mètres. Les
croupes des plateaux étant très découpées, les deux armées, bien
qu'en ordre parallèle, ne se trouvaient point alignées d'équerre.
L'aile droite anglaise débordait sur le centre en décrivant un
segment de cercle, et l'aile gauche était en recul. L'armée fran-
çaise, ayant la droite en avant, le centre de la gauche un peu en
arrière et l'extrémité de l'aile gauche en flèche, formait une ligne
concave et enveloppante.
Il était près de onze heures, et il s'en fallait que les troupes
fussent toutes arrivées sur leurs positions. L'Empereur pensait
même ne point pouvoir commencer l'attaque avant une heure de
l'après-midi. Il revint à son observatoire de Rossomme où il
dicta l'ordre suivant : « Une fois que toute l'armée sera rangée en
bataille, à peu près à une heure après-midi, au moment où l'Em-
pereur en donnera l'ordre au maréchal Ney, l'attaque commen-
cera pour s'emparer du village de Mont-Saint-Jean, où est l'inter-
section des routes. A cet effet, les batteries de 12 du 2^ corps et
celles du 6^ se réuniront à celle du l'"'" corps. Ces vingt-quatre
bouches à feu tireront sur les troupes de Mont-Saint- Jean, et le
comte d'Erlon commencera l'attaque en portant en avant sa divi-
sion de gauche et en la soutenant, suivant les circonstances, par
les autres divisions du l""" corps. Le 2" corps s'avancera à mesure
pour garder la hauteur du comte d'Erlon. Les compagnies de sa-
peurs du 1**'" corps seront prêtes pour se barricader sur-le-champ
à Mont-Saint-Jean. »
Cet ordre ne laisse aucun doute sur la pensée de riMnperour.
Il veut purement et simplement percer le centre de l'armée an-
glaise et le rejeter au delà de Mout-Saint-Jean. Une fois maître
de cette position, qui commande le plateau, il agira selon les
circonstances contre l'ennemi rompu et désuni; déjà il aura vir-
(clclachée du corps Pajol) : 121fi homnios. — Tnl.il : 73!13."i lidninics (di-fahalion faite
des pertes des l.'i, IG et il jtiiiil.
(Ij U'api'ùs l'ordonnance ufluellc, la pieniicn" lij,Mic française ^7 divisions d'in-
fanterie et 2 de cavalerie) aurait normalement un front de i|iialre lieues.
602 REVUE DES DEUX MONDES.
tuellement la victoire. Ainsi Napoléon oublie ou méprise l'avis
de Reille, qu'en raison de la précision du tir et de la solidité de
l'infanterie anglaise, on ne la peut vaincre que par des manœu-
vres. Il dédaigne de manœuvrer. Sans doute un mouvement contre
la droite de Wellington, couverte par le village de Braine-l'Al-
leud et la ferme de Hougoumont et ayant comme réduit le village
de Merbe-Braine, ne réussirait point, mais l'extrémité de l'aile
gauche ennemie est très faible, tout à fait en l'air, mal protégée,
facile à déborder. C'est par Frischermont, Papelotte et La Haie
que l'on pourrait attaquer d'abord. Mais le beau résultat pour
Napoléon que d'inlliger une demi-défaite aux Anglais, et de les re-
jeter sur Hall et Enghien ! H veut la bataille décisive, VEntschei-
dendschlaclit. Comme à Ligny, il cherche à percer l'armée enne- "
mie au centre pour la disloquer et l'exterminer. H emploiera sa ^'-'
tactique accoutumée, l'ordre parallèle, l'attaque directe, l'assaut
par masse au point le plus fort du front anglais, sans autre pré- f'
paration qu'une trombe de boulets. Son audace a fait ses victoires;
maintenant ses souvenirs le perdent. Si loin va son illusion qu'il
s'imagine que le seul corps de d'Erlon suffira à rompre la triple
ligne des habits rouges et à occuper Mont-Saint-Jean.
L'Empereur, il est vrai, ne pouvait bien juger du nombre des
Anglais, ni de la force de leur position. Plus de la moitié de
l'armée alliée était masquée par les ondulations du terrain, et le
général du génie Haxo, chargé de s'assurer s'il n'existait pas de
retranchomens devant le front ennemi, avait rendu compte qu'il
n'avait aperçu aucune trace de fortifications. Haxo avait mal vu
ou mal apprécié, car le chemin creux d'Ohain, la sablonnière, les
fermes de Hougoumont et de la Haie-Sainte pouvaient compter
comme des retranchemens redoutables.
L'Empereur, peu d'instans après avoir dicté l'ordre d'attaque,
pensa à préparer l'assaut de Mont-Saint-Jean par une démonstra-
tion du côté de Hougoumont. En donnant des inquiétudes à Wel-
lington pour sa droite, on pourrait l'amener à dégarnir un peu
son centre. Comprenant enfin le prix du temps. Napoléon résolut
d'opérer ce mouvement sans attendre que toutes ses troupes fus-
sent arrivées à leur place de bataille. Vers onze heures un quart,
Reille reçut l'ordre de faire occuper les approches de Hougou-
T
LA lîATAILLE DE WATERLOO. 603
mont. Reille chargea de cette petite opération le prince Jérôme,
dont les quatre régimens formaient sa gauche. Pour protéger le
mouvement, une batterie divisionnaire du 2^ corps ouvrit le feu
contre les positions ennemies. Trois batteries anglaises, établies
au bord du plateau, à l'est de la route de Nivelles, ripostèrent.
Au premier coup de canon, Wellington regarda sa montre : il
était onze heures trente-cinq minutes.
Pendant ce duel d'artillerie auquel se mêlèrent bientôt d'autres
batteries de la droite anglaise, une partie de l'artillerie de Peille,
et les batteries à cheval de Kellermann (celles-ci sur l'ordre de
l'Empereur), la brigade Baudoin de la division Jérôme, précédée
de ses tirailleurs, descendit dans la vallée en colonnes par éche-
lons. En même temps, les lanciers de Pire dessinèrent un mou-
vement sur la route de Nivelles. Il s'agissait seulement pour Jé-
rôme d'occuper les fonds derrière le bois de Hougoumont et
d'entretenir en avant de son front une forte ligne de tirailleurs.
Mais, soit que l'ordre eût été mal expliqué ou mal compris, soit
que le frère de l'Empereur ne voulût pas se borner à ce rôle pas-
sif, soit encore que les soldats, très animés et recevant des coups
de fusil de l'ennemi invisible dans le fourré, aient agi spontané-
ment, les tirailleurs du l*"'" léger abordèrent le bois à la baïonnette.
Tout le régiment suivit, ayant à sa tête Jérôme et le général Bau-
doin, qui fut tué tout au début du combat. Malgré la défense
acharnée du 1*^' bataillon de Nassau et dune compagnie de cara-
biniers hanovriens, on prit pied sur la lisière du bois. 11 y avait
encore à conquérir trois cents mètres de taillis très épais. Le 3'' de
ligne s'y engagea à la suite du 1'"" léger. L'ennemi ne se retirait
que pas à pas, s'embusquant derrière chaque touiïe, tirant pres-
que à bout portant, faisant sans cesse des retours offensifs. Il
fallut une heure pour rejeter hors du bois les Nassaviens et les
ompagnies de gardes anglaises qui étaient venues les renforcer.
En débouchant du taillis, les Français se trouvent à trente
pas des bâtimensde Hougoumont, vaste rectangle de pierre, et du
Tiur du parc, haut de deux mètres. Mur et murailles sont percés
le meurtrières d'où les Anglais commencent un feu nourri. Ils
lont abrités, ils visent avec calme; à cette petite distance, tous
ours cou[)s ])ortenl. Les fantassins deJérôuie perdent leurs balles
îontre un ennemi invisible. Ils se ruent à l'assaut. Les uns ten-
ant d'enfoncer la grande porte à coups de crosse, mais cette
)orte est dans un rentrant; ils sont fusillés de face et de liane.
604 REVUE DES DEUX MONDES.
D'autres s'efforcent d'escalader le mur du parc en faisant la courte
échelle; à travers les meurtrières, les Anglais les percent de
leurs baïonnettes. Les cadavres s'amoncellent au pied de Hou-
goumont. Les assaillans rentrent à l'abri du bois.
Le général Guilleminot, chef d'état-major de Jérôme, conseille
de s'en tenir à cette première attaque. Il suffit d'occuper le bois.
Reille envoie des ordres analogues. Mais Jérôme s'obstine,
s'acharne à combattre. Il veut emporter la position. Il appelle
sa seconde brigade (général Soye) pour relever dans le taillis la-
brigade Baudoin, avec les débris de laquelle il tourne llougou-
mont par l'ouest. Sa colonne, qui n'est plus défilée, chemine sous
le feu à 600 mètres des batteries anglaises. Elle atteint pour-
tant la façade nord de Hougoumont et y donne assaut. Tandis
que le colonel de Cubières est renversé, grièvement blessé, à bas
de son cheval, un géant, surnommé Xenfonceur, le lieutenant
Legros, du l*^"" léger, prend la hache d'un sapeur et brise un
vantail de la porte. Une poignée de soldats se préci[)itent avec lui
dans la cour. La masse des Anglais les entoure, les fusille, les
extermine; pas un n'échappe. A ce moment, quatre compagnies-
de Coldstreams, seul renfort que Wellington, qui voit de loin le'
combat, mais qui ne s'abuse pas sur l'importance de l'attaque de'
Hougoumont, a jugé nécessaire d'envoyer, assaillent la colonne
française. Pris entre deux feux, les bataillons décimés de Jérôme
se replient, partie dans le bois, partie vers la route de Nivelles.
VI
Pendant ce combat, l'Empereur préparait sa grande attaque.
Il Ut renforcer les vingt-quatre pièces de 12, jugées d'abord i
suffisantes pour canonner le centre de la position ennemie, par'
les batteries de 8 du l*^"" corps et trois batteries de la garde. Oni
forma ainsi, en avant de la Belle-Alliance, une formidable bat--
terie de quatre-vingts bouches à feu. Il était près d'une heure. Nejfl
dépêcha un de ses aides de camp à Rossomme pour avertir l'Em-
pereur que tout était prêt et qu'il attendait l'ordre d'attaquer.
Avant que la fumée de tous ces canons eût élevé un rideau'»
entre les deux collines, Napoléon voulut jeter un dernier regar
sur le champ de bataille.
Il aperçut, à environ deux lieues au nord-est, comme u
nuage sombre qui semblait sortir des bois de Chapelle-SaintI
LA BATAILLE DE WATERLOO. 605
Lambert. Bien que son œil exercé ne lui permît pas le doute, il
hésita d'abord à reconnaître des troupes. Il consulta son entou-
rage. Toutes les lorgnettes de l'état-major se fixèrent sur ce point.
Comme il arrive en pareille occurrence, les avis digéraient. Des
officiers soutenaient qu'il n'y avait pas là de troupes, que c'était
un taillis ou l'ombre d'un nuage ; d'autres voyaient une colonne
en marche, signalaient des uniformes français, des uniformes
prussiens. Soult dit qu'il distinguait parfaitement un corps nom-
breux ayant forme les faisceaux. On ne tarda pas à être tout à fait
renseigné. Tandis qu'un détachement de cavalerie partait au galop
pour reconnaître ces troupes, un sous-officier du 2'' hussards de
Silésie, que les hussards du colonel Marbot venaient de faire pri-
sonnier près de Lasne, fut amené à l'Empereur. Il était porteur
d'une lettre de Biilow à Wellington, annonçant l'arrivée du
IV" corps à Chapelle-Saint-Lambert. Ce hussard, qui parlait fran-
çais, ne fit pas difficulté de conter tout ce qu'il savait. «Les troupes
signalées, dit-il, sont l'avant-garde du général de Biilow. Toute
notre armée a passé la nuit d'hier à Wavres. Nous n'avons pas vu
de corps français, et nous supposons qu'ils ont marché sur Plan-
cenoit. »
La présence d'un corps prussien à Chapelle-Saint-Lambert,
qui eût terriblement surprisTEmpereur quelques heures plus tôt,
alors qu'il traitait de « paroles en l'air » le propos rapporté par
Jérôme sur la jonction projetée des deux armés alliées, ne
l'étonna qu'à demi, car il avait reçu dans l'intervalle cette lettre
de Grouchy : « Gembloux, six heures du matin. — Sire, tous
mes rapports et renseigncmens confirment que l'ennemi se retire
sur Bruxelles pour s'y concentrer ou livrer bataille après s être
réuni à Wellington. Le premier et le second corps de l'armée de
Bliicher paraissent se diriger le premier sur Corbais et le
deuxième sur Chaumont. Ils doivent être partis hier soir, à huit
heures et demie, de Tourrines et avoir marché pendant toute la
nuit; lieureusement qu'elle a été si mauvaise qu'ils n'auronl pu
faire beaucou[) de chemin. Je pars à l'instant pourSart-à-Wulhain,
d'où je me porterai à Corbais et à Wavres. » Cette dépêche dait
beaucoup moins rassurante que celle de la veille. Au lieu d'une
retraite de deux corps prussiens on deux colonnes, l'une sur
Wavres et l'autre sur Liège, Grouchy annonçait que ces deux
colonnes marchaient concentriquement vers Bruxelles, daus le
dessein probable de se réunir à Wellington. Il ne jjarlail plus
606 REVDE DES DEUX MONDES.
d'empêcher cette jonction ; et, s'il était permis cependant de con-
jecturer qu'il allait manœuvrer à cet effet en se portant sur Wavres,
il y semblait mettre bien peu de hâte, puisque, à six heures
du matin, il n'avait pas encore quitté Gembloux. Sans doute,
l'Empereur pouvait espérer que les Prussiens marcheraient droit
sur Bruxelles; mais il était très possible aussi qu'ils rejoignissent
l'armée anglaise par un mouvement de flanc.
Pour parer à ce danger éventuel, l'Empereur cependant avait
songé bien tardivement à envoyer de nouvelles instructions à
Grouchy. La lettre du maréchal avait dû, à moins dun retard
possible, mais très improbable, arriver au quartier impérial entre
dix et onze heures. Et c'est seulement à une heure, quelques ins-
tans avant d'apercevoir les masses prussiennes sur les hauteurs
de Chapelle-Saint-Lambert, que l'Empereur fit écrire à Grouchy :
(( Votre mouvement sur Corbais et Wavres est conforme aux dis-
positions de Sa Majesté. Cependant l'Empereur m'ordonne de vous
dire que vous devez toujours manœuvrer dans notre direction et
chercher à vous rapprocher de l'armée afin que vous puissiez nous
joindre avant qu'aucun corps puisse se mettre entre nous. Je ne
vous indique pas de direction. C'est à vous de voir le point où
nous sommes pour vous régler en conséquence et pour lier nos
communications ainsi que pour être toujours en demeure de tom-
ber sur quelques troupes ennemies qui chercheraient à inquiéter
notre droite et de les écraser. »
Cette dépêche n'était pas encore expédiée quand apparurent
au loin les colonnes prussiennes. Peu d'instans après, l'Empereur,
ayant interrogé le hussard prisonnier, fit ajouter ce post-scriptum :
« Une lettre qui vient d'être interceptée porte que le général Bû-
low doit attaquer noire flanc droit. Nous croyons apercevoir ce
corps sur les hauteurs de Saint-Lambert. Ainsi ne perdez pas un
instant pour vous rapprocher de nous et nous joindre, et pour
écraser Biilow que vous prendrez en flagrant délit. »
L'Empereur ne fut donc pas autrement déconcerté. Tout en
jugeant que sa situation s'était gravement modifiée, il ne la regar-
dait pas comme compromise. Le renfort survenu à Wellington
ne consistait après tout qu'en un seul corps prussien, car le pri-
sonnier n'avait point dit que toute l'armée prussienne suivît Bûlow.
Cette armée devait être encore à Wavres. Ou Grouchy allait l'y
joindre, l'y attaquer et conséquemment la retenir loin de Biilow;
ou, renonçant à poursui^Te Blûcher, il marchait déjà sur Plan-
LA BATAILLE DE WATERLOO. G07
cenoit, par Mousty, comme le supposait le hussard, et amenait au
gros de l'armée française un renfort de 34000 baïonnettes. L'Em-
pereur, qui se faisait facilement des illusions, et qui voulait sur-
tout en donner aux autres, dit à Soult : « — Nous avions ce ma-
tin quatre-vingt-dix chances pour nous. Nous en avons encore
soixante contre quarante. Et si Grouchy réparc l'horrible faute
qu'il a commise en s'amusant à Gembloux et marche avec rapi-
dité, la victoire en sera plus décisive, car le corps de Biilow sera
entièrement détruit. »
Toutefois, comme Grouchy pouvait tarder et que l'avant-
garde de Biilow était en vue, l'Empereur prit incontinent des
mesures pour protéger le flanc de l'armée. Les divisions de cava-
lerie légère Domon et Subervie furent détachées sur la droite afin
d'observer l'ennemi, d'occuper tous les débouchés et de se lier
avec les têtes de colonnes du maréchal Grouchy dès qu'elles appa-
raîtraient. Le comte de Lobau reçut l'ordre de porter le 6"^ corps
derrière cette cavalerie, dans une bonne position où il pût con-
tenir les Prussiens. Il alla aussitôt reconnaître son champ de ba-
taille.
VII
II était environ une heure et demie. L'Empereur envoya à Ney
l'ordre d'attaquer. La batterie de 80 pièces commença avec le
fracas du tonnerre un feu précipité auquel répondit l'artillerie
anglaise. Après une demi-heure de cette canonnade furieuse, la
grande batterie suspendit un instant son tir pour laisser passer
l'infanterie de d'Erlon. Les quatre divisions marchaient en éche-
lons par la gauche, à 400 mètres d'intervalle entre chaque éche-
lon. La division Allix formait le premier échelon, la division Don-
zelot le deuxième, la division Marcognet le troisième, la division
Durutte le quatrième. Ney conduisait l'échelon de tête, et d'Erlon
le troisième.
Au lieu de disposer ces troupes en colonnes d'al laque, c'est-il-
dire en colonnes de bataillons par division i\ doini-distanco, ordre
tactique favorable aux déploiemens rapides comme aux forma-
tions en carrés, on avait rangé chaque échelon par bataillons
d(''ployés et serrés en masse. Les quatre divisions présentaient
ainsi autant de phalanges compactes d'un fi'ont de llKI à i*()0 liK>s
sur une profondeur de 2i hommes. (Jui avait presciit uv.v telle
608 REVUE DES DEUX MONDES.
formation, périlleuse en toute circonstance et particulièrement
nuisible sur ce terrain accidenté? Ney ou d'Erlon, apparemment,
car, dans l'ordre général dicté par l'Empereur à onze heures, rien
de pareil n'avait été spécifié; il n'y était même pas question
d'attaque en échelons. Sur le champ de bataille. Napoléon lais-
sait, avec raison, toute initiative à ses lieutenans pour les détails
d'exécution (1).
Irrités de n'avoir point combattu l'avant-veille, les soldats
brûlaient d'aborder l'ennemi. Ils s'élancèrent aux cris de : Vive
l'Empereur! et descendirent dans le vallon sous la voûte de fer
des boulets anglais et français qui se croisaient au-dessus de
leurs têtes, nos batteries rouvrant le feu à mesure que les co-
lonnes atteignaient l'angle mort. La tête de la division AUix (bri-
gade Quiot) se porta, par une légère conversion à gauche, contre
le verger de la Haie-Sainte d'où partait une fusillade très nourrie.
Ney dirigea l'attaque de cette position ; la brigade Bourgeois, for-
mant seule désormais l'échelon de gauche, continua sa marche
vers le plateau. Les soldats de Ouiot débusquèrent vite du verger
les compagnies allemandes et assaillirent la ferme. Mais, pas plus
qu'à Hougoumont, on ne s'était avisé de faire brèche à ces bâtimens
avec quelques boulets. Les Français tentèrent vaine ment plusieurs
assauts contre les hautes et solides murailles, à l'abri desquelles
les Allemands du major Baring faisaient un feu meurtrier. Un
bataillon tourna la ferme, escalada les murs du potager, délogea
les défenseurs, qui rentrèrent dans les bâtimens; mais on ne put
non plus démolir les murailles à coups de crosse de fusil.
Wellington se tenait au pied d'un gros orme planté à l'ouest
de la route de Bruxelles, à l'intersection de cette route et du
chemin d'Ohain (2). Pendant presque toute la bataille, il demeura
à cette même place avec son état-major grossi des commissaires
alliés, Pozzo di Borgo, qui reçut une contusion légère, le baron de
Vincent qui fut blessé, Mûffling, le général Hiigel, le général
Alava. Voyant de là les Français entourer complètement la
Haie-Sainte, Wellington prescrivit à Ompteda d'envoyer au se-
(1) Peut-être l'aide de camp fit-il confusion, en transmettant l'ordre de d'Erlon
ou de Ney, entre la colonne de division (c'est-à-dire par huit bataillons serrés en
masse) et la colonne par division (c'est-à-dire par deux compagnies accolées, mar-
chant à demi-distance ou à distance entière) ?
(2) Cet orme fut acheté 200 francs par un Anglais avisé qui le débita à Londres,
sous forme de cannes, de tabatières, et de ronds de serviettes, aux idolâtres de
Wellington. ,
LA BATAILLE DE WATERLOO. 609
cours de Baring un bataillon de la Légion germanique. Les Alle-
mands descendirent à la gauche de la grande route, reprirent le
potager et, passant à l'ouest de la ferme, s'avancèrent vers le
verger. A ce moment, ils furent chargés par les cuirassiers du
général Dubois, que l'Empereur avait détachés du corps de Milhaud
pour seconder l'attaque de l'infanterie. Les cuirassiers leur pas-
sèrent sur le ventre et, du même élan, vinrent sabrer au bord
du plateau les tirailleurs de la brigade Kiclmansegge.
A l'est de la route, les autres colonnes de d'Erlon avaient
gravi les pentes sous le feu des batteries, les balles du 95° anglais
et la fusillade de la brigade Bylandt, déployée en avant du chomin
d'Ohain. La charge bat, le pas se précipite malgré les hauts seigles
qui embarrassent la marche et les terres détrempées et glissantes
où l'on enfonce et où l'on trébuche. Les : Vive l'Empereur ! cou-
vrent par instans le bruit des détonations. La brigade Bourgeois
(échelon de gauche) replie les tirailleurs, assaille la sablonnière,
en déloge le 95% le rejette sur le plateau, au delà des haies, qu'elle
atteint en le poursuivant. La division Donzelot (deuxième échelon)
s'engage avec la droite de Bylandt, tandis que la division Marcognet
(troisième échelon) s'avance vers la gauche de cette brigade. Les
Hollando-Belges lâchent pied, repassent en désordre les haies du
chemin d'Ohain et, dans leur fuite, rompent les rangs du 28" an-
glais. De son côté, Durutte, qui commande le quatrième échelon,
a débusqué de la ferme de Papclotte les compagnies légères de
Nassau; il est déjà à mi-côte, menaçant les Hanovriens de Best.
Dans l'état-major impérial, on jugeait que « tout allait à mer-
veille. )) En eflot, si l'ennemi conservait ses postes avancés de
Hougoumont et de la Haie-Sainte, ces postes étaient débordés,
cernés, et tout le centre gauche de sa ligne de bataille se trouvait
très menacé. Les cuirassiers de Duboiset les tirailleurs de d'Erlon
semblaient couronner le plateau, le gros de l'infanterie les suivait
de très près. Que ces troupes fissent encore quelques pas, qu'elles
se maintinssent sur ces positions le temps de lancer la cavalerie
de réserve « pour donner le coup de massue, » et la victoire pa-
raissait certaine.
VIII
La vicieuse ordonnance des colonnes de d'Erlon, qui déjà avait
alourdi leur marche et doublé leurs pertes dans l'ascension du
TOME CXLVIII. — 1898. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
plateau, allait entraîner un désastre. Après que les tirailleurs eu-
rent culbuté les Hollandais de Bylandt, la division Donzelot
s'avança jusqu'à trente pas du chemin. Donzelot arrêta sa co-
lonne pour la déployer. Pendant l'escalade, les bataillons avaient
encore resserré leurs intervalles et ne formaient plus qu'une
masse. Le déploiement ou plutôt la tentative de déploiement, car
il ne semble pas que l'on ait réussi à l'exécuter, prit beaucoup de
temps; chaque commandement augmentait la confusion. L'en-
nemi profita de ce répit. Quand les batteries françaises avaient
ouvert le feu, la division Picton (brigades Kempt et Pack) s'était
reculée, sur l'ordre de Wellington, à loO mètres du chemin. Les
hommes étaient là en ligne, mais couchés, afin d'éviter les pro-
jectiles. Picton voit les Hollandais en déroute et les tirailleurs
français traverser les haies et s'avancer hardiment contre une bat-
terie. H commande : Debout! et porte d'un bond la brigade Kempt
jusqu'au chemin. Elle replie les tirailleurs, franchit la première
haie, puis, découvrant la colonne de Donzelot, occupée à se dé-
ployer, elle la salue d'un feu de file à quarante pas. Fusillés à
l'improviste, surpris en pleine formation, les Français font d'ins-
tinct, involontairement, un léger mouvement rétrograde. Picton
saisissant la minute crie : Chargez ! Chargez! Hurrah! Les Anglais
s'élancent de la seconde haie et se ruent tête baissée contre cette
masse en désordre qui résiste par sa masse même. Repoussés plu-
sieurs fois, sans cesse ils renouvellent leurs charges. On combat
de si près que les bourres restent fumantes dans le drap des
habits. Durant ces corps-à-corps, un officier français est tué en
prenant le drapeau du 32^ régiment, et le vaillant Picton tombe
raide, frappé d'une balle à la tempe (1).
La colonne de Marcognet (troisième échelon) était arrivée à
peu près à la hauteur de la colonne de Donzelot au moment de
la fuite des Hollando-Belges. Marcognet, n'ayant pas cru pos-
sible de déployer sa division, avait continué sa marche et dé-
passa Donzelot qui faisait halte. Déjà, avec son régiment de tête
criant : Victoire ! il avait franchi la double haie et s'avançait
contre une batterie hanovrienne, quand, aux sons aigus des
pibrochs, s'ébranla la brigade écossaise de Pack par bataillons
(1) Un historien anglais, entraîné par son patriotisme, dit que l"officier français
fut tué en essayant de reprendre le drapeau du 32' franfjais. Le 32' n'élait pas à
l'armée du Nord, tandis que le 32« anglais faisait bel et bien partie de la brigade
Kempt.
I
LA BATAILLE DE WATERLOO. 611
en échiquier déployés sur quatre rangs. A moins de 20 mètres
(vingt yards), le 92" higlanders ouvrit le feu; peu après tirèrent
les autres Écossais. A cause de leur massive formation, les Fran-
çais ne pouvaient riposter que par le front d'un seul bataillon. Ils
firent une décharge et s'élancèrent à la baïonnette. On s'aborda;
les premiers rangs se confondirent dans une furieuse mêlée. « Je
poussais un soldat en avant, raconte un ofiicier du 45". Je le vois
tomber à mes pieds d'un coup de sabre. Je lève la tète. C'était la
cavalerie anglaise qui pénétrait de toutes parts au milieu de nous
et nous taillait en pièces. »
Comme les Français allaient couronner le plateau, les cuiras-
siers de Dubois à l'ouest de la grande route et les colonnes de
d'Erlon à l'est, lord Uxbridge avait fait charger l'élite de sa ca-
valerie. Les quatre régimens de gardes à cheval de Somerset
(!"■ et 2'" Life-Guards, Bleus et Dragons du Roi) partirent au
galop, en ligne. Après quelques foulées, ils arrivèrent à portée de
pistolet des cuirassiers, séparés d'eux par le chemin d'Ohain. Ce
chemin, bordé de haies à l'est de la route de Bruxelles, courait,
l'espace de 400 mètres à l'ouest de cette route, entre deux berges
» escarpées qui disparaissaient plus loin. La gauche de Dubois et
!{ la droite de Somerset se chargèrent mutuellement sur la partie plate
du chemin. Mais les pelotons de droite des cuirassiers se trou-
vèrent arrêtés un instant par la tranchée. Ils gravirent résolument
le talus extérieur et descendirent dans le chemin creux. Ils don-
naient de Tépcron pour en franchir la crête intérieure quand à vingt
mètres étincela la rangée de sabres du 2'^ Life-Guards, lancé à
fond de train. Afin d'éviter un véritable écrasement, car temps et
espace leur manquaient pour fournir une charge, les cuirassiers
enfilèrent le chemin creux en se bousculant, rejoignirent la grande
route près de l'orme de W ellington et se rallièrent dans un champ
non loin de lasablonnière.Les Life-Guards, qui les avaient poursui-
vis en côtoyant le bord du chemin, les chargèrent avant qu'ils ne
! se fussent reformés ; et, à la suite d'un corps-à-corps où, dit lord
j Somerset, ils « frappaient sur les cuirasses comme des chaud n^ii-
miers à l'ouvrage, » ils en culbutèrent quelques-uns dans l'exca-
llvation de la sablonnière. Le gros de la brigade Dubois fut ronijm
iet rejeté au fond du vallon par les autres régimens de Somerset,
qui, de beaucoup mieux montés que les cuirassiers, avaient aussi
la supériorité du nombre et l'avuiitago du terrain (J).
(1) C'usl vraisemblablement lu bousculade des cuirassiers entre les bcryes du
612 REVUE DES DEUX 310NDES.
IX
En même temps, la brigade de dragons de Ponsonby (Royaux,
Inniskillings et Scots-Greys) s'était élancée contre les colonnes
de d'Erlon. Les Royaux débouchent de la route de Charleroi,
bousculent la brigade Rourgeois aux prises avec le 9^" embusqué
derrière les haies et la repoussent jusqu'à la sablonnière. Les
Inniskillings franchissent le chemin en passant par les embra-
sures pratiquées dans la double haie pour le tir des pièces et
chargent la colonne de Donzelot. Les Ecossais-Gris, ainsi nom-
més à cause de la robe de leurs chevaux, arrivent au dos des
bataillons de Pack, qui ouvrent leurs intervalles pour les laisser .
passer. Higlanders et Scots-Greys se saluent mutuellement des '
cris : Scotland for ever! et les cavaliers fondent avec impétuosité i
sur la division Marcognet. Fusillées de front par l'infanterie, '
chargées sur les deux flancs par la cavalerie, paralysées par leur :
presse même, les lourdes colonnes françaises ne peuvent faire
qu'une pauvre résistance. Les hommes refluent les uns sur les
autres, se serrent, se pelotonnent au point que l'espace leur
manque pour mettre en joue et même pour frapper à l'arme I
blanche les cavaliers qui pénètrent dans leurs rangs confondus. î
Les balles sont tirées en l'air, les coups de baïonnette, mail
assurés, ne portent point. C'est pitié de voir les Anglais enfoncer
et traverser ces belles divisions comme de misérables troupeaux. .
Ivres de carnage, s'animant à tuer, ils percent et taillent joyeuse- \
ment dans le tas. Les colonnes se rompent, se tronçonnent,
s'éparpillent et roulent en avalanche au bas du plateau sous le
sabre des dragons. La brigade Rourgeois, qui sest ralliée à la sa-i
blonnière, est mise en désordre et entraînée par les fuyards et"
les cavaliers pêle-mêle. La brigade Quiot abandonne l'attaque
de la Haie-Sainte. Au-dessus de Papelotte, la division Durutte
subit sur son flanc droit les charges des dragons de Yandeleur
(11'', 12'' et 13" régimens), secondés par les dragons hollandais
et les hussards belges de Ghigny. Rien qu'entamée d'abord, elle
se replie sans grosses pertes et en assez bon ordre et repasse le
ravin, toujours entourée par la cavalerie. Il ne reste plus un
seul Français sur les versans de Mont-Saint-Jean.
chemin d'Ûhain, suivie de la chute de queh|ucs-uns d'entre eux dans la sablonnière,
qui a créé la léirende de l'écrasement du chemin creux et inspiré à Victor Hugo les
pages épiques des Misérables.
M
LA BATAILLE DE WATERLOO. 613
Entraînés par leurs chevaux, à qui, dit-on, ils avaient reçu
l'ordre d enlever les gourmettes, excités eux-mêmes par la course,
le bruit, la lutte, la victoire, et mis en train, dit-on aussi, par une
copieuse distribution de gin, les Anglais traversent le vallon à
une allure furieuse et s'engagent sur le coteau opposé. En vain
lord Uxbridge fait sonner la retraite, ses cavaliers n'entendent
rien ou ne veulent rien entendre et gravissent au galop les po-
sitions françaises. Ils n'y peuvent mordre. Les Life-Guards et les
dragons sont décimés par le feu de la division Bachelu, établie
près du mamelon à l'ouest de la route. Les Scols-Greys ren-
contrent à mi-côte deux batteries divisionnaires, sabrent canon-
niers et conducteurs, culbutent les pièces dans un ravin, puis as-
saillent la grande batterie. Les lanciers du colonel Martigue les
chargent de flanc et les exterminent, tandis que ceux du colonel
Brô dégagent la division Durutte de l'étreinte meurtrière des dra-,
gons de Vandeleur. « Jamais, dit Durutte, je ne vis si bien la su-
périorité de la lance sur le sabre. » C'est dans cette mêlée que
fut tué le vaillant général Ponsouby. Désarçonné par un sous-
officier du 4'' lanciers, nommé Urban, il s'était rendu, quand
quelques-uns de ses Scots-Greys revinrent pour le délivrer. Urban,
craignant de perdre son prisonnier, eut le triste courage de lui
plonger sa lance dans la poitrine. Après quoi, il fondit sur les
dragons et en abattit trois (1).
La belle charge des lanciers fut bientôt appuyée par la brigade
de cuirassiers du général Farine. L'Empereur, apercevant les
Ecossais-Gris prêts à aborder la grande batterie, avait fait porter
l'ordre au général Delort, divisionnaire de Milhaud, de lancer
contre eux deux régimens. Lanciers et cuirassiers balayèrent le
versant de la Belle-Alliance, le vallon tout entier et poursuivirent
les gardes à cheval et les dragons jusqu'aux premières rampes de
Mont-Saint- Jean, au delà de la Haie-Sainte. Les brigades de ca-
valerie légère Vivian et van Merlen qui avaient suivi de loin le
mouvement de lord Uxbridge, ne crurent pas bon de s'engager.
Il y eut un arrêt dans l'aclion. De part et d'aulrr. on roga-
(1) Un p.ii'cnl (lu ^cncriil l'onsmiliy, le liciilcnanl-coldiicl VA. l'uiistinhy ^do la
bripadc VaiKlcIeiiry.fiit. î^Ticvciiu-iU hk-ssc dans la mèiiu' molco ctrcsla sur le i-iiauip
de bataille jusrpi'au lendemain nuvtin. Il a fait le récit dos seize ou dix-huit mor-
telles liciM'es (lu'il passa là. L(! soii', un liraillcur frani;ais so rouclia derrière le ror|>s
du f.(jli)nel l'onsunby, s'en servant connue d une sorte de remblai, et conunen(;a à
tirailler contre l'ennemi. Tout en tirant, il causait f^aicment avec l'oriicier anglais.
Quand il eut é|)uisé sa f,'il)ern(>, il s'en alla en disant : — " Vous serez bien aise
d'apprendre ((ue nous f... le camp. Konsoirl mon ami. »
614 REVUE DES DEUX MONDES.
gnait ses positions. Les versans des collines, l'instant d'avant cou
A'erts de combattans, n'étaient plus occupés que par des cadavres
et des blessés. « Les morts, dit un officier anglais, étaient en
maint endroit aussi serrés que des pions renversés sur un écbi-
quier. » C'était l'aspect désolé d'un lendemain de bataille, et la
bataille commençait seulement!
Pendant cet intervalle, un cuirassier se détacha de son régi-
ment qui se reformait à la Belle-Alliance et, prenant le galop,
descendit derechef la grande route. On le vit traverser toute cette
vallée mortuaire où lui seul était vivant. Les Allemands postés
à la Haie-Sainte crurent que c'était un déserteur; ils s'abstinrent
de tirer. Arrivé tout contre le verger, au pied de la haie, il raidit
son corps de géant droit sur les étriers, leva son sabre et cria :
Vive l'Empereur! Puis, au milieu d'une gerbe de balles, il rentra
dans les lignes françaises en quelques foulées de son vigoureux
cheval.
A Hougoumont, la lutte se poursuivait de plus en plus ar-
dente. Trois compagnies de gardes anglaises, un bataillon de
Brunswick, un bataillon de la Légion allemande de Duplat,
deux régimens de Foy, étaient venus successivement renforcer
défenseurs et assaillans. Les Français, de nouveau maîtres du
bois après l'avoir perdu, s'emparent du verger; mais les gardes
anglaises ne cèdent pas le jardin en contre-haut, que protège
un petit mur muni d'une banquette, et se maintiennent dans la
ferme. Sur l'ordre de l'Empereur, une batterie d'obusiers bom-
barde les bàtimens. Le feu s'allume dans un grenier, se pro-
page, dévore le château, la maison du fermier, les étables, les
écuries. Les Anglais se rembuchent dans la chapelle, les granges,
la maison du jardinier, le chemin creux adjacent et y recom-
mencent leur fusillade. L'incendie même fait obstacle aux Fran-
çais. Dans les étables en flammes, d'où les ambulances établies par
l'ennemi n'ont pu être évacuées, on entend de vains appels et
des hurlemens de douleur.
Henry Houssaye.
POÉSIE
AUX FLANCS DU VASE
LE SOMMEIL DE CANOPE
Accoudés sur la table et déjà noyés d'ombre,
Du haut de la terrasse, à pic sur la mer sombre,
Les amans, écoutant l'éternelle rumeur
Se taisent, recueillis, devant le soir qui meurt.
Alcis songe, immobile et la tête penchée.
Canope avec lenteur de lui s'est rapprochée.
Lasse, et sur son épaule a laissé doucement
Comme un fardeau trop lourd glisser son front charmant.
Tout semplit de silence... Au fond des cours lointaines
On entend plus distinct le sanglot des fontaines ;
Par endroits sur le port une lumière luit;
Et l'étrange soupir qui monte vers la nuit.
Mystérieux aveu du cœur profond des choses,
Se fait, ce soir, plus doux de passer sur les roses.
Alcis songe, et la paix immense, la douceur
Des souilles, rinfinie et calme profondeur,
Le croissant, et l'étoile, à sa base, qui tremble,
Et la mer murmurante, et cette enfant qui semble
Avec son cou léger renversé sans etîori
Une morte d'amour parmi ses cheveux d'or.
Tout l'exalte! Une lente et solennelle ivresse
616 REVUE DES DEUX MONDES.
Envahit tout son cœur élargi de tendresse.
Frémissant, il se penche, et contemple longtemps
Le front uni voilé par les cheveux flottans,
Et le heau sein qu'un rythme harmonieux soulève...
Des feuilles alentour bruissent... la nuit rêve...
Alcis, les yeux au cîel, avec un lent baiser,
Sur la bouche a laissé son âme se poser;
Et tout à coup son cœur semble en lui se briser!
Car rien n'égalera jamais plus dans sa vie
Cette nuit émouvante et cette mer amie,
Ce silence, et parmi la divine accalmie
Ce baiser pur dans l'ombre à Canope endormie.
II
LE BOUCHER
Ardagôn le boucher, à la rouge encolure,
Un grand couteau luisant passé dans sa ceinture,
Pousse hors de l'étable et conduit au hangar
Le bœuf sur qui la vache attache un long regard.
Les enfans du village et Psyllé la première,
Chassés vingt fois déjà par la rude fermière.
Reviennent plus nombreux et plus hardis encor
Que les mouches qu'attire un pot plein de miel d'or.
Une corde passée à l'anneau de la dalle
Incline par degrés la tète bestiale.
Et la brute immobile ofTre son large front.
Comme une enclume où va frapper le forgeron.
Tout est prêt... Dans la cour descend un grand silence..
Le lourd marteau levé lentement se balance,
Plane, hésite, et soudain d'un coup terrible et sourd
Tombe; le crâne sonne!... Un léger frisson court.
Le bœuf assommé croule, et dans sa gorge inerte
Le grand couteau plongé fait par l'entaille ouverte
Jaillir à flots pressés un sang noir et fumant.
Le sol autour s'empourpre... Ardagôn, par moment,
Enfonçant jusqu'au coude un bras qui sort tout rouge.
Ranime un peu de vie aux flancs du bœuf qui bouge...
Et les enfans penchés sentent, en frémissant.
Leur petit cœur cruel réjoui par le sang.
POÉSIE. 617
m
LA BULLE
Batliylle, dans la cour où glousse la volaille,
Sur l'écuelle penché, soulOe dans une paille.
L'eau savonneuse mousse et bouillonne à grand bruit,
Et déborde. L'enfant qui s'épuise sans fruit
Sent venir à sa bouche une àcreté saline.
Plus heureuse, une bulle à la lin se dessine
Et, conduite avec art, s'allonge, se distend.
Et s'arrondit enfin comme un globe éclatant.
Lenfant souffle toujours; elle s'accroît encore;
Elle a les cent couleurs du prisme et de l'aurore.
Et reflète aux parois de son frêle cristal
Les arbres, la maison, la route, le cheval...
Prête à se détacher, merveilleuse, elle brille!
L'enfant retient son souffle, et voici quelle oscille
Et monte doucement, vert pâle et rose clair,
Comme un frêle prodige étincelant dans l'air !
Elle monte... Et soudain, l'àme encore éblouie,
Batliylle cherche en vain sa gloire évanouie...
IV
NYZA CHANTE
La famille nombreuse, et par les dieux comblée,
Tout autour de la table est encor rassemblée :
Alcyone au long col, Lydie aux seins naissans ;
Nyza dont la voix triste u d'étranges accens;
Myrte agile et robuste, Ixéne douce et blanche.
La mère aux lourds bandeaux sur les petits se penche.
Myrte rit aux éclats; Ixène jette un cri;
Et le père accoudé sur la table sourit...
Le jour fut accablant; par la fenêtre ouverte
Un peu de brise vient do la route dési'rte...
La campagne s'endort dans l'or des soirs d'été,
Et le mystère monte avec l'obscurité.
618 REVUE DES DEUX MONDES.
L'âme pensive au lent adieu de la lumière :
Chante, dit à Nyza la voix grave du père,
Et, regardant là-bas briller les derniers feux.
Il baise avec amour l'enfant sur les cheveux.
Entre toutes Nyza de son père est chérie ;
Sa voix semble toujours pleurer une patrie.
Elle a treize ans ; un soir d'amour, la volupté
De nuit et de lumière a pétri sa beauté.
Son petit front de marbre a l'horreur des servages,
Et, douce, elle sourit avec ses yeux sauvages.
Elle chante; ce sont des rondes d'anciens jours,
Des airs simples appris le soir dans les faubourgs.
Sa bouche exquise semble un calice qui s'ouvre,
Et sa voix que toujours un peu de brunie couvre
Monte et s'exhale ainsi qu'un triste et pur soupir
Au fond du grand silence où le jour va mourir !
Alcyone et Lydie, aux limpides pensées.
Se tiennent doucement par la taille enlacées ;
Le petit Myrte dort la tète sur son bras;
Et le père, sachant qu'on ne le verra pas,
Faisant tourner un verre avec sa main distraite,
Laisse errer dans ses yeux une larme secrète...
Sur le seuil, la servante oubliant ses travaux
N'a point encore à table apporté les flambeaux.
Tout est noir ; le grand ciel brille de feux sans nombre.
Par instans, sur la route, un pas sonne, dans l'ombre...
HERMIONE ET LES BERGERS
Paies fait gazouiller la flûte sous ses doigts;
Mélène sous sa lèvre anime le hautbois;
Et chacun à son tour, qu'un même espoir stimule.
Module un chant qui monte au fond du crépuscule.
Hermione aux longs yeux de longs cils ombragés.
Un doigt contre sa joue, écoute les bergers.
Hermione est au seuil de la quinzième année;
Son âme douce est comme une fleur inclinée;
La Pitié l'a baisée au cœur dans son berceau.
POÉSIE. 619
Et toujours dans ses bras elle serre un agneau.
La nuit tombe... Dans l'ombre abandonnant la lutte,
Le hautbois maintenant se marie à la flûte...
Dans le soir qui s'étoile, un hant s'élève alors
Si poignant et si tendre en ses simples accords,
Qu'il semble soupirer la tristesse éternelle
De tout ce que la terre a de plus doux en elle!...
Et la vierge aux longs cils, sous l'extase étouffant,
Sent comme un poids d'amour briser .son cœur d'enfant.
Suave comme un flot de lune sur des roses,
Un mystère autour d'elle a transformé les choses.
Frémissante, le sein gonflé d'un long soupir,
Jusqu'au fond de sa chair elle se sent mourir,
Et laisse sur sa joue, et sans qu'elle s'en doute,
Son âme en larmes d'or descendre goutte à goutte.
YI
AXILIS AU RUISSEAU
Axilis, allongé dans l'herbe de la rive.
Suit dun œil nonchalant le clair ruisseau d'eau vive
Qui court, léger d'aurore, au milieu des prés verts.
Le bois s'éveille à peine et les champs sont déserts...
Axilis laisse errer sur sa flûte d'ébène
Ses doigts vagues qu'un môme accord toujours ramène.
Car il semble exhalé, si limpide et si pur.
Par des lèvres d'argent sur un roseau d'azur!
Aux pentes des coteaux flottent dos vapeurs blanches
Et le matin mouillé sourit, nu, dans les branches...
Le pâtre qu'une ivresse envahit lentement
Sent tressaillir sous lui la terre obscurément.
Dans l'herbe humide et drue il plonge son visage;
Il voudrait sur son cœur serrer le paysage!
La vie autour de lui circule; il voit couiir
Mille insectes liévreux qu'un jour for;i mourir.
L'oiseau vole; le vont souffle; la Icuillo troinlilo;
Le ciel est de cristal... Et, soudain, il lui souiblo
Que son âme, pareille au rofl(!t du bouleau,
A fui, légère et vainc, au murmure de I'imu...
620 REVUE DES DEUX MONDES.
YII
LE MARCHE
Sur la petite place, aux lueurs de l'aurore,
Le marché rit joyeux, vivant, multicolore,
Pêle-mêle étalant sur ses tréteaux boiteux
Ses volailles, ses fruits, son miel, ses paniers d'œufs,
Et sur la dalle, où coule une eau toujours nouvelle.
Ses poissons d'argent clair, qu'une âpre odeur révèle.
Eglone, sa petite Alidé par la main,
Dans la foule se fraie avec peine un chemin,
S'attarde à chaque étal, va, vient, revient, s'arrête,
Aux appels trop pressans parfois tourne la tête,
Soupèse quelque fruit, marchande les primeurs,
Ou s'éloigne au milieu d'insolentes clameurs.
L'enfant la suit, heureuse; elle adore la foule.
Les cris, les grognemens, le vent frais, l'eau qui coule,
L'auberge au seuil bruyant, les petits ânes gris,
Et le pavé glissant jonché de verts débris,
Eglone a fait son choix de fruits et de légumes;
Elle ajoute un canard vivant aux belles plumes.
Alidé bat des mains, quand, pour la contenter.
Sa mère donne enfin son panier à porter.
La charge fait plier son bras; mais déjà fière
L'enfant part sans rien dire, et se cambre en arrière,
Pendant que le canard, discordant prisonnier,
Crie et passe un bec jaune aux treilles du panier.
VIII
PANNYRE AUX TALONS D'OR
Dans la salle en rumeur un silence a passé...
Pannyre aux talons d'or s'avance pour danser.
Un voile aux mille plis la cache tout entière.
D'un long trille d'argent la flûte, la première.
POÉSIE. 621
L'invite. Elle s'élance, entro-oroise ses pas,
Et du lent mouvement imprimé par ses bras,
Donne un rythme bizarre à 1 étoffe nombreuse,
Qui s'amplifie, ondule, et se gonfle et se creuse
Et se déploie enfin en un grand tourbillon.
Et Pannyre devient fleur, flamme, papillon!
Les yeux émerveillés la suivent en extase,
Par degrés la fureur de la danse l'embrase.
Elle tourne toujours, vite, plus vite encor!
La flamme éperdument vacille aux flambeaux d'or!...
Puis, brusque, elle s'arrête au milieu de la salle;
Et le voile qui tourne autour d'elle en spirale,
Suspendu dans sa course, apaise ses longs plis
Et se collant aux seins aigus, aux flancs polis.
Comme au travers d'une eau soyeuse et continue.
Dans un divin éclair, montre Pannyre nue!
IX
LES CONSTELLATIONS
Clydie au crépuscule assise dans les fleurs
Regarde gravement de ses beaux yeux rêveurs
Les constellations, claires géométries,
Au velours bleu du soir fixer leurs pierreries,
llermase les indique et, le doigt vers les cieux.
Les nomme par leurs noms doux et mystérieux :
Pégase, le Dragon, Cassiopée insigne,
Andromède, la Lyre, et la Vierge et le Cygne,
Arcture et la Grande Ourse au char éblouissant...
La majesté des dieux avec l'ombre descend.
Donnant une âme auguste aux choses familières.
Sur le bord opposé du golfe, dos lumières
Brillent; par instans glisse et s'éloigne un bateau.
Le bruit des rames va s'affuiMissanf sur l'eau...
Et les amans dont l'âme au lirmanKMit s'abîme.
Enivrés par la nuit transparente et sublime.
Parfois ferment les yeux, et soudain, ù douceur.
Retrouvent tout le ciel étoile dans leur cœur.
622 REVUE DES DEUX MONDES.
X
LE BONHEUR
Pour apaiser Tenfant qui, ce soir, n'est pas sage,
Lydé, cédant enfin, dégrafe son corsage
D'où sort, globe de neige, un sein gonllé de lait.
L'enfant, calmé soudain, a vu ce qu'il voulait,
Et de ses petits doigts pétrissant la chair blanche
Colle une bouche avide au beau sein qui se penche.
Lydé sourit, heureuse et chaste en ses penscrs.
Et si pure de cœur sous ses longs cils baissés!...
Le feu brille dans l'àtre; une flamme au passage
Parfois d'un reflet rose inonde son visage,
Cependant qu'au dehors le vent mène un grand bruit...
L'enfant s'est détaché, mûr enfin pour la nuit,
Et, les yeux clos, s'endort d'un bon sommeil sans fièvre
Une goutte de lait tremblante au coin des lèvres.
La mère, suspendue au souffle égal et doux,
Le regarde étendu tout nu sur ses genoux;
Et, gagnée à son tour au grand calme qui tombe.
Incline son beau col flexible de colombe;
Et, là-bas, sous la lampe au rayon studieux,
Le père au large front, dont l'âme est près des dieux,
Laissant le livre antique, un instant considère.
Double miroir d'amour, l'enfant avec la mère,
Et dans la chambre sainte, où bat un triple cœur,
Adore la présence auguste du bonheur.
Albert Samain.
LES FINANCES
DES
ETATS-UMS D'AMÉRIQUE
De bonnes finances ont toujours été un des élémens essentiels
de la puissance d'une nation : cela est plus vrai aujourd'hui que
jamais. Elles lui permettent, en temps de guerre, de porter à son
maximum d'intensité l'outillage que la science moderne met à la
disposition des combattans. Dans le duel qui s'est engagé au mois
d'avril 1898 entre l'Espagne et les Etats-Unis, il semble que la
supériorité financière de ces derniers soit un élément de succès
aussi important que l'énorme diiTérence de population, quadruple
en Amérique de ce qu'elle est dans la péninsule. Bien que l'état
économique de nos voisins transpyrénéens soit loin d'être aussi
mauvais que beaucoup de gens se l'imaginent, il est incontestable
que celui de leurs adversaires est infiniment supérieur et capable
de résister en se jouant à des épreuves comme celles de la guerre
actuelle. Nous allons essayer d'eu étudier les élémens.
Un rapide coup d'œil jeté sur l'historique des finances amé-
ricaines, particulièrement depuis la guerre de Sécession, nous
expli(|uera par quelle série d'événemens a été préparée la situa-
tion présente, en nous montrant l'un des efîorts les plus consi-
dérables qui aient jamais été faits par un peuple pour se procurer
les ressources nécessaires à la lutte et se débarrasser de sa dctlc.
une fois la paix rétablie. A côté du budget fédéral, ceux des Ktats
particuliers et des communes nous serviront à eonipléler h' ta-
bleau des charges qui pèsent sur la nation américaine, cliargos
aujourd'hui légères si on les compare à ce qu elles elaieiil. il y a
624 ' REVUE DES DEUX MONDES.
trente ans, et qui peuvent être augmentées sans nuire au dévelop-
pement du pays. Aous ne séparerons pas l'étude de ces divers
points de celle du système monétaire et fiduciaire, si important
dans la constitution économique d'un pays et dont l'imperfection
s'est plus d'une fois fait sentir aux Etats-Unis. Nous verrons qu'une
confusion fâcheuse d'attributions y a mis au nombre des fonc-
tions du Trésor l'émission des billets de banque, et que ce sys-
tème a été une source constante de difficultés et d'inquiétudes.
L'ordre naturel du sujet nous fera diviser en trois parties notre
étude : historique, budget de la confédération, finances locales;
nous essaierons de dégager, de cet examen du passé et du pré-
sent, quelques vues d'avenir.
I
T
Jusqu'en 1861, le montant de la dette des Etats-Unis n'avait
jamais atteint un chiffre considérable : après s'être élevé de 75 mil-
lions de dollars (1) en 1791, à 127 millions en 1816, point culmi-
nant de cette période, il n'avait cessé de décroître; en 1835 il
avait disparu et en 1860 il n'était encore revenu qu'à 6o millions,
c'est-à-dire la moitié environ de ce qu'il était un demi-siècle plus
tôt. A partir de ce moment, la face des choses change rapidement :
en 1866, au lendemain de la guerre civile, le montant de la
dette est de 2773 millions de dollars, y compris les billets sans
intérêt, connus sous le nom de greenbacks, émis jjour plus de
400 millions par le gouvernement du Nord au cours de sa lutte
contre les Etals du Sud. Vingt-cinq ans plus tard, en 1891, ce
chiffre est réduit à lo60 millions; il était, au début de la guerre
espagnole, revenu à 1 835, dont 847 portent intérêts. Hàtons-nous
d'ajouter que le Trésor possède une encaisse d'environ 800 mil-
lions, de sorte que sa dette réelle était de 1 milliard environ.
Il faut toutefois l'augmenter de la perte subie par le métal argent
qui compose la majeure partie de l'encaisse : cotte perte repré-
sente aujourd'hui le tiers à peu près de cette dernière.
Il est difficile de résumer l'histoire financière des Etats-Unis
depuis la guerre de Sécession, si l'on ne rappelle pas à grands traits
leur histoire économique pendant la même période. Huit ans
après que le général sudiste Lee eut mis bas les armes, la lon-
(1) Tous les chiffres de cet article sont exprimés en dollars, unité monétaire
américaine, cjui équivaut à environ 5 fr. 20 de notre monnaie.
LES FINANCES DES ÉTATS-UNIS. 625
gueur des chemins de fer américains avait doublé. La surface
ensemencée en céréales avaitpasséde 64 millions d'acres en 1867
à 100 millions en 1878. Cette énorme augmentation avait naturel-
lement été accompagnée d'une chute de prix, que la réduction
des frais de transport contribuait encore à hâter. C'est alors seu-
lement que naît aux États-Unis la question de l'argent : les agri-
culteurs, effrayés de la baisse du blé, sïmaginent qu'elle est due
à une insuffisance de monnaie, et demandent à en augmenter le
volume, soit sous forme de billets, soit au moyen de la frappe de
pièces d'argent : c'est de cette époque que date la suspension du
rachat des billets émis pendant la guerre civile [greenbacks) et
la première loi ordonnant l'achat par le Trésor et la frappe men-
suelle d'au moins 2 millions de dollars d'argent [Blanc! bill
de 1878). Les représentans des Etats miniers de l'Ouest, où la
production d'argent annuelle passa de 1 million de dollars en
1861 à 45 millions en 1878, avaient usé de toute leur influence
pour obtenir cette nouvelle législation, contraire à la politique
américaine suivie jusque-là en matière monétaire, puisque le pays
n'avait pas frappé plus de 8 millions d'argent depuis le commen-
cement du siècle. C'est en 1880 que le Message présidentiel fait
pour la première fois mention de l'intérêt que les États-Unis, « le
plus grand producteur d'argent du monde, ont à maintenir ce
métal comme étalon. » Quant aux greenbacks, le chiffre, qui en
atteignait 450 millions de dollars en 1866, avait été réduit à
315 millions en 1869, mais relevé à 346 millions en 187!2, à 370
en 1874 et finalement à 382 millions. Le régime du papier-mon-
naie à cours forcé, inauguré pendant la guerre, subsistait tou-
jours : il avait eu pour conséquence une prime sur l'or, qui s'était
élevée un moment jusqu'à 100 pour 100.
De 1872 à 1878, une véritable révolution avait eu lieu dans le
mouvement commercial des Étals-Unis. En la première do ces
deux années, les importations de marchandises dépassaient les
exportations de 182 millions de dollars; en 1878, ces dernières
étaient de 258 millions plus fortes : la balance du commerce s'était,
en six ans, déplacée de 440 millions; aussi les meilleures conditions
semblaient-elles réunies pour assurer le succès de la loi de re-
prise des paiemens en espèces, votée le 7 janvier 1875, et qui de-
vait entrer en vigueur le 1'' janvier 1879 : elle ordonnait le libre
monnayage de l'or, l'échange à bureau ouverl des billets d'I'^lal
contre le métal, et le retrait délinilirdey/T<?«ô«<A-.s juscju'à concur-
TOME CXLVIll. — 1898. -10
626 REVUE DES DEUX MONDES.
rence de 82 millions, de façon à en limiter l'existence totale à
300 millions de dollars; mais une loi du 31 mai 1878 arrêta ce
retrait, alors que le chiffre en circulation n'était encore descendu
qu'à 346 millions de dollars : il n'a pas varié depuis vingt ans.
Le 17 décembre 1878, pour la première fois depuis 1861, la
prime sur l'or disparut; mais, dès le commencement de l'année
suivante, de vives inquiétudes se firent jour sur la possibilité de
maintenir ce métal au pair, et d'empêcher qu'il ne fût exporté.
La récolte de 1879, excellente en Amérique et déplorable en
Europe, vint modifier cet état de choses; des expéditions consi-
dérables de blé et de maïs rendirent les Etats-Unis créanciers de
Londres et de Paris ; un afflux d'or, qui atteignit 60 millions de
dollars en trois mois, provoqua chez eux une vive reprise d'af-
faires; la réserve du Trésor, que celui-ci doit toujours conserver
pour faire face aux demandes de remboursement de ses billets,
s'éleva, entre juin et novembre, de 119 à 157 millions; le fer, le
coton montèrent; les constructions de nouvelles lignes de chemins
de fer prirent un développement inouï : les élections de 1880 don-
nèrent une majorité au président Garfield, candidat du parti
républicain, qui avait été l'instigateur de la reprise des paiemens
en espèces: le suffrage populaire, sous l'influence de la prospérité
commerciale et industrielle, approuvait maintenant la politique
financière que, peu de temps auparavant, il accusait de tous ses
maux.
Mais une nouvelle dépression suivit l'assassinat du président
Garfield, en juillet 1881 ; la récolte fut médiocre, les exportations
diminuèrent et ne dépassèrent les importations que de 26 millions,
pour l'année financière allant du l*""^ juillet 1881 au 30 juinl882;
l'or quitta de nouveau le pays. Cependant les recettes du Trésor
avaient atteint un niveau extraordinaire ; l'excédent des revenus
sur les dépenses était de 145 millions de dollars. D'autre part, la
dette des Etats-Unis avait été ramenée, par les énormes amortis-
semens pratiqués durant les dix années précédentes, à un milliard
et demi de dollars, dont un tiers seulement pouvait être rem-
boursé à tout moment, les deux autres tiers devant continuer à
porter intérêt jusqu'à l'échéance fixée lors de l'émission (1). La
M) Les États-Unis ne pratiquent guère l'émission de rentes perpétuelles. Avec
une sagesse louable, ils assignent presque toujours à l'emprunt qu'ils contractent
une (lui'ée très courte et s'engagent à le rembourser à jour fixe. Une combinaison,
à laquelle ils ont eu fréquemment recours autrefois, est celle qui consiste à pro-
LES FINANCES DES ÉTATS-UNIS. 627
conclusion logique de cette situation eût été une réduction des
impôts, et surtout des droits de douane, principale source des
revenus fédéraux. Mais cela n'eût point fait Taffaire des protec-
tionnistes, qui, afin de supprimer les excédens, poussèrent le
Congrès dans la voie des dépenses inutiles. Les pensions militaires,
qui figuraient au budget de 1878 pour 27 millions, absorbèrent
61 millions en 1882. Le Congrès élu en cette année vota pour
l'exercice suivant 100 millions à ce chapitre.
L'opinion publique s'émut de ce gaspillage et donna, lors
des élections nouvelles, une grande majorité aux démocrates,
partisans d'une réduction du revenu et des impôts. Une com-
mission du Congrès prépara une modification du tarif douanier,
qui fut votée en mars 1883 et amena une diminution de recettes
de 50 millions de dollars en 1883-84. En même temps furent
supprimées les taxes sur les dépôts des banques et les chèques ;
l'impôt sur les cigares fut réduit de moitié. La crise de 1884
contribua encore à discréditer le parti républicain, et ce fut \in
président démocrate, Grover Cleveland, qui prit le pouvoir en 188'j.
L'état de la Trésorerie était alors médiocre : elle perdait plu-
sieurs millions de dollars en or par mois et voyait, en revanche,
s'accroître dans ses caves le stock des dollars d'argent, dont le
public ne voulait pas. Pour essayer d'y remédier, elle créa en
1886 de petites coupures de certificats d'argent, de 1, 2 et 5 dol-
lars, qui trouvèrent meilleur accueil que le métal lui- môme. Los
revenus publics recommençaient à s'élever à des chiffres énormes :
les excédens de recettes furent de 63 millions en 1885, sans-
mentèrent encore durant les deux années suivantes, et permi-
rent au Trésor de racheter 50 millions d'obligations fédérales on
1886, 125 en 1887, et 130 en 1888. Après avoir retiré ses rentes
3 pour 100, qu'il était libre de rembourser à toute époque, le gou-
vernement se mit à racheter sur le marché celles de ses obli-
gations qui n'étaient pas encore arrivées à échéance : sos de-
mandes firent monter le 4 pour 100 au delà de 121>. Los affaires
mettre au rentier de lui resliUier son tapilal au plus lanl une certaine année, on
s'en;i:ag(;ant à ne pus le l'aire avant une autre ilale. l/ccart entre ees deux eeliéanecs
était génùralement de quinze uns, ec (|ui faisait désigner les litres de ces emprunts
du nom de cinq-vinfJtt (^J/-0), p^iree (|u'ils pouvaient rtre remboursés au plus lot
cinf( ans après l'émission et devaient l'être au plus tard vin^M ans après. Le dei^
nier emprunt de 200 millions en 3 p. 100 au pair émis, en juin 1898. a été slipul.?
remboursable à partir de 1908, à la volonté du Trésor fédéral, ujais doit l'être ;n\
plus lanl le l"r août 1918; c'est donc un 10/20.
628 REVUE DES DEUX MONDES.
reprenaient en même temps; de 1883 à 1889, la consommation
annuelle de fer aux Etats-Unis doubla.
La disparition rapide des titres rachetables de la dette pu-
blique faisait que le gouvernement ne savait plus comment em-
ployer le surplus de ses ressources et était contraint de détenir
dans ses caisses des instrumens de circulation dont l'absence
gênait le marché. La préoccupation dominante était celle de
savoir quel usage serait fait des excédens budgétaires. Un vo-
lume, publié en 1888 : « Revenus nalionaux », contient une série
d'avis donnés à cet égard par les principaux économistes et pro-
fesseurs. Les titres de ces essais en indiquent l'esprit : « Politique
des excédens [Surplus financiering) . » — « Faut-il conserver le
revenu intérieur? » — « Défense de la politique protectionniste. » —
« Réorganisation des revenus. » — « Les subventions aux compa-
gnies de bateaux à vapeur considérées comme un moyen de
réduire l'excédent. » — « Projet de réduction du tarif. » Le travail
du professeur Edwin Seligman commence ainsi : « Le grand
danger qui menace l'équilibre financier, et par suite la prospérité
commerciale du pays, est l'existence d'un excédent. Il n'est pas
de mots assez forts pour en dépeindre les efïets démoralisans,
non plus que les doctrines anti-scientifiques dont il est le résul-
tat. » Heureux pays que celui oiî le souci des hommes d'Etat
consiste à se défendre contre un excès de richesse !
Une situation semblable s'était déjà produite de 1834 à 1836,
alors que l'ancienne dette avait été entièrement remboursée. On
essaya d'appauvrir le budget en diminuant les recettes et en ma-
jorant les dépenses. Le droit sur le sucre, qui rapportait 56 mil-
lions en 1889, fut supprimé; les pensions militaires, augmentées
d'une somme considérable ; les fonctionnaires et les membres du
Parlement pensaient servir l'intérêt public en cherchant tous les
moyens de dépenser davantage. « Vive l'excédent ! [God help the
surplus!) » s'écriait un commissaire des pensions, le jour de son
entrée en fonctions, sous la présidence Harrisson. Cet excédent,
proie désignée à tous les appétits, n'était pas destiné à durer
longtemps. Le gouvernement arrêta ses rachats de titres; il
cessa même de se conformer à la loi exigeant le remboursement
annuel d'une somme égale à 1 pour 100 de la dette totale des
-Etats-Unis. Le Trésor se trouva en déficit, pour la première fois
depuis de longues années , dans le dernier trimestre de l'an-
née fiscale 1890-91 ; ce déficit se renouvela dans deux trimestres
LES FINANCES DES ÉTATS-UNIS. G29
de l'année suivante, mais fut compensé par des excédens durant
le reste de l'exercice.
Sur ces entrefaites, avait été votée la célèbre loi de 1890, éla-
borée par le secrétaire de la trésorerie Windom, modifiée par
le sénateur Sherman, et qui est généralement désignée du nom
de ce dernier. Elle ordonnait l'achat mensuel par le Trésor de
4 millions et demi d'onces d'argent, l'émission de billets gagés par
ce métal pour le nombre de dollars employés à son acquisition, et le
rachat de ces billets « en or ou en argent, à la discrétion du secrétaire
d'État de la trésorerie. » La loi se terminait par la célèbre déclara-
tion de principes monétaire, si souvent invoquée depuis dans les
controverses : «La politique constante des Etats-Unis est de main-
tenir les deux métaux à la parité l'un de l'autre dans le rapport
légal actuel, ou dans tel rapport qui pourrait être fixé par la loi. »
Déclaration d'ailleurs vague et qui prête à plus d'une interpréta-
tion. Le premier effet du Sherman-bill fut de faire monter à New-
York le prix de l'argent, qui, de 93 cents l'once, s'éleva en juillet
1890 à 104, puis le 3 septembre à 121, c'est-à-dire à un cours
voisin de celui qui correspond au rapport classique de 1 à 15 et
demi. Mais, avant que le Congrès se fût réuni en décembre, le
cours était déjà retombé à 98 cents : le président Harrisson dut
reconnaître l'insuccès de sa tentative pour relever le marché de
l'argent. D'autre part, les dépenses du gouvernement firent que
celui-ci mit en circulation une plus forte quantité de ses billets
qu'à aucune autre époque. L'emploi de ces capitaux ne se trou-
vant pas en Amérique, ils s'exportèrent sous forme d'or : durant
les six premiers mois de 1891, 72 millions de dollars de ce métal
furent envoyés en Europe.
La belle moisson américaine de 1891, qui coïncida avec la très
mauvaise récolte de l'Europe, renversa le courant et fit revenir
de l'autre côté de l'Atlantique, de septembre 1891 à mars 1892,
50 millions de dollars. Mais cette amélioration ne devait pas être
durable : dès l'année suivante,»le change se déplaça encore une
fois au détriment de l'AnuTiquc, qui, durant les huit premiers
mois de 1892, perdit plus de 80 millions d'or. C'est à ce moment
que le Congrès déclara que « son intention était de fixer et de
maintenir le montant minimum du fonds de réserve du Trésor à
tOO millions de dollars ilor. » Le nouveau secrétaire de la Tréso-
rerie, M. Foster, fit les plus grands (>ll'orls pour maintenir l'en-
caisse à ce chiffre; c'est exactement 100 millions d'or qu'il remit à
630 REVUE DES DEUX MONDES.
son successeur Carlisle, lorsque celui-ci le remplaça, le 4 mai 1893,
à l'heure où le président Gleveland, élu pour la seconde fois à la
magistrature suprême, succédait à Harrisson. Mais l'inquiétude
se répandait de plus en plus dans le public, qui se demandait
comment la Trésorerie ferait pour maintenir sa réserve d'or au
chiffre minimum et rembourser en même temps ses billets en ce
métal. Les faillites, avant-coureurs des crises, se multipliaient :
celles du chemin de fer Philadelphia-Reading, de la Compagnie
nationale de cordages, jetaient la panique sur les marchés; une
prime sur l'or se déclara, qui fit du reste arriver d'Europe, dans
le seul mois d'août 1893, 41 millions de dollars. Le monde avait
les yeux fixés sur Washington et attendait avec anxiété ce qui
allait sortir des délibérations du Congrès. Sur la proposition du
président Gleveland, la Chambre des représentans vota le rap-
pel de la loi Sherman; deux mois plus tard, après des débats pas-
sionnés, le Sénat ratifia cette mesure : les achats d'argent pour
compte du Trésor cessèrent aussitôt, et n'ont pas été repris de-
puis lors. La panique était arrêtée, mais le mal avait été grand :
les faillites aux Etals-Unis furent trois fois plus nombreuses en
1893 qu'elles ne l'avaient été lors de la dernière grande crise,
celle de 1873.
La situation de la Trésorerie apparaissait sous un jour par-
ticulier : on ne lui présentait pour ainsi dire pas de billets à
l'échange, ces billets étant réclamés par la circulation. Elle aurait
donc dû, non seulement conserver son stock de métal jaune,
mais le voir s'augmenter, puisqu'une grande partie des impôts,
notamment les droits de douane, lui étaient payés en or. Mais,
l'ensemble de ses revenus restant bien inférieur aux dépenses,
elle se voyait contrainte d'employer son encaisse à parfaire le dé-
ficit; aussi, le 19 octobre 1893, la réserve tomba-t-elle à 81 mil-
lions de dollars, chiffre le plus bas connu jusque-là, mais qui
devait encore se réduire au mois de janvier 1894 à 67 mil-
lions, et, au mois d'août de la même année, à 52 millions. Pour
parer au danger de voir la réserve s'épuiser, l'administration mit
aux enchères 50 millions d'obligations o pour 100 radie tables
après dix ans : aucune soumission ne serait reçue au-dessous de
117,223 pour 100, cours équivalant à un 3 pour 100 au pair. Une
opposition bruyante essaya de protester contre cette émission,
mais la cour fédérale du district, devant qui l'affaire fut portée,
la déclara légale. Toutefois elle ne fit rentrer que très passa-
LES FINANCES DES ÉTATS-UNIS. 631
gèrement l'or dans les caisses du Trésor : dès le mois d'août sui-
vant, la réserve tombait au-dessous du chiffre de janvier. Nombre
de capitalistes européens , dont les piacemens en valeurs amé-
ricaines étaient alors estimés à 2 milliards et demi de dollars,
vendaient leurs titres, sous Finfluence des craintes que leur
faisaient concevoir la mauvaise situation du Trésor, les grèves in-
quiétantes qui semblèrent mettre Chicago un moment aux mains
des anarchistes, la faillite d'un grand nombre de compagnies de
chemins de fer. D'autre part, l'énorme récolte de blé de 1894 se
vendit à des prix très bas : le boisseau de 36 litres tomba à
49 cents, environ 2 fr. 35; For sortait de la Trésorerie au point
qu'en février 1 895 la réserve était descendue à 4 1 millions de dol lars.
Le monde financier doutait encore une fois que les paie-
mens en or pussent être maintenus, lorsque le Président inter-
vint et, par un traité conclu avec un syndicat de banquiers,
sauva la situation : ce syndicat s'engageait à acheter, à 104 et
demi, 62 millions d'obligations fédérales 4 pour 100 à trente ans
d'échéance; dans le cas où le Congrès autoriserait le paiement des
intérêts et du capital en or, le syndicat se déclarait prêt à prendrç
la môme somme en titres 3 pour 100 au pair. Il promettait de
tirer d'Europe au moins la moitié du numéraire destiné à payer
les titres, et de protéger la Trésorerie fédérale contre toute ten-
tative de retraits d'or durant six mois. Le Congrès ayant refusé la
clause « d'or », les banquiers reçurent les titres 4 pour 100 rem-
boursables en métal (coin); l'opération réussit : le 8 juillet, la
réserve d'or s'était relevée à 107 millions. Mais les derniers mois
de l'année la virent diminuer de nouveau. Le 6 janvier I89l), il
fallut recourir à un emprunt de 100 millions en 4 pour 100, grâce
auquel la réserve, en avril, s'était relevée à 128 millions. Depuis
lors elle n'est plus retombée au-dessous de la limite légale de
100 millions : elle est aujourd'liui de 170 millions. L'année 1896,
où Mac Kinley fut élu président, a marqué le commencement
d'une période prospère, que la guerre contre l'Espagne ne semble
pas encore avoir arrêtée.
La conclusion qui se dégage de l'iiisloire des finances fédé-
rales est aussi simple qu'instructive. Les l'Itals-Unis, au cours du
dernier tiers de ce siècle, n'ont guère eu à lutter avec la difliiulté
chroni([ue du déficit, qui ailleurs inquiète les j)ouples et cause le
souci permanent des gouvernemens. Si ce tléficil est apparu
depuis quelques années, il suffirait d'un si léger efl'orl de la pari
632 REVUE DES DEUX MONDES.
du Congrès pour l'écarter que personne, ni en Amérique ni au
dehors, ne s'en préoccupe. Mais ce qui a été une cause de trouble
incessant, ce qui, à des intervalles rapprochés, a provoqué des
secousses fâcheuses dans la marche économique du pays, c'est la
question monétaire et fiduciaire, c'est l'intervention du Trésor
public dans un domaine où il devrait s'interdire à lui-même
d'opérer : celui de la banque et de l'émission des billets. Il est
déjà mauvais que la signature de l'Etat circule sur des centaines
de millions d'engagemens à vue; mais, lorsque la question se
complique de celle de l'étalon, lorsque des accumulations de l'un
des métaux précieux, dont il essaie de soutenir artificiellement
le cours, font dépenser au Trésor en pure perle des sommes con-
sidérables, la confusion est à son comble, et un crédit aussi puis-
sant que celui des États-Unis finit lui-même par en soufi^rir.
II '
La préparation du budget n'a pas lieu aux Etats-Unis comme
en Angleterre, où la Couronne seule, par l'organe du ministère, a
le droit de demander des crédits. Le secrétaire de la Trésorerie
soumet tous les ans au Congrès un rapport sur les recettes et les
dépenses nationales, et la situation de la dette publique; il y joint
ses observations sur le système d'impôts et suggère les réformes
qu'il croit devoir recommander à l'examen du Parlement. Dans ce
qu'on nomme sa lettre annuelle, il indique les prévisions, dres-
sées par les divers départemens, des besoins de l'année suivante.
Son rôle s'arrête là. C'est désormais le Congrès qui est saisi; c'est
le comité permanent des voies et moyens, composé de onze
membres, qui a seul qualité pour procurer les fonds. Son prési-
dent est toujours un membre important de la majorité : c'est lui,
en réalité, qui est le ministre des finances parlementaire, bien
plus que le secrétaire de la Trésorerie. Le comité prépare et
soumet à la Chambre les lois {bills) nécessaires pour établir de
nouveaux droits ou continuer la perception des anciens : en ce
faisant, il ne se préoccupe pas des dépenses à couvrir, par la
raison qu'il ne les connaît point ; les estimations du secrétaire de
la Trésorerie ne servent pas de base aux comités chargés d'or-
donner les dépenses. D'ailleurs, l'objet des droits de douane, élé-
ment principal des recettes, a toujours été de protéger l'industrie
américaine beaucoup plus que d'alimenter le budget.
LES FINANCES DES ÉTATS-UNIS. 633
L'ordonnancement des dépenses appartenait, avant 1883, au
comité des appropriations; depuis lors, une part importante de
cette besogne est dévolue au comité des rivières et ports; en
188f), une autre partie a été attribuée à divers comités perma-
nens. Les bills, une fois votés, sont envoyés au Sénat, où le
comité des finances s'occupe des recettes, et celui des appropria"-
tions, des crédits à accorder. Si le Sénat introduit des amende-
mens, les bills amendés retournent à la Chambre qui, en général,
les rejette. Une commission, composée de trois sénateurs et de
trois députés, se réunit alors et parvient le plus souvent à se
mettre d'accord sur un compromis.
Les communications entre le pouvoir exécutif et le Parlement
sont nulles dans ce système, qui, par une conséquence natu-
relle, aboutit à des écarts énormes entre les recettes et les dépen-
ses. L'expérience d'un fonctionnaire chargé de percevoir les im-
pôts ou d'assurer la marche des divers services ne peut être mise
à profit par les députés que s'ils le font directement comparaître
devant eux. Le Parlement n'entend pas un ministre compétent
développer devant lui la série d'informations, considérée ail-
leurs comme nécessaire à l'établissement du budget. Des députés
soumis tous les deux ans à la réélection, fréquemment chang('S.
emploient à l'élaboration de plans budgétaires le temps qui de-
vrait être consacré à la discussion de ces plans préparés au préa-
lable, si bien qu'un budget de plus de tOO millions de dollars se
vote parfois en dix jours.
Si, en dépit de cette organisation défectueuse, les Etats-Unis
ont eu pendant vingt-huit ans des excédens budgétaires, dont le
plus faible a été de 2 millions et le plus fort de liTj millions de
dollars (1882), c'est à la prodigieuse vitalité du pays qu'il faut
l'attribuer. C'est grâce à elle qu'en IS90, le revenu des douanes a
dépassé de 48 millions celui de 188*); que le « surplus » en 1892 a
été de 10 millions, en dépit d'une diminution des recettes doua-
nières et d'une augmentation des pensions. Les habitudes dépen-
sières de la population ont maintenu à un chifTreélev('' le produit
des taxes de consommation, supportées d'aulant plus volontiers
par elle qu'elle ne paie guère ilinipôts directs et qu'elle ignore les
charges militaires. Il n'en est pas moins certain que le système
budgétaire des l"ltats-Unis leur a coûté et leur conli» des sommes
considérables, qu'une organisation plus rationnelle leur permet-
trait d'épargner. Mais, comme le dit M. .lames Bryce dans son bel
634 REVUE DES DEUX MONDES.
ouvrage, The American Commomcealth, cette nation a le brillant
apanage de la jeunesse, celui de pouvoir commettre des fautes
sans soufïrir de leurs conséquences.
Il est à remarquer que les recettes du budget sont exclusive-
ment fournies par les taxes indirectes : douanes et accises ; ces
dernières variant beaucoup moins que les premières, qui forment
le sujet le plus fréquent des débats au Congrès et l'objet prin-
cipal des dissensions financières entre les divers partis politiques.
Des impôts directs ont bien été perçus pendant la guerre civile,
mais le produit en a été partiellement restitué aux Etats particu-
liers. Une tentative d'établissement d'impôt sur le revenu au
profit de la Confédération a été déclarée inconstitutionnelle par
la Cour suprême.
Afin de donner à nos lecteurs une idée du budget fédéral,
nous leur soumettrons le tableau des recettes et des dépenses du
dernier exercice, clos le 30 juin 1897, d'après les chifi'res que four-
nit, dans son rapport au président de la Chambre (Speaker of the
House of Représentatives), le secrétaire de la Trésorerie :
UECETTES
En millioos
de dollars.
Douanes 1,77
Revenu intérieur 147
Bénéfices sur monnayage, dépôts de lingots, essais. 7
Taxe sur les banques nationales 2
District de Colombie 3
Service des postes 82
Divers 12
Total 430
DÉPENSES
Service civil, y compris les Affaires étrangères, bàtimens
publics, frais de perception, primes sur le sucre, divers. 79
Service militaire, y compris les ports et rivières, forts,
arsenaux, défense du littoral 49
Service de la marine , comprenant les constructions
navales et l'amélioration des chantiers 35
Affaires indiennes. 13
Pensions 141
Intérêts de la Dette publique 38
Insuffisance des revenus postaux 11
Service des postes 82
^ "44r
LES FINANCES DES ÉTATS-UNIS. 635
L'exercice s'est donc soldé pur un déficit de icS millions de
dollars. Le secrétaire du Trésor en altendait un de 28 millions
pour l'année en cours et de 21 millions pour l'exercice 1898-
1899. La guerre déclarée au mois d'avril dernier va modifier
l'aspect des budgets, de sorte qu'il est inutile de nous arrêter
au détail des recettes et dépenses prévues par le secrétaire de la
Trésorerie du président Mac Kinley, M. Lyman Gage, et qui com-
portaient 67 millions de travaux aux chapitres de la guerre et
de la marine. Bornons-nous à évaluer la charge que ce budget
faisait peser sur les contribuables.
Afin de nous en rendre compte, commençons par déduire
les 82 millions de dépenses et de recettes postales, qu'on ne peut
assimiler à un impôt. Ceci ramène les recettes budgétaires à
348 millions et les dépenses à 366 millions. La population étant
de 73 millions d'habitans, les dépenses représentent y dollars
par tête (soit 26 francs); la presque totalité des recettes est
fournie par les douanes et le revenu intérieur. Nous ne pouvons
ici nous étendre sur la politique douanière des Etats-Unis, qui a
varié plusieurs fois, même dans la période la plus récente de leur
histoire, et qui, pour ne parler que des dix dernières années,
a trouvé successivement son expression dans les tarifs Mac Kin-
ley, Wilson et Dingley; le premier marquait un pas considérable
fait vers le protectionnisme; le second, plus libéral, fut établi
sous rinflucncc du parti démocrate, tandis que le dernier a été
l'œuvre des républicains, redevenus maîtres de la situation et
ayant réussi à porter à la présidence de la République l'auteur
même du bill protectionniste de 1890. Les Irais de percep-
tion des douanes s'élèvent à 4 pour 100 et ceux du revenu inté-
rieur à 2,46 pour 100. Ce dernier s'obtient au moyen des droits
sur les
Millions ilo dollars.
Spïnlucn S. {dii^tilled spir ils) 82
Tabacs niciuufactuiés :U
Liqueurs fermcntées ■<-
Oléomargarine I
Divers î_
Total 147
La (i(!tte à intérêt des Étals-Unis s'élevait, au i""" juillet 1897,
à 8't7 millions :
636 REVUE DES DEUX MONDES.
Millions de dollars.
Emprunt 4 0/0 reraboarsable le l'"' juillet 1907. . . 560
Emprunt 2 0/0 perpétuel 25
Emprunt 5 0/0 remboursable en 1904 100
Emprunt 4 0/0 remboursable en 1925 1G2
Total : . 847
Le service d'intérêts exigeait en conséquence : du chef du
4' pour cent 1907, environ 22 millions; du 2 pour cent, 4/2 mil-
lion; du o pour cent 1904, o millions; du 4 pour cent 192o,
6 millions 1/2, au total, environ *J4 millions, somme qui est en
effet indiquée aux prévisions du prochain budget (1898-99). Un
quart environ de ces titres est la propriété des banques nationales,
qui les ont déposés à Washington en garantie de leur circulation
hduciaire. Ces banques sont des institutions particulières, qui ont
le droit d'émettre des billets remboursables à vue, à condition de
se conformer à la législation fédérale. Leurs billets, gagés par
des obligations des Etats-Unis, circulaient l'année dernière pour
une somme d'à peu près 200 millions, répartis entre 3000 établis-
semens environ. Ils peuvent être à tout moment présentés au bu-
reau fédéral de la circulation [Currency bureau)^ qui les rachète
ti guichet ouvert.
La dette sans intérêt des Etats-Unis comprend :
Millions de dollars.
Les billets émis en 1862 et 1863 (greenbacks) , et
dont le solde non racheté s'élève à 346
Les certificats d'argent émis, en vertu de la loi de
1878, en représentation de dollars d'argent. . . 375
Les billets de 1890 émis en représentation du métal
argent, acheté de 1890 à 1893 H4
83b
En regard de cette dette sans intérêt, le Trésor inscrit à son
actif son encaisse or et son encaisse argent. La première est va-
riable, puisque c'est avec elle qu'il rachète ses diverses catégories
de billets. L'encaisse argent se compose des dollars frappés pour
un chiffre égal à celui des certificats qui circulent et de lingots
ayant coûté le même nombre de dollars que celui qui constitue
l'émission des billets de 1890. Le Sénat avait, au piintemps de
1898, voté le monnayage de ces lingots, mais la Gliamhre des rc-
LES FINANCES DES ÉTATS-UNIS. 637
présentans n'a pas ratifié cette décision : un compromis est in-
tervenu : on ne monnayera qu'un million et demi de dollars par
mois.
Le rapport du secrétaire du Trésor es' intéressant par les rcn
seignemens qu'il fournit sur les mouvemens des impôts et des
dépenses; il l'est aussi par sa partie monétaire. Le Trésor fédéral
ne se borne pas en effet, comme le nôtre ou l'Echiquier anglais,
à percevoir les revenus publics et à les appliquer aux dépenses
votées par le Congrès. 11 est la première banque d'émission des
Etats-Unis. Par suite de nombreux actes législatifs, il a, depuis la
guerre de Sécession, émis, à des reprises diverses, des billets,
qui constituent les quatre cinquièmes de la circulation fiduciaire
du pays. Le fonctionnaire placé à sa tête doit donc se préoccuper
de tout ce qui touche cette partie si délicate du vaste organisme
qu'il dirige ; il en rend compte d'une façon détaillée dans son
rapport annuel.
Voici à quels chiffres étaient évalués, au 1""" novembre 1897.
les ressources monétaires du pays, métal et papier en circulation,
abstraction faite des quantités déposées à la Trésorerie fédérale :
Millions de dollars.
Monnaies d'or 539
Dollars d'argent 60
Monnaie divisionnaire 63
Certificats d'or 37
— d'argent 373
Billets du Trésor de 1890 102
— des États-Unis [greenbacks) CoO
Certificats de monnaie {ciirrency certificates) .... 48
Billets des banques nationales 2il\
1706
Les certificats d'or et de monnaie mentionnés dans le tableau
qui précède sont de simples récépissés de dépôts que le Trésor
fournit en échange de métal ou de ses billets à cours légal, qu'il
conserve à la disposition des porteurs de ces certiticals.
En novembre 181J7, le gouvernement des Etats-Unis a été
remboursé par un syndicat d'une somme de TjS millions do dol-
lars qui lui était duo par le chomin do for do VL'niun Pacific, une
dos rares compagnies îiméricainos auxquelles la Conféiloration
avait accordé des subventions en espèces. Ce montant se composait
638 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'avance d'un capital de 27 millions, qui avait été fourni par
l'émission d'obligations G pour 100 fédérales, et des intérêts sur ce
capital, déduction faite des sommes dues par le gouvernement
pour transports. Cette ressource passagère est venue en aide à la
Trésorerie au cours de l'exercice actuel : elle ne la dispense pas
de se préoccuper de l'avenir. Bien que son dernier rapport soit
daté de décembre 1S97, c'est-à-dire d'une époque où la guerre avec
l'Espagne n'avait pas encore éclaté, M. Lyman Gage insistait avec
une prudence prophétique sur les inconvéniens de l'état de
choses actuel :
« Ces inconvéniens sont difficiles à chilTrer, disait-il; mais il
n'est pas déraisonnable de dire qu'ils ont amené des pertes supé-
rieures au total même des billets du gouvernement qui sont en
circulation. Si l'on nous répond que la situation présente de la
Trésorerie est satisfaisant ; que l'or, loin de s'en échapper, y afflue ;
et que notre position financière inspire une grande confiance,
nous reconnaissons que cela est vrai. On peut même ajouter qu'il
est vraisemblable qu'il en sera ainsi pour une période indéfinie.
Avec des revenus suffisans pour faire face à nos dépenses, avec
des excédens qui s'accumulent, avec des relations commerciales
normales, avec d'abondantes moissons, sans guerre ni bruits de
guerre fondés, nous pouvons marcher et sentir notre confiance
s'accroître. Malheureusement on ne saurait nous garantir la per-
manence de cette situation... Aussi longtemps que le gouver-
nement contribuera pour une forte part à alimenter la circulation
par l'émission directe de billets et y maintiendra une aussi grande
quantité d'argent dont il garantit la parité avec l'or, notre com-
merce et notre industrie dépendront de la sagesse financière, de
la prévoyance et du courage du Congrès... Nous dépensons des
millions pour la marine, la défense des côtes. C'est une incon-
séquence d'agir ainsi lorsqu'on a une Trésorerie engagée en temps
de paix au point que la panique éclaterait chez nous avant
même que l'ennemi ait tiré le premier coup de canon. »
Si l'événement n'a pas justifié les craintes de M. Gage et si,
grâce à une merveilleuse prospérité industrielle et agricole, les
Etats-Unis n'ont pas éprouvé encore cette panique dont il les me-
naçait, le danger signalé n'en existe pas moins. Parmi les innom-
brables remèdes qui ont été proposés, ceux que M. Gage recom-
mande se divisent en deux classes : ceux qui tendent à renforcer
d'une façon permanente la réserve d'or; ceux qui réduiraient no-
LES FINANCES DES ÉTATS-UNIS, 639
tablement les engagemens à vue du gouvernement. Le secrétaire
de la Trésorerie ne cache pas sa préférence, bien justifiée selon
nous, pour les secondes.
Il voudrait arriver peu à peu au reirait de la plus grande
partie des billets d'Etat, à leur remplacement par ceux des banques
nationales, et, en fin de compte, à la suppression même de la ga-
rantie fédérale pour ces derniers, garantie qui serait remplacée
par un ensemble de prescriptions législatives capables d'assurer
la parfaite solidité de ces instrumens de crédit. La circulation
fiduciaire du pays n'est pas excessive, mais elle est mal réglée,
mal conçue et mal assise. Le Gouvernement est inquiet des
désordres que la circulation de centaines de milUons de ses bil-
lets peut engendrer atout moment. Il se préoccupe de la réduire,
de la supprimer si cela est possible, et de fournir en même temps
aux banques particulières les moyens délargir la leur. Il se rend
compte que cette question de trésorerie est en même temps une
question budgétaire, à cause de l'incertitude qu'elle jette sur la
nature des ressources dont la disponibilité est nécessaire à l'ad-
ministration du pays.
III
L'étude du budget fédéral ne nous donnerait pas une idée
complète de la vie financière des Américains, si nous ne rappe-
lions que chaque Etat particulier a, lui aussi, son budget, sans
compter celui des comtés et des communes, ce dernier de beau-
coup le plus important des trois. Les principales dépenses dos
Etats consistent en traitemens des fonctionnaires des ordres admi-
nistratif et judiciaire; milice volontaire; établisscmens de bi(Mi-
faisancc et d'instruction; subsides aux écoles; prisons, mais en
petit nombre, la plupart dépendant des comtés; édilices et travaux
publics; dette. En 1882, sept Etats seulement avaient un budget
dépassant 2 millions de (b>llars.
Alors que la Confédération tire ses revenus dos taxes indi-
rectes, ceux (les l^ltats sont fournis par los iinpùls directs : la con-
stitution interdit d'établir ancim droit ;\ l'ontréo ou à l.i sortie
d'un Mliû sans le consontoniont du (longrès, et, dans ce cas. lo
j)rodiiit en est attribué à la ('confédération. L'impôt habituel est un
impôt sur la propriété, établi d'après la valeur dos biens réels et
personnels. L'inconv('Mii(Mil en c-l (pie la |ir<i|iriet('' inoliilièro se
640 REVUE DES DEUX MONDES.
dissimule plus aisément que la propriété foncière, et celle-ci se
plaint alors de supporter une part trop forte de l'impôt. En
outre, les États établissent souvent des taxes sur certaines pro-
fessions, font payer des patentes, prélèvent un droit sur les suc-
cessions en ligne collatérale, frappent les compagnies de che-
mins do fer, les banques, les sociétés. Cinq Etats seulement ont
mis un impôt sur le revenu. Quelques-uns imposent les sociétés
étrangères, c'est-à-dire qui n'ont pas été incorporées chez eux. Ils
ne peuvent taxer aucune obligation fédérale. Cette disposition
constitutionnelle a donné lieu parfois à de singulières difficultés,
certains contribuables ne déclarant qu'un actif composé de titres
intangibles. Les impôts pour compte de l'Etat, du comté et de la
commune sont en général perçus par un seul collecteur, qui en
fait ensuite la répartition entre les ayans droit. Beaucoup de
constitutions d'Etat fixent le maximum de l'imposition qu'il est
permis d'établir; ainsi au Texas, c'est 0,35 pour 100 de la valeur
des propriétés imposables; au Dakota septentrional, 0,4 pour 100;
au Montana, 0,3 pour 100 ; souvent elles défendent de voter des
sommes à payer à des particuliers ou des corporations. Ces di-
verses dispositions ont pour but de mettre un frein aux gaspil-
lages que les législatures ne sont que trop disposées à com-
mettre.
Rien ne montre mieux les dangers que ces Parlemcns locaux
font courir aux finances qu'un coup d'œil jeté en arrière. Il y a
soixante ans, lorsque les États du Centre s'ouvrirent à la civilisa-
tion, et vingt ans plus tard, lorsque les chemins de fer y péné-
trèrent, ils se lancèrent dans une foule d'afTaires dont ils at-
tendaient de grands résultats, mais qu'ils étaient incapables
d'administrer: compagnies commerciales, banques, entreprises
de transports. Beaucoup d'entre elles échouèrent, laissant à la
charge du public des sommes considérables : le total des dettes
d'États s'est élevé, de 12 millions en 1825, à 353 millions de
dollars en 1870. Si ce chiffre redescendit à 290 millions en 1880,
puis à 223 en 1890, c'est que plusieurs États répudièrent leur
dette.
Le mal avait été si grand, les abus si crians, que la plupart
des États insérèrent alors dans leur constitution des articles aux
fins de restreindre le pouvoir d'emprunter, ordonnant , par exemple ,
que les lois d'emprunt soient votées par une majorité des deux
tiers; qu'aucun emprunt ne puisse être appliqué à des travaux
LES FINANCES DES ÉTATS-UNIS. 041
(l'amélioration; qu'un fonds d'amortissement soit crée; que
le montant de la dette soit limité à un certain chiffre. Plusieurs
constitutions récentes limitent également ia faculté d'emprunt
des comtés et des villes à une somme fixée en raison de la valeur
imposable de la propriété renfermée dans les limites de ces com-
munautés : ce maximum est de 5 pour 100 dans l'Illinois, 7 pour
100 en Pensylvanie, 10 pour 100 dans l'État de New York, 2
pour 100 dans le Wyoming, sauf pour les travaux d'eau et d'égout.
Ailleurs c'est le maximum de la somme annuelle à prélever qui
est fixé, par exemple à un demi pour 100 de l'évaluation cadas-
trale. Dans tous les États, à l'exception de sept, il est interdit aux
villes, comtés, et autres corporations locales d'engager leur crédit
en faveur d'aucune entreprise ou compagnie particulière. Paral-
lèlement à la diminution des dettes d'États, on constate un
accroissement des dettes de comtés et surtout de municipalités.
Le total de ces dernières, pour les agglomérations supérieures à
4000 habitans, s'élevait, en 1890, à 646 millions de dollars contre
623, en 1880 ; mais, si le total avait monté, la proportion par tète,
grâce à l'augmentation de population, avait baissé.
Les répudiations de dette par les États avaient pris une telle
importance à une certaine époque, que des livres ont été écrits
sur le sujet (1), qui ont démontré combien les obligataires sont
désarmés vis-à-vis de leurs débiteurs. La constitution primitive
des Etats-Unis permettait aux particuliers de poursuivre, devant
les cours fédérales, les États coupables d'avoir violé leurs engage-
mens : mais un amendement a fait disparaître ce droit. Aujour-
d'hui, ce n'est qu'indirectement et dans des circonstances spéciales
que le gouvernement fédéral peut venir en aide aux créanciers
d'un État dont la constitution ne donne aucune arme contre lui eu
cas d'insolvabilité. Déjà avant LS'iO, le Mississipi ouvre la liste dos
États banqueroutiers en refusant de rembourser Ti millions d'obli-
gations. La Floride agit de même pour 8 millions, l'Alabama
pour une dette double, contractée à l'occasion de la création duno
banque et de chemins de fer. La Caroline du Nord répudia
13 millions de dollars, sans compter les intérêts; coWo dn Suil
réduisit sa dette. La (léorgic, dans sa nouvelle constitution,
approuvée en 1877, rçfuse à l'Assemblée gt'nérale le pouvoir
d'employer des fonds à payer tout ou partie <lu capital ou de
(1) William A. Scolf. T/u- lleptuliatiou of Stale Debts.
TOMB cxLvm. — 1898. '» t
642 REVUE DES DEUX MONDES.
1
l'intérêt des obligations, lesquelles sont déclarées nulles, illé-
gales et non avenues. La Louisiane avait en 1805 une dette de
H millions, qui avait doublé en 1870; l'année suivante, une série
de lois nouvelles portèrent ce chiffre à 42 millions, qu'elle ré-
duisit plus tard par voie de diminution d'intérêt. L'Arkansas,
admis comme Etat dans la Confédération en 183(3, voulut aussitôt
émettre des obligations pour se procurer les fonds nécessaires à
la souscription des actions de deux banques; plus tard, il s'en-
detta encore, en vue de travaux de chemins de fer et de digues
{levées), -pour plus de 7 millions. La Cour de circuit à Little Rock
déclara les obligations de chemins de fer inconstitutionnelles et
libéra ainsi l'Etat d'une partie de sa dette, n'en laissant que
4 millions à sa charge. L'histoire de la dette du Tennessee nous
montre une série de faillites partielles ou totales, jusqu'à la loi de
1883 qui la réorganise en supprimant plus de la moitié du capital
et une partie de l'intérêt. Le Minnesota, en 1881, réduisit de
moitié le capital des obligations qu'il avait émises pour la con-
struction de chemins de fer. Le Michigan, dont la première lé-
gislature, en 1837, avait autorisé un emprunt de o millions des-
tiné aux travaux publics, suspendit plus tard ses paiemens. La
Virginie, à qui la guerre civile avait légué une dette de 45 mil-
lions, a depuis cette époque soutenu des luttes sans nombre avec
ses obligataires, jusqu'à ce qu'en 1891, un arrangement intervînt,
qui réduisit le capital et l'intérêt.
On voit quelle histoire peu édifiante est celle des finances d'un
certain nombre d'Etats particuliers et quel contraste elles pré-
sentent avec celles de la Confédération ; même à l'époque de cette
crise terrible qui fut la guerre de Sécession, le paiement des
intérêts de la dette fédérale ne fut jamais suspendu ; depuis lors,
à travers les crises monétaires, commerciales et industiielles, en
dépit de lois imprudentes et d'expériences aventureuses, le crédit
des Etats-Unis n'a fait que grandir : la guerre actuelle ne l'a
même pas entamé. Leur emprunt de 200 millions en 3 p. 100 au
pair vient d'être entièrement couvert par de petites souscriptions
inférieures à 10 000 dollars.
Le retour de désordres semblables à ceux que nous venons de
rappeler ne paraît pas d'ailleurs probable.Cinq États seulement, New
Hampshire, Vermont, Massachusets, Connecticut, Delaware, ont
laissé leur législature libre de contracter des dettes pour un chifVre
quelconque. Les autres ont lixé un maximum, toujours contenu
LES FINANCES DES ÉTATS-UNIS. 043
dans des limites modestes, puisqu'il varie de 50000 dollars dans
le Maryland, le Michigan et l'Orégon à i million pour les États de
Pensylvanie, Kansas et New York. Il est évident que ce million
est une véritable bagatelle pour des communautés dont la richesse
et la population justifieraient des emprunts d'une tout autre en-
vergure. Beaucoup d'Américains pensent que ce remède, qui
équivaut en fait h une interdiction d'emprunter, est excessif, et
qu'il faudrait au contraire encourager certaines dépenses d'utilité
publique, comme les reboisemens, l'irrigation, l'organisation ou
le développement des institutions d'enseignement supérieur, qui
leur paraissent ressortir aux Etats. Ils regrettent de voir l'impor-
tance de ceux-ci décroître au profit du gouvernement fédéral
d'une part, et des municipalités de l'autre. Ils jugent cet amoin-
drissement contraire au principe de la constitution fédérale.
Si les totaux des budgets des Etats particuliers ne sont pas
élevés, ils n'en sont pas moins intéressans à considérer, à cause
des questions qu'ils évoquent et des discussions auxquelles ils
donnent lieu. C'est en effet à leur occasion, beaucoup plus qu'à
celle du budget fédéral, que les opinions diverses en matière
d'impôt se font jour. Parmi les réformes demandées se trouve
celle qui doit amener la séparation des impôts attribués à l'Etat et
de ceux qui le sont à la commune, les premiers devant frapper
surtout les sociétés et les successions, les seconds atteignant la
propriété foncière et les autres élémens de la fortune personnelle.
Les principaux Etats se préoccupent depuis longtemps de ce
problème, qui a donné lieu à des travaux remarquables. Un pre-
mier rapport, écrit en 1871 et 1872 par David A. Wells pour l'État
de New York, a traité de la taxation de la propriété personnelle en
général et de la question des dettes. Ceux du Massachusels et do
New Ilampshire, en 1875 et 1876, suivirent. Plus tard, de nou-
veaux problèmes se posent, comme celui des rapports entre les
revenus locaux et ceux de l'Etat, celui des impôts applicables
dans plusieurs Etats [Interstate ta. ration), celui dos taxes sur les
sociétés et droits de succession. Dans le rapport du Marylaml
et dans un rapport annexe publié sous sa signature, le professeur
I']ly propose d exempter la propriété foncière do loiilo taxe au
profil de l'Etat; de donner comme ressources princijiah's à ce
dernier les droits sur les sociétés et un impôt sur le rcvoiui; à
la commune, l'impôt foncier et imo taxe locativo. En I.S!)o. les
Etats de Maine et de Pensylvanie apportent leur contingent à
644 REVUE DES DEUX MONDES.
cette enquête, qui a servi en quelque manière de préface à la lé-
gislation actuelle.
Il ressort de ces études que la distinction des impôts à perce-
voir par la Confédération d'une part, par les autorités locales, Etats,
comtés ou communes de l'autre, était jusqu'ici acceptée par les
Américains. Le gouvernement central équilibrait son budget au
moyen des droits de douane et d'accise, c'est-à-dire des impôts de
consommation. Les Etats se réservent les impôts directs sous des
formes diverses, et accordent à leur tour aux communes l'autorisa-
tion de percevoir des taxes déterminées en vertu de leurs chartes
d'incorporation. Les impùtsdirects, étant susceptiblesd'une grande
variété et soulevant des questions de principe nombreuses, ont
donné lieu à des systèmes multiples. Les taxes locales sont consti-
tuées le plus souvent par les assessed taxes qui frappent le capital
et sont réparties, après que le produit total en a été fixé d'avance,
par les assessors , sous réserve de la revision par des conseils
d'égalisation {boards of cqitalization). Les taxes spéciales ou
d'amélioration [betterment taxes) sont d'un usage de plus en plus
fréquent ; elles consistent à demander aux propriétaires une con-
tribution à des travaux d'édilité dans les villes ou de drainage
et d'irrigation dans les campagnes, en raison même des avantages
qu'ils en retirent.
Nous ne pouvons ici qu'indiquer les innombrables questions
qui se posent à cet égard et qui occupent les sections économiques
des universités américaines, où elles ont donné lieu à une foule
de travaux. Ce que nous devons en retenir , c'est que celui qui
veut pénétrer au cœur du problème des impôts aux Etats-Unis ne
doit pas borner son examen au budget fédéral, mais chercher
dans les constitutions des Etats particuliers et les chartes muni-
cipales les bases de l'organisation financière. Très simple jus-
qu'ici dans le premier, elle se complique chaque jour davan-
tage dans les secondes.
IV
Le capital de la dette fédérale nette ne représente pas 17 dol-
lars par tète d'habitant; le budget fédéral demande une somme
annuelle d'impôt de 5 dollars ; en admettant que les taxes locales
représentent 9 dollars, cela ne fait que 14 dollars, soit 72 francs,
alors que chaque Français paie environ 100 francs en contribu-
LES FINANCES DES ÉTATS-UNIS. 645
lions de tout genre. Ce n'est pas seulement la comparaison des
impôts payés qui est tout en faveur des Etats-Unis : la valeur
du produit annuel du travail de chaque habitant y étant beau-
coup plus forte que dans les principaux pays européens, la pro-
portion prélevée par les dépenses publiques sur ce revenu y est
d'autant plus faible. Le tableau suivant, dressé par M. Atkinson,
montre comment les charges publiques se répartissent par tète
d'habitant, et met en regard les mêmes clulfrcs pour les princi-
paux Etats européens :
Allemagne,
Belgique et
États-Unis. Angleterre. France. Hollande.
Armée 0,67 2,17 3,12 »
Marine 0,48 2,71 1,23 »
Services civils 1,42 2,94 4,98 »
Intérêt de la dette (y compris
auxÉtats-Unislespensions). 2,4b 3,04 6,23 »
Total par tête en dollars. 5,02 10,80 13, -oS 10 évaluation)
La valeur du produit du tra-
vail est estimée par tête à. 200 130 120 100
de sorte que les impôts repré-
sentent par rapport à la pro-
duction 2,5 0/0 7,2 0/0 13,0/0 10 0/0
D'autre part, le pays a de moins en moins besoin d'importer
les objets de première nécessité. Sans parler des céréales, du
coton, des métaux, dont il approvisionne l'univers, il a développé
son industrie au point de suffire en grande partie à sa consom-
mation intérieure d'objets fabriqués et de menacer les métallur-
gistes européens d'une concurrence jusque dans l'ancien monde.
Aussi avons-nous vu, en dix mois, du 1"' juillet 18U7 au 30 avril
1898, les exportations américaines dépasser les importations de
514 millions de dollars. Les conséquences de cet étal de cin>ses
sont dill'érentes pour le Trésor et pour la nation; celle-ci y trouve
un accroissement de richesse considérable; les cultivateurs, aux
prix élevés que le blé atteignit au priutenij»s dernier, encaissent
des revenus qu'ils ne connaissaient [dus; les chemins de fer réa-
lisent des recettes colossales. Le Trésor public au contraire, dont
la ressource principale pioN iciil tirs droits de douane à l'entrée,
soufl're de moins-valurs, puisque riniporlatioii de marchandises
étraugères se ralentit.
646 REVUE DES DEUX MONDES.
Le déficit de l'exercice 1S94 a été de 69 millions; celui de
1895, 43 millions; celui de 1896, 23 millions; celui de 1897, 18
millions; soit au total 155 millions en quatre ans. L'augmenta-
tion des dépenses publiques en a été une des causes. De 1886 à
1897, elles se sont accrues de 30 pour 100; elles vont se trouver
singulièrement grossies du chef de la guerre. Mais l'élasticité
de ce budget américain est telle que les déficits de cinq exer-
cices consécutifs n'ébranlent pas la confiance que les natio-
naux et les étrangers ont dans le crédit du pays. On sent qu'une
direction médiocre imprimée par le Congrès aux afîaires fman-
cières n'atteint pas les sources vives de la prospérité publique,
et que celles-ci jaillissent, chaque jour plus puissantes, d'un sol
fécond et de l'activité intense d'une population énergique. Il fau-
drait se 2:arder de conclure, de cette situation favorable, à l'excel-
lencc des lois de banque et de monnaie qui régissent les Etats-
Unis. L'exemple prouve seulement que l'état monétaire d'un pays
dépend de sa situation économique plus encore que de sa législa-
tion. Il n'y a guère de plus mauvaise organisation fiduciaire que
celle des États-Unis : le système des banques nationales, dont les
billets sont gagés par des rentes fédérales, est condamné par une
expérience maintes fois répétée; mettre à la base du billet, non pas
une encaisse métallique et un portefeuille commercial de lettres
de change, mais des obligations du gouvernement, est une
idée fausse : les conséquences périlleuses n'en éclatent pas de
prime abord, lorsqu'il s'agit d'un pays à crédit puissant; mais
une crise qui ébranlerait ce crédit aurait l'effet le plus désas-
treux sur des instrumens de circulation ainsi constitués aussi
bien que sur les billets d'État émis à diverses reprises par le
Trésor.
La situation monétaire d'un pays dépend, il est vrai, de son
agriculture, de son commerce et de son industrie plus encore que
de la législation spéciale qui la régit. Une bonne ou mauvaise loi
de frappe, une circulation bien organisée ou l'abus du papier sont
des facteurs essentiels dans la constitution de la monnaie d'un
pays ; mais une situation budgétaire embarrassée amène un gou-
vernement à céder à la tentation de se procurer des ressources
apparentes et éphémères par le monnayage d'un métal déprécié ou
la création de papier-monnaie ; un état languissant de l'agriculture
nécessite des importations de céréales qu'il faut payer en or et di-
minue par conséquent le stock métallique du pays ; si ce commerce,
LES FINANCES DES ÉTATS-UNIS. 647
au lieu de se faire sur des navires nationaux, s'opère par des arma-
teurs étrangers, ce sont de nouvelles sommes qu'il faut exporter
pour payer les frets. Au contraire, si l'industrie indigène alimente
la consommation intérieure et va jusqu'à exporter des produits
fabriqués, elle empoche le capital national de se dépenser au de-
hors; dans le second cas, elle fera rentrer dans le pays du capital
étranger, tandis que, si elle est insuffisante, un excédent d'impor-
tations deviendra nécessaire et devra être payé au moyen de mon-
naies qui émigreront.
De ces diverses hypothèses, celle qui vise une importation de
céréales ne s'est jamais appliquée aux Etats-Unis, qui ont toujours
exporté des quantités plus ou moins fortes de blé et de maïs : au
contraire, les importations de produits fabriqués y ont pris à de
certaines époques un grand développement. Ils ont aussi, penda it
une période de leur histoire, importé beaucoup de capital étranger :
les Européens, les Anglais surtout, ont contribué à fonder et à
développer nombre d'entreprises industrielles américaines, au
premier rang desquelles figurent les chemins de fer, et sont ainsi
devenus créanciers permanens des Etats-Unis. Aujourd'hui, ceux-
ci, grâce aux sommes énormes que leur fournissent leurs expor-
tations, non seulement paient sans difficulté les intérêts de ces
capitaux, mais les rachètent. Rien n'est plus instructif à cet
égard que ce qui se passe depuis l'année dernière. La hausse du
blé, qui s'est accentuée au début de 1898, a eu son contre-coup
sur les cours de presque toutes les valeurs américaines, notamment
les actions et obligations de chemins de fer, demandées d'une
façon continue sur la place de Londres par les maisons de New
York.
Ce n'est pas sans raison que les observateurs attentifs des évé-
nemens tinanciers internationaux, ceux qui aiment à y constater
les effets de causes connues et à y découvrir les symptômes des
mouvemens à venir, ne perdent j;imais de vue la cote du rliangc
entre New York et les places européennes. En effet, suivant 1(>
sens que ce baromètre si dt'licat et si exact indique du déplace-
ment des capitaux, on peut juger de l'état relatif d'endettement
{indchlcdncss) dun continent vis-à-vis de l'autre et se r»Mulrc
compte des opérations commerciales et tinaiicières qui se pour-
suivent entre eux. Il est heureux ])our rEuroi)e qu'elle pc^^-
sèdc encore une grande ([uantité de titres ann-ricains, obligations
du gouvernement, actions et obligations de chemins do fer, \a-
648 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs industrielles de diverse nature. Il sera heureux pour elle
que les États-Unis aient besoin, dans un avenir qui ne saurait
être éloigné, de capitaux qu'ils demanderont en partie à leurs
cliens d'autrefois, à la France et à l'Angleterre. S'ils ne four-
nissaient pas ainsi à l'épargne européenne l'occasion de se consti-
tuer leur créancière, nous devrions entrevoir le moment où, pour
payer les blés, le coton ou le cuivre que nous faisons venir du
Nouveau Monde, nous aurions à lui fournir des sommes d'or plus
considérables encore que celles que nous lui avons envoyées cette
année, et qui atteignent déjà, depuis l'été dernier, 100 millions de
dollars.
Par suite de ses relations commerciales si importantes avec le
reste du monde, par suite aussi du fait que le capital étranger
a pris une part active, depuis un demi-siècle, à son développe-
ment économique, l'Amérique ne peut être considérée isolément,
même en ce qui concerne son budget. Nous avons dû, dans notre
étude, donner une place prépondérante à cet élément qui ne
jouerait pas le même rôle, au moins d'une façon visible, dans
l'examen d'un budget européen. Cette influence du dehors a été
encore plus sensible aux Etats-Unis, à cause des fonctions moné-
taires et fiduciaires que la Confédération a assumées, et qui ont
eu pour conséquence de soumettre son régime financier à l'in-
fluence de son régime monétaire. Réciproquement, les événemens
financiers intérieurs de l'Amérique exercent une action constante
sur l'Europe : la place de Londres en ressent, la première, le
contre-coup ; le fil électrique qui relie Throgmorton Street, dans
la Cité, à Wall Street, de l'autre côté de l'Atlantique, sert à com-
biner chaque jour des opérations qui dépendent en partie des
récoltes et de l'ensemble des phénomènes de la vie économique
américaine.
Il semble qu'une loi invisible vienne, à de certains intervalles,
imposer, aux peuples trop prospères, des épreuves qui les rap-
pellent à la sagesse. Après avoir souffert de la législation sur la
frappe de l'argent et sur les pensions militaires, qui a doublé leur
dette et leur budget, les Etats-Unis sont aujourd'hui en lutte avec
l'Espagne. Sans vouloir ici discuter les origines ni la légitimité de
cette guerre, mal comprise et mal jugée chez nous, sans rappeler
les liens qui nous unissent à la nation américaine, fondée avec
notre concours il y a plus d'un siècle et à laquelle nos traditions
et nos sympathies nous attachent, nous devons réfléchir, dès au-
*
LES FINANCES DES ÉÏATS-LMS. G49
jourd'hiii, aux conséquences de ce duel, à la situation nouvelle qui
se prépare et qui se manifestera après la signature de la paix.
On nous expliquait, il y a quelques semaines, comment un obscur
instinct l'avait poussée vers une guerre, dont l'idée de patrie doit
sortir plus vivante et plus forte. Les effets s'en feront également
sentir sur le terrain économique; le peuple américain prêtera une
attention plus grande au budget fédéral, lorsqu'il aura compris
qu'il est aussi nécessaire d'avoir des arsenaux financiers bien
garnis que des vaisseaux et des canons en bon état et en nombre
suffisant. Non pas qu'il éprouve encore la moindre difficulté ni
souffrance matérielle : nous avons vu, au contraire, que jamais un
concours de circonstances aussi favorables n'a plus vite enrichi
l'Amérique. Mais les nouveaux impôts, votés en juin 1898, com-
mencent à faire rélléchir le peuple : si les partisans de l'impéria-
lisme, c'est-à-dire de la politique agressive et conquérante l'em-
portent, il lui faudra^ comme de simples Européens, s'habituer ù
une série d'entraves fiscales. La loi de revenu de guerre [Wa}'
Revemie hill) institue des impôts indirects nouveaux sur la bière,
les tabacs et le thé ; elle soumet les banquiers, changeurs et cour-
tiers aune sorte de patente, dont le taux paraît exorbitant pour
les premiers; elle établit diverses taxes sur les propriétaires de
musées, théâtres, salles de concert, cirques, jeux de boules et de
billard, sur les pharmaciens et parfumeurs, sur les sociétés qui
raffinent le sucre et le pétrole ou qui transportent le pétrole; elle
institue une série de timbres nouveaux sur actions, obligations,
reconnaissances de dette, quittances, chèques, traites, counaisso-
mens, chartes-parties, télégrammes, messages téléphoniques,
protêts, certificats de dépôt des produits agricoles, polices d'assu-
rance, baux, hypothèques. Enfin, des droits successoraux sont
organisés au profit de la Confédération, avec une échelle ascen-
dante selon l'éloignement de la parenté et l'importance de l'héri-
tage. Certes, presque tous ces impôts existent de ce côté-ci de
l'Océan, et la plupart des contribuables européens seraient encore
heureux d'échanger leur situation présente contre celle qui vient
d'être faite aux Américains; mais il n'en est pas moins vrai que
le merveilleux essor des l']tats-Unis a été dû en grande partiti à
l'absence de toutes les misères que la fiscalité fait jiorr sur
nous.
Ce peuple qui aime à « faire grand » en tout, viuuha jxiil-
être se donner une organisation militaire qui exigera l'augnienla-
6o0
REVUE DES DEUX MONDES.
tion permanente de ses ressources; noire étude a montré avec
quelle facilité il le pourrait. Nous n'avons pas à rechercher si
sa situation géographique n'est pas telle, que, n'ayant aucune
attaque sérieuse à redouter du dehors, il pourrait continuer à
vivre sans armée, comme il l'a fait jusqu'à ce jour, en se bor-
nant à augmenter sa flotte militaire et surtout commerciale. Nous
n'avons voulu qu'étudier ses finances, et nous ne pouvons, en
manière de conclusion, que constater la force énorme des Etats-
Unis de ce côté, force fondée beaucoup moins sur une bonne
gestion des deniers publics que sur l'expansion prodigieuse de
la fortune privée, la mise en valeur de riches territoires, le déve-
loppement dune population industrieuse et énergique. Les ré-
serves auxquelles une administration, avide d'accroître les reve-
nus publics, peut s'attaquer sont en apparence inépuisables : il ne
faudrait pas cependant beaucoup de secousses comme celle de
l'année 1898 pour modifier gravement la situation privilégiée
dont les Américains du Nord jouissent aujourd'hui. Nous souhai-
tons à la grande. République de ne pas céder à la tentation
d'abuser de sa puissance économique, source possible de toutes
les autres, et de rester fidèle aux traditions de modération, de sa-
gesse et de raison qui lui ont été léguées par ses illustres fonda-
teurs.
Raphaël-Georges Lévy.
RUBENS CHEZ LUI
Malgré l'éclat de sa triomphante carrière, et malgré les nom-
breux déplacemens occasionnés par les missions diplomatiques
qu'il eut à remplir, Rubens, on peut l'affirmer, fut avant tout
un homme d'intérieur. Dès qu'il l'avait pu, il s'était installé, à
Anvers, dans une habitation spacieuse, qu'il avait appropriée à son
gré, qu'il ne cessa pas d'habiter et d'orner jusqu'à sa mort. C'est
là qu'il goûtait ce bonheur domestique et ces joies du travail qui
étaient pour lui les jouissances suprêmes, et c'est dans ce cadre
à la fois magnifique et familier qu'on aime à le replacer. En dépit
des modifications successives que cette somptueuse demeure a
subies à la fin du siècle dernier et du dommage plus funeste encore
que sa séparation en deux logis distincts devait amener pour elle
vers le milieu de ce siècle, le voyageur en quête des souvenirs du
maître ne saurait quitter Anvers sans visiter, dans la petite rue
à laquelle on a donné le nom de Hubens, ces lieux qu'il habita. Si
changé qu'en soit l'aspect, bien des choses y parlent encore de
lui. En entrant dans la cour de la maison, qui porte le numéro 7
de cette rue, le coup d'œil est saisissant. Les façades des butinions
primitifs et plusieurs de ces bâtimens eux-mêmes ont, il est vrai,
disparu. Mais les murailles de l'aile droite subsistent, avec
leur toit, orné comme autrefois de la girouette et dos petites
torches de métal qui le couronnaient; et, dans un grenier qui sur-
montait l'ancien atelier de liubcns, on peut voir encore la poulie
destinée à hisser dans cet atelier ou à en descendre les grands et
lourds panneaux sur lesquels il a peint sas chofs-d'œuvre. Le
/
6o2 REVUE DES DEUX MONDES.
portique qui ferme la cour est intact, avec sa galerie à balus-
trades, sa porte centrale flanquée de colonnes massives coupées
par des bagues, et son fronton décoré d'aigles aux ailes éployées
tenant dans leurs becs des guirlandes. De part et d'autre, deux
arcades plus petites sont dominées par des bustes antiques accom-
pagnés d'inscriptions latines. A travers le portique, et dans l'axe
de la porte principale, on aperçoit, également intact, vers l'extré-
mité du jardin, le pavillon d'une architecture si rubénicnne, que
l'artiste a fidèlement reproduit dans le charmant tableau de la
Pinacothèque de Munich, où il s'est représenté lui-même se pro-
menant avec Hélène Fourment, par une belle journée du printemps
qui suivit leur mariage.
Parmi tous ces débris ou ces restes encore debout du passé,
on songe invinciblement à la noble existence qui, pendant trente
années, s'est écoulée dans ce coin tranquille, aux alTcctions et aux
œuvres qui l'ont remplie. On pense que ce qu'a fait la ville d'Anvers
pour ce curieux musée Plantin, où revit tout un côté intéressant
de son activité intellectuelle, elle pourrait à meilleur droit le faire
aussi pour la mémoire du plus illustre de ses enfans, et de tout
cœur on s'associe à l'appel chaleureux qu'adressait récemment à
la vieille cité, M. Max Rooses, l'homme qui, de notre temps, a le
plus contribué à remettre en honneur son passé. Avec lui, on
voudrait que, dans une pensée de pieuse conservation, la ville
d'Anvers s'assurât la propriété de ce qui subsiste encore de l'an-
cienne dei^eure de Rubens. Comme l'a si bien dit M. Max Rooses :
« Quel témoignage plus naturel et plus frappant de sa reconnais-
sance et de son admiration pourrait-elle lui offrir que de pré-
server de toute profanation ultérieure cette demeure, berceau de
tant de chefs-d'œuvre, et de la dédier au culte de cet incompa-
rable génie ! » C'est, avec l'espérance de voir exaucés bientôt des
vœux si légitimes, qu'à l'aide des œuvres du grand artiste, de ses
lettres et des documens que nous ont laissés ses contemporains,
je voudrais essayer de faire revivre sa glorieuse figure dans l'in-
timité de ce foyer qu'il aimait tant et dont il ne s'éloigna jamais
qu'à regret.
I
On sait qu'en rentrant d'Italie à Anvers vers la fin de 1608,
Rubens, malgré la hâte qu'il avait mise à son voyage, n'avait plus
RUBENS CHEZ LUI. 6o3
retrouvé sa mère. An moment même où il recevait à Rome la nou-
velle de l'aggravation de sa maladie, cette femme admirable, dont
le dévouement et la tendre affection avaient entouré sa jeunesse,
venait de succomber. Tout entier à sa douleur, son fils pouvait du
moins retrouver son souvenir dans l'humble réduit de la Kloos-
terstraat où s'étaient écoulés ses derniers jours. En admettant
qu'il eût conservé vaguement la pensée de retourner à Mantoue,
les marques de sympathie et, bientôt après, les commandes qu'il
recevait de ses concitoyens, la place à laquelle son talent lui don-
nait le droit de prétendre à la tête de l'école flamande, bien d'au-
tres considérations encore d'un ordre plus intime tendaient à le
retenir à Anvers. Il aimait cette ville, où le voisinage de son frère
Philippe, autant que les utiles relations et les sûres amitiés qu'il
s'était acquises, contribuaient à le fixer. Aussi, lorsque, désireux
de le conserver auprès d'eux, les archiducs, dès le 23 novembre
1609, l'avaient nommé « peintre de leur hôtel », aux gages annuels
de 500 livres de Flandres, il sollicitait d'eux avec tant d'instance
la faveur de ne pas résider à Bruxelles et de demeurer à Anvers,
que cette demande lui fut accordée.
Pourvu de ce poste et des avantages qu'il lui conférait, Rubens
était désormais en situation de réaliser un projet d'établissement
cher à son cœur. L'exemple du bonheur domestique dont jouis-
sait son frère et la présence fréquente chez ce dernier d'une
nièce de sa femme qui, au charme de son gracieux %'isage, joignait
celui d'une nature aimante et simple, avaient décidé son choix,
et le 13 octobre 1609, il épousait Isabelle Brant, une jeune fille
appartenant à une des familles les plus honorables de la ville. Les
rares qualités et le dévouement de cette fidèle compagne devaient,
pendant toute la durée de leur union, assurer à Rubens la tran-
quillité morale nécessaire à la production des grandes œuvres qui
allaient illustrer sa carrière. Au milieu du bonheur et de la paix
profonde de cette union, il pouvait librement écouter et suivre la
voix intérieure de son génie. Après les lentes initiations de sa
jeunesse, il s'était peu à peu affranchi de ces infiuences italiennes
qu'il avait au début si ardemment recherchées, pour manifester
enfin de la manière la plus éclatante sa pleine et subite maturité.
Les commandes, dès lors, devenaient pour lui de plus en plus
abondantes, et, avec leur nombre, croissaient aussi leur importance
et les prix- qu'elles lui étaient payées. Kn même temps, de toute
la contrée, des élèves avides de profiler de ses enseignemens cher-
6o4 REVUE DES DEUX MONDES.
chaient à être admis dans son atelier. Il était donc nécessaire qu'il
se procurât une installation en rapport avec la situation qu'il avait
conquise, assez grande pour lui fournir à la fois un logement
pour les siens, des ateliers pour ses élèves et pour lui-même, et
des pièces assez vastes où il installerait convenablement les col-
lections que déjà pendant son séjour en Italie il avait commencé
de réunir.
L'occasion se présenta bientôt pour lui d'acquérir, au centre
même de la ville, au Wapper, dans un quartier où logeaient plu-
sieurs de ses confrères, une propriété assez considérable, qu'il
achetait, le 4 janvier IGH, au docteur André Backaert et à sa
femme Madeleine Thys, pour une somme de 7 600 florins. C'était,
ainsi que nous l'indique le contrat de vente, une maison avec une
grande porte, cour, galerie, cuisine, chambres, terrains et dépen-
dances, ainsi qu'une blanchisserie sise ù côté et touchant du côté
de Test au mur de la Gilde des Coulevriniers. La blanchisserie
avait autrefois servi de tendoir [Raamhof) pour les foulons qui y
faisaient sécher leurs draps. Rubens s'était aussitôt établi dans sa
nouvelle habitation, mais, en homme d'ordre qu'il était, afin de ne
pas trop grever son budget, il se contenta de ne faire d'abord
que les aménagemens les plus indispensables. Une grande pièce
située à l'étage supérieur fut disposée en atelier et c'est là que,
dès son entrée en possession, il peignit le triptyque de la Descente
de Croix destiné à décorer la chapelle du Serment des Coulevri-
niers à la Cathédrale d'Anvers. Nous voyons, en effet, d'après le
livre des comptes de cette Confrérie, qu'après que les doyens se
furent assurés, par trois visites successives, que le bois employé
pour cette peinture était de bonne qualité « et dépourvu d'aubier »
le panneau central, et, deux ans après, les volets, avaient été des-
cendus de l'atelier au rez-de-chaussée (12 septembre 1612 et 13
janvier 1614). A chaque fois, des pourboires étaient donnés aux
serviteurs, sans préjudice des libations habituelles.
D'année en année la situation de Rubens devenant plus pro-
spère, il avait graduellement modifié et complété à sa guise les
constructions de sa demeure. Le 2o juillet 1615, il concluait un
accord avec le maître maçon François de Crayer au sujet de la
réfection du mur mitoyen qui séparait sa propriété de celle des
Coulevriniers, et il faisait, en 1617, sculpter les rampes de son
escalier par Jean van Mildert. Comme il avait ses idées en archi-
tecture, il fournissait lui-même ses plans aux ouvriers qu'il em-
uubf:ns chez lu. 65o
ployait et, grâce aux sommes plus importantes que successive-
ment il consacrait à ces accroissemens, Rubens avait fini par
avoir un véritable palais, tout à fait approprié à ses besoins et à
ses goûts. L'aspect trahissait sa prédilection pour ces monumens
italiens qu'il avait tant admirés pendant son séjour au delà des
monts et dont l'étude qu'il publiait en 1622 sur les Palais de Gênes
atteste chez lui la vivacc préoccupation. Dans les quelques lignes
qu'en guise de préface il met en tcte de cette publication, il se
réjouit, en effet, « de voir peu à peu dans les Flandres l'ancien
style dit barbare ou gothique passer de mode et disparaître pour
faire place à des ordonnances symétriques, conformes aux règles
de l'antiquité grecque ou romaine, que des hommes d'un goût
supérieur avaient mises en pratique pour le plus grand honneur
de ce pays. » En tirant de ses cartons les dessins et les plans
qu'il avait réunis en Italie, Rubens pensait contribuer aune œuvre
utile. Si, avec son esprit judicieux et pénétrant, il proclame la
vérité de ce principe que « l'exacte accommodation des édifices
à leur destination concourt presque toujours à leur beauté, » il
faut cependant avouer que le style de sa maison s'écarte beau-
coup de la pureté de formes et de proportions qu'il vante dans
l'architecture classique. Deux planches gravées par Harrewyn, en
1084 et 1692, nous permettent d'apprécier ce que cette maison était
encore à cette époque, alors qu'elle n'avait pas subi de ehange-
mens bien notables. Au lieu de la correction et de la sobriété que
préconise Rubens, il est plus juste d'y reconnaître ce mélange
pompeux de style flamand et de style italien qui était chez lui la
résultante de son goût natif et des influences multiples qu'il
avait subies. Les lignes parfois tourmentées et les proportions
un peu massives présentent plus de force que d'élégance. Mais
si les détails semblent exubérans, du moins, dans leur profusion,
ces vases, ces bas-reliefs, ces pilastres, ces termes et ces bustes
placés entre les fenêtres sont agréables à voir. L'édifice a son
caractère propre et la richesse de ces inventions décoratives mani-
feste bien la facile aboiulaiice de ce génie îl la fois si original et
si complexe, chez lequel les profits d'une longue éducation et d'une
étude continue s'ajoutent et s'allient d'une mani»>re très iiilinio
aux (Ions d'une nature très puissante. A dt'faiit de proportions
bien harmonieuses, les franches découpures du portique, l'heu-
reuse perspective du paxillon placé dans son axe à rextr»'Mnité du
jaîdin, les nuances variées des maté;riaux. les peintur»'^ même
6o6 REVUE DES DEUX MONDES.
qui décoraient les façades et où l'on retrouve sinon des copies,
du moins des réminiscences de tableaux du maître : Persée cl An-
dromède^ la Marche de Silène, le Jugement de Paris, YEnlèvenient
de Proserpine, etc., tout cela révèle bien la présence et les prédi-
lections du grand coloriste.
Telle qu'elle était, cette habitation était bien faite à son usage,
construite en vue de sa vie d'intérieur et de travail. Grande, bien
aérée, elle offrait pour lui et pour sa famille des appartemens
assez vastes. Les trois enfans, — une fille, Clara, et deux garçons,
Albert et Nicolas, — qui étaient venus successivement animer
cette grande maison (1611, 1G14 et 1G18) et fournir à l'artiste de
gracieux modèles, pouvaient sébattre à l'aise sous l'œil des pa-
ïens, dans le jardin que Hubens avait planté d'arbres de toutes
les essences qu'il avait pu rassembler, parmi les fleurs et les ani-
maux domestiques dont il aimait à s'entourer. Des études faites
par lui nous montrent, en effet, des chiens de diverses espèces,
des lévriers, des matins, des épagneuls, qu'on retrouve du reste
dans un grand nombre de ses tableaux. Il avait sous la main, à
l'écurie, un beau cheval de selle andalou que chaque jour il mon-
tait et dont il pouvait, sans sortir de chez lui, étudier les formes
et les allures. Des fenêtres. les plus élevées, au-dessus de la sil-
houette accidentée des pignons et des clochers, il découvrait une
grande étendue de ciel, de ce beau ciel d'Anvers semé de grands
nuages toujours en mouvement et dont les formes et les ♦
nuances mobiles étaient bien faites pour réjouir ses yeux. C'était
là pour cet observateur attentif un spectacle sans cesse renouvelé,
plein de vie et de contrastes, tel qu'il pouvait le souhaiter.
Cependant, si grand que fût son désir d'orner sa demeure,
Rubens ne s'était jamais départi de ses habitudes de sage éco-
nomie. Les dépenses de construction, les achats de tableaux, de
sculptures, de gemmes, de gravures et de livres avaient donc été
échelonnés d'année en année, suivant les ressources disponibles.
Mais, avec le temps, tous les objets précieux qu'il collectionnait
ainsi avaient fini par encombrer son logis et s'y trouvaient exposés
pêle-mêle, sans agrément pour le regard. Pour mieux en jouir,
dès qu'il l'avait pu, il s'était fait construire un grand bâtiment
en forme de rotonde, oij il avait rangé en bon ordre tous ses tré-
sors. Une des planches de Harrewyn nous offre une vue de l'in-
térieur de cette rotonde dans l'état où elle était en 1692, alors que
le chanoine Hillwerve l'avait transformée en chapelle. De Piles,
lA'BENS CHEZ LUI. 657
qui tenait ses informations du propre neveu de Uubens, nous en a
laissé une description assez détaillée. « Entre sa cour et son jardin,
dit-il, il fit bâtir une salle de forme ronde comme le Temple du
Panthéon qui est à Rome et dont le jour n'entre que par le haut
et par une seule ouverture qui est le centre du Dôme. Cette salle
était pleine de bustes, de statues antiques, de tableaux précieux
qu'il avait rapportés d'Italie et d'autres choses fort rares et fort
curieuses. Tout y était par ordre et en symétrie et c'est pour cela
que tout ce qui méritait d'y être, n'y pouvant trouver place,
servait à orner d'autres chambres dans les appai iemens de sa
maison. »
Vers 1618, le gros des constructions étant terminé, l'artiste y
avait de son mieux disposé tous ses trésors, quand une occasion
inattendue se présenta pour lui de les accroître, en achetant l'im-
portante collection d'antiquités formée par l'ambassadeur d'An-
gleterre dans les Pays-Bas, sir DudleyCarleton. Nous n'avons pas
à entrer ici dans le détail des négociations nouées par Rubens à cet
égard et qu'il mena jusqu'au bout avec une entente des affaires tout
à fait remarquable. Bien que son désir d'acquérir la collection de
sir Dudley fût très vif, il n'en laisse rien paraître. Il ne veut pas
se laisser entraîner par sa passion, et, le diplomate ayant manifesté
l'intention d'être payé partie en argent, partie en tableaux de l'ar-
tiste, celui-ci lui propose à son tour toutes les combinaisons qui
lui permettraient à lui-même de se libérer entièrement en ta-
bleaux, sans avoir rien à débourser. « La raison en est bien simple,
écrit-il le 16 mai 4618 à sir Dudley, car bien que j'aie coté ces
peintures au plus juste prix, cependant elles ne me coûtent rien,
et comme chacun est plus disposé à faire des libéralités des fruits
de son propre jardin que de ceux qu'il lui faudrait acheter au
marché, ayant dépensé cette année quehjues milliers de llorins
dans mes constructions, je ne voudrais pas, jjour nii simj^le ca-
price, dépasser les bornes d'une sage économie. De fait, je ne suis
pas un prince, mais un homme qui vil du travail de ses mains. »
Dans la lettre qui clôt cette transaction, conduite d'ailleurs très ga-
lamment départ et d'autre, 1 ambassadeur relève la îm^ou trop mo-
deste à son gré dont l'artiste a parlé de lui-même ; « il a beau se dé-
tendre d'être un grand seigneur, » sir Dudley l'assure « qu'il lo
lient on réalité pour le prince des peintres cl des gens bien élevés. »
En même temps qu'elle nous monirc rintclligence avec laipndle
Rubens gérait sesall'aires, sa correspondance avec sir Dudley nous
TOMK CXLVIII. — 1898. »2
658 REVUE DES DEUX MONDES.
renseigne sur l'aide qu'il tirait de ses collaborateurs. En dépit de
sa prodigieuse activité, et si bien réglée que fût sa vie, il n'aurait
pu suffire à tous les travaux qui lui étaient confiés. Dès les pre-
miers temps de son installation à Anvers, ses élèves étaient si
nombreux qu'il s'était bientôt trouvé dans l'impossibilité d'ac-
cueillir tous ceux qui se présentaient.
Sandrart nous parle de ces nombreux élèves « qu'il dressait avec
soin, chacun suivant ses aptitudes » pour utiliser leur concours.
« Ils exécutaient souvent pour lui les animaux, les paysages, les
terrains, le ciel, l'eau et les bois. Lui-môme ébauchait régu-
lièrement ses œuvres dans des esquisses de deux à trois palmes
de haut ; puis il faisait transporter par ses élèves sa composition
sur une grande toile dont il peignait ou retouchait les parties
principales. » Un médecin danois, Otto Sperling, de passage à
Anvers en 1021, nous raconte de son côté la visite qu'il fit à Ru-
bens. « Nous le trouvâmes à son chevalet ; mais, tout en poursui-
vant son travail, il se faisait lire Tacite etdictait une lettre. Comme
nous nous taisions, craignant de le déranger, il nous adressa la
parole, sans interrompre son travail pendant qu'on continuait la
lecture et qu'il achevait de dicter sa lettre, comme pour nous
donner la preuve de ses puissantes facultés. » Puis, après qu'un
serviteur leur eut fait parcourir le magnifique palais de l'artiste
et leur eut montré les antiquités et les statues grecques et ro-
maines qu'il possédait, les visiteurs entrèrent « dans une grande
pièce sans fenêtres, mais qui prenait le jour par une large baie
pratiquée au milieu du plafond. Là se trouvaient réunis un grand
nombre de jeunes peintres, occupés chacun d'une œuvre diffé-
rente dont M. Rubens leur avait fourni un dessin au crayon qui
par endroits était rehaussé de couleurs. Ces jeunes gens devaient
exécuter en peinture ces modèles et M. Rubens se réservait d'y
mettre la dernière main par ses retouches. » Ainsi que le croit
M. Max Rooses, nous pensons que ce grand atelier, éclairé par le
haut, où travaillaient les élèves devait être une construction isolée,
bâtie d'une façon sommaire, qui disparut sans doute après la mort
de Rubens. Elle donnait probablement sur le jardin et avait un
accès indépendant. Le témoignage de Sperling est confirmé par
Rellori et de Piles et les lignes suivantes empruntées à ce dernier
ne sont pas moins explicites : « Comme il était extrêmement sol-
licité de toutes parts, Rubens faisait faire sur ses dessins coloriés, et
par d'habiles disciples, un grand nombre de tableaux qu'il retou-
RUBENS CHEZ LUI. Go9
chait ensuite avec des yeux frais, avec une intelligence vive et
une promptitude de main qui y répandait entièrement son esprit;
ce qui lui acquit beaucoup de bien en peu de temps (1). »
Pour compléter ces renseignemens, ur curieux tableau du
musée de Stockholm nous permet de jeter un coup dVcil sur l'in-
térieur même du grand artiste. Connu depuis longtemps sous le
nom de Salon de Rubcns, il représente un parloir d'une élégante
simplicité dont les grandes fenêtres donnent sur un jardin et
laissent pénétrer à flots la lumière. La pièce, tendue de cuir ver-
dâtre avec des ornemens dorés, — des chimères et des enfans
groupés autour de vases et de colonnes, — est meublée avec un
luxe sévère et d'un goût parfait: haute cheminée en marbre noir
soutenue par des colonnes de marbre rougeàtre et garnie de
grands chenets dorés; à droite, un dressoir en chêne clair et
verni ; de l'autre côté, sous les fenêtres, une table à pieds massifs
recouverte d'un tapis d'Orient ; des chaises de cuir avec des cous-
sins brodés de fleurs; trois tableaux pendus à la muraille et un
autre surmontant la cheminée. Au premier plan, deux dames ri-
chement vêtues causent entre elles : ce sont deux amies, car, rap-
prochées l'une de l'autre, elles se tiennent familièrement par la
main. Devant elles, trois enfans jouent avec un petit chien assis
sur une chaise, tandis que sa mère, une chienne épagneule
blanche tachetée de roux, les regarde d'un air inquiet. Ce tableau
d'une harmonie exquise a été autrefois faussement attribué à
Van Dyck dont il ne rappelle en rien l'exécution. Peut-être a-t-il
été peint par Cornelis de Vos, et bien qu'on n'en puisse citer de
cet artiste aucun autre de ce genre, ni de ces dimensions, il est
assez dans sa manière. D'autre part, la plus âgée des deux dames
ressemble fort à Suzanne Cock, la femme de De Vos, telle qu'il
l'a représentée, et presque avec le mênie costume, dans le beau
Port7YÙt de Famille du Musée de Bruxelles. Quant à la dénomi-
nation de Salon de Rubens, contredite par plusieurs critiques,
elle est, au contraire, proposée comme fort probable par l'ai-
mable et savant directeur du Musée de Stockholm, M. G. Cnellie,
et comme lui nous la croyons tout à fait justiliée par un ensemble
de prouves qui nous paraissent d(;cisives. hans un acte de vente
de la maison de Kubens, passé en 1701, il est parle de cuirs dorés
garnissant un des salons; le tapis de table à fond rouge et à
(1) Roger (le Piles, Abrégé de la vie îles pein/res; l'.iris, ICM'.). I vol., p. .10.T.
660 REVUE DES DEUX MONDES.
dessins noirs et jaunes et la petite chienne épagneule tachetée
de roux se retrouvent dans plusieurs œuvres du maître ; et les
trois tableaux accrochés aux parois : le Portrait de Charles-
Quint (aujourd'hui au Musée de Vienne), Loth et ses Filles
(collection du duc de Marlborough) et le Petit Jugement dernier
(Pinacothèque de Munich) sont tous trois de sa main. Pour la
plus jeune dame, à ses traits gracieux et ingénus, nous sommes
également daccord avec M. Goethe pour reconnaître en elle Isa-
belle Brant. Les types des deux garçons répondent aussi à ceux
des fils de Rubens, Albert et Nicolas, et leurs âges à l'intervalle
de quatre années qui sépare leurs naissances. La présence de
la jeune fille pouvait seule faire difficulté, Clara Sercna, l'aînée
des enfans de Rubens, étant, croyait-on jusqu'à ces derniers
temps, morte en bas âge. Mais une lettre de Peiresc, datée du
16 février 1624, et dans laquelle il cherche à consoler son ami
de la perte récente de cette fille, nous apprend qu'elle a vécu
jusqu'à cette époque. Dès lors, les détails de l'ameublement, les
dates des tableaux exposés, les types et les âges des divers per-
sonnages, tout s'accorde pour confirmer la désignation adoptée
et pour fixer vers 1622 la date de ce précieux ouvrage qui, ainsi
que le suppose M. Gaithc, doit représenter une visite de M""" de
Vos chez M"'" Rubens (1). Les deux dames, en efiet, étaient
amies et Rubens faisait grand cas du talent et du caractère de son
confrère auquel il procura et fit lui-même plusieurs commandes.
On rapporte même que, lorsqu'il était trop absorbé par ses grands
travaux pour peindre les portraits des personnes qui s'adressaient
à lui, il les renvoyait à De Vos en disant: « Allez chez lui; il
fait aussi bien que moi. »
II
Les richesses d'art de toute sorte que possédait Rubens avaient
acquis au dehors un grand renom et attiraient chez lui de nom-
breux visiteurs. Les curieux, les grands seigneurs, les souve-
(1) Ce qui complique un peu la question d'attribution, c'est que la peinture
semble exécutée par plusieurs artistes différens. La reproduction en petit du Por-
trait de Charles-Quint, et surtout celle du Jugement derjiier sont faites très libre-
ment et si bien dans l'esprit des originaux, qu'on les croirait de Rubens lui-même.
Les têtes des deux jeunes dames sont modelées avec autant de délicatesse que de
sûreté et paraissent bien de C. de Vos; en revanche, la petite fille est peinte d'une
touche molle, timide et menue, qui rappelle F. Franken.
RUBENS CHEZ LCT. 601
rains eux-mêmes, se détournaient de leur chemin pour passer
par Anvers et voir toutes ces merveilles. On comprend l'ennui
que devait éprouver Rubens quand il lui fallait s'éloigner de cet
intérieur où tant de séductions et de si diverses s'unissaient pour
le retenir. A la suite de la mort d'Isabelle, sa fidèle compagne, il
était resté quelque temps accablé dans cette maison, vide désor-
mais, où les souvenirs de son bonheur détruit, « en se présentant
à chaque instant à ses regards, renouvelaient sa douleur (1). »
Puis, croyant trouver dans les voyages et dans la politique une
diversion à son chagrin, il avait accepté la mission en Hollande
dont l'avait chargé la gouvernante des Pays-Bas. Malheureuse-
ment, ainsi qu'il le disait: « C'est avec moi-même que je voya-
gerai; ce sont mes pensées que j'emporterai partout avec moi
dans mes pérégrinations. » Au retour, il s'était replongé dans le
travail, dans la lecture, dans toutes les études qui pouvaient rem-
plir sa vie solitaire et donner satisfaction h ce besoin impérieux
d'activité qui était en lui. C'était là le seul refuge efficace qu'il
pût espérer contre lui-même et, avec le temps, il avait repris un
peu de goût à ses tableaux, à ses sculptures, à ses médailles, à
tous les objets précieux dont il était entouré. Mais, tout en cédant
à des distractions si légitimes, il entendait bien ne pas se laisser
entraîner au delà de ce qu'il jugeait raisonnable et conserver
toujours cette possession de soi-même qui lui paraissait le propre
d'une âme vraiment libre. Il allait à ce moment même en donner
une preuve bien significative en se séparant de ces collections
qu'il avait eu tant de plaisir à rassembler. Le duc de Buckingham,
en effet, — autant par le désir de les posséder lui-même que pour
rendre Rubens favorable à ses visées politiques, — lui en ayant
offert le prix très Respectable de 100 000 ilorins, celui-ci avait
consenti à les lui céder. En cette occasion encore, au dire de
Michel Le Blond, qui leur avait servi d'intermédiaire, l'artiste
montra dans toute la conduite de cette affaire l'intelligence et
le sens pratique qu'il avait déjà manifestés dans ses rapports avec
sir Dudley. Pour masquer un peu le vide que renlèvement de
tous ces objets précieux allait causer dans sa demeure. Rubens
s'était d'ailleurs réservé le droit de faire exécuter des copies des
peintures, des moulages de ses antiques, et des emjireintcs de ses
gemmes, (|ui prirent la place des œuvres disparues. Sa maison
(1) Lcltri' lie lîubens à Duimy; l.'i juillol ir.'20.
662 REVUE DES DEUX MONDES.
n'avait donc pas été trop dégarnie, et, grâce à la grosse somme
qu'il venait de toucher, il put en peu de temps lui rendre par de
nouveaux achats sa splendeur première. En France, en Italie, en
Allemagne, il avait des agens chargés de lui procurer tout ce qui
leur paraissait digne de figurer dans ses collections et Sandrart
nous apprend qu'à Augsbourg un certain Pctel, bien que Rubens
ne se montrât pas envers lui d'une très grande générosité, ne
cessait pas de lui adresser des envois. Au bout de quelques an-
nées, l'habitation de l'artiste avait repris tout son éclat et il s'y
trouvait de nouveau un peu à l'étroit, car, le 28 juillet 1627, il
l'agrandissait en se rendant acquéreur de trois maisonnettes con-
tiguës.
Divers documens nous permettent non seulement d'apprécier
l'importance des collections que Rubens avait formées, mais de
nous rendre compte de ses goûts. Sans parler des treize tableaux
de lui qui sont portés sur la liste des objets cédés à Ruckingham,
nous relevons sur cette liste : 49 peintures de Titien, 17 de Tin-
toret, 13 de Paul Véronèse, 21 de Rassan, 3 de Léonard et 3 de
Raphaël. On le voit, les prédilections du grand coloriste pour
l'école vénitienne sont ici très nettement marquées. Leur persis-
tance se trouve confirmée par l'inventaire dressé après sa mort,
sur lequel figurent non seulement 11 ouvrages de Titien, 6 de
Tintoret et 7 de Paul Véronèse, qu'il avait pu encore se procurer
depuis la vente faite à Ruckingham, mais jusqu'à 32 copies, dont
21 de portraits, exécutées par lui d'après Titien pour lequel il
professa toujours un véritable culte. De ces copies, les unes avaient
été faites en Italie pendant sa jeunesse, d'autres dans sa pleine
maturité, lors de son second voyage en Espagne en 1628. C'est là
un fait significatif et qui atteste la profonde admiration que, du-
rant toute sa vie, Rubens conserva pour les maîtres de Venise et
surtout pour Titien, vers lequel il se sentait attiré par de nom-
breuses affinités. Mais trop intelligent pour être exclusif, il goû-
tait les talens les plus divers et les noms de Raphaël, de Ribera,
de Rronzino, de Van Eyck, Holbein, Lucas de Leyde, Elsheimer,
Quintin Massys, Henri de Ries, Scorel, Antonio Moro, Michel
Gocxie, W. Key, S. Vrancx, Josse de Momper, Palamedos,
Snayers, de Vlieger, Porcellis, Poelenburgh, Heda, van Es, etc.,
dont les œuvres figurent également sur son inventaire, témoi-
gnent de l'éclectisme éclairé qui présidait à ses choix. Signalons à
part onze tableaux du vieux Rrueghel dont la verdeur et la verve
RUIÎENS CHEZ LUI. 663
puissante exerçaient sur lui une telle séduction qu'il cherchait à
acquérir le plus qu'il pouvait de ses œuvres et les faisait repro-
duire par les plus habiles graveurs (1). Adrien Brouwer était aussi
un de ses peintres préférés et il ne possédait pas moins de dix-
sept ouvrages de sa main. La naïve énumération que nous en
donne le catalogue, nous permet de constater combien sont
humbles et vulgaires les sujets traités par l'artiste : « Un Combat
des Yvrognes, où l'un tire l'autre par les cheveux; un Combat où
un est prins par la gorge ; un Combat de trois où un frappe avec
un pot ; un Paysage où un villageois noue ses souliers, » etc., et
nous procure en même temps les titres de quelques-unes des
meilleures productions de ce fin coloriste et de cet incompa-
rable exécutant.
Dans cette galerie formée avec tant d'impartialité, les maîtres
les plus divers de tous les temps et de toutes les écoles ont
trouvé place. A côté des plus grands génies, Rubens admet les
meilleurs ouvriers de son art. Les uns et les autres l'attirent et à
tous il demande quelque enseignement. S'il est peu d'artistes dont
l'originalité soit aussi marquée que la sienne, il n'en est pas qui
mieux que lui ait profité de ce qu'avaient fait ses devanciers. Mais,
tout en les consultant et en leur einpruntant à l'occasion l'or-
donnance et parfois même quelques figures de leurs compositions,
il reste toujours lui-même et transforme à sa manière tous ces
élémens étrangers pour les adapter à son idée. Grâce à son insa-
tiable curiosité, il se renouvelle à chaque instant et peut allègre-
ment suffire à une production incessante, sans risquer jamais
d'amoindrir ou d'épuiser sa verve.
Ses antiques d'ailleurs lui sont aussi chères que ses tableaux.
De bonne heure il a commencé à les réunir et bien que ses res-
sources fussent alors des plus modiques, dès les premiers temps
de son séjour en Italie, il en a consacré une partie à des achats de
sculptures et de médailles. Il avait pu à Mantouo étudier do près
la collection des Gonzague, une des plus riches de cette époque,
accrue encore de celles qu'avaient formées Mantogna et Jules
Romain. Mais c'est à Rouie surtout qu'il avait pu satisfaire sa
passion pour l'archéologie. La présence de son frère IMiilippe, qui
partageait ses goûts, avait encore stimulé chez lui cette passion.
Bon latiniste comme lui, il pouvait compléter par ses lectures les
(1 I-. Nurslcniiun ;i f,'ravO sous ses yeux ic Udilli'ur v\ l;i Ri.r<' de pai/xnns qui
faisaient partie de ses collections.
664 REVUE DES DEUX MONDES.
enseignemens qu'il tirait de la vue des monumens du passé et du
commerce des érudits. Tout en employant la plus grande partie
de ses journées à la peinture, il ne négligeait aucune occasion
d'assister aux fouilles qui se faisaient alors et de dessiner les
ruines de la Ville éternelle ou les statues, les médailles et les
pierres gravées recueillies chez des amateurs tels que le cardinal
Farnese, Horace Vittorio et Fulvius Orsini. Lorsqu'il intervient
dans les discussions que provoquent tant de trésors récemment
exhumés, son talent de dessinateur lui donne sur les lettrés une
supériorité manifeste. Les croquis nombreux qu'il accumule dans
ses cartons lui permettent bien mieux qu'à eux de comparer, de
fixer dans sa mémoire les formes exactes des objets et de déter-
miner par conséquent avec plus de précision leurs différences ou
leurs analogies, leur caractère et leur style. Il arrive ainsi à dé-
velopper en lui, comme le disait son frère, « une fmesse et une
sûreté de jugement » qui le rendirent à la longue un connaisseur
très expert.
Rubens devait conserver toute sa vie cette ardeur pour
l'étude de l'antiquité. Partout où il allait, en France, en Espagne,
en Angleterre, il cherchait à se mettre en rapport avec les archéo-
logues et à augmenter ses collections. Lors de la cession qu'il en
fit à Buckingham, nous voyons que des bas-reliefs, des statues,
des bustes, parmi lesquels ceux de Cicéron, de Ghrysippe et de
Sénèque, étaient compris dans cette vente, ainsi que douze boîtes
remplies d'agates et de pierres gravées. C'est entouré de ces sou-
venirs du passé qu'il aimait à s'entretenir avec ceux de ses amis
qui partageaient ses goûts, comme le bourgmestre d'Anvers Ni-
colas Rockox et le greffier de la ville G, Gevaert. L'archéologie
occupe aussi la plus grande place dans la correspondance qu'il
entretient avec ses amis de France : Peiresc, Valavès, les Du Puy.
Dans les questions délicates que ceux-ci lui soumettent, ils appré-
cient la justesse de son esprit, son savoir, sa prudence, et son
goût très exercé. Est-il besoin d'ajouter qu'en ces matières si
neuves, les solutions qu'il propose sont parfois plus ingénieuses
qu'exactes et que bien des erreurs s'y mêlent à des considéra-
tions fines et sensées? C'est en vain, par exemple, qu'on cherche-
rait chez lui quelque trace d'une distinction entre l'art grec et
l'art romain. Mais personne à cette époque ne songeait à une pa-
reille distinction; on confondait alors sous le nom d'antiques des
œuvres d'origine et de mérite bien différens et l'antiquité pour
RUBENS CHEZ LUI. 605
ce qui concerne Fctude de ses monumens devait, pendant long-
temps encore, être prise en bloc, sans délimitation d'écoles ou de
styles. Rubens, d'ailleurs, par son éducation, aussi bien que par
son tempérament, était surtout porté vers l'art romain. Ce sont
de préférence des épisodes de l'histoire romaine qu'il a traités :
l'histoire de Decius Mus, celle de Constantin. La force, l'ampleur
décorative, et la mag^nificence un peu pompeuse qui caractérisent
son talent convenaient à de pareils sujets et les détails de cos-
tume ou de mobilier, les armes, les objets du culte qui figurent
dans ses tableaux nous montrent l'abondance et la sûreté des
informations qu'il possédait à cet égard. Sans jamais faire éta-
lage de son érudition, il tire le parti le plus pittoresque de tous
ces élémens, et avec une merveilleuse pénétration, il supplée par
ses inventions personnelles à l'absence de documens positifs. Plus
qu'aucun autre artiste, en tout cas, Rubens a contribué à fixer en
nous l'idée que nous nous faisons encore aujourd'hui de la civi-
lisation et de l'histoire romaines et, dans les évocations que nous
en pouvons tenter, ce sont les images qu'il en a tracées qui
s'offrent naturellement à nous, c'est à travers ses œuvres que
nous les voyons.
La pratique et l'étude des textes, nous l'avons dit, venaient sur
ce point très utilement en aide à Rubens. Il trouvait plus qu'un
passe-temps dans la lecture, et sa bibliothèque était aussi riche
que bien composée. Peut-être avait-il, après la mort de son frère,
repris une partie de ses livres; mais il ne cessa pas d'accroître ce
premier fonds sans que cependant il lui en coûtât beaucoup et
nous retrouvons là une nouvelle preuve de cet esprit d'ordre et
de sage économie que déjà nous avons constata chez lui. Désireux
de ne satisfaire ses goûts, môme les plus élevés, qu'à condition
de se créer lui-même les ressources nécessaires pour les contenter,
c'est à son talent qu'il demandait les moyens de subvenir aux
achats de livres qu'il luisait pour sa bibliothèque. Uc bonne heure,
en effet, il avîiit été en relations amicales avec Ralthasar Moretus,
directeur de l.i célèbre imprimerie fondée à Anvers par Plantin.
C'est pour lui que de 1(108 jusqu'à la fin de sa vie, il dessina de
très nombreuses compositions destinées à être gravées pour ser-
vir de frontispices ou di II iistra lions aux livres édil('s par cette
im[)rimerie. Les prix de ces dessins étaient très variables suivant
que Rubens avait dû les livrer dans un délai très rapproché ou
qu'on lui avait laissé le temps de s'acquitter de ces commandes à
666 REVUE DES DEUX MONDES.
ses momens perdus. Mais, au lieu de toucher les sommes qui lui
étaient dues pour ces différens travaux, il s'était entendu avec
Moretus pour en appliquer le prix à des emplettes de livres ou à
des reliures, et les registres des comptes de la maison Plantin sur
lesquels sont portés les détails de ces fournitures successives
nous renseignent en même temps sur l'importance de la biblio-
thèque de Rubens et sur les titres des ouvrages dont elle était
formée.
L'examen de cette liste nous montre que la curiosité du
maître était universelle. Avec la soif qu'il a de s'instruire, tout
l'intéresse; mais il a horreur du verbiage, de la frivolité, et en
envoyant à Du Puy un livre qu'il n'a pas pris la peine de lire, il
se défend « de faire d'un temps bien précieux un si mauvais em-
ploi que de le consacrer à ces fadaises {queste poltronerie) pour
lesquelles il a une aversion naturelle. » (Lettre du 22 octobre
1626.') Toutes les aptitudes, toutes les aspirations de cet esprit si
net et si ouvert sont représentées sur cette liste. La science l'attire
tout d'abord et le premier livre qu'il achète, le 17 mars 4613, a
trait à l'histoire naturelle : Aldovrandus, de Avibiis. La même
année, suivent, du même auteur: les Insectes, les Poissons, puis
d'autres ouvrages sur les Serpens et les Crustacés. En 1615, il
paie 98 florins un in-folio : Hortiis Eystettensis, publié à Nurem-
berg deux ans auparavant, avec de nombreuses planches de
plantes et de fleurs. Il aime aussi à se tenir au courant de la géo-
graphie et des voyages et il achète pour 96 florins les quatre vo-
lumes de De Bry sur les Indes orientales et les Indes occidentales
(Francfort; 1602-1613). Il est particulièrement attentif à tout ce
qui concerne les lois de la vision et il a dessiné lui-même le
frontispice et six vignettes pour un Traité d'Optique du P. F.
Aguilon (Anvers, 1613). Cette science qui touche de si près aux
conditions de son art le préoccupe vivement et, dans une lettre
qu'il écrit à Du Puy (29 mai 1635), Peiresc regrette l'interruption
de sa correspondance avec Rubens au moment où celui-ci « recom-
mençait à se mettre en train de lui écrire de belles curiosités sur
l'anatomie des yeux. » En lui soumettant quelques observations
qu'il avait faites de son côté sur ce sujet, et « qui l'avaient cha-
touillé bien avant, » Peiresc lui avait, comme il dit, « donné
barres. » Il eût été, en effet, très intéressant de connaître ces
réflexions de Rubens sur les rapports de l'optique avec la peinture.
]\Ialheureusement les menaces de guerre entre l'Espagne et la
RUBENS CHEZ LUI, 607
I
France étaient venues interrompre, avant qu'ils fussent acliovés,
« ces discours sur les couleurs et les images qui se conservent
quelque temps dans les yeux, en se transformant par un ordre
fort admirable et capable de fournir de l'exercice aux plus curieux
naturalistes. » Dans le même ordre d'idées, l'acquisition par Ru-
bens des Raisons des forces mouvantes de Salomon de Caus et des
Ephémé rides des mouvemens des astres nous fournit une nouvelle
preuve de ses préoccupations scientifiques. Il est également sol-
licité par l'étude de la religion, par celle de la philosophie ou du
droit, et les principaux écrivains, poètes, moralistes et historiens
de l'antiquité figurent dans sa bibliothèque. A mesure que la
diplomatie prendra une plus grande place dans son existence, il
recherchera aussi les livres qui peuvent le mieux le tenir au cou-
rant de l'état de lEurope, surtout de la France. C'est ainsi qu'il
achète successivement Philippe de Commynes, les Mémoires de
Mornarj, les Lettres du cardinal d'Ossat, le Mercure français et
un grand nombre de pamphlets politiques : Avertissement au roi
de France, Chaintable remontrance d'un Caton chrétien à M''' le
cardinal de Richelieu, Lettre de la reine-mère au Roi, Satt/res
d'État, Mars Gallicus, etc. Mais les lectures qu'il prise le plus
sont celles qui peuvent lui suggérer des sujets de tableaux, celles
de Virgile, de Philostrate, d'Ovide, ou celles qui, ayant un rapport
plus direct avec son art, ont pour objet d'étendre ses connaissances
en archéologie, en numismatique, en architecture. Il a donc réuni
une grande quantité de publications sur les monnaies, sur les
médailles et les antiquités de tous les pays, romaines, siciliennes,
persanes, germaniques, etc., ainsi que les traités de Vitruve, de
Vignole, de V. Scamozzi, de Jacques Francart et de Serlio.
A sa mort, sa bibliothèque était devenue si considérable qu'il
avait dû établir un autre dépôt de livres dans une des maisons qui
lui appartenaient. Beaucoup de ces livres étaient de grand prix;
mais ce n'est point pour en faire montre qu'il les avait acquis, c'était
pour s'en servir, pour ajouter à l'étendue de ses connaissances,
pour stimuler la fécondité de son imagination et, ainsi que le dit
de Piles, « pour exciter sa verve et pour échaulïer son génie. »
Il savait par cœur de nombreux passages de Virgile, connaissait à
fond l'histoire romaine et les citations des moralistes latins lui
venaient naturellement à l'esprit ou sous la plume. Il ne faut donc
pas s'étonner, ainsi que le remarque encore de Piles, « s'il avait
tant d'abondance dans les pensées, tant de richesse dans les
668 REVUE DES DEUX MONDES.
inventions, tant d'érudition et de netteté dans ses tableaux allé-
goriques et s'il développait si bien ses sujets, n'y faisant entrer
que les choses qui y étaient propres et particulières; d'où vient
qu'ayant une parfaite connaissance de l'action qu'il voulait repré-
senter, il y entrait plus avant et l'animait davantage, mais tou-
jours dans le caractère de la nature. » Aussi bien dans la compo-
sition de sa galerie de tableaux que dans celle de sa bibliothèque,
Rubens, on le voit, était un éclectique. Prenant son bien partout
où il le trouvait, il s'attachait à extraire la substance même de
ses lectures très variées et à s'en assimiler le bénéfice pour le
plus grand profit de son talent.
111
Au milieu des richesses de toutes sortes qu'il avait amassées
dans sa demeure, la vie de Rubens était restée simple et frugale.
Sans doute, son train de maison avait grandi avec les années et
il s'était monté à la hauteur de la situation; mais toujours un
ordre parfait présidait à sa dépense. Elevée à l'école de la pau-
vreté, sa mère lui avait donné l'exemple du courage et de la
modération des désirs. Isabelle, sa première femme, s'était con-
formée à ces sages habitudes et peu à peu l'aisance, et bientôt
après la fortune avaient succédé à la gène primitive. Le maître
était devenu un grand personnage, très riche, comblé d'honneurs.
Avec un juste souci des convenances et de sa dignité, il avait
transformé sa maison et en avait fait un véritable palais. Dans le
magnifique portrait d'Hélène Fourment, qui appartient à M. le
baron Alphonse de Rothschild, Rubens nous la montre parée,
s'apprètant à sortir : son page est à côté d'elle et deux beaux che-
vaux attelés à son carrosse arrivent au grand trot pour la con-
duire à la promenade. Ses toilettes sont d'une élégance somptueuse
et, dans les nombreuses images que son amoureux époux nous a
laissées d'elle, elle porte, avec des accoutremens toujours variés,
des bijoux de grand prix (1).
D'un autre côté, quand, vers la lin de sa vie, Rubens désire
avoir une installation à la campagne, la terre de Steen dont il
se rend acquéreur est un domaine seigneurial qui, avec les frais
de première appropriation, ne lui a pas coûté moins de cent mille
(1) La liste détaillée de ces bijoux, portée à l'inventaire de la succession de
Rubens, arrive à une estimation de plus de 17 000 florins de ce temps.
RUBENS CHEZ LUI.
669
florins, somme trôs considérable pour cette époque. Tout cela
est bien la marque d'une grande existence; mais, parvenu au faîte
de la réputation et de la grandeur, l'artiste a conservé son esprit
d'ordre et de sagesse pratique. Si à l'occasion il se montre géné-
reux et sait toujours soutenir son rang, il veille avec le plus grand
soin à la gestion de son bien et ne veut rien laisser perdre. La
lettre qu'il écrit de Steen à son élève Faydherbe resté à Anvers,
et les recommandations minutieuses qu'il lui adresse « de prendre
bien garde que tout soit bien fermé, que rien ne traîne dans son
atelier», ainsi que la prière ajoutée en post-scriptum de « rap-
peler à son jardinier de lui envoyer en leur temps des poires de
Rosalie et des figues quand il y en aura, » sont significatives à
cet égard. Jusqu'au bout, il observera la môme vigilance dans
l'administration assez compliquée de ses biens, sans jamais se
départir de ce principe dont il s'est fait une règle de conduite,
que, pour ne pas être importuné par le souci des affaires, il faut
s'en occuper en temps utile, et ne jamais les remettre au lende-
main.
Il n'est pas moins scrupuleux de bien occuper son temps, et
grâce à la discipline qu'il s'est imposée, sans jamais se presser, il
vient à bout d'une infinité de tâches. Non seulement son activité
est extrême, mais elle est surtout merveilleusement réglée. Les
indications que nous fournit de Piles nous permettent de reconsti-
tuer l'emploi de ses journées. D'abord il est très matinal. Levé
dès quatre heures, « il se fait une loi de commencer par entendre
la messe. » C'était là pour lui, avant de reprendre sa vie active,
un moment de recueillement, d'aspirations élevées et do bonnes
résolutions. Faisant taire en lui ces passions qui germent et gron-
dent au fond de toute âme humaine, même chez les plus nobles,
et plus fortement encore chez les plus agissantes, il conquiert, au
début de sa journée, cette pleini^ possession de soi-même que va
réclamer son travail. De retour chez lui. il se met aussitôt â lou-
vrago. Quand il peint, ainsi que nous l'apprend de Piles, — et
nous avons vu que le récit de la visite du Danois Otto Sperliiig
confirme son témoignage, — « il a toujours auprès de lui un lec-
teur à ses gages qui lui lit à haute voix quelque bon livre, mais
ordinairement Plutarque, Tite-Live ou Sénèque. » Nous douions
fort cependant, non pas qu'on lit ainsi la lecture â Uiibens, mais
du moins qu'il l'écoutâl avec une attention bien soutenue toutes
les fois qu'il travaillait. Si certaines tâches lui laissaient assez de
670 REVUE DES DEUX MONDES.
liberté d'esprit pour qu'il put, même en s'y livrant, prêter l'oreille
à son lecteur, d'autres, comme celle de la composition, par l'effort
qu'elles exigeaient de lui, ne comportaient guère une pareille dis-
traction et devaient l'absorber tout entier. Remarquons aussi, en
passant, ce mélange de pratiques pieuses et de lectures païennes.
Les croyances religieuses de Rubens étaient sincères ; mais, plus
encore que chez la plupart des humanistes de son temps, on re-
trouve chez lui cette disposition alors assez commune qui, ainsi
que l'a dit avec raison M. Faguet, permettait aux esprits cultivés
<f de rester catholiques pour ce qui était de la foi, et d'être dévots
à l'antiquité pour ce qui était de la littérature, d'avoir une âme
chrétienne et un art païen (1), » Avec un tempérament moins ro-
buste et moins équilibré, de telles confusions se seraient traduites
pas des tiraillemens dans la direction de la vie aussi bien que par
des incohérences dans le talent. Mais les qualités maîtresses de
Rubens, l'intelligence et la volonté, s'accordaient avec son sens
pratique pour régler sa conduite. Si complexes que fussent les
forces qui s'agitaient en lui, non seulement elles pouvaient co-
exister, mais, loin de se neutraliser, elles se soutenaient mutuelle-
ment et concouraient à donner à ses œuvres comme à ses actions
un caractère très puissant d'originalité et de décision. Peut-être
même, à en juger par la prédominance des citations de philoso-
phes et de moralistes de l'antiquité qui abondent dans sa corres-
pondance, se sentait-il plus porté vers eux que vers les Pères de
l'Eglise : Sénèque était un de ses auteurs favoris, un de ceux aux-
quels il empruntait le plus volontiers les maximes de moralité
courante auxquelles il voulait conformer sa vie. Il a d'ailleurs ré-
sumé lui-même, sous une forme concise, son sentiment à cet égard
dans le passage suivant d'une lettre écrite à Peiresc (4 septembre
1636) à propos d'une publication : Roma sotterranea, qu'il venait
de recevoir d'Italie : « C'est un ouvrage plein de dévotion, lui
dit-il, et qui nous fait bien connaître la simplicité de l'Eglise
primitive qui, si elle est au-dessus de tout par sa piété et la
vérité de ses croyances, le cède cependant et d'une manière
infinie à l'antiquité païenne sous le rapport de la grâce et de
l'élégance. »
Les heures de la matinée que Rubens s'était réservées con-
stituaient probablement pour lui la plus longue et la meilleure
(1) Le XVI' siècle, par Emile Faguet, 1894.
RUBENS CHEZ LUI. ()71
part de son travail. Mais, pour ne pas aller jusqu'à la fatigue et
pour maintenir son ardeur sans risquer d'épuiser sa verve, il cou-
pait sans doute cette séance matinale par une visite à l'atelier de
ses élèves. Très habile à juger les hommes, il arrivait bien vite
à discerner les aptitudes de chacun d'eux et à reconnaître ce
qu'il pouvait attendre de leur concours. C'est d'après l'appré-
ciation de leurs diverses aptitudes qu'il avait organisé la division
méthodique du travail de collaboration auquel il les associait et
qui comportait pour eux tous les degrés de participation. Nous
aurions tort de juger suivant nos idées actuelles cette façon de
procéder qui était admise par les mœurs du temps. Suivant les
conditions de l'apprentissage, en effet, les travaux des élèves, jus-
qu'au moment où ils étaient eux-mêmes admis à la maîtrise, ap-
partenaient de droit à leurs maîtres. Rubens n'avait garde de né-
gliger les facilités mises ainsi à son service. En homme d'ordre
qu'il était, il entendait profiter de tous les moyens qui s'olîraient
à lui de tirer parti de son talent et il n'aima jamais à renvoyer
les mains vides les amateurs désireux d'avoir de ses ouvrages. Si
quelquefois leurs propositions étaient trop modiques, il pouvait
se faire qu'il les adressât à des confrères moins bien partagés que
lui ; mais le plus souvent il acceptait les moindres commandes,
quitte à ne leur consacrer qu'un temps proportionné à la rému-
nération qu'il devait recevoir. Les prix variaient suivant la pari
plus ou moins grande qu'il avait prise à leur exécution. Sans
doute, à ne considérer que le souci exclusif de sa réputation, il
eût été préférable que tout ce qui sortait de son atelier fût digne
de lui et montrât toute la perfection dont il était capable. Mais
alors que la démarcation entre l'artiste et l'artisan n'était pas en-
core très nettement établie, il n'y avait là, en somme, qu'une
question de prix à débattre entre l'amateur et le peintre : chacun
n'était lié que dans la mesure où il s'était engagé. Comme Kubens
n'a que très exceptionnellement signé ses tableaux, pas plus ceux
qui sont entièrement de sa main que ceux à l'exécution desquels
il est resté presque étranger, c'est le mérite seul des œuvres qui
sortaient de son atelier qui établissait leur valeur.
Mais ce n'étaient pas seulement des peintres, c'étaient aussi
des graveurs qui travaillaient sous ses ordres. Ils avaient donc
aussi à conférer avec lui, à lui soumettre les épreuves des plan-
ches en cours d'exécution d'après ses œuvres. Un grand nombre
de ces éj)reuves corrigées par lui, et qui appartiennent au Cabinet
672 REVUE DES DEUX MONDES.
des Estampes de la Bibliothèque nationale, nous montrent avec
quelle franchise et quelle entente des ressources propres à la
gravure ont été faites ces corrections. A l'aide de quelques rehauts
de gouache, le maître indique de quelle façon il faut éclaircir ou
alléger le travail ; ou bien il se sert du pinceau et de la plume
pour accentuer des ombres trop faibles, pour préciser ou pour
rectifier des contours indécis ou peu corrects. Dans ces notations
nettes et impératives, on sent la promptitude et la justesse du
coup d'œil, la vivacité d'un esprit toujours en éveil qui voit vite
le meilleur parti à prendre et le prescrit avec l'ascendant d'une
autorité supérieure.
Son propre travail et les soins qui s'y rattachaient ont ainsi
mené Rubens jusque vers le milieu du jour. A ce moment il pre-
nait avec les siens une frugale collation. Ainsi que le remarque
de Piles en son naïf langage, « il vivait de manière à pouvoir
travailler facilement et sans incommoder sa santé. C'est pour cela
qu'il mangeait fort peu à disner de peur que la vapeur des viandes
ne l'empêchast de s'appliquer. » Grâce à cette sobriété, il pouvait
presque aussitôt reprendre ses pinceaux et rester jusqu'à
cinq heures dans son atelier. Après quoi, il montait quelque beau
cheval d'Espagne pour se promener le long des remparts ou hors
de la ville. Le reste de la journée appartenait à sa famille, à ses
amis qu'il trouvait souvent chez lui à son retour et qu'il gardait à
souper. Sa table était convenablement servie, mais sans aucun
luxe, « car il avait une grande aversion pour les excès du vin et
de la bonne chère, aussi bien que du jeu. » En revanche, un de
ses plaisirs les plus vifs était la conversation et, avec un esprit
aussi ouvert et aussi cultivé, les sujets d'entretien ne manquaient
pas. Sans même parler de son art, il s'intéressait à tout, et il était
capable de discourir avec une compétence parfaite sur une infi-
nité de matières. Ainsi que pour ses lectures, il avait horreur
du verbiage, des commérages, mais, retenant et classant dans
sa mémoire les élémens essentiels des diverses connaissances, il
découvrait les liens secrets qui les rattachent entre elles et mettait
dans ses jugemens, avec le suprême bon sens qui lui était propre,
une élévation et une simplicité qui charmaient tous ses interlo-
cuteurs. C'est encore de Piles qui nous vante « son abord enga-
geant, son humeur commode, sa conversation aisée, son esprit
vif et pénétrant, sa manière de parler posée et le ton de sa voix
fort agréable ; tout cela le rendait naturel, éloquent et persuasif. »
RUBENS CHEZ LUI. 673
Aussi était-il très recherché et par des gens de conditions très
différentes. Il se voyait donc obligé de défendre sa vie. Ceux qu'il
admettait dans son intimité, sachant combien son temps était pré-
cieux, ne comptaient pas ses visites et connaissaient les heures
où, sans craindre d'être indiscrets, ils pouvaient le trouver chez
lui. C'étaient d'abord ses confrères qui venaient lui demander
des services ou des conseils ou qui désiraient s'entretenir avec
lui de leur art. Avec les Romanistes, il évoquait les souvenirs de
l'Italie, de ses monumens et de ses chefs-d'œuvre; avec ses amis,
Rockox etGevaert,il aimait à deviser de littérature, d'archéologie,
ou des affaires mêmes de la ville d'Anvers à la gestion desquelles
ils étaient associés. La vue de ses collections, le maniement de ses
pierres gravées et de ses médailles leur fournissaient l'occasion
de commentaires savans ou ingénieux. Avait-il fait quelque nou-
vel achat, il était heureux de le leur soumettre, d'avoir leur
appréciation. Les ecclésiastiques, les érudits, les hommes d'État
goûtaient aussi son commerce ; à chacun il parlait son langage et
se faisait aimer de tous.
Le maître était-il seul, il profitait des momens de la soirée
pour écrire à ses amis absens. Sa correspondance très étendue,
très régulière et très suivie avec ceux qui lui étaient chers nous
aide singulièrement aie bien connaître (1). Rubens a été en rela-
tions épistolaires avec les souverains, les princes, les savans ou
les amateurs les plus distingués de son temps. Il possédait à fond
plusieurs langues et les nombreuses lettres de lui qui nous ont
été conservées témoignent de l'aisance avec laquelle il maniait le
latin, le flamand, l'espagnol et le français. Mais c'est l'italien qui
lui était le plus familier et son long séjour au delà des monts lui
avait permis d'en bien posséder toutes les ressources. Aussi est-ce
l'italien. qu'il emploie de préférence quand il écrit h ceux de ses
amis qui comprennent cette langue. S'il dit éprouver quelque
embarras à s'exprimer dans une autre, en français par exemple,
(Ij Cette l'orrcsponilancc ri l'.iit l'objet de plusieurs publioatious successives,
dues à MM. Gaciiet, Garpentier, Sainsbury, Baschct, Cruzada Villaaniil, Gacliard et
K<iseal)erf,'. La plus couipiète, éditée aux frais de la municipalité d'Anvers et confiée
d'abord aux soins de M. lUielens, a été interrompue par la mort de ce dernier.
Tous les admirateurs de Rubens apprendront, avec la plus vive satisfaction, que
M. Max Hooses a été chargé de continuer et de mener h bonne lin ce bel ouvrai:e,
véritaiile monument élevé à la j^loire du maître par la ville d'.Vnvers. i'ersonne
n'était mieux préparé pour une pareille tâche que le savant directeur du musée
l'ianliii, ipii a déjà si bien mérité de la crili(iue en nous donnant son jjrand travail
sur Killnvre de liii/jciis, fruit de ses longues et heureuses recherches.
TOME CXLVIII. — 1898. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
lorsqu'il use de l'italien, sa plume court vive et alerte et bien que
parfois dans sa hâte il oublie quelques mots et néglige le plus
souvent de mettre les points sur les z, son écriture est très lisible,
très élégante. Toujours naturel, son style a du mouvement, de la
clarté, une grande propriété dans les termes, avec des tours
heureux, des mots plaisans, des images pittoresques. Ce qui do-
mine dans ce style, c'est la spontanéité et la précision. Ainsi que
dans la conversation, il peut prendre tous les tons, comme sans
y penser, grâce à ce sens délicat de la mesure et des convenances
qui semble chez lui instinctif, mais que les habitudes de la vie
et le commerce de la meilleure société n'ont fait que développer
en lui. A-t-il à rendre compte de ses missions, il acquiert d'em-
blée toute la gravité, la concision, l'exactitude de la langue diplo-
matique. Se sent-il plus à l'aise, comme avec Peiresc et les Du
Puy, il s'abandonne, se montre lui-même avec son amabilité, sa
bonne grâce, son aisance familière. C'est chose délicieuse de lire
ces lettres sans apprêt, où tant de sujets sont abordés tour à
tour, effleurés ou traités à fond, toujours librement, à cœur ou-
vert, comme entre gens qui s'aiment et se comprennent à demi
mot.
L'écueil de cette vie remplie à l'excès, c'est qu'elle est trop sé-
dentaire. Avec les années, d'ailleurs, l'amour que Rubens a pour
son foyer n'a fait que croître. On comprend qu'il n'en veuille plus
sortir, car il y trouve réuni tout ce qui lui est cher, tout ce qui
fait l'honneur et la joie de son existence. Mais, au milieu de tant
de séductions qui s'offrent à son esprit et à son cœur, la part
laissée aux exercices corporels est insuffisante. Sauf sa courte
promenade à cheval placée àla fin de sa journée, il n'y a rien pour
contre-balancer une activité cérébrale aussi continue. Il savait ce-
pendant combien un pareil régime est contraire à une hygiène
raisonnable, car, dans une notice écrite par lui en latin, Sur fhni-
tation des Sta/.ues, il s'élève avec force contre le genre de vie
et la paresse des hommes de son temps, qui « sans prendre soin
d'exercer leur corps n'ont d'autre souci que de boire et de manger.
Des ventres ballonnés, des jambes sans vigueur, des bras inertes
sont le fruit de cette oisiveté. Les anciens, au contraire, se li-
vraient chaque jour dans les palestres et les gymnases à des
exercices d'une violence extrême, jusqu'à être baignés de sueur
et épuisés de lassitude. »
En dépit de la forte constitution de Rubens, ce travail sans
RUBENS CHEZ LUI. 675
trêve et cette production à outrance, ffui étaient pour lui un plaisir
et un besoin, devaient inévitablement amener des désordres assez
graves dans sa santé. La goutte, dont il avait de bonne heure
éprouvé les atteintes, se fit avec les années sentir d'une façon de
plus en plus cruelle. Très jeune encore, son front avait commencé
à se dégarnir de cheveux, ainsi que nous le prouvent un de ses deux
portraits des Uffizi et celui qui figure dans le tableau connu sous
le nom des Philosophes (Palais Pitti). Dans les trois beaux por-
traits peints un peu plus tard, — l'un est à Windsor, un autre
également aux Uffizi, et le troisième, fait pour Peiresc, est aujour-
d'hui à Aix chez M. Gillibert, — le maître a dissimulé, non sans
quelque coquetterie, cette calvitie précoce sons un chapeau à
larges bords, crânement relevés. C'est le souvenii de ces dernières
images, consacrées par la postérité, qu'évoque naturellement à
l'esprit le nom de Rubens et c'est bien ainsi qu'il nous apparaît
à l'apogée de sa carrière, au comble de sa gloire et de la fortune,
fièrement campé, sans une ride au front bien qu'il ait déjà dé-
passé la cinquantaine. La peinture, du reste, s'accorde de tout
point avec la description de De Piles qui nous vante « sa taille
élevée, son maintien plein de dignité, son teint vermeil, ses
cheveux d'un brun châtain, ses yeux brillans, pleins do feu, mais
d'une expression douce et souriante comme sa physionomie. »
Bien qu'un peu postérieures, deux autres œuvres du maître, la
Promenade au jardin de la Pinacothèque de Munich et l'admi-
rable tableau : Riihens, Hélène Fournienl et leur enfant qui ap-
partient à M. le baron A. de Rothschild, confirment ce double té-
moignage. En se montrant à nous près de sa jeune i'emmo, il
semble ([ue l'artiste ait voulu dans ces deux tableaux se faire à
lui-même illusion. A voir ses allures dégagées, sa taille si bien
prise, son costume d'une élégance plus recherchée, on ne croi-
rait jamais qu'il existe entre l'âge des deux époux un écart si
marqué; mais en réalité il a plus de cinquante-trois ans, elle
n'en a guère plus de seize. 11 touche à la vieillesse; elle n'est
qu'une enfnnt. Ouelques années encore et les effets de ce mariage
disproportionné vont s'accuser très rapidement. Bientôt môme le
contraste deviendra si saisissant que désormais Rubens évitera
les comparaisons fâcheuses qu'autoriseraient ces rapprochemens.
Il continuera à peindre sa jeune femme magnirKjuement accoutrée,
dans tout l'éclat de sa beauté épanouie, mais il ne fera plus de
lui-mùmo qu'un seul portrait, celui du Musée de Vienne qui le re-
676 REVUE DES DEUX MONDES.
présente amoindri, les chairs molles, la physionomie éteinte et
attristée, ayant encore grande mine pourtant et gardant jusqu'au
bout son air de noblesse et de distinction.
Si violentes que soient les souffrances qui l'ont réduit en cet
état, Rubens ne profère jamais une plainte. Tout au plus ren-
contre-t-on çà et là dans sa correspondance quelque trace de
l'ennui auquel le condamne l'inaction causée par ces retours de la
maladie. Les voyages qu'il est obligé de faire en Espagne et en
Angleterre, la vie qu'il y mène à la cour, si difTérente de celle qu'il
avait à son foyer, n'ont pu qu'aggraver cette situation. En 1635,
à la suite des fatigues excessives, occasionnées par les préparatifs
de l'entrée triomphale de l'archiduc Ferdinand à Anvers, un
accès de goutte plus aigu le cloue à son logis où le prince vient
lui-même pour le voir et lui adresser ses remercicmens et ses
félicitations. C'est en vain que Rubens essaiera de réagir contre
les progrès du mal en prolongeant ses séjours à Steen, car il
retrouve en rentrant à Anvers toutes les exigences d'une vie trop
en vue et condamnée à un labeur incessant. Il y suffit tant qu'il
put avec ce courage stoïque qui se dérobait sous l'aménité con-
stante de son humeur. Quelles inquiétudes d'ailleurs aurait-on
pu concevoir au sujet de sa santé? Jamais son pinceau n'avait été
plus vaillant; jamais il n'avait produit des œuvres plus abon-
dantes, plus animées; jamais ses colorations n'avaient été plus
gaies, ses harmonies plus éclatantes. C'est, en effet, le moment
de ces compositions débordantes de vie, enfiévrées de mouve-
ment, qui coup sur coup se succèdent et remplissent ses der-
nières années : la Kermesse et le Tournoi du Louvre, le Portement
de Croix de Rruxelles, V Offrande à Vernis de Vienne, le Croc-en
jambe de Munich, les Nymphes surprises et le Jardin d'A?nour de
Madrid. Et cependant sa mort était prochaine. Il la vit venir
calme et résigné. Au milieu des enivremens de la gloire et des
joies de son bonheur domestique, il y avait toujours pensé; il
avait toujours été prêt. La sérénité de son âme fît bien voir à
cette heure suprême que les assurances de détachement et de
renoncement absolu qu'à toutes les époques de sa brillante exis-
tence il se plaisait à exprimer n'étaient point des protestations de
parade, des lieux communs littéraires suggérés par la lecture des
moralistes et des philosophes. Elles avaient leur source, au plus
profond de son être, dans une âme vraiment chrétienne. Avec
cet esprit d'ordre dont il avait déjà donné tant de preuves, le
HLBENS CHEZ LUI. 677
27 mai 1640, se sentant près de sa fin, « souffrant de corps et
alité, » il fait venir un notaire pour revoir minutieusement avec
lui les dispositions testamentaires qu'il a déjà prises au lendemain
de son second mariage. Malgré l'amour passionné que lui inspire
Hélène Fourment,i] ne cède à aucun entraînement, et bien qu'il
constate les sentimens de concorde et d'union qui, grâce à lui,
n'ont pas cessé de régner entre tous les membres de sa famille, il
veut tout régler pour éviter les contestations possibles après sa
mort. La seule préoccupation de l'équité la plus scrupuleuse
préside à cette répartition détaillée de sa fortune, de ses bijoux,
de sa bibliothèque, et de ses objets d'art. Il spécifie quels souve-
nirs seront laissés à des amis ou à ceux de ses confrères qu'il
charge de surveiller la vente de sa galerie. Des sommes impor-
tantes devront être employées en aumônes, en fondations nom-
breuses afm que des messes soient dites pour le repos de son âme
par les religieux des divers ordres : prêcheurs, auguslins,
carmes, minimes et capucins, par les membres du clergé régu-
lier, par les curés de Saint-Jacques et d'EUewyt, ses paroisses
d'Anvers et deSteen. Une chapelle sera construite pour sa sépul-
ture dans l'église Saint-Jacques, « pour autant que sa famille le
juge digne de ce souvenir, » ajoute-t-il avec sa modestie habi-
tuelle ; quant au cérémonial de ses funérailles, il sera conforme à
son rang et à sa fortune. Tout a été prévu et le moribond a même
songé aux quatre repas qui seront servis le jour de son enterre-
ment : l'un à la maison mortuaire pour ses proches et ses amis;
l'autre à l'hôtel de ville pour le corps des magistrats et les tré-
soriers de la ville; un autre à l'auberge du Souci d'Or pour la
confrérie des Humanistes ; et le dernier à l'auberge du Ce// pour
les membres des Gildes de Saint-Luc et des Violiers.
Trois jours après, Uubens n'était plus. Le soir môme de sa
mort, le cadavre du grand artiste quittait la chère demeure où
s'était écoulée sa vie glorieuse et ses restes étaient provisoirement
placés dans la cha[)elle de la famille Fourment à l'église Saint-
Jacques, jusqu'à ce que le monument élevé pour les recevoir fiU
terminé, au commencement de novembre '1()43. C'est là qu'il
repose aujourd'hui, et |)lus éloquemment (|ue les inscriptions
pompeuses et les titres nobiliaires (|ui s'étalent sur sa tombe,
l'admirable tableau de ia Vu'rtjc enlourrc de Sain/s, désigné' |)ar
lui pour en faire l'ornement, proclame les séductions cl la puis-
sance de son génie.
678 REVUE DES DEUX MONDES.
IV
Prises dans leur ensemble, les indications qui précèdent nous
ont déjà fourni bien des lumières sur le caractère et les goûts de
Rubens. En essayant de pénétrer plus avant dans son intimité, sa
correspondance aussi bien que les témoignages des contempo-
rains nous donneraient encore bien des preuves de sa bonté, de
sa douceur et de sa simplicité. Elles lui gagnaient tous les cœurs
et, dans les regrets unanimes qu'avait excités sa mort, les ai-
mables qualités de l'homme avaient autant de part que le mérite
éclatant du peintre. Il s'était toujours montré plein de tendresse
pour les siens. Élevé par une mère héroïque, il avait honoré sa
mémoire en pratiquant ses vertus. Après la mort d'un frère bien-
aimé, il reportait sur ses neveux l'aflection qu'il avait pour lui et
veillait sur eux avec la même sollicitude que s'ils avaient été ses
enfans. Quand il s'était marié, la famille d'Isabelle Brant était
devenue la sienne propre et les dix-sept années que dura cette
union furent pour les deux époux des années de félicité sans mé-
lange. La mort d'Isabelle fut le premier et le seul chagrin que
cette épouse chérie eût jamais causé à Rubens. Ainsi qu'il le
disait à son ami P. Du Puy, il avait perdu en elle « une compagne
excellente qu'il pouvait, qu'il devait aimer à juste titre, car elle
n'avait aucun défaut : d'une humeur toujours égale, elle ne mon-
trait en rien cette prétention de commander qui est commune à
tant de femmes. Elle était toute bonté, toute honnêteté, aussi
aimée pour ses vertus pendant sa vie qu'universellement regrettée
après sa mort. »
Les déplacemens nécessités par les missions dont il fut chargé
à ce moment, et surtout le travail assidu auquel il s'était remis dès
qu'il Favait pu, apportaient peu à peu quelque diversion à sa
peine. Puis, avec le temps, sa solitude commençant à lui peser,
il avait trouvé dans le cercle de ses relations familières une jeune
fille dont la fraîcheur et la grâce enfantine avaient attiré ses
regards et charmé son cœur. Si sensé qu'il fût, en dépit d'une
extrême disproportion d'âge, cédant à un sentiment de passion,
il l'avait épousée. Dans cette vie jusque-là si bien réglée, un
mariage pareil était une faute; mais, à ne considérer les choses
qu'au point de vue de notre égoïsme esthétique, il faut bien re-
connaître que cette faute nous a valu de nombreux chefs-
RUBENS CHEZ LUI. G79
d'œiivre. Tous les portraits d'Hélène et les compositions parfois
assez libres où elle figure comptent, en efTet, parmi les plus bril-
lantes productions de Rubens. D'ailleurs, malgré cette passion
qu'il ressentait pour sa jeune femme, les deux fils de son premier
mariage ne cessèrent pas dêtre l'objet de son affection la plus
tendre. Dans les dispositions qu'il prenait à son lit de mort, non
seulement il montrait envers eux les sentimens les plus équi-
tables, mais, tenant compte de leurs goûts particuliers, il sappli-
quait de son mieux à les satisfaire.
Ce qu'il a été pour les siens, Rubens devait l'être pour ses
amis, pour ses confrères. Dans ses relations avec ceux-ci, aucune
trace d'orgueil, ni de jalousie. Si précieux que fût son temps, si
désireux qu'il fût de le bien employer, il ne manquait pas, suivant
de Piles, « d'aller voir les ouvrages des peintres qui l'en avaient
prié et il leur disait son sentiment avec une bonté de père, pre-
nant quelquefois la peine de retoucher leurs tableaux. » Loin de
les rebuter, il leur prodiguait ses encouragemens. Gomme s'il
voulait à force d'affabilité se faire pardonner son génie, il se plai-
sait à découvrir et à vanter les qualités de leurs œuvres et « trou-
vait du beau dans toutes les manières. »
Félibien confirme le témoignage de De Piles : « J'ai su, nous
dit-il, et de personnes qui l'ont connu particulièrement, que, bien
loin de s'élever avec vanité et avec orgueil au-dessus des autres
peintres à cause de sa grande fortune, il traitait avec eux d'une
manière si honnête et si familière qu'il paraissait toujours leur
égal; et comme il était d'un naturel doux et obligeant, il n'avait
pas de plus grand plaisir que de rendre service à tout le monde. »
Non content d'aider ses confrères de ses conseils, il cherchait à
leur procurer des commandes. Sa femme et lui assistaient comme
témoins à leur mariage, au baptême de leurs enfans et la plupart
de ses collaborateurs étaient devenus ses amis, il servait de se-
crétaire à Bruegbel dans sa correspondance avec le cardinal Hor-
romée et, par une touchante attention, il s efforçait d'accommoder
son exécution à celle de son ami, peignant de sa touche la plus
fiinc et la plus délicate les figures que celui-ci lui demandait d'in-
troduire dans ses compositions. A la mort de Hrueglul. il ac-
ceptait d'être le tuteur de ses lilles, il s'occupail d(^ leur avenir (>t
les mariait à des artistes. Les deux dernières de ses lettres, (jui
nous aient été conservées, sont écrites très peu do temps avant
sa fin (17 avril et D mai 1G40) aux sculpteurs François Du-
080 REVUE DES DEUX MONDES.
quesnoy et Lucas Faydherbe. Il félicite affectueusement le pre-
mier et lui exprime le regret que l'âge et la goutte le privent du
plaisir d'aller admirer ses récentes productions « dont l'éclat re-
jaillira un jour sur la Flandre, leur très chère patrie. » Malgré
la gravité croissante de son mal, il oublie ses souffrances pour
envoyer du ton le plus jovial à son élève Faydherbe tous ses vœux
à l'occasion du mariage que celui-ci vient de contracter à Ma-
tines. Il le charge de ses hommages pour sa mère, « qui a dû bien
rire en voyant que le projet d'un voyage en Italie formé par
Lucas a avorté et qu'au lieu de perdre son fils, elle vient de
gagner une fille qui bientôt, avec l'aide de Dieu, la rendra grand'-
mère. » Cette absence complète de morgue, et cette franche ca-
maraderie de Rubens avaient produit les plus heureux effets et,
grâce à son influence, des relations d'une extrême cordialité ré-
gnaient entre les artistes d'Anvers qui, à ce moment, semblaient
ne former qu'une grande famille.
Des qualités si rares rendaient Rubens cher à tous ceux qui
l'approchaient. Il avait des amis très dévoués auxquels il portait
une très vive affection. Habile à juger les hommes, il discernait
bien vite ceux à qui il pouvait donner sa confiance ; à ceux-là il la
donnait tout entière. Peiresc notamment lui inspirait une com-
plète sûreté. Aussi dans ses lettres, se sachant avec lui en par-
faite communauté de sentimens, il se découvre tout entier,
aborde tous les sujets et s'exprime sur tous avec une entière in-
dépendance. Dans ses jugemens sur les hommes publics, s'il est
naturellement disposé à mettre en relief les qualités qu'il prise
en eux, il les voit cependant tels qu'ils sont. Il a assez pratiqué
Spinola, pour le bien connaître, et il possède « une centurie de
ses lettres. » Il le tient « pour un homme prudent, avisé autant
que qui que ce soit au monde, très renfermé dans tous ses projets;
peu éloquent, mais plutôt par crainte d'en dire trop que par
manque de facilité et d'esprit. De sa valeur, il n'y a pas à en
parler; elle est assez connue de tous. » Rubens l'avait d'abord
assez mal jugé et se défiait de lui « en tant qu'Italien et Génois;
mais il l'a toujours trouvé ferme, résolu et d'une entière bonne
foi. » En revanche, il convient « qu'il ne s'intéresse nullement
à la peinture et n'y entend pas plus qu'un portefaix ; sur ce point,
il va de pair avec la Reyne de France. »
On le voit, avec un esprit plutôt porté à la bienveillance,
Rubens s'applique avant tout à être sincère. Il sait ce qu'il peut
HLBENS CHEZ LUI. G81
attendre de chacun de ses amis, quel profit intellectuel et moral
il y a à tirer de leur commerce. Il serait d'ailleurs facile de re-
lever dans sa correspondance bien d'autres traits caractéristiques,
bien d'autres preuves de sa bonté, de sa curiosité universelle et de
la distinction de ses goûts. En littérature, le bon sens, la clarté,
la justesse et la concision sont les qualités qu'il apprécie le plus.
Sans doute, ainsi que la plupart de ses contemporains, — et il l'a
fait assez paraître dans ses allégories, — il est porté à la subtilité,
à une ingéniosité excessive. Presque toutes les cumpositions qu'il
a dessinées pour servir de frontispices à des livres sont compli-
quées, touffues à l'excès; quelques-unes sont de véritables rébus.
Outre que c'étaient là des travers communs aux peintres comme
aux écrivains de cette époque, souvent les programmes de ces
compositions lui étaient imposés par les auteurs. Mais trop sou-
vent aussi Rubens fait avec eux assaut « de belles inventions; »
il discute avec l'éditeur la signification des personnages symbo-
liques qui doivent figurer dans son œuvre, la convenance des
attributs qui détermineront d'une manière précise leur carac-
tère; il propose ses changemens : en tel endroit, il remplacera
Apollon par une Muse, à laquelle il mettra une plume sur la lète
pour la bien distinguer du dieu. Mais si, en même temps qu'il
donne ainsi carrière à sa facilité exubérante, il fait un peu trop
montre de son érudition, il dégage nettement de ce fatras allégo-
rique ce qui est essentiel, ce qu'il importe avant tout de mettre
en lumière. De môme, dans ses lectures, celles qu'il préfère sont
les plus instructives, celles qui peuvent le mieux éclairer ou for-
tifier son esprit, et stimuler son imagination. Il a horreur de
l'enflure qui dénature les choses, de cette manie de se mettre en
avant, de ces puériles vanités dont certains auteurs étaient cou-
tumiers, et îi des éloges excessifs qui lui sont adressés, il répond
en demandant qu'on le ménage, « (ju'on ne l'expose pas au sort
de Narcisse. »
La correspondance diploniali(|ue de Uubcus ne nous renseigne
pas moins exactement sur sa nature intime, sur sa fac^on de com-
prendre la vie et la politique. On conçoit que ses rares qualit«»s et
l'éclat de son talent lui aient mérité de bonne heure la faveur des
souverains. Dès son retour d'Italie, les archiducs, di^ireux de le
retenir auprès d'eux, l'avaient attaelit' à leur personne axi-c le tilre
de peintre de leurs cours. S'il avait obtenu d'eux la faveur de ré-
sider à Anvers, ils cherchaient le plus qu'ils pouvaient à l'attirer
682 REVUE DES DEUX MONDES.
à Bruxelles, non seulement pour y faire leurs portraits et ceux
des princes auxquels ils offraient l'hospitalité, mais pour s'entre-
tenir avec lui de tous les sujets qui les intéressaient. Outre le
charme de sa conversation, ils avaient de plus en plus, à l'usage,
apprécié la droiture de son esprit, sa discrétion, son dévouement.
Dans les circonstances difficiles où ils gouvernaient, ils avaient
compris de quelle utilité pouvait leur être un tel homme. L'idée
de le charger de missions politiques devait naturellement leur
venir à l'esprit. A côté des ministres accrédités près des cours
étrangères, un agent sans titre ofliciel, mais intelligent et bien
posé dans l'opinion, était à môme de leur rendre bien des services.
Peut-être Rubens fut-il au début flatté de l'honneur qu'on lui
faisait en l'associant ainsi au maniement des affaires de l'Etat.
Il devait bientôt payer cher cet honneur et n'en plus sentir que
le poids. Obligé de s'éloigner de son intérieur, perdant en longues
attentes et en vaines démarches le temps dont il aurait fait un si
bon emploi, le grand artiste sut toujours, avec un tact parfait,
maintenir sa dignité dans les délicates négociations auxquelles il
fut mêlé et servir ses souverains avec autant de dévouement que
de loyauté. Les défiances et même les injures des diplomates de
carrière ne lui avaient cependant pas été épargnées lorsqu'il
s'était par hasard trouvé en contact avec eux. Ainsi que le disait
un de ces ambassadeurs vénitiens dont la perspicacité était si
rarement en défaut, ils avaient bien des raisons de voir d'un
mauvais œil l'intervention de cet intrus qui sur leur propre ter-
rain montrait des qualités d'intelligence et de pénétration plus
grandes que les leurs. Il avait sur eux, du reste, un autre avan-
tage et sa profession de peintre, qui le faisait tenir par eux pour un
assez mince personnage, constituait, en réalité, pour lui une supé-
riorité très positive. Elle lui procurait, en effet, un facile accès
auprès des souverains auxquels ils étaient eux-mêmes contraints de
demander des audiences qu'ils n'obtenaient parfois qu'avec peine,
audiences souvent écourtées, toujours limitées à l'objet spécial
qui les avait motivées. Rubens, au contraire, pendant les longues
séances où ces souverains posaient devant lui, pouvait les ques-
tionner ou les renseigner à sa guise, son tact naturel lui permet-
tant, suivant les dispositions où il les trouvait, d'aborder avec
les ménagemens voulus telle question, de s'avancer ou de se re-
plier, de pressentir ou de connaître leur pensée, de les incliner
même vers les solutions désirables. Homme de bonne compagnie,
RUBENS CHEZ LL'I. • 683
au courant des usages, plein de sens, très délié et, avec un ap-
parent abandon, toujours maître de lui, il savait à propos attendre
ou presser l'occasion, se renseigner en tout cas et d'une manière
très précise sur tous les points où il importait d'être exactement
informé.
Mais, loin de chez lui, à Paris, à Madrid ou à Londres, le
dégoût de cette existence des cours, à la fois vide et agitée, le
prend vite. En proie à la nostalgie de son travail et de son foyer,
il a lia te de retrouver sa chère maison d'Anvers oîi, disposant li-
brement de son esprit et de ses journées, il pourra produire les
chefs-d'œuvre qui le sollicitent. La vie de famille, ses amis, son
atelier, ses collections, c'est là ce qu'il aime par-dessus tout et, loin
d'être grisé par la fortune, de plus en plus, avec l'âge, il aspire à
la tranquillité. Aussi, dès quil le peut, il supplie l'Infante, « pour
prix de ses peines, de le décharger désormais de pareilles missions,
et de permettre qu'il ne la serve plus que chez lui, en se consa-
crant tout entier à sa très douce profession. »
C'est pour son art, en efîet, que Rubens a toujours vécu. Si,
avec les ouvertures de son esprit, la diversité de ses aptitudes et
les conditions mêmes de son existence, sa prodigieuse activité
aurait pu défrayer plusieurs vies, il est resté jusqu'au bout
fidèle à sa vocation. Les hasards de sa destinée conspiraient d'ail-
leurs avec sa volonté pour tourner au profit même de cet art tous
ses dons et tous ses efforts. Instruit déjà par des maîtres flamands,
il avait passé huit années de sa jeunesse en Italie; bien que sa
précocité fût extrême, le moment de la pleine production avait
été retardé pour lui jusqu'à l'âge de la maturité; ami de la re-
traite, il avait dû ^lus d'une fois quitter son foyer, frayer avec les
hommes les plus divers, assister à tous les spectacles, connaître
tous les sentimens. Tout ce que la culture des lettres, l'étude des
monumens et des écrits des Anciens, tout ce qu'une curiosité tou-
jours en éveil avait pu lui apprendre, il en avait reporté le bciu'-
(ice à l'art qu'il aimait par-dessus tout. Doué d'un esprit toujours
en mouvement, il ajoutait à ses dons le travail incessant qui les
développe. C'est ainsi qu'avec une ardeur toujours égale il a pu
suffire à une fécondité sans pareille. Jamais peinlre n'a montré
plus de spontanéité, plus de fougue, plus de passion ; jamais pour-
laut on n'en a vu qui procédât avec plus de méthode, cpii fût plus
maître de lui.
<Juan<l on considère l'ensemble vraiment effravant de ses
684 REVUE DES DEUX MONDES.
œuvres, et l'universalité des sujets qu'il a traités, on est émer-
veillé de tout ce qu'il montre de qualités qui semblent s'exclure.
A l'admiration qu'on éprouve pour le grand artiste, il convient de
joindre celle que doit inspirer l'homme excellent, simple, plein
d'afîabilité et de vaillance qui se révèle si noblement à nous dans
ses actes, dans les témoignages unanimes que nous ont laissés sur
lui ses contemporains. En revoyant ce qui reste aujourd'hui de
la demeure où s'est passée cette glorieuse existence, tant de sou-
venirs qu'elle évoque naturellement reviennent enfouie à l'esprit.
C'est avec une émotion bien légitime que, de chaque côté du por-
tique élevé dans la cour de cette demeure par Rubens lui-même,
on peut lire encore les inscriptions empruntées à la dixième sa-
tire de Juvénal et qu'il avait fait graver h cette place, bien en vue et
pour les avoir toujours sous les yeux. Sans doute, le choix de ces
inscriptions l'avait vivement préoccupé et il ne s'y était arrêté
qu'après maint débat avec ses doctes amis, Rockox et Gevaert. En
tout cas, c'est bien l'expression de sa pensée que nous ofïre ce
programme d'hygiène physique et morale auquel il se proposait
de conformer ses actions. La franche acceptation de notre des-
tinée, la soumission absolue à la Providence qui mieux que nous-
mêmes sait ce qui nous convient, cette prière pour obtenir la
santé du corps et celle de l'esprit, la force d'âme, le courage en
face de la mort et cette entière possession de soi-même qui nous
garde de la colère aussi bien que de tout désir excessif, telles ont
été, en effet, les aspirations constantes, tel a été l'idéal de Rubens.
Cet accord exquis d'un grand talent, d'un esprit très libre et d'une
âme très haute, il s'est appliqué de son mieux à le réaliser. La
volonté a été une de ses qualités maîtresses. Si elle ne suffit pas à
expliquer son génie, nous voyons du moins la place qu'elle a
tenue dans cette vie si bien conduite, assurément une des plus
heureuses et l'une de celles qui honorent le plus l'humanité.
Em. Michel.
QUESTIONS SCIENTIFIQUES
L'HEURE LÉGALE
11(1)
LES FUSEAUX HORAIRES. — LE MÉRIDIEN INITIAL
Il n'y a de naturelle que l'heure locale. Elle est la seule qui
convienne aux besoins des observatoires et de la science propre-
ment dite. En revanche, elle ne convient nullement aux besoins
de la vie sociale. La preuve est faite, puisque, sans entente préa-
lable, tous les pays l'ont successivement abandonnée. L'Autriche,
qui d'abord l'avait empruntée à l'Allemagne, en 1874, la re-
jeta après deux ans d'essai; et la Prusse elle-même, qui s'était
entêtée dans ce système et qui avait mis à son service l'orga-
nisation la plus méthodique et le personnel le mieux discipliné
qu'il y ait au monde, dut y renoncer définitivement en 18911.
L'exemple universel suffit à montrerque la réforme de l'heure
n'est pas le résultat d'une agitation factice. Sans doute cette ré-
forme n'est point faite pour les géodésiens et les astronomes, et
aussi bien elle ne sera point faite par eux, puisqu'en Franco, huit
au moins, quehjucs-uns lui sont contraires. Mais la majorité dans
le monde savant lui est acquise ou s'en désintéresse. Il n'est pas
{Vj Voyez la Revue du l"' juilli't.
(Î86 REVUE DES DEUX MONDES.
inutile de rappeler à ce propos, que, déjà en I800, M. Faye accep-
tait que l'on se servît du temps de Paris pour l'organisation du
service des chemins de fer, et par voie de conséquence qu'on
rétendît aux usages civils dans la France entière : ce sont ces
idées qu'il faisait triompher quarante-six ans plus tard en défen-
dant devant le Sénat, en qualité de commissaire du gouvernement,
la loi de 1891.
Quand on dit, avec les astronomes, que le système de l'heure
locale, aujourd'hui abandonné, est cependant le seul qui soit
naturel, encore faut-il s'entendre. Naturel, il ne l'est que par
rapport à ce qui ne bouge pas, à la méridienne fixe de l'Observa-
toire, à la floche du monument, au clocher immobile, à tout ce
qui est attaché au sol de manière immuable; il ne l'est plus pour
l'homme, à moins d'imaginer le sédentaire absolu, l'homme
terme, ou encore le nomade systématique qui s'interdirait d
changer de méridien. Il ne s'applique pas à l'être mobile qu'est
l'homme moderne.
Du moment où les habitans d'une même ville acceptèrent,
pour régler leurs continuels rapports, une heure commune, ce
fut déjà une infraction au système naturel ; ce fut un premier
compromis. Tout déplacement entraîne un changement d'heure;
en toute rigueur, on devrait, à chaque déplacement, corriger sa
montre et en pousser les aiguilles. De combien? D'un nombre
d'heures, de minutes, de secondes quinze fois plus petit que le
nombre de degrés, de minutes, de secondes d'arc qui exprime le
mouvement en longitude, puisque la rotation diurne fait détiler
le soleil devantles méridiens successifs à raison de l.j unités d'arc
(degrés) pour 1 unité de temps (heure). Un Parisien qui se rend
de l'Observatoire au Panthéon devrait avancer sa montre de deux
secondes, exactement de 2 secondes, 3, puisque la longitude de
ce monument est de 0°0'3o ' E. Sur une piste orientée de l'Est à
l'Ouest, le coureur, cavalier ou cycliste, devrait ajouter ou retran-
cher une seconde à l'heure de sa montre chaque fois qu'il a par-
couru trois cents mètres. Autant dire qu'il faudrait renoncer à la
mesure du temps et au bienfait de l'invention des horloges. Une
telle rigueur est, dans la pratique, évidemment outrée; mais
elle montre bien qu'il y a incompatibilité entre le régime de
l'heure astronomique ou locale et le déplacement de l'homme, les
voyages, les communications de lieu à lieu, c'est-à-dire l'entre-
tien des relations économiques et sociales. Tant que la vie locale
l'heure légale. 687
se maintint prédominante et que les rapports commerciaux et
autres restèrent confinés dans un cercle étroit, au temps des dili-
gences, avant le télégraphe, le téléphone, les chemins de fer, ce
vice de l'heure locale fut à peine aperçu. Il devint sensible dès
l'établissement des chemins de fer et intolérable après le dévelop-
pement des télégraphes et des téléphones. L'heure urbaine com-
mune avait marqué, comme on l'a vu, un premier pas dans la voie
des compromis : elle unifiait la mesure du temps de quartier à
quartier, parce qu'alors les relations n'étaient fréquentes, étendues
et rapides que d'un quartier à l'autre. L'heure nationale a marqué
un second pas dans la voie des conventions horaires, lorsque le
progrès des communications a fait des différentes provinces
comme autant de quartiers d'une cité plus grande, le pavs. Il res-
tait un nouveau progrès à accomplir aujourd'hui que les divers
pays sont, en ce qui concerne la fréquence et la rapidité des rap-
ports, mieux reliés entre eux que jadis les provinces d'un même
Etat ou les parties d'une même ville. Une dernière convention
horaire était devenue nécessaire, qui établît sur toute la surface
du globe un régime de coordination internationale de l'heure.
C'est à ce besoin qu'a répondu le système des Fuseaux horaires.
Le monde entier l'a adopté plus ou moins expressément. Trois
Etats seulement, la France, l'Espagne et le Portugal sont restés
en dehors de ce mouvement. La question qui s'agite aujourd'hui
est de savoir si la France doit persister dans son isolement.
V. — L.V COORDINATION INTERNATIONALE. — l'hEURE UNIVERSELLE
L'unification nationale du temps qui a été réalisée en France
en 1891 et qui a imposé partout l'heure de Paris faisait disparaître
l'inconvénient de la diversité des heures locales à l'intérieur de
notre pays. Elle la laissait subsister pour les relations avec le
dehors. Au moment où l'on franchit la frontière, l'heure subit un
saut brusque. Avant l'adoption, par nos voisins, du régime des
fuseaux, ce saut d'heure variait suivant que l'on passait ilaiis un
Etat ou un autre. Traversuit-on la Manche, il faUait retarder de
y minutes 21 secondes; si l'on allait à Bruxelles, il fallait avancer
de 8 minutes 6 secondes, et de 13 minutes (i secondes, s'il s agis-
sait de l'heure des chemins de fer; si l'on traversait l'Alsace, le
coup de pouce donné aux aiguilles devait être (entre iSiM et
1803) de 23 à 27 minutes. C'était dans clwuine direction nouvelle
688 REVUE DES DEUX MONDES.
une correction nouvelle, une addition ou une soustraction d'un
nombre de minutes et de secondes que rien ne fait coniuiître
a priori ou ne permet de fixer dans la mémoire.
Dans les petits États l'inconvénient s'exagérait encore. Ils
étaient empêtrés dans un réseau inextricable d'heures différentes.
Le grand-duché de Luxembourg avait, par exemple, en outre des
heures locales, l'heure normale de Luxembourg en usage sur
quelques lignes (Prince-Henri et lignes secondaires); le contact
de l'heure française (en retard de 15 minutes) dans la direction
Luxembourg-Longwy; le contact de l'heure belge (en retard de
7 minutes) dans la direction Arlon-Bruxelles; sur les lignes al-
lemandes, l'heure de Berlin (en avance de 29 minutes), pour le
personnel technique. Un même train était indiqué, suivant l'ho-
raire que l'on consultait, comme partant à des heures différentes.
Sur les lignes de l'État hollandais, peu étendues cependant, on
avait affaire à quatre espèces d'heures différentes. Sur le lac de
Constance, dont cinq États sont riverains : la Suisse, le grand-
duché de Bade, le Wurtemberg, la Bavière et l'Autriche, les voya-
geurs d'une rive à l'autre se trouvaient aux prises avec cinq heures
officielles discordantes.
L'Orient-Express dans son trajet de Paris à Gonstantinople
traverse dix États différens. Avant la réforme des fuseaux il
rencontrait huit heures diverses. Les horloges de l'Alsace avan-
çaient sur celles de Paris de 23 à 27 minutes; à Kehl, nouvelle
avance de 2 minutes; à Miilhbacher (frontière wurtembergeoise)
de 3 minutes; de 10 minutes à Ulm en Bavière; de 11 minutes à
Simbach (Autriche); de 19 minutes à Bruck (Hongrie); de 6 mi-
nutes à Belgrade (Serbie) ; de 34 minutes à Tsaribrod pour la Bul-
garie et la Turquie. C'est, au total, une avance de près de deux
heures (1 h, 52 minutes) qui se faisait en huit reprises ou, comme
on l'a dit, « qu'il fallait avaler en huit gorgées. » On se rend
compte de la confusion des horaires, des embarras du service de
la voie ferrée, et enfin des ennuis du voyageur qui n'est plus
sûr de sa montre ni d'aucune heure ; il n'est plus certain qu'une
dépêche envoyée en cours de route arrivera à temps, avant la
fermeture d'un bureau éloigné, avant la fin d'une cérémonie, avant
l'ouverture d'une séance, avant ou après la fermeture de la Bourse.
Sans doute il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Gonstanti-
nople ou de lancer des dépêches à travers l'Europe. H y a peut-
être une majorité de braves gens qui ne sortent pas de leur trou
l'heure légale. 689
et qui peuvent confier le règlement de leur vie immobilisée à la
simplicité de l'heure locale ou de l'heure nationale. On conçoit,
d'autre part, que les administrations de chemins de fer, de pa-
quebots, de télégraphes, de câbles sous-marins, de téléphones,
n'aient aucun souci de respecter les convenances de ces séden-
taires. Elles aussi ont par le monde une immense clientèle à sa-
tisfaire. C'est pour les besoins de ces négocians, de ces ban-
quiers, de ces armateurs, de ces ingénieurs, de ces industriels,
de ces voyageurs, de ces diplomates, de ces hommes politiques,
en un mot pour les exigences de la vie internationale, que la
coordination des heures a été instituée.
D'ailleurs, cette unification intérieure n'était pas même appli-
cable à tous les pays. Elle convenait sans doute assez bien à la
plupart des Etats européens, dont l'étendue est restreinte. Elle ne
s'adaptait plus aux pays tels que la Russie, les Etats-Unis, le
Canada, qui atteignent un immense développement en longitude.
La raison en est simple. Elle réside dans cette condition essen-
tielle imposée par la nature des choses, à savoir que l'heure con-
ventionnelle, quelle qu'elle soit, par laquelle on remplace l'heure
solaire vraie, ne doit pas différer notablement de celle-ci. Il ne
faut pas que l'écart dépasse quelques minutes, et, par exemple,
trente ou quarante-cinq au maximum. Les habitudes de la vie
journalière sont réglées sur le cours du soleil, plus ou moins
exactement. Le jour est consacré au labeur, la nuit au repos :
notre lever, notre coucher, nos repas, le début et la fin de nos
occupations répondent à peu de chose près aux mêmes phases
du cours du soleil. Il est donc nécessaire que, dans chaque lieu,
à ces phases solaires identiques, ramenant les mêmes actes de la
vie civilisée, répondent des désignations horaires identiques, ou
du moins peu différentes. Une convention horaire qui nous amè-
nerait à dire : « Il était neuf heures du soir; le soleil se levait à
l'horizon ; le paysan commençait son labour, » serait condamnée du
coup (1). Nous accomplissons les mêmes actes aux mêmes momens
du jour, aux mêmes périodes de la course du soleil ; il est naturel
(|ue la notation horaire de ces momens soit sensiblement liomo-
nymc. A cette condition, la connaissance de l'heure devient un
renseignement plein d'utilité. Si je sais qu'à l'instant présent ii
est minuit à New York, je me représente la grande cité endoimie,
(1) C'est prLTiscuieiU à <o irsullut qu'aboutirait le syst^ino do riicurc nnivrr-
scllc de (îreenwioh appliciin' ;i des pays cloignOs tels que le Japun.
TOME CXLVIII. — 1898. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
et si l'on me dit qu'il y est 2 heures du soir, c'est au contraire
l'image de la ville active et affairée gui s'offre aussitôt à mon esprit.
Jusqu'à quel degré faut-il que cette concordance de l'heure
conventionnelle avec le temps local soit respectée ? C'est ce
qu'il est difficile de dire. Ce n'est pas à quelques minutes près,
que les faits journaliers de la vie publique et privée se règlent sur
le soleil. Il y a une certaine élasticité dans le jeu des habitudes
sociales. Elles ne sont d'ailleurs pas uniformes chez tous les
hommes; la journée ne commence pas aux mêmes heures pour
le campagnard et le citadin; elle ne finit pas non plus aux mêmes
heures. On admet généralement qu'une différence d'une demi-
heure n'est pas sensible et n'aurait pas d'inconvénient. M. Forel,
de Genève, s'est déclaré prêt à soutenir cette gageure, que, si l'on
reculait toutes les horloges d'une demi-heure sur le temps local
sans en prévenir le public, personne, sauf quelques spécialistes,
ne s'apercevrait du changement. Tout au contraire, M. Fœrster,
le directeur de l'observatoire de Berlin, prétendait qu'une diffé-
rence de quelques minutes est déjà très appréciable, et que tout
le monde est en état de se rendre compte de l'écart de 15 à
16 minutes qui se produit au mois de novembre entre le temps
moyen et le temps vrai. En 1890, l'Académio des Sciences de Bel-
gique exprimait un avis analogue. L'expérience a montré que
cette opinion est entachée de quelque exagération. Le paysan lui-
même, dont les travaux sont le plus étroitement liés à la régula-
rité solaire, n'a besoin de l'heure qu'à une demi-heure près : il
ne lui faut une plus grande précision que pour les affaires qui
l'appellent à la ville.
Cette obligation fondamentale d'un faible écart entre le temps
conventionnel et le temps vrai est suffisamment respectée par
l'adoption de l'heure nationale unique, dans les pays de faible éten-
due en longitude, comme la France et la plupart des Etats euro-
péens. Mais déjà on est bien près de la limite où la différence de-
viendrait excessive. A Brest, par exemple, l'heure normale
avance de 27 minutes sur le temps vrai, et cet excès s'accroît,
au milieu de février, de la différence du temps moyen au temps
vrai : la culmination du soleil (le passage au méridien), s'y pro-
duit à midi 43 minutes etpar conséquent la matinée dure environ
trois quarts d'heure de plus que la soirée. A Bastia, aux environs
de la Toussaint, la situation est inverse et le midi vrai arrive à
11 heures et quart.
L HEURE LEGALE.
691
La discordance serait décidément intolérable pour les pays qui
présentent une plus grande extension dans le sens des parallèles.
C'est ce qui arrive pour l'Autriche-Hongrie, qui couvre, en longi-
tude, une étendue de 17" environ. Lorsque ce pays abandonna, en
1876, le système de l'heure locale, il dut adopter, au lieu d'une
heure nationale unique, deux heures normales : l'heure do Prague
pour ses provinces occidentales; l'heure de Budapest, en avance
de 19 minutes sur la précédente, pour les provinces orientales.
L'impossibilité de l'heure unique devient encore plus flagrante
pour la Russie, le Canada et les États-Unis, dont les points extrêmes
présentent des différences de plusieurs heures en temps local. Il a
fallu, pour les cas de ce genre, imaginer des solutions nouvelles.
On en a proposé deux : le régime de r heure universelle et l'expé-
dient des fuseaux horaires.
L'Heure universelle. — Le regimbe de Vheure universelle est
quelque peu chimérique. M. Fayc renvoyait naguère son adop-
tion au siècle à venir, et ce n'est pas assez dire. Il se heurte à
des difficultés presque insurmontables. Au lieu de s'accorder à
peu près avec le temps local, conformément à la règle que nous
posions tout à l'heure, il est en opposition radicale avec celui-ci.
Il oITrc surtout un intérêt théorique. Les ingénieurs l'utilisent
pour l'établissement des horaires, le règlement des parcours, et
la correspondance des trains; c'est un instrument de calcul. On
ne peut, en eft'et, définir l'exacte durée d'un trajet par la diffé-
rence des temps de départ et d'arrivée, puisqu'il y a, en cours
de route, des solutions de continuité de l'heure. Il faut suppri-
mer ces écarts et rétablir les soudures, c'est-à-dire, en définitive,
supposer l'heure unique et continue, l'heure universelle. Les
calculs faits, on revient à la réalité; les résultats sont traduits
dans le système usuel.
Le système de l'heure universelle consiste à adopter arbi-
trairement l'heure d'un lieu déterminé, dont le méridien devient
le méridien initial, et à attribuer cette seule et même heure à.
tous les points du globe. Ce lieu, ce pourrait être Paris, Rome ou
Berlin; c'est ordinairenu^it Greenwich. Daprès cela, quand il est
midi à Greenwich, il est midi partout. Il n'v a plus aucune cor-
rélation entre la notation de l'heure et la position du soleil; la
même heure imiverselle correspond à toutes les heures locales
imaginables. On renonce à donnci- aux noms et aux numéros
des heures une signification en lapporl avec les phases de la
692 REVUE DES DEUX MONDES.
révolution diurne. Il est 9 heures du soir (21 heures) au Japon
quand le soleil s'y lève ; il y est 3 heures du matin au moment
de son passage au méridien. Il est difficile de se faire à ce
langage. Sans doute, personne n'ignore que depuis la réforme
de 1816, la culmination du soleil ne se fait nulle part à midi
juste ; mais on sait aussi qu'il ne s'en faut pas de beaucoup. Du
même, on sait que le lever du soleil n'est pas attaché à une heure
déterminée, qu'à Paris, par exemple, il se produit à toutes les
heures depuis 4 heures du matin à la fin de juin, jusqu'à 8 heures
du matin (7 h. 5G) à la fin de décembre ; mais on n'est pas habitué
à l'idée qu'il puisse avoir lieu à 21 heures, c'est-à-dire à 9 heures
du soir, — et cela surtout à cause de ce mot de soir, appliqué à
un phénomène essentiellement matinal. La difficulté n'est que
dans les mots ; elle n'en est que plus insurmontable pour la grande
majorité du public.
L'adoption de l'heure universelle, si elle était possible, ferait
disparaître, entre autres bizarreries, la classique correction du
saut du jour que doivent opérer les navires au moment où ils
traversent l'anti-méridien de Paris ou celui de Greenwich, c'est-
à-dire la partie inférieure ou les antipodes de ces méridiens ini-
tiaux. Cette correction a pour but la conservation de la date. Ojn
se rappelle l'étonnement des compagnons de Magellan lorsque,
achevant avec son lieutenant Sébastien del Cano le voyage de
circumnavigation au cours duquel le grand navigateur trouva la
mort, ils constatèrent, en revenant au point de départ, une difi^é-
rence de date d'un jour. Ils étaient partis en 1519 et avaient con-
stamment fait voile à l'occident : l'un d'eux, Antoine Pigafi'etta,
gentilhomme de Vicence, avait écrit exactement le journal de
l'expédition. En abordant à l'île Saint-Jacques du cap Vert, ils
apprenaient, à leur grand ébahissement, et à la confusion de l'an-
naliste, que ce jour qu'ils dataient le mercredi 9 juillet 1522
était, en réalité, le jeudi 10 juillet. De telles discordances ne se
produiraient plus. Elles sont évitées, grâce à une convention en
usage dans toutes les marines, et que voici : Si le bateau traverse
l'anti-méridien en marchant vers l'est, on fait, au moment du
passage, rétrograder le nom du jour et le chiffre du quantième;
par exemple, si le passage a lieu le mardi 2 août à 3 heures de
l'après-midi, le reste de la journée, sera noté lundi l"""" août. —
Si, au contraire, le passage s'effectue en naviguant à l'ouest, on
avance brusquement la date; on datera, mercredi 3 août. Grâce
l'heure légale. 693
à cette convention, le bateau, en revenant à son point de d(5part y
retrouvera la date qu'il apporte lui-même.
L'heure universelle supprimerait encore d'autres singularités,
qui se rattachent aux mêmes causes. Imaginons un télégramme
parti de Paris le lundi 1" août à minuit une minute, passant par
Saint-Pétersbourg, Tobolsk, Pékin, New York, pourreveniràParis,
et supposons que sa transmission n'exige aucun temps appréciable.
L'employé de Saint-Pétersbourg aura noté son passage le lundi
1" août à 2 heures du matin ; celui de Pékin à 8 heures ; de Tokio
à 9 heures; de San-Francisco à 3 heures de l'après-midi; celui de
New York l'aura daté, lundi l*"" août 7 heures du soir ; il sera
11 heures et demie quand il passera àValentia (Irlande), et minuit
quand il sera à Paris. Il aura fait le tour du monde en un éclair de
temps et il arrivera cependant postdaté de 24 heures (mardi 2 août,
minuit une minute), selon les indications de transmission. Au
contraire, si le télégramme instantané avait circulé en sens in-
verse, il arriverait antidaté de 24 heures, c'est-à-dire du dimanche
31 juillet à minuit; c'est une différence de 48 heures. Il faudrait
une convention analogue à celle du « saut du jour » dont nous
venons de parler, pour faire disparaître ces difficultés, à moins
d'adopter l'heure universelle.
Une autre simplification réelle, mais qui heurterait les habi-
tudes et le langage et par suite serait regardée comme une insup-
portable complication, est relative au changement de date. Ce
changement est attaché maintenant, — après avoir beaucoup
varié, — à l'heure de minuit; c'est elle qui sépare la «veille » du
« lendemain ; » c'est elle qui donne le signal du remplacement du
quantième et du jour de la semaine. Dans le système de l'heure
locale, le saut de date s'opère à des momens différens suivant
les lieux. Il est déjà accompli dans une localité alors qu'il ne
l'est pas encore dans une autre située à l'ouest de la première.
On notait mardi 2 août à Paris, au même instant où l'on datait
encore lundi 1" août à Brest. Un phénomène niéléorologiquo,
apparition de bolide, etc., qui se montrerait au même instant
physique en des lieux divers y serait rapporté , par consé-
quent, h des dates différentes. Il faut, pour se rondro compte de
l'extension d'un phénomène de ce genre, (h'pouiller les (obser-
vations locales et les traduire en quelque sorte dans le langage
de l'heure universelle. De même, si l'on veut suivre la marche
d'un cyclone ou d'un tremblement do terre. Avec l'heure
694 REVUE DES DEUX MONDES.
universelle, cette transposition serait entièrement supprimée.
Dans ce système le changement de quantième s'opérerait si-
multanément dans le monde entier à l'instant précis où son-
nerait minuit à l'horloge de Greenwich ou à celle de Paris. Mais,
à ce minuit du méridien initial, il serait, en temps solaire, o heures
un quart du soir à Mexico, 3 h. 40 à San-Francisco, midi à la
Nouvelle-Zélande, 10 heures du matin à Sydney, 9 heures au
Japon. C'est à ce moment que les habitans de ces pays devraient
opérer le changement du jour civil. C'est à cette heure inaccou-
tumée, en plein éclat du soleil, que le Japonais, le Néo-Zélandais
ou l'Australien devraient passer de la veille au lendemain, d'une
date à une autre, dire lundi le moment d'avant et mardi l'instant
d'après. Cela n'aurait sans doute rien que de rationnel ; mais les
habitudes sociales en éprouveraient une gène et une désorienta-
tion intolérables.
Pour toutes ces raisons, l'heure universelle préconisée par
des savans éminens, comme M. Oppolzer (de Vienne), est déci-
dément inacceptable pour le public. Et comme le système direc-
tement contraire de l'heure locale l'était aussi, c'est dans un
tempérament, un compromis entre les deux régimes opposés et
impossibles qu'il a fallu chercher la solution du problème de
l'heure. Le système des fuseaux représente cette tentative de
conciliation.
Les fusoaux. — On connaît maintenant tous les élémens du
problème, les circonstances qui ont donné naissance au régime
des fuseaux et les conditions auxquelles il doit satisfaire.
Il reste à voir comment il y satisfait précisément.
Le premier auteur de cette réforme est M. Sandford Fleming,
le célèbre ingénieur du « Canadian Pacific. » Il avait été vive-
ment frappé des inconvéniens et de la confusion des heures lo-
cales dans le service des immenses voies ferrées qui traversent le
continent américain. On n'y employait pas moins de 75 heures
différentes. Une réforme était urgente. M. S. Fleming l'avait
conçue dès 1876 ; il acquit à ses vues le « Canadian Institute » en
1878 et 1879 : il réussit à les faire accepter par les administrations
des chemins de fer des Etats-Unis et du Canada en 1883. La « Ge-
neral Rail way Time Convention » date, en effet, du 18 octobre de
cette année. M. Fleming ne se contenta point de ce premier succès.
Il étendit sa propagande jusqu'en Europe. Au Congrès de géogra-
phie réuni à Venise en 1881, il proposait de généraliser le sys-
l'heuke légale. 695
tème des fuseaux au monde entier. Il rencontrait bientôt des
auxiliaires très actifs et très autorisés, parmi les ingénieurs, les
géographes, les astronomes, les économistes : MM. W. F. Allen
en Amérique, Schram à Vienne, E. Pasqaier, F. Alexis, en Bel-
gique, en France: MM. deNordling, A. Poulain, Mareuse,Cii. Lal-
lemand ; et enfin dans les Administrations des télégraphes et des
Chemins de fer et dans le Parlement où MM. Gabriel Deville et
Boudenoot ont pris l'initiative des projets de loi destinés à en
préparer ou en assurer l'adoption.
Le système consiste à diviser la terre en 24 fuseaux et à at-
tribuer à chacun d'eux le temps de son méridien médian. Imagi-
nons le cercle de l'équateur partage en 24 parties égales ; chacune
correspondra à IS" de longitude ou encore à une heure de temps
de la révolution diurne. Par chacune de ces divisions et par la
ligne des pôles faisons passer des plans. Le globe se trouvera
ainsi distribué en 24 fuseaux sphériques, semblables, suivant la
comparaison familière à Arago, à des tranches de melon, égaux
entre eux, larges à l'équateur et graduellement appointis vers les
pôles arctique et antarctique. On convient que toutes les régions
comprises dans un même fuseau auront une seule et même heure,
comme si elles appartenaient àun même pays, à une même nation.
Seulement cette heure commune, au lieu d'être celle d'une capi-
tale, est celle du méridien qui passe dans le milieu. La surface de
celui-ci s'étend donc à 1° 30' à l'est et à 7" 30' à l'ouest de ce
méridien mcdian ou horaire.
Il en résulte que dans une localité quelconque, l'heure conven-
tionnelle ne peut différer, de l'heure locale ou naturelle, que d'une
demi-heure au maximum. Pour les lieux qui sont situés sur le
méridien horaire, l'heure du fuseau est celle même du lieu; pour
les lieux situés à l'est, c'est l'heure locale augmentée d'un
nombre de minutes qui ne peut (lépass(M' trente ; pour les lieux
situés à l'ouest, c'est l'heure locale diminuée dans les mêmes pro-
portions. On voit par là que l'écart entre le temps conventionnel
et le temps local restant contenu entre des limites raisonnables
le système dfs fuseaux participe suffisamment, — et certainemtMit
mieux que le système de Y heure natioiuil(\ — des avantages du
régime naturel, c'est-à-dire du tem|)s local ou du temps astrono-
mique.
Il ne participe pas moins des avantages de Vhriirr unircrsellr.
L'heure d'un fuseau dill'ère de celle du fuseau voisin, exactement
69G KEVUE DES DEUX MONDES.
d'une heure, puisque les méridiens horaires qui la fixent sont à
15° d'arc l'un de l'autre. Quand il est minuit (zéro heure) dans le
fuseau initial, il est i heure du matin dans celui qui le touche
à l'Est, 2 heures dans le second, 3 heures dans le troisième, et
ainsi de suite. De cette manière, le temps n'est sans doute pas
unifié à la surface du globe, mais les heures s'y coordonnent et
s'y enchaînent de la manière la plus simple et la plus commode
pour tous les calculs chronologiques.
Il y a « coordination » de l'heure et « unification » de ses sub-
divisions, minutes et secondes. Un voyageur qui marcherait vers
l'est, n'aurait jamais à toucher à la grande aiguille de son chrono-
mètre, l'aiguille des minutes; il devrait seulement faire avancer
l'aiguille des heures d'une division chaque fois qu'il passerait
d'un fuseau dans le suivant. Les horloges du monde entier concor-
dent donc quant aux minutes et aux secondes. Au moment où
les horloges de Londres marquent midi 10 minutes, par exemple,
on sait qu'il est exactement 2 heures 10 minutes à Saint-Péters-
bourg, qui se trouve dans le second fuseau vers l'est après le fu-
seau fondamental; il est exactement 6 heures 10 minutes à Cal-
cutta, qui se trouve dans le sixième fuseau. Au lieu d'une heure
de plus, c'est une heure de moins qu'il faut compter, si l'on marche
à l'ouest : on retranchera cinq heures pour avoir l'heure de New-
York, qui est dans le cinquième fuseau à l'Occident; il y sera donc
7 heures 10 minutes.
Telle est l'économie du système, au moins en théorie. En
pratique, on se départ quelque peu de cette rigueur. On modifie
la configuration des fuseaux pour l'adapter à celle des pays. Si
une petite portion d'un pays empiète sur un fuseau, plutôt que
de lui assigner une heure difl"érente de celle de la masse princi-
pale, on fait fléchir la limite du fuseau de manière à ccntourner
la frontière nationale.
Quand l'Espagne aura adopté le système des fuseaux et
qu'elle aura l'heure de Paris et de Londres, c'est-à-dire du fuseau
initial, on appliquera cette même heure à la Galice et à une partie
de la côte cantabrique qui est en dehors de ce fuseau. De môme,
procédera-t-on, en France, pour la petite portion des Alpes-
Maritimes qui est à l'est du fuseau initial. En d'autres termes, on
remplace, toutes les fois qu'il y a lieu, les limites trop rigides du
fuseau théorique par les frontières politiques ou naturelles des
difl"érens pays. Et par là, le système des fuseaux, sans rien perdre
l'heure légale. 697
de ses avantages, participe en môme temps de la commodité du
système de l'heure nationale.
En ce qui concerne l'Europe, elle est to'it entière comprise dans
les trois premiers fuseaux : la France, l'Angleterre, la Hollande,
la Belgique, l'Espagne, le Portugal dans le fuseau fondamental;
les Etats Scandinaves, l'Allemagne, l'Autriche proprement dite
et l'Italie, dans le suivant; la Russie occidentale, la Hongrie,
les États balkaniques, la Grèce, la Turquie, dans le troisième.
MM. Strecker et de Busschere ont désigné ces fuseaux, tout
aussi africains qu'européens, par les noms de fuseau de l'Europe
orientale, de l'Europe centrale, de l'Europe occidentale qui ont
été généralement adoptés.
On a essayé de rendre la nomenclature des fuseaux la plus
rationnelle et la plus significative qu'il fût possible. Plusieurs
systèmes ont été successivement proposés par MM. Fleming,
J. W. Allen, Schram et de Nordiing. Le fuseau initial, fonda-
mental, a reçu le nom de fuseau universel; son heure est appelée
temps universel. Il est désigné par la lettre u. Les autres pour-
raient être désignés par des numéros d'ordre, l , 2, 3, 4,... 22 et 23
en allant vers l'est. Le numéro d'un fuseau indique l'heure qui
y règne (c'est-à-dire l'heure locale de son méridien médian) au
moment où il est midi dans le fuseau initial, à Paris et à Green-
wich. M. Sandford Fleming, au lieu de chiffres, a utilisé les 23
lettres de l'alphabet latin (l'u qui n'en fait point partie étant ré-
servé au fuseau fondamental;. Ces fuseaux sont donc désignés
par les lettres a, n, c, d, e, f, g, n, i, j, k, l, m, n, o, p, q, r, s, t,
V, x, Y, z, correspondant aux vingt-trois premiers nombres. A l'u
répond le chiffre stv-o.Il s'agit de savoir le rang de chaque lettre
dans l'alphabet pour avoir la correspondance de l'heure dans le
fuseau qu'elle désigne avec celle du fuseau initial.
Cette notation fut trouvée trop abstraite. Les Américains lui
préférèrent celle de W.-F. Allen, qui consiste à donner à chaque
fuseau un nom géographique qui s'y rap|)orte. De ces dénomi-
nations les seules usuiîUes sont celles qui désignent les quatre fu-
seaux do l'AuKîrique du Nord, à savoir, en procédant de l'occi-
dent à l'orient : Pdci fie-Mountain (Montagnes Uocheuses) Cen-
tral, Eastern et La IHata ou hitercolnnial .
La nomenclature qui semble préférable ;\ toutes les autres est
celle de M. Schram. Les fuseaux y sont désignés par un nom géo-
graphique qui s'y rattache; mais en outre, co nom est symbo-
698 REVUE DES DEUX MONDES.
lique, en ce qu'il est choisi de façon que les lettres initiales sui-
vent l'ordre de l'alphabet latin, si l'on énumère les fuseaux, en
marchant vers l'est. Le fuseau fondamental, hors rang, porte le
nom de fuseau universel, son heure s'appelle temps universel: son
symbole est U. Le premier fuseau, à l'est de celui-ci, est appelé
Adriatique, son symbole est A : son heure avance d'une unité sur
le temps universel. Vient ensuite le fuseau du Bosphore, dont le
symbole est B; son heure est on avance de deux heures sur le
temps universel. Il répond à Gonstantinople, Saint-Pétersbourg,
c'est-à-dire à l'Europe orientale, comme les deux précédens à
l'Europe centrale et à l'Europe occidentale ; et l'on voit maintenant
pourquoi M. Pasquier critiquait ces dénominations très expres-
sives sans doute, mais qui rompent la convention symbolique,
dont nous allons dire l'utilité. Viennent ensuite, toujours plus à
l'est avec les symboles c, d, e, /, </, h,... etc., les fuseaux désignés
par les noms : Caucase, /)aria, £"lephanta, Fakir, Gobi, Boang-
Ho, Japon, A'ouriles, /.oyalty, Milieu ou 3/edium correspondant
à l'antipode du fuseau fondamental, A'ounivak, Otahiti, Pitcairn,
Quadra, jRocky-Mountain, Supérieur, Jolima, Saint- Fincent, ces
quatre derniers répondant respectivement, dans l'Amérique du
Nord, aux fuseaux appelés par Allen : Pacifie-Mountain, Central,
Eastern, Intercolonial. Enfin, les trois derniers qui couvrent une
grande partie de l'Atlantique, sont les fuseaux de A'ingu (au nord
du Brésil), Foung Baie (Groenland), etZighinchor(côte d'Afrique).
L'utilité du symbole alphabétique devient évidente dans les
usages télégraphiques. On ajoute, comme indication de service,
à l'heure d'envoi de la dépêche la lettre-symbole du fuseau de
départ; par exemple pour un télégramme expédié de Gonstan-
tinople à Paris à 10 heures 32 minutes, on écrit B. 10.32. Au
reçu de la dépèche, on sait qu'il s'agit du fuseau B, second
fuseau (B = 2), où l'heure est en avance de deux heures sur le
fuseau universel de Paris. Le destinataire, sait donc qu'il était
8 heures 40 minutes à Paris, au moment de l'expédition, l'heure
d'arrivée lui apprend la durée de transmission. Les adversaires
du système des fuseaux disent avec M. Caspari qu'il n'est pas né-
cessaire que les particuliers puissent connaître, sans calcul, la
durée de transmission. A quoi l'on peut répondre, avec M, A. Pou-
lain, que tout au contraire il y a pour le destinataire intérêt à
avoir ce renseignement, par exemple pour se rendre compte si
sa réponse, exigeant une égale durée de transmission, pourra arri-
l'heure légale. 699
ver à temps, avant le départ d'un train ou d'un bateau. D'ailleurs,
la question est tranchée en fait par les pétitions des chambres de
commerce et des unions commerciales, réclamant précisément
que les télégrammes portent des indications de ce genre.
La traduction facile, dans le système des fuseaux, du temps
local en temps universel, permet aux météorologistes, en grou-
pant les indications locales, de reconstituer facilement la marche
et de déterminer la vitesse de propagation d'un orage ou d'un
tremblement de terre.
En ce qui concerne les chemins de fer, il n'est pas besoin de
longues explications pour faire comprendre les simplifications
apportées par l'usage des fuseaux. Au lieu des huit changemens
d'heure et minutes qu'il fallait subir quand on allait de Paris à
Contantinople, il n'y en a plus que deux, au moment où l'on
passe la frontière allemande, c'est-à-dire où l'on entre dans le fu-
seau A de l'Europe centrale; et au moment où l'on passe, à la
frontière bulgaro-turque, dans le fuseau B de l'Europe orientale;
et ces deux changemens consistent dans une avance d'une heure
chaque fois, sans qu'il y ait à toucher aux minutes.
Tous ces avantages permettent de comprendre le succès ra-
pide et presque foudroyant du système des fuseaux horaires.
M. Sandford Fleming l'imagine en 1876; les États-Unis l'adoptent
en 1883 ; le Japon l'introduit, le l'^"' janvier 1888, pour tous les
usages de la vie civile. En 1891, c'est le tour de l'Autriche qui
prend l'heure de l'Europe Centrale (Greenwich + 1); à la même
date,l" octobre 1891, la Roumanie et la Bulgarie, pour le service
de leurs voies ferrées, se règlent sur le fuseau de l'Europe orien-
tale (Greenwich H- 2). Le l'"" avril 1892, l'Alsace-Lorraine, le du-
ché de Bade, le Wurtemberg et la Bavière, prennent l'heure de
l'Europe Centrale. Un mois après, le 1*"' mai 1892, la Belgiiiueet
la Hollande, comprises dans le fuseau fondamental, exécutent la
correction nécessaire pour faire concorder leur heure avec le temps
universel; l'Italie a, depuis le !'' novembre 1893, l'heure du fu-
seau de ri'^uropo (Centrale (Greenwich 4- 1). La Suisse avait agi
de môme le l'-'' juin de la même année. Elle avait hésité, étant à
cheval, en quelque sorte, sur les deux fuseaux, entre l'heure uni-
vers(>lle c'rst-à-dire la nôtre et l'heure de l'iùirope Centrale. La
Bosnie et l'Herzégovine à partir du l*"' janvi(>r 1892; la Hongrie et
Budapeslh depuis le l'"'" juin ; le Danemark le I " janvier I89i ; la
Norwège le f'' janvier 189o, l'Australie et la Nouvelle-Zélande le
700 REVUE DES DEUX MONDES.
|er février 1895 ; l'Afrique méridionale, le Gap enfin se sont ralliées
au système des fuseaux horaires. Si l'on considère que l'Angleterre
depuis 1848, la Suède, depuis le 1" septembre 1879, jouissaient
de ce régime et que la Russie occidentale, par un heureux hasard,
était en accord avec lui à une minute près, on constatera, en fin
de compte, que la France reste seule, avec l'Irlande, l'Espagne et le
Portugal, en dehors de l'accord universel ; on comprendra l'éten-
due de notre isolement et l'urgence qu'il y a à le faire cesser.
Qu'attendons-nous davantage? L'avènement d'un régime plus
parfait? L'application du système décimal à la mesure de l'heure
et à celle des longitudes? Mais il est à peu près certain que la dé-
cimalisation de l'heure aura pour base la division de la circonfé-
rence en 240 degrés, c'est-à-dire qu'elle laissera subsister les
24 fuseaux actuels comprenant à l'avenir 10 degrés au lieu de 15.
L'heure n'éprouvera donc aucun changement, de ce fait; et ses
subdivisions pourront concorder avec le régime des fuseaux.
La résistance vient d'ailleurs. Le système des fuseaux exige
comme point de départ un méridien initial qui serve d'axe au fu-
seau fondamental et qui règle le temps universel. En théorie, ce
méridien peut être quelconque ; ce pourrait être celui de l'île de
Fer, comme l'avait voulu Richelieu ; celui de Rehring, comme l'a
proposé M. Janssen, au Congrès de Washington; celui de Jérusa-
lem,comme le demandait l'Institut de Rologne; enlin celui même de
l'Observatoire de Paris. Il n'en a pas été ainsi. En fait, et par suite de
la manière même dont les choses se sont successivement établies,
c'est le méridien de Greenwich qui a servi de point de départ. Il y a
maintenant possession d'état. Au lieu de promener par le monde
un chronomètre en désaccord avec tous les autres, retardons-le
de 9 minutes 21 secondes, comme le propose le projet soumis au
Sénat; cela suffira pour nous rallier au système des fuseaux,
adopté par le monde entier, et nous faire bénéficier de ses avan-
tages. On prétend que ce serait implicitement trancher en faveur
de Greenwich la querelle relative au méridien initial et que cette
solution est inacceptable. C'est là un point qui exigera un examen
approfondi.
A. Dastre.
UNE
CORRESPONDANCE SECRÈTE
PENDANT LA RÉVOLUTION
Louis Sifferin de Salamon était né à Carpentras, le 22 octobre 1759.
A vingt ans, il fut reçu docteur en théologie. Pie VI lui voulait du
bien, et deux ans plus tard, quoiqu'il n'eût pas l'âge requis, il était
auditeur de rote et doyen du chapitre d'A\'ignon. Bien que sujets du
pape, les habitans du Comtat-Venaissin avaient comme les Fran-
çais de France le droit d'exercer toutes les charges du royaume. Une
place de conseiller-clerc au Parlement de Paris vint à vaquer; l'abbé
de Salamon l'acheta, et il prit part aux débats du fameux procès
du Collier. Il s'était flatté de \àvre et de mourir « sur les fleurs de
lis ; » il n'avait pas prévu que les états généraux supprimeraient le
Parlement. Après avoir siégé dans la Chambre des vacations établie
pour remplir l'intérim, il changea d'emploi. Le nonce, M^'' Duguani,
dont la situation était devenuiî fort diflicile, reçut un jour dans son
carrosse la tête d'un garde du corps; il prit son poste en dégoût, se
retira en Savoie, et toutes communications oflicielles entre le Vatican
et la France se trouvèrent interrompues. Cependant le siiint-siègo
éprouvait le besoin d'avoir à Paris un homme do conliancc, un ronde
de pouvoirs, qui s'occupât de ses afl'aires et le tint au courant. L'abbé
de Salamcni fut cet homme de confiance. Depuis quelque temps déjà
il correspondait avec le cardinal de Zolada, secrétaire d'I'Ual du pape
Pie VI. Il devint l'informateur oflicieux et l'agoni .secret du cabinet
de Sa Sainteté.
Ce n'était pas un emploi sans danger. En juillet 1792, il fui arrêté,
702 REVUE DES DEUX MONDES.
et il n'échappa que par miracle à la boucherie de Septembre. Il a
raconté lui-même l'horrible nuit qu'il passa à l'Abbaye; s'il n'y laissa
pas sa vie, il y laissa ses cheveux : « Je me passais fréquemment la
main droite sur la tête, et tout en cherchant en moi-même les moyens
de me sauver, je me grattais machinalement avec tant de force que,
sans m'en douter, je m'arrachai jusqu'à la racine des cheveux. Aussi,
dès lors, se mirent-ils à tomber par grandes touffes, si bien que, dans
l'espace de trois mois, je de^•ins aussi chauve que je le suis maintenant.»
Il n'était pas au bout de ses peines ni de ses alertes. Il avait été
l'un des signataires de la protestation du Parlement contre les actes
de l'Assemblée nationale ; le Comité de sûreté générale lança contre
lui un décret de prise de corps. Il fut réduit à errer dans les environs
de Paris, couchant où il pouvait, dormant parfois à la belle étoile,
traqué, disait-il, comme une bête fauve. Sous le Directoire, il sera
arrêté de nouveau et mis en jugement pour avoir entretenu une corres-
pondance clandestine avec les ennemis de l'État. Il se targuait avec
raison d'avoir rendu de grands et périlleux services; U trouva que
Rome était lente à les reconnaître, il accusait « ces Messieurs d'oubher
facilement ce qu'on avait fait pour eux. » Quand il reçut avec la con-
sécration épiscopale le titre d'évêque in partibm d'Orthozia, cette ré-
compense lui parut maigre; mais en 1820, il fut nommé évêque de
Saint-Flour ; cette fois il fut content, et il se signala dans son diocèse
par son zèle, par des fondations utiles, par ses vertus d'excellent
administrateur.
Entre 1808 et 1812, à la demande de M"* de Villeneuve-Ségur, il
avait écrit ses Mémoires en itaUen. Il y racontait « son martyre, sa y\q
sous la Terreur, son procès sous le Directoire. » M. l'abbé Bridier a
retrouvé récemment et publié en traduction ces Mémoires inédits, qui
ont été fort goûtés : le fils du consul de Carpentras avait le don de narrer
des événemens extraordinaires et sinistres avec beaucoup de naturel
et d'agrément (1). Cependant des critiques sévères lui ont cherché que-
relle; ses récits leur ont paru suspects, ils y ont relevé plus d'un détail
inexact. L'atbé prétendait avoir été nommé internonce du pape après
le départ de M^"" Dugnani; on a remarqué fort justement « que la non-
ciature de Paris occupait dans la hiérarchie diplomatique un rang qui
ne comportait pas d'internonce, et qu'au surplus Ms"^ Dugnani, absent,
mais non rappelé de son poste, en demeurait officiellement titulaire. »
Aujourd'hui nous ne pouvons plus douter qu'il n'entretînt une cor-
(1) Mémoires inédits de Vintenionce à Paris pendant la révolution, 1790-iSOI, par
l'abbé Bridier, du clergé de Paris, 1892 ; librairie Pion.
UNE CORRESPONDANCE SECRÈTE PENDANT LA RÉVOLUTION. 703
respondance réglée avec la cour de Rome. M. le vicomte de Richemont
a découvert dans les archives du saint-siège une liasse de ses lettres
et les minutes des réponses du cardinal secrétaire d'État, et cette cor-
respondance bilatérale, qui va du 29 août 1791 au 21 mai 1792, fait foi
que si l'abbé de Salamon ne fut pas un internonce en titre, il exerça
réellement les fonctions de l'emploi, qu'il a été charge pendant la Révo-
lution des affaires du saint-siège à Paris (1).
Quoique l'Assemblée nationale eût interdit de publier, d'imprimer,
de colporter des actes émanés de la cour de Rome, il transmit aux ar-
chevêques métropolitains et répandit dans le public les brefs du pape
contre la constitution civile du clergé. Ce fut lui qui notifia au cardinal
de Brienne, archevêque de Sens, le décret qui le retranchait du sacré-
collège et lui interdisait de porter la pourpre. Ce fut par ses soins que
le roi et la reine reçurent deux copies manuscrites, dans les deux
langues, de la protestation du souverain pontife contre l'occupation
d'A\ignon et du Comtat-Venaissin. Il faisait insérer dans les journaux
toutes les informations auxquelles le saint-siège désirait donner quelque
publicité, et, comme il savait se servir de tout le monde, il avait à sa
solde, dans l'occasion, des journalistes démocrates. Il était en re-
lation avec le comité des évêques réfractaires, réunis à Paris, qu'il
rappelait parfois à l'observation des vrais principes. Le cardinal de
Zelada lui demandait souvent son avis sur les questions du jour, et il
prenait plaisir à prodiguer des conseils, qui à la vérité n'étaient pas
toujours suivis. Mais sa principale occupation était de remplir con-
sciencieusement ses devoirs d'informateur. Il avait affaire, écrivait-il
dans ses Mémoires, « à un pape très curieux, qui désirait qu'on lui
envoyât toutes les caricatures et tous les livres récemment parus,
fussent-ils dirigés contre sa personne. » Avec des caisses contenant
jusqu'à cent trente volumes, il expédiait des brochures, des estampes,
des journaux, des numéros du Prrc Duchesne, et ses envois étaient
accompagnés d'une gazette politique, rédigée par lui, qu'au témoignage
du cardinal, on lisait à Rome « avec un véritable plaisir. »
Ne plaignant ni ses pas ni ses peines, très répandu, très allant, il
était à même de se renseigner. Il avait de nombreuses et belles rela-
tions; il fréquentait, nous dit-il, la meilleure société de Paris. Son
portrait, conservé au musée Calvet, le représente en magistrat du Par-
lement, portant le rabat et la robe noire aux larges manches brodées
(1) Corrcfiponrlniice .tecrè/e de l'a/ihé de Salamnn, cluirifé des affuirea du Salnt-
Slrr/e à Paris jicndunf lu liévolu/ioii, avec le cardinal de Zelada, publii'o par le
vi<omte de Richemont, 1898; librairie l'Ion.
704 REVUE DES DEUX MONDES.
de pourpre, et Tabbé Bridier a raison de dii-e « que ce portrait illustre
bien son caractère. » La taille droite et dégagée, soigneusement pou-
dré, toujours rasé de frais, les traits réguliers, l'œil vif, les lèvres
minces, l'air à la fois affable et résolu, il joignait l'autorité à la sé-
duction, et il avait le don de gagner les cœurs. 11 lui était si naturel
d'inspirer la confiance que les hommes les plus réservés lui révélèrent
quelquefois leurs plus secrètes pensées; mais on n'est pas parfait :
plus insinuant que pénétrant, il lui arriva souvent aussi de prendre
les balivernes pour des secrets.
S'il avait affaire à un pape infiniment curieux, il avait lui-même le
goût des commérages, des ragots. Il annonce au secrétaire d'État, le
26 décembre 4791, que le nouveau ministre de la Guerre, M. de Nar-
bonne, surnommé Linotte, « a bu chez la Contât, célèbre actrice,
treize bouteilles de Champagne, lui cinquième, qu"il est parti ensuite
pour Metz, pour aller tàter l'armée, accompagné de plusieurs de' ses
semblables, et que Sa Majesté a dit : Voilà une belle carrossée. » Il
mande, le 6 février 1702, « que M. Basire et le capucin Chabot, deux
législateurs français, étant allés se délasser de leurs travaux nationaux
chez une fille, sont devenus très malades, à un tel point que Chabot a
failli périr... Le cas était si grave qu'on a parlé d'amputation ; il n'y
aurait pas eu grand mal pour un capucin sorti de l'enfer. Cette anec-
dote est risible, mais elle est vraie. » Il rapporte dans cette même
lettre que le roi de Prusse a dit au comte de Ségur, envoyé en mission
à Berlin : « "Vous êtes surpris du froid accueil que vous avez reçu de
moi. Sachez que je n'ignore point que vous venez dans mes États
d'une manière indigne d'une personne de votre caractère; je sais que
vous avez des lettres de change pour deux millions sur Berlin, pour
un million sur la place d'Amsterdam et une grande quantité de
diamans et de bijoux. Votre but est de corrompre ceux qui m'en-
tourent. » Il ajoute que M. de Ségur, désespéré, s'est donné, en ren-
trant chez lui, trois coups de couteau. Cette histoire, qui était un
roman, ne lui paraît point invraisemblable.
11 faut en convenir, habile à se renseigner, l'abbé de Salamon était
absolument dénué d'esprit critique. En janvier 1792, il dénonce un
dangereux complot, tramé dans le boudoir de M""^ de Staël. A l'en
croire, le petit comité qui se rassemblait chez cette femme redoutable
avait proposé au conseil du roi d'envoyer à Londres, comme ministres
accrédités, trois patriotes, l'évêque d'Autun, Rabaut Saint-Étienne et
Bonnecarrère, chargés de conclure avec le gouvernement anglais une
alliance contre l'Espagne.
LNE CORRESPONDANCE SECRÈTE PENDANT LA RÉVOLUTION. 70o
Mais le dessein secret de M""* de Staël était de se servir de ses trois
émissaires pour soulever les communes contre les catholiques et former
une ligue entre les protestans d'Angleterre et ceux de France : « Voilà
le vrai but de cette mission soudaine. Votre Éminence n'aura pas de
peine à penser que Necker est toujours derrière les rideaux; De Les-
sart, ministre des Affaires étrangères, est la créature de Necker ; il a
adopté le projet, et Rabaut, ministre protestant, est son protégé, le
directeur de M""' Necker et le très humble serAiteur de l'intrigante
ambassadrice, fille de ce monstre que l'enfer a vomi des marais de Ge-
nève pour le malheur de la France. » M™^ de Staël l'inquiétait beau-
coup, faisait travaOler son imagination. Deux mois plus tard, il lui
imputait d'autres trames plus criminelles encore. 11 affirmait que pour
venger son ami Narbonne, tombé en disgrâce et renvoyé du ministère
delà Guerre, cette républicaine, cette Genevoise furibonde avait juré
de renverser la monarchie, qu'elle se proposait d'établir un comité
pris dans l'Assemblée et de lui donner pour chef Narbonne, qui aurait
prêté serment comme ministre national : « Le roi eût été conservé
comme président, mais on aurait eu le soin de le représenter ensuite
comme un être fort onéreux et très dangereux dans le nouvel ordre
pohtique de choses, et on l'aurait éconduit avec une modique pension
avant la fin de l'année, pour proclamer la république fédérative et un
congrès à l'instar des États-Unis d'Amérique... Le peu d'ensemble qui
règne parmi eux, ajoutait-il, a suspendu, peut-être momentanément,
ce funeste projet . »
Le cardinal de Zelada se félicitait d'aA^oir un correspondant aussi
exact, aussi infatigable, et l'accablait de compUmens : « Les circon-
stances actuelles me font à présent attendre avec plus d'impatience
que jamais l'arrivée de vos lettres ; je ne les lis pas, je les dévore, et le
saint-père se fait une vraie satisfaction de lire d'un bout ;\ l'autre vos
feuilles et les pièces y jointes, qui vous méritent les plus grands
éloges. » Cependant, on savait séparer la balle du grain et, de temps à
autre, on mêlait aux louanges un mot d'avertissement : « Les détails
innombrables dont est composé votre numéro 79 font toujours l'éloge
de votre activité ; mais ils ne me fournissent point un sujet positif do
réponse, ne voulant pas me livrer à dos conjectures vagues et toujours
incertaines ou îi des déclamations bien plus inutiles encore. » On lui
recommandait aussi « de no rien hasarder », h quoi l'abbé répondait :
« Je ne suis pas facile à croire et je sais toute l'importance qu'il y a à
ne donner que des notions très sûres. Je ne crois pas, jusqu'i\ ce mo-
ment, m'être égaré, surtout pour les affaires do quoique conséquence,
TOJIB CXLVlll, — 1898. >3
706 REVUE DES DEUX MONDES.
et si quelques événemens ne se sont pas trouvés parfaitement vrais,
c'a été l'effet de quelques circonstances survenues; mais dans le mo-
ment que je les écrivais, ils étaient véritables. » Il eût mieux aimé
mourir que de confesser que le "comte de Ségur ne s'était pas donné
trois coups de couteau, et que l'abbé de Salamon s'était mépris sur les
desseins secrets et scélérats de M"'' de Staël.
Ce nouvelliste intrépide, qui manquait de sens critique, ne se pi-
quait pas non plus d'avoir le sentiment des nuances. Il croyait avoir
tout dit quand il avait déclaré qu'un tel était un monstre, Victor de
Broglie un révolutionnaire, Cambon un fou, que l'Assemblée législa-
tive était une infernale assemblée et qu'on avait tort de laisser wixve
tranquille l'infernal Prudhomme, que l'abbé Louis n'avait d'autre mé-
rite qu'une grande fatuité et une docilité rampante pour la furibonde
Genevoise, que le palais de Philippe servait de repaire aux tigres, que
les jacobins enrôlaient les brigands, que les atroces enfans de Calvin
les payaient, « que la Révolution, en gros et en détail, n'était ni plus
ni moins qu'une spéculation de voleurs. »
Aux jugemens rigoureux, aux déclamations il joignait les -pro-
phéties. Il estimait avec raison que la guerre était inévitable et ne tar-
derait pas à éclater, mais il affirmait que la France se défendrait mal
ou ne se défendrait pas. Le cardinal de Zelada en était moins sûr que
lui et lui représentait que, dans certaines occurrences, il est bien dif-
ficile « d'asseoir un jugement positif, » que tous les télescopes poli-
tiques étaient tournés vers la France, mais que cette comète décrivait
une orbite irrégulière qui déroutait tous les calculs, qu'U n'était pas
aisé non plus de pénétrer les dispositions secrètes des différens cabi-
nets de l'Europe, que les événemens décideraient de leur conduite,
que chaque puissance ne prendrait conseil que de ses propres intérêts,
qu'il était inutile de se perdre en de vaines spéculations : « Le temps
seul pourra nous éclairer. » A bon entendeur salut; mais l'abbé de
Salamon n'entendait nettement que ce qu'U se disait à lui-même.
Si ses lettres, toujours piquantes, quelquefois instructives, étaient
goûtées à Rome, on n'y acceptait que sous bénéfice d'inventaire et ses
nouvelles et ses prédictions et surtout ses conseils. Rome sait que les
actions humaines et toutes les choses de ce monde sont infiniment
complexes, et que les comptes se règlent le plus souvent par des cotes
mal taillées. Elle a des principes éternels, immuables, universels, dont
elle ne démord point, mais que, dans la conduite de la vie, la politique
tempère; elle allie aux maximes générales, aux théories inflexibles un
savant opportunisme, la prudence qui se conforme aux lieux et aux
UNE CORRESPONDANCE SECRÈTE PENDANT LA RÉVOLUTION. 707
temps et le discernement des cas particuliers, et elle avait reconnu de
bonne heure que la Révolution était un de ces cas spéciaux, auxquels
il est dangereux d'appliquer les règles communes.
L'abbé de Salamon n'était ni un politique ni un philosophe, et il
n'avait pas cette souplesse d'esprit qui distingue les vrais hommes
d'Église. Une voyait dans la Révolution qu'un affreux désordre, qui
ne pouvait durer. Plus la bourrasque était terrible, plus on avait lieu
de croire qu'elle serait courte et qu'avant peu, tout rentrerait dans
l'ordre. Ne comprenant rien aux idées nouvelles et i.ux passions révo-
lutionnaires, jacobins, feuillans, constiluans, royalistes libéraux
n'étaient à ses yeux que des pervers ou des égarés. Il tenait pour cer-
tain que les égarés viendraient bientôt à résipiscence, qu'on mettrait
les pervers à la raison, que l'ancien régime renaîtrait de ses cendres,
que le nouvel ordre de choses disparaîtrait en une nuit sans laisser
dans le monde aucune trace de son sinistre passage. Il en concluait
qu'il ne fallait point traiter avec ce fantôme, il posait en principe que
les concessions déshonorent et perdent ceux qui les font ; il avait hor-
reur des compromis, U était le plus intransigeant des hommes.
Tel il s'était montré avant 1789, lorsqu'il siégeait au Parlement, où
on l'appelait, disait-il, « le petit ullramontain, sans que cela diminuât
l'attachement et la considération que lui témoignait la Compagnie. » Il
s'est vanté dans ses Mémoires d'avoir déployé un grand zèle contre
l'édit, enregistré le 9 janvier 1788, qui rendait aux protestans l'état
civil, et qui, selon lui, n'eût point passé si au dernier moment l'arche-
vêque de Paris n'avait trahi la bonne cause : sa désertion en entraîna
beaucoup d'autres. Il avait dénoncé à Rome l'indigne conduite de
M^' Dillon, archevêque de Narbonne, qui en prenant congé du roi, à la
tête du clergé, « n'avait pas rougi de le remercier de l'édit des non-
calholiques. » Il se plaignait (jue le clergé, « corps faible et qui n'a
point de nerf, » n'eût pas désavoué cette humiliante démarche. —
« Ah ! mon cher abbé, lui dit un jour le duc de Brissac, où allons-
nous ? Si nous n'avions pas laissé passer l'édit des protestans, nous
n'en serions peut-être pas là. — J'en gémis tous les jours, monsieur le
duc, répondit-U. Au moins ce n'est ni votre faute ni la mienne. »
Il se plaignait que le clergé n'eût pas de nerf, il se plaignait aussi
« qu'il se gUssàt beaucoup de philosophie dans tous les états >> et
jusque dans la tête do quelques évêques. 11 les trouvait trop timides,
tro[) circonspects, trop désireux do contenter tout le monde. Il accu-
sait l'Oratoire et la Doctrine chrétienne de semai conduire : « Ils n'ont
donné aucune improbation i\ ceux de leurs ujonibrcs qui ont juré ou
708 REVL'E DES DEUX MONDES.
qui sont intrus ; bien plus, je sais que le général de la Doctrine a
donné à dîner à l'intrus de Bourges, Torné. » Il avait tort d'en vouloir
à Torné, qui lui rendra service dans les sanglantes journées de Sep-
tembre; mais il se montrait impitoyable pour tout prêtre qui avait
prêté le serment civique et accepté la constitution civile du clergé.
On annonçait que quatorze ou quinze évoques constitutionnels,
mécontens de leur situation, méprisés de leur troupeau, paraissaient
disposés à abjurer leur erreur, à abdiquer l'épiscopat. L'abbé craignait
que sa Sainteté n'usât de clémence à l'égard de ces rebelles repentans :
« La gloire et l'honneur de l'Kglise semblent exiger peut-être que le
chef auguste de la religion ne se relâche point de la sévérité des saints
canons sur la peine à infliger à ces évoques intrus, môme après leur
désistement ; car si on les recevait sans exiger d'eux aucune épreuve
ou sans leur infliger aucune pénitence, le peuple s'imaginerait qu'on
peut disposer des sièges épiscopaux comme d'un gouvernement de
province. » 11 représentait aussi au secrétaire d'État qu'U serait sou-
verainement dangereux de donner des évôchés in partibus à ces pé-
cheurs tardivement touches de la grâce, que ce serait assigner une
sorte de récompense à leurs forfaits, que tant de mansuétude aflfecte-
rait péniblement la partie saine du clergé.
Quant aux prélats scliismatiques, il désirait qu'on leur infligeât des
peines proportionnées à leur crime. Il engageait le Saint-Père à remettre
en usage la dégradation, abolie de fait. Il demandait qu'aussitôt l'ordre
rétabli en France, chaque évêque légitime fit amener devant lui l'intrus
qui avait usurpé son siège et le dégradât publiquement, selon les
formes prescrites dans le pontifical romain. Il pensait que cette impo-
sante cérémonie produirait une heureuse et salutaire impression, que
les peuples avaient été détournés de l'Église « par des sensations phy-
siques », que des sensations physiques pouvaient seules les ramener
à la foi : « Par ce moyen, justice exemplaire sera faite. La multitude
même de ces intrus en fait une loi, car quatre-vingt-trois évêques
intrus, répandus dans la société, pourraient bien dans la suite profiter
des ténèbres pour exercer des fonctions épiscopales et répandre leur
doctrine. Voilà, monseigneur, les réflexions que j'ai cru nécessaire de
faire à Votre Éminence ; elle voudra bien les méditer profondément. »
Terrible pour les intrus, pour le schisme et pour l'hérésie, il se
défiait de l'orthodoxie la plus pure lorsqu'elle mettait des conditions
à son obéissance, lorsqu'elle s'arrogeait le droit de raisonner.
« J'ai eu l'occasion de voir l'archevêque d'Arles, et nous avons beau-
coup parlé des affaires ecclésiastiques. Je n'ai pas été parfaitement
UNE CORRESPONDANCE SECRÈTE PENDANT LA RÉVOLUTION. 709
content de lui, c'est un scolastique de la première classe, qui ne parle
que par sophismes. Il ne me paraît pas ami de la cour de Rome; il
est sans cesse occupé des formes et entiché des libertés de l'Église
gallicane. » Le cardinal de Zelada, tout en lo louant de son zèle, lui
reprochait d'aller trop loin et lui donnait des leçons de tolérance.
« Tout ce que vous me marquez de l'archevêque, lui écrivait-il, peut
servir à se faire une idée juste de son caractère et de sa façon de voir.
En d'autres circonstances, cela servirait infiniment, mais les malheurs
des temps nous obligent maintenant d'être moins rigides. Lorsque la
conduite des prêtres est plausible et vraiment catholique, en général
il faut négliger les systèmes particuliers dont ils sont imbus. » Rome
détestait autant que lui les intrus, les infidèles et les tièdes; mais elle
n'a jamais pensé que l'intempérance dans les jugemcns fût une
vertu théologale, et c'est peut-être pour cela qu'on lui a fait attendre si
longtemps la récompense promise à ses services.
En politique comme dans les questions d'église, sa bête noire était
ce qu'il appelait « le moyennisme ». Il préférait les ^dolens aux mo-
dérés, les abominations aux accommodemens. Il déclarait que l'excès
du mal est souvent le plus efficace des remèdes, que le côté droit de
l'Assemblée législative était pire que le gauche, que les constituans
étaient plus à craindre que les jacobins, que ces derniers n'étaient que
de simples scélérats, que les autres, les Sieycs,les Brissot, les Condor-
cet, les Clavière, étaient profonds en scélératesse, commettaient des
crimes par réflexion et par principe. Mais, selon lui, les monarchiens
mitigés et accommodans étaient « le plus grand fléau de la terre, » et
il prévoyait qu'un jour les francs royahstes se ligueraient avec les ré-
publicains contre cette faction d'autant plus dangereuse qu'elle se pa-
rait des dehors de la vertu.
Ces monarcliiens, qu'il ne pouvait souffrir, désiraient à la vérité
conserver la monarchie ; mais ils ne voulaient pas supprimer la con-
stitution, il se proposaient de l'amender, de la modifier à leur profil. Us
avaient pour la plupart adopté le déplorable système des deux Cham-
bres, auquel s'étaient ralliés dès l'origine « tous les courtisans, les in-
trigans, les faux braves, les gens à petits moyens, les fripons ambi-
tieux. » L'abbé revient souvent sur ce sujet. 11 croyait facilement aux
conspirations; le 23 janvier 171^2, il accuse « la ligue moyenniste mo-
narchienne de tourner plus que jamais autour du cabinet des Tuileries
pour faire adopter ses palliatifs désastreux. » La constitution inmliliéc,
tel est le mot d'ordre des coryphées do la secte, qui s'appliquent à
persuader le roi, « à séduire l'infortuné monarque cl tout ce qui
710 REVUE DES DEUX MONDES.
l'entoure. » Ils se flattent de gagner à leurs desseins les princes
d'Allemagne et le chef de l'Empire. C'est le baron de BreteuU qui
conduit cette dangereuse campagne. Point d'accommodement, voilà
la devise des vrais royalistes. Si les monarcliiens mitigés l'em-
portent, tout sera bouleversé, clergé, noblesse, religion. La cour, qui
voudra s'emparer de la Chambre haute, créerai cet effet une nouvelle
noblesse, de nouveaux pairs, et personne ne parlera de faire des res-
titutions au clergé, à jamais dépouillé de ses biens, de ses monastères,
de ses églises, de ses maisons canoniales, de ses cloches : « 11 est bien
vraisemblable que les évêques reprendront leurs sièges, mais vous en
verrez diminuer le nombre, et la presque totalité des moines et des
bénéfices simples seront anéantis, et les biens resteront vendus. »
Puissent les faux royalistes échouer dans leurs déplorables machina-
tions ! Il y va du salut delà I'>ance : le seul remède aux maux dont elle
souffre est de restaurer en bloc l'ancien régime, « sauf à en corriger
les abus. »
Il a peu de sympathie pour la reine, qu'H appelle d'habitude « la
grande Dame ». Il parle d'elle avec aigreur et animosité, U dénonce ses
menées occultes, funestes à la bonne cause. Imbue des idées monar-
chiennes et des principes joséphistes, elle éprouve une invincible ré-
pugnance pour la noblesse, pour les parlemens, pour le clergé tel
qu'n était constitué avant la Révolution. Elle attend son salut d'un re-
tour de l'opinion, qui rendra possible les réformes qu'elle médite, et
elle s'est convertie au système des deux Chambres. Elle peuplera de
ses créatures la Chambre haute, et c'est elle qui gouvernera. Aussi les
vrais royalistes, les émigrés, les princes lui sont- ils odieux; elle com-
bat sourdement leurs entreprises. « Belle campagne, pour le roi, a-
t-elle dit un jour, que celle qu'il ferait avec les émigrés ! » Mais quoi
qu'elle fasse, quoi qu'elle dise, Monsieur et le comte d'Artois auront le
dernier mot, et malgré les habitans du château, « ces princes magna-
nimes sauveront la religion et tireront la France de l'abîme. » Quand
ils rentreront vainqueurs à Paris, tout sera remis à sa place ; « nombre
de constiluans porteront leur tête sur l'échafaud, les monarchiens
seront livrés au mépris et à l'ignominie, » et on rétablira « les choses
en entier comme elles étaient avant 1789. » Pourtant, quoique porté
à l'optimisme, il y avait des heures où l'abbé broyait du noir; tous les
esprits lui semblaient renversés, tout allait de mal gn pis. Qu'attendre
de souverains qui avaient souffert « que l'intrigante de Stai'l menât
avec empire un ministre Linotte? » Pouvait-on présumer que de i)a-
reUles têtes sortît un plan raisonnable et juste? « S'il y a eu quelque
UNE CORRESPONDANCE SECRÈTE PENDANT LA RÉVOLUTION. 711
lueur d'espérance, c'est certainement dans ce moment; cependant
nous n'avons pas à nous réjouir encore. Nous trouverons toujours un
obstacle invincible dans les personnages qui occupent le Château...
Ils ne veulent point de contre-révolution qu'ils n'auront pas faite. La
grande Dame est toujours imbue des idées monarchiennes. » Il s'écriait
aussi : « Nous sommes encore loin du bonheur. »
Il ne faudrait pas croire que cet abbé que Marie-Antoinette scan-
dalisait par son libéralisme, et qui l'accusait de comploter contre la re-
ligion, fût un bigot. Il est convenu lui-même que la dévotion n'était
pas son fait. Il nous dit dans ses Mémoires « qu'il était aussi fidèle à
prendre sa tasse de chocolat qu'à réciter son bréidaire et peut-être
même un peu plus; qu'à sa honte, ses occupations lui faisaient quel-
quefois oublier de le dire en entier. » Il confesse qu'il rencontra à
l'Abbaye des prêtres beaucoup plus fervens que lui, qu'ils aspiraient à
la gloire et aux douceurs du martyre, qu'il se sentait fort éloigné de
pareilles dispositions : « Mon Dieu ! disait-il, je vois bien qu'il me faut
mourir. Si je n'ai rien fait pour mériter le ciel, ne l'attribuez qu'à la
fougue de la jeunesse. Vous savez que je n'aijamais parlé contre votre
sainte religion. » En 1814, devenu évêque in partïbus, il écrira de
Rome à une religieuse carmélite : « Priez pour moi; j'ai besoin encore
d'un peu plus de ferveur. »
Cet intransigeant n'était pas non plus un de ces théologiens subtils
ou farouches, dont les opinions ont la rigidité d'un dogme. De son
propre aveu, il avait peu de goût pour la scolastique, il ne se souciait
que de la morale, et c'était la pratique qui l'intéressait. Il était né con-
seiller-clerc; il avait le tempérament d'un homme de loi, et il aima
toujours à compulser les dossiers. Il se vantait qu'en dix-huit mois il
avait rapporté 3 iOO procès sur les 23 000 que la Chambre des vacations
dut liquider. Ce parlementaire, d'esprit court et dépourvu de toute ima-
gination spéculative, ne considérait les affaires les plus compliquées de
ce monde que comme des procès à instruire; dans un temps d'orages
et d'universelle confusion, il faisait delà i)olitique de légiste. Ne tenant
aucun compte des circonstances et de la fatalité des situations, il ap-
pliquait la rigueur de la loi aux intrus, aux orthodoxes timorés, aux
monarchiens, aux moyennistes, aux inconséciuences et aux expédiées
de Marie-Antoinette. La Ilévolution fut toujours pour lui un mystère;
incapable de comprendre, il reciuérail et condamnait.
Ne lui faisons pas tort: il racht'tait la médincrité de son esprit par
certaines qualités rares et son intransigeance par son intrépide cou-
rage. C'était de toutes les vertus celle qu'il estimait le plus. « lUen ne
712 REVUE DES DEUX MONDES.
peut m'épouvanter, écrivait-il le 31 octobre 1T91. J ai été peut-être le
seul avec l'abbé Maury, qui n'ait pas quitté le costume ecclésiastique,
à l'exception du seul jour du départ du roi... Du courage! écrivait-il
encore; ce sera toujours ma devise; on en impose toujours par une
noble contenance. » Il a connu à l'Abbaye les affres de la mort; mais
devant les égorgcurs il recouvra tout son sang-froid, toute la lucidité
de son cerveau, et sa présence d'esprit le sauva. Dans le temps où on
le traquait comme une bête fauve, il oubliait par intervalles le chasseur
et ses chiens. Lorsqu'il errait autour de Paris, se dérobant à grand'-
peine aux poursuites du Comité de sûreté générale, il lui arriva de
rencontrer dans le bois de Meudon M. de Jussieu, qui herborisait en
compagnie de ses élèves, parmi lesquels se trouvaient plusieurs
femmes : « Je me mis à sa suite, écoutai avec intérêt toute sa leçon et
allai dîner avec eux à Sèvres. Nous fîmes un bon repas, nous eûmes le
café, il y avait bien longtemps que je n'en avais pris, le tout pour un
modeste assignat de cinq francs. Pendant tout ce temps, personne
absolument ne prit garde à moi. »
Il y a des faiblesses qui sont des vertus. L'abbé prétendait que
dans les prisons plus qu'ailleurs on aime à boire et à manger, et il a
prouvé qu'U avait plus que personne la mémoire de l'estomac. Dans
l'après-midi de l'inoubliable dimanche qu'il passa à l'Abbaye, sa vieille
servante, la Blanchet, lui apporta son repas dans une corbeille soi-
gneusement recouverte. Il se souvenait vingt ans plus tard que cette
corbeille renfermait une bouteille de vin rouge, une soupe à la Bor-
ghèse sans pain, des radis, du bœuf bouilli, un poulet, que ce bœuf
était fort tendre, que ce poulet était gras et accompagné d'artichauts
au poivre, un de ses mets favoris, qu'il eut pour dessert des pêches,
que ces pêches étaient belles. Il se souvenait aussi que sous la Terreur,
un ex-conseiller-clerc de ses amis, à qui il avait demandé asile pour
une nuit, l'in^dta à partager son dîner, que ce dîner se composait
« d'une cuisse de mouton, entourée de pommes de terre, le tout rôti
au four et exhalant une parfaite odeur. » Savoir exactement ce qu'on a
mangé et bu dans une heure de pressant danger, de mortelle détresse
et s'en souvenir à jamais, c'est prouver du môme coup qu'on est très
gourmand et très brave.
G. Valbert.
REVUE DRAMATIQUE
Bibliographie : deux tragédies chrétiennes : Blandinc, drame en cinq actes,
en vers, de M. Jules Barbier; l'Incendie de Rome, drame en cinq actes et
huit tableaux, de M. Armand Éphraim et Jean La Rode.
Blandine et V Incendie de Rome ne se distinguent guère, à première
vue, des autres tragédies chrétiennes et romaines qu'on a écrites chez
nous depuis Caligula.Mdi'S,, si l'on y regarde de plus près, on finit par
voir que la pièce de M. Barbier et celle de MM. Éphraïm et La Rode
ont chacune leur dessein particulier, que je vous dirai tout à l'heure.
Une tragédie chrétienne dont l'action se passe à un moment quel-
conque des trois premiers siècles de l'Empire, de Néron à Dioclétien,
cela comporte un certain nombre de personnages sans doute inévi-
tables. Ily a l'esclave chrétien ; le philosophe stoïcien ; l'épicurien scep-
tique et tolérant, qui ressemble plus ou moins au Sévère de Polyeucte,
et le fonctionnaire romain, qui fait plus ou moins songer à Féhx. Sur-
tout il y a, — formé sur le modèle de l'inquiète Leuconoé d'Horace,
laquelle interrogeait tous les dieux afin de trouver le bon, — la pa-
tricienne de décadence qui a du vague à l'âme, et qui se fait chrétienne
par romantisme.
Ce dernier type n'est pas dans Corneille, et pour cause, non plus
que le vague christianisme lyrique, humanitaire et sourdement sensuel
qui s'exhale de lame lettrée de ces Leucunoés, un peu tournées en
LéUas. Le christianisme de Polyeuctc et de Néarque n'est ni vide ni
flottant. Il a sa théologie très arrêtée. Il est solide et précis, volon-
tiers disputeur, comme il apparaît par les dissertations de Néarque sur
la (irâce. Ce n'est peut-être pas le christianisme de l'I-^gliso primitive;
mais c'est celui du xvn" siècle. Au moins on sait à quoi Ton a alTaire.
Mais souvent, dans des tragédies chrétiennes qu'on nous fait encore,
les martyrs semblent verser leur sang poiu' un « idéal » aussi peu for-
mulé que celui des poètes romantiques, ou, tout au plus, pour la reli-
gion de Pierre Leroux et de Cieorge Sand, et quelquefois pour celle du
prince Kropotkine.
Et il y a la « couleur locale », la fâcheuse couleur locale romaine,
714 REVUE DES DEUX MONDES.
dont se sont si heureusement passés Corneille dans Polyeucte et
Racine dans Britannicus. Il y a, mêlés partout au dialogue, les détails
de cuisine, d'ameublement ou d'habillement; gauche mosaïque qui
fait ressembler la conversation des personnages au texte de ces
« thèmes de difficultés » où d'ingénieux professeurs de grammaire se
sont donné pour tâche de faire entrer certains mots, de gré ou de force. —
Et j'allais oublier le Gaulois notre ancêtre, le bon esclave ou gladiateur
gaulois que l'auteur ne manque pas de fourrer dans un coin de son
drame, et à qui H prête un rôle honorable pour llatter notre patriotisme.
Quant à l'action, eDe consiste généralement dans les amours d'une
païenne et d'un chrétien (ou inversement) et dans les efforts que fait
celui-ci pour amener l'autre à la foi. Si l'homme est esclave et la
femme patricienne (ou vice versa], cela, bien entendu, n'en vaut que
mieux. Au cinquième acte, la belle païenne est touchée de la grâce et
mêle son sang à celui de son compagnon. Et c'est très bien ainsi, et,
au surplus, il est très difficile de sortir de là. Pour trouver autre chose,
pour concevoir avec émotion et avec profondeur et pour exprimer
sans banalité une âme chrétienne des premiers temps, l'âme et le
génie d'un Tolstoï ne seraient sans doute pas de trop. Du moins y
faudrait-il, à défaut de génie, une longue méditation et plus de « vie
intérieure » que n'en a le commun de nos dramaturges.
Les traits que j'ai dits se retrouvent dans Blandine, et ce n'est point
un reproche. Voici les inquiets à la façon de notre neille Leuconoé,
les romantiques chercheurs d'idéal : c'est Attale et iEmilia,
Altérés d'inconnu, toujours inassouvis...
Enivrés, et rêvant encore quelque chose!...
Voici le stoïcien, et c'est Épagalhus; l'épicurien, et c'est Lucien de
Samosate ; le politique étroit, pusillanime, cruel par terreur, et c'est
Septime Sévère; l'esclave chrétienne, et c'est Blandine. — Et voici la
fâcheuse couleur locale. /Emilia n'hésite pas à interpeller Blandine en
ces termes :
Blandine, prends ma stole.
Et me l'apporte!... Eh bien, à quoi rêves-tu, folle?...
Blandine?... Va chercher ma stole bleue!...
Et, plus loin, ivre de Dezobry, M. Jules Barbier ne craint pas de
prêter à une certaine Phydile ces propos audacieusement « panachés »
de latin et de français :
Devine
Ce qui me plaît, à moi, dans mes dix-huit péplums?
Car j'en ai dix-huit!... oui!... C'est le linteolum
REVUE DRAMATIQUE. 715
Cœsicium, ainsi nommé, parce qu'il s'ouvre
Sur la poitrine, — là, jusqu'en bas, — et découvre,
En suivant les contours du sein, comme cela...
Or, nous voyons que l'énigmatique et silencieuse esclave Blandine
est aimée d'un jeune charpentier, nommé Ponticus. Elle lui dit :
« Veux-tu de moi pour sœur? » Il lui répond : « Non, pour femme! »
Sur quoi elle lui donne rendez-vous, la nuit prochaine, à l'assemhlée
des chrétiens, dans le propre temple de Rome et d'Auguste. Le méde-
cin Alexandre doit conduire à cette même assemblée Aitale et .•Emilia,
qui sont curieux de savoir ce que c'est que ces chrétiens. Et nous, nous
disons que le jeune Ponticus se fera sans doute prier avant de céder
Blandine à Jésus ; qu'Attale et .-Emilia, passionnément amoureux l'un
de l'autre, ne semblent pas dans les meilleures conditions pour em-
brasser la religion du crucifié, et qu'ils y feront quelque résistance;
ou bien qu'.^milia se convertira seule, et que sa lutte contre Attale
sera, du moins, l'un des principaux épisodes de cette tragédie...
Mais rien de tout cela.
La vie et de la passion de Jésus, contées à sa façon par Blandine, —
en un récit naïf, décousu et ardent, tout à fait convenable à la simph-
cité et à l'imagination passionnée d'une esclave ignorante, — décident
instantanément le jeune Ponticus, cependant qu'Attale et .Emilia
cèdent à la première exhortation de l'évêque Pothin.
Et nous connaissons alors que l'objet de M.Jules Barbier n'est point
une aventure particulière, mais la tragique et sanglante et merveil-
leuse histoire de l'Ëglise de Lyon en la dix-septième année du règne
de Marc-Antonin ; que son dessein est de nous peindre des phéno-
mènes moraux collectifs, de nous montrer, dans tout un groupe de
chrétiens, la contagion delà foi et de l'héroïsme, lasubUme émulation
et, proprement, l'ivresse du martyre; et, si vous voulez, de donner
une forme dramatique au chapitre dix-neuxième du Marc-Aurèle
d'Ernest Renan.
Ce dessein apparaît en plein dans la seconde moitié de la pièce. —
Ce qui nous est montré plus spécialement au troisième acte, c'est
l'émulation poui' confesser la foi et pour se faire arrêter. .Emilia et
Attale songent un instant à fuir. Ils emmèneront lilandine avec eux.
Alors (et, vraiment, l'idée est belle) l'esclave demande la libiM-lé ;i sa
maîtresse. « Au nom de Jésus, je l'affranchis, dit .Emilia. Mais pour-
quoi as-tu voulu être libre? — Pour mourir, » répond Blandine. — Et
là-dessus, le gouverneur étant entré et Epagathus s'ôtant lui-même
dénoncé comme chrétien, .Emilia et .\ttale se dénoncent librement à
716 REVUE DES DEUX MONDES.
leur tour ; et Blandine, qu'on oubliait dans son coin, %ient tendre les
mains aux chaînes en disant : « Et moi? »
Au quatrième acte et au dernier, c'est l'émulation pour souffrir;
entendez pour souffrir dans son corps, et quelles tortures ! Les tenailles,
les coins, les crocs, les ongles arrachés, la chaise ardente, la griffe et la
dent des bêtes... Les supplices étaient publics. A une époque de civili-
sation avancée et de littérature savante, après Virgile, après Horace,
après Lucrèce, sous le règne du plus vertueux des empereurs, de celui
qui nous a légué cet admirable bré\iaire de perfection morale : Ta cis
eauton, dans la ville la plus riche et la plus cultivée de la Gaule ro-
maine, des milliers d'hommes, dont un bon nombre, apparemment,
étaient d'honorables bourgeois, se réunissaient pour le plaisir de voir
torturer longuement et horriblement d'autres bommes. Et je sais bien
que, il n'y a guère plus d'un siècle, des magistrats lettrés, et qui
peut-être composaient de petits vers, faisaient « questionner » des
misérables sous leurs yeux; que l'on venait en foule voir « rouer » en
place de Grève; qu'aujourd'hui encore, des chevaux éventrés par un
taureau, lui-môme tout ruisselant sous les flèches des banderilles,
forment un spectacle délicieux pour des gens qui sont cependant nos
frères, et qu'enfin, il se rencontre des personnes distinguées pour aller
voir guillotiner sans y être obligées professionnellement. Je sais que
la vieille humanité est abominable et que, dans le fond, elle aime le
sang et la souffrance d'autrui. Toutefois, si la bête féroce n'est certes
pas morte en eUe et n'y est qu'endormie, on peut dire que ses ré-
veils se sont quelque peu espacés de notre temps, et que, s'il n'y a
peut-être pas moins de cruauté latente dans l'âme des foules, il y en a
moins de déclarée dans les lois et dans les mœurs. Le peuple n'a
presque assassiné personne depuis vingt-sept ans. La bête humaine,
si la prévoyance des législations s'appliquait de plus en plus à la sevrer
de sang, unirait peut-être par en perdre un peu le goût. Et je crois,
je veux croire qu'aujourd'hui déjà cette idée d'une multitude en fête
réunie dans un cirque pour voir décliirer et brûler, parmi d'affreux
hurlemens, des chairs savantes, serait intolérable et presque inconce-
vable aune assez imposante minorité d'âmes douces.
De là, pour le farouche auteur de Blandine, une première difficulté.
Il inscrit, en tête de son œuvre, cette fière déclaration : « La genèse de
ma Blandine est aussi douloureuse que celle de ma Jeanne d'Arc.
L'avenir me réserve les mômes revanches : j'ai foi. » Allons, tant
mieux. Je crains cependant, si la pièce était jouée, qu'elle ne nous
accablât par un excès d'horreur physique. Voici quelques-unes des
REVUE DRAMATIQUE. 717
indications de la mise en scène: « Au lever du rideau, Sextius est
occupé avec les soldats à rassembler et à préparer des instrumens de
torture épars sur le sol : tenaUles, lames, carcans, ceps, fouets, etc. »
Plus loin : « Blandine, vivement éclairée, est attachée à une croix.
Ponticus est étendu à ses pieds sur un chevalet, entouré de bourreaux,
armés de tenaUles. Çà et là, dans l'arène, des cadavres. » A un endroit,
le médecin Alexandre accourt « en levant des mains sanglantes » et en
criant :
Cher légat, le plus fort n'est pas maître
De la douleur physique ; elle envahit tout l'être.
Alors, pour asservir ces nerfs injurieux.
Je me suis arraché les ongles... Trouve mieux!
Et ces vers sont immédiatement suivis de cette note :
{Les hurlemens recommencent dans la coulisse.)
Une seconde difficulté, pour l'auteur, était dans le caractère étran-
gement et violemment exceptionnel des sentimens et de l'héroïsme
de ses personnages. Ils ont soif de souffrir (n'oubliez pas de quelles
souffrances inouïes, démesurées et prolongées il s'agit ici). De cette
disposition surhumaine, Renan donne ces expUcations : « L'exaltation
et la joie de souffrir ensemble les mettaient dans un état de quasi-anes-
thésie. Ils s'imaginaient qu'une eau divine sortait du flanc de Jésus
pour les rafraîchir. La pubhcité les soutenait. Quelle gloire d'affirmer
devant tout un peuple son dire et sa foi! Cela devenait une gageuie,
et très peu cédaient. Il est prouvé que l'amour-propro suffit souvent
pour inspirer un héroïsme apparent, quand la publicité vient s'y
joindre. Les acteurs païens subissaient sans broncher d'atroces sup-
plices (?); les gladiateurs faisaient bonne figure devant la mort
évidente, pour ne pas avouer une faiblesse sous les yeux d'une foule
assemblée. Ce qui ailleurs était vanité, transporté au sein d'un petit
groupe d'hommes et de femmes incarcérés ensemble, devenait pieuse
ivresse et joie sensible. L'idée que le Christ soulTrait en eux les rem-
plissait d'orgueil et, des plus faibles créatures, faisait dos espèces
d'êtres surnaturels. » Et encore : « Ceux qui avaient été torturés résis-
taient étonnamment. Ils élaiiMil comme dos athlètes éniérites, endur-
cis à tout... Le martyre aiiparaissail de plus en plus comme une espèce
de gymnastique, ou d'écolo de gladialuro, l'i laquelh» il fallait une
longue préparation et une sorte d'ascèse préliminaire. » Peu s'i'U faut
que ilcnan ne dise : « Le martyre était un sport. » — Il est certain que,
d'être regardé, c'est une grande force ; cela donne le courage de soufiVir
718 REVUE DES DEUX MONDES.
beaucoup, même pour des causes chétives et frivoles. Que sera-ce
quand la cause est sublime, et quand les témoins sont tout un peuple
en face duquel on confesse Dieu! Peut-être aussi y a-t-il un degré
de douleur physique, qui ne peut être dépassé, au delà duquel la
souffrance s'anéantit. Notre système nerveux est un indéchilTrable
mystère. M. Homais comparerait les martyrs chrétiens à ces Aïas-
saouas qui, apparemment, au bout d'une demi-heure de hurlemens
rythmés et de balancemens de tète au-dessus d'un brasier, ne sen-
tent plus. M. Jules Barbier, dans son avant-dernière scène, met bra-
vement cette note de couleur scientifique, un peu inattendue dans
une tragédie chrétienne : '( Ponticus complètement anesthésié. » Corneille
n'eût pas songé à appliquer cette épilhète à Polyeucte. — Enfin, ivresse
de publicité, entraînement, aneslhésie, — et aussi amour de Dieu et
attente d'un bonheur infini, — vous avez le choix entre ces explications
ou vous les pouvez prendre toutes ensemble. Les croyans en propo-
sent encore une autre, qui est la grâce divine.
Mais vous entrevoyez combien il était malaisé au poète de prolonger
durant deux actes cette lutte pour le martyre, ce renchérissement
ininterrompu dans le plus surprenant héroïsme, et d'en soutenir sans
défaillance l'écrasant crescendo. Comment faire parler ces âmes,
toutes parvenues au dernier point de tension morale? Le seul tort de
M. Jules Barbier c'est d'avoir conçu un sujet où le poète était obhgé
d'être génial, et où, le fùt-il, il risquait de l'être avec trop d'unifor-
mité et d'ajouter à la monotonie de l'horreur physique la monotonie
de la sublimité spirituelle. Mais ce sujet trop beau, c'est aussi le mé-
rite de M. Barbier d'avoir osé le tenter. Il n'a pas d'ailleurs été partout
inégal à sa tâche; et voici une scène, — la dernière, — où la mater-
nité chaste et sanglante de Blandine, aidant le pau\Te petit Ponticus à
souffrir et à mourir, est peinte de traits assez forts et assez doux :
PONTICUS
Pardonne-moi, j'ai peur 1
BLANDINE
Est-ce qu'on a peur?... Pense
Xon pas à la douleur, mais à la récompense!
N "afflige pas Jésus par ton manque de foi !
Car il te voit, Jésus!... sans te parler de moi.
Je te sens sur mon cœur tout gros de tes alarmes,
Comme un fils enfanté dans les cris et les larmes !...
Songe que tout sera fini dans un moment.
*
REVUE DRAMATIQUE. 7l9
PONTICUS
Oui, laisse dans tes yeux parler ton cœur charmant.
BLANDiNE, le berçant ^
Mon Ponticus! [Clameurs au dehors.)
PONTICUS
Dieu !
BLANDINE
Quoi?
PONTICUS
Ces cris ! ces cris de rage !
BLANDINE, lui mettant les mains sur les oreilles.
N'entends-pas !
PONTICUS
Ah! ce sang!
BLANDINE, lui mettant une main devant les yeux.
Ne vois pas!... Du courage!
Et, quand le petit Ponticus est sur le chevalet :
Non! tu ne souffres pas!... je le veux!... je l'ordonne!
PONTICUS
Non... je ne... souffre... pas. {Sa tête retombe, il meurt.)
BLANDINE
Jésus !... Je vous le donne !
Oui, cela est beau, ne craignons pas de le dire. Mais, ailleurs, il
semble que l'auteur eût pu nous montrer une Blandine plus originale
et plus saisissante. Renan écrit : «... Quant à la servante lUaudine,
elle montra qu'une révolution était accomplie. Blandine appartenait à
une dame chrétienne, qui sans doute l'avait initiée à la foi du Chrisl.
Le sentiment de sa bassesse sociale ne faisait que l'exciter ii égaler ses
maîtres. La vraie émancipation de l'esclavo , l'émancipation par
l'héroïsme, l'ut en grande partie son ouvrage. L'esclav(\ païen est
supposé par essence méchant, immoral. Quelle moilleuro manière de
le réhabiliter et de l'affranchir, que de le montrer capable des mêmes
vertus et des mêmes sacrilices que l'homme libre ! Comment traiter
avec dédain ces femmes que l'on avait vues dans l'amphithéàlre plus
720 REVUE DES DEUX MONDES.
sublimes encore que leurs maîtresses? La bonne servante lyonnaise
avait entendu dire que les jugemens de Dieu sont le renversement des
apparences humaines, que Dieu se plaît souvent à choisir ce qu'U y a
de plus humble, de plus laid et de plus méprisé pour confondre ce qui
paraît beau et fort. Se pénétrant de son rôle, elle appelait les tortures
et brûlait de soufTrir... »
Il m'eût donc plu que l'auteur conçût cette tragédie chrétienne de
façon qu'elle signifiât principalement le triomphe moral des esclaves,
des petites gens, des ignorans grands parle cœur. Blandine eût gardé,
dans le commencement du drame, l'attitude effacée et muette que lui
prête habilement M. Barbier, et qui est destinée à faire un dramatique
contraste avec le rôle prépondérant qu'elle joue dans la suite. Mais,
en outre, les chrétiens de la bonne société, Attale, vEmilia, Épagathus,
Alexandre même, tout en la regardant comme leur sœur en Dieu,
n'eussent pas, d'abord, fait grande attention à elle, lui eussent témoi-
gné tout juste les sentimens fraternels qui sont « de commandement »,
et malgré eux, se ressouvenant de leur condition sociale, eussent con-
sidéré l'humble servante comme une créature égale sans doute à eux-
mêmes par sa participation au rachat divin, mais inférieure par l'intel-
ligence, l'éducation, la distinction morale. Il dut y avoir nécessaire-
ment de ces nuances dans les sentimens qu'éprouvèrent les premiers
chrétiens patriciens pour leurs frères esclaves. Et l'effacement de ces
nuances sous la pourpre du commun martyre eût été ici presque tout
le drame.
Au reste, dans ce drame que je rêve, Blandine ne payerait point de
mine. Elle ne serait point la belle fille à la robe blanche et aux longs
cheveux soignés qu'on nous montrerait certainement si la pièce de
M. Barbier était représentée. Elle serait petite, faible de corps, plutôt
laide, comme il semble qu'elle ait été dans la réahté. Et ce serait une
raison de plus pour que ses frères patriciens, lettrés, élégans, l'eussent
non pas dédaignée, mais néghgée un peu, et presque ignorée. Or, du
jour où il s'agirait de souffrir et de verser son sang, il apparaîtrait tout
aussitôt que l'âme de la fille chétive et disgraciée est plus forte, plus
douce et plus haute que celle même de ses plus saints compagnons. Cela
se ferait sans qu'elle s'y efforçât. EUe demeurerait modeste, elle ne se
mettrait point en avant ; mais on irait à elle parce qu'on sentirait en
elle une divine flamme de charité et de foi. Elle serait le guide et le
réconfort de tous. Elle aurait des mots simples et profonds, que je ne
me charge point de trouver, des mots qui ressembleraient à quelques-
uns de ceux que Tolstoï a su prêter au \'ieil Akim ou à Platon Kara-
REVUE DRAMATIQUE. 721
tief. Et la patricienne ^milia découvrirait avec étonnement et véné-
ration la sainteté de son esclave ; et, comme autrefois Blandine aidait
iEmilia à sa toilette et lui parfumait ses cheveux, /Emilia à son tour
servirait Blandine dans la prison, lui rendrait les offices qu'on se doit
entre martyres, laverait ses plaies avec l'eau de la cruche et essaye-
rait de démêler sa maigre chevelure raide de sang coagulé. Et ainsi
Blandine deviendrait le centre du drame, ce qu'elle n'est pas dans la
pièce de M. Barbier où l'intérêt, si je ne m'abuse, se disperse un peu,
et où plusieurs des autres personnages, beaucoup moins singuhers et
significatifs que Blandine, occupent une aussi grande place que
l'humble et sublime servante.
Mais il est temps d'arriver à l'Incendie de Borne. Là aussi nous
retrouvons d'abord les élémens habituels d'une tragédie chrétienne.
Il y a une Leuconoé patricienne, amoureuse d'un esclave chrétien :
c'est Marcia, femme du préfet de Rome. (Oh I que voilà une aventure
qui a dû être rare dans la réalité !) 11 y a l'épicurien sceptique, et c'est
Pétrone. Il y a le généreux esclave notre ancêtre, et c'est ici « Faustus,
esclave germain », etc. Une déplorable « couleur locale » ne cesse
d'égayer la pièce. Dès la première page, il est question de loirs assai-
sonnés de miel et de pavots, d'œufs de paon de Samos, de géhnottes
de Phrygie, enveloppées dans des jaunes d'œufs poivrés ; etc. Sous
prétexte qu'ils sont lointains, les personnages s'expriment avec une
noblesse soutenue. Voici la première phrase du chef des cuisines :
(( Jamais festin plus somptueux n'aura été sern dans le triclinium du
préfet de Piome, Pedanius Secundus » ; et l'intendant Priscus, à peine
entré, interpelle les esclaves en ces termes choisis : « Approchez,
Égyptiens, et vous Éthiopiens, plus noirs que Pluton, dieu des enfers...
A mesure que les con^'ives apparaîtront dans l'atrium, précipitez -vous
à leurs pieds ; que rien ne manque à leurs ablutions. Quant à vous,
femmes, répandez vos cheveux sur vos épaules, afin que, les amis de
Pedanius puissent, s'ils le désirent, essuyer leurs mains. » — Les auteurs
ont voulu nous mettre sous les yeux la vie élégante sous Néron, et la
vie néronienne elle-même. C'était une entreprise difficile. Quand ils
ont fait dire à Néron qui veut séduire Marcia : « Oh ! veux-tu ? à nous
deux nous imaginerons, nous vivrons une vie affinée, grandiose, non
vécue jusqu'ici... Elle ne t'attire donc pas, cette existence surhumaine?
Oh I songes-y : pouvoir tout ce (jue tu veux ! » et encore : « J'avais
fait pour toi un beau rêve : j'aurais réalisé pour toi toutes les jouis-
sances (pic peut imaginer un artiste tout-puissant ; j'aurais accumulé
TOHE CXLVIII. — 1898. 40
722 REVUE DES DEUX MONDES.
les voluptés, les fêtes ! » ils sont, si j'ose m'exprimer ainsi, au bout de
leur rouleau... Je crois que l'emploi des vers s'imposait ici. Les au-
teurs n'y eussent pas mis une idée de plus que dans leur prose, mais
de beaux vers (il les fallait beaux) nous eussent peut-être suggéré,
par leur musique et par leur volupté propre, quelque chose des
voluptés néroniennes et de ce que Cléopâtre avait appelé déjà « la vie
inimitable »...
La pièce elle-même est une broderie industrieuse sur le chapitre
des Annales où Tacite conte l'assassinat de Pedanius Secundus et ce
qui s'ensuiAdt. — Ce Secundus est un abominable homme. Il livre, par
servilité, sa femme Marcia à Néron. Il viole la jeune Grecque Hébé,
puis, l'ayant donnée pour femme à l'esclave germain Faustus, la lui
enlève contre la foi jurée. Et c'est pourquoi Faustus égorge Secundus
dans sa chambre, avec l'assentiment de Marcia qui a surpris le com-
plot, et malgré l'esclave chrétien Théomène, qui se jette au-devant
du poignard pour protéger son maître. Tous les esclaves de Pedanius
sont, selon l'atroce loi romaine, arrêtés et condamnés. Mais quelques-
uns, parmi lesquels Théomène et Faustus, ont pu se réfugier aux ca-
tacombes, où l'inquiète Marcia les rejoint et, tombée amoureuse de
l'héroïque Théomène, est convertie par lui à la foi du Christ...
Tout cela est habilement développé. Il y a du mouvement, de la
variété, des coups de théâtre qui, pour être facilement prévus, n'en
font pas moins de plaisir, des fins d'actes qui sont toutes « à effet, »
des scènes tumultueuses à personnages nombreux et qui sont très bien
réglées. MM. Éphraïm et La Rode ne s'entendent pas plus mal que
d'autres à « mouvoir les masses. » Si la pièce était représentée (et je
ne vois pas pourquoi l'Odéon n'en tenterait pas l'épreuve), peut-être
paraîtrait-elle au public intéressante, colorée, violemment drama-
tique, qui sait?... Mais à la lecture, et jusqu'à l'endroit où j'en ai arrêté
le compte rendu, cette œu\Te intelhgente ne semble point particuliè-
rement neuve; et je dirais qu'elle rentre dans l'ordinaire « formule »
des tragédies romano-chrétiennes, si, dans sa dernière partie, ne se
marquait fort heureusement le dessein par lequel surtout elle vaut.
C'a été une « opinion distinguée », du moins parmi les journalistes,
et c'est devenu un heu commun, de rapprocher nos révolutionnaires
les plus emportés, et spécialement nos anarchistes, des chrétiens de
la primitive Église, et d'affirmer qu'ils se ressemblent comme des
frères. Si l'on considère en elles-mêmes ces deux espèces d'hommes,
rien de plus faux qu'un tel rapprochement, puisque les chrétiens
étaient chastes, doux, résignés, qu'ils combattaient en eux la « nature »
REVUE DRAMATIQUE. 723
à laquelle nos « libertaires » font profession de s'abandonner; qu'ils
pratiquaient justement les vertus qu'un bon anarchiste doit avoir le
plus en horreur; et qu'ils ne tuaient pas, mais, au contraire, se lais-
saient tuer. Sans compter qu'ils étaient déjà par leurs croyances (U
n'y a pas à dire !) des manières de « cléricaux. » Mais avec tout cela,
il est certain que les chrétiens devaient être assez exactement, aux
yeux de la société régulière des premiers siècles, ce que les plus vio-
lens révolutionnaires sont pour la nôtre. L'État et le peuple romain
se trompaient en attribuant aux chrétiens des crimes et des pratiques
infâmes : ils ne se trompaient point en les considérant comme des
ennemis irréductibles.
Si les communautés chrétiennes étaient composées, en majorité,
de très douces âmes, il devait pourtant s'y rencontrer, surtout parmi
les catéchumènes, des malheureux venus là par désespoir, excès de
souffrance, haine de la société établie, instinct de révolte, insuffisam-
ment instruits et non encore imprégnés de l'esprit de Jésus. Or la haine
des corruptions sociales, si l'on n'y prend garde, est toute proche de
la haine des élégances, qui est toute proche de la haine des richesses,
qui est toute proche de la haine des riches, qui implique aisément la
condamnation de l'ordre social lui-même. Elle revêt donc assez aisé-
ment un caractère révolutionnaire. Les âmes chrétiennes les plus
douces et les plus abondantes en vertus parlaient des « infamies du
vieux monde » dans les mêmes termes que le font aujourd'hui les
anarchistes les moins vertueux. Et, comme ceux-ci croient à l'avène-
ment de la Cité idéale, les chrétiens croyaient au millenlum, au règne
des saints, dont une des conditions était la destruction de Rome et de
l'Empire. Cette destruction, ils l'appelaient de leurs vœux, et c'était
assurément un désir permis. Mais il n'est pas impossible qu'à force de
la désirer, et comme une chose promise par Dieu, certains néophytes
grossiers et véhémens fussent tentés d'y mettre la main. Comment,
échauflé par les pieuses imprécations d'un saint prêtre, le sympathique
barbare Faustus passe soudainement du désir à l'acte, c'est ce que
MM. Kphraim et La Rode nous montrent dans une scène qui est, à coup
sûr, la plus précieuse de leur drame.
Dans une salle des catacombes, à la lueur des torches, devant ses
frères qui viennent d'apprendre que les quatre cents esclaves de Secuu-
dus ont été exécutés, le piètre Timolhée, — en des phrases dictées
par Dieu même, puisqu'elles sont em[»runtées à 1' « épîlre catholique
de saint Jacques » et à l'Apocalypse, — maudit la Ville impure et san-
guinaire et en prophétise la fin : « ... Riches! pleurez et jetez des cris,
724 REVUE DES DEUX MONDES.
à cause des malheurs qui vont tomber sur vous!... Vos richesses sont
pourries 1 Le salaire dont vous avez frustré les ouvriers crie contre
vous... Vous avez condamné et mis à mort lesinnocens, les justes, qui
ne vous résistaient point... Qu'elle pleure et qu'elle gémisse, la %àlle
d'iniquité!... Parce que, dans cette grande ville, le sang des saints et
des innocens a été répandu... le Seigneur enverra le feu tordre dans
ses flammes, comme dans les anneaux d'un serpent, tous ces palais
superbes, tous ces repaires de voluptés infâmes! » Et enfin : « ... Sur
vous qui aimez Dieu se lèvera le soleil de la justice. Quand les cieux
auront passé... quand les élémens embrasés auront été dissous... vous
les pauvres... vous ressusciterez en vos corps glorieux, et vous jouirez
d'une félicité infinie. »
Alors Faustus (remarquez que ce qu'il A-ient d'entendre est tout ce
qu'il connaît du christianisme) : — « Voilà ce que ton Dieu promet?...
je crois en lui! — Mais, dit Marcia, où est-il, l'envoyé de Dieu qui
allumera l'incendie? Où est-il, celui que Dieu a choisi pour renverser
cet empire sanglant? — Ce sera moi ! » dit Faustus en arrachant une
torche fixée à la muraille ; et, suivi de quelques-uns de ses frères, il
s'en va mettre le feu à la ville.
Si cela est fort discutable, cela est fort dramatique ; et très drama-
tique aussi, au dernier tableau, du haut de la terrasse de Néron, le saut
des martyrs dans les flammes.
Jules Lemaître.
*
.1
CHRONIOUE DE LA QUINZAINE
31 juillet.
Le Parlement est en vacances, et le pays y serait pareillement, il
pourrait se reposer un peu des agitations de la période électorale et
des émotions du lendemain, si le mauvais génie qui règle nos destinées
n'avait une fois de plus ressuscité l'affaire Dreyfus, et, de nouveau, n'en
avait fait retentir la tribune et rempli les journaux. On en était déjà
terriblement fatigué I La répétition des mêmes scènes, accompagnées
des mêmes effets, et jamais suivies du moindre résultat, avait conduit
à la lassitude générale. On éprouve donc une obsession pénible à la
voir de nouveau revenir, et on aurait sans doute une véritable recon-
naissance au gouvernement qui parviendrait à nous en délivrer. Mal-
heureusement tout porte à croire que ce ne sera pas le gouvernement
d'aujourd'hui. A notre avis, M. Méline et M. le général Billot étaient
plus près d'atteindre le but que M. Brisson et M. Cavaignac. L'attitude
qu'ils avaient prise était, quoi qu'on en ait dit, parfaitement correcte;
et il eût sans doute suffi de s'y tenir pendant quelques mois pour
qu'elle produisît toutes ses conséquences. Peu à peu, le temps aurait
exercé son action pacificatrice, et le calme serait rentré dans les esprits.
Mais nous n'en sommes plus là!
M. MéUne avait dit, à maintes reprises, qu'il n'y avait pas d'alTairo
Dreyfus, et que c'était mal poser la question actuellement pendante que
de la rattacher au condamné de l'île du Diable. La question Dreyfus
a été vidée définitivement par deux conseils de guerre, le second ayant
conlirmé l'arrêt du premier. Dès lors, il y avait chose jugée. Nous
savons bien que la justice humaine, qu'elle soit militaire ou civile, est
sujette à l'erreur, et que la chose jugée elle-même peut être revisée;
mais elle ne peut l'être que dans des conditions précises, et dans un très
petit nombre de cas, que la loi a déterminés avec inlhiimcnl de soin. Si
un de ces cas s'était présenté, les défenseurs de Dreyfus auraient été
en droit d'en invoquer le bénélice; mais aucun no s'est produit. Ils
ont essayé d'en faire naître un par la dénonciation du connnandant
726 REVUE DES DEUX MONDES.
Esteiiiazy, accusé d'avoir commis l'acte pour lequel Dreyfus avait été
condamné. Le commandant Esterhazy a été acquitté. Dès lors, la situa-
tion restait la même : il n'y avait aucune preuve juridique de l'erreur
Judiciaire que les partisans de Dreyfus soutenaient avoir été commise ;
et l'affaire Esterhazy ayant eu son dénouement, et un dénouement né-
gatif, n'avait pas pu en faire renaître une autre. Sans doute, en dehors
des cas précis où la revision s'impose, l'initiative du garde des Sceaux,
s'exerçant dans certaines conditions, pouvait reprendre l'affaire et
aboutir à l'annulation de l'arrêt. Il aurait fallu pour cela que le garde
des sceaux jugeât que des circonstances nouvelles, inconnues au mo-
ment du procès, avaient une gra\ité suffisante pour inspirer des doutes
sérieux sur le bien fondé de la solution intervenue. Mais le garde des
sceaux du cabinet Méline n'a manifesté aucune inquiétude de ce genre,
qu'il se soit appelé M. Darlan ou M. Milliard; et, loin de là, M. Méline
lui-même et M. le général BOlot n'ont cessé de répéter à la tribune que
Dreyfus avait été « justement et légalement » condamné. Il était im-
possible d'en dire davantage, et le gouvernement qui est venu ensuite
l'a bien montré, car, malgré son ardent désir de le faire, il n'y a pas
réussi. Dès lors, on ne saurait trop le répéter, il n'y avait pas d'affaire
Dreyfus. Nous parlons en droit pur, bien entendu, car, dans un pays
aussi impressionnable que le nôtre, on ne peut pas empêcher les ima-
ginations de s'échauffer et de s'exalter, et elles se sont extraordinaire-
ment échauffées et exaltées autour de cette affaire qui, juridiquement,
n'existait pas.
C'est alors que, pour lui donner plus de substance, à propos de
cette affaire on en a soulevé une autre toute différente, qui mettait en
cause non plus l'arrêt du conseil de guerre, mais le conseil de guerre
lui-même, et l'état-major général de l'armée. On a accusé le conseil de
guerre d'avoir condamné « par ordre, «sans se préoccuper de savoir si
l'accusé était coupable ou non, et cet « ordre «venait de l'état-major gé-
néral. C'était une accusation d'infamie jetée sur le conseil de guerre et
sur l'état-major, accusation qui a été bientôt sui\de contre ce dernier
de celle d'incapacité. On a fait retomber sur lui le poids de n>os défaites
passées; on a même prédit des défaites futures pour les lui imputer
par avance. Plusieurs personnes se sont Jetées à corps perdu dans
cette campagne nouvelle ; mais celui qui en a pris la responsabilité
principale, l'initiative, et la direction, est M. Zola. Que voulait-U, et
que voulaient ceux qui l'ont suivi? Ils s'attendaient bien à provoquer
dans le pays une immense émotion, à soulever des indignations et des
colères, à mettre le patriotisme en révolte et à troubler profondément
REVUE. CHRONIQUE. 727
la conscience publique : c'est précisément ce qu'ils désiraient. Ils espé-
raient aboutir par ces moyens indirects, dangereux, et coupables.
N'ayant pas réussi à poser la question sur le terrain juridique, ils pré-
tendaient la poser sur un autre. C'est à l'opinion elle-mrme quïls s'a-
dressaient et ils commençaient par l'agiter. Le résultat de cette agitation
devait être favorable à leurs vues : ils le croyaient du moins. Qu'im-
porte le droit écrit? Qu'importe la loi? Qu'importe la procédure, —
cette procédure qu'on dédaignait alors, et où on cherche aujourd'hui
un refuge? — Si un grand mouvement d'opinion ver ait à se produire,
il exercerait sur le gouvernement une pression irrésistible. Il faudrait
bien alors trouver un moyen quelconque de reviser le procès. Fata
viam invenienl. Et, en effet, on a provoqué un prodigieux mouvement
d'opinion : mais il s'est formé contre M. Zola. Une pression à laquelle
il était presque impossible pour eux de se soustraire a été, en effet,
exercée sur les pouvoirs publics, mais tout juste dans le sens contraire
à celui que M. Zola s'était proposé. On a demandé au gouvernement,
qui n'en pouvait mais, de trouver des expressions encore plus fortes,
d'inventer des mesures encore plus vigoureuses pour mettre fin à une
campagne inqualifiable. Le patriotisme s'est non seulement ému, mais
déchaîné. L'opinion s'est retournée contre les ennemis de l'armée avec
la brutalité d'une avalanche. Et c'était justice! 11 fallait se rendre
compte que, surtout dans un pays qui avait été miUtairement malheu-
reux, mais qui conservait la fierté d'un grand passé et l'espoir d'an
avenir réparateur, on ne touchait pas à l'armée impunément. Jusqu'au
fond de nos campagnes, — on a pu le voir pendant la campagne élec-
torale, — la libre nationale a (ressailli.
Ainsi est née une seconde affaire, l'affaire Zola. Car, c'est de l'aHaire
Zola que nous sommes encombrés maintenant. M. Zola et ses amis
affectent de l'appeler l'alTaire Dioyfus, et de les confondre toutes
deux. Rien n'est plus naturel de leur part puisque leur but est préci-
sément de remettre l'affaire Dreyfus à flot, el leur bul est man(iué,
s'ils ne parviennent pas à faire sortir l'alfaire Dreyfus de l'affaire Zola.
En ce moment, il n'y a pas d'autre question en jeu. M. Zola est tout
prêt à plaider son procès, i"! une condition toutefois : c'est ([u'on lui
permette de ne rien dire de lui, ou d'en dire le moins possible, et de
parler au contraire très longuement de Dreyfus. 11 veut dimonlrer que
Dreyfus est innocent, et transformer la cour d'assises deVersiiilles en
une espèce de cour souveraine chargée de reviser l'arrêt du conseil de
guerre. Il deuumde que la connexité des deux (jucstions soit reconnue
et établie, et tel est le sens du recours qu'il a introduit en cassation,
728 REVUE DES DEUX MONDES.
ses conclusions n'ayant pas été admises par la cour d'assises. Nous
croyons qu'il se trompe, et que sa prétention n'est pas soutenable.
Évidemment, le déUt de M. Zola se rattache au crime de Dreyfus, en
ce sens que, si le second n'avait pas eu lieu, le premier n'aurait pas
pu se produire; mais l'un n'en reste pas moins distinct de l'autre. De
quelque manière que l'on pose la question Dreyfus, M. Zola, lui, n'en
est pas moins coupable d'avoir diffamé et outragé le conseil de guerre
et l'état-major général de l'armée. M. Zola parle sans cesse de faire « la
preuve» de ce qu'il a énoncé : qu'il la fasse, personne ne l'en empêche!
Mais la preuve qu'on lui demande n'est pas celle de l'innocence de
Dreyfus, c'est celle de la forfaiture du conseil de guerre. Qu'il la four-
nisse, qu'il l'administre, comme s'exprime son avocat! On l'y invite,
on l'écoute ! Mais il ne dit rien. Quoique présent à l'audience, il dé-
clare faire défaut, et, le soir même, il prend le train et passe, ou fait
semblant de passer la frontière.
M. Zola, toujours épris de romanesque et d'effets de mise en
scène, a envoyé une note aux journaux pour expliquer sa fuite;
car c'est une fuite, quoi qu'en disent ses amis, et tel est bien là le
caractère qu'il a voulu lui-même donner à son départ. Il aurait pu,
comme tout le monde, aller faire un voyage en Suisse, sans que
personne s'en étonnât. Quoi de plus simple et de plus naturel? Mais,
précisément, c'était trop simple et trop naturel : ce n'était pas assez
théâtral, assez dramatique, assez impressionnant. S'en aller discrète-
ment, à l'anglaise, ne convenait pas à M. Zola : il voulait faire claquer
bruyamment les portes. Il faut admirer, chez M. Zola, ce trait de
génie qui l'a conduit à donner une si grande importance à un dépla-
cement auquel la majorité de ses contemporains en attache si peu,
en cette saison. Plusieurs comparaisons historiques se sont aussitôt
présentées à l'esprit. Les amis de M. Zola écartent avec mauvaise
humeur celle du général Boulanger, — pourtant, de lui aussi on di-
sait qu'U reviendrait; — mais ils acceptent volontiers celle de Maho-
met quittant la Mecque, ce qui lui réussit davantage. Quand nous di-
sons qu'ils l'acceptent, cela n'est pas tout à fait exact : ils la proposent,
Us la suggèrent ; car personne n'y songeait. Peut-être serait-U plus
modeste, et plus respectueux des proportions normales, de rappeler le
départ de M. Drumont pour Bruxelles ; car M. Drumont en est revenu, et
nous craignons fort que M. Zola ne re\aenne aussi comme il l'annonce.
Il a pleine confiance dans la Cour de cassation, et il attend qu'elle ait
prononcé sur la question de « connexité. » Mais si elle se prononce
contre lui, — car tout est possible, — que fera M. Zola? Reviendra-t-il
REVUE. — CHRONIQUE. 729
tout de même? Ne reviendra-t-il pas? Sïl ne revenait pas, quelle dôs-
obstruction! Combien les choses deviendraient plus claires! Et com-
bien l'affaire Dreyfus elle-même, en admettant qu'il y en ait une, re-
prendrait plus de limpidité!
Au reste, M. Zola n'a pas de chance; il joue de malheur; il n'est
pas l'homme heureux et répandant le bonheur autour de lui que
recherchait un grand ministre du temps passé. Les affaires dont il se
charge tournent mal, et la sienne propre tourne plus mal encore, s'il
est possible.
On a vu qu"il avait fait un appel direct à l'opinion et que c'est
avant tout sur elle qu'il comptait. Or, il n'y a presque aucun rapport
entre les moyens d'agir sur l'opinion, et ceux que peut fournir la pro-
cédure pour agir sur des hommes de loi. Quoi qu'en pensent, ou plutôt
quoi qu'en disent ses adeptes, il est très fâcheux pour M. Zola d'avoir
plusieurs fois déjà déserté le débat, lorsqu'il s'ouvrait devant lui, et fina-
lement d'avoir passé la frontière. On aura beau expliquer que cette fuite
est une subtihté de procédure, ingénieuse dans le présent et pleine de
ressources pour l'avenir, c'est ce qu'on ne fera jamais comprendre à
la très grande majorité du peuple français. Si on ne s'adressait qu'à
des magistrats, à des avocats, à des avoués, à des huissiers, à des por-
teurs de contraintes, ces roueries pourraient être appréciées comme
elles méritent sans doute de l'être; mais nous avons vu que M. Zola
avait renoncé à plaider sa cause devant ce public trop restreint, et
qu'il avait voulu en saisir le pays tout entier, voire l'univers. Un pre-
mier coup d'éclat en exigeait une série d'autres, M. Zola s'était
condamné à procéder à la manière des hommes providentiels, sûrs de
leur fait, toujours prêts à accepter le combat et marchant de victoire
en victoire. Alors, il pouvait étonner les imaginations et les conquérir.
Au lieu de cela, il bat continuellement en retraite. Il fait plus, il va se
mettre en sécurité à l'étranger. Quand môme il aurait, pour agir ainsi,
les meilleures raisons du monde, les mieux justiliées, les plus con-
vaincantes, elles ne seraient ni bonnes, ni probantes pour le grand
public auquel H a voulu s'adresser. La flamme qu'il avait prétendu
allumer à son front s'est éteinte. On ne voit plus qu'un homme qui se
sauve, et le procédurier trop modeste fait un tort irrémédiable au
héros orgueilleux sur lequel on comptait. Quand on a assumé \v rôle
que M. Zola s'est donné à lui-même, sans que rien l'y obhgeàl, il faut
en subir vaillamment les conséquences, même les plus mauvaises,
surtout celles-là. VA c'est ce qu'un romancier devrait savoir, s'il con-
naissait vraiment les ressorts qui font agir les liuuuues et s'il les avait
730 REVUE DES DEUX MONDES.
bien observés dans leur action naturelle. On a quelquefois fait un mé-
rite à M. Zola de l'art avec lequel il fait mouvoir les masses. De ces
mouvemens, il montre en effet les dehors et les surfaces; mais nous
doutons plus que jamais qu'il ait pénétré jusqu'aux causes profondes
qui les déterminent. Et s'il les avait comprises ou paru comprendre
dans ses romans, il faudrait dire qu'il les a complètement ignorées et
oubliées lorsqu'il s'est mis lui-même en scène, et qu'il s'est trouvé
aux prises avec les réalités.
Mais c'est trop parler de M. Zola : revenons au gouvernement
actuel et au rôle qu'à son tour il s'est donné dans toutes ces aiîaires,
si difficiles à coup sûr, si ardues, et qu'on a semblé s'appliquer à
rendre inextricables.
Ici, l'homme agissant, ce n'est pas M. Brisson, président du Conseil ;
ce n'est pas M. Sarrien, ministre de la Justice; c'est M. Cavaignac,
ministre de la Guerre. M. Brisson épuise toute son énergie à satisfaire
ses amis par des hécatombes préfectorales : après cela, il tombe ma-
lade, ce qui est bien naturel. M. Sarrien, avant d'arriver au ministère,
avait des incertitudes sur l'affaire Dreyfus ; il les a communiquées à
M, Ribot dans les conversations qui ont rempli le conmiencement de
la crise ministérielle, et M. Ribot y a fait, depuis, allusion à la tribune ;
mais le chemin de la place Vendôme a été pour M. le garde des
Sceaux celui de Damas. Quant à M. Cavaignac, son opinion était faite
depuis longtemps. Sa foi était robuste et môme intransigeante. Pour
lui, la culpabiUté de Dreyfus ne faisait pas l'ombre d'un doute, et ce
n'était pas seulement à ses yeux ce que M, iMéUne appelait une vérité
légale, qui devait rester telle jusqu'à preuve juridique du contraire,
c'était comme une espèce de dogme. M. Cavaignac n'a eu qu'un tort,
qui est d'avoir voulu donner de cette vérité des preuves fatalement
condamnées à rester incomplètes, et qui, dès lors, ne pouvaient agir
sur les esprits que très incomplètement.
Déjà, sous l'ancien cabinet dont il était l'adversaire, M. Cavaignac
avait reproché au général Billot de ne pas apportera la tribune ce qu'il
appelait la parole libératrice, qui devait dissiper les derniers nuages
planant sur Dreyfus. Le général Billot s'exténuait à répéter que
Dreyfus était coupable, qu'il en avait la coniiction et la certitude,
qu'il y engageait son honneur de soldat et sa conscience d'honnête
homme. Ce n'était pas encore assez. Que pouvait-on davantage, et
quelle était enfin cette parole hbératrice dont la puissance égalait celle
d'un de ces mots cabahstiques qui, dans les contes de fées, font des
miracles ? Une fois devenu ministre, M. Cavaignac était bien obligé delà
REVUE. CHRONIQUE. 731
dire. Il a donc prononcé un discours, adroitement fait d'ailleurs, dans
lequel, sur le fond des choses, il n'a pas pu dire et il n'a pas dit plus
que son prédécesseur, mais oii il a entr'ouvert le dossier Dreyfus pour
en retirer, afin de les produire devant la Chambre, quelques-unes des
preuves de culpabilité, à son aN-is les plus convaincantes. Dieu nous
garde de discuter ces preuves, et de rentrer ou d'entrer à notre tour
dans la discussion ! Ces preuves, au surplus, ne se rattachent pas
toutes directement au procès Dreyfus : il en est qui ont été décou-
vertes depuis. Mais, quelque valables qu'elles soient aux yeux de M. Ca-
vaignac, ont-elles produit l'effet foudroyant qu'il en attendait et qu'il
avait annoncé? La parole libératrice nous a-t-elle libérés de quoi que
ce soit? Loin de là, M. Cavaignac a fourni des armes nouvelles aux
partisans de Dreyfus, et il ne leur en a retiré aucune. Les demi-preuves
qu'il a produites sont nécessairem.ent trop partielles pour pouvoir être
considérées comm.e irréfragables. Elles étaient d'ailleurs connues de-
puis longtemps, et il n'a fait que leur attribuer une consécration offi-
cielle. Mais il eût bien mieux fait encore de les laisser dans un dossier
qu'on ne pouvait pas produire tout entier : d faut qu'une porte soit
ouverte ou fermée, et puisque M. Cavaignac ne pouvait pas l'ouvrir
complètement, il aurait dii la tenir complètement fermée. C'est l'atti-
tude qu'avaient adoptée MM. Méline et Billot. M. Méhne disait qu'il n'y
avait pas d'affaire Dreyfus : M. Cavaignac semblait reconnaître qu'il y
en avait une, puisqu'il la discutait. Il a eu, nous en convenons, un
éclatant triomphe parlementaire; il a été couvert d'applaudissemens;
la Chambre, à l'unanimité des votans, a décidé que son discours serait
affiché sur les murs de nos 3G000 communes. Mais, dès le lendemain,
dans tous les journaux, « l'affaire » renaissait. Et si l'on savait gré,
généralement, ù. M. Cavaignac, d'avoir dissipé la légende que nous ne
pouvions rien dire sans provoquer des complications internationales,
l'inutilité de son discours apparaissait ù tous les yeux.
Depuis, des événemens se sont luddiiils, très imprévus en eux-
mêmes et dont il serait impossible aussi de prévoir dès maintenant
toutes les suites : nous voulons parler de l'arrestation simultanée du
colonel Picquart et du commandant Estorbazy. Sans entrer dans le
fond des choses, l'allure générale de cette all'aire en partie double avait
paru d'abord empreinte d'une C(!rtaine iiardiesse. Vingt -quatre luMires
plus tard, on a su que l'arrestation du connnandant Estcrhazy était
due à une initiative prise propv'io vwlu par un juge d'instruction,
contre lequel se sont aussitôt tournées toutes les foudres d'un parti.
Et puis, on n'a plus rien su du tout. L'obscurité s'est faite. Les bruits
732 REVUE DES DEUX MONDES.
les plus divers ont circulé : chaque jour en produit un nouveau.
Pourquoi le colonel Picquart et le commandant Esterhazy ont-ils été
arrêtés? Profond mystère! Est-ce pour l'affaire Dreyfus, ou pour une
affaire connexe, comme tout le monde l'a pensé d'abord? Est-ce pour
un fait d'un ordre tout privé, et indépendant de laffaire Dreyfus,
comme on en fait maintenant courir le bruit? Sur tout cela, les ima-
ginations peuvent se donner, et elles se donnent en effet carrière.
Il aurait été sage, après les avoir émues, de les éclairer aussitôt, et
de les fixer. N'était-ce pas le devoir du gouvernement? C'est jouer
très imprudemment autour de l'affaire Dreyfus que d'en soulever
d'autres qui s'y rattachent ou qui paraissent s'y rattacher, ne fût-ce
que par la personne des acteurs, et qui, en tout cas, y ramènent et
y retiennent obstinément la pensée. Que sortira-t-H enfin de tout
cela?
En attendant, la situation du ministère est des plus bizarres.
Les amis de M. Brisson ne sont pas satisfaits, et leur mauvaise hu-
meur va chaque jour en augmentant. Ils constatent avec amertume
que le gouvernement actuel ressemble à celui de M. Méline, et qu'U
lui ressemble en mal, c'est-k-dire qu'U en accentue les défauts. Sans
doute, il a mis à pied quelques préfets et quelques sous-préfels, mais
beaucoup trop peu à leur gré, et on se trompe fort si on les croit gens
à se contenter de quelques sacrifices de personnes. Leurs vues portent
beaucoup plus haut. Ils avaient promis de grandes réformes au pays,
surtout des réformes fiscales : on les ajourne jusqu'à un moment où
tout donne à penser que le cabinet Brisson ne sera plus aux affaires.
Il se sera, pour son compte, tiré de la difficulté; mais ils y resteront,
eux, enfoncés encore davantage. Pourtant, Us feraient volontiers quel-
que crédit au ministère s'il changeait l'esprit qui présidait hier au
gouvernement, pour revenir à ce vieU esprit républicain, sectaire et
farouche, dont M. Brisson, autrefois, était animé. 11 en était même un
des apôtres les plus ardens. Cet esprit, tout franc-maçonnique, avait
horreur du cléricalisme et du militarisme, qu'U s'efforçait en toute
occasion de confondre avec la reUgion et avec l'armée; et il n'est be-
soin d'aucun effort de mémoire pour se rappeler quelques-unes de ses
manifestations les plus significatives, car elles sont d'hier. On repro-
chait à M. MéUne, — et nous n'avons pas besoin de dire avec quelle in-
justice, — d'avoir laissé croître ces deux terribles dangers, ces deux
effrayans fiéaux de toute démocratie. C'est avec cette double accusation
qu'on a fait campagne contre lui dans le parlement, et contre ses amis
dans les élections. Qu'y a-t-iï de changé à ce point de vue? Ce n'est
REVUE. — CHRONIQUE. 733
pas nous qui le demandons, mais bien les radicaux et les socialistes;
et ils répondent : Rien!
Le ministère n'a encore pris aucune mesure contre le danger clé-
rical; et, par hasard, s'il s'était aperçu que ce « danger » n'existe pas,
nous oserions l'en féliciter. Quant au danger du militarisme, les ra-
dicaux et les socialistes le dénonçaient naguère comme une consé-
quence de l'affaire Dreyfus, ou du moins de la manière dont elle avait
été conduite. L'armée, à les entendre, reprenait trop d'importance
dans le pays, et l'autorité civile en était, par comparaison, cruellement
amoindrie. Nous avons dit également ce que nous pensions de ce pré-
tendu péril; mais les radicaux et les socialistes, qui le prennent au sé-
rieux, ou même au tragique, ne constatent pas sans chagrin ni sans
honte, qu'il a encore augmenté depuis que M. Brisson est chef du gou-
vernement et que M. Cavaignac est son ministre de la Guerre. On
conçoit aisément qu'ils s'en plaignent, qu'ils invitent M. Brisson à ren-
trer en lui-même, à rougir, à montrer quelque contrition, à redevenir
enfin ce qu'il était autrefois, lorsqu'il fulminait de si haut contre les
défaillances de son prédécesseur.
Un fait surtout a porté leur inquiétude à son comble. Les domi-
nicains d'Arcueil ont fait récemment leur distribution des prix. Le
Père Didon, plus éloquent que mesuré dans ses paroles, comme à son
habitude, prononçait un discours ; et de quoi parlait-il? De l'esprit mi-
litaire. Il paraissait terriblement rempli de son sujet! Et quel était son
principal auditeur, qui relevait de sa présence l'éclat de la cérémonie?
Rien moins que le général Jamont, le successeur du général Saussier
à la tête de nos armées en cas de guerre, enfin le généralissime. Nous
ne connaissons pas le discours du Père Didon, mais, à n'en juger que
par l'impression qu'il a produite, il semble que le général Jamont ait
entendu là des choses auxquelles il ne s'attendait pas; et peut-être
n'est-il pas de très bon goût d'invilor un hôte pour \o placer ensuito
dans une situation embarrassante cl fausse. 11 faut rendre aux radi-
caux et aux socialistes la justice ([uo si un pareil fait leur aurait pai-u
intolérable sous M. Méline, il les scandalise aussi sous M. Brisson. Mais
qui sait? i*cut-être les scandaliscrail-il moins bruyamment si le parle-
ment n'était pas en vacances et si la tribune était ouverte. Ils crain-
draient alors les conséquences immédiates des coups qu'ils portent,
tandis qu'ils peuvent aujourd'hui se livrer à cette gymnastique de
presse sans risquer de rien casser. Pour le moment, rassurés par leur
impuissance, ils crient et ils tempêtent à qui mieux mieux, avec l'espoir
de ramener M. Brisson, l'enfant prodigue, dans le giron abandonné.
734 REVUE DES DEUX MONDES.
Réussiront-ils autant qu'ils le voudraient? Qui oserait le dire? Per-
sonne ne croit assurément que la majorité qui s'est prononcée pour
M. Brisson à la Chambre, à la fin de la session dernière, soit sincère
et solide : il faudrait bien peu de chose pour la disloquer. M. Brisson
doit sans doute ménager les radicaux et les socialistes, mais il doit
ménager aussi ces nationalistes qui ont pour chefs MM. Déroulède et
Drumont, dont la colère contre lui pourrait lui devenir funeste, et
qui ne laissent passer aucune occasion d'opposer M. le ministre de
la Guerre à M. le président du Conseil. La situation est embarrassante
pour celui-ci, et les lauriers de ses premiers jours ministériels pour-
raient se changer assez \àte en cyprès. Belle et instructive démonstra-
tion de la justice immanente des choses, s'il était renversé, dans
quelques mois, par ses propres amis, pour avoir suivi une politique
modérée ! Car enfin cette pohtique serait-elle à ce point nécessaire,
nous voulons dire à ce point imposée par les circonstances et par le
vœu du pays, que M. Brisson lui-même ne pourrait pas y échapper,
et, pour en distinguer la sienne propre, devrait se contenter d'y com-
mettre quelques maladresses, ou de la relever par quelques bruta-
lités? Mais alors, qu'est-il venu faire au gouvernement? Pourquoi le
lui a-t-on offert? Pourquoi l'a-t-il accepté? Nous le saurons sans doute
un jour, à moins que M. Brisson ne l'ignore peut-être lui-même, et
qu'il n'y ait vu qu'une occasion de reprendre la campagne de désor-
ganisation secrète, mais sûre, si bien conmiencée par le précédent
ministère radical.
Les vœux que nous formions pour le rétablissement de la paix
entre l'Espagne et les États-Unis seraient-ils enfin sur le point de se
réaliser? Les nouvelles de ces derniers jours permettent de l'espérer.
Le gouvernement espagnol a compris, comme toute l'Europe le lui
avait insinué et suggéré, que, l'honneur étant sauf, et largement, le
jour était venu d'entrer dans la voie des négociations. La difficulté
était de savoir comment on s'y prendrait. Les rapports politiques
étaient interrompus entre les deux pays par le fait de la guerre : il fal-
lait donc trouver un intermédiaire bienveillant qui voudrait bien se
charger de mettre diplomatiquement en contact deux puissances qui
ne l'étaient que miUtairement. Le gouvernement de la République
française a paru propre à remplir ce rôle, et il l'était en effet, parce
qu'il est également ami de l'Espagne et des États-Unis ; qu'il a gardé,
quoi qu'on en ait dit, une parfaite correction d'attitude entre les deux
belhgérans; enfin que son désintéressement personnel, dans toute
REVUE. — CIIROxMQUE. 735
cette affaire, ne pouvait être mis en doute. Il est de plus représenté à
Washington par un homme qui, bien qu'ambassadeur de fraîche date,
a donné, dans une longue carrière, des preuves nombreuses d'un es-
prit à la fois ferme et souple, doublé d'un caractère conciliant. M. Jules
Cambona traversé des situations administratives qui exigeaient déjà
les qualités d'un diplomate, et d'où il est sorti tout préparé à ses fonc-
tions nouvelles. Sur le désir du cabinet de Madrid, son gouvernement
l'a autorisé à présenter au gouvernement des États-Unis une sorte de
rameau d'olivier. Il n'y a eu rien de plus jusqu'ici. Évidemment, c'est
beaucoup si l'on songe que la première démarche était en somme la
plus délicate et la plus pénible ; mais c'est peu si l'on songe à tout
le chemin qui reste à parcourir. Il n'est pas toujours vrai qu'il n'y ait
que le premier pas qui coûte ; mais c'est celui qui coûte le plus. Le
gouvernement de Washington sait maintenant que celui de Madrid dé-
sire la paix, et qu'il est prêt à entrer en négociations pour en amener
le rétablissement.
Mais ici se posent des questions assez nombreuses. Quelle sera la
forme de ces négociations? Il semble impossible qu'elles se continuent
jusqu'à leur terme par l'intermédiaire de l'ambassadeur de France à
Washington. D'autre part, si les négociations s'ouvrent, quelle en sera
la conséquence immédiate? Les deux gouvernemens admetlront-ils
l'opportunité d'un armistice? Préféreront-ils, au contraire, ou l'un des
deux préférera-t-il poursuivre les opérations militaires, dans la pensée
qu'elles tourneront à son avantage, et que le développement en pèsera
sur les négociations pour les rendre elles-mêmes plus faciles, ou plus
rapides? Un armistice paraîtrait indiqué, conseillé parles circonstances;
mais il faudrait que les deux parties fussent à cet égard du même avis,
et on ne sait pas encore si elles le sont. Peut-être le gouvernement
américain voudra-t-il poursuivre les opérations qu'il a préparées sur
Porto-Rico. Peut-être voudra-t-il achever celles qu'il a entamées dans
les Philippines. Le danger de cette manière de procéder, qui mole la
diplomatie- à la guerre, est qu'elle subordonne la première, quelle que
soit la fixité de ses vues, aux hasards ton jouis variés et mobiles que
présente la seconde.
Enfin, et par-dessus tout, il s'agit de savoir quelles seront les condi-
tions mêmes de la paix. L'Espagne doit s'attendre à faire des sacrilices
considérables. Il ne s'agit pas ici de Cuba : Cuba est perdu pour elle,
et depuis longtemps. Scra-t-elle proclamée indépendante, ou, après
avoir gravité autour de l'orbite américain, linira-l-elle par y être entraî-
née et par y entrer? Au point de vue purement espagnol, cela mainte-
736 REVUE DES DEUX MONDES.
nant importe peu. Ce qui importe davantage est de savoir quelles
autres concessions H faudra faire en dehors de Cuba. Et ce qui importe
plus encore peut-être que tout le reste, — parce que les intérêts
espagnols et américains pourraient bien ici ne pas se trouver seuls en
présence, — est de savoir ce qui se passera aux Philippines. Des pro-
blèmes très complexes se présentent donc à l'esprit, et rien jusqu'à ce
jour ne parait avoir été préparé pour les résoudre. C'est beaucoup
d'avoir ouvert les négociations, mais on n'aperçoit pas encore distinc-
tement le moment où elles seront closes. Si les bons offices du gou-
vernement français, qui viennent de s'exercer à la demande de l'Es-
pagne, peuvent être utiles dans la suite, ils ne feront certainement
défaut ni à l'une ni à l'autre des deux parties. Ils sont acquis d'avance
à la cause de la paix : mais ils ne peuvent devenir efficaces que si, à
Washington et à Madrid, on la désire assez pour en accepter les con-
ditions inévitables.
Francis Cuarmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.
LA BATAILLE DE WATERLOO
lin)
«
DE TROIS HEURES APRÈS-MIDI A LA NUIT CLOSE
I
L'unique objectif de Wellington était de tenir ses positions
jusqu'à l'entrée en ligne de l'armée prussienne. Cette diversion
tardait trop à son gré. Il avait espéré que Blûcher commencerait
l'attaque dès deux heures ; il en était trois et demie, et les Prus-
siens ne semblaient pas près de se démasquer. On craignait de
ne pouvoir résister à un second assaut.
Napoléon avait aussi de grandes inquiétudes. Le major La
Fresnaye venait de lui remettre la lettre de Grouchy, écrite à
Walhain à onze heures et demie. Dans cette dépêche très confuse,
deux choses frappèrent surtout ri']mpereur : l'une, que Grouchy
avait cheminé hicn lentement, puisque, àon/o heures et demie, il
était encore à trois lieues de Wavres; l'autre, que le maréchal ne
semblait s'iuquiétiM- nullement de ce qui se passait à sa gaucho et
demandait des ordres pour maiuruvrer « le lendemain » dans la
direction excentrique de la Chysc. Il devenait donc fort impro-
bable,— à moins que Grouchy n'eût eu l'inspiration, dès midi, de
marcher au canon, — qu'il put prendre de liane le corps de Biilow
(1) Voyez la Revne du 1" août.
TOME CXLVllI. — 1898. 4"
738 REVUE DES DEUX MONDES.
déjà en position à Chapelle-Saint-Lambert. Tout au plus le ma-
réchal pourrait-il tomber sur les derrières de ce corps ou retenir
loin du champ de bataille, par une attaque à fond, les autres frac-
tions de l'armée prussienne. Que l'Empereur n'ait pas incontinent
fait repartir La Fresnaye avec de nouvelles instructions pour
Grouchy, faut-il s'en étonner? Ces instructions, qui n'auraient pu
être autres que « de chercher à se rapprocher de l'armée afin de
tomber sur le corps ennemi qui voudrait en inquiéter la droite, »
Napoléon les avait déjà adressées à son lieutenant à une heure un
quart. Il n'aurait pu que les réitérer et bien tardivement.
La présence de Biilow à Chapelle-Saint-Lambert, l'échec
sanglant du comte d'Erlon, l'éloignement de Grouchy, c'étaient
peut-être des raisons pour engager l'Empereur à rompre le combat,
comme à Essling, et à prendre une forte position défensive sur le
plateau de la Belle-Alliance. Il ne semble pas qu'il ait songé à cet
expédient, bon tout au plus pour la journée. Le lendemain, rarméo
française, même renforcée par Grouchy, aurait eu à livrer bataille
presque dans la proportion d'un contre deux aux armées réunies
de Wellington et de Blûcher. L'Empereur aima mieux profiter
de l'expectative où paraissait rester Biilow pour enfoncer les An-
glais avant l'entrée en ligne des Prussiens.
Dès que d'Erlon eut rallié quelques-uns de ses bataillons, vers
trois heures et demie, l'empereur ordonna à Ney d'attaquer de
nouveau la Haie-Sainte. Il comptait se servir de ce poste comme
point d'appui pour un mouvement d'ensemble avec le corps de
d'Erlon, le corps de Reille qu'il pensait devoir être bientôt maître
de Hougoumont, toute la cavalerie et enfin la garde à pied,(( qui
donnerait le coup de massue. » Ney mena contre la Haie-Sainte la
brigade Quiot, tandis que l'une des brigades de Donzelot, tout en-
tière déployée en tirailleurs, gravit les rampes à l'est de la route
de Bruxelles et vint fusiller à vingt pas les Anglais embusqués
derrière les haies du chemin d'Ohain. L'attaque échoua. Les ti-
railleurs de Donzelot furent repoussés à mi-côte ; les soldats de
Quiot, ne pouvant percer les murailles avec leurs baïonnettes et
décimés par le feu à bout-portant des Allemands du major Baring,
qui venait de recevoir un renfort de deux compagnies, se repliè-
rent dans le verger.
Pour seconder cet assaut, la grande batterie avait redoublé
son feu contre le centre gauche de la position ennemie pendant
que les batteries de Reille, renforcées par une partie des pièces
LA BATAILLE DE WATERLOO. 739
de 12 de la garde, canonnaient sans relâche le centre droit. C'est
l'instant de la journée où le feu d'artillerie fut le plus intense.
« Jamais, dit le général Alten, les plus vieux soldats n'avaient
entendu pareille canonnade, » Quelques bataillons de la première
ligne anglaise rétrogradèrent d'une centaine de pas pour être
abrités par le bord du plateau. En même temps, des groupes de
blessés, des convois de prisonniers, des caissons vides et des fuyards
filaient à l'arrière. Ney, se méprenant sur ces mouvemens, qu'il
distinguait mal à travers la fumée, crut à un commencement de
retraite, et s'avisa de prendre pied sur le plateau avec de la cava-
lerie. Il fit demander incontinent une brigade de cuirassiers.
L'aide de camp s'adressa au général Farine, qui mit ses deux
régimens en marche. Mais le général Delort, commandant la di-
vision, arrêta le mouvement. « — Nous n'avons, dit-il, d'ordre à
recevoir que du comte Milhaud. » Ney, impatient, courut à De-
lort. Le maréchal était fort irrité de ce refus d'obéissance. Non
seulement il réitéra son ordre à la brigade Farine, mais il ordonna
que les six autres régimens du corps de Milhaud se portassent
aussi en avant. Delort ayant encore objecté l'imprudence de cette
manœuvre sur un pareil terrain, Ney invoqua les instructions de
l'Empereur : « — En avant, s'écria-t-il, il s'agit du salut de la
France. ^> Delort dut obéir. Les deux divisions de cuirassiers
partirent au grand trot et derrière elles s'ébranlèrent les lan-
ciers rouges et les chasseurs à cheval de la garde. Ces régimens
suivirent-ils le mouvement sur l'ordre de Lefebvre-Desnoëttes, à
qui Milhaud aurait dit en parlant : « — Je vais charger. Soutiens-
moi ! ;) ou s'élancèrent-ils spontanément, saisis du vertige de la
charge à la vue de leurs camarades courant à l'ennemi dont la
retraite semblait commencer et jaloux d'avoir leur part d'Anglais
à sabrer?
Depuis le commencement du combat, Xoy pensait à la grande
action de cavalerie dont lui avait parlé l'Empereur, qui avait mis
sous son commandement pour cela les corps de cuirassiers et
même les divisions de garde à cheval. Le prince de la Moskowa
se promettait de cette charge les plus beaux résultats. Il était
heureux d'avoir à la mener, lui qui passait, dit Foy, pour un des
premiers oflîciers de cavalerie do l'armée. Il en avait causé avec
hrouot, l'assurant qu'il était sur du succès. Tout d'abord Ney, qui
ne devait engager la cavalerie qu'après en avoir reçu l'ordre de
l'Empereur, avait voulu seulement prendre pied sur le plateau
740 REVUE DES DEUX MONDES.
avec une brigade de cuirassiers. Puis l'idée lui était venue de
brusquer la retraite des Anglais en lançant contre eux tous les
cuirassiers de Milhaud. C'est pourquoi il avait fait avancer ces deux
divisions. Peut-être, cependant, eût-il hésité à les engager sans
un nouvel ordre de Napoléon. Mais quand il vit descendre dans
les fonds de la Haie-Sainte, avec cette multitude d'escadrons cui-
rassés, les chasseurs à cheval de la garde et les lanciers rouges,
il ne douta pas que ce ne fût d'après les instructions mêmes de
l'Empereur qui avait jugé l'heure opportune pour la grande at-
taque. Autrement la cavalerie légère de la garde n'aurait pas
suivi les cuirassiers. Il paraît à peu près certain pourtant que
Napoléon n'avait rien vu de ce mouvement. Du pli do terrain où
se trouvaient en position les divisions de Milhaud et de Lefebvre-
Desnoèttes, elles pouvaient gagner la route de Bruxelles, la tra-
verser tout contre la Belle-Alliance et descendre dans le vallon
sans que les aperçût l'Empereur, posté près de la maison De-
coster. Mais le maréchal Ney n'en était pas moins bien fondé à
supposer que cette masse étincelante de quatre mille cavaliers
n'avait pas échappé aux regards de Napoléon. 11 forma en hâte
CCS beaux escadrons dans le creux du vallon, sur la gauche de la
route de Bruxelles, et s'élança à leur tête contre l'armée an-
glaise.
II
Wellington songeait si peu à battre en retraite qu'il venait de
renforcer son front de bataille par plusieurs brigades de sa se-
conde ligne et de sa réserve.' Les Brunswickois se portèrent au
soutien des gardes de Maitland, les brigades Mitchell et Adam
traversèrent la route de Nivelles pour s'établir au-dessus de Hou-
goumont, en avant du chemin d'Ohain. On n'était pas, d'ailleurs,
sans inquiétude dans l'armée alliée. L'état-major observait avec
anxiété — anxiously — les positions françaises, cherchant à pré-
voir quel mouvement préparait Napoléon, lorsque la cavalerie
descendit vers la Haie-Sainte. La surprise fut extrême, et beau-
coup de craintes se dissipèrent. « Nous nous étonnâmes, dit un
aide de camp de Wellington, que l'on tentât une attaque de cava-
lerie contre une infanterie encore non ébranlée (1) et qui, grâce
(1) L'infanterie anglaise formant le centre gauche avait soufi'ert davantage, mais
LA BATAILLE DE WATERLOO. 741
aux plis de terrain derrière lesquels elle était, couchée, avait peu
souflert de la canonnade. » Aussitôt, les hommes furent debout,
formés en carrés. Les batteries restèrent en avant du front, sur
le bord même du plateau. On envoya les attelages au loin, et les
canonniers reçurent l'ordre de tirer, presque au dernier moment,
puis de se réfugier dans les carrés en abandonnant leurs pièces.
La cavalerie française s'avançait en échelons de colonnes
d'escadrons, les cuirassiers à la droite, les chasseurs et les che-
vau-légers à la gauche. La direction était légèrement oblique, les
premiers échelons manœuvrant pour aborder la partie plate du
chemin d'Ohain, les échelons de gauche conversant vers les
rampes qui s'élèvent au-dessus de Hougoumout. On prêtait le
flanc à l'artillerie ennemie. Dès que les cuirassiers commencèrent
à déboucher des fonds où ils s'étaient formés, les batteries fran-
çaises cessèrent de tirer et les batteries anglaises activèrent leur
feu. Les pièces avaient double charge : boulet et paquet de mi-
traille ou boulets rames. Une rafale de fer. Les chevaux mon-
taient au trot, assez lentement, sur ces pentes roides, dans ces
terres grasses et détrempées où ils enfonçaient parfois jusqu'aux
genoux, au milieu de ces grands seigles qui leur balayaient le poi-
trail. En précipitant le tir, les batteries purent faire plusieurs dé-
charges. Une dernière bordée, à quarante pas, des batteries de
Lloyd et de Gleeves, établies au point où s'élève aujourd'hui la
butte du Lion, faucha à moitié les escadrons de tète. Les survi-
vans s'arrêtèrent quelques secondes, paraissant hésiter. La charge
sonna plus vibrante; on cria : Vive l'Empereur ! Les cuirassiers
se ruèrent sur les canons. Successivement, toutes les batteries
furent prises. Superbe fait d'armes, mais capture illusoire. Les
attelages manquaient pour emmener les pièces, les clous pour
les mettre hors de service. On pouvait les renverser dans le
ravin, enfoncer dans les lumières, à défaut de clous, des ba-
guettes de pistolet. Rien ! Pas un officier ne sougea môme à faire
briser les écouvillons.
Les canons se sont tus, mais les salves et les feux de lile rou-
lent et crépitent. Entre la route de Nivelles et la route de Ih-u-
xelles, vingt bataillons anglais, hanovriens, brunswickois, alle-
mands, forment deux lignes de carrés en échiquier (1). Les balles
de ce c6(é le plateau était inaccessible fl la cavalerie à cause des hautes et fortes
haies du chemin d'Oliain.
(1) il y avait alors on première et en seconde ligne un bataillon de Byng (les
742 REVUE DES DEUX MONDES.
frappent et ricochent sur les cuirasses avec le bruit de la grêle
sur un toit d'ardoises. Cuirassiers et lanciers, les rangs déjà
rompus par le feu, par la montée, par le passage même de cette
haie de canons, fondent sur les carrés. Mais, du bord du plateau
où ils prennent le galop jusqu'à la première ligne d'infanterie, le
champ est insuffisant. La charge manque d'élan et par conséquent
d'action, Les Anglais sont en carrés sur trois rangs. Le premier
rang genou terre, le bec des crosses appuyé au sol, les baïonnettes
inclinées formant chevaux de frise. Malgré leurs coups d'éperons
et leurs coups de sabre, malgré leur vaillance et leur rage, les ca-
valiers ne peuvent percer ces murs d'hommes. Ils obliquent à
droite et à gauche et, sous les feux croisés, vont charger les car-
rés de la seconde ligne. Comme les vagues aux vagues, les esca-
drons succèdent aux escadrons. La nappe de cavalerie inonde
tout le plateau. Cuirassiers, chasseurs, lanciers rouges tourbil-
lonnent autour des carrés, les assaillent sur les quatre faces,
s'acharnent contre les angles, rabattent les baïonnettes à coups de
sabre, trouent les poitrines à coups de lance, déchargent leurs
pistolets à bout portant, en des luttes corps à corps font des
brèches partielles aussitôt fermées.
Lord Uxbridge voit cette mêlée. Les deux tiers de sa cavalerie
n'ont pas donné. Il lance sur ces masses en désordre les dragons
de Dornberg, les hussards d'Arenschild, les lanciers noirs de
Brunswick, les carabiniers hollandais de Tripp, les deux brigades
hollando-belges de van Merle et de Ghigny, en tout cinq mille
chevaux frais. Ils ont le nombre, ils ont la cohésion. Les Français
plient sous le choc, refluent dans les intervalles des carrés,
échappent aux sabres pour tomber sous les balles. Ils abandon-
nent le plateau. Les canonniors raccourent à leurs pièces; sur
toutes les crêtes se rallume la ligne de feu des batteries an-
glaises.
A peine au fond du vallon, les valeureux soldats de Milhaud
et de Lefebvre-Desnoêttes reprennent la charge. De nouveau, ils
autres à Hongoiimont) ; les quatre de Colin Ilalkett; les deux de Maitland (à 1000
hommes d'etlectif chacun); deux d'Adam (les autres en réserve) ; deux d'Ompteda
(les autres à la Haie-Sainte) ; les cinq de Kielmansegge ; les trois de Rruse ; quatre
de Brunswick (les autres en réserve). Plus tard, les quatre bataillons de Duplat
quittèrent leur position près de Merbe-Braine et vinrent prolonger la ligne des
carrés.
Les carrés étaient d'un bataillon, sauf les carrés de Ilalkett, qui étaient de deux
bataillons à cause des pertes subies aux Quatre-Bras. Certains carrés étaient sur
quatre rangs. La plupart avaient les angles arrondis.
LA BATAILLE DE WATERLOO. 743
gravissent sous la mitraille les pentes boueuses de Mont-Saint-
Jean, s'emparent des canons, couronnent la hauteur, fondent sur
l'infanterie, sillonnent d'éclairs d'épées tout léchiquier des
carrés.
Plus d'un Anglais croyait la partie perdue. Des batteries de
réserve prenaient leurs dispositions pour battre en retraite au pre-
mier ordre. Le colonel d'artillerie Gould dit : « — Je crains bien
que tout ne soit fini. » De la Belle-Alliance, on remarquait ces
magnifiques chevauchées ; on voyait les canons abandonnés, les
cavaliers galopant sur le plateau, les lignes ennemies percées, les
carrés entourés; on criait victoire autour de l'Empereur. Lui était
surpris et mécontent que sti cavalerie se fût engagée sans ses
ordres contre des troupes 'encore inébranlées. II dit à Soult :
« — Voilà un mouvement prématuré qui pourra avoir des ré-
sultats funestes sur cette journée. » Le major général s'emporta
contre Ney : « — Il nous compromet comme à léna! » L'Empereur
promena un long regard sur le champ de bataille, rétléchit un
instant, puis reprit : <( — C'est trop tôt d'une heure, mais il faut
soutenir ce qui est fait. » Il envoya un de ses aides de camp, le gé-
néral Flahaut, porter à Kellermann l'ordre de charger avec les
quatre brigades de cuirassiers et de carabiniers.
Kellermann jugeait, comme l'Empereur, que le mouvement
de Milhaud avait été prématuré; il croyait imprudent d'engager
aussi sa propre cavalerie. Il allait peut-être exposer ses raisons à
Flahaut, quand le général Lhéritier, commandant la première
division (cuirassiers et dragons), la mit en marche au grand trot
sans attendre aucun commandement. Kellermann dut sui\Te avec
sa seconde division, composée des 2" et 3*= cuirassiers et des l*"'" et
2° carabiniers; mais, non loin de Ilougoumont, il arrêta la bri-
gade de carabiniers dans un pli de terrain, en faisant défense for-
melle au général Blancard de bouger de là, à moins d'un ordre
exprès de lui-même K<'llermann. Sage précaution, car ces huit
cents carabiniers étaient désormais la seule réserve de cavalerie
qui restât à l'armée. Flahaut, s(don les instructions de l'Empe-
reur, avait transmis l'ordre de charger non smilemont à Keller-
mann mais aussi au général Guyot, conimandant la grosse cava-
lerie de la garde (dragons et grenadiers à cheval).
L'Iilmpereur a dit qu'il avait dû faire soutenir les divisions de
Milhaud dans la crainte qu'un échec de celles-ci, subi devant
toute l'armée, n'abattît les courages et n'entraînât la i)anique et la
744
REVUE DES DEUX MONDES.
déroute. N'espérait-il pas aussi écraser les Anglais sous une nou-
velle masse de cavalerie cuirassée? Il fallait brusquer l'action,
gagner sur un point, se maintenir sur un autre, vaincre et imposer
à force d'audace, car les circonstances étaient devenues terrible-
ment critiques. L'Empereur livrait à la fois deux batailles, l'une
parallèle, l'autre oblique: de front, il attaquait les Anglais; sur
son flanc droit, il était attaqué par les Prussiens.
III
Vers une heure, Bliicher avait rejoint, à Chapelle-Sainl-Lam-
bert, le gros du corps de Biilow; mais quelle que fût son ardeur
à combattre, il jugeait imprudent de s'engager dans les défilés
escarpés de la Lasne avant d'être assuré qu'il n'y serait point pris
en flagrant délit de marche. Sur les deux heures, il sut, par des
rapports de reconnaissances, que, les Français étant fort loin, il ne
courait encore aucun risque. Il mit aussitôt ses troupes en mou-
vement dans la direction de Plancenoit. Son objectif était de dé-
border la droite de l'armée impériale. La marche fut lente et
rude. Quand on suit le chemin raviné qui descend de Chapelle-
Saint-Lambert, traverse à Lasne le ruisseau de ce nom et re-
monte la côte, non moins abrupte, de l'autre colline, on s'étonne
même que l'artillerie prussienne ait pu franchir ce défilé. Il fal-
lait la volonté de Bliicher. Il était partout, ranimant ses soldats
exténués de fatigue et de faim (en marche dès quatre heures du
matin, ils n'avaient point mangé depuis la veille), leur prodiguant
les encouragemens, les appels au devoir, les mots familiers et
plaisans. « — Allons, camarades, disait-il à des canonniers qui
poussaient aux roues d'une pièce embourbée, vous ne voudriez
pas me faire manquer à ma parole ! »
A quatre heures environ, ses têtes de colonne atteignirent le
bois de Paris (à une lieue de Plancenoit). Les divisions Losthin et
Hiller s'y établirent sans coup férir; car, au lieu d'occuper les
avenues du bois, la cavalerie du général Domon s'était bornée à
en observer les débouchés. Dans cette nouvelle position, les Prus-
siens se trouvaient à couvert. Pour se démasquer, Blûcher aurait
voulu attendre les deux autres divisions de Bûlovv qui étaient
encore dans les défilés de la Lasne. Mais les messages de Wel-
lington, l'adjurant de prendre part au combat, devenaient de plus
en plus pressans ; il entendait rugir les canons français ; il aper-
LA BATAILLE DE WATERLOO. 743
cevait, dit-on, les cuirassiers en mouvement sur les hauteurs de
la Belle-xVlliance. Il se détermina à agir avec ce qu'il avait. A
quatre heures et demie, les Prussiens débouchèrent : l'infanterie
de Losthin à droite du chemin de Plancenoit, l'infanterie de
Hiller à gauche, le front couvert par deux régimens de cavalerie
et trois batteries légères. Blûcher se hûta de faire canonner les
escadrons de Domon. Il voulait, dit Gneisenau, avertir et affermir
Wellington en même temps qu'empêcher Napoléon d'accabler les
Anglais.
Domon opposa d'abord l'offensive à l'offensive. Il culbuta les
hussards prussiens, fondit sur les batteries. Foudroyé par leur
feu et par la fusillade de toute la division Losthin, il se replia
lentement, puis, passant en réserve, il démasqua l'infanterie de
Lobau. A la première alerte, Lobau s'était porté par le chemin de
Lasne à environ une demi-lieue à l'est de la route de Bruxelles, sur
la position qu'il avait reconnue précédemment. Ses deux divisions
déployées l'une derrière l'autre se trouvaient là en potence, presque
perpendiculairement à la ligne de bataille. Pour le remplacer
sur le front, l'Empereur fit avancer la garde à piod près de la
Belle-Alliance, à la droite de la route de Bruxelles, sauf le
l®"" régiment de grenadiers qui resta près de Rossomme et le
4" bataillon du 1'^'' chasseurs posté au Caillou. Il donna aussi
l'ordre à Durutte d'assaillir Papelolte et La Haie afin de seconder
la grande attaque de Ney et de couper la communication entre la
droite de Biilow et la gauche anglaise.
Lobau, sachant bien que toute résistance passive est virtuelle-
ment condamnée, poussa droit aux Prussiens qui plièrent. Les
divisions Byssel et Ilacke débouchèrent à leur tour des bois. Les
Prussiens reprirent l'offensive : 30000 contre 10 000 Français.
Mais Lobau avait des régimens d'ancienne formation, solides
comme des rocs. Le 5° de ligne, le premier régiment qui se fût
donné à Napoléon, dans le défilé de Laffray, et le 10'' de ligne, le
seul (jui eût combattu pour les Bourbons au pont de Loriitl, riva-
lisaient d'entrain et de ténacité. Avec ces belles troupes, Lobau
faisait si fière contenance que Bliicher, au lieu de s'obstiner dans
son attaque parallèle, manœuvra pour déborder la droite du
6" corps. La cavalerie du prince Guillaume de Prusse et linfaii-
terie de Ililler, soutenues par la division I{yssel, se portèrent vers
Plancenoit. Lobau craignit d'être tourné; il recula jus([u'à la hau-
teur du village qu'il fit occuper par une brigade. Assaillie sur trois
746 REVUE DES DEUX MONDES.
points, cette brigade ne put tenir. L'ennemi la refoula hors de
Plancenoit, où il s'établit et se retrancha. Sur son front, Bûlow
canonnait les trois autres brigades de Lobau avec huit batteries
dont les boulets allaient parfois tomber sur la route de Bruxelles,
au milieu des bataillons de la garde et de Fétat-major même de
l'Empereur.
Au moment où son infanterie abordait Plancenoit, Blûchcr
avait reçu un aide de camp de Thielmann. Le commandant du
IIP corps annonçait qu'il était attaqué à Wavres par des forces su-
périeures (c'étaient les 34000 hommes de Grouchy) et qu'il dou-
tait de pouvoir résister : « — Que le général Thielmann se défende
comme il pourra, dit Gneisenau. Il n'importe qu'il soit écrasé à
AVavres si nous avons la victoire ici. »
L'ennemi maître de Plancenoit, Napoléon était débordé et sa
ligne de retraite menacée. Il ordonna à Duhesme, commandant
la division de la jeune garde, de reprendre ce village. Les huit
bataillons, quatre de voltigeurs, quatre de tirailleurs, s'élancèrent
au pas de charge. Les Prussiens furent délogés des maisons et du
cimetière dont ils avaient fait un réduit.
IV
Les Anglais tenaient toujours. Quand la grosse cavalerie de
Kellermann et de Guyot avait débouché dans le vallon, entre cinq
heures et cinq heures et demie, les cuirassiers de Milhaud, re-
poussés de nouveau par les dragons anglais, dévalaient au bas
des rampes. Vite reformés, ils suivirent à la charge ces trois divi-
sions fraîches. Cuirassiers de Lhéritier, de Delorl, de Vathier, de
Roussel d'Hurbal, chasseurs et lanciers de Lefebvre-Desnoëttes,
dragons et grenadiers à cheval de Guyot, plus de soixante esca-
drons gravissent le plateau. Dans l'état-major ennemi, on s'étonne
que l'on engage sept ou huit mille cavaliers, sur un front où mille
tout au plus pouvaient se déployer. Ils couvrent tout l'espace entre
Hougoumont et la Haie-Sainte. Leurs files se resserrent tellement
dans la course que des chevaux sont soulevés par la pression.
Cette masse de cuirasses, de casques et de sabres ondule sur le
terrain houleux. Les Anglais croient voir monter une mer
d'acier.
L'ennemi renouvelle la manœuvre qui deux fois déjà lui a
réussi. Après avoir mitraillé la cavalerie, les canonniers aban-
LA BATAILLE DE WATERLOO. 747
donnent leurs pièces et se réfugient dans les carrés. Ceux-ci
ouvrent à trente pas des feux de file qui abattent des rangs entiers
« comme d'un coup de faux » et reçoivent les débris des escadrons
sur la triple ligne de leurs baïonnettes. Les charges se succèdent
sans interruption. Des carrés subissent cinq, sept, dix, jusqu'à
treize assauts. Plusieurs sont bousculés, entamés partiellement,
sinon enfoncés et rompus. Le fourrier Pilan du 9" cuirassiers et le
maréchal des logis Gautier du 10° prennent chacun un drapeau
anglais. Le capitaine Klein de Kleinenberg, des chasseurs de la
garde, a son cheval tué en enlevant le drapeau d'un bataillon de
la Légion germanique. Mais la plupart des carrés restent infor-
çables. D'instant en instant, ils semblent submergés par les flots
de la cavalerie, puis ils reparaissent à travers la fumée, hérissés
de baïonnettes étincelantes, tandis que les escadrons s'éparpillent
alentour comme des vagues qui se brisent sur une digue.
Les cuirassiers de Lhéritier foncent à travers un labyrinthe
de feux sur les carrés de la seconde ligne, les dépassent et sont
foudroyés par les batteries de réserve. Tout un régiment converse
à gauche, enfile au triple galop la route de Nivelles, sabre les ti-
railleurs de Mitchell le long du chemin de Braine-l'Alleud, tourne
Hougoumont et vient se reformer sur le plateau de la Belle-Al-
liance. Les dragons de la garde s'engagent contre la brigade de
cavalerie légère de Grant, qui, occupée tout l'après-midi à ob-
server les lanciers de Pire en avant de Monplaisir et reconnais-
sant enfin dans les mouvemens de ceux-ci de simples démons-
trations, s'est rabattue de l'aile droite sur le centre. La batterie de
Mercer, la seule dont les canonniers soient restés à leurs pièces
malgré l'ordre de Wellington, se trouve un peu en arrière, le
front abrité par un remblai du chemin, les flancs protégés par
deux carrés de Brunswick. Les grenadiers à cheval, géans montés
sur d'énormes chevaux et grandis encore par les hauts bonnets à
poil, s'avancent au trot, en ligne. On dirait un mur qui marche.
Sous la mitraille de Mercer, que croisent les feux de file des
deux carrés brunswickois, ce mur s'écroule, couvrant le terrain
de ses débris ensanglantés. A la seconde charge, c'est une nou-
velle boucherie. Le général Janiin, colonel des grenadi(M-s, lombe
t'rapiM' à mort sur l'aiïùt iVnn canon. Devant la batterie s'élève
un rempart de cadavres et de chevaux éventrés. « — Vous en avez
un bon tas! » dit en riant, à Mercer, le colonel Wood. Les der-
niers pelotons des grenadiers franchissent le liitloux obstacle,
748 REVUE DES DEUX MONDES.
traversent les intervalles des pièces en sabrant quelques canonniers,
et vont mêler leurs charges à celles des cuirassiers.
Trop nombreux pour l'étendue du terrain, tous ces escadrons
se gênent mutuellement, se choquent, s'entre-croisent, brisent
leurs charges, confondent leurs rangs. Les charges, toujours aussi
ardentes, deviennent de moins en moins rapides, de moins en
moins vigoureuses, de moins en moins efficaces, par suite de ce
désordre et de l'essoufflement des chevaux qui, à chaque foulée,
enfoncent dans la terre grasse et détrempée. L'atmosphère est
embrasée; on a peine à respirer, « on se croirait à la gueule d'un
four. » Le général Jamin est tué, le général Donop est tué, le gé-
néral Delort est blessé, le général Lhéritier est blessé, le e^énéral
Guyot est blessé, le général Roussel d'Hurbal est blessé. Edouard
de Colbert charge le bras en écharpe. Blessés aussi les généraux
Blancard, Dubois, Farine, Guiton, Picquet, Travers, Wathiez. Le
maréchal Ney, son troisième cheval tué sous lui, est debout, seul,
près d'une batterie abandonnée, cravachant rageusement, du plat
de son épée, la gueule de bronze d'un canon anglais. Tout le champ
de bataille est encombré de non combattans : cuirassiers démontés
marchant lourdement sous leur armure dans la direction du vallon,
blessés se traînant hors des charniers, chevaux sans cavaliers ga-
lopant éperdus sous le fouet des balles qui leur sifflent aux
oreilles. Wellington sort du carré du 73^, où il s'est réfugié au
plus fort de l'action, court à sa cavalerie, la précipite sur ces
escadrons épuisés, désunis et rompus par leurs charges mêmes.
Pour la troisième fois, les Français abandonnent le plateau.
Pour la quatrième fois, ils y remontent en criant : Vive l'Em-
pereur! Ney mène la charge à la tête des carabiniers. Il a aperçu
au loin leurs cuirasses d'or, a volé à eux et, malgré les obser-
vations du général Blancard qui oppose l'ordre formel de Kel-
lermann, il les entraîne avec lui dans la chevauchée de la
mort.
L'acharnement de Ney et de ses héroïques cavaliers, comme
lui ivres de rage, touchait à la folie. Cette dernière charge avec
des escadrons réduits de moitié, des hommes exténués, des che-
vaux à demi fourbus, ne pouvait aboutir qu'à un nouvel échec.
L'action de la cavalerie sur l'infanterie consiste uniquement dans
l'effet moral. Quel effet moral espérer produire sur des fantassins
qui venaient d'apprendre en repoussant, par le feu et les baïon-
nettes, des charges multipliées, que la tempête de chevaux n'est
LA BATAILLE DE WATERLOO. 749
qu'un épouvantail et qui, dans ces deux rudes heures, longues
comme des jours, avaient pris l'assurance de leur invincibilité.
C'étaient au contraire les cavaliers qui Uaient démoralisés par
l'insuccès de leurs attaques, la vanité de leurs efforts. Ils char-
gèrent avec la même intrépidité, non plus avec la même confiance.
Ils traversèrent encore la ligne des batteries: mais, après avoir
poussé vainement leurs chevaux harassés sur les carrés, ou à
mieux dire sur les remparts de soldats tués et de bêtes abattues
qui en protégeaient chaque face, ils se replièrent d'eux-mêmes,
découragés, désespérés, dans le fond du valhm, suivis à distance
plutôt que précisément refoulés par la cavalerie anglaise, elle-
même à bout de forces.
Ces grandes charges auraient pu réussir, mais à la condition
d'être, dans l'instant même, soutenues par de l'infanterie. Tandis
que les batteries ennemies, dépassées par les cuirassiers, restaient
muettes, les fantassins auraient gravi les pentes sans risques ni
pertes, pris position au bord du plateau et abordé les carrée.
Les Anglais auraient été contraints ou de soutenir dans une for-
mation vicieuse le feu et les assauts de l'infanterie, ou de se dé-
ployer, ce qui les eût mis à la merci des cavaliers. La division
Bachelu et la brigade Jannin (division Foy) étaient depuis plu-
sieurs heures à 1 300 mètresde la position alliée, assistant l'arme
au bras à ces charges furieuses. Immobiles sous les boulets qui
les décimaient, elles n'attendaient qu'un ordre pour courir au pas
de charge seconder la cavalerie. On les oublia. Ce fut seulement
après le repoussoment de la quatrième charge que >i(')^ « qui,
toujours le premier dans le feu, oubliait les troupes qu'il n'avait
pas sous les yeux » s'avisa d'utiliser ces six mille baïonneltcs. Les
six régimens marchèrent par échelons en colonnes de divisions à.
demi-distance. 11 était trop tard. Les batteries les foudroyèrent,
et l'infanterie anglo-alliée, qui avait étendu eu arc de cercle son
front vers Ilougoumont, les cribla de feux convorgcns. « C'était
ime grêle de morts, » dit Fuy. En quelques inslans, quinze ccnis
hommes furent tués, blessés, dispersés. On approcha tout de
môme l'ennemi à portée de pistolet; mais les brigades fraîches
de Duplat et de William llalkctl ayant dessine un mouvement
ollensif (Duplat fut tué il ce moment), les colonnes, tronçonnées
750 REVUE DES DEUX MONDES.
par les boulets, se mirent en retraite. En vain, le maréchal Ney
les avait fait soutenir par quelques squelettes d'escadrons, notam-
ment par les carabiniers. Dans ces charges partielles, qui se suc-
cédèrent presque jusqu'à la fin du combat, les cavaliers ne per-
cèrent plus la ligne des batteries anglaises.
Tout aux charges de cavalerie, Ney, dans le feu de cette tu-
multueuse action, avait perdu de vue son premier objectif, la prise
de la Haie-Sainte. Comme à Hougoumont, mais beaucoup moins
ardente, la lutte continuait là sans aucun résultat. Et pourtant
les intrépides défenseurs, munis seulement de soixante cartouches
par homme, commençaient à ralentir leur feu. Le major Baring
avait fait demander des munitions. On n'en avait pas, on lui en-
voya un nouveau renfort de deux compagnies.
Vers six heures, au moment où les divisions Foy et Bachelu
s'avançaient vers le plateau, l'Empereur parcourait la ligne de
bataille sous une pluie dobus et de boulets. Le général Desvaux
de Saint-Maurice, commandant en chef l'artillerie de la garde,
le général Lallemand, commandant les batteries à pied, Bailly de
Monthyon, chef de létat-major général, venaient d'être renversés
à ses côtés, l'un tué, les deux autres grièvement blessés. Napoléon
envoya l'ordre à Ney de s'emparer coûte que coûte de la Haie-
Sainte. C'est une nouvelle proie désignée au maréchal, une nou-
velle occasion de trouver la mort. H accourt, entraîne quelques
bataillons de Donzelot, un détachement du l*^"" régiment du génie
et les jette contre la ferme. Les balles, tirées à dix mètres, à
cinq mètres, à bout portant, clairsèment les assaillans. Des sol-
dats cherchent à désarmer les Allemands en empoignant les
canons des fusils dont l'extrémité dépasse les meurtrières. En
un instant soixante-dix Français tombent au pied du mur de
l'est. Leurs camarades montent sur le tas pour escalader le faîte
du mur d'où ils fusillent dans la cour les chasseurs de Baring ;
d'autres se hissent sur le toit de la grange. Le lieutenant Vieux,
du génie, tué colonel sur la brèche de Constantine, attaque la
porte charretière à grands coups de hache. H reçoit une balle au
poignet, une autre dans l'épaule. La hache passe de mains en
mains, la porte cède enfin, et le flot fait irruption dans la cour.
Acculés aux bâtimens, n'ayant plus de cartouches, les Allemands
se défendent à l'arme blanche. Le major Baring, avec quarante-
deux hommes — tout ce qui reste de ses neuf compagnies — perce
la masse des assaillans et regagne Mont-Saint-Jean.
LA BATAILLE DE WATERLOO. 7ol
Ney fait aussitôt établir une batterie à cheval sur un monti-
cule près de la Haie-Sainte et pousse un régiment de Donzelot
sur la sablonnière qu'abandonne de nouveau le 95*^ anglais. De
ces deux positions, les canonniers tirent à moins de 300 mètres,
les tirailleurs à moins de 80 sur le centre même de la ligne
ennemie. Soutenus par ce feu qui fait brèche, les débris des divi-
sions AUix, Donzelot et Marcognet montent des deux côtés de la
ferme jusqu'au chemin d'Ohain. On se fusille à travers les haies,
par-dessus les berges, on s'aborde à la baïonnette. Ompteda, avec
les o"^ et 8'" bataillons de la Légion germanique, opère sur la grande
route une contre-attaque qui réussit d'abord. Une balle le jette
mortellement blessé à bas de son cheval. Le o'' bataillon se re-
plie. Le 8'', qui est plus en avant, est exterminé par un escadron
de cuirassiers. Son drapeau est pris, son chef, le colonel Schrilder,
est tué ; trente hommes seulement échappent aux sabres.
Le centre gauche ennemi (brigades Kempt, Pack, Lambert.
Best et AVinke) tient ferme ; mais, à l'extrême gauche, les Nassa-
viens du prince de Saxe-Weimar se laissent, pour la seconde
fois, débusquer de PapeloLte par la division Durutte, et, au centre
droit, les Anglo-Alliés sont ébranlés, à bout de résistance. Los
munitions s'épuisent, des pièces sont démontées, d'autres s^ns
servans. Le prince d'Orange et le général Alten, blessés tous
deux, quittent le champ de bataille; les colonels Gordon et de
Lancy-Evans, aides de camp de Wellington, sont tués. Les bri-
gades de cavalerie de Somerset et de Ponsonby sont réduites en-
semble à deux escadrons, la brigade Ompteda n'est plus qu'une
poignée d'hommes, la brigade Kiclmansegge se replie derrière le
village de Mont-Saint-Jean, la brigade Kruse recule. A l'arrière,
les fuyards se multiplient. Le régiment des hussards Cumbor-
land tout entier tourne bride, colonel en tête, et détale au grand
trot sur la route do Bruxelles. Partout les rangs s'éclaircissent, les
blessés étant nombreux et nombreux aussi les hommes qui s'éloi-
gnent sous prétexte de les porter aux ambulances. Il y a du
désordre môme dans l'intrépide brigade Colin llalkett où un ba-
taillon se trouve commandé par un simple lieutenant. On envoie
prudemment sur les derrières les drapeaux du 30" ol du 73".
« Le contre de la ligne était ouvert, dit un aide do canii) du
général Alten. Nous étions en péril. A aucun monicnl, l'issuo do la
bataille ne fut plus douteuse. » Malgré son assurance accoutumée,
Wellington devenait anxieux. Il voyait bien les masses noires
752 REVUE DES DEUX MONDES.
de Blûcher déborder le flanc de rarmée française, mais lui-même
restait sans soutien. On l'entendit murmurer : « — Il faut que la
nuit ou les Prussiens arrivent! » Déjà il avait dépêché vers Ohain
plusieurs aides de camp, pour presser la marche du corps de Zieten .
Mais sa résolution ne faiblissait pas. Des officiers arrivaient de
tous côtés pour lui exposer la situation désespérée où l'on se trou-
vait et lui demander de nouveaux ordres. Il répondait froide-
ment: « — Il n'y a pas d'autre ordre que de tenir jusqu'au
dernier homme. »
Le flottement et le léger recul de la ligne ennemie n'avaient
pas échappé au maréchal Ney. Mais ses soldats étaient aussi
épuisés que ceux de Wellington. Il eût suffi, il le sentait, de
quelques troupes fraîches pour les ranimer, les entraîner, vaincre
la dernière résistance des Anglais. Il en envoya demander à
l'Empereur par le colonel Heymès, « — Des troupes! s'écria Na-
poléon, où voulez-vous que j'en prenne? Voulez-vous que j'en
fasse? »
L'Empereur avait encore ses huit bataillons de vieille garde et
ses sept bataillons de moyenne garde. Si, à l'instant, il en eût
donné la moitié au maréchal Ney, on peut croire, de l'aveu même
de l'historien anglais le mieux informé et le plus judicieux, que
ce renfort aurait enfoncé le centre ennemi. Mais Napoléon, sans
réserve de cavalerie, ne croyait pas avoir trop de tousses bonnets
à poil pour conserver sa propre position. Le moment n'était pas
moins critique pour lui que pour Wellington. Sous une troisième
poussée de tout le corps de Bulow, Lobau pliait, et la jeune
garde, après une défense acharnée, se laissait arracher Plance-
noit. Derechef, les boulets des batteries prussiennes labouraient
le terrain près de la Belle- Alliance. Napoléon, déjà débordé sur
son flanc, était menacé d'une irruption des Prussiens en arrière
de sa ligne de bataille. Il fit former douze bataillons de la garde
en autant de carrés et les établit face à Plancenoit, le long de la
route de Bruxelles, depuis la Belle-Alliance jusqu'à Rossomme.
Le 1" bataillon du 1'^' chasseurs fut maintenu au Caillou. Les gé-
néraux Morand et Pelet reçurent l'ordre de reprendre Plancenoit
avec les deux autres bataillons, le 1°'' du 2" grenadiers et le l'"'' du
2'' chasseurs.
Tambour battant, ces vieux soldats marchent au pas de
charge, en colonnes serrées par pelotons. Ils dépassent la jeune
garde que rallie Duhesme, abordent Plancenoit sur deux points,
LA BATAILLE DE WATERLOO. 7o3
y pénètrent sans daigner tirer un coup de fusil, renversent,
broient et refoulent la masse des Prussiens. L'attaque est si im-
pétueuse qu'en vingt minutes, tout le village est nettoyé. Leurs
baïonnettes rouges do sang, les grognards débouchent au dos des
fuyards, les poursuivent six cents mètres et les repoussent sur le
coteau opposé jusque derrière les batteries de Hiller, qui sont un
instant abandonnées. La jeune garde seconde ce mouvement; elle
occupe de nouveau Plancenoit. Lobau, aux prises avec les divi-
sions Hacke etLosthin, regagne du terrain.
VI
D'un seul coup de boutoir de sa vieille garde, Napoléon a
arrêté les Prussiens. Son flanc droit dégagé, il recouvre la liberté
d'agir sur le front de bataille. Il est plus de sept heures; mais on
a encore près de deux heures de jour, car le ciel s'est éclairci
çt le soleil brille au-dessus de Braine-l'Alleud. La canonnade de
Grouchy augmente, se rapproche, gronde vers Limale. Le maré-
chal, suppose-t-on, a enfin joint l'armée prussienne, la combat
et, vainqueur ou vaincu, la retiendra assez longtemps pour em-
pêcher une jonction avec les Anglais. Blûclier, semble-t-il, a pu
détacher le seul corps de Biilow que Lobau, Duhesme et deux
bataillons de la vieille garde suffisent désormais à contenir.
L'Empereur braque sa lunette du côté des Anglais. Les points
d'où partent les feux d'artillerie et de mousqueterie et la direc-
tion de ces feux lui servent de repères. A l'extrême droite, la di-
vision Uurulte, maîtresse de Papelotte et de la Haie, commence à
gravir le plateau. A la gauche, la lutte continue autour de IIou-
goumont en flammes; une brigade de Jérôme déborde la position,
les tirailleurs français, soutenus par les lanciers de Pire, dépas-
sent la route de Nivelles. Au centre, au-dessus de la llaio-Sainte,
d'où l'ennemi est enfin d(';I)us([ué, les soldats do Donzelot,
d'Allix et de Marcognet couronnent les premières crêtes et pres-
sent vivement les Anglais le long du chemin d'Ohain. Dans le
vallon, se rallient six régimens do Bachclu et de Foy et les débris
de la cavalerie. La ligne ennemie paraît ébranlée. L'I'hnpereur
présume que Wellington a engagé toutes ses troupes. Lui a encore
sa vieille garde, ses invincibles. C'est l'heun^ où la victoire indécise
se donne au plus acharn»'". Il commande à Drouol de former en
colonne d'attaque dix bataillons de la garde (des c\ut\ autres,
TOME cxLvm. — 18'.)S. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
deux doivent rester à Plancenoit, et trois sur le plateau, comme
dernière réserve). Il prend la tête de la première colonne et des-
cend vers la Haie-Sainte, au fond de la fournaise.
Au témoignage de l'ennemi, cette attaque aurait pu être dé-
cisive une demi-heure auparavant, quand Ney demandait du ren-
fort. Le moment est passé. Tandis que Morand a repris Plancenoit,
pendant même le temps si court où la garde s'est formée et mise
en mouvement, Wellington a rassis sa position. Pour renforcer
son centre chancelant et près de se rompre, il a rappelé de sa
gauche la brigade Wincke, do sa droite quatre bataillons de
Brunswick dont il a lui-même pris le commandement. Secondées
par ces troupes fraîches, les brigades Kempt, Lambert, Pack et
Best, à l'est de la route de Bruxelles, et les brigades Kruse et
Halkett à l'ouest de cette route, ont fait une vigoureuse contre-
attaque et refoulé les fantassins de Donzclot, d'AUix et de Mar-
cognet. Tandis que ces soldats se replient au bas des rampes en
tiraillant, les Anglo-Allemands réoccupent les bords du plateau,
et leurs batteries, délivrées de la fusillade à courte distance, étei-
gnent le feu des pièces établies à la Haie-Sainte. En même
temps, la division hoUando-belge de Chassé arrive de Braine-
l'Alleud, et les six régimens de cavalerie de Vandeleur et de
Vivian, qui, prévenus de l'arrivée imminente du corps prussien
de Zieten, ont quitté leur poste de flanqueurs au-dessus de Pape-
lotte, accourent au grand trot.
Les renforts prussiens, qui devenaient si nécessaires et dont
l'approche eut pour premier résultat de rendre disponibles les
2 600 chevaux de Vivian et de Vandeleur, avaient bien failli man-
quer à Wellington. Parti de Bierges à midi, contraint de s'arrêter
plus de deux heures pour laisser défiler le corps do Pirch sur les
hauteurs, au nord-ouest de la Dyle, retardé ensuite dans sa
marche par les sentiers escarpés des bois de Rixensart, où les
hommes n'avançaient parfois qu'un à un et devaient frayer pas-
sage aux pièces de canon, Zieten était arrivé à Ohain vers six
heures avec son avant-garde. H fut rejoint là par le colonel
Freemantle, aide de camp de Wellington, qui lui exposa la si-
tuation critique de l'armée anglaise et demanda du renfort, « ne
fût-ce que 3 000 hommes, mais tout de suite. » Zieten ne voulait
point risquer de faire battre son corps d'armée en détail; il ré-
pondit qu'il s'empresserait de se porter au secours des Anglais
dès que le gros de ses troupes aurait serré sur l'avant-garde. En
LA BATAILLE DE WATERLOO. 755
attendant, il envoya un officier d'état-major vers Mont-Sain I-
Jean alin de voir exactement l'état des choses. Celui-ci, trompé
par le grand nombre de blessés et de fuyards qui gagnaient les
derrières, vint rapporter que les Anglais étaient en pleine retraite.
Zieten, craignant d'être entraîné dans une déroute sans nul avan-
tage pour l'armée alliée, fit aussitôt tète de colonne à gauche pour
rallier Biïlow entre Frischermont et le bois de Paris. Muffling, en
observation au-dessus de Papelotte, aperçut ce mouvement. Il
mit son cheval au grand galop, rejoignit Zieten, k renseigna pliis
sérieusement et le conjura de se porter à la gauche des Anglais.
« — La bataille est perdue, s'écria-t-il avec véhémence, si le P'" corps
ne secourt pas le duc! » Après avoir beaucoup hésité, Zieten se
rendit aux raisons de Muffling et reprit sa première direction.
La tête de colonne de Zieten débouchait de Smohain quand la
garde descendait vers la Haie- Sainte. Déjà des troupes se repliaient
à la vue des Prussiens. L'Empereur accourut près d'elles, les ha-
rangua; elles se reportèrent en avant. Un nouveau corps ennemi
faisant irruption sur l'angle d'équerre de nos deux lignes de ba-
taille, c'était le coup de grâce. Mais, quoi qu'on en ait dit, il était
trop tard pour battre en retraite. Si pourtant l'Empereur eut un
instant l'idée de rompre le combat, cette pensée passa rapide
comme l'éclair. En raison du désordre où se trouvaient déjà les
troupes, de leur extrême dissémination et de la position avancée
du corps de IJûlow, une retraite eût été bien hasardeuse, et, se
fût-elle opérée miraculeusement sans trop de pertes ni de con-
fusion, à l'abri d'une digue formée incontinent au sommet du
plateau de la Belle-Alliance avec tous les bataillons de la garde,
quels lendemains elle préparait à Napoléon! L'armée réduite do
moitié (car le corps de Groucby laissé isolé, coupé de sa ligne de
retraite, paraissait voué à une destruction totale), la frontière
ouverte, la France découragée, le patriotisme abaltu, la (Ihambre
passant de l'hostilité sourde à la guerre déclarée, partout 1 in-
trigue, l'abandon, la traliison. Plutôt que revivre lagonio de
IHlt, mieux vaul tenl(>r un efTorI suprême et désespéré pour
violer la Fortune rebelle.
Vil
l/approche du 1" corps prussien n'eut vlautre ellel sur
l'Empereur que de lui faire précipiter son alta(jue. Six bataillons
/
/
756 REVUE DES DEUX MONDES.
de la garde étaient seuls arrivés encore dans les fonds de la Haie-
Sainte. L'Empereur en posta un (le 2" du 3« grenadiers) sur un
petit mamelon, à mi-chemin de cette ferme et de Hougoumont,
et, apercevant JNey qui se trouvait toujours partout où il y avait
la mort à affronter, il lui remit le commandement des cinq autres
pour donner l'assaut au centre droit anglais. En même temps, il
fit tenir l'ordre aux batteries d'activer leur feu, àd'Erlon, à Reille
et aux commandans des corps de cavalerie de seconder sur leur
front respectif le mouvement de la garde. Le bruit que les Prus-
siens débouchaient d'Ohain pouvait se répandre. L'Empereur
voulut prévenir cette alarme. 11 chargea La Bédoyère et ses offi-
ciers d'ordonnance de parcourir la ligne de bataille en annonçant
partout l'arrivée du maréchal Grouchy. Ney a dit qu'il fut indigné
de ce stratagème. Comme si Napoléon avait le choix des moyens!
Ce qui est certain, c'est que, à cette fausse nouvelle, la confiance
revint et l'enthousiasme se ralluma. Les troupes reformèrent
leurs rangs en criant : Vive l'Empereur! Des blessés se redres-
saient pour acclamer au passage les colonnes en marche. Un sol-
dat à trois chevrons, un vieux d'Austerlitz, les deux jambes
broyées par un boulet, répétait d'une voix haute et ferme : « — Ce
•n'est rien, camarades. En avant! et vive l'Empereur! »
Wellington, malgré la fumée qui s'épaississait de plus en plus,
avait-il vu les mouvemens préparatoires à cette attaque finale?
En tout cas, il en fut averti par un traître. Au moment où Drouot
rassemblait la garde, un capitaine de carabiniers, traversant le
vallon au grand galop, superbe sous les boulets et la grêle des
balles, aborda, le sabre au fourreau et la main droite en l'air, les
tirailleurs avancés du 52^ anglais (1). Conduit au major de ce
régiment qui causait avec le colonel Fraser, commandant l'artil-
lerie légère, il s'écria : « — Vive le roi! Préparez- vous ! ce b... de
Napoléon sera sur vous avec la garde avant une demi-heure, »
Le colonel Fraserrejoignit Wellington pour lui transmettre l'avis.
Le duc parcourut la ligne de bataille, depuis la route de Bruxelles
jusqu'à la route de Nivelles, donnant ses derniers ordres. La
brigade Adam et la brigade des gardes de Maitland, qui avaient
rétrogradé dans un pli de terrain pour s'abriter contre les boulets,
reprirent leurs positions. La brigade hanovrienne William Halkett
(l) Le plus singulier, c'est que cet officier avait vaillamment chargé doux fois
les Anglais. 11 expliqua qu'il n'avait pas déserté plus tôt parce qu'il espérait en-
traîner avec lui plusieurs de ses camarades.
LA HATAI LLK DE WATERLOO. 7q7
et la brigade allemande de Duplat prolongèrent la droite d'Adam
vers Hougoumont. La division hollando-belge de Chassé vint
s'établir : la brigade d'Aubremée derrière les gardes deMaitland,
ayant derrière elle la cavalerie de Vivian ; la brigade Ditmer au
dos des trois bataillons de Brunswick postés à la gauche de la
brigade anglaise Colin Halkett. La cavalerie de Vandeleur se dé-
ploya à l'ouest de la route de Bruxelles, au soutien des bataillons
décimés d'Ompteda et de Kruse et d'un autre bataillon de
Brunswick. Les trois batteries laissées jusqu'alors en réserve
s'avancèrent sur le front. Il fut prescrit aux canonniersdeneplus
répondre à l'artillerie française et de concentrer le feu sur les co-
lonnes d'assaut. On devait tirer jusqu'aux dernières gargousses.
Les cinq bataillons de la moyenne garde formés en autant de
carrés, s'avancèrent diagonalement par échelons, la droite en
tète, sur les mêmes pentes que les cuirassiers avaient gravies dans
leur première charge. Entre chaque échelon étaient deux pièces
de l'artillerie à cheval de la garde, au total une batterie complète
sous les ordres du colonel Duchand. Dans cette marche oblique,
à peu près analogue au mouvement Vefs ia gauche, en avant en
bataille, tous les échelons ne conservèrent pas leurs intervalles.
Le quatrième se rapprocha du troisième. Bientôt les cinq éche-
lons n'en formèrent plus que quatre : à droite, le l*"" bataillon du
3° grenadiers ; au centre, l'unique bataillon du 4*" grenadiers ;
plus à gauche, les 1" et 2" bataillons du 3^ chasseurs; à l'extrême
gauche, le 4" chasseurs réduit à un seul bataillon (1).
Toutes les troupes avaient reçu l'ordre de seconder cette
attaque. Déjà les divisions Donzelot, AUix et Marcognet gravis-
sent le plateau; la première, le long et sur le côté gauche de la
route de Genappe. les deux autres à la droite de cette route. Mais
l'infanterie de Reille et les débris do la cavalerie commencent à
peine à s'ébranler. Entre la Ilaie-Sainte et Jlougoumont, les
cinq bataillons de la garde s'avancent seuls contre l'armée an-
.glaise! Ils marchent l'arme aux bras, alignés comme à une revue
des Tuileries, superbes et impassibles. Tous leurs oITuicrs sont
sur le front, les premiers aux coups. Les géni'raux Priant et
Porrel de Morvan commandent le bataillon du 3'' grenadiers; le
(1) Je suis la relation manuscrite très précise cl très dètaillcc d un uflicicr sénO-
ral lie la f,';inlc. Il parait dum- certain i|uc les liatailluns niarclicrcn! en carres.
Cette furuiatiou, au uiimms sinj^ulicrc pour l'assaut iluni- position, peut s'expliquer
par la prévision ou l'on était d'avoir à parer à des charges de cavalerie.
758 REVUE DES DEUX MOiNDES.
général Harlet, le bataillon du 4° grenadiers; le général Michel,
le 1" bataillon du 3'' chasseurs; le colonel Mallet, un fidèle de
l'île d'Elbe, le 2'^ bataillon; le général Henrion, le bataillon du
4"^ chasseurs. Ney roule à terre avec son cheval, le cinquième tué
sous lui. Il se dégage, se relève, et marche à pied, Tépée à la
main, à côté de Priant. L'artillerie anglaise, disposée en arc de
cercle depuis la route de Bruxelles jusqu'aux hauteurs voisines de
Hougoumont (car de convexe la ligne ennemie était devenue con-
cave), tire à double charge de mitraille à partir de 200 mètres. La
garde est battue de face et d'écharpe. Chaque volée y fait brèche.
Les grenadiers serrent les rangs, rétrécissent les carrés et conti-
nuent à monter du même pas en criant : Vive l'Empereur!
Le 1*"" bataillon du 3'' grenadiers (échelon de droite) culbute
un corps de Brunswick, s'empare des batteries Cleeves et Lloyd,
qu'abandonnent les canonniers et, par une légère conversion, se
dirige vers la gauche de la brigade ïlalkett. Les 30° et 73" anglais
reculent en désordre. Priant, blessé d'un coup de feu, quitte le
champ de bataille en croyant à la victoire. Mais le général belge
Chassé, un des héros d'Arcis-sur-Aube (il était alors dans les
rangs français!), fait avancer à la droite des 30" et 73" la batterie
van der Smissen, dont le feu écharpe les assaillans. Puis il porte
délibérément à la gauche des deux régimens anglais la brigade
Ditmer, forte de 3 000 hommes, la lance à la baïonnette contre le
faible carré, le rompt, le disloque, l'écrase sous sa masse et en
rejette les débris au bas des rampes (1).
Le bataillon du 4*' grenadiers (second échelon) s'est engagé
pendant ce temps contre la droite de la brigade Halkett. Sous la
mitraille des deux pièces de Duchand et la fusillade des grena-
diers, les débris des 33" et 69" régimens fléchissent. Le général
Halkett saisit le drapeau du 33", s'arrête en l'agitant et, par son
exemple, arrête ses hommes. « Voyez le général! crie-t-on, il est
entre deux feux! il ne peut échapper! » En effet, il tombe griève-
ment blessé. Mais les Anglais sont ralliés, ils font ferme. Un
vieux soldat dit en mordant sa cartouche : « — C'est à qui tuera
le plus longtemps. »
Les 1"' et 2" bataillons du 3" chasseurs (troisième échelon)
(1) Les historiens anglais, qui voudraient faire croire que [rarmée^anglaise a
gagné la bataille à elle seule, ne font aucune mention de la charge des Belges. Ils
s'efforcent même d'établir une confusion entre la 2' brigade de Chassé (d'Aubre-
niée), laquelle, bien que placée en seconde ligne, fut au moment de lâcher pied, et
sa 1"^* brigade (Ditmer), qui repoussa le 3*^ grenadiers.
LA BATAILLE DE WATERLOO. 759
atteignent presque la crôte sans rencontrer aucune infanterie. Ils
marchent vers le chemin d'Ohain, éloigné d'eux à peine d'une
portée de pistolet. Soudain, à vingt pas se dresse un mur rouge.
Ce sont les 2 000 gardes de Maitland, rangés sur quadruple pro-
fondeur. Ils attendaient, couchés dans les blés. Au commande-
ment de Wellington lui-même : « — Debout, gardes, et soyez
prêts! » ils se sont relevés comme mus par un ressort; ils met-
tent en joue, ils tirent. Leur première décharge fauche 300 hom-
mes, près de la moitié des deux bataillons déjà décimés par l'ar-
tillerie. Le général Michel tombe frappé à mort. Les Français
s'arrêtent, leurs rangs rompus, leur marche obstruée par les
cadavres. Au lieu de les lancer instantanément à la baïonnette
sans s'inquiéter du désordre où ils se trouvent, les officiers
s'efîorcent de les former en ligne pour répondre au feu par le feu.
La confusion augmente. Le déploiement s'opère mal et à grande
perte de temps. Pendant dix minutes, les chasseurs restent sur
place sous la fusillade des gardes de Maitland et sous la mitraille
des batteries Bolton et Ranisay, qui les prend en écharpe. Wel-
lington voit enfin la garde fléchir; il commande de charger.
« — En avant! mes garçons, crie le colonel Saltoun, c'est le mo-
ment! » Les 2000 Anglais courent baïonnettes croisées sur cette
poignée de soldats, les enfoncent et descendent mêlés avec eux
dans un furieux corps-à-corps jusque près du verger de Hougou-
mont. « Les combatlans étaient si mêlés, dit un olficier de la
batterie Bolton, que nous dûmes cesser de tirer. »
Aux commandomens précipités de leurs chefs, les Anglais
font brusquement halte. Le bataillon du 4*^ chasseurs (échelon de
gauche) s'approche pour dégager ce qui reste du 3^' chasseurs et
du 4*= grenadiers qui a suivi la retraite de celui-ci. Sans attendre
le choc, les soldats de Maitland lâchent pied en désordre et re-
montent sur leurs positions au moins aussi vite qu'ils en sont
descendus. Chasseurs et grenadiers les suivent do près, e:ravis-
sant la cote sous les volées do mitraille. Ils franchissent le che-
min d'Ohain lorsque la brigade Adjini {'\±', TK et 95'' régimens),
qui s'est vivement portée en potence sur leur tlanc gauche, les
écharpe par des feux de quatre rangs. Les gardes de Maitland
font demi-tour et, tant bien que mal reformés, recommencent à
tirer de concert avec la hi-igade Colin llalkett, taudis que les
Ilanovrieus de William llalkett débouchent des haies de llouutm-
moni et fusillent les l'rançais par derrière. De tous côtés, les
760 REVUE DES DEUX MONDES.
balles arrivent en grappes. Mallet est grièvement blessé. L'un des
bataillons se déploie face à Maitland, les débris des autres mar-
chent par leur gauche contre la brigade Adam. Le colonel Col-
born, que les soldats appelaient, en Espagne. « le mangeur de
feu (y?re eater) », entraîne le 52'^. Toute la brigade le suit, baïon-
nette en avant. Déjà très ébranlés par cette formidable fusil-
lade, les chasseurs fléchissent sous le nombre et se retirent en
désarroi (1).
VIII
Le cri « la garde recule!» retentit comme le glas de la
Grande Armée. Chacun sent que tout est fini. L'infanterie de
Rcille, les cuirassiers, les escadrons de la garde qui marchent
enfin pour seconder l'attaque de Ney s'arrêtent paralysés. Les
soldats de Donzelot et d'Allix, aux prises sur les crêtes, au-
dessus de la Ilaie-Sainte, avec les brigades Kruse, Lambert,
Kempt, Pack, voient la garde plier. Ils cèdent aussi le terrain
conquis et redescendent au pied du coteau, entraînant dans leur
retraite la division Marcognel qui a abordé sur le prolongement
de leur droite les positions ennemies. Sur tout Iç front de ba-
taille, de la gauche à la droite, le mouvement de recul gagne et
se propage avec la rapidité d'une traînée de poudre. En môme
temps, les fantassins de Durutte sont attaqués dans Papelolte et
dans La Haie par les tètes de colonnes prussiennes débouchant
du chemin d'Ohain. Ils attendaient le corps de Grouchy sur leur
flanc; c'est le corps de Zieten qui les fusille. On crie : Nous sommes
trahis ! Sauve qui peut (2) I La débandade commence, s'accroît. Les
(1) 11 ressort de ces diverses péripéties de l'attaque que chacun des cinq batail-
lons de la garde, sauf celui qui fut opposé à Maitland, commença par repousser
l'ennemi, mais cpie les uns et les autres cédèrent à des forces supérieures, 3 000 à
peine contre 8000 ou 10000, et une artillerie formidable. Il parait donc, comme l'a
fait remarquer à l'auteur de la Tke .i"> Bru/ude al Waterloo, un officier de grena-
diers prisonnier, que si l'assaut avait été donné sur un seul point par les cinq
bataillons réunis, la ligne anglaise eût été certainement enfoncée. Un aide de
camp de Wellington dit, de son côté, que la direction donnée à la garde fut
vicieuse, qu'elle aurait dû monter en colonne droit au plateau en longeant la Haie-
Sainte.
(2) Dans sa lettre au duc d'Otrante, Ney dit (ju'on ne cria pas : Sauve qui peut!
A la gauche où il était, je le crois; mais à l'extrême droite, le fait est certain.
La panique, d'ailleurs, est bien explicable, si l'on songe que, dans toute l'armée,
on redoutait des trahisons, que plusieurs officiers, dont un général et deux colo-
nels, avaient déserté sur le champ de bataille, que nombre de soldats avaient reçu
LA BATAILLE DE WATERLOO. 761
Prussiens se ruent a l'assaut, débusquent des fermes les quelques
poignées de braves qui tiennent encore malgré la panique et les
rejettent dans les ravins. Les débris des quatre divisions de
d'Erlon refluent les uns sur les autres, ce heurtent, se bousculent,
se rompent mutuellement. C'est à l'est de la grande route, dans le
creux du vallon, où se croisent les paquets de mitraille anglaise
et les boulets prussiens, la plus lamentable confusion.
Wellington veut achever cette armée blessée à mort. Il pousse
son cheval jusque sur le bord du plateau, devant le front de ba-
taille, se découvre et agite son chapeau en l'air. On comprend ce
signal. Toutes les troupes se mettent instantanément en marche
dans l'ordre oti elles se trouvent. Sans prendre le temps de se
rassembler, les bataillons, les batteries, les escadrons des diff"é-
rentes divisions s'avancent côte à côte. Seules restent en place les
brigades Pack, Ompteda et Kielmansegge, et deux ou trois bat-
teries qu'empêchent littéralement de démarrer les cadavres et les
carcasses de chevaux amoncelés sur leur front. De la droite à la
gauche. Anglais, Hanovriens, Belges, Brunswickois, caraliers,
fantassins, artilleurs, 40000 hommes! dévalent en torrens, dans
les premières ombres du crépuscule, au son des tambours, des
bugles et des pibrochs, passant sur les morts, écrasant les blessés
sous les pieds des chevaux et les roues des canons. A cette vue,
efl'rayantc même pour des braves, les derniers échelons d'infan-
terie font demi-tour et remontent précipitamment, avec presque
toute la cavalerie, les coteaux à l'ouest de la Belle-Alliance; les
bataillons de tête, plus immédiatement menacés d'être broyés par
l'avalanche, se débandent et s'enfuient (1). On abandonne la Haie-
des cartouches sans balle, enfin, que l'on avait fait répandre le briiil do l'arrivée
de Grouchy. cl «lu'aii lien de Grnucliy surviiil Zielcn.
(1) Miiftling et les historiens allemands prétendent ipie eest l'intervention de
Zieten qui provoqua la déroute. Le eapilaine Pringle et les historiens anjjlais aflir-
ment bien liant, au cdiilraii-c, (|iie c'est rallaiiiic ;,'éncrale de N\'cllinf,'t«>ii. ("uiinne
ces deux mand-uvrcs rurciit à peu près siinultances, on pourra discuter bmirtcinps.
Cependant il y eut dans la retraite «le I iiincc française trois nu>uvcinens bien
distincts, dont le proiuier et le troisiciiic sont (lus,iu\ An^^lais seuls. D'abord l'échec
de la moyenne j^anic culraina le flccliisscmcul de plus des deux tiers de la ligne
française; ensuite rinni'linii des Prussiens provo(|ua le désordre et la pani<]ue !\
la ilroite u^orps de d Lrlou,; eulin la marche en avant de Wtdlington précipita la
déroule à la gauche i corps de lleille et déhris ilc la ciivalerie .
Il est donc faux de dire avec Mùftling: « Wellington ne lança ses troupes contre
les l-'raneîiis ipie jiour av(ur l'air île gagner la bataille sans le secours îles Prus-
siens. » Si WeliiugloM, à huit heures, fi'il reste sur ses positions, les Prussiens de
Zieten auraient été vraisemblablenjcnt contenus. De même, si Zieten n'avait pas
762 REVUE DES DEUX MONDES.
Sainte, on abandonne le verger et le bois de Hougoumont. Les
hussards de Vivian et les dragons de Vandeleur, qui font trouée
devant les masses anglaises, sabrent les fuyards aux cris féroces :
No qiiarterl No quarter!
4
IX
Tandis que la moyenne garde abordait les positions anglaises,
les 2" bataillons du 1"" chasseurs, du 2" grenadiers et du 2^ chas-
seurs (vieille garde), avec les généraux Cambronne, Roguet et
Christiani étaient arrivés près de l'Empereur, au pied de la Haie-
Sainte. Napoléon s'occupait à les former en colonne d'attaque, un
bataillon déployé et deux sur les flancs en colonne serrée, pour les
mener lui-même sur le plateau où « tout allait bien, » au dire de
Priant, qui en revenait blessé; tout à coup, il vit l'écroulement sou-
dain de sa ligne do bataille. Lui aussi sentit alors qu'il était irrémis-
siblement vaincu. Mais il conserva l'espoir d'organiser la retraite.
Sans rien perdre de son sang-froid, il fil rompre la colonne de la
vieille garde et établit les trois bataillons, en autant de carrés, à
cent mètres environ au-dessous de la Haie-Sainte, le carré de
droite sur la route de Bruxelles. H comptait qu'à l'abri de cette
digue l'armée pourrait se rallier et s'écouler.
Les hussards de Vivian, impuissans à mordre sur ces carrés,
les tournent et continuent leurs rouges sillons dans la cohue des
fuyards. Ivres de sang, ils s'acharnent au carnage. Un sous-offi-
cier du 18" dit à Vivian : « — Nous vous suivrons jusqu'en enfer,
si vous voulez nous y conduire. » L'Empereur lance ses quatre es-
cadrons de service contre un nouveau flot de cavalerie qui les
submerge.
Non loin de la route, Ney, à pied, tôte nue, méconnaissable,
la face noire de poudre, l'uniforme en lambeaux, une épaulette
coupée d'un coup de sabre, un tronçon d'épée dans la main, crie
avec rage au comte d'Erlon qu'entraîne un remous de la déroute :
(c — D'Erlon! si nous en réchappons, toi et moi nous serons pen-
dus ! » Le maréchal <( ressemble moins à un homme qu'à une bête
furieuse. » Ses efTorts durant tout ce jour ont excédé l'énergie et
les forces humaines. Jamais en aucune bataille, aucun chef, aucun
soldat ne s'est tant prodigué. Ney a surpassé Ney! H a conduit
attaqué, l'Empereur aurait pu résister aux Anglais et à la Haie-Sainte et sur la
route de Bruxelles et sur les rampes à l'ouest de la Belle-Alliance.
LA BATAILLE DE WATERLOO. 763
trois fois à l'attaque de la Haie-Sainte l'infanterie de d'Erlon, il a
chargé quatre fois sur le plateau avec les cuirassiers, il a mené
l'assaut désespéré des grenadiers de la garde. Il court maintenant
à la brigade Brue (division Durutte), seule troupe de ligne qui
batte en retraite en ordre et qui est d'ailleurs réduite à l'effectif
de deux bataillons. Il harangue les soldats et les jette encore une
fois contre l'ennemi, en criant : « — Venez voir mourir un maré-
chal de France ! » La brigade vite rompue et dispersée, Ney se
cramponne à ce fatal champ de bataille. Puisqu'il n'y peut trouver
la mort, il veut, du moins, ne le quitter que le dernier. Il entre
dans un carré de la garde avec le chef de bataillon Rulhière, qui
a pris l'aigle du 95"^ des mains mourantes du lieutenant Puthod.
Durutte, le poignet droit coupé, le front ouvert, tout sanglant,
est emporté par son cheval dans une charge de cavalerie ; il galope
au milieu des Anglais jusqu'à la Belle-Alliance.
Les trois bataillons de la garde repoussent sans peine la cava-
lerie. Mais leur formation en carrés, qu'ils sont cependant tenus
de conserver pour résister à de nouvelles charges, les met dans
un état d'infériorité tactique vis-à-vis de l'infanterie anglaise, en
ligne sur quatre rangs. Son feu plus étendu et plus dense bat les
carrés de front et d'écharpe. A la mousqueterie se mêle la mitraille
des batteries Rogers,Whyniates et Gardiner, qui tirent à soixante
mètres. Les masses ennemies foisonnent autour des grenadiers :
les brigades Adam et ^\ illiam llalkett, qui s'acharnent surtout
contre eux, et les brigades Kempt, Lambert, Kruse, Wincke,
Colin llalkett. L'Empereur donne l'ordre de quitter cette position
intenable. Lui-môme, réiléchissant, trop tard peut-être, que, pour
arrêter une déroute, il faut non point rester sur le front des
troupes qui lâchent pied, mais se porter en arrière près de celles
qui tiennent encore, gagne au galop, avec quelques chasseurs
d'escorte, les hauteurs de la Belle-Alliance.
Les trois bataillons, — ainsi que celui du 3'" grenadiers post»';
à leur gauche, et assailli tour à tour par les dragons anglais, les
lanciers noirs de Brunswick, l'infanterie de Maitland et de Mit-
chcll, — rétrogradent pas à pas. Réduits à trop peu d'hommes
pour rester en carrés sur trois rangs, ils se forment sur deux rangs,
en triangles, et, baïonnettes croisées, percent lentenuMit à travers
la foule des fuyards et des Anglais. A chaque pas, des hommes
trébuchent sur les cadavres ou tombent sous les balles. Tous les
cinquante mètres, il faut faire halte j)our reformer h's rangs et re-
764 REVUE DES DEUX MONDES.
pousser une nouvelle charge de cavalerie ou une nouvelle attaque
d'infanterie. Dans cette héroïque retraite, la garde marchait litté-
ralement entourée d'ennemis, comme à l'hallali courant le san-
glier parmi la meute. Il y avait contact si étroit que, malgré les
bruits multiples du combat, on se trouvait à portée de la voix.
Au milieu des coups de feu, des officiers anglais criaient de se
rendre à ces vieux soldats. Cambronne était à cheval dans le carré
du 2" bataillon du i'"'' chasseurs. C'est alors que le désespoir au
cœur, étouffant de colère, exaspéré par les incessantes somma-
tions de l'ennemi, il dit rageusement: « M....! « Peu d'instans
après, comme il allait atteindre avec son bataillon les sommets
de la Belle-Alliance, une balle en plein visage le renversa san-
glant et inanimé.
Pendant le dernier assaut de Mont-Saint-.Ioan, la moitié du
corps de Pirch (divisions Tippelskirch et Krafft et cavalerie de
Jurgass) avait rejoint Biilow mis on désarroi. Aussitôt, Bliicher
ordonna une reprise d'attaque générale contre tout notre liane
droit. Dans Plancenoit même, la jeune garde de Duhesme et les
deux bataillons de vieille garde de Morand et de Pelet restèrent
inexpugnables. Mais sur le prolongement de ce village, l'infanterie
de Lobau et la cavalerie de Domon et de Subervie plièrent de-
vant les IbOOO hommes de llackc, de Losthin et du prince Guil-
laume; elles furent culbutées quand la division Steinmetz et la
cavalerie de Rôder, débouchant de Smohain en donnant la chasse
à Durutte, les abordèrent sur leur liane. Les masses françaises,
espacées, un quart d'heure auparavant, de la route de Nivelles,
aux ravins de Papelolte et de Plancenoit, refluèrent en même
temps sur le plateau autour de la Belle-Alliance. A leur suite,
sabrant, fusillant, poussant des hurrahs ! accouraient d'un côté les
Anglais, de l'autre les Prussiens. Les deux mâchoires de l'étan
se refermaient sur la foule éperdue et sans défense qui avait été
l'armée impériale.
Dans cette effroyable cohue, chacun pousse et bouscule pour
fuir plus vite. Des cuirassiers démontés jettent leurs cuirasses,
des conducteurs coupent les traits des attelages, des hommes sont
piétines. On trébuche parmi les chevaux morts, les caissons
renversés, les canons abandonnés. Les ombres de la nuit qui
LA BATAILLE DE WATERLOO. 765
commencent à s'épaissir (il est près de neuf heures) ajoutent à
l'épouvante et accroissent la confusion. Les 12'" et 10'' dragons
anglais sont chargés par le l*''' hussards de la Légion germanique.
La brigade Adam reçoit le feu d'une batterie prussienne. Les
highlanders du 71" tournent des canons français contre les co-
lonnes en fuite. Les quatre bataillons de la garde, qui viennent de
regagner le plateau, sont les seules troupes d'infanterie encore en
ordre. Anglais et Prussiens enserrent chacun de ces carrés dans
un cercle de mitraille, de sabres et de baïonnettes. Chargés simul-
tanément par la cavalerie et l'infanterie, ils sont rompus, démolis,
écrasés. Leurs débris roulent dans la débâcle.
A cinq cents mètres en arrière, près de la maison Decoster,
attendent formés en carrés, à gauche et à droite de la grande
route, les deux bataillons du 1" grenadiers, commandés par le
général Petit. Ces hommes sont l'élite de l'élite. Tous portent au
moins deux chevrons, quatre sur dix sont légionnaires. L'Empe-
reur est à cheval dans le carré du l'"" bataillon. Avec ces redoutes
vivantes, il espère encore couvrir la retraite. Il ordonne d'établir,
sur le prolongement des carrés, la batterie de 12 qui a longtemps
canonné les Prussiens par-dessus Plancenoit et il fait battre la
grenadière pour rallier tous les détachemens de la garde. Une
foule de fuyards s'écoulent sur la route et des deux côtés des
carrés, suivis de tout près par l'ennemi. La batterie de la garde
n'a plus qu'un coup par pièce. Sa dernière décharge, à quart de
portée, foudroie une colonne de cavalerie. Les artilleurs, désor-
mais sans munitions, restent stoïquement à leurs pièces pour im-
poser encore aux assaillans. D'autres escadrons s'avancent au
galop. « — Ne tirons pas, crie un grenadier, ce sont des hussards
français. » Ce sont des hussards anglais qui fondent sur la batterie
et sabrent les canonniers désarmés. Mais sur les carrés mêmes,
les charges incessantes se brisent et s'éparpillent comme sur des
blocs de granit les tourbillons de sable. Devant chaque bataillon
de grenadiers, s'élève un sanglant remblai de cadavres et do che-
vaux abattus.
Dans Plancenoit où les batteries prussiennes ont allumé l'in-
cendie, on combat à la lueur tles llammes. La jeune garde, re-
crutée presque entièrement parmi les engagt's volontaires de Paris
et de Lyon, et les 1''* bataillons des 2" chasseurs et 2'" grenadiers,
luttent un contre six. Les attaques combinées des divisions Hiller,
Ryssel, Ti[ipelskirch échouent plusieurs fois. Gneiscnau ranime
766 REVUE DES DEUX MONDES.
ses soldats; ils se ruent de nouveau à l'assaut, pénètrent dans le
village. On se fusille à bout portant, on s'étreint corps à corps,
on se tue à coups do baïonnette, à coups de crosse. Le tambour-
major Stubert, du 2" grenadiers, un géant, assomme les Prussiens
avec la pomme de sa canne. Un bataillon de jeune garde se fait
exterminer dans le cimetière qui sert de réduit. Les Prussiens en-
lèvent les maisons une à une. On s'égorge dans les chambres, dans
les greniers; et pendant ces luttes sans merci, des toits que le feu
a gagnés s'écroulent sur les combattans. « Il faut anéantir les
Français, dit le major von Damitz, pour s'emparer de Plancenoit. »
A la sortie du village, les débris de ces héroïques bataillons sont
chargés et menés battant jusqu'au plateau. Là, c'est la cavalerie
anglaise qui les achève. Le général Pelet se trouve un instant seul
au milieu de l'ennemi, avec quelques hommes et le porte-aigle
des chasseurs de la vieille garde. « — A moi, chasseurs! crie-t-il
d'une voix vibrante. Sauvons l'aigle ou mourons près d'elle. »
Tous ceux qui entendent cet appel désespéré accourent, re-
viennent sur leurs pas, se font jour à travers les chevaux; ils se
rallient autour du drapeau et lui forment un impénétrable rem-
part de baïonnettes.
De Plancenoit, Français et Prussiens débouchent pêle-mêle
sur la route de Bruxelles, près des carrés du l'"'" grenadiers. Les
fuyards se pressent alentour pour y trouver un refuge, mais ils
sont impitoyablement repoussés par le fer et par le feu. La sûreté
des carrés l'exige. Le général Roguet manque d'être tué à bout
portant par un grenadier. « Nous tirions, dit le général Petit, sur
tout ce qui se présentait, amis et ennemis, de peur de laisser
entrer les uns avec les autres. C'était un mal pour un bien. » Les
carrés sont débordés par la droite et par la gauche ; les masses»
anglaises et prussiennes deviennent de plus en plus nombreuses,
de plus en plus compactes. Les grenadiers repoussent toutes les
charges. Deux bataillons contre deux armées ! Enfin l'Empereur
ordonna de quitter la position. Les grenadiers se mirent lente-
ment en retraite, le l'"' bataillon à gauche de la route, le 2« ba-
taillon sur la route même. A chaque instant, on faisait halte pour
rectifier l'alignement des faces des carrés et pour ralentir la pour-
suite de l'ennemi par des feux de file toujours nourris et, grâce
au clair de lune, bien ajustés.
L'Empereur cheminait à quelque distance devant les carrés
avec Soult, Drouot, Bertrand et cinq ou six chasseurs à cheval de
LA BATAILLE DE WATERLOO. 767
la garde. A la ferme dû Caillou, il rejoignit le 1"' bataillon de
chasseurs à pied de la vieille garde. Ce bataillon, posté là pour
garder le trésor et les équipages de l'Empereur, avait pour chef le
commandant Duuring, Hollandais d'origine (1). Vers sept heures
du soir, deux colonnes prussiennes s'étant avancées par le bois du
Ghantelet dans l'intention manifeste de couper la retraite à l'armée
en occupant la grande route, Duuring avait fait filer incontinent
les voitures sur Genappe, d'accord avec le général Radet, grand
prévôt, qui venait de rallier deux à trois cents fantassins et cava-
liers démontés. Il avait ensuite déployé son bataillon face à
l'ennemi. Les Prussiens (2o'' régiment), reçus par une vive fusil-
lade et bientôt chargés à la baïonnette jusqu'au milieu du bois,
s'étaient repliés vers Maransart. L'Empereur s'arrêta quelques
instans à questionner Duuring sous les derniers boulets des bat-
teries prussiennes de Plancenoit; il le félicita pour la fermeté et
l'esprit d'initiative dont il avait fait preuve et lui ordonna de le
suivre. « — Je compte sur vous, » dit-il. Le bataillon ayant serré
en masse, l'Empereur rendit la main à son cheval et marcha au
pas sur le flanc de la colonne.
XI
Vers neuf heures un quart, alors que les divisions Hiller,
Ryssel et Tippelskirch arrachaient Plancenoit à la jeune garde et
que les carrés du P^"" grenadiers tenaient encore près de la maison
Decoster, Blticher et Wellington se rencontrèrent devant Tau-
berge de la Belle-Alliance. Bliicher suivait celles des troupes de
Bûlow qui avaient refoulé Lobau, Wellington arrivait de la
Haie-Sainte avec les derniers échelons de son armée. On se
reconnut à la clarté de la lune. Les deux généraux s'abordèrent
et, selon l'expression de (Ineisenau, « ils se saluèrent mutuelle-
ment vainqueurs. » Des musiques de cavalerie prussienne jouaient
en passant le Gotl save thc lOn<j; au loin le bruit de la fusillade
décroissait. Les fantassins de Biilow, qui s'('l;ii(Mit arrêtés pour
reformer leurs rangs, entonnèrent l'hymne de Luther : « Soigneur
(1) Il y a dans les papiers de la Socrétairerie d'Klat (Areliives nationales A K..
IV, r.)VU) cette lettre de Drouut à rKin[)ereur, 'J.'i avril ISIii : » .le demande une
lettre de naturalisation pour le chef de bataillon aux chasseurs à pied. Duurinfj.
Hollandais. Kn 1814, il m'avait demande d'ai-comp;ii,'ner Votre Majesté à l'ile ilKlbe.
mais, comme j'avais désigné Mallet, iJuuring |)leiira très loniitcmps d.in> ma
chambre. C'est un excellent officier. »
768 . REVUE DES DEUX MONDES.
Dieu, nous te louons! Seigneur Dieu, nous le remercions!... «
Blûcher, frappé que sa rencontre avec Wellington eût lieu pré-
cisément devant la Belle-Alliance, pensa à donner ce nom à la
bataille où l'alliance des Anglais et des Prussiens avait amené de
si grands résultats. Mais Wellington voulait que la bataille, — sa
bataille, — portât le nom du petit village de Waterloo qui avait
eu l'honneur, la nuit précédente, de lui servir de quartier général.
On décida que malgré la nuit il fallait poursuivre à outrance les
débris de l'armée impériale. Les Anglais étaient exténués par
dix heures de combat, u fatigués à en mourir, » dit Wellington.
Les Prussiens avaient fait cinq lieues en moyenne par les pires
chemins, et ils avaient lutté entre Frischermont et Plancenoit avec
non moins d'acharnement qu'à Mont-Saint-Jean les soldats de
Wellington. Néanmoins Blucher proposa de charger ses troupes
de la poursuite. Son offre acceptée sans hésitation ni vergogne, il
réunit les chefs de corps et leur ordonna « de poursuivre l'ennemi
tant qu'ils auraient un homme et un cheval en état de se tenir de-
bout. » Gneisenau lui-même prit la tète avec les escadrons du comte
Rôder. Tout suivit. Vers Rossomme, on rejoignit une partie des
brigades prussiennes qui débouchaient de Plancenoit et les co-
lonnes les plus avancées de la cavalerie et de l'infanterie anglaises.
Toute l'armée de Wellington s'arrêta. Les soldats saluèrent
d'un triple Hip! hip! hurrah! les Prussiens qui les dépassaient et
s'établirent au bivouac, en plein charnier. Du plateau de Mont-
Saint-Jean aux hauteurs de Rossomme, de Hougoumont à Plan-
cenoit et jusque vers Smohain, le terrain était couvert de cadavres
et de chevaux tués. Trente mille morts et blessés. Français,
Anglais, Belges, Allemands, Prussiens, gisaient pêle-mêle, ici
plus ou moins espacés, là en lignes épaisses comme les rangées
d'épis fauchés. La lune éclairait distinctement leurs faces livides
ou ensanglantées, leurs uniformes souillés de boue, maculés de
taches rouges; les armes tombées de leurs mains scintillaient. Par-
fois de grands nuages sombres courant dans le ciel cachaient cette
vision dont les moins sensibles des plus vieux soldats détournaient
les yeux. Mais elle réapparaissait bientôt sous la lumière glaciale
de la lune. Au milieu des râles des mourans, des gémissemens,
des blessés, on entendait un cri rau que, comme étranglé par l'hor-
reur et l'épouvante. C'était quelque officier qu'un pilleur de morts
achevait pour lui voler sa bourse et sa croix d'honneur (1).
(1) L'enlèvement des blessés, qui furent transportés à Bruxelles, à Nivelles et à
LA BATAILLE DE WATERLOO. 769
Les Prussiens menèrent vivement la poursuite. Ceux des
fuyards de l'aile droite (corps Lobau et d'Erlon, jeune garde, ca-
valiers de Domon, de Subervie, de Jacquinoti qui, serrés de trop
près ou coupés de leur ligne de retraite, n'avaient pu rejoindre et
dépasser les carrés du 1"' grenadiers formant l'arrière-garde, fu-
rent sabrés ou faits prisonniers. A l'aile gauche, un certain
nombre de cuirassiers, que leurs chevaux étaient encore en état
de porter, et les lanciers de Pire qui n'avaient fait qu'escarmou-
cher durant la bataille, gagnèrent les Quatre-Bras, sans être in-
quiétés, par Neuve-Court, Malplaquet et Yieux-Genappe. Cinq ou
six mille fantassins du corps de Reille, ralliés à la chute du jour,
se dirigeaient vers Genappe à travers champs, à une demi-lieue
environ parallèlement à la grande route. Il suffit de quelques es-
cadrons prussiens pour les disperser. Sauf trois compagnies du
93" qui firent face en tête et repoussèrent les charges, toute cette
masse s'éparpilla. Des soldats jetaient sacs et fusils pour courir
plus vite, justifiant trop bien le vieux dicton : « Français plus que
hommes au venir, moins que femmes à la retraite. » On n'écou-
tait plus les chefs, la panique commandait l'armée.
Seule la vieille garde restait digne d'elle. Les chasseurs et les
lanciers de Lefebvre-Desnoëttes, le régiment des grenadiers à
cheval qui avait quitté le champ de bataille au pas, et faisant si
fière contenance que la cavalerie anglaise n'avait pas osé l'abor-
der, se retirèrent en ordre à l'ouest de la grande route et attei-
gnirent les Quatre-Bras sans subir de nouvelles pertes. Sur la
grande route même, les Prussiens étaient contenus par les deux
carrés du 1" grenadiers que précédait le l''"' bataillon du 1"^ chas-
seurs. Les grenadiers continuaient à marcher au pas ordinaire,
défiant toutes les attaques. Ne pouvant mordre, la meute prus-
sienne finit par se lasser et se borna à suivre hors de la portée
des fusils. A une demi-lieue de Genaj)pe, le général Petit, ne
jugeant môme plus nécessaire de conserver l'ordre de combat, fit
rompre les carrés et marcher en colonne par sections. C'est à ce
moment que l'ihiipcîreur s'éloigna du l*"' bataillon de chasseurs
pour gagner Gena|)pe où il espérait arrêter l'ennemi et rallier les
débris de l'armée.
Namur, commença le 10; mais le nombre en ('•lait si ^'rand (|uc beainnnip tlonlre
eux reslèrcnt. sur le iliamp de hataillc jiis(|iit' dans la solive du 21.
Les voleurs de morts assummaienl les blessés indislinctenienl. sans s'arrêter fi
regarder si c étaient leurs compatriotes, leurs alliés ou leurs ennemis. Plusieurs de
CCS misérables furent fusillés par les Anglais.
TOMK CXLVIII. — 1898. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
XII
Genappe n'était qu'une longue rue, montante et sinueuse, qui
aboutissait à un pont sur la Dyle. Il eût été possible de tenir
plusieurs heures ce défilé, bien qu'il fût dominé au nord par des
hauteurs où se seraient établies des batteries prussiennes. Mais il
y avait dans le village tant d'encombrement et de confusion que
l'on ne pouvait songer à organiser une défense méthodique. Des
voitures renversées, des fourgons, des prolonges, des pièces, des
caissons abandonnés par les conducteurs auxiliaires obstruaient
sur une assez longue étendue les abords du pont, qui avait, en
4815, tout au plus 2™ 50 de largeur. Les fuyards s'engoufîrant en
masse dans la rue d'où ils ne pouvaient sortir que trois ou quatre
de front, il se produisit une atroce bousculade. Rendus fous par
l'épouvante, des hommes cherchaient à se faire jour en frappant
devant eux. Le général de gendarmerie Radet, grand prévôt de
l'armée, fut bourré de coups de crosse. La queue de la colonne
s'amassa à l'entrée de Genappe. Les Prussiens approchaient. Les
bataillons de la vieille garde, menacés d'être écrasés entre les
masses ennemies et la foule des fuyards qui n'avançait plus, ga-
gnèrent Gharleroi en tournant le village à l'est. Les Prussiens
ne les poursuivirent pas ; mais ils s'acharnèrent sur les troupeaux
d'hommes immobilisés devant Genappe, Il fallut que ces malheu-
reux fussent littéralement sous les lances des uhlans pour penser
à s'échapper par la droite et la gauche du village et à passer la
Dyle à gué. Cette petite rivière, qui n'a pas à cet endroit trois
mètres de large et dont la profondeur n'atteint pas un mètre, n'est
un obstacle que pour les voitures, à cause de l'escarpement des
berges.
Genappe était toujours rempli de Français. Une poignée
dhommes. qui seuls, dans cette panique, avaient conservé leur
résolution et leur courage, tentèrent d'arrêter l'ennemi. Ils éle-
vèrent rapidement avec des chariots renversés une barricade d'où
ils ouvrirent le feu. Quelques boulets eurent trop vite raison de
ce faible ouvrage et de ses défenseurs. Les cavaliers de Roder dé-
valèrent la rue en pente , écrasant la multitude inerte des fugi-
tifs, taillant et perçant dans le tas sans plus de risque que bou-
chers à l'abattoir. L'Empereur, qui avait mis, dit-on, plus d'une
heure à se frayer passage en suivant cette longue rue, était
LA BATAILLE DE WATEULOO. 771
encore en deçà du pont. Il venait de monter dans sa chaise de
poste retrouvée par hasard au milieu des équipages abandonnés
et que l'on achevait de ratteler. Entendant les hurrahs! il la
quitta précipitamment, reprit son cheval el parvint à s'échapper
avec quelques cavaliers. Les Prussiens dévalisèrent la berline,
qui contenait un nécessaire, une épée, un lit de fer et un uni-
forme de rechange dans la doublure duquel étaient cousus des
diamants en grains de la valeur d'un million.
Bliicher avait poussé jusqu'à Genappe avec le corns de Bûlow.
Il s'arrêta pour coucher à l'auberge du Roi (VEspagne. Presque
aussitôt on y amena sur une civière d'ambulance le général
Duhesme. A la dernière heure de la bataille, Duhesme était tombé
grièvement blessé entre Plancenoitet Rossomme; quelques soldats
dévoués l'avaient relevé et porté jusque près de Genappe où il avait
été fait prisonnier par les Prussiens. Le feld-maréchal vint le
visiter et le recommanda au chirurgien de son état-major. Mais
la blessure était mortelle; Duhesme mourut la nuit suivante.
Bien que brisé de fatigue, Blûcher ne voulut point se mettre au
lit avant d'informer de sa victoire son vieux camarade Knesebeck :
« Mon ami, la plus belle bataille est donnée. Les détails suivront.
Je pense que l'histoire de Bonaparte est terminée. Je ne puis
plus écrire, car je tremble de tous mes membres. L'effort était
trop grand ! »
XIII
Au delà de Genappe, la poursuite s'accéléra. Aucune troupe
en ordre ne formant plus arrière-garde, les Prussiens sabraient im-
punément dans la foule éperdue. « C'était une vraie chasse, dit
Gneisenau, une chasse au clair de lune. » La grande route, les
chemins vicinaux, les traverses, les champs aussi loin que portait
la vue, étaient couverts de soldats de toute arme, cuirassiers dé-
montés, lanciers sur des chevaux fourbus, fantassins ayant jeté
fusils et havresacs, blessés perdant leur sang, amputés échappés
des ambulances dix miiintcs après l'opération. Sans nulle autorité
sur ces hommes, et d'ailleurs non moins démoralisés et ne pen-
sant comme eux qu'à leur propre salut, des ('aj)itaines, des colo-
nels, des généraux marchaient confondus dans la masse des fugi-
tifs. Durulte à cheval, mais aveuglé par le sang qui coule de son
front ouvert, a pour guide un maréchal des logis de cuirassiers.
772 REVUE DES DEUX MONDES.
Un caporal de la vieille garde soutient Ney par le bras jusqu'au
moment où le major Schmidt, des lanciers rouges, descend de son
cheval pour le donner au maréchal. Le chirurgien en chef Larrey,
blessé de deux coups de sabre, est frappé derechef par des uhlans,
' volé, dépouillé et conduit presque nu, les mains liées, à un gé-
néral qui donne l'ordre de le fusiller (1). Déjà il est mis en joue,
quand un chirurgien prussien le reconnaît, se jette devant lui et
le sauve.
Chacunmarchait,courait, se traînait comme il pouvait, allait où
il voulait, personne ne pensant à donner des ordres qui n'auraient
été obéis par personne. Et quand se rapprochaient le son des trom-
pettes prussiennes, le galop des chevaux, les clameurs sauvages
des poursuivans, de cette foule terrorisée partaient les cris : « Les
voilà! Les voilà! Sauve qui peut! » Des bandes de fuyards, qui
vaincus par la fatigue s'arrêtaient dans les boqueteaux, les plis
de terrain, les fermes, les hameaux, y étaient vite relancés par
la cavalerie. Les Prussiens firent tour à tour lever neuf bivouacs.
Des blessés se tuèrent pour ne pas tomber vivans aux mains de
l'ennemi. Un officier de cuirassiers, se voyant cerné par des
uhlans, s'écria : « — Ils n'auront ni mon cheval, ni moi. »Et froi-
dement, il abattit son cheval d'une balle dans l'oreille et se brûla
la cervelle avec son second pistolet.
Si pourtant quelques centaines de soldats, dominant leur ter-
reur et redevenus maîtres d'eux-mêmes, s'étaient reformés pour
faire tête, leur résistance eût mis fin à cette lamentable poursuite.
Les Prussiens, qui sabraient surtout les fuyards sans défense,
se laissaient, il semble, aisément imposer, puisque, pour défendre
les drapeaux, il suffit d'une poignée dhommes résolus marchant
groupés autour de l'aigle de chaque régiment. L'ennemi ramassa
sur le champ de bataille et sur la chaussée plus de deux cents ca-
nons abandonnés et un millier de voitures ; il ne prit, pendant
la déroute, ni un drapeau, ni un étendard.
(1) Larrey semble croire que l'ordre de le fusiller, donné par le général prus-
sien, vint d'un mouvement de dépit. Larrey ressemblait un peu à l'Empereur et por-
. tait ce jour-là une redingote grise. Les cavaliers qui le firent prisonnier le condui-
sirent à leur général en disant que c'était Napoléon. Le général, irrité qu'il y eût
méprise, ordonna de passer par les armes le fâcheux qui décevait son espoir.
Ajoutons toutefois que le général Durrieu, chef d'état-major du 6= corps, qui,
lui, ne ressemblait pas à Napoléon, faillit être fusillé sur l'ordre d'un autre général
prussien et ne dut la vie qu'à l'intervention du colonel Donoesberg. Des combat-
tans, dont le témoignage est confirmé par des traditions locales, ont parlé de
blessés achevés et de prisonniers massacrés.
LA BATAILLE DE WATERLOO. 773
Si endurci, si insensible que le soldat, par habitude et grâce
d'état, soit aux spectacles de mort, les fugitifs en passant aux
Quatre-Bras furent saisis d'horreur. Les hommes tués dans la
bataille du IG juin n'avaient pas été enterrés. Trois à quatre mille
cadavres, complètement nus, les paysans belges leur ayant enlevé
môme la chemise, couvraient tout le terrain entre la route et le
bois de Bossu. C'était l'aspect d'une immense morgue. Tour à tour
noyés d'ombre par le voile des nuages et éclairés par la lune, les
morts, dans ces rapides mouvemens de lumière, semblaient re-
muer leurs corps raidis et contracter leurs faces d'une pâleur de
cendre. « Nous croyions, dit un témoin, voir des spectres qui nous
demandaient la sépulture. » Plus bas, des soldats étanchèrent leur
soif au ruisseau de Gémioncourt qui, rendu torrent par l'orage
de l'avant-veille, charriait des cadavres. De moins en moins
nombreux, de plus en plus las, mais toujours aussi ardens, les
Prussiens continuaient la poursuite. Gneisenau avait égrené en
route la moitié de son monde. Seuls marchaient avec lui quel-
ques escadrons et un petit détachement du 15'' d'infanterie, dont
l'unique tambour battait la charge, hissé sur un cheval pris à
l'une des voitures impériales. On dépassa Frasnes. Gneisenau
jugea que la fatigue des hommes et des chevaux ne permettait
pas d'aller plus loin. Il donna l'ordre de faire halte devant une
auberge qui, suprême ironie, portait pour enseigne : A l^ Em-
pereur.
Henry Houssaye.
DANS LES ROSES
DERNIERE PARTIE (1)
XV
Un soir de juin, Désiré s'en revenait de la gare d'Antony oti
il était allé surveiller une expédition de rosiers. Depuis la mort
de Reine Charmois, qui datait déjà de plus d'un an, la vie du
jeune homme avait été extraordinairement laborieuse. Non seule-
ment la brusque disparition de la mère de famille faisait dans la
maison un vide difficile à remplir, mais elle laissait le père
démonté et découragé. Firmin changeait visiblement, passant
tour à tour par des crises d'abattement et de surexcitation fort
dommageables aux intérêts de son établissement. Il perdait
cette égalité d humeur, cette lucidité et cette activité qui avaient
été les principaux élémens de son succès. Tiraillé entre les sou-
cis de ses propres affaires et ses fonctions de maire, il se mon-
trait irritable, fantasque, et incapable d'un long effort de travail.
Profitant de la période d'inactivité qui avait précédé et suivi la
mort de Reine, l'horticulteur Lantelme s'était appliqué à détour-
ner une partie de la clientèle de son rival. Il y réussissait; cette dé-
sertion, qui se traduisait par une diminution notable dans le
chiffre des bénéfices, portait un coup sensible au vieux rosiériste
et contribuait à aigrir son caractère, à paralyser son initiative.
(1) Voyez la Revue des l" et lo juillet, et du 1" août.
, DANS LES ROSES. 775
Tout le fardeau de la surveillance et des responsabilités retom-
bait sur les épaules de Désiré. Il lui avait fallu vaquer à la ré-
paration des dégâts causés par la grêle, à la reconstitution des
pépinières et des roseraies, à l'expédition des commandes et à la
correspondance ; il avait dû en outre lutter contre les exigences de
ses sœurs et s'opposer à leur immixtion indiscrète dans la liqui-
dation embrouillée de la succession.
Tous ces tracas n'avaient guère permis au pauvre garçon de
s'occuper de ses propres affaires avec Sabine. D'ailleurs, deux
considérations puissantes le poussaient à observer à cet égard une
absolue réserve : — il prévoyait que, dans l'état d'esprit où était
son père, la moindre désobéissance eût amené des scènes péni-
bles et des accès de colère qu'il voulait éviter à tout prix; et puis,
blâmant tout bas lui-même la fausse position où s'était mise Sa-
bine, en élisant domicile chez sa tante Nivard, il se croyait mora-
lement tenu à respecter les recommandations faites à ce sujet par
sa mère, à son lit de mort. Il n'avait pas revu la nièce de Touche-
bœuf depuis qu'elle s'était installée dans le logis de la rue Beau-
soleil ; mais l'amour d'autrefois ne subsistait pas moins au fond
de lui; il y restait profondément enraciné, et ce n'était point sans
de douloureux combats intérieurs, sans une souffrance rendue
plus cuisante par l'obligation de la confiner en lui-môme, que Dé-
siré se contraignait à traiter Sabine en étrangère.
Ce soir-là, précisément, en revenant d'Antony, il longea les
champs où verdoyaient les arbres de « la Tombe à Mole », et au
souvenir des rendez-vous donnés à la grille du monument, sa poi-
trine se gonÛa. L'image trop chère de la jeune fille se dressa de-
vant ses yeux avec une plus attirante séduction. Il revit en ima-
gination le sourire des lèvres malicieuses, l'amoureuse expression
des prunelles brunes, les souples contours de ce doux corps fémi-
nin. Il eut la nostalgie des tendresses de l'an dernier et sentit plus
vivement le remords de son apparente indillérence. Que devenait
Sabine? Pensait-elle encore à lui? Et si elle y pensait, avec quelle
sévérité méprisante ne devait-elle pas juger sa conduite et son
abandon? La tiédeur embaumée de la soirée de juin exaltait l'in-
fluence amollissante des ressouvenirset poussait davantage Désiré
sur la pente des regrets et des capitulations de conscience. On tou-
chait à la Saint-Jean. Les prés ([ui bordent la Hièvre venaient d'être
fauchés; l'odeur de la fenaison, en traversant les grands parcs du
voisinage, se mêlait aux haleines des tilleuls en fleurs, et ces deux
776 REVLE DES DEUX MONDES.
parfums de l'été infusaient dans le cœur du jeune homme une
langueur voluptueuse. Il remontait lentement dans la direction de
la rue des Bois, quand il aperçut tout à coup la toiture d'ardoise
de la maison Nivard, qui se profilait sur la rougeur du couchant.
En se trouvant si près de la demeure de Sabine, il prit peur et
n'osa point passer devant les fenêtres du rez-de-chaussée, il se
jeta à droite dans la rue Beausoleil, non habitée encore et unique-
ment bordée par des vergers et des fraisières. Il cheminait timi-
dement au long du trottoir herbeux, lorsqu'en relevant la tête, il
s'arrêta, secoué par un brusque tressaillement. — Par-dessus la
haie d'aubépine et de coudriers, il venait de reconnaître, à une
vingtaine de pas, Sabine occupée à ramasser des fraises dans l'un
des champs appartenant à sa tante.
Tête nue, cou nu, vêtue à la légère d'une jupe et d'un corsage
de percale rose, elle était agenouillée sur le sol et achevait de
remplir une de ces bannettes d'osier qui servent à transporter les
fruits aux Halles. D'autres paniers, déjà pleins, s'empilaient contre
le mur d'un cabanon en torchis qui élevait au milieu du champ
son toit recouvert de chaume. En arrière de cette loge, la fraisière
se prolongeait solitaire et déjà baignée d'une ombre bleuâtre. En-
hardi par l'approche du crépuscule et la solitude du chemin,
Désiré, attiré comme par un aimant, frôlait la haie et ne quit-
tait plus du regard la forme féminine qui se détachait en clair
sur la verdure foncée des fraisiers. Les doigts agiles de la cueil-
leuse couraient parmi les feuilles à triple découpure et jetaient
rapidement les fruits cramoisis dans la bannette. Quand celle-ci
fut pleine, la jeune fille se releva, étira languissamment ses bras
nus, cambra sa taille souple, puis soudain, comme si elle eût de-
viné qu'on l'épiait, elle se retourna, vit Désiré et tressaillit à son
tour, tandis que son visage, vivement éclairé, semblait refléter la
lueur du couchant tout brouillé de nuages rouges, pareils à des
fraises écrasées.
Saisie par la surprise, elle laissa retomber ses bras le long de
ses hanches, demeura un moment oppressée par l'émotion, puis
trop franche pour dissimuler une confuse joie, elle ébaucha un
sourire qui retroussa légèrement les coins de ses lèvres...
— Bonsoir... Sabine! dit Désiré d'une voix étranglée.
— Bonsoir, Désiré... C'est mal d'espionner ainsi les gens!
— Pardon, balbutia-t-il, c'est un hasard, je vous assure...
— Je le crois sans peine, répliqua-t-elle avec une nuance de
DANS LES ROSES, 777
railleuse mélancolie... Vous avez trop bien prouvé depuis un an
que vous ne vous souciez guère de moi... Prenez garde, on pour-
rait vous voir et ça vous compromettrait!
— Oh! Sabine, je vous en prie, ne vous moquez pas!... Si
vous saviez toute la peine que j'ai endurée depuis l'an dernier...
D'abord, j'ai perdu ma mère...
— Oui... Pauvre femme!... J'ai compati au gros chagrin que
vous avez dû avoir. . . J'aurais voulu vous le montrer en assistant au
service, mais je n'ai pas osé... J'avais peur d'un affront... Je com-
prenais déjà que vous me blâmiez, avec tout le monde, d'avoir
quitté la maison de mon oncle. Naturellement, les apparences
étaient contre moi... Vous ne pouviez pas deviner, n'est-ce pas?
les raisons qui me forçaient à un acte qu'on a mai jugé... Pour-
tant, il me semble qu'à votre place j'aurais écrit un mot, j'aurais
demandé une explication... Je vous l'aurais donnée avec ma fran-
chise habituelle, et je vais vous la donner ce soir, puisque le
hasard vous a amené ici...
Alors, les yeux baissés, les mains appuyées à la fourche d'un
coudrier mêlé aux aubépines de la haie, elle conta rapidement sa
querelle avec Touchebœuf au sujet des rendez-vous de « la Tombe
à Mole », les insinuations injurieuses, les menaces de son oncle,
et enfin ce ridicule mariage qu'il avait osé lui proposer.
— Dans cette extrémité, continua-t-elle, je n'avais qu'un parti
à prendre : sortir de chez mon oncle et, sous peine d'errer dans
la rue, accepter l'hospitalité que m'offrait ma tante Nivard... Elle
seule a été bonne pour moi. Quand les autres me battaient froid
ou me jetaient la pierre, elle seule m'a accueillie et défendue.
Elle a agi avec moi plus honnêtement et chrétiennement que la
plupart des gens qui lui reprochent sa conduite passée... Ces
gens-là devraient se rappeler que ma tante s'est trouvée, à vingt
ans, abandonnée à elle-même, comme j'ai failli l'être en quittant
la maison de Touchebœuf, et je lui serai toujours reconnais-
sante de m'avoir sauvée dos dangers auxquels sa jeunesse a été
exposée.
Désiré écoutait cette explication, la tête basse, avec un pé-
nible sentiment de confusion, en constatant qu'il avait Oir trop
prompt à blâmer son amie. H eût été h'wn pins embarrassé
encore, s il ont pu se douter que leur conversation (Hait entendue
par Adeline Nivard en personne. La tante se tenait dans la logette
où elle achevait de dresser le compte des paniers de fraises qu'elle
778 REVUE DES DEUX MONDES.
envoyait aux Halles. Au milieu de ses additions, elle perçut un
bruit de voix dans la fraisière, avança furtivement la tête par
l'embrasure de la porte et distingua au-dessus de la haie le profil
de Désiré. Bien qu'elle eût été violemment indignée de ce qu'elle
appelait « le lâchage du fils Charmois, » néanmoins, en découvrant
à la lisière du champ l'oublieux ami de Sabine, elle éprouva un
vif contentement. Son goût pour les romans amoureux persistait
toujours; seulement, depuis le séjour de sa nièce dans sa maison,
elle n'en avait lu que les passages attristans, et se trouvait déçue.
A l'aspect de Désiré, elle se dit que sans doute il venait faire
amende honorable et supposa qu'elle allait se dédommager, en as-
sistant à une scène tout à fait pathétique : — Sabine adresserait
de justes reproches au coupable, qui répondrait par de tendres
excuses, puis une réconciliation s'ensuivrait, et elle ne pouvait
manquer d'être très chaude. — AiTrioléc par ce séduisant pro-
gramme, Adeline se promettait de tout écouter du fond de sa ca-
chette et de ne se montrer qu'au bon moment.
— Oui, poursuivait Sabine, je n'oublierai jamais ce que ma
tante a été pour moi; depuis que je vis près d'elle, j'apprécie
mieux chaque jour son excellent cœur et je lui resterai toujours
attachée... Je vous l'avoue franchement, bien que ma fidélité pour
une parente que vous jugez mal m'ait sans doute valu la perte
de votre amour.
— Vous vous trompez, Sabine, protesta Désiré, je vous aime
toujours... A la vérité, j'ai considéré comme une malchance la
résolution que vous avez prise et qui a été pour ma famille une
nouvelle cause d'irritation, mais mon cœur n'a pas changé. .. Non,
ce qui m'a tenu éloigné de vous, c'est moins la crainte de cha-
griner mon père, que l'impossibilité où je suis désormais devons
donner une sécurité, une protection sur lesquelles vous avez le
droit de compter en vous mariant... Ma position n'est plus la
même qu'autrefois... Vous venez de vous confesser franchement
à moi, et je dois vous parler avec la même sincérité, en mettant
de côté tout amour-propre... Sachez donc que les affaires de la
maison vont très mal. Les discussions électorales nous avaient
déjà porté préjudice, la grêle de l'été dernier nous a causé une
perte considérable et nous a quasi ruinés ; il a fallu réparer le
matériel, renouveler les plantations, tout ça a coûté gros, et nous
avons été obligés d'emprunter au Crédit foncier. La mort de ma
pauvre mère, arrivée au même moment, a encore aggravé la situa-
DANS LES ROSES. 779
tion; poussées parleurs maris, mes sœurs ont réclamé leur part
d'héritage et j'ai toutes les peines à les empêcher de demander
une liquidation qui nous mettrait à bas.. Mon père se décourage,
il est très changé au moral et au physique, et je suis seul à tenir
tête aux événemens, à me débattre pour prévenir la faillite qui
nous menace... Dans ces conditions, n'était-il pas de mon devoir
de demeurer à l'écart ? puisque je ne dois pas songer à me marier
en ce moment, à quoi bon risquer de vous compromettre davan-
tage, en cherchant à vous revoir dans la maison de votre tante?...
Sous le jour crépusculaire qui s'embrunissait deplusenplus,
Sabine écoutait cette humble confession, songeant combien elle
devait coûter à l'orgueil de Désiré. Elle secouait tristement la
tête et ses yeux devenaient humides :
— Je vous plains, soupira-t-elle. mais je ne vous excuse pas
d'être resté avec moi muet comme un poisson... Si vous vous étiez
expliqué plus tôt, comme vous venez de le faire, j'aurais eu
moins de peine, car je n'aurais pas douté de vous...
— Je me croyais plus fort, j'espérais qu'en m'éloignant, j'ar-
riverais peu à peu à me dominer... C'était une illusion... A peine
vous ai-je eu revue, que j'ai compris que je ne cesserais jamais
de vous aimer.
— Tant mieux!... Ah! Désiré, les ennuis d'argent, les que-
relles de famille, tout ça paraît peu de chose, allez, quand on
s'aime bien... Moi, maintenant que vous m'avez parlé et que je
ne doute plus, je me sens toute légère et tout iieureuse !...
— Vous, Sabine, c'est possible... Après avoir pâti avec
Touchebœuf, vous vivez en repos chez votre tante et vous pouvez
voir clair devant vous... Mais moi, avec tout le tracas et les res-
ponsabilités de la Châtaigneraie, je n'ai plus de bonheur sur la
planche !...
— Mon ami, pardon, je suis égoïste!... Tout de même, ces
(,'nnuis- là n'auront qu'un temps... Vous en viendrez à bout?...
Désiré hocha la tête et son regard mélancolique se tourna
avec inquiétude vers l'iiorizon, où Vesper luisait connue une perle
d'or mat dans la pâleur verdissante du couchant.
— Qui sait?... maintenant que le guignon s'est instaib- chez
nous!... Comme le disait ma pauvre mère pendant son agonie:
« C'est fini, les roses! » et j'ai bien peur que nous n'en tàtion^
plus que les épines...
— llélas! c'est donc vrai qu'on ne peut jouir (Ml paix de rien!...
780 REVUE DES DEUX MONDES.
Vous rappelez-vous le dimanche où vous m'avez apporté la rose
nouvelle que vous m'aviez dédiée?... Comme j'avais raison alors de
craindre qu'une mauvaise chance ne vînt tout gâter!...
Ils furent interrompus par un bruit de pas et virent tout à
coup une grande silhouette se dresser près d'eux. Puis la voix ca-
ressante d'Adeline Nivard murmura dans l'ombre :
— Vous n'êtes que des enfans, et ça n'a pas de bon sens de
vous décourager de la sorte!... D'abord vous, jeune homme, re-
prit-elle en s'adressant à Désiré, au lieu de rester planté comme
un piquet dans un chemin où vous risquez d'être reconnu par le
premier passant, faites-moi donc le plaisir d'entrer chez nous!...
Elle alla, en suivant la haie, déverrouiller une porte à claire-
voie qui communiquait avec le dehors, et introduisit Désiré dans
la fraisiers.
— Maintenant, poursuivit-elle, venez tous deux dans la ca-
bane ; nous y serons à Tabri des curieux et plus à Taise pour
causer...
Elle prit le garçon et la jeune fille par la main et les installa
sur le banc de la loge. S'asseyant elle-même, en face d'eux, sur
un fagot renversé, elle commença de les catéchiser càlinemcnt,
maternellement, dans la pacifiante obscurité du cabanon, où
s'empilaient les bannettes de fraises :
— Vous êtes tous deux bien mignons, mais vous perdez le
meilleur de votre temps à vous désoler... A quoi bon vous tour-
ner le sang? Ça n'avance à rien et mieux vaut chercher un moyen
d'arranger les choses... D'abord, vous, mon petit, puisque décidé-
ment vous aimez toujours ma nièce et que vous ne pouvez vivre
sans elle, il faut montrer que vous êtes un homme et prendre ré-
solument le taureau par les cornes... Sabine est majeure, vous
avez vingt-cinq ans passés; pourquoi ne vous épouseriez-vous pas
tout de suite?...
Et comme Désiré, ainsi interpellé directement, ouvrait la
bouche pour lui démontrer factuelle impossibilité d'amener son
père à accepter cette idée d'un prompt mariage, gïIq l'inter-
rompit sans façon :
— Je vous entends, vous m'allez objecter que les aiTaires de
votre papa sont embarrassées et que le cher homme a assez de
tintouin déjà, sans lui donner encore celui d'un mariage contre
lequel il s'est buté... Mais, mon cher ami, c'est justement ce ma-
riage-là qui vous mettra à même de lui venir en aide et de le tirer
PANS LES ROSES. 781
du pétrin... Je m'explique : j'ai de bons biens au soleil et je ne
dépense pas mes revenus. Or, Sabine sera mon héritière et, le
jour où vous vous épouserez, je lui constituerai une dot assez
ronde. Cette donation, jointe à la petite fortune que ma nièce
possède en propre et que ce grigou de Touchebœuf s'est enfin
décidé à restituer, vous suffira largement pour rétablir le crédit
de la Châtaigneraie, et même pour reprendre la maison à votre
compte... Racontez tout ça, dès demain, au papa Charmois; s'il
a le sens commun, il n'hésitera pas à saisir la perche qu'on lui
tend. Dites-lui encore que s'il a immédiatement besoin d'argent,
je suis prête à lui rendre service. Qu'il vienne me trouver, nous
nous arrangerons ensemble et je me charge de lui prouver qu'il a
tout profit à nous bailler son consentement; d'abord il sera dé-
barrassé de ses tracas d'affaires, il pourra s'occuper tout à son
aise de sa mairie, et il jouera de nouveau un bon tour à Touche-
bœuf, qui crèvera de dépit en apprenant votre mariage avec
Sabine... Vous le voyez, mes mignons, tout ça n'est pas la mer à
boire et vous auriez tort de vous désespérer... Vous vous ma-
rierez, je vous en réponds! Dormez donc sur vos deux oreilles et
en attendant, aimez-vous bien. Croyez-m'en, il n'y a que ça de
bon... Quand on arrive à mon âge et qu'on additionne les
agréables momens qu'on a eus dans sa vie, on trouve au résumé
que les meilleurs, les plus savoureux, sont ceux qu'on a passés à
aimer...
Elle s'était levée et poussant un gros soupir, elle ajouta :
— Enfin! on ne peut pas toujours être jeune... Mais ce n'est
pas une raison pour oublier de manger et il faut que j'aille voir
si Philippine songe à notre souper... Toi, ma mie, tu peux rester
avec lui encore quelques instans, je te préviendrai quand la table
sera dressée... Bonne causette, mes enfans!...
Indulgcmmcnt elle sesquiva, sachant par expérience que le
tête-à-tête était encore le meilleur moyen de tout accommoder et
de déterminer Désiré à accepter la situation, telle qu'elle la hii
avait présentée.
Les deux jeunes gens demeurèrent seuls dans l'obscure logotte.
La nuit était tout à ialL venue; par la baie de la porte on aperce-
vait un coin de ciel scintillant d'étoiles. Une exquise odiMir de
fraises s'exhalait de la terre et se répandait tUns l'air al tiédi.
Cette senteur de fruits mûrs semblait exercer sur le jeune couple
une grisante influence, car brusquement leurs mains se cher-
782 REVUE DES DEUX MONDES.
chèrent et s'étreignirent. Les ténèbres étaient si noires qu'ils dis-
tinguaient à peine la forme de leurs corps ; ils ne voyaient que
l'humide rayonnement de leurs prunelles, qui scintillaient à l'égal
des étoiles.
— Ohl murmura Désiré, après tant de jours passés loin de
vous, je puis donc enfin vous serrer dans mes bras!...
Sabine se taisait, mais dans un mouvement de confiant abandon,
elle avait posé sa tète sur la poitrine de son ami et elle écoutait
avec ravissement les sourdes palpitations de ce cœur qui battait
pour elle. Désiré, lui, sentait contre son épaule le délicat frôle-
ment de cette chère tête, dont les yeux câlins semblaient s'offrir
aux baisers. Après une longue abstinence, ces blandices de nou-
veau savourées les troublaient tous deux délicieusement. La con-
trainte qu'avait si longtemps subie leur tendresse, rendait plus
tentante la séduction des caresses défendues. Un silence profond
les enveloppait; on n'entendait plus au loin, sur la route d'Or-
léans, que le roulement saccadé des voitures emportant aux
Halles leurs panerées de fruits, et ce rythme des charrettes pe-
santes berçait comme en un rêve les deux amoureux, dont les
lèvres s'étaient rencontrées et se fondaient en un baiser qui ne
finissait plus...
XVI
Pendant que Désiré et Sabine oubliaient l'heure au fond de la
logette imprégnée de l'odeur des fraises mûres, Firmin Gharmois
présidait son conseil. Comme la nuit était très chaude, on siégeait,
fenêtres ouvertes, dans la grande salle de la mairi(\ — Autour de
la longue table recouverte de drap vert, qui occupait une des
extrémités de la salle, les conseillers, en vestons ou en jaquettes,
prenaient des poses nonchalantes. Les becs de gaz de la suspension
de cuivre éclairaient d'une vacillante lueur les murs trop nus,
tendus d'un papier couleur bronze et pauvrement décorés de dra-
peaux tricolores, la cheminée de marbre noir, ornée d'une
République en plâtre, — et les silhouettes animées ou endormies
des membres délibérans.
Debout, accoudé à la cheminée, le secrétaire de la mairie grif-
fonnait des notes ou classait des dossiers. Dun côté de la table, se
tenait le maire entre son adjoint. Loyer, et l'architecte Despaquis,
secrétaire du conseil. Ainsi que Désiré l'avait avoué à Sabine,
DANS LES ROSES. 783
Firmin était singulièrement changé. Son teint, autrefois dune
saine coloration rosée, avait par endroits des tons plombés, tandis
que ses joues étaient marbrées de taches d'un rouge brique. Ses
lèvres violacées se crispaient fréquemment, et il gesticulait avec
une nervosité maladive. A la moindre contradiction, il tressau-
tait dans son fauteuil et, en ce moment même, son agitation redou-
blait, car la question du chemin des Saussaies revenait sur le
tapis et sa patience se trouvait exposée à une dure épreuve. La
construction de cette voie, promise par le nouveau conseil, était
entravée par des obstacles imprévus, et les adversaires du projet,
Touchebœuf en tête, suscitaient difficultés sur diificultés. La né-
cessité d'arriver à l'expropriation du marchand de grains entraînait
des retards qui semblaient inexplicables aux intéressés, et qu'on
mettait volontiers sur le compte de la munici})alité. Précisément
le conseiller Jacquin, avec sa rudesse de paysan du Danube, était
en train d'interpeller le maire au sujet de l'inertie de l'autorité
administrative.
— Je voudrais pourtant bien savoir, grognait-il, comment se
joue cette affaire-là?... Nous sommes tous d'accord pour faire le
chemin, nous avons voté les fonds, et on n'a pas encore donné un
coup de pioche... L'hiver va venir et nous pataugerons dans la
bourbe comme par le passé... Je demande à M. le maire de nous
expliquer pourquoi ça ne marche pas mieux, et à qui la faute?...
— La municipalité n'est pas fautive, en tout cas, répondait
Gharmois, visiblement agacé; vous savez tous aussi bien que moi
que le retard provient de l'opposition d'un des principaux pro-
priétaires, et que nous serons obligés de l'exproprier.
— Eh bien! répliquait Jacquin, expropriez-le et que ça
finisse !
Alors le maire, en se faisant violence pour rester calme,
s'évertuait à énumérer aux conseillers les fornialilés minutieuses
de l'expropriation ])our cause d'utilité publique; il leur expli-
quait que la commune, étant considérée comme une mineure, ne
pouvait agir sans l'autorisation de la Préfecture; il essayait de
démonter pour eux le mécanisme compli(iué de la loi du "1 mai
18il : la déclaration d'utilité publique après avis du (lonsoil
d'État, ren([uète avec avertissement préalable aux inléressc's, le
jugement prononçant l'expropriation, enlin la noniinalion du
jury. Mais les subtilités de cette procédure administrative res-
taient inintelligibles pour la plupart des braves édiles de Saint-
784 REVUE DES DEUX MONDES.
Saviol; ils écoutaient, le cou tendu, l'œil arrondi, s'irritaient de
ne pas comprendre; quelques-uns même, le terrible Jacquin
■ entre autres, n'étaient pas éloignés de croire que le maire se mo-
quait d'eux.
— Je n'entends rien à ce grimoire-là! s'écria le gros Mansuy,
du Panier fleuri; je ne sais qu'une chose, c'est que nous avons
promis à nos électeurs le chemin, et qu'il faut leur tenir parole.
— M. Mansuy a raison, ajouta d'un ton cassant Saintot, l'entre-
preneur... Il faut que le conseil invite M. le maire à prendre des
mesures pour que les travaux commencent sans plus de relards.
— Oui, insista rudement le jardinier Jacquin, il y a assez
longtemps que ça traîne et qu'on nous monte des bateaux...
Cette fois, Firmin perdit patience et frappa rageusement du
poing sur la table :
— Monsieur Jacquin, je ne suis pas d'humeur à supporter
vos insolences... Si vous connaissez un moyen de marcher plus
vite, je suis prêt à vous céder la place...
Et comme l'adjoint, eiTrayé de sa surexcitation, essayait de le
calmer :
— Non, laissez-moi, Loyer... J'en ai assez!... Si ça continue,
je rendrai mon écharpe à qui la voudra... La séance est levée!...
Tandis que les conseillers, ébaubis de cette véhémente alga-
rade de leur maire, s'agitaient autour de la table, Firmin sortit
brusquement de la salle.
Au dehors, la place était déserte et les maisons s'assoupis-
saient déjà, portes closes. Seules, les vitres du Panier fleuri
llambaient encore et, au premier étage, on entendait claironner
les cuivres de V Harmonie^ qui achevait sa répétition. Le rosié-
riste se hâta de gagner l'angle de la rue des Bois. Ses mains
tremblaient, sa tête était brûlante, il se décoifTa pour baigner son
front dans l'air frais de la nuit. « Quels idiots! grommelait-il en
son par-dedans, jai vu le moment où tout le monde allait tourner
casaque et prendre contre moi le parti de ce Jacquin !... Dévouez-
vous donc pour les gens ! . . . Je leur donne mon temps et mon ar-
gent, je néglige mes propres affaires pour m'occuper de leurs
intérêts, et voilà ma récompense... Tas d'ingrats!... »
Il s'arrêta soudain et fut obligé de s'appuyer à l'un des or-
meaux du chemin. Ses jambes devenaient molles comme du
coton et il se passait en lui quelque chose d'étrange. — Son cœur
battit à gros coups, puis s'arrêta sobitement, et Firmin se sentit
DANS LES ROSES. 785
défaillir. Déjà une ou deux fois, il avait souffert d'un pareil mal-
aise, mais jamais encore avec une telle intensité. Peu à peu,
néanmoins, la circulation se rétablit, les battemens redevinrent
plus réguliers; il épongea la sueur froide qui mouillait ses tempes,
et reprit lentement le chemin de la Châtaigneraie.
Un profond silence enveloppait la maison. A la grande sur-
prise de Firmin, Désiré n'était pas rentré Dans l'état d'anxiété où
l'avait mis cette soudaine crise du cœur, le rosiériste ressentit
plus péniblement le vide et la maussaderie de son logis. Il songea
au temps heureux où Reine l'attendait au retour des séances et lui
préparait un verre d'eau sucrée à la fleur d'oranger, pour calmer
ses nerfs surexcités par 1-es discussions du conseil. Maintenant,
il se trouvait de jour en jour plus isolé; c'était la solitude,
presque l'abandon. Certes, Désiré était un bon fils, un enfant la-
borieux, plein de zèle et de dévouement; mais depuis l'alterca-
tion de l'an dernier au sujet de Sabine, il y avait quelque chose
de cassé dans leur intimité. Il y manquait cette confiante expan-
sion que Firmin était toujours sûr de rencontrer, du vivant de
la pauvre Reine. Désiré gardait sur ses préoccupations person-
nelles et sur ses projets d'avenir une complète réserve ; Charmois,
de son côté, n'osait lui parler de ses tracas administratifs et des
blessures infligées à son amour-propre de maire. Il s'élevait
entre eux une mince cloison de glace que ni l'un ni l'autre ne
cherchaient à briser. Cette nuit, dans sa froide chambre de veuf,
Firmin demeura longtemps à rêvasser aux heureux jours où Reine
l'entourait de sa sympathique sollicitude. La bonne femme détes-
tait la mairie et ne se gênait pas pour blâmer les chimères ambi-
tieuses de son mari; pourtant elle écoutait ses doléances, et si elle
eût été là, il n'eût pas craint certes, ce soir, de soulager sa bile
et de lui conter ses tribulations municipales. Elle aurait inventé
un movcn de le consoler et de le réconforter par un bon avis,
car elle était femme de sens et d'excellent conseil. Mais quoi?
elle dormait sous l'Iicrbe du cimetière voisin de l'église, et sa
place resterait à jamais vide dans la chambre conjugale; sa voix
mordante, coidiale et chaude ne résonnerait plus dans la maison
en deuil...
Au milieu de sa méditation morose, JMrmin piitendil des pas
étouffés avec précaution dans lescalier du premiiM- étage, puis
une porte s^ouvril doucement. C'était son lils qui rentrait cufiii.
— C'est' toi, gar(;on? cria le père, du seuil de sa chambre.
TOMii cxi.viii. — 1898. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, papa... Comment, tu es encore éveillé?...
Un moment, Charmois espéra que Désiré viendrait chez lui
faire un bout de causette ; mais le jeune homme était sans doute
trop absorbé par les événemens de sa soirée pour se soucier d'en-
gager la conversation, car il se contenta d'ajouter :
— Bonne nuit I dors bien !
Et il s'enferma dans sa chambre.
Déçu, mais satisfait tout de môme de savoir que son garçon
avait réintégré le domicile paternel, Charmois se décida à se
coucher. Il sassoupit presque aussitôt et ne se réveilla que tard
dans la matinée. Lorsqu'il descendit. Désiré avait déjà expédié
son premier déjeuner et s'en était allé surveiller les ouvriers qui
travaillaient dans les pépinières; de sorte que le rosiériste prit
solitairement son café au lait, à l'un des bouts de la table où on
avait déposé le courrier.
Il était en train de tremper ses mouillettes dans sa tasse et il
s'apprêtait à décacheter les paquets administratifs, quand la voix
rêche de Léontine Lavaur grinça dans le vestibule, dont la porte
restait entre-bàillée :
— Papa est-il chez lui?
— Aïe! songea Firmin, avec un frisson dans le dos, quelle
tuile vais-je encore recevoir? — Oui, répondit-il, je suis dans la
salle... Entre!
Léontine montra son visage aigre comme verjus. Elle était
rigidement engainéc dans une robe de mérinos noir ; le crêpe de
sa capote de deuil s'enroulait autour de son cou maigre. Elle jeta
un rapide coup d'œildans l'intérieur de la pièce, referma la porte,
et murmura :
— Bonjour, père... Jeté dérange?
— Pas du tout, j'ai fini.
— Tu n'as pas vu Florence, ce matin? ajouta-t-elle négli-
gemment .
— Non... Pourquoi?
— Parce que, répliqua-t-elle d'un ton acide, ma sœur choisit
ordinairement la matinée pour causer avec toi, et parce que je
désire te parler, la première, d'une chose dont elle t'entretiendra
probablement, elle aussi.
— Quelle chose?...
— Oh! toujours la même... La succession de notre pauvre
mère... Je te demande pardon de revenir sur un sujet pénible.
DANS LES ROSES. 787
mais jy suis forcée... Lavaur et moi, malgré la plus stricte
économie, nous ne parvenons pas à joindre les deux bouts, et
mon mari pense qu'il serait de toute justice que ma part d'héri-
tage vînt nous aider à faire face à des dépenses toujours crois-
santes...
— Je t'ai déjà dit, et Désiré te l'a répété, que la liquidation
de la succession de ta mère ne peut avoir lieu immédiatement,
sans nuire aux intérêts communs. Notre modeste fortune consiste
surtout en immeubles et en valeurs représentées par des planta-
tions... Pour procéder aujourd'hui à un partage, il faudrait liciter
la Châtaigneraie et les pépinières, et ce serait tout simplement
la ruine... Comprends-tu?... D'ailleurs, tu as entendu comme
moi ma pauvre Reine déclarer, à son lit de mort, que je devais
avoir seul la libre disposition de la communauté et de la suc-
cession...
— Je le sais, et s'il n'y avait que moi, les volontés de maman,
bien qu'elles me portent préjudice, seraient scrupuleusement
respectées. Mais mon mari ne l'entend pas de cette oreille-là...
Il crie à l'iniquité... Il prétend que lorsqu'elle a dit ça, maman
n'avait déjà plus sa tête et M. Vigneron est aussi de son avis. Il
paraît que ma mère ne pouvait te donner au plus qu'un quart en
usufruit et un quart en propriété... Alors ils ont décidé de te
réclamer la différence...
— Et tu t'es chargée de la commission! interrompit amère-
ment Firmin, je te remercie... C'est d'une bonne fille!
— Je m'en suis chargée parce que je préférais te prévenir en
douceur plutôt que de t'exposer à une discussion avec Vigneron,
qui est cassant et grossier...
— Tandis que, toi, tu comptes me mettre poliment le couteau
sur la gorge! s'écria Firmin, indigné et frappant la table du
poing.
— Ne te fâche donc pas, repartit tranquillement Léontine en
pinçant les lèvres, il ne s'agit, nullement de te mettre le couteau
sur la gorge... ni de te forcer à vendre la (iliâlaigneraie... Nous
savons troj) ce (fue nous te devons, mon mari et moi, pour eu
arriver à de pareilles extrémités... Seulement, nous avions pensé
à te demander une compensation annuelle... Ainsi, par exeini)Ie,
si tu voulais nous servir une petite rente représentant à peu près
rinttM'êl de ce qui me revi(Mit, nous nous contenterions d'un
bout d'écrit et nous ne te tourmenterions plus!
788 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous auriez cette bonté ! s'exclama sarcastiquemeiit Char-
mois, et il vous faudrait un engagement écrit par-dessus le mai--
clié! Ma parole ne vous suffit point !.. . Tonnerre! c'est trop fort...
Vous oubliez, ton mari et toi, que je vous ai avancé sur parole
quatre ou cinq mille francs en trois ans... C'est vous qui êtes mes
débiteurs et c'est à moi à vous adresser des réclamations...
Il en était là quand on entendit un bruit de voix dans le ves-
tibule : la porte fut violemment ouverte et l'on vit apparaître
Prosper Vigneron, solennel et grincheux, poussant devant lui
Florence, tète nue, la toilette en désordre, les yeux rouges et la
mine penaude.
— Qu'y a-t-il encore? demanda Firmin ébahi.
— Il y a, répliqua sèchement F^rosper, que je vous ramène
votre fille, monsieur!...
A l'aspect des époux Vigneron, Léontine s'était reculée dans
une encoignure. Enveloppée dans ses crêpes, elle affectait une
attitude dédaigneusement indifférente.
Le Phylloxéra semblait en proie à une colère froide ; son
binocle tressautait sur son nez effilé, son teint bilieux était devenu
verdàtre, ses lèvres minces blêmissaient, agitées par un frémisse-
ment nerveux. Il empoigna le bras de Florence, la jeta sur une
chaise où elle s'affala, douloureusement, la tête dans les mains,
puis il continua d'un ton rogue :
— Reprenez-la; je n'en veux plus, j'en ai assez!
— Qu'a-t-elle fait? murmura le malheureux père, en interro-
geant successivement d'un regard anxieux son gendre et sa fille.
— Ce qu'elle a fait! répondit Vigneron avec un sourire sar-
castique, des dettes d'abord... J'ai découvert qu'elle doit de
grosses sommes à tous ses fournisseurs...
Il tira de la poche de sa lévite une liasse de mémoires et les
feuilleta d'un doigt fébrile :
— A sa lingère, douze cents francs; à sa modiste, dix-huit
cents ; à sa couturière, trois mille... Au boulanger, au boucher...
Elle doit à tout le monde!... L'argent que je lui donnais pour
l'entretien du ménage passait à des colifichets. Pendant que je
m'épuisais au ministère, madame me ruinait en toilettes... Et
pour qui?... Pour ses amans, monsieur, car je sais qu'elle me
trompe sans vergogne...
— Oh ! peut-on dire ! protesta faiblement Florence, en écar-
tant ses doigts.
DANS LES ROSES.
789
— J'ai des preuves, déclara Prosper avec un geste sévère de
magistrat instructeur.
Il déplia un papier qu'il jeta sur la table. — J'ai été édifié sur
les débordemens de madame, par la lettre que voici!
— Une lettre anonyme! interrompit Florence en s'enhardis-
sant, peut-on ajouter foi à de pareilles infamies?... Une lettre
écrite par quelque créature laide et hargneuse, qui est jalouse
de moi !
Dans son coin, Léontine involontairement ouvrit sa bouche
fielleuse, comme pour répliquer, et darda sur sa sœur un coup
d'oeil haineux. Ce jeu de physionomie n'échappa pas à Florence,
qui Tépiait derrière ses doigts appliqués ainsi qu'un masque sur
son visage.
— Mais je saurai le nom de la drôlesse qui m'a calomniée,
sanglota M™* Vigneron, et elle me le payera !
— Anonyme ou non, continua le mari, la lettre contenait
des renseignemens exacts... On me prévenait qu'aussitôt mon
départ pour le ministère, mon indigne épouse, abusant de ma
confiance, recevait chez moi son amant... J'avais eu hier la pré-
caution de dire qu'une besogne urgente me forcerait à partir ce
matin, par le train de huit heures. Je quittai, en effet, mon do-
micile à l'heure indiquée, mais une fois en gare d'Antony, au lieu
de monter en wagon, je repris le chemin de la maison. Après
une station forcée sous la marquise, parce qu'on tardait à m'ou-
vrir, je grimpe lestement l'escalier, je me précipite dans mon
appartement, j'essaye de pénétrer dans la chambre de madame...
La porte était verrouillée; je heurte, je crie... Enfin on se décide
à pousser le verrou, j'entre et je surprends la coupable en un
galant désordre, qui ne me laissait plus de doute sur mon déshon-
neur...
— Vous mente/ ! s'écria Florence prise d'une vertueuse colère,
osez donc soutenir (jue vous m'avez trouvée avec un amant!
— Parbleu! vous laviez fait filer, grdce à la connivence de la
Nivard... Ma gueuse de propriétaire vous servait de c()inj)lice !...
Mais j'en ai assez vu pour être fixé... Vous m'avez tronijx', ma-
dame, effrontément troiu[i('', et je ne suis ptis (riiuiunir à jouer
les maris... b;ittiis rt contens... Je m'adresserai aux tribunaux, je
demanderai le divorce... et tout d abord, j)iir mesure de pré-
caution, je vais publier dans les journaux de la banlieue que je
ne payerai pas les dettes que vous avez contractées à mon insu !
790 REVUE DES DEUX MONDES.
Gharmois, atterré, joignait les mains, les tordait convulsive-
ment, puis les tendait vers le mari outragé, comme pour l'adjurer:
— Non, Vigneron, mon ami,supplia-t-il d'une voix étranglée;
non, vous ne ferez pas ça !... Vous ne voudrez pas que toute cette
boue éclabousse plus tard votre enfant!
— Mon enfant ? dit Prosper, avec son méchant rire en bêle-
ment de chèvre, est-ce que je sais seulement sil est de moi !
— Oh! le malheureux! gémit Florence, les yeux pleins de
larmes, il renie jusqu'à son fils.
Mais son mari se retournait vers elle et la menaçait du poing:
— Votre fils!... Vous vous en souciez moins que d'un chat...
Pour vous débarrasser de la nourrice, vous l'aviez envoyée en
course dès le matin, et le pauvre petit criait la faim dans son
berceau... Mauvaise épouse, mauvaise mère!
— Pour Dieu, pas de scandale! répétait Firmin qui sentait
son cerveau chavirer et faisait efîort pour rassembler ses idées;
si Florence est coupable, vous me trouverez d'accord avec vous
pour la punir ; mais de grâce, lavons notre linge sale en famille!...
Je vous en prie, soyez indulgent, par égard pour le petit et aussi
un peu par égard pour moi, que cette honte tuerait, et qui ai be-
soin de vivre pour vous refaire une fortune, déjà bien compro-
mise par l'imprudence de mes filles !
Florence crut le moment venu d'attaquer la corde des grands
sentimens ; échevelée et les joues ruisselantes, elle s'agenouilla
devant son père:
— Papa ! épargne-moi... Je suis trop malheureuse... Oui, j'ai
été coquette, dépensière, et les apparences sont contre moi ;
mais je te le jure par ce qu'il y a de plus sacré, je n'ai pas commis
la faute dont il m'accuse !
Les lèvres gonflées, les yeux noyés , la poitrine palpitante,
elle demeurait jolie, dans l'expression de sa douleur et dans son
voluptueux désordre. Léontine qui, dans son coin, buvait du lait
en assistant à l'humiliation de sa sœur, ne put s'empêcher de le
constater, et commença à craindre qu'elle ne finît par embobe-
liner Vigneron lui-même.
— C'est bon, grommela sourdement ce dernier, les juges en
décideront.
— Non, reprit énergiquement Firmin, à qui le désespoir sug-
gérait des argumens plus sérieux ; non, vous n'étalerez pas vos
griefs devant un tribunal ; dans votre propre intérêt , vous ne
DANS LES ROSES. 791
compromettrez pas votre avenir administratif par une plainte pu-
blique, étayée uniquement sur des probabilités... Songez que, si
votre demande était rejetée, tout le ridicule rejaillirait sur vous...
Ne vous exposez pas, pour satisfaire votre rancune, à perdre
votre place et à devenir la risée de vos camarades, par-dessus le
marché!... Quanta publier que vous ne payerez pas les dettes de
votre femme, c'est enfantin, permettez-moi devons le dire... Aux
termes de la loi, le mari est responsable des obligations contrac-
tées par sa femme pendant la communauté, et vos créanciers se
moqueraient d'une publication faite tardivement par la voie des
journaux... J'ai à vous proposer un arrangement beaucoup plus
pratique, ajouta-t-il avec un pénible soupir, donnez-moi les fac-
tures des fournisseurs, je me charge de régler avec eux à
l'amiable...
Ce raisonnement parut émouvoir Vigneron, qui n'était point
sot en affaires et qui commençait à être moins échauffé. Perplexe,
il examinait d'un œi\ soupçonneux son beau-père, puis sa femme
toujours agenouillée, dont la pose abandonnée faisait valoir la
taille souple et la ronde poitrine soulevée par de roucoulans san-
glots. A la fin, il prit la liasse de mémoires et les tendit à
Firmin :
— Soit, répondit-il, par égard pour vous, monsieur, je veux
bien, cette fois, passer l'éponge sur les équipées de votre fille;
mais j'aurai l'œil sur elle désormais, et à la moindre incartade,
je serai impitoyable.
— Florence, s'écria le rosiériste en s'adressant à sa fille,
demande pardon à Ion mari.
Florence, toujours agenouillée, redoubla ses sanglots et dune
voix à peine distincte, bégaya :
— Pardon, monsieur... Je jure... que je ne suis pas... ce que
vous croyez!
— SulTil! interrompit sC'clicment le solennel Vigneron, vous
vous expliquerez avec votre père... Je lui laisse le soin de vous
chapitrer... (Juant à moi, il y a assez longtemps que je gaspille
les heures qui appartiennent à l'Ltat, et je vais remplir mes de-
voirs professionnels. Au revoir, monsi(;ur, je compte absolument
sur votre paroh' pour le prompt règlement des mémoires... Je ne
veux plus en entendre parler...
Il prit son chapeau, entrc-bàillu la porte, s'y glissa comme une
couleuvre et disparul. Ouand son pas se fut éteint sur le gravier
792 REVUE DES DEUX MONDES.
du jardin, Florence se releva, passa sa main sur ses paupières et
sur ses cheveux, défripa sa robe, puis se retournant comme une
■guêpe irritée, elle interpella Léontine :
— Ha ! ha! tu étais venue pour te payer ma tête? Es-tu con-
tente?... Pas trop, hein?... Ton ignoble manigance n'a pas réussi
aussi bien que tu l'espérais. Tu en es pour tes frais d'invention.
— Je ne comprends pas les énigmes, repartit dédaigneuse-
ment M""' Lavaur ; je ne sais pas ce que tu veux dire.
— Tu m'entends parfaitement... Ah ! tu fais là un joli métier,
et il ne te manquait plus que d'écrire des lettres anonymes!
Firmin, effrayé par ce nouvel orage qui menaçait d'éclater,
voulut s'interposer :
— Florence, la colère t'égare ; Léontine n'est pas capable d'une
pareille noirceur.
— Pas capable?... Elle est capable de toutes les vilenies!...
Rappelle-toi donc sa trahison dans l'affairi* Touchebœuf ; tu n'y
voulais pas croire, non plus, parce qu'elle t'en imposait avec ses
mines de fausse dévote; et pourtant, tu as été obligé de te
rendre à l'évidence... Aujourd'hui, c'est la même rouerie, seule-
ment moi, j'y vois clair... C'est elle qui m'a dénoncée à Vigne-
ron!
— Mensonge ! murmura Léontine entre ses dents.
— C'est toi ! répéta Florence, en s'emparant de la lettre que
son mari avait jetée sur la table et en la parcourant des yeux, tu
aurais dû mieux déguiser ton écriture, ma chère, on la recon-
naît... Et ton style, et même tes fautes d'orthographe... Tiens,
cria-t-elle en froissant rageusement le papier dans ses doigts, tu
mériterais que je me serve de ta lettre pour frotter ton laid vi-
sage.
— Florence, suppliait Charmois navré, tais-toi!... tu me fais
du mal...
— Laisse donc, papa, reprit M"^ Lavaur de sa voix vinaigrée,
laisse-lui dégorger sa bile, cala soulagera... Ma chère, si je suis
capable de toutes les vilenies, comme tu le prétends charitable-
ment, il y en a pourtant une que je n'ai pas commise : je ne
trompe pas mon mari, moi, je n'ai pas d'amans !
— Pardi ! tu es bien trop déplaisante pour en avoir, et c'est ce
qui t'enrage... Tu préfères ruiner papa, en venant chaque matin
lui soutirer de l'argent pour solder les dettes de jeu de ton La-
vaur, qui parie aux courses et fréquente les tripots...
DANS LES ROSES. 793
— Je te conseille de parler de dettes, quand notre père a en-
core dans les mains les mémoires de tes fournisseurs et qu'il va
être obligé de les payer de sa poche... Et il y en a pour cher !..
Tu n'y vas pas de main morte : couturière, modiste, lingère, ça se
chiffre par des mille et des mille ; et tu oses m'accuser de ruiner
papa !... Mais c'est toi qui es la ruine et le déshonneur de la fa-
mille !
— Léontine! Florence! s'exclamait le malheureux Firmin. en
allant de Tune à l'autre, assez ! assez!... Vous me tuez!
— Non, mon père, insistait Léontine avec une colère blanche,
je ne permettrai pas à ma sœur de me traiter insolemment,
quand elle devrait baisser la tète et rougir de honte, après ce qui
vient de se passer... Une créature qui vous gruge pour aller no-
cer avec ses galans... Ah! si ma pauvre mère vivait encore, c'est
elle qui la ferait rentrer dans un trou de souris...
— Ma mère ! riposta Florence, c'est toi qui as avancé sa mort
par tes méchancetés. Et aujourd'hui même, qui est-ce qui a ima-
giné de tourmenter papa en lui réclamant sa part de succession ?
C'est toi et ton grippe-sou de mari.
— Tu oublies que M. 'Vigneron en a eu l'idée le premier et qu'il
a conduit Lavaur chez un avocat, pour le renseigner sur ses
droits à l'héritage. . .
— Vigneron, au moins, était excusable... Il est père de fa-
mille et il s'inquiétait des intérêts de son fils.
— Son fils! ricana Léontine, ah! oui, l'enfant de trente-six
pères ! . . .
— Je te défends de t'attaquer à mon lils...
Elles s'avançaient lune vers l'autre, prêtes à on venir aux
mains. Charniois se jota entre elles et, saisissant Léontine par le
bras :
— Je l'ordonne de te taire! lui inlima-t-il d une voix sourde.
— C'est bien, grogna M'"" Lavaur en se dégageant dos doigts
de Firmin, du niomont que tu me laisses insulter chez toi, je
n'ai plus qu'à sortir... Je code la place à cette honnête femme!...
Je ne rentrerai ici qu'avec l'homme d'afiaires charge- de mes
intérêts.
Furibonde, (;lle quitta la salle ù, manger. Charmois, s'alTaissant
sur une chaise, s'était accoudé à la table, les poings dans les
yeux. Il y eut un mortel silence; puis Florence s'approcha de son
père et murmura de sa voix cajoleuse :
794 REVUE DES DEUX MONDES.
— Papa, n'est-ce pas que tu ne crois pas un mot de toutes ces
infamies?...
Le pauvre homme releva la tête, regarda un moment son aînée
dun œil ahuri, puis une expression de dégoût crispa ses lèvres :
— Va-t'en, toi aussi, grommela-t-il, je n'ai plus de filles !... Je
veux avoir la paix... Ne plus rien savoir ni rien entendre... Ya-
t'en!
Elle secoua les épaules, lissa ses cheveux, passa son mouchoir
sur ses joues, et lentement, onduleusement, avec sa démarche fé-
line, elle s'en alla à son tour...
XVII
Lorsque Désiré revint des champs un peu avant midi, Firmin
Charmois n'avait pas hougé de la salle à manger. Accoudé à la
table, les yeux hagards, comme un homme qui s'éveille d'un
mauvais rêve, il demeurait à la môme place, le cerveau trouble,
les membres brisés, feuilletant machinalement la liasse de fac-
tures que lui avait remise son gendre Vigneron. Ce fut à peine
s'il s'aperçut de la présence de son fils. Quant à celui-ci, efTrayé
de l'altération des traits de son père, alarmé de le trouver en cet
état d'accablement, il s'approcha du rosiériste et lui posant légè-
mentla main sur l'épaule:
— Qu'as-tu, papa?demanda-t-il, es-tu souffrant?
— x^h! c'est toi! murmura Firmin en tressaillant; oui, je
souffre... J'ai mal là... et là, ajouta-t-il en montrant son front et
sa poitrine; elles m'ont assassiné !
— Qui ça?
— Tes sœurs... Ah! les misérables!... C'était à qui des deux
me retournerait plus cruellement le couteau dans la plaie... L'une
me réclamait sa part d'héritage, l'autre m'écœurait avec ses
ignominies...
Alors il raconta la visite intéressée de Léontine, la brusque ir-
ruption de Vigneron poussant devant lui Florence surprise en
flagrant délit d'adultère, les menaces de divorce apaisées àgrand'-
peine par de nouveaux sacrifices d'argent, enfin l'atroce scène
entre les deux sœurs. A mesure qu'il évoquait les détails de son
martyre de la matinée, Firmin était repris par une surexcitation
fébrile :
— Ah! s'écriait-il, elles en ont remué, du fiel et de la boue!...
DANS LES ROSES. 795
Il me semblait qu'on vidait un égout près de moi et que j'en rece-
vais toutes les sales éclaboussures. J'en suis encore empoisonné!
— Papa, calme-toi! disait Désiré, écœuré à son tour; mes
sœurs sont de mauvaises natures, il y a longtemps que je m'en
suis aperçu pour ma part... Oublie-les ;ije te reste, moi, et tu sais
que tu peux compter sur mon affection... Nous vivrons ensemble,
côte à côte; nous nous consolerons ensemble de l'ingratitude de
ces deux méchantes filles qui ne t'ont jamais aimé, et nous trou-
verons moyen de nous tirer d'affaires.
— Non, gémissait Charmois, retombant dans son accablement,
c'est fini, je n'ai plus de goût à rien, je suis à bout... Elles m'ont
tué... moralement et commercialement; car c'est ma ruine qu'elles
veulent : Florence doit de grosses sommes que je me suis engagé
à payer; quant à l'autre, c'est pis : elle exige sa part d'héritage;
demain elle m'enverra l'huissier pour me sommer de procéder à
une liquidation... Elles me mettront sur la paille : mais je suis ré-
signé à tout pour avoir la paix; je ne tiens plus à rien... Je
vais aller chez le notaire : on vendra la Châtaigneraie, les pépi-
nières, le matériel, tout le tremblement... Vente par licitation
des meubles et immeubles dépendant de la maison Charmois...
Ça fera bien sur une affiche !
Un gros sanglot lui coupa la parole. Désiré sentait ses yeux
s'emplir de larmes. Il saisit le vieillard dans ses bras et lui baisa
les joues :
— Eh ! non, répliqua-t-il, ne jette donc pas comme ça le manche
après la cognée; plaie d'argent n'est pas mortelle... Comment
peux-tu te laisser abattre ainsi, toi, avec ton intelligence et ton
énergie?...
— Je n'en ai plus!... Elles m'ont tout pris.
— Je t'en rendrai... Est-ce que je ne suis pas là, moi, pour le
prêter main-forte!... D'abord, je sais un moyen d'arranger les
choses, sans aliéner un pouce de terre, et je vais te l'expliquer...
Ils furent interromj)us par la servante qui venait dresser le
couvert pour le déj(Hiner de midi. L'explication promise ne pou-
vait avoir lieu devant cette fille, dont l'atlentioii avait él('' déjà
éveillée par les événemens de la matinée, et qui rodait autour de
ses maîtres, ouvrant les oreilles, écarquillant les yeux avec l'im-
pudente curiositci des domestiques, quand ils llairent un nuilheur
dans la maison. Ils s'attablèrent donc silencieusement, l'un en face
de l'autre, et n'échangèrent que des paroles insignilianlcs pendant
796 REVUE DES DEUX MONDES.
ce frugal repas, composé d'artichauts à la croque-au-sel, d'œufs à
la coque et de viande froide, auquel ils touchèrent à peine. Ils
avaient tous deux l'estomac fermé : Gharmois par l'affreuse secousse
de la matinée, et Désiré par la perspective de la grave explication
qu'il devait à son père. Depuis la veille, il en préparait les élé-
mens dans sa tête. Au premier abord, il lui avait semblé qu'elle
serait facilitée par les tristes événemensqui la rendaient urgente;
mais plus le moment décisif approchait, plus les objections lui
paraissaient sérieuses et plus ses appréhensions croissaient. Il se
demandait avec un frisson intérieur comment l'orgueilleux et opi-
niâtre rosiériste accueillerait ses confidences et ses propositions.
S'apitoyant mentalement sur la nouvelle déconvenue qu'il allait
lui infliger, il regardait avec inquiétude son père qui essayait en
vain d'avaler quelques bouchées, puis repoussait finalement son
assiette encore intacte.
Firmin ne mangeait pas, mais il buvait de pleins verres d'eau
rougie pour rafraîchir sa gorge en feu. Ses yeux mornes erraient
machinalement par la pièce; ils tombèrent soudain sur une aqua-
relle accrochée au mur et représentant la rose du capitaine Fer-
tune, cette rose modifiée par l'industrie de Désiré et baptisée du
nom de « La belle Sabine. » Brusquement il se rappela le dimanche
ensoleillé où dans cette même salle on avait fêté sa décoration; il
revit la table fleurie, les flûtes où moussait le Champagne, Reine
souriante en face de lui, et son garçon triomphant, lui offrant
dans un verre le premier échantillon de sa création nouvelle.
Ses yeux se mouillèrent; Désiré, surprenant ce regard humide
fixé sur l'aquarelle et devinant ce qui se passait dans le cœur
paternel, se sentit lui-même secoué par l'émotion. Ils échangè-
rent silencieusement une commune pensée de deuil et de regret,
puis détournèrent la tête. Le dessert enlevé, on servit le café et,
délivrés de l'espionnage de la bonne, ils purent enfin s'épancher
librement.
— Tu m'as dit tout à l'heure, commença Gharmois, que tu con-
naissais un moyen de me tirer d'embarras sans que nous soyons
forcés de vendre... Mon pauvre garçon, je crois que tu t'illu-
sionnes... Mais, n'importe; dans la situation où je suis, je ne
veux pas qu'on me reproche d'avoir repoussé une planche de salut,
si mince qu'elle soit... Gommunique-moi donc ton idée.
— La voici... Mais auparavant, papa, promets-moi de l'exa-
miner avec calme, de m'écouter jusqu'au bout sans t'irriter, et de
DANS LES ROSES. 797
ne pas t'offusquer de quelques détails qui te paraîtront étranges
ou antipathiques.
— Hum! voilà bien des précautions!... Je ne suis pas assez
déraisonnable, assez enfant, pour rejeter tes propositions, unique-
ment parce qu'elles contrarient mes goûts... Pourquoi m'ofîus-
querais-je, si ton moyen est pratique et honorable?
— C'est qu'il s'agit de choses délicates... Et d'abord, permets-
moi de me confesser avec sincérité, au risque de te chagriner...
Le visage du rosiériste se rembrunit, une lueur soupçonneuse
traversa ses prunelles, comme le rayon blafard d'un soleil d'orage,
et serrant violemment le bras de son fils :
— Tu as revu Sabine? demanda-t-il.
— Oui... je l'ai revue.
Les lèvres de Firmin se crispèrent, il lûcha le bras de Désiré
et murmura faiblement :
— Toi aussi, tu me trahissais!
— Je t'en prie... Avant de me blâmer, laisse-moi te conter
comment c'est arrivé... Je te jure que depuis un an j'avais tenu la
promesse faite à ma mère; malgré le chagrin que j'éprouvais,
j'avais évité toutes les occasions de me rencontrer avec celle que
j'aimais... et que j'aime encore... Que veux-tu?... On peut vio-
lenter ses sentimens, les renfoncer au fond de soi-même, on ne
les change pas. Comme je te le disais, l'an dernier, on ne peut
ôter l'amour de son cœur, ainsi qu'on arrache une mauvaise
herbe...
Firmin poussa un douloureux soupir et hocha la tète. Désiré
continua :
— Hier soir, un hasard m'a remis en présence de Sabine.
Elle travaillait dans le jardin de sa tante... A un moment, elle
a relevé la tète, nos regards se sont croisés et je n'ai pas eu la
force de m éloigner sans un mot d'amitié. Il aurait fallu être un
ange pour résister h la tentation et je ne suis qu'un garçon très
faible, trop sensible peut-être, tel que tu l'as été sans doute, loi
aussi, dans ta jeunesse. En revoyant celle que j'ai adorée depuis
l'enfance, je suis revenu à elle, comme elle est revenue à moi.
Nous nous sommes reparlé. Je lui ai avoué franchement pour
quelles raisons je l'avais quittée; elle m'a expliqué à son tour les
motifs qui l'avaient forcée à se réfugier chez M"" Nivard, et j'ai
<\ù convenir qu'ils étaient justes, qu'il lui était impossible d';igir
autrement. Alors l'ancien amour, toujours vivace, nous est
798 REVUE DES DEUX MONDES.
remonté aux lèvres et, tout en reconnaissant les difficultés qui
nous séparent, nous n'avons pas pu nous empêcher de les
déplorer...
— Et naturellement, vous avez maudit ensemble la cruauté
de ton père!
— Non, j'ai tout mis sur le compte de nos ennuis d'argent...
J'ai énuméré à Sabine les malheurs qui nous avaient accablés,
la grêle de l'an dernier et la mort de maman ; je lui ai fait com-
prendre que, dans l'état actuel de nos affaires, je ne pouvais
songer à me marier...
— Il ne manquait plus que ça! interrompit Charmois irrité;
tu as eu la faiblesse de divulguer à cette fille nos secrets de
famille, et demain tout le pays saura que je suis gêné...
— Je n'ai pas eu de secrets pour Sabine, pas plus qu'elle n'en
a eu pour moi... J'étais sûr de sa discrétion, comme elle était sûre
de la mienne... Seulement...
— Eh bien! quoi, seulement?
— Nous croyions nous parler sans témoins, tandis que sa
tante nous entendait... Elle était occupée à ranger ses paniers de
fraises dans la loge... à quelques pas de nous.
— C'est complet! grommela Firmin; malheureux, dans quel
guêpier es-tu allé te fourrer?
— Attends avant de l'emporter, répliqua Désiré, c'est peut-
être un mal pour un bien... Après avoir écouté nos plaintes,
M"* Nivard a été touchée, car elle a bon cœur; elle est venue à
nous et, spontanément, elle s'est offerte à me rendre service!...
Elle m'a fait des propositions que je suis chargé de te transmettre.
— Vraiment?... répéta le père en affectant une complète im-
passibilité, je suis curieux de les connaître.
— Sabine est l'unique héritière de M^'* Nivard... Celle-ci
promet, si nous nous épousons, de donner sur-le-champ en dot à
sa nièce une somme suffisante pour relever les affaires de ta
maison, solder tes créanciers, régler la part de mes sœurs, sans
que tu sois obligé d'en venir à une licitation.
— Ha! ha! murmura Firmin entre ses dents.
Il se leva, enfonça ses mains dans ses poches, et commença de
piétiner à travers la salle :
— Et tu t'es empressé d'accepter cette offre charitable ?
— Non, j'ai répliqué simplement que je te la transmettrais...
C'est ce que je viens de faire, et j'attends ta réponse.
DANS LES ROSES. 799
Il s'arrêta net, le visage plaqué de rouge et les pupilles dila-
tées, puis croisant les bras et se campant devant Désiré :
— Ma réponse? répliqua-t-il d'une voix sourde, la voici, et tu
pourras la porter de ma part à la demoiselle : j'aimerais mieux
casser des pierres sur la route, ou même mendier aux portes que
de relever mes affaires avec les écus d'une fille, qui les a gagnés,
on sait comment!... Seigneur Dieu! faut-il en être réduit à voir
mon fils, un Charmois ! trouver tout simple un pc^reil marché!...
Vendre mon consentement! Remonter mon industrie avec les
sous de la Nivard ! Merci, je ne mange pas de ce pain-là!... Les
équipées de tes sœurs me suffisent et je ne veux pas d'un nouveau
scandale... Maintenant que tu connais mon opinion, c'est à toi de
consulter ta conscience et ton cœur...
— Je crois, repartit Désiré, qu'un garçon de vingt-cinq ans
est libre de se marier comme il l'entend, à condition qu'il sup-
porte la responsabilité de son choix, voilà pour ma conscience;
quant à mon cœur, il est partagé entre Sabine et toi, et il voudrait
se dévouer à vous deux... Si tu as des scrupules, laisse-moi
prendre la maison à mon compte, je la gérerai avec l'argent que
Sabine apportera en dot; c'est moi qui réglerai nos créanciers
et payerai mes sœurs: de cette façon ta délicatesse ne sera pas
blessée.
— Et la tienne, crois- tu qu'elle sera sauve?,.. Ça me fait
bouillir de t'entendrc raisonner de la sorte... Tu as à présent la
manche bien large, et pour que ta moralité se soit altérée à ce
point, il faut que cette fille t'ait ensorcelé !
— Elle m'a ensorcelé, en effet, par sa beauté et par sa bonté...
— Par sa vertu aussi, n'est-ce pas? une vertu abritée sous
l'aile de M"" Nivard... Ouelle garantie!
— Préférerais-tu celle de son oncle Touchcbœuf?
— Eh ! que m'importe!... Elle ne sera jamais ma bru! Ce ma-
riage ne se fera pas...
Désiré fixa lentement ses yeux sur le visage de son père. 11 y
lut une obstination têtue et comprit que ni l'intérêt ni le senti-
ment ne suffiraient à l'entamer. Alors il résolut do frapper un
grand coup, en usant d'un argument qu'il tenait en réserve
comme une arme suprême.
— Il faudra bien pourtant qu'il se fasse, répli(jua-t-il, cl tu y
consentiras, quand je t'aurai tout dit.
— Comment, gémit le pauvre homme, ce n'est pas tout?
800 REVUE DES DEUX MONDES.
— Non... L'honnêteté, la loyauté, autant que l'affection, me
commandent d'épouser Sabine.
— Je ne comprends pas.
— Elle m'appartient et je lui appartiens..., expliqua Désiré;
je lui dois une réparation... Tu parlais de scandale, tout ù
l'heure, réfléchis à ce qu'on dirait de ton fils, dans îe pays, si
j'abandonnais cette jeune fille, après l'avoir gravement com-
promise?
Firminse laissa choir, abasourdi, sur le premier siège qu'il ren-
contra. Désiré ne s'était pas trompé en supposant que l'homme
droit, honnête, tout d'une pièce qu'était Gharmois, n'admettrait
pas que son fils se rendît coupable d'une mauvaise action.
— Alors, dit-il avec une colère rentrée, les choses en sont
venues là!... Tu as abusé de cette fille?... J'avais raison de penser
que tu avais perdu le sens moral... Enfin, quand je rabâcherai
toujours la même chose, c'est la carte forcée... Je suis de ton avis,
il y a assez chez nous de deux scandales sans en ajouter un troi-
sième, qui serait le pire de tous, parce que tu es un homme et que
tu devrais être à l'abri de pareilles défaillances. . , Ah ! les enfans ! . . .
Va donc, va annoncer à la nièce de M"* Nivard que je ne m'op-
pose pas... à une réparation.
— Tu consens? s'écria Désiré avec une joie égoïste qui l'em-
pêchait de voir l'amère et muette souffrance de son père.
— Je consens.
— Merci !... Tu es aussi bon que juste... Je cours là-bas ras-
surer Sabine... Papa, ajouta-t-il en s'arrêtant, laisse-moi t'em-
brasser. ,
— Non... Va!
Il l'écarta de la main et, tandis que Désiré, moitié satisfait,
moitié tourmenté par un remords, quittait la salle à manger, le
vieillard, replongeant sa tête dans ses mains, murmurait :
— Je n'ai plus personne î
XVIII
Firmin Gharmois s'était enfin décidé, à son tour, à quitter la
salle à manger. La solitude de la maison lui pesait, il avait la
tête lourde et éprouvait le besoin de marcher au grand air, pour
secouer la torpeur qui l'engourdissait. Il prit à travers champs
et chemina au hasard sous le flambant soleil de juin.
DANS LES ROSES. 801
C'était la saison où ce fertile canton de la banlieue Sud offre
l'aspect d'un coin de paradis terrestre, oùriiarmonieuse profusion
des herbes, des fleurs et des fruits donne à l'œil et à l'odorat les
sensations les plus variées, les plus exquises. — Les champs
d'oeillets roses ou cramoisis voisinaient avec les cerisiers mûris-
sans ; les clos plantés de cassis alternaient avec des massifs de
framboisiers et des parterres de sauges empourprées. Tout à tra-
vers, des bandes de coquelicots couraient comme une écarlate
broderie ; çà et là, parmi ces rouges colorations, une pièce d'avoine
mettait un frisson argenté; un bout de vignoble étalait sa tache
d'un vert phosphorescent. Dans l'air chaud, le virginal parfum de
la vigne en fleur se mêlait à l'odeur poivrée des œillets, à la sen-
teur savoureuse des framboises. Les routes blanches, qui fuyaient
entre ces diverses cultures et qu'ombrageaient des noyers touffus,
semblaient conduire à des pays d'abondance et de liesse. — Autre-
fois, Firmin se délectait à ce spectacle de plantureuse fécondité;
mais en ce moment, toutes ces beautés de la terre et du ciel
n'éveillaient en son cœur meurtri qu'un sentiment d'angoisse et
de déchéance. Il se faisait l'effet d'être chassé de ce merveilleux
paradis. Constamment, bourdonnaient à ses oreilles les récrimi-
nations de son gendre Vigneron et les voix hargneuses de ses
filles. Il regardait les floraisons éparses de chaque côté du sentier
et se disait : « Jamais, tu n'en goûteras plus les douceurs; » il
aspirait dans le vent l'haleine des vignes épanouies et songeait :
« L'été n'aura plus de parfums pour toi! » Il s'arrêta un instant
en vue d'un cerisier, dans lequel un garçon perché à chevauchons
cueillait les cerises mûres et les jetait sur l'herbe, en sifflant
comme un loriot. L'image de Désiré s'évoqua dans son esprit et
sa dernière, sa récente blessure saigna cruellement : « Lui niissi.
gémit-il, m'a abandonné ! »
Il repensa aux confidences navrantes, qu'il avait reçues une
heure auparavant. — Avec quelle sérénité, ce fils qu'il adorait, lui
avait fuit part des humiliantes propositions d'Adeline Nivard ! avec
quel inconscient égoïsme il envisageait l'idée de reprendre à son
nom la maison ('harmois et de laisser son père en dehors des
affaires, romme un homme qui est au bout do son rouleau et qui
ne compte plus!... Il ne semblait pas se douter que chacune de
ses paroles entrait ainsi qu'un cou[) de ])oignard dans le cœur
paternel. Absorbé par son maudit amour pour Sabine, il ne
s'occupait de l'avenir qu'à son point de vue personnel et ne se de-
TOME CXLVIU. — 1898. ol
802 REVUE DES DEUX MONDES.
mandait pas ce que, dans cette combinaison, deviendrait son père,
mis sans façon au rancart. Il s'imaginait que l'argent accommo-
dait tout. Ainsi, c'était maintenant la loi : les pères devaient peiner,
suer sang et eau pour nourrir, éduquer les enfans, puis quand
ceux-ci devenaient grands et assez forts pour voler de leurs
propres ailes, les vieux n'avaient plus qu'à disparaître, à se terrer
dans un trou et à y mourir oubliés! Mieux valait alors employer
tout de suite la méthode des sauvages qui se débarrassaient de
leurs vieux parens en les branchant cà un arbre!... Après tout,
concluait Firmin, en se remémorant ses dernières désillusions,
mourir est encore ce qu'il y a de plus simple, quand on s'aperçoit
qu'on ne réussit plus à rien, et que les autres vous regardent
comme un inutile... »
Il continuait de cheminer à l'aventure, la tête basse, le dos
vouié. A côté de lui, une alouette surgit d'un champ de blé et, les
ailes éployées, s'élevant par courtes saccades, monta droit vers le
ciel en gazouillant : « Chante, toi, songeait amèrement Firmin, tes
petits ne sont pas encore emplumés et tu es toute fi ère de ta
nichée!... Moi aussi, il n'y a pas longtemps, je chantais victoire
et je m'estimais le plus heureux des pères... A présent, il faut
déchanter... »
Il relevait la tête pour suivre en son ascension l'alouette, qui
n'était déjà plus qu'un point brillant dans l'air bleu, quand sou-
dain il tressauta, en apercevant en face de lui Eloi Touchobœuf,
qui venait de déboucher d'un sentier masqué par le rideau d'une
pépinière.
Les deux hommes n'étaient qu'à quelques toises l'un de l'autre
et ne pouvaient plus s'éviter. Ils se dévisagèrent en silence et la
même réflexion leur vint sans doute simultanément, car leurs
yeux exprimèrent la même surprise mélancolique.
— Eh bien! quoi? dit maussadement le marchand de grains,
qu'as-tu à me reluquer ?... Tu me trouves changé, n'est-ce pas?
Changé, il l'était en efl"et. Toute sa graisse avait fondu: il ne
restait dans ses vêtemenstrop larges que l'armature de sa robuste
charpente. Les joues se creusaient, blafardes et flasques ; des
bourrelets de chair molle se boursouflaient au-dessous des yeux
d'un gris terne, et deux rides en rigoles allaient des ailes de son
nez aux coins tombans de ses lèvres minces. Sa tenue était mi-
nable ; il portait une barbe de huit jours aux poils blanchissans
et rudes...
DANS LES ROSES. 803
— Toi aussi, continua-t-il malignement, tu n'as ni rajeuni ni
embelli... La mairie ne te réussit pas!
— Moi, j'ai eu de gros chagrins, murmufa Charmois.
— Des chagrins ! répliqua Touchebœuf d'un ton âpre, chacun
en a son lot, tôt ou tard.., c'est comme le mauvais temps; quand
il ne vient pas en hiver, il se rattrape en été...
Ils s'étaient mis instinctivement à marcher côte à côte ; ils se
devinaient frappés l'un et l'autre, et cette communauté dans la
peine réveillait inconsciemment en eux les anciennes habitudes
de camaraderie.
— Encore, toi, poursuivit le marchand de grains, faut pas te
plaindre... Tu as été gàtél
— Pas depuis un an, toujours ! soupira Firmin en hochant
tristement la tête.
— Oui, tu as perdu ta femme, mais il te reste des enfans... Ta
maison n'est pas vide. ^
Charmois eut un geste navrant... Cette allusion ironique aux
consolations qu'il devait tirer de ses enfans surexcita sa nervosité
maladive, et des larmes lui montèrent aux yeux. La contrac-
tion de ses traits, le larmoiement de ses paupières n'échappèrent
point à l'investigation de Touchebœuf. En voyant les regards
mouillés et la mine défaite de cet adversaire qui lui avait porté de
si rudes coups, le marchand de grains sentit un baume couler
mollement sur ses blessures, et la satisfaction d'être vengé par la
propre infortune de son ennemi, adoucit sa rancune. Il s assit
lourdement sur le talus du fossé et reprit d'une voix presque
apitoyée :
— Quoi?... Ça ne va donc pas à la Châtaigneraie ?...
— Non, répondit Firmin, en se jetant à son tour à cùlc de
son ancien rival, jai beau avoir deux lilles et un garçon, la
maison est tout de même vide... Ah! ma pauvre Reine avait
raison de dire : « Petits enfans, petit tourment ; grands enfans,
grand tourment. » Mes lilles me grugent et mon gar(;on m'aban-
donne...
Touchebu'uf passa sa main sur ses lèvres, comme pour dé-
guster en catimini les chagrins du rosiériste, puis il repartit
sarcastiquement:
— Eh bien! mon vieux, nous sommes logés à la même en-
seigne... Tu as eu, au moins, loi, la satisfaction d'être longtemps
entouré et cajolé... et puis ce sont tes enfans! Mais, moi. je
804 REVUE DES DEOX MONDES.
prends dans ma maison une fille qui ne m'était de rien, je la soigne
comme un père, je l'élève comme une princesse, je lui paye des
plaisirs et de la toilette, et quand elle a vingt et un ans, quand
elle pourrait me servir et me tenir compagnie dans mes vieux
jours, elle me récompense par la plus noire ingratitude... Elle me
trompe, elle va vivre avec mes ennemis, m'envoie les huissiers et
se gausse de moi, pendant que je reste seul comme un chien ga-
leux...
A mesure qu'il énumérait ses griefs contre Sabine, sa voix
tremblait, ses poings se serraient et une lueur de colère flambait
dans ses yeux gris.
— Ah! la gueuse, grogna-t-il, et dire que je ne puis rien
contre elle!... Heureusement, ton Désire sest chargé de me
venger... Il l'a compromise et l'a plantée là...
— Désiré? protesta piteusement Firmin, tu te trompes...
Désiré l'aime toujours et il va l'épouser... malgré moi.
— Ils se marient! s'écria Touchebœuf en se levant, exaspéré.
Ses lèvres crispées et entr'ouvertes sur ses dents déchaussées
donnaient une expression féroce à sa physionomie; une fureur
jalouse éclatait dans ses yeux enflammés.
— Et tu ne t'y opposes pas?... Tu permets à ton garçon
d'épouser la nièce de la Nivard?. . .
— J'ai essayé, balbutia Firmin en baissant la tète, mais il ne
ma pas écouté; il n'en fait qu'à sa tète... Je n'ai plus de fils...
— Je t'aurais cru de la poigne, tu n'es qu'une chiffe!
Touchebœuf s'en allait déjà... Dune voix presque suppliante,
Gharmois le rappela :
— Éloi, mon camarade, ne nous quittons pas comme ça... Si
nous avons eu des raisons ensemble, nous en sommes assez
punis... Donne-moi la main.
— Va-t'en au diable! grommela le marchand de grains.
Toutes ses rancunes s'étaient rallumées; il tourna le dos au
rosiériste, s'éloigna d'un pas trébuchant et disparut derrière les
pépinières des Saussaies...
Lorsqu'il eut lentement regagné la Châtaigneraie, Firmin trouva
la maison aussi déserte qu'il l'avait laissée. Il senquit de Désiré
près de la servante : — le jeune homme était rentré au logis ce
tantôt, mais uniquement pour prévenir qu'il passerait la soirée
dehors et qu'on ne l'attendît pas à l'heure du souper.
— Oui, se dit douloureusement Gharmois, il soupera chez
*DANS LES ROSES. 803
Adeline Nivard avec sa bonne amie... Peu lui importe que son
père mange tout seul, en face d'un couvert vide !
Il enfila son veston de travail, coiffa un chapeau de paille et
descendit dans les jardins.
Le soleil commençait à s'abaisser vers l'horizon et baignait
d'une lumière plus chaude la profusion des roses épanouies. La
floraison était dans son plein. Les rosiers semaient de taches em-
pourprées ou pâlissantes les carrés et les plates-bandes ; ils s'éta-
laient en buissons dans les corbeilles d'angles, ils grimpaient aux
arbres, tapissaient les façades et se voûtaient en arceaux au-dessus
de la grande allée. Boutonnantes ou déjà décloses, les corolles
semblaient alanguies par la chaleur. Pourtant l'œil était réjoui
par la variété des nuances et la richesse des tonalités. Les Capu-
cines couleur d'aurore étaient largement ouvertes et, çà et là, dans
le calme de l'atmosphère, on voyait leurs pétales orangés se déta-
cher, tournoyer lentement et joncher le sol. Les Niel inclinaient
leurs têtes trop lourdes et jetaient dans la verdure foncée des
notes d'un jaune mourant; les Chromatelles foisonnaient, pareilles
à d'épais boutons d'or. Dans les plis chiffonnés de la robe claire
des France, dans le cœur blanc des Souvenirs de la Malmaison, et
dans les pétales cramoisis des Jacqiieminot , les cétoines aux ély-
tres mordorées s'enfonçaient et se roulaient voluptueusement. Des
papillons soufrés ou fauves tournoyaient, ailes éployées, sur la
blancheur liliale des Boules de Neige et sur la rougeur carminée
des Margottin. L'air était imprégné d'haleines suaves ; toute la
gamme des parfums y montait par bouffées : — la senteur fine
des roses-thé, l'odeur musquée des pimprenelles, la fragrance ca-
piteuse des Cent-fpuilles moussues.
Lentement, Firmin cheminait parmi ces glorieuses floraisons
de l'été. Il examinait une à ime, d'un œil attendri, les merveil-
leuses créations qu'il avait répandues dans le monde entier et qui
le rendaient célèbre. (Ihaciine de ces roses était pour lui une amie
et rappelait une phase de sa vie laborieuse. — Il s'arrêta devant
une Reine Charmois, pleine, globuleuse, d'un rose tendre glacé,
et il revit les jours lointains de ses débuts. Cette fleur d'une grâce
vigoureuse avait été son premier « gain ». A cette époque, le mé-
nage joignait difficilement les deux bouts; on trimait dur, avec
seulement deux aides-jnrdiniers. Heine partait avant raul)e pour
vendre des fleurs au marché de la Madeleine. Klle revenait sur le
tard, recrue de fatigue, et ou soupait modestement en causant des
806 REVUE DES DEUX MONDES.
incidens de la journée. Elle était jeune, fraîche et avenante,
dévouée surtout, et ne craignant point sa peine. Aussi, pour
lui marquer son affection, Firmin lui dédiait-il la nouvelle rose,
et ça portait bonheur à la maison; les commandes affluaient,
la Reine Charmais obtenait une médaille à l'exposition d'horti-
culture, et Reine, le jour de l'inauguration, pleurait de joie en
voyant les amateurs s'extasier devant la belle fleur qui portait
son nom. Pauvre Reine!... Ce ne seraient pas des larmes de
joie qu'elle verserait aujourd'hui, si elle revenait en ce monde...
« Elle a eu raison de mourir! » pensait Firmin en s'éloignant...
Un peu plus loin, ses regards humides se fixaient sur laG/oire
de Saint-Saviol, — grande, généreuse, de forme parfaite et d'un
beau rouge écarlate, — qui avait jadis obtenu la médaille d'hon-
neur. En ce temps-là, la Châtaigneraie était en pleine prospérité :
Désiré courait sur ses deux ans, Florence et Léontine grandis-
saient. Comme elles étaient mignonnes, Florence surtout!... Le
soir, Firmin les prenait chacune sur un de ses genoux; elles le
câlinaient et, lui, les dodelinait doucement jusqu'à ce qu'elles
s'endormissent côte à côte sur sa poitrine. Quels beaux châteaux
en Espagne il édifiait alors, tout en les berçant! Il rêvait de les
marier plus tard à des horticulteurs, épris des roses comme lui,
et qu'il associerait à son industrie. Il se voyait en imagination
heureux, aimé, gagnant renommée et richesse pour ses enfans
et ses petits-enfans, rassemblés sous son toit... Quels mécomptes,
depuis!... Comment ces fillettes si fines, si drôlettes et si sages,
avaient-elles pu devenir les deux méchantes créatures qui, ce
matin même, lui infligeaient une si cruelle agonie!... Il les
avait trop choyées, trop gâtées; elles s'étaient habituées à croire
qu'on leur devait tout et qu'elles ne devaient rien. Si quelqu'un
lui avait dit autrefois qu'il les caressait trop et qu'elles lui devien-
draient un jour odieuses, il se serait rebiffé avec colère... Et
pourtant, c était la cruelle vérité...
Le soleil plongeait maintenant derrière les bois; le ciel restait
d'un bleu immaculé et les tons des roses gardaient leur vivacité;
leur parfum semblait s'accroître encore. Firmin tressaillit dou-
loureusement. Il venait de voir devant lui cette variété delà rose
Fertime, créée par Désiré. Elle dressait fièrement ses boutons et
ses corolles en corymbe et, dans la lumière apaisée du soir, elle
étalait son étrange beauté. Ah ! cette variété si rare,i sa nais-
sance avait marqué le dernier beau jour du rosiériste !... Ses
DANS LES ROSES. 807
malheurs dataient du matin où Désiré la lui avait offerte dans un
verre d'eau ; C'était comme s'il lui avait tendu un calice empoi-
sonné!... A cette pensée, une douleur cuisante lui brûlait la
poitrine, et malgré cela, l'artiste, qui survivait en Charmois, ne
pouvait s'empêcher d'admirer la souplesse et le coloris de cette
rose, qui portait le nom de « La belle Sabine ». Avec son pistil
vert, ses pétales abricot, frangés de carmin, elle était adorable
et séduisante comme la fille qui avait ensorcelé Désiré !.,. Instinc-
tivement, Firmin voulut se pencher et attirer à lui une des tiges,
pour contempler la fleur de plus près, et soudain il éprouva de
nouveau, dans la région du cœur, cet affreux malaise qu'il avait
ressenti la veille : — trois ou quatre lents et horrinles battemens,
puis la respiration lui manqua, un éblouissement fit tournoyer
devant ses yeux toutes les floraisons du jardin, et il tomba
comme une masse sur le sable de l'allée...
Sur son corps immobile, sur son visage violacé, les tiges du
rosier, toutes vibrantes de sa dernière étreinte, firent pleuvoir les
pétales de leurs corolles; et quand, à la brune, un aide-jardinier
redescendit l'allée avec ses outils, il trouva Firmin Charmois
Jnanimé et déjà froid, sous l'odorante jonchée des roses de la
Châtaigneraie.
André Theuriet.
LA SIBERIE
ET LE TRANSSIBÉRIEN^*^
LE CHEMIN DE FER
Le jour où la Russie descendit des solitudes glacées que
baigne la mer d'Okhotsk pour s'emparer, aux dépens de la Chine,
des rives du fleuve Amour, pousser sa frontière sur le Pacifique
jusqu'au 43* degré de latitude, jusqu'aux limites mêmes de la
Corée, vit s'accomplir un des faits les plus impoitans de l'histoire
de notre siècle. Consacrés en 1858 par le traité d'Aigoun et coïn-
cidant presque avec l'ouverture du Japon aux étrangers, ces évé-
nemens passèrent presque inaperçus aux yeux de l'Europe, tout
occupée alors du Levant méditerranéen. Ils préparaient pourtant
un déplacement de l'axe de la politique du monde, ils faisaient
entrer la Russie en contact direct avec l'Empire chinois, auquel
elle ne touchait jusqu'alors que par des déserts ; ils donnaient
au Tsar une base d'opérations en Extrême-Orient, en même temps
qu'ils marquaient le début de l'évolution prodigieuse qui devait
transformer le Japon. Ils contenaient donc en germe tous les
extraordinaires changemens qui se sont accomplis depuis dans
l'Asie orientale.
Pour que la politique russe portât tous ses fruits, il fallait tou-
tefois que ces nouvelles acquisitions fussent unies au centre de
l'Empire par un lien solide. La Russie venait d'expérimenter du-
rement en Crimée combien il est difficile de faire la guerre sur un
théâtre bien moins éloigné pourtant que ses nouvelles possessions
d'Extrême-Orient, en l'absence de voies de communication rapides.
(1) Voir la Revue du 15 mars.
LA SIBÉRIE ET LE TRANSSIBÉRIEN. 809
De l'Europe au Pacifique, les transports par terre duraient des mois,
et la Russie ne pouvait espérer de bien longtemps être maîtresse
de la mer. Aussi l'idée de construire un chemin de fer à travers
la Sibérie germa-t-elle d'abord dans l'esprit du principal auteur
de l'annexion des pays de l'Amour et leur premier gouverneur, le
comte Mouravief-Amoursky. Le Transsibérien est donc avant tout
un chemin de fer politique, et c'est à ce titre qu'Alexandre III en
a décidé l'exécution par le rescrit du 17 mars 1891. Ses construc-
teurs n'ont eu garde d'oublier qu'il est destiné à avoir aussi de
puissans effets économiques en ouvrant une nouvelle route, la
plus courte de toutes, entre l'Europe et l'Extrême-Orient et en
permettant l'exploitation des vastes richesses de la Sibérie, que
le manque de communications faciles condamnait à la stérilité.
Les immenses résultats politiques et économiques qu'il doit avoir
justifient l'entreprise de ce long et coûteux travail et l'attention
avec laquelle le monde entier en suit les progrès.
I
Pour juger de la révolution qu'apportera le Transsibérien dans
l'état politique et économique du nord de l'Asie, il n'est pas inu-
tile de s'être par soi-même rendu compte de la difficulté des com-
munications et des obstacles de tout genre qui s'y opposent aujour-
d'hui aux transports. Le mode de locomotion le plus rapide dont
on dispose, celui qui intéresse les voyageurs, c'est la voiture en
été, le traîneau en hiver. Il y a vingt ans, il fallait y monter à
Kazan, sur le Volga, pour franchir jusqu'à Vladivostok plus de
deux mille lieues, qu'on parcourait en deux mois dans la saison
la plus favorable aux voyages, lorsqu'une couche de neige solide
et unie remplace la boue et les ornières des routes sibériennes.
Plus tard, le progrès de la navigation et la construction il'un che-
min de fer ù travers l'Oural reportèrent le point de départ sur le
versant oriental de cette chaîne, puis bien plus à l'est, au point le
plus oriental qu'atteignent les bateaux à vapeur dans le bassin de
l'Obi, à Tomsk ; en été, le trajet en voiture se trouvait ainsi réduit
à 3 000 kilomètres, au bout desquels on gagnait l'Amour, où la na-
vigation recomnuMiçait. Depuis que le Transsibérien a dépassé
Tomsk vers l'est, dès 189(1, le point où l'on commence à se servir
de la voiture et avec lui les dépôts de lartinlass reculent sans
cesse vers l'est.
810 REVUE DES DEUX MONDES,
L'été dernier, c'était dans la petite ville deKansk, à 228 verstes
au delà del'Iénisséi, ou à la station de Kloutchi, située 400 verstes
plus loin, que l'on trouvait le plus aisément à se procurer un vé-
hicule. Il convient en effet d'acheter son tarantass, pour éviter
l'ennui du transbordement complet à chaque station, que l'on est
obligé de subir si on a recours aux véhicules, d'ailleurs moins con-
fortables, que louent les maîtres de poste. Le chef de gare de
Kloutchi, auquel on m'avait adressé, était, comme beaucoup d'agens
subalternes en Sibérie, un exilé; autrefois capitaine d'artillerie et
trésorier de son régiment, il avait eu le tort, disait-il, de cédfer à
un mouvement d'excessive générosité en prêtant à l'un de ses
camarades, malheureux au jeu, que l'état de sa propre bourse ne
lui permettait pas d'obliger, des fonds puisés dans sa caisse; un
inspecteur, arrivé le lendemain par un malheureux hasard, avait
brisé sa carrière. Cette victime d'un trop bon cœur, depuis quatorze
ans en Sibérie et devenu cnlîn chef d'une petite gare, ajoutait à
ses maigres appointemens les profits de courtier en tarantass;
pour 165 roubles — 440 francs — il me vendit le meilleur de ses
véhicules qui venait, paraît-il, de servir à je ne sais quel person-
nage de marque et dont je devais me défaire deux mois plus tard
pour 175 francs au moment de m'embarquer sur le fleuve Amour.
En écrivant Michel Strogoff, Jules Verne a popularisé le ta-
rantass en France. C'est un véhicule sans ressorts, dont la caisse
longue de deux mètres et justement comparée à uuq auge est portée
par trois minces poutrelles de bois qui en dépassent largement les
extrémités et s'appuient sur deux essieux assez bas, distans de
3 mètres à 3'", 50. En relevant une vaste capote on protège contre
la pluie l'arrière de la voiture ; en y accrochant le tablier de cuir
fixé à l'avant, on peut se calfeutrer presque hermétiquement. Le
mérite du tarantass est sa solidité à l'épreuve de tous les cahots,
et non son confortable. Il ne contient pas le moindre siège, et c'est
couché sur une litière de foin, ou mieux encore sur ses bagages,
avec interposition de couvertures, qu'il convient d'y voyager,
quitte à s'asseoir de temps en temps sur le rebord de la voiture
ou à côté du cocher pour changer de position. Les chevaux sont
fournis par les maîtres de poste, moyennant 3 kopecks, c'est-à-dire
8 centimes par versle (1) et par cheval, plus un impôt fixe de
10 kopecks par cheval, perçu à chaque relais. L'attelage normal
(1") La verste a une longueur de 1067 mètres.
LA SIBÉRIE ET LE TRANSSIBÉRIEN. 811
étant de trois chevaux et les relais de 25 verstes en moyenne,
les frais reviennent pour cette distance à deux roubles et demi
(7 fr. 67) environ, y compris le pourboire habituel de 20 à 2o ko-
pecks au cocher : c'est un prix remarquablement faible pour un
service de poste.
Les mêmes tarifs s'appliquent au traînage en hiver, mais dans
les saisons intermédiaires, du 15 mars au 15 mai et du 15 sep-
tembre au l*^"^ décembre, alors que le dégel défonce les routes ou
que le régime d'hiver n'est pas encore bien établi, le nombre des
chevaux est porté à quatre, et les frais s'augmentent ainsi d'un
quart. Lorsqu'un tarantass contient plus de deux personnes,
porte une quantité exceptionnelle de bagages ou est de dimen-
sions plus considérables que d'ordinaire, on se reporte à un
tableau affiché dans les maisons de poste pour savoir quel est le
nombre d'animaux de renfort qu'on doit ajouter : pour les plus
grandes voitures, on prévoit ainsi jusqu'à huit chevaux en été ou
en hiver et neuf en automne et au printemps. En outre, si le
maître de poste le juge utile, il peut, pour ménager ses attelages
dépasser le chiffre de chevaux réglementaires; mais, sans perce
voir de rétribution pour ceux qui sont en excédent.
Combien peut-on faire de chemin chaque jour en cet équi-
page? je m'en étais informé auprès de plusieurs Sibériens et
j'avais obtenu les réponses les plus diverses : « J'ai parcouru jus-
qu'à 400 verstes en vingt-quatre heures, » me disait un haut fonc-
tionnaire de Tomsk. — « Ne comptez pas faire plus de soixante-
quinze ou quatre-vingts verstes en moyenne, » me répondait le
chef de gare qui m'avait vendu mon véhicule, et c'est sur ce triste
pronostic que je me mis en route. Le médecin Tant-Pis exagérait
heureusement, comme exagérait dans l'autre sens le médecin
Tant-Mieux, que j'avais consulté d'abord. L'un négligeait de me
dire qu'il avait voyagé comme courrier impérial, en hiver, sur une
neige unie et dure, tous les maîtres de poste prévenus par télé-
graphe et tenant les chevaux prêts à être attelés dès son arrivée
aux relais ; l'autre était plus près de la vérité : le train qu'il
m'indi(iuait est bien celui dont marchent les personiu-s qui n'ont
pas quelque laissez-passor spécial ou quoique caractère olficiel,
et c'est ici qu'éclate l'iitilitij des papiers d<''signés sous le nom de
p()dor()ji}(\ qui évitent les longues attentes ilans les maisons de
])oste. Ils sont de deux sortes : le podorojnô de Sa .Majesté, avec
lequel voyagent les courriers impériaux et quelques rares très
812 REVUE DES DEUX MONDES.
hauts fonctionnaires, et \e podorojnc oiUciel ou du gouvernement,
qui se donne à peu près à tous les fonctionnaires et que les étran-
gers munis de recommandations et les particuliers de marque
obtiennent assez facilement. Le premier de ces documens confère
le droit à qui en est porteur de prendre des chevaux en arrivant
aux relais, avant toute autre personne, de primer le service des
postes lui-même; le second donne le pas sur les voyageurs ordi-
naires qui n'en sont pas munis. En dehors des podorojnés, il y a
deux autres catégories de papiers permettant de prendre des che-
vaux, non plus seulement aux maîtres de poste, mais à certains
paysans qui touchent une subvention de l'État pour entretenir des
attelages. Muni dun podorojné officiel et de ces deux derniers
documens, j'ai parcouru en fait une moyenne de 140 verstes et
atteint au maximum 180 verstes dans les vingt-quatre heures.
C'est un train déjà rapide, dans létat d'encombrement actuel
de la route, parcourue par quantité de voyageurs officiels s'occu-
pant des travaux du chemin de fer,, et, pour l'atteindre, il faut
marcher jour et nuit, aussi longtemps qu'on trouve des chevaux.
On se décide sans regret à faire dans l'obscurité une partie de ce
monotone trajet. La grande route forme une trouée large de qua-
rante mètres au milieu de la forêt de pins et de mélèzes. La
partie centrale aussi large qu'une route nationale de France est,
jusqu'à Irkoutsk, assez bien entretenue, souvent même empierrée ;
de part et d'autre, s'étendent des bas côtés herbus, qu'un fossé
sépare des bois. De loin en loin, la haute muraille verte de la futaie
s'interrompt pour faire place à une clairière où s'allonge un
village entouré de quelques cultures et précédé d'une borne qui
porte inscrits sur une plaque son nom, le nombre des feux et des
habitans de chaque sexe. On est vite blasé sur la beauté des
arbres et l'on n'a pour se distraire que les menus spectacles de la
route : longues files de lélègues chdiYgéQS de marchandises, convois
d'or accompagnés par des soldais, baïonnette au canon du fusil,
interminables convois d'émigrans qui mettent parfois un an pour
atteindre leur but lointain sur les bords de l'Amour ou de
rOuss^^ri. Ils forment des groupes pittoresques le soir, quand les
femmes, souvent des Petites-Russiennes, aux vêtemens pauvres,
mais arrangés avec goût, plus jolies et plus fines que les Mosco-
vites, vont puiser de l'eau ou préparent le repas, tandis que les
hommes détellent les télègues, puis se groupent autour de l'un
d'entre eux qui sait lire et ànonne la Bible. Lorsqu'un a dépassé \
•'«
LA SIBÉRIE ET LE TRANSSII5ÉIUEN, 813
leBciïkal, la route, moins fréquentée, devient de plus en plus triste,
surtout dans les mornes steppes semées de bois rabougris où
naît le Vitim, affluent de la Lena, et où le chemin n'est guère
indiqué que par de profondes ornières, serpentant à travers des
prairies marécageuses autour des poteaux du télégraphe.
Pour s'aider à vaincre l'ennui des longues journées de voiture,
en même temps que pour diminuer les frais de transport, on
voyage le plus souvent à deux, parfois même à trois si l'on est
possesseur d'un tarantass très large. Si l'on n'a point de com-
pagnon d'avance, on en trouve facilement un dans quelqu'une des
villes sibériennes. Les Russes sont lians et faciles k vivre; en
outre ils n'ont pas certains de nos préjugés : j'étais assez surpris
de voir la femme d'un fonctionnaire venir rejoindre son mari en
Transbaïkalie, en compagnie d'un officier qu'elle connaissait à
peine et qui l'accompagnait depuis Yladikavkaz à travers
6 000 kilomètres de chemin de fer et 1 500 de grande route. Les
Russes ne s'en étonnaient pas plus que ne l'eussent fait les Amé-
ricains. L'insécurité n'est pour rien dans cette habitude de voyager
à plusieurs. Sans doute on raconte bien quelques histoires de
crimes commis par des bandes de forçats évadés errant dans les
forêts : « Avez- vous vos revolvers? » nous demandait un maître
de poste le soir de ma première journée de taranlaffs, comme nous
allions partir, « trois voyageurs ont été assassinés sur ce relais il
y a quinze jours... » et de nous raconter l'événement avec force
détails émouvans. Je n'avais pas d'armes et ne m'en suis jamais
repenti ; j'ai même quelques doutes sur l'authenticité de l'histoire.
Les biens seuls des voyagisurs courent en Sibérie de réels dan-
gers et les bagages fixés sur l'arrière du tarantass doivent être
solidement liés avec du fil de fer, car on ne manquerait pas de
couper les cordes.
Les accidens sont rares; pourvu que les roues soient bonnes et
bien cerclées, — c'est la première des qualités pour un faranùiss, —
ce véhicule résiste aux plus formidables cahots. Ce n'est pas sans
inquiétude qu'on voit, à la lin des descentes, le cocher lancer ses
chevaux à fond de train, les excitant de la voix et du geste, pour
que la vitesse acquise leur permette de grinipt-r phis vile la moiit(''t'
qui succède à la pente; mais l'expérience prouve que le danger
n'est qu'apparent. Malgré ces allures folles qui durent peu, on
ne fait du reste en moyenne que 10 à 1 1 kilomètres à Iheure le
jour, et 8 à 9 la nuit, pourvu qu'on ne s'embourbe pas. J'ai eu la
814 REVUE DES DEUX MOiNDES.
malechance de traverser la Transbaïkalie pendant une période
d'inondations succédant à de grandes pluies, et la bouc sans fond
des chemins à peine marqués, les ponts enlevés, les gués impra-
ticables m'ont laissé le plus fâcheux souvenir. Plus encore que
les intempéries et les désagrémens de la route, c'est la passive ré-
signation, l'inertie des hommes, maîtres de poste, cochers, paysans,
de ses compagnons de voyage même, qui irrite un Occidental.
Pressé qu'il est toujours, instinctivement pour ainsi dire, il se
trouve en face de gens pour qui le temps n'est rien. Dressé à tenir
peu de compte des caprices d'un climat moins rude, il ne com-
prend pas ces hommes, obligés de plier devant certaines vio-
lences irrésistibles de la nature ambiante et qui arrivent à s'in-
cliner devant elle par habitude, même lorsqu'ils pourraient
résister. A force d'obstination, on finit par les décider à agir, et
lorsque, par une nuit pluvieuse, un maître de poste se voit harcelé
par un voyageur incommode, il est rare qu'il ne préfère pas son
sommeil à celui de ses cochers et ne finisse par donner des che-
vaux, comme les règlemens l'y obligent. En quatre jours, entre
Kiakhta et Tchita, on me jura gravement, à cinq reprises, que
j'exposais ma vie en tentant de passer à gué des rivières ou de les
faire traverser à mon équipage sur des bateaux ou des radeaux
qui ne devaient porter que des poids légers, et une seule fois j'eus
de sérieuses difficultés qui m'obligèrent, de concert avec mon
cocher et mon compagnon, à décharger mon tarantass resté en
panne au milieu d'un gué et à travailler plus d'une heure dans
l'eau froide, au petit jour, à dégager une roue enfoncée dans un
creux. Encore y serais-je resté plus longtemps, si deux cava-
liers Bouriates, passant là par hasard, n'avaient prêté leurs chevaux
pour nous tirer de ce mauvais pas ; mais, en général, les difficultés
que j'ai rencontrées avaient été fort exagérées. Je dois dire que le
désir d'exploiter un étranger n'était peut-être pas sans y contribuer.
C'est dans les stations de poste que la patience du voyageur est
mise à la plus rude épreuve, c'est là, plus que partout ailleurs,
qu'il se pénètre de la vérité de cet aphorisme : In Siberia time ù
no moneij, par lequel un auteur anglais commençait le récit de sa
traversée de la Sibérie. C'est toujours avec inquiétude qu'on fran-
chit la porte, précédée de deux poteaux cerclés de blanc et de noir,
de ces maisons qui deviennent de plus en plus tristes à mesure
qu'on s'avance vers lest. A vos anxieuses interrogations le maître
de poste hirsute, assis devant un registre graisseux, répond en gé-
LA SIBÉRIE ET LE TRANSSIIiÉRIEN. 815
néral qu'il n'y a pas de chevaux disponibles, qu'il faut attendre
deux ou trois heures ou jusqu'au soir, voire jusqu'au lendemain.
On entre alors dans la salle unique ou dans l'une des deux salles
réservées aux voyageurs que meublent deux ou trois tables, au-
tant de canapés en simple bois, quelques chaises et dont une ou
deux icônes, des portraits de Leurs Majestés et huit ou dix cadres
contenant des règlemens divers ornent les murs. L'un de ces
cadres porte le tarif auquel sont fournis des mets nombreux et
variés ; mais une annotation qui se dissimule au ba.. de cette liste
de comestibles prévient le public que les maîtres de poste ne. sont
tenus de fournir que du pain noir et de l'eau chaude pour faire le
thé, que chacun emporte avec soi, ainsi que le sucre. En dehors
de ces articles obligatoires, on ne trouve le plus souvent, — et non
pas toujours, — que d'excellent lait et des œufs. En Transbaïkalie
surtout, il est prudent d'avoir avec soi quelques conserves : on en
fabrique de fort bonnes à Tobolsk, que l'on peut se procurer dans
toutes les villes importantes de Sibérie.
Pour varier ses menus, on s'entr'aide entre voyageurs et les di-
vers hôtes temporaires d'une maison de poste se partagent souvent
leurs provisions : autour du grand samovar de cuivre, la causerie
s'engage vite avec ce ton d'intimité cordiale qui surprend toujours
agréablement les étrangers et que donne l'habitude d'appeler sou
interlocuteur, quels que soient son rang, son âge et son sexe, par
son prénom et son nom patronymique : «Nicolas Pétrovitch, Paul
Ivanovitch, Elisabeth Alexandrovna... » Les gens qui voyagent
dans le môme sens se retrouvent souvent et deviennent vile
presque intimes. Malgré ces instans de repos où l'on apprécie les
qualités aimables de complaisance et de bonté du caractère russe,
mieux vaut rester le moins longtemps possible dans les maisons
de poste, et il faut éviter d'y passer la nuit où aucune prodigalit»'
de poudre insecticide ne saurait assurer un sommeil tran(]uille.
Si intéressante qu'elle soit, la traversée de la Sibérie ne |)eut
donc passer encore pour un voyage de pur agrément; bien que
des femmes russes, même de classe élevée, la fassent fré([iiem-
mcnt, on ne pourrait la recommander aux personnes délicates.
Du moins dans des circonstances moyennes et avec un podurojné
ofliciel, assez aisé à obtenir, pouvait-on arriver naguère, lorsque la
route était moins encombrée, à s'embarquer sur l'Amour quinze
à dix-huit jours après avoir quitté les bateaux de l'Obi. On se
rendait ainsi en sept semaines environ de l'Oural à Vladivostok.
816 REVL'E DES DEUX MONDES.
En hiver, le trajet en traîneau depuis le Volga durait deux mois.
Mais qu'était-ce pour les marchandises ! Qu'est-ce encore aujour-
d'hui et quelle interminable odyssée que celle du thé de caravane, le
grand article du commerce de transit sibérien, qui fait vivre presque
tous les riverains de la grande route et ces marchands de Kiakhta,
la bourgade frontière de la Chine, dont la somptueuse église'aux
ornemens d'argent et dor, aux colonnes de cristal, atteste la
richesse !
Récoltées au printemps sur les coteaux de la Chine centrale,
concentrées à Han-kéou sur le Yang-Tze, où toutes les grandes^
maisons russes ont des représentans, les précieuses feuilles des-
cendent le lleuve Bleu, puis gagnent Tien-Tsin en bateau à va-
peur; elles remontent le Peïho sur des jonques jusqu'aux portes
de Pékin ou même à Khalgan, au pied de la Grande Muraille. A
l'entrée de l'hiver, en octobre ou novembre, lorsque le sol est
raffermi par la gelée, les gigantesques chameaux à deux bosses de
Mongolie, revenus des pâturages d'été, les portent à Kiakhta à
travers le désert de Gobi. Là les caisses qui contiennent de oO à
90 kilogrammes de thé sont enveloppées dans des peaux de cha-
meau portant le poil tourné en dedans pour les protéger contre
les intempéries qui les attendent en Sibérie ; tous les chevaux de
la région sont employés au traînage qui se fait sur une route
spécialement construite et entretenue à cet effet par laguilde des
marchands de Kiaklita jusqu'au lac Baïkal, que les premiers thés
arrivés passent en bateau en décembre et les autres en traîneau.
A Irkoulsk a lieu la visite de douane : 1 581 000 ponds (1) de thé
l'ont traversée en 1896 et Ion a vu jusqu'à 60 000 caisses entassées
à la fois sous les immenses hangars. Rechargées encore sur de&
traîneaux, les caisses s'acheminent lentement, au pas, vers l'ouest
et un certain nombre d'entre elles arrivent en février à la foire
d'ïrbit, au pied de lOural, la plus importante de la Sibérie, où
s'effectuent oO millions de roubles d'échanges. La plus grande
partie n'atteint guère qu'en avril les bords de l'Obi, où, le dégel
venu, des bateaux à vapeur portent les thés à Tioumen; de là le
chemin de fer de l'Oural et la navigation sur la Kama et le Volga
les amènent à Nijni-Novgorod, plus d'un an après le jour où les
feuilles ont été cueillies. Les frais de transport sont de 18 roubles
par poud de 16 kilogrammes, — près de 1 fr. 50 par livre de thé
(1) Le poud vaut 16 kilogr., 380.
LA SIBÉRIE ET LE TRANSSIBÉUIEN. 817
— dont (j roubles pour le parcours d'Irkoutsk à Nijni-Novgorod.
Sans un droit de douane différentiel des plus élevés, tous les thés
arriveraient en Russie par mer en franchissant le canal de Suez.
La lenteur et la cherté des transports par traînage sibérien est
donc excessive. Cependant l'hiver est la saison de grande activité
pour l'industrie des transports : l'été, les routes sont trop sou-
vent défoncées ; hommes et bêtes sont, en outre, occupés en grande
partie aux travaux agricoles. Les lleuves ne sont que pendant
cinq mois « des chemins qui marchent », le reste de l'année, ils de-
meurent paralysés sous leur lourde enveloppe de glace. La séche-
resse réduit même la durée de la navigation à deux ou trois mois
sur maintes rivières du bassin de l'Obi ; les rapides la rendent à
peu près impossible sur la grande artère de l'Angara et empêchent
riénisséi de communiquer avec le Baïkal. Si du moins les fleuves
sibériens débouchaient dans une mer libre de glaces aussi long-
temps qu'ils le sont eux-mêmes, ils pourraient encore servir de
voie d'exportation aux produits de leurs vallées; mais ils coulent
vers le nord pour aboutira l'océan Arctique, presque toujours en-
combré d'icebergs et de banquises. Des tentatives intéressantes ont
cependant eu lieu dès 18G2 pour essayer d'arriver des mers euro-
péennes à l'estuaire de l'Iénisséi par les détroits de la Nouvelle-
Zemble et la mer de Kara. En 1874, l'Anglais Wiggins, à bord de
la Diana, réussit une première fois à accomplir ce difficile passage ;
après de nouvelles tentatives heureuses, quelques marchandises
purent être débarquées en 1878 aux bouches de l'Obi et de
l'Iénisséi, ces dernières plus accessibles parce qu'elles sont moins
encombrées de bas-fonds. Après une longue interruption, une
compagnie se forma en Angleterre en 1887 pour entreprendre un
service régulier; elle dut liquider deux ans plus tard et eut des
successeurs qui ne furent pas plus heureux.
Ces insuccès n'ont pas découragé les Anglais et les tentatives
de navigation de l'océan Arctique ont été reprises sur une plus largo
base en 181)6 : trois vapeurs ont remonté l'Iénisséi jusqu'à Tou-
roukhansk, à 200 lieues du fond de son esluaire, et ont déchargé
leurs cargaisons dans de grandes barges, que des riMUorqueurs
ont amenées à Krasnoïarsk où le chemin de fer Transsibérien doit
franchir le lleuvc. En 1897, six navires sont parvenus à renouveler
cet exploit. La compagnie^ a aujourd'hui une agence à Krasnoïarsk,
où j'ai rencontré ses employés, les deux seuls Anglais établis à
demeure dans l'intérieur de la Sibérie. Favorisée par des réduc-
TOMB CXLVIII. — i898. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
lions de droits de douane et divers privilèges que le gouvernement
russe accorde avec raison à ces pionniers d'une voie commerciale
nouvelle, elle espère que la période des tàtonnemens est close et
qu'un mouvement d'échanges régulier va s'ouvrir. Malgré la
brièveté de la saison do navigation, qui ne comprend dans cette
partie de l'océan Glacial que les deux mois d'août et de septembre
et ne permet qu'un ou deux voyages par an, cette voie d'accès
peut acquérir une très sérieuse importance. Elle reste cependant
trop peu de temps ouverte pour pouvoir remplacer le chemin de
fer et ne permet d'ailleurs d'atteindre qu'une portion de la zone
habitable de la Sibérie. L'exécution de la voie ferrée de l'Europe
au Pacifique reste la condition nécessaire du développement des
possessions asiatiques de la Russie aussi bien que de raffermis-
sement de son influence en Extrême-Orient.
II
Si l'idée en est née dès 1850, c'est seulement sous le règne
d'Alexandre III que le projet du Transsibérien a pris corps défi-
nitivement. On comprend aisément qu'on ait reculé, vers le mi-
lieu du siècle, devant l'exécution d'un pareil chemin de fer à tra-
vers un pays sauvage et mal connu. Du moins un pas important
fut-il fait par la construction de la voie ferrée de l'Oural, dont
l'ouverture, en 1880, réunit Perm, sur la Kama, le plus grand
affluent du \'olga, à Tioumen, sur le Tobol qui se jette dans l'Ir-
tyche, le plus important des tributaires de l'Obi. Des raisons d'in-
térêt local, la nécessité de donner un débouché aux importantes
mines d'or et de fer de l'Oural avaient fortement contribué à
faire exécuter ce chemin de fer ; mais il n'en avait pas moins une
grande importance pour la Sibérie, puisqu'il permettait, en com-
binant les transports par voie ferrée et par eau, d'établir, pendant
cinq à six mois de l'année, une communication à vapeur, relative-
ment économique, allant jusqu'à Tomsk, c'est-à-dire jusqu'à
] 500 verstes à l'est de l'Oural.
Peut-être l'achèvement de ce tronçon nuisit-il d'abord à la
cause du Transsibérien. La jonction des affluens navigables de
l'Obi à ceux du Volga accomplie, beaucoup de gens se ral-
lièrent à l'idée de relier la Russie à ses possessions d'Extrême-
Orient en faisant communiquer de la même manière le bassin de
l'Obi avec celui de l'iénisséi, puis ce dernier avec le versant du
LA SIIÎÉIUE ET LE TRANSSIBÉRIEN. 819
Pacifique, c'est-ù-dire avec les rivières qui forment le fleuve
Amour. De l'Obi à l'Iénisséi il n'y aurait môme pas besoin de
chemin de fer: un canal suffirait, et dès 1882, on commença en
efi"et la construction de cette voie d'e.iu, longue de 190 verstes
seulement, qui devait relier, à travers un pays facile, la Ket, tri-
butaire de rObi à la Kass qui se jette dans l'Iénisséi. Situé à
61 degrés de latitude, traversant des forêts inhabitées et inhabi-
tables, ce canal, aujourd'hui fini, est loin de rendre les services
qu'on en attendait. A l'est de l'Iénisséi, on se trouvait aux prises
non plus seulement avec les gelées, mais avec les nombreux ra-
pides dont est encombré le cours de l'Angara, le grand émis-
saire du lac Baïkal ; toutes les tentatives faites pour remonter
cette rivière restèrent infructueuses; mais cela n'arrêtait pas les
faiseurs de projets qui comptaient arriver par quelques travaux à
en modifier le régime. Une fois le lac Baïkal atteint par la voie
de l'Angara, on utilisait encore son principal affluent, la Sclenga,
et il ne restait que 800 verstes à franchir pour atteindre Strié-
tensk, point initial de la navigation dans le bassin de l'Amour, Par
des améliorations à certaines rivières de cette région, on espérait
réduire la longueur du chemin de fer qu'il faudrait établir à
450 verstes. L'ingénieur Sidensner allait plus loin encore et pré-
tendait, grâce à des travaux hydrauliques plus étendus, construire
seulement 18 verstes de voie ferrée !
On en exécute aujourd'hui plus de G 000 et ce n'est pas sans
raison qu'on a renoncé aux utopies qu'entretenaient vers 1880 les
partisans à outrance des voies d'eau. Si l'établissement à grands
frais d'une voie de communication entre la Russie et le Pacifique
peut être une œuvre utile et féconde, au triple point de vue poli-
tique, militaire et économique, c'est seulement à la condition que
l'usage n'en soit pas subordonné aux caprices des saisons, aux
gelées de l'hiver, aux sécheresses de l'été et qu'elle ne nécessite
pas (les transbordem'ens, longs et coûteux. C'est parce qu'elle ne
remplissait pas ces conditions que la voie mixte par eau et par
chemin de fer devait être écartée, et c'est ce que comprit parfaite-
ment l'empereur Alexandre 111. Il luonira en cette circon-
stance, plus encore peut-être qu'en aucune autre, ce grand et
ferme bon sens, cette énergique persévérance, qui on lirenl un
grand souverain, l'un des Tsars qui ont peut-être le mieux servi
la Russie. Ayant su discerner l'immense importance d'une œuvre
qui p(!rnu'ltrait à sou pays de fain; sentir en I*]xtrênie-Orient tout
820 REVUE DES DEUX MONDES.
le poids de sa force, il distingua aussi les conditions dans les-
quelles elle pouvait être le plus utilement accomplie ; il jugea
qu'elle devait avant tout être exécutée rapidement et fit prendre
toutes les mesures nécessaires pour qu'il en fût ainsi ; c'est pour-
quoi, sept ans après la signature du rescrit impérial ordonnant
son exécution, les trains circulent déjà sur 2 500 verstes, près de
la moitié du Transsibérien, et que les travaux d'infrastructure
sont achevés sur plus de i 000 verstes. En d'autres pays, où
manquent l'esprit de décision et la ferme volonté d'hommes sa-
chant voir les intérêts généraux du pays, on en serait sans doute
encore à se livrer à de mesquines discussions de clocher sur le
tracé à suivre et les moyens d'exécution (1).
Trois points de départ se présentaient pour le Transsibérien :
c'étaient les trois localités par où les chemins de fer russes attei-
gnaient déjà les monts ou le fleuve Oural: Tioumen au nord, à
57° de latitude, Zlatooust au centre à 55°, Oronbourg au sud à
52°. Les projets partant de ces trois points se rejoignaient àNijni-
Oudinsk, petite ville du gouvernement d'Irkoutsk, située à égale
distance du lac Baïkal et de l'iénisséi. Tioumen avait l'avantnge
d'être déjà nettement sur le versant asiatique, dans la plaine si-
bérienne, et de ce point à Nijni-Oudinsk, la distance à parcourir
était de 2 t73 verstes; mais le chemin de fer de l'Oural, dont
Tioumen est le terminus oriental, n'est pas relié au réseau gé-
néral russe et pour établir une voie ferrée continue entre le
centre de l'Empire et le Pacifique, comme on y était décidé, il
fallait combler d'abord la lacune de 1 000 verstes qui s'étend
entre Perm et Nijni-Novgorod; c'était donc en réalité près de
3 oOO verstes à construire. Le tracé central, long de 2 743 verstes
jusqu'à Nijni-Oudinsk, pouvait d'abord profiter, pour traverser
l'Oural, des 140 verstes du prolongement déjà presque achevé (il
fut ouvert en 1891) de Zlatooust à Tchéliabinsk : son point de
départ était directement relié au réseau européen; la ligne effleu-
rait sans doute en quelques sections la steppe insuffisamment ar-
(1) Veut-on un exemple de ce que j'avance ici? — En 1891, au moment même
où Alexandre 111 décidait l'exécution du Transsibérien, les Chambres françaises
ont voté, sur la proposition de M. de Freycinet, alors président du Conseil, la
construction du chemin de fer d'Ain Sefra à Djenicn-bou-Resq, dans le Sud Oranais.
Cette ligne a une importance stratégique sérieuse; elle devait avoir 64 kilomètres
de long et en comptera en définitive 80. Elle est loin d'être finie encore ; même en
ce qui concerne l'infrastructure, les deux tiers seulement sont achevés. Le Transsi-
bérien atteindra l'Amour avant que nous ayons terminé ce misérable tronçon I
LA SIIÎÉIUE ET LE TUANSSlllÉUIEN. 821
rosée des Kirghizes, mais desservait l'important centre d'Omsk,
et parcourait généralement une région fertile et moins maréca-
geuse que le tracé nord. Le projet méridional par Orenbourg
était beaucoup plus long : 3 oOO verstes , il traversait d'abord sur
1 500 verstes les régions les plus stériles de la steppe kirghize
et se développait ensuite dans les vallées supérieures de l'Obi et
de riénisséi, fertiles sans doute et riches en minéraux, mais en-
tourées de montagnes élevées. Le tracé central était donc à la
fois celui qui exigeait le moins de constructions nouvelles, pré-
sentait le moins de difficultés d'exécution et ofl'rait les plus
grands avantages économiques. Or les considérations de cet
ordre commençaient à acquérir, vers 1890, un poids qu'elles
étaient loin d'avoir trente ou quarante ans plus tôt.
En vertu du rescrit impérial du 17 mars 1891, les lignes géné-
rales du projet furent fixées de la manière suivante : le tracé cen-
tral était définitivement adopté à l'ouest et les 7 000 verstes que
devait compter le chemin de fer divisées en six sections : i° le
chemin de fer de Sibérie occidentale, de Tcheliabinsk à l'Obi,
par Omsk : 1329 verstes; — 2" le chemin de fer do Sibérie cen-
trale, de l'Obi à Irkoutsk par Krasnoïarsk, 1732 verstes; — 3° la
section contournant le lac Baïkal, d'Irkoutsk, à l'ouest, à Mysovsk,
à l'est, 292 verstes; — l*' le chemin de fer de Transbaïkalie,
d'Irkoutsk à Strietensk, point de départ du réseau navigable de
l'Amour, 1057 verstes; — 5'' le chemin de fer de l'Amour, de
Strietensk à Khabarovsk, 2000 verstes on chifTres ronds; —
6" le chemin de fer de l'Oussouri, de Khabarovsk à Vladivostok,
700 verstes environ. Le port de Vladivostok, situé à 43^ de lati-
tude, près de la frontière de Corée, était désigné dès longtemps
comme terminus oriental de la ligne, do préférence à Niko-
laïevsk qui se trouve à l'embouoliure de l'Amour, par 54''. Ce
dernier port est encombré par les glaces pendant la moitié de
l'année, alors que Vladivostok l'est soulomout pendant deux ou
trois mois et que sa situation plus méridionale, plus rapprochée
des mers de Chine en fait une base navale beaucoup plus favo-
rable à l'action politique de la Kussio.
Le plan densomble ainsi arrêté était bien ooiii;u : !o choniiu
de fer se tenait nettement dans la zone agricole, aussi au sud qu'il
pouvait le faire sans s'égarer dans dos stoppes sans oau on dos
montagnes malaisées à franchir. Il suivait, du reste, d'assez près,
sauf dans le premier quart du trajet, — et nous venons d'expliquer
822 REVUE DES DEUX MONDES.
pourquoi, — la grande route postale reliant l'Uural à l'Amour et
à Vladivostok, desservant la plupart des centres importans de la
Sibérie. Dans toute la Sibérie centrale et occidentale, le tracé
avait pu être fixé à peu près définitivement dès l'abord, ^ràce
aux levés effectués depuis plusieurs années sur l'initiative des
gouverneurs sibériens. A l'extrémité orientale et pour les mêmes
raisons, les études sommaires de la ligne de l'Oussouri étaient
déjà faites. En revanche, on hésitait encore et on hésita longtemps
entre plusieurs tracés pour la Transbaïkalie et l'on n'avait pres-
que aucune donnée précise sur le pays parcouru le long du fleuve
Amour, où il n'y a pas, à proprement parler, de route de poste ;
elle est remplacée par le lit même du fleuve parcouru par des
bateaux lorsque l'eau y est libre et par des traîneaux quand il est
recouvert de glaces. Les ingénieurs prévoyaient de grandes diffi-
cultés dans ce pays marécageux et il semble que le Tsar et ses
conseillers aient escompté dès l'origine la possibilité de suivre
plus au sud une voie plus directe, que l'on croyait aussi moins
difficile, en coupant au court à travers la Mandchourie cliinoise
qui s'enfonce comme un large coin entre la Transbaïkalie et la
province russe du Littoral.
Depuis plusieurs années, des officiers et des ingénieurs russes
avaient commencé secrètement d'étudier la Mandchourie, lors-
qu'en 189'}, la Russie obtint de la Chine, en récompense de son
intervention combinée avec l'Allemagne et la France, à la fin de
la guerre sino-japonaise, l'autorisation d'y faire passer le che-
min de fer et d'occuper même cette province pour protéger les
travaux (1). Il en est résulté une modification notable dans le
plan d'achèvement du Transsibérien déjà commencé. La section
de l'Amour, de Strietensk à Khabarovsk, a été abandonnée et rem-
placée par la ligne transmandchourienne : celle-ci se détache de
l'ancien tracé en Transbaïkalie, à la station d'Onon, à 150 verstes
environ à l'ouest de Strietensk, et le rejoint à Nikolsk, sur la
section de l'Oussouri, à J02 verstes seulement de Vladivostok.
De l'ancien tracé de l'Amour on exécute seulement les tronçons
extrêmes d'Onon à Strietensk et de Nikolsk à Khabarovsk. Grâce
à eux. la Russie disposera dès 1900 d'une voie mixte de communi-
(1) Cette concession avait une grande importance politique, en ce sens qu'elle
rapprochait beaucoup le chemin de fer russe de Pékin, qu'elle lui permettait de
passer à SOO kilomètres seulement au nord du golfe du Petchili, et augmentait
ainsi singulièrement les moyens de pression de la Russie sur la Chine. Je revien-
drai plus loin sur ce sujet.
LA SIBÉr.IE ET LE THANSSIBÉRIEN. 823
cation à vapeur entre l'Europe et le Pacifique : chemin de fer de
l'Oural à Strietensk, navigation de Strietensk à Khabarovsk, che-
min de fer, de nouveau, de Khabarovsk à Vladivostok. En atten-
dant l'ouverture de la ligne de Mandchourie, qui ne saurait avoir
lieu, en mettant tout au mieux, avant 1903 ou 11)04, cette voie mixte
rendra des services très sérieux, au moins pendant la saison d'été.
En outre, au point de vue économique, il était important de ratta-
cher d'une part à l'Europe et de l'autre à la mer la vallée moyenne
de l'Amour, très riche en mines d'or et dont les r .'ssources fores-
tières et agricoles constituent une réserve pour l'avenir.
Un autre changement a été apporté au plan primitif: on a remis
à plus tard l'exécution de la section d'Irkoutsk à Mysovsk contoui-
nant le Baïkal, et Ton se contente de construire, en ce moment, une
courte ligne de 66 verstes, allant dirkoutsk à Lisvenitchnaïa sur
la rive occidentale du lac; de là des ferry-hoats doivent trans-
porter les trains à la côte opposée, comme on le fait en maints en-
droits de l'Amérique : ce sera une traversée de 60 verstes.
Tel qu'il est exécuté aujourd'hui, à la môme voie que toutes
les lignes russes (l'",53 au lieu de l'",44 voie normale euro-
péenne), le Transsibérien de Tcheliabinsk à Vladivostok com-
prend donc une ligne maîtresse d'environ 6 200 verstes de lon-
gueur, plus deux tronçons la reliant au haut et au bas Amour.
La longueur totale, le degré d'avancement au début de 1898 et la
date d'achèvement des diverses sections sont résumés ci-dessous :
Longueur Lonjiueur Date
totale de de
Sections. (verstes). voie posi'e. l'nchèvement.
Sibérie occidentale (fcheliabinsk-Obi). 1329 1320 1805
Sibérie centrale (Obi-Irkoutsk) .... 1732 1370 1808
Irkoulsk-Lac Haïkal 60 » 180S
Traiisbaïkalie (Haïkal-SIriotonsk) (1) . . 1057 » ISOOoulOOO
Maiidcliovuie 2000<'n'iroM » 1004?
Oussouri (Vladivostok-Khabarovsk) (2). . 717 71-7 1807
Sur les 6200 verstes de la ligne principale, 2801 i^do Tchelia-
binsk à Touloune d'une part, et de Vladivostok à Nikolsk de
l'autre) sont complètement aclievées aujourd'hui. Les travaux
d'infrastructure sont terminés sur toute la ligue de Silx'rie cen-
trale, dont l'ouverture totale à l'exploilalion est iiuniintMilc, et
(1) Cette seclion .uuipu'ail une pjirlie ilc la li^riie prinèipiilo ^Mysovsk mit Ic
IJaikal à Onon), 000 verstes, et i'cmbranciiemcnl Onou-SIrietonsk. l.i' verstes.
(2) Ici aussi il faut (lisliu^Mier deux parties : lif,'ue prineipale de Vladivostok à
Nikolsk (102 verstes) et eiubi-uiiclieuieiit Nikolsk-Klialiarovsk (('.i.'i vorsles\
824 REVUE DES DEUX MONDES.
sur les neuf dixièmes de celle de Transbaïkalie. D'assez nom-
breux ponts restent à construire : celui de llénisséi.qui devra être
terminé cette année, constitue encore une lacune au milieu de la
section Obi-Irkoutsk : on en est quitte pour passer le fleuve en
bac et reprendre le train de l'autre côté. Les Russes sont assurés
en tout cas de pouvoir disposer de la voie mixte, ferrée et fluviale,
au plus tard en 1900. En Mandchourie, où tout est à faire, il n'est
que naturel de prévoir un plus long délai.
III
Les méthodes de construction du Transsibérien ont été tantôt
comblées d'éloges et tantôt sévèrement critiquées. Les uns ont
traité de tour de force ce record du monde en matière de chemin
de fer; d'autres ont déclaré qu'une fois terminé, il serait tout en-
tier à refaire. Au total les admirateurs se trouvent plus nombreux
que les détracteurs et ce paraît être justice. Il convient toutefois
de faire un juste départ, et, si l'on doit louer sans réserve le plan
général de construction, on est en droit de critiquer certains
détails d'exécution et les gaspillages financiers auxquels ils ont
donné lieu. Alexandre III et ses conseillers, les membres du Comité
du chemin de fer de Sibérie, M. de Witte, ministre des finances,
M. le prince Ililkof, ministre des voies et communications en tête,
avaient posé les règles générales d'une organisation excellente, et
ont su tenir la main à ce qu'elles fussent suivies ; mais une grande
latitude devait naturellement être laissée aux agens d'exécution
pour les questions secondaires, et il semble qu'ils en aient parfois
abusé, qu'ils n'aient pas toujours fait preuve d'une absolue con-
science ni d'une compétence égale à la hauteur de leur tâche.
La principale difficulté à vaincre dans le Transsibérien, — et
elle frappait beaucoup au premier abord, — c'était sa longueur.
Tandis que les Américains n'avaient que 3000 kilomètres à fran-
chir pour pousser leurs chemins de fer du Mississipi au Paci-
fique, les Russes en ont plus de 6 000, trente ans plus tard, pour
atteindre le même Océan en partant de l'Oural. Mais, d'autre
part, les difficultés du terrain sont bien moindres : au lieu de
s'élever à 2 000 mètres comme au passage des Montagnes Ro-
cheuses, on n'atteint qu'une cote maximum de 1 100 mètres, en
Transbaïkalie, dans les monts Yablonovoï ou « des Pommiers. »
Ce sont leurs croupes arrondies qui leur ont valu ce nom, et
LA SIBÉRIE ET LE TRANSSIBÉIUEN. 82o
Ton y monte par des pentes douces qui n'ont rien de comparable
à l'escalade vertigineuse de la Sierra Nevada de Californie. En
outre, si le pays n'est guère plus peuplé que le Fa?'- West améri-
cain entre 1860 et 1870, il ne s'y trouve pas de régions désertes
et dénuées d'eau, comparables aux plateaux désolés des Etats
d'Utah et de Nevada. Laissant de côté, pour le moment, la section
incomplètement étudiée de Mandcliourie, on peut dire que le
Transsibérien était, dans l'ensemble, une ligne d'exécution facile :
d'immenses plaines se prêtant à des alignemens droits presque
indéfinis à Touest, de molles ondulations entre l'Obi et l'iénisséi,
puis une série de chaînes de collines qu'il faut couper à angle droit
et où la ligne atteint une altitude maxima de 610 mètres entre
l'iénisséi et Irkoutsk ; de l'autre côté du lac Baïkal, la montée pro-
gressive de 400 à 1 100 mètres en suivant les larges vallées à pente
douce de la Selenga et de ses affluens, ce sont là de faibles obs-
tacles pour l'ingénieur moderne. Une descente un peu plus
brusque sur le versant de l'Amour et une section de 360 verstes
dans les vallées de l'Ingoda et de la Ghilka, tantôt en corniche sur
des éperons de montagne abrupts, tantôt à travers de petits élar-
gissemens marécageux formaient les seules parties difficiles de la
ligne. Elles ne Tétaient pas extrêmement, puisque le Transsibérien
ne comporte en définitive, de l'Oural à l'Amour, ni un seul tunnel,
ni pente supérieure à 17 millimètres et demi par mètre, ni courbe
d'un rayon inférieur à 250 mètres, alors que dans les lignes des
Alpes et en France même, dans le massif central et les Gévennes,
on est obligé d'atteindre 33 millimètres par mètre et de des-
cendre pour les courbes à 150 mètres de ravon.
Les seuls travaux d'art notables sont les ponts, très nombreux,
puisque tous les cours d'eau importans de Sibérie, tant qu'on n'est
pas arrivé dans le bassin de l'Amour, coulent du sud au nord
perpendiculairement à la direction de la ligne. Les quatre princi-
paux se trouvent sur l'hiycho et l'Obi (850 mètres de longueur),
sur l'iénisséi et la Selenga (1 000 mètres). Ces travaux nécessitent
de très fortes pilcîs de pierre, renfonu-es v(>rs l'amont pour résister
au choc des glaces; ils sont donc assez coûteux; mais les tabliers
et les diverses pièces mélalliques sont des arlicles d'exécution
courante, dans l'industrie niodertie. Les ponts secondaires, dont
plusieurs ont encore 200 et .'{00 mètres, sont nombreux, mais ce
qui est plus difficile que le passage môme des cours d'eau, c'est
l'accès de leurs rives, souvent marécageuses et sujettes aux inon-
826 REVUE DES DEUX MONDES.
dations. Partout, aussi bien dans les plaines de l'ouest que dans
les vallées, grandes ou petites, du centre et de l'est, c'est le manque
de solidité des terrains, la fréquence des marais, qui a opposé le
plus d'obstacle aux travaux du cliemin de fer.
Le Transsibérien n'avait pas seulement des rivières à franchir,
il fallait aussi lui faire contourner ou traverser le plus vaste lac
d'eau douce de l'Asie, le Baïkal. La décision qu'on a prise de trans-
porter les trains sur le lac en bateau à vapeur est d'une grande har-
diesse. Sans doute, les divers moyens de transport se prêtent sou-
vent de nos jours une assistance réciproque : le transport de trains
entiers lourdement chargés d'une rive à l'autre d'un grand cours
d'eau sur des bateaux spéciaux portant des rails, dit fernj-boats,
est une chose usuelle en Amérique et au Danemark; on peut voir
aussi quelques chemins de fer pour bateaux, on a même proposé,
de construire une voie de ce genre aux lieu et place du canal de
Panama. Mais, jusqu'à ces dernières années, les traversées des
bacs pour chemins de fer effectuées sur le Mississipi, sur la ri-
vière Saint-Clair qui joint les lacs Huron et Erié,même sur la baie
de San Francisco ou sur les détroits danois, n'avaient jamais dé-
passé un petit nombre de kilomètres. Tout récemment on a lancé
en Amérique les bateaux porte-trains sur de bien plus grands
trajets : « la compagnie Toledo, Ann-Harbour and Northern Michi-
gan Railroad fait fonctionner un service de bateaux porte-trains
sur une distance de dOO kilomètres à travers le lac Michigan; la
glace ne les arrête que quand elle atteint l'épaisseur tout à fait
anormale de O'",o0. Une autre compagnie a mis à flot pour la tra-
versée du même lac le Phre-Mar quelle, le plus grand ferry-boat
du monde, qui a 106 mètres de longueur, 16'", 80 de largeur et
possède quatre voies qui lui permettent de porter .SO wagons à
marchandises ou 16 voitures à voyageurs du plus grand type (1). »
Ces exemples sont encourageans pour le projet russe et de na-
ture à écarter les objections qui se présentent naturellement à
l'esprit et qui m'avaient d'abord rendu sceptique au sujet de la
possibilité de faire traverser ainsi le Baïkal à un train. La dis-
tance à parcourir du bord occidental au bord oriental du lac,
de Listvenitchnaïa, c'est-à-dire (( les Mélèzes », à Mysovsk est de
60 verstes, soit moindre qu'au Michigan; malgré les froids terribles,
(1) Ces renseignemens. relatifs aux ferry hoats américains, sont extraits d'un
article de M. Daniel Bellet : les Grands bacs modernes, dans ÏÊconomisIe /'raniais
(19 février 1898).
LA SIBÉRIE ET LK TRANSSIBÉItlEN. 827
atteignant près do 50 degrés, le Baïkal ne gèle que fort tard, en
janvier seulement : il a plus de 1 '{00 mètres de profondeur, 1b
fond descendant à 900 mètres au-dessou- du niveau de la mer, et
contient ainsi une énorme masse d'eau lente à se refroidir comme
à s'échauffer, car sa température ne dépasse pas S*' en été. Pen-
dant huit mois au moins, on naviguera dans l'eau libre, et l'on es-
père que le passage des bateaux, deux fois par vingt-quatre
heures dans le même chenal, réduira l'épaisseur que la glace pourra
y atteindre; les ferry-hoats dont on compte se servir, et dont les
pièces sont commandées en Amérique pour être montées sur place,
auront à peu près les dimensions du Pèrc-Marquette : 100 mètres
de long sur 17 de large, 4000 tonnes de déplacement; leur coque
sera particulièrement résistante, leur avant et leurs flancs ren-
forcés pour briser la glace; la vitesse devra être de 13 nœuds et
demi, soit 25 kilomètres à l'heure, dans l'eau, et de 4 nœuds (7 kilo-
mètres) dans la glace ; la durée de la traversée serait donc d'en-
viron neuf heures en hiver et deux heures et demie en été. Ce
qui paraît devoir être le plus difficile pour ces grands bateaux,
c'est le démarrage pour la navigation dans la glace : comme en
bien d'autres matières, « il n'y a que le premier pas qui coûte. »
Pour un aussi long parcours d'autres difficultés se présentent
encore : les tempêtes sont violentes sur ces vastes nappes
d'eau; sur les grands lacs américains on y pourvoit en munissant
les ferry -boats de deux grands réservoirs mobiles pleins d'eau,
qui forment contrepoids et empêchent le roulis. On fera sans
doute de même en Sibérie; mais ce qui gêne la navigation du Baï-
kal plus encore que les tempêtes, ce sont les brumes, très fré-
quentes dans l'arrière-saison depuis le mois d'août jusqu'au mo-
ment où le lac est gelé. Les bateaux qui font actuellomont le
service quotidien entre les deux rives, en sont parfois empêchés
de partir, et ce serait un sérieux inconvénient si des trains devaient
rester en panne à cause du brouillard. Cependant, à tout prendre,
la traversée du lac en bateau porte-train paraît aujourd hui une
solution pratique, au moins provisoirement. Kllc a le grand avan-
tage de réduire à 21 millions de francs des frais qui se seraient
élevés à 61 millions, si l'on avait dû contoui'ner le lac. On avait
proposé aussi de remplacer en hiver la navigation par l'établis-
sement d'une voie ferrée provisoire sur la glace, comme on l'a fait
pendant plusieurs années au Canada sur le Saint-Laurent en face
de Montréal; mais ce procédé ingénieux n'est pas applicable ici :
828 REVUE DES DEUX MONDES.
les phénomènes de compression, de soulèvement, les dislocations
et les crevasses qui se produisent sur une pareille étendue de
glace rendraient l'expérience des plus périlleuses.
S'il n'y a point eu grand mérite à vaincre les obstacles presque
partout assez faibles que la nature opposait au Transsibérien, il y
en a eu beaucoup à utiliser aussi bien qu'on Ta fait les res-
sources qu'offrait, pour l'exécution rapide des travaux, le vaste
réseau flu\ial de la Sibérie. Les rails des usines de l'Oural ont été
transportés durant la belle saison par le Tobol, l'Irtyche et l'Obi
aux points où le chemin de fer coupe ces deux derniers cours d'eau,
et l'on a pu avoir ainsi trois points de départ à la fois : en môme
temps qu'on s'avançait vers l'est de Tcheliabinsk, on rayonnait
dans les deux sens de Krivochlchekovo sur l'Obi et d'Omsk sur
l'Irtyche; c'est grAce à ces cinq fronts d'avancement simultanés
que les premières sections ont été si vite achevées.
On ne peut faire de même en Sibérie centrale, où les affluens
de riénisséi sont trop peu navigables; mais à l'extrémité orien-
tale, le chemin de fer de l'Oussouri a été construit ainsi en
partant de Vladivostok et un peu plus tard aussi de l'Amour.
Enfin des rails qui avaient fait le tour de toute l'Asie par mer,
ont remonté ce tleuve sur plus de 3 000 verstes, ont été débar-
qués à Strietensk et avaient déjà été posés en août 1897 sur
plus de 100 verstes. Les travaux étaient en bonne voie lorsque
les immenses inondations qui ont dévasté cette région l'année
dernière sont venues en détruire une grande partie : le ballast
n'étant pas posé, on a vu, m'a-t-on raconté, cinq kilomètres de
rails descendre au fil de l'eau, portés par les traverses. Lorsque je
parcourus ce pays, les eaux avaient commencé de se retirer, mais
les remblais étaient partout enlevés; il n'en restait quelquefois
plus trace, des locomotives et des wagons gisaient renversés dans
la boue. On se remettait déjà courageusement à l'œuvre et l'on
profitait des hautes eaux pour porter des rails le plus loin qu'on
pouvait au-dessus de Strietensk. L'extrême longueur du trajet
qu'on leur impose depuis l'Europe et les difficultés de la navi-
gation de l'Amour expliquent que les travaux avancent plus len-
tement de ce côté qu'en Sibérie occidentale et centrale.
Une des questions qui avaient le plus préoccupé les promo-
teurs du Transsibérien, celle de la main-d'œuvre, a été aussi
heureusement résolue. Lorsque les travaux de terrassement, au-
jourd'hui presque terminés, battaient leur plein, ils ont exigé
LA SIBÉRIE ET LE TRANSSIBÉRIEN . 829
remploi (le plus de 150 000 travailleurs à la fois; quoique la plus
grande partie de la population sibérienne soit concentrée le long
de la route de poste qui suit de près le chemin de fer, cette po-
pulation est trop faible pour suffire au recrutement de tant d'ou-
vriers. La main-d'œuvre pénale a été employée avec quelque
succès aux environs d'Irkoutsk, avec de médiocres résultats ail-
leurs : elle n'est pas non plus très nombreuse. Enfin le Transsibé-
rien n'est pas, comme le Transcaspien, exécuté par les autorités
militaires; le faible effectif des troupes stationnées en Sibérie, sur-
tout à l'ouest du Baïkal, ne permettait pas de leur en confier la con-
struction. En tout autre pays que l'Empire russe, le problème de
la main-d'œuvre aurait donc été fort difficile à résoudre. Il a été
résolu aisément, grâce aux habitudes assez nomades des paysans
de Russie d'Europe qui forment le plus grand nombre des ou-
vriers : ils laissent leur famille au village et viennent faire des
terrassemens en Sibérie, comme ils vont s'employer aux usines
de Moscou ou de Riazan, sans cesser de faire partie de leur com-
mune, de leur mir. Leurs femmes et leurs enfans restent quelque-
fois plusieurs années sans les revoir, quoiqu'ils s'efforcent en gé-
néral de retourner passer quelques semaines chez eux au moment
de la moisson, s'ils ne sont pas trop éloignés. Ceux qui travail-
lent en Sibérie reviennent plutôt durant l'hiver, pendant que la
construction du chemin de fer est interrompue par le froid.
La morte-saison dure en effet près de six mois pour les tra-
vaux du Transsibérien, d'octobre en avril : non seulement le sol
se recouvre de neige, mais il gèle encore à une grande profon-
deur et il devient impossible de remuer les terres. Sur la plus
grande partie de la ligne de Transbaïkalie, on se trouve même en
face du sous-sol éternellement glacé, le dégel n'atteignant en été
qu'une couche superlieielle de 2 à 4 mètres d'épaisseur : pour
faire les déblais il faut alors tailler dans un roc que l'exposition
au soleil transforme bientôt en boue; c'est pour réiluire la lon-
gueur de ces difliciles passages, en môme temps que pour tra-
verser une région d'un plus grand avenir, qu'on a dévié la ligne
vers le sud entre Verklinié-Oudinsk et Tcliita en l'écartant de la
route de poste.
Cett<; brièveb' de la saison de travail, riHluilc à la moitié de
l'année, reml plus méritoire encore la rapidité avec laquelle a été
construit le chemin do fer : de TchéliabinskàNiJni-Ouilinsk, on a
construit 2'jOO verstes en (•in(i campagnes, de 1SÎJ'{, — l'ordre de
830 REVU'' DES DEUX MONDES.
commencer les travaux fut donné le 10 décembre 1892, — à 1897 ;
la ligne devant atteindre l'Amour au plus tard à l'automne de
1900, c'est 4184 verstes qui auront été ouvertes en huit ans.
soit 523 verstes ou o57 kilomètres par an. En dépit des facilités
offertes au début par le réseau fluvial pour l'établissement de
plusieurs dépôts de matériel , le résultat est remarquable. En
Transbaïkalie, seule section où les terrassemens ne soient pas
encore tout à fait terminés, on a remué depuis deux ans et demi
vingt millions de mètres cubes de terre, et c'est la partie la plus
difficile du trajet, la seule où il ait fallu fréquemment employer
la mine. Ces ,' vaux d'infrastructure n'ont pas été exécutés en
régie directe, m*ais confiés à do nombreux entrepreneurs, le plus
souvent à de petits tâcherons locaux : ils n'exigeaient pas en gé-
néral, surtout à l'ouest, d'autres outils que les charrettes, les
brouettes, les pelles, les pioches d'usage courant dans le pays,
faciles à fabriquer avec le bois qu'on trouve partout en abon-
dance. Une fois la plate-forme établie, la pose des rails s'effectue
avec la plus grande rapidité : au front d'avancement se trouve
un train fixe servant de logement aux ingénieurs et aux chefs
d'équipe, contenant un restaurant, une boulangerie, une forge, etc.
Les trains de matériel portant aussi les provisions viennent chaque
jour se décharger derrière lui : les rails, les clous, les traverses,
s'il y a lieu, sont déposés sur le côté de la voie, transportés en
chariots à l'avant et mis en place. Pendant ce temps la locomo-
tive du train d'approvisionnement pousse le train fixe en avant
sur la voie fraîchement posée. On place, en moyenne, 3 verstes
de rails par jour et Ton a quelquefois dépassé 6 verstes. C'est un
très beau résultat, quoiqu'il n'arrive pas au maximum atteint par
les Américains ou plutôt par les Chinois à leur service, qui posè-
rent et fixèrent en un jour 17 kilomètres de rails au moment de
l'achèvement du premier chemin de fer transcontinental. Dans
l'ensemble, toutefois, les travaux de cette dernière ligne ont duré
près de sept ans (1862-1864) pour une distance d'environ 3 000 ki-
lomètres. Si les difficultés du terrain étaient plus grandes, les
interruptions forcées de travail ont été bien moins longues, et
c'est aux Russes que revient l'avantage de la rapidité. Il est vrai
que bien des progrès ont été faits depuis trente ans.
Bon choix du tracé général, excellente organisation d'ensemble
et rapidité des travaux, voilà des éloges qu'on ne peut refuser au
Transsibérien. Les critiques qu'on lui a faites portent sur trois
LA SIBÉRIE ET LE TRANSSIBÉRIEN. 831
points: détails du tracé; exécution proprement dite des travaux;
gestion financière. Les premières sont souvent justifiées : les ingé-
nieurs russes, peu habitués aux montagnes, paraissent en avoir
eu peur et ont en maints endroits traîné la ligne dans des maré-
cages, alors que des hauteurs toutes voisines permettaient de l'éta-
blir dans d'excellentes conditions à flanc de coteau : si les eaux
ont emporté la voie en tant de points de la Transbaïkalie, c'est à
cette erreur qu'il faut l'attribuer. En d'autres endroits on semble
avoir construit des remblais considérables, sans s'être rendu
compte du terrain qui les portait. A la descente dans la vallée de
riénisséi l'un d'eux, à la fois en courbe et en fcHe pente, a déjà
absorbé trois fois plus de terre qu'on ne l'avait ^ évu; il glisse
encore, et les trains n'y peuvent marcher qu'avec une lenteur ex-
trême. En résumé, la principale difficulté à vaincre, la nature
marécageuse du sol, n'a pas été très heureusement surmontée.
L'exécution proprement dite des travaux paraît au contraire
satisfaisante en général, et ne mérite pas les mêmes critiques. En
Transbaïkalie, j'ai pu voir par mes propres yeux comment ils
s'étaient comportés pendant les plus grandes inondations et les
pluies les plus torrentielles qu'on y ait vues depuis quarante ans.
Ils ont bien supporté ces épreuves, et les remblais ont parfaite-
ment résisté au choc des eaux, à l'exception de ceux qui, placés
trop bas, ont été recouverts. Les traverses ne sont pas injectées,
ce qui les rendra plus sens'bles aux intempéries; mais le bois
n'est pas cher en Sibérie et on l'a presque partout sous la main;
il sera donc aisé de les remplacer. Le ballast aussi est souvent
insuffisant, surtout dans les plaines de l'ouest, mais guère plus
qu'en Amérique. Il est donc probable qu'on devra quelque jour
dévier la voie en un certain nombre de points pour Técarter de
marécages qu'on a eu le tort de lui faire traverser, mais il n'y
a nullement à envisager la réfection prochaine d'une portion no-
table de la ligne. Du reste, ses promoteurs ont jugé avec beaucouf)
de clairvoyance que l'important était de passer le plus tôt possible
de l'Europe au l'acilique, quitte à perfectionner plus tard tels ou
tels points défectueux.
Les frais de construction du Transsibérien avaient été évalués
d'abord à 350 millions de roubles ou 9.'{.'} millions de fraïu^s. Mais
la section de Strietensk ;\ Khabarovsk, qui devait coûter 1 IS mil-
lions de roubles, a été depuis abandomice, et l'on compte réaliser
une économie de 14 à iîi millions de roubles en traversant le
832 REVUE DES DEUX MONDES.
Baïkal en bateau. Il reste donc, en laissant toujours de côté la
ligne de Mandchourie, qui doit remplacer celle de l'Amour, 217
millions de roubles ou o79 millions de francs qui se répartissent
ainsi: 125 millions de francs, soit 95 000 francs par verste, de
Tcheliabinsk à l'Obi; 195 millions, soit 109 000 francs par verste
de l'Obi à Irkoutsk; 21 millions pour la petite section d'Irkoutsk
au Baïkal et la traversée du lac ; 142 millions, soit 133 000 francs
par verste du Baïkal à Strietensk , enlin 96 millions , soit
133 000 francs par verste, pour la ligne de l'Oussouri. Ces chiffres
sont évidemment très inférieurs à ceux que l'on voit pour les che-
mins de fer de l'Europe occidentale ; ils ne sont pas, cependant, par-
ticulièrement bas, étant donnés l'absence de toute difficulté natu-
relle en Sibérie occidentale et dans une grande partie de la Sibérie
centrale, le bon marché de la main-d'œuvre, et la réduction à
presque rien des frais d'expropriation. Dans des conditions ana-
logues, les chemins de fer de l'Ouest Américain ont été générale-
ment construits à meilleur marché. Mais ces chiffres, que nous ve-
nons de citer, ne sont que des prévisions faites en 1891 ;bien qu'on
ne possède encore que des renseignemens très sommaires sur
les frais exacts de construction des sections déjà achevées ou près
de l'être, il est certain qu'ils ont été notablement dépassés. Si
l'excès de dépenses est faible, semble l-il, en Sibérie occidentale,
il devra atteindre au moins 20 millions de roubles ou plus de
50 millions de francs pour la section Obi-Irkoutsk et autant
pour celle de Transbaïkalie, portant le prix de la verste à plus de
140000 et de 180 000 francs, ce qui apparaît comme fort élevé.
Il convient de n'écouter qu'avec méfiance tout ce qu'on dit
en Sibérie sur le chemin de fer. Il court les histoires les plus ex-
traordinaires. ?s'ai-je pas entendu répéter à plusieurs reprises, et
par des gens sérieux se disant bien informés, que la plus grande
ville de Sibérie, Tomsk, avait été laissée à 80 kilomètres au nord
du chemin de fer et avait dû se contenter d'un embranchement
fort mal construit parce que ses habitans ne s'étaient pas montrés
assez généreux à l'égard des fonctionnaires chargés des études 1
Il va sans dire que je n'ajoute pas foi à ce conte; mais il montre
en quelle médiocre estime on tient en Sibérie les tchinôvniks et
tout ce qui s'y rattache. Il faut avouer que la partie asiatique de
l'Empire est un peu restée le refuge de la corruption adminis-
trative dont Alexandre II et Alexandre III surtout ont en grande
partie purgé la Russie d'Europe, et, sans estimer autrement
LA SIDÉKIE ET LE TRANSSIlîÉRFEN . 833
qu'à leur juste valeur les récits qu'on y entend, il demeure
certain qu'il s'y est fait un assez grand gaspillage, partie par
manque de délicatesse, partie par inexpérience et négligence :
les amas de rails rouilles et tordus, que l'on peut voir en plu-
sieurs points des rives de l'Amour et qui ont été abandonnés
là aux intempéries, par des bateaux que les glaces ont surpris
durant une montée trop tardive, les traverses préparées trop tôt
et commençant à pourrir avant d'être mises en place, que l'on
aperçoit entre l'Iénisséi et le Baïkal, sont un témoignage d'in-
curie. D'autre part, en faisant des commandes de rails à de mi-
nuscules forges de la Sibérie centrale, dont l'outillage est aussi
insuffisant que le personnel est incompétent et qui ne peuvent
que livrer en retard un matériel de mauvaise qualité, on ne pa-
raît pas s'être inspiré seulement du désir de stimuler des indus-
tries naissantes, mais aussi d'autres pensées moins hautes et plus
pratiques. Enfin, les sommes destinées aux travaux n'y ont
peut-être pas été toujours directement employées. Dans un ordre
d'idées plus général, l'emploi de rails et de matériel provenant
des usines russes, surtout de celles de l'Oural, et revenant à très
peu près deux fois plus cher que s'ils avaient été achetés en An-
gleterre, augmente le prix du Transsibérien; mais ceci est con-
forme aux idées protectionnistes qui prévalent partout aujourd'hui
et à la politique de « colbertisme, » d'encouragement et de sub-
ventions à toutes les industries nationales, qui est particulière-
ment en faveur auprès du gouvernement russe.
La gestion financière du Transsibérien prête donc assez large-
ment le llaiicàla critique, et, si l'administration en eût chnrgé une
société étrangère, — il s'en est présenté qui ont proposé d'exécuter
les travaux à forfait dans les délais indiqués par le gouvernement
russe, — le chemin de fer, aussi bien construit, aurait probablement
coûté moins cher. Tel qu'il est fait, il n'en reste pas moins une
grande œuvre qui fait honneur à un grand pays, et toute autre
nation, sauf peut-être l'Angleterre et l'Amérique, aurait sans
doute moins heureusement résolu le problème qui se posait de-
vant les Russes. La coûteuse lenteur avec laquelle nous avons
constrnit nos chemins de fer coloniaux ne nous doniio pas le
droit d'être sévères pour les fautes bien moins graves qui ont été
commises dans l'exécution du Transsibc'rien.
TOME CXLVIII. — 1898. 53
834 REVUE DES DEUX MONDES.
IV
Pour que la locomotive puisse se rendre directement de la
Russie d'Europe au Pacifique, il faudra attendre Tach^vement de
la ligne de Mandchourie. Il suivra de plusieurs années l'ouver-
ture des autres sections : au moment où tout le gros œuvre est
terminé sur celles-ci, les études définitives ne le sont pas encore sur
le chemin de fer mandchourien, qui rencontre des obstacles plus
sérieux qu'aucune voie ferrée sibérienne. Il s'agit ici d'obstacles
naturels : de difficultés politiques, il n'y en a guère et, bien qu'elle
soit située dans une province chinoise, bien qu'elle soit concédée
à une société anonyme, la nouvelle ligne n'en est pas moins com-
plètement entre les mains de l'Etal russe. La preuve s'en trouve
dans les statuts de la « Société du chemin de fer chinois de l'Est »
constituée par la Banque russo-chinoise, à la suite de la conven-
tion du 27 août/8 septembre 1896 entre la Russie et la Chine.
D'après ces statuts approuvés par le gouvernement russe le 4/1 6 dé-
cembre 1896 et publiés dans le Messager officiel de rEjnpire :
« les détenteurs d'actions ne pourront être que Russes ou Chinois.
La durée de la concession est de quatre-vingts ans à dater du jour
où la ligue sera ouverte dans toute son étendue... Los obligations
seront émises au moment du besoin; le consentement du mi-
nistre des finances de Russie sera nécessaire pour chaque émis-
sion. Le gouvernement russe garantit le payement d'intérêts et
l'amortissement des obligations... A la tète de la Société se trou-
vera une comité de direction qui siégera à Pékin et à Saint-
Pétersbourg. Il comprendra un président et neuf membres dont
un vice-président. Le président sera choisi par le gouvernement
chinois; les autres membres seront choisis par l'assemblée géné-
rale des actionnaires. Le président a pour mission de surveiller
comment la société tient ses engagemens vis-à-vis de la Chine...
Le vice-président surveille la marche des affaires de la Société...
Le gouvernement russe a le droit de surveiller la marche des
afîaires, tant pendant la période de construction que pendant
celle d'exploitation. Le ministre des finances de Russie doit rati-
fier les nominations du vice-président, de l'ingénieur en chef, du
surveillant de l'exploitation, des chefs de service indépendans,
des ingénieurs; le tracé de la ligne et les conditions techniques
de la construction doivent recevoir son assentiment. »
LA SmÉRIE ET LE TRANSSIBÉRIEN. 835
Ces statuts se passent de commentaires. Si l'on ajoute que la
majorité des actions sont aux mains du 'gouvernement russe, on
voit qu'en dépit d'un président chinois de parade, la ligne de
Mundchourie est entièrement entre les mains du ministre des
finances russe. M. de Witte en a d'ailleurs été le principal pro-
moteur et en a préparé les statuts, qui ne stipulent pas moins
rigoureusement les obligations de la Société relativement à
l'exploitation qu'en ce qui concerne la construction : capacité
de transport égale à celle des voies sibériennes, transit des trains
sibérieQs sans retard et avec la même vitesse que sur le territoire
russe, tarifs fixés après entente avec le gouvernement russe, ser-
vice postal transporté en franchise ; exemption de tous droits de
douanes, etc. La seule réserve faite au profit de la Chirie est un droit
de rachat : « Après un délai de trente-six ans à dater du jour où
la ligne sera achevée et complètement exploitée, le gouvernement
chinois aura le droit de racheter cette ligne en se substituant
complètement à la Société dans tous les capitaux déboursés et
dans toutes les dettes faites pour les besoins de la ligne, y com-
pris les intérêts composés... » Si la Chine n'use pas de cette
faculté de rachat, et il n'y a guère de risque qu'elle le fasse dans
sa situation politique et financière, elle entrera gratuitement en
possession de la ligne et de ses dépendances quatre-vingts ans
après l'ouverture à l'exploitation. Gela est très loin.
« Les travaux, disent les statuts, devront commencer au plus
lard le 16/28 août 1897 et la ligne devra être terminée six ans
après que le comité de direction aura été complètement constitué
et que les terrains nécessaires auront été livrés à la Société. » Le
chemin de fer devrait donc être achevé en 1903; bien que les tra-
vaux aient été inaugurés en août 1897, ce délai de construction
paraît un peu court en présence des difficultés exceptionnelles
que rencontrent les travaux.
D'après un avant-projet arrêté au début de 1897, la ligue de
Mandchourie, d'Onon où elle se détache do l'ancien tracé, à
Nikolsk, où elle le rejoint, compterai! 1 92(1 kilomètres dont
1 42o sur le territoire de rEnij)ire du Milieu, formant le chemin
de fer de l'Est chinois, et 495 en territoire russe. La distance
totale par voie ferrée de Tcheliabinsk à Vladivostok serait donc,
en suivant cette voie, de (5107 vcrstes au lieu de 0901 par l'an-
cien tracé. Mais cet avanl-projct établi sur des levés géogra-
phiques se trouvera plus ou moins modifié, et sans doute allongé.
83G REVUE DES DEUX MONDES.
par les études topographiques détaillées commencées depuis un
an. Tel qu'il est, il rend déjà compte des principaux obstacles à
vaincre. La Mandchourie chinoise se compose des deux bassins
du Soungari, le grand affluent de l'Amour qui joint ce fleuve entre
Blagoviechtchensk et Khabarovsk, et du Liao-ho qui se jette au
port ouvert de Newchwang dans le golfe du Petchili; entre ces
deux bassins se trouve une zone de steppes sans eau, large de
200 kilomètres, prolongement oriental du grand désert de Gobi,
mais aucune hauteur importante. Au contraire, à l'est, au nord
et au nord-ouest de la Mandchourie, se dressent d'épais massifs
montagneux qui séparent les vallées de l'Amour et de ses tribu-
taires, l'Argoun et rOussouri,de la grande plaine intérieure, basse
et marécageuse, qu'arrosent le Soungari et les rivières secon-
daires qui s'y réunissent.
La nouvelle ligne de chemin de fer doit donc traverser d'abord
pendant 600 verstes, en parlant dOnon, les hautes chaînes con-
fuses qui couvrent tout le sud de la Transbaïkalie, s élever ainsi
à plusieurs reprises au-dessus de I 000 nirtres, redescendre à
550 dans la vallée de l'Argoun, rentrer pour 200 verstes dans une
région montagneuse inhabitée, entièrement inexploré(^ avant lar-
rivée des missions d'ingénieurs, et où la cote de 1 000 mètres
devra être de nouveau dépassée, parcourir ensuite sur plus de
.^00 verstes, en se tenant constamment entre 100 et 200 mètres
d'altitude, la plaine du Soungari, s'élever enfin de nouveau à plus
de 600 mètres pour franchir des crêtes successives séparées par
d'assez profondes vallées, et retomber, à Nikolsk, à 40 mètres au-
dessus du niveau de la mer. Quoique plus abruptes et nécessitant
plus de travaux d'art qu'en Sibérie, les montagnes ne constituent
pas le principal obstacle à l'exécution du Mandchourien. La dif-
ficulté la plus redoutable vient encore ici du manque de consis^
tance des terrains dans les régions basses. Au dire des voyageurs
qui l'ont traversée, — et j'ai rencontré en Sibérie plusieurs de nos
compatriotes qui avaient fait ce voyage, — toute la plaine du
Soungari n'est en été et au début de l'automne qu'un immense
lac de boue ; cependant, ajoutent certains explorateurs, on trouve
à trois ou quatre pieds au-dessous de la surface un gravier résis-
tant qui permettrait, non sans grandes dépenses, de donner une
assiette solide à la voie.
Dans ces conditions, il se trouve des pessimistes pour dire que
la ligne de Mandchourie devrait être abandonnée et qu'il faudrait
LA SIBÉRIE ET LE TRANSSIBÉRIEN. 837
revenir au projet primitif, par la vallée de l'Amour. La preuve
que le gouvernement russe n'y renonce nullement, en dépit de ces
critiques excessives, a été donnée en avril 4898 par l'ordre du
Tsar de commencer cette année même la construction du tronçon
d'Onon à l'Argoun, qui se trouve sur le territoire de son empire.
Des travaux préparatoires très importans ont déjà été entrepris
pour la section située en pays chinois : on s'est préoccupé, comme
en Sibérie occidentale, d'utiliser les voies d'eau pour créer plu-
sieurs points de départ et, afin de pouvoir remonter le Soungari,
on a commandé en Angleterre, à Newcastle-on-Tyne, de grands
remorqueurs à fond plat, de deux pieds seulement de tirant d'eau,
munis de machines fortes de 500 chevaux, qui remorqueront les
barges portant les rails. Ceux-ci viendront d'Europe par Vladi-
vostok et le chemin de fer de l'Oussouri ; les pièces qui doivent
composer les remorqueurs arrivent par la même voie, et je voyais
monter un de ces grands bateaux plats en septembre 1897, à
Iman où la ligne de Vladivostok atteint l'Oussouri. Mieux encore
que le Soungari où les bas-fonds rendent la navigation malaisée,
il semble que l'Argoun pourrait aider à amener les matériaux du
chemin de fer de Mandchouric, et l'on obtiendra, si on y a re-
cours, six fronts d'avancement simultanés. Les dépenses de con-
struction s'élèveront sans doute à 350 ou 400 millions do francs.
Si le gouvernement du Tsar a décidé d'exécuter la ligne de
Mandchourie, ce n'est pas seulement en raison d'une abréviation
de trajet incertaine, ni des plus grandes facilités techniques
espérées, c'est encore et surtout à cause des grands avantages
politiques que doit entraîner sa construction. Elle passe à moins
de 500 verstes de l'extrémité nord du golfe du Petchili, dont elle
est séparée par un pays relativement facile; si l'on s'en était tenu
à la ligne de l'Amour, on en restait à une distance double, et
lorsque, après avoir fait un grand coude, on gagnait Vladivostok,
on demeurait obligé, pour alteiiidre le Petchili, de franchir les
montagnes confuses, presque inconnues même, dénuées de routes
et d'habilans, qui s'étendent au nord des frontières coréennes. De
la plaine du Soungari, la lUissie peut aisément envoyer ses troupes
à Moukden, à Newchwang et menacer Pékin; de Vladivostok
elle pouvait à peine songer i\ les envoyer par terre, et elle n'est
pas maîtresse de la mer.
La convention russo-chinoise de 189(5 prc'vovait-elle autre
chose que la construction du chemin de fer de Mandchourie; sti-
838 REVUE DES DEUX MONDES.
pulait-elle en particulier l'occupation de Port-Arthur par les
Russes? Les journaux anglais qui se disaient bien renseii^nés
l'affirmaient. La question est oiseuse aujourd'hui et, décidée ou
non il y a deux ans, la « cession à bail » de Port-Arthur et de Ta-
lienwan au Tsar est un fait accompli depuis le mois d'avril. Elle
entraîne comme conséquence l'exécution dun embranchement
qui relie ces ports au point le plus rapproché du chemin de fer
de l'Est chinois qu'il ne peut plus être question d'abandonner;
ce tronçon comptera 800 verstes environ et , vu le point d'où
il partira, la longueur totale du Transsibérien ne sera pas aug-
mentée par cette déviation qui l'amène à se terminer à l'extré-
mité de la presqu'île du Liao-Toung, sur les bords d'une mer
toujours libre (1).
En 1904 ou 1905 au plus tard, une voie ferrée continue réu-
nira l'Europe aux bords du Pacifique. En estimant à 2000 verstes
la longueur de la ligne mandchouriennc d'Onon à Nikolsk, la dis-
tance de Vladivostok à Tcheliabinsk. au pied de l'Oural, sera do
6 200 verstes ou 0613 kilomètres, y compris 60 kilomètres en ba-
teau à vapeur sur le lac Baïkal; alors Vladivostok, et aussi l*ort-
Arthur seront, par le chemin de fer, à
0".5ri2 kilomètres (8778 verstes) de Saint-l*étersbourg, via Moscou.
1011)3 — Berlin.
11271 — Paris.
1 1 367 — Londres, m'a Douvres et Oslende.
Les grands express européens franchiraient en une semaine
tes plus longues de ces distances ; mais il n'est pas encore question
de parcourir les lignes sibériennes à des vitesses de 60 ou 80 kilo-
mètres à l'heure. Une telle rapidité nest atteinte que sur les
chemins de fer très solidement construits de l'Europe occiden-
tale, et sur trois ou quatre lignes dans l'est des Etats-Unis. Les
trains transcontinentaux américains eux-mêmes ne font guère
que 35 à 40 kilomètres par heure, une fois le Mississipi franchi
et, sur le Canadian Pacific, la vitesse n'atteint de Montréal à
(1) La ligne sur Vladivostok n'en sera pas moins exécutée. D'importantes instal-
lations maritimes y existent; son port est très sûr et elle aurait une grande im-
portance en cas de conflit avec le Japon. Aussi ne saurait-on laisser cette ville
isolée.
LA SIUÉIIIE ET LE TRANSSIBÉRIEN. 839
Vancouver que 37 kilomètres. Ce chiffre lui-même serait encore
trop fort pour le Transsibérien à ses débuts : les rails sont très lé-
gers, un peu trop légers peut-être, surtout dans les premières
sections construites à l'ouest (1) ; la voie est assez sommairement
établie et le ballast, comme en Amérique, souvent très primitif.
Aussi prévoit-on que Y Extrême-Orient-Express, le train de luxe
hebdomadaire que l'on compte organiser dès l'achèvement de la
ligne, mettra quinze jours pour se rendre de Paris ou de
Londres à Vladivostok ou à Port-Arthur, ce qui n'exigera pas une
vitesse supérieure à 25 verstes(ou 27 kilomètres) sur les parcours
sibériens. Lorsque ces lignes pourront supporter la même rapi-
dité que le chemin de fer canadien, et l'on ne ta'^dera guère à y
arriver, le trajet de Paris aux côtes du Pacifique sera réduit à
onze jours.
Dès l'ouverture du Transsibérien, la voie de l'Empire russe sera
incomparablement la route la plus courte d'Europe en Extrême-
Orient : de Vladivostok aux ports japonais de Naoetsou et de
Niigata sur la mer du Japon, il n'y a que 480 milles, soit 30 à 40
heures de bateau à vapeur. De là 420 milles de voie ferrée parcourus
en quinze heures mettront la capitale duMikado à2 jours et demi
de Vladivostok, à 17 jours de Paris. D'autre part, un chemin de
fer chinois est déjà en exploitation de Pékin à Tien-Tsin et de là
vers le nord-est; il doit être prolongé jusqu'à Moukden, et les
Russes y tiendront la main. Il rejoindra en ce point l'embranche-
ment de Port-Arlhur et l'on arrivera alors en 10 jours, par terre,
de Paris à Pékin. Shanghaï, le plus grand port de Chine, n'est
qu'à 500 milles marins de Port-Arthur et sera atteint en moins de
47 jours. L'entrepcM de tout le commerce de rp]xtrômc-()riont,
Hongkong, se trouvera à 20 jours de Londres. Aujourd'hui il faut
au contraire 3i jours au moins pour se rendre de France ou d'An-
gleterre à Yokohama par le canal de Suez et 25 par le Canada;
pour Shanghaï le trajet minimum est de 28 jours par la première
route, de 31 |)iii- la seconde, pour llong-Kong de 25 jours par Suc/.,
de 33 par l'Amérique. Hien que située sous le tropique, cette ville
sera plus rapidement atteinte en passant par la Sibt'rie qu'en
faisant le tour des Indes. i*our Saïgon mêin(>. que les paquebots
les plus rapides partis di; Marseille n'ont pu tomber (ju'eu
23 jours, c'est à peine si la navigation pourra soutenir la lutte
(1) On avait pose sur d'ilfs-ci un lypc de rails |)osatit Ji kilo-; simiIimucuI le
mètre courant; dans los parties en lonstrnetion, on a ailoplé un typo plus lounl.
840 REVUE DES DEUX MONDES.
de vitesse avec le Transsibérien. La capitale de la Cochinchiae
marque à peu près la limite do sa zone d'attraction : tout ce qui
est au nord et à l'est : Japon, Chine, Tonkin, Philippines, sera
rapproché de l'Europe par l'ouverture du chemin de fer russe.
Sans doute les paquebots pourront augmenter leur vitesse : en
la portant à IG nœuds, ils réduiraient à 21 jours et demi le voyage
de Paris à Saigon, à 24 celui de Hong-Kong. Mais 16 nœuds,
c'est-à-dire 29'"", (» à l'heure, c'est déjà une vitesse considérable.
Les grands paquebots d'Australie et les quatre nouveaux navires
que la compagnie des Messageries Maritimes mot en service sur ses
lignes de Chine, conformément à son dernier contrat avec l'Etat,
peuvent sans doute y atteindre facilement; je les ai vus marcher à
17 nœuds en cours de roule, ils ont donné jusqu'à 19 aux essais,
et le feraient de nouveau le jour où il serait nécessaire , sans
risque pour leurs machines. Toutefois l'adoption d'une allure aussi
rapide exigerait un accroissement énorme de la consommation
de charbon, c'est-à-dire de la dépense. En ce qui concerne la voie
américaine on n'entrevoit pas la possibilité de réduire le trajet
d'Angleterre au Japon à moins de trois semaines. Pour aller de la
Grande-Bretagne européenne à la « Grande-Bretagne de l'Extrême-
Orient, )> le chemin le plus court sera celui de l'Empire russe,
que devront prendre aussi dès l'ouverture du chemin de fer, en
dépit des efforts des compagnies de navigation, les voyageurs
pressés à destination de Pékin, de Shanghaï, de Hong-Kong, de
Manille, sinon de Saigon. Puis, l'exploitation du Transsibérien se
perfectionnera aussi, et lorsque dix ou onze jours de chemin de
fer amèneront les voyageurs de l'Europe occidentale aux ports
russes du Pacifique, son cercle d'attraction s'étendra encore vers
le sud jusqu'aux abords mêmes du détroit de Malacca.
Le Transsibérien ne sera pas seulement la voie la plus sûre, il
sera aussi la moins dispendieuse. Le prix d'une place de première
classe de Marseille à Hong-Kong, Shanghaï ou aux ports japo-
nais, est uniformément de 1 715 francs, ce qui porte à 1 800 et
1 840 francs le coût du voyage de Paris ou de Londres. Par le
Canada, il est le même. Par la Sibérie, il sera moitié moindre. Le
tarif des chemins de fer russes est un tarif « par zones » des mieux
conçus, qui permet de franchir les longues distances à prix réduits.
D'après ce tarif on se rendra de la frontière allemande à Vladi-
vostok ou Port-Arthur moyennant 107 roubles ou 285 fr. 33 en
première classe et 114 francs en troisième, bien que la distance soit
LA SIBÉRIE ET LE TRANSSIBÉRIEN. 841
de plus de 9 000 kilomètres. Une place de luxe dans un grand ex-
press européen jusqu'à l'entrée en Russie portera les frais de che-
min de fer à un total de ioO francs. Ajoutons encore les dépenses
d'entretien des voyageurs, qui sont comprises dans le prix des
passages en mer, mais non dans les billets de chemin de fer, soit
200 francs, puis les frais de transport en bateau de Port-Arthur
à Shanghaï, soit 150 francs, ou à Hongkong, soit 300 francs,
ce qui est largement compté; nous avons ainsi un total de
800 francs pour la Chine du nord (et de même pour le Japon), de
950 pour la Chine méridionale. C'est bien environ la moitié des
dépenses actuelles.
Reste la question du confortable. Personne n'a jamais passé
quinze jours de suite en chemin de fer, — il n'y a pas de trajet d'une
longueur pareille aujourd'hui, — et nombre de gens redoutent un
peu l'efiet de ces trois cent soixante heures de trépidation con-
tinue sur leur organisme. Cependant bien des Américains restent
couramment de cinq à six jours consécutifs dans un train ; pareille
épreuve serait insupportable dans nos wagons de France, mais,
avec un matériel bien compris, ces longs voyages n'ont rien de
très pénible. Les Russes, vivant dans un pays où les distances
sont grandes, ont su, comme les Américains, résoudre le pro-
blème, et ont adopté pour le Transsibérien l'un des plusexcellens
matériels qui soient au monde. Un couloir latéral et des commu-
nications de wagon à wagon permettent de circuler d'une
extrémité du train à l'autre, en même temps que les voyageurs
d'un compartiment de première ou de seconde peuvent s'isoler
en enfermant la porte. En troisième, aussi bien qu'en première,
tout le monde peut s'étendre pour la nuit. En première classe,
où l'on ne place que quatre voyageurs par compartiment,
chaque banquette forme une première couchette et une autre
au-dessus est relevée le jour contre la paroi et rabattue la
nuit; en seconde, l'organisation est analogue; en troisième on
a pu obtenir huit couchettes, les wagons étant assez hauts
pour en |)lacer trois superposées de chaque côté ; deux autres so
rabattent devant l'une des fenêtres. Mais ici ce sont de simples
panneaux de bois sur les(juels les voyageurs so roulent dans leurs
couvertures; le seul reproche qu'on puisse faire à l'administration,
c'est de ne point fournir de draps en [•icniière, comme elle le fait
en Russie d'Europe, moyennant un su|)[»lément de prix insigni-
fiant. Ainsi donc, on peut so coucber la nuit, so délasser un peu
842 REVUE DES DEUX MONDES.
le jour en se promenant d'un boula l'autre du train; les buffets
où l'on s'arrête longuement toutes les cinq ou six heures vous
fournissent une nourriture très passable, on y trouve de la bière
et du vin de Crimée ou du Caucase; sur le chemin de fer de l'Ous-
souri, circule un wagon-restaurant fort convenablement servi à
l'européenne par des Japonais; le corps est donc bien pourvu. Et,
puisque j'ai vu aux principales gares, comme Tcheliabinsk ou
Omsk, des romans, dans le texte fran(;ais, de Maupassant, de
Daudet, SeNsatio?is d'Italie et Cosmopolis de Bourget, ne puis-je
dire que l'esprit aussi aurait mauvaise grâce à se plaindre ?
Le gouvernement russe n'a pas voulu cependant s'en tenir
exclusivement à son propre matériel, et une convention est déjà
signée avec la Compagnie des wagons-lits pour organiser un
Ext rêjne-Oricnt-Express , muni d'un wagon-restaurant, d'une bi-
bliothèque et de toutes les ressources que l'on trouve dans les
grands trains américains. Sans doute on voyage toujours moins
confortablement en chemin de fer que dans un des superbes paque-
bots modernes lorsque la mer est belle ; mais la traversée d'Europe
en Chine n'est pas des meilleures : quinze jours à trois semaines
de chaleur torride ; en hiver, la mousson de sud-ouest dans l'océan
Indien; en été, des typhons fréquens dans les mers de Chine;
mars et avril sont les seuls mois où l'on puisse compter sur un
agréable voyage. D'autre part, la route du Canada exige deux
transbordemens, et l'Atlantique et le Pacifique du nord sont des
mers médiocrement hospitalières. En été tout au moins, la route
du Transsibérien sera préférée par tous; l'hiver même elle gar-
dera sans doute une nombreuse clientèle : les wagons seront bien
chauffés et l'on n'aura pas à craindre, comme au Canada, les ava-
lanches, car on ne traverse pas de montagnes aussi élevées, le froid
est généralement sec et la neige peu épaisse en Sibérie. Enfin, ce
ne sont pas seulement des « globe-trotters » de loisir qui se rendent
en Extrême-Orient; il y a aussi et il y aura de plus en plus des
hommes d'affaires, et la devise de notre époque n'est-elle pas :
Time is money?
Les marchandises suivront-elles les voyageurs à travers la
Sibérie? Pour la plupart d'entre elles, c'est moins une question de
temps qu'une question de prix qui se pose. Dans le grand centre
des exportations chinoises, à Shanghaï, les frets étaient à la fin
de 1897 de 35 shillings^ soit 43 fr. 7o sur Londres, Hambourg et
les autres ports du Nord ; c'était un prix largement rémunérateur
LA SIBÉRIE ET LE THANSSIBÉRIEN. 843
pour les compagnies de navigation, et une baisse légère leur eût
encore laissé quelques bénéfices. A la suite du désaccord entre les
diverses lignes et de la rupture du syndicat qui les unissait, les
cours s'effondrèrent, en février, à 28 francs. Des taux aussi bas
ne paraissent pas pouvoir se maintenir longtemps, et un prix d'en-
viron 40 francs par tonne pour le transport de Shanghaï à Londres
ou Hambourg par mer semble normal; pour le Havre, Gênes et
Marseille il faut le majorer de 2 sh. (5 pence ou 3 fr. 7o.
Si elles empruntaient la voie du Transsibérien, les marchan-
dises qui sortent aujourd'hui par Shanghaï devraient en premier
lieu gagner Port- Arthur en bateau. Même en ne tenant pas compte
des dépenses qu'entraînerait ce petit parcours maritime, il fau-
drait que leurs frais de transport par chemin de fer en Allemagne,
en France ou en Angleterre ne s'élevassent pas à plus de 40 francs
par tonne, sans quoi elles auraient avantage à prendre la voie
maritime. Pour 11 000 kilomètres de voie ferrée, 40 francs par
tonne font moins de 0 fr. 0036 par kilomètre, environ un tiers
de centime la tonne kilométrique. Les tarifs les plus bas dans le
monde entier sont aujourd'hui doubles, et, à ce taux, aucun
chemin de fer ne pourrait couvrir ses frais d'exploitation.
Certaines marchandises fines paient sans doute des frets mari-
times beaucoup plus élevés : telle est la soie qui n'atteint Lyon
ou Milan par Marseille ou Gênes qu'après avoir été grevée de
50 francs par 100 kilogrammes, ce qui représenterait t centimes
et demi par tonne kilométrique sur le chemin de fer, mais aussi
c'est un produit qui exige des soins particuliers. Peut-être pour-
rait-il cependant gagner par cette voie Moscou, où des fabriques de
soieries fondées, en général, par des Français ont pris, dans ces
dernières années, une grande importance. Une autre denrée, le
thé dont il se fait une si grande consommation en Russie, est dès
aujourd'hui transportée en partie par voie de terre, mais grâce
seulement à un tarif diiïérontiel très considérable qui frappe h'
poud de thé (16 ''",380) de 84 francs lorsqu'il arrive par mer à
Odessa, quelle qu'en soit la (pialité, au lieu de 52 francs pour le
thé en feuilles et de 6 francs pour le thé en briques, lorsque
l'entrée a lieu par KiaUhta et la Sibérie. Grâce à ce niginu^ artifi-
ciel, sur 2142 000 pouds de llu' imp(irtés en Russie en IS!t2. il en
était venu 70!) 0(iO par ()(l(>ssa, 1 217 000 dont SOÛ 000 de th." eu
briques par laSilx-rie, et 126 000 par d'autres voies. Le eluMuin de
fer une lois ouvert, les thés se rendront à l\)rt-Arthur en bateau
844 REVUE DES DEUX MONDES.
et seront chargés en wagon en ce point. Si le droit diiïércntiel
actuel était maintenu, la route maritime ne pourrait plus soutenir
la concurrence de la voie ferrée; s'il était entièrement supprimé,
le résultat inverse serait produit; il semblerait que la solution la
plus juste fût de l'abaisser de façon à maintenir les deux modes
d'importation sur un pied d'égalité en ce qui concerne les pro-
vinces du centre de l'Empire.
Le Transsibérien ne transportera donc pas beaucoup de mar-
chandises en transit entre la Chine et l'Europe centrale et occi-
dentale. Il pourra prendre une part appréciable dans le mou-
vement des échanges entre la Chine et la Russie elle-même, et
contribuer à développer ce commerce, qui ne s'élève aujourd'hui
qu'à 75 millions de francs (1). Mais la facilité qu'il donnera aux
voyages ne sera pas sans avoir son contre-coup économique.
En dépit du télégraphe, dont l'usage est restreint par son prix
démesuré, il n'est pas sans intérêt pour les entreprises des Eu-
ropéens en Extrême-Orient qu'une lettre mette 10 à 18 jours
au lieu d'un mois ou cinq semaines pour arriver d'Europe en
Chine ou au Japon. Il est d'une très grande importance que les
hommes puissent s'y rendre plus vite, plus fréquemment et en
plus grand nombre. L'intérêt tiévrcux avec lequel tous les Euro-
péens qui résident dans les ports ouverts suivent les progrès du
Transsibérien, témoigne de l'influence qu'il aura sur le dévelop-
pement de l'Extrême-Orient. La révolution économique produite
par le plus long des chemins de fer ne se bornera donc pas à la
mise en valeur du pays qu'il traverse, si considérable que soit
déjà ce résultat; il rendra singulièrement plus forts les liens qui
se nouent entre les deux extrémités du vieux monde. Enfin,
répondant à la pensée de ses premiers initiateurs, il augmentera
puissamment les moyens d'action de l'Europe sur l'Asie. Dès qu'il
a été entrepris, le centre de la politique et des ambitions euro-
péennes s'est transporté du Levant méditerranéen dans l'Extrême-
Orient; les événemens qui viennent de se dérouler cet hiver dans
ces mers lointaines ne sont que les premières conséquences de la
construction du Transsibérien.
Pierre Leroy-Beaulieu.
(1) Le commerce extérieur de la Chiae est de 1375 millions de francs au total
(isg-î).
LA CULTURE DES EAUX SALÉES
Abandonnée à elle-même, sans culture, sans labours, sans se-
mis de graines méthodiquement choisies entre les meilleures, sans
ces mille soins qui, toute l'année durant, absorbent le temps de
l'agriculteur et de l'horticulteur, la terre est une médiocre nour-
rice. Elle consent bien, il est vrai, à réjouir les yeux par des
fleurs opulentes, dont les couleurs et la forme resplendissent au
milieu de la verdure, et servent aussi à attirer les insectes qui
aideront à l'œuvre de reproduction : mais elle n'a guère cure de
l'estomac. Les fruits qui suivent sont âpres et pauvres, le plus
souvent, et c'est faute de mieux que l'homme s'en est contenté
pendant une longue succession de siècles.
Il ne s'en contente plus au reste ; et l'une des grandes œuvres
de la civilisation, — à la fois cause et effet de celle-ci, tant les
choses s'enchaînent et se tiennent mutuellement, — œuvre qui a
commencé dans les lointaines profondeurs de la préhistoire, et
qui se poursuit chaque jour, dans chaque champ, dans tout jar-
din, a consisté dans l'amélioration dos plantes naturellement co-
mestibles. Nul ne l'ignore, cette amélioration des plantes sau-
vages est le fruit des labeurs de l'homme, lo résultat des soins
par lui apportés à la culture, et de la sélection surtout.
S'il a su cultiver la terre, ponrquoi ne cultiverait-il pas les
mers aussi bien? Sont-elles moins étendues, moins riches en res-
sources naturelles ? Kt si la récolle y est moins accessible, ne
peut-on toutefois en arracher une boniu' partie .'
846 REVUE DES DEUX MONDES.
I
Dans ce réservoir immense, qu'à peine on peut sonder en
certains points, tant il est profond ; dans ce réservoir qui recouvre
la plus grande partie du globe, la vie est abondante. Elle y prend
mille formes, plus variées les unes que les autres, étranges, par-
fois déconcertantes pour l'imagination, souvent utiles à l'alimen-
tation de l'homme. Dans ce monde si prolilique des eaux, où,
pour qui le voit, la vie bouillonne et se gaspille avec prodigalité,
les alimens abondent : beaucoup d'espèces sont comestibles, et
les poissons, en particulier, payent un large tribut à l'appétit de
l'homme. Et on se demande s'ils n'en pourraient payer un plus
large encore, si l'humanité ne pourrait prélever un impôt plus
considérable.
Mais il faut bien s'entendre... Il n'est point question ici de
tenter l'œuvre qui a pu se faire pour la terre ferme ; nous ne de-
mandons point que par des soins judicieux l'on contraigne les
eaux à nous fournir des espèces nouvelles, et peut-être infini-
ment savoureuses. Il ne s'agit pas de perfectionner le hareng,
par exemple, et de le faire monter en grade, par des sélections sa-
vantes, de façon qu'il fasse oublier la sole ou le saumon, tant sa
chair deviendra exquise. Nous pouvons et devons nous tenir
contens de ce que la nature nous fournit, et il n'y a pas lieu de
récriminer sur la qualité. Ce que nous demandons, c'est la quan-
tité; nous voulons que le nombre des individus soit accru, et que
les pêches deviennent plus productives.
L'œuvre est-elle possible? Peut-on corriger artilicicllement la
nature ?
Pourquoi pas? On l'a bien corrigée en ce qui concerne les
productions de la terre. On sait aujourd'hui, à n'en pas douter, —
et les belles études de M. Dehérain sur la culture du blé sont as-
surément présentes à la mémoire de nos lecteurs, — on sait les
conditions à remplir pour que le sol produise le maximum de
telle culture qu'il lui est possible de fournir. L'agriculture est de-
venue une science exacte, grâce à laquelle nul ne peut ignorer
qu'il existe un rendement maximum pour chaque ensemble de
circonstances extérieures, — climat, composition du sol, nature
des engrais, espèce, et même variété de la plante cultivée, — et
que ce maximum est infiniment supérieur au rendement de la
LA CULTURE DES EAUX SALÉES. 847
plante abandonnée à elle-même. La nature a donc été corrigée
au point de vue de la quantité, autant qu'à celui de la qualité.
Pour les eaux, je le répète, nous sommes moins exigeans: il nous
suffirait de la quantité ; et il paraît certain que celle-ci pourrai^
être accrue.
Cent ans d'expérience sont là pour le montrer.
La question s'est en effet posée, depuis bien longtemps, pour
le poisson d'eau douce. On a vu les rivières et les fleuves se dé-
peupler par le fait du braconnage, de la pêche légitime, des
souillures des usines, et l'homme a corrigé ia nature en repeu-
plant les cours d'eau. Il serait téméraire de dire que la piscicul-
ture des eaux douces a donné tout ce qu'on en attendait; mais il
y a trop de raisons aussi pour que son œuvre fut imparfaite.
Ses efforts devaient porter peu de fruits si, en même temps qu'elle
repeuplait, on ne réduisait pas le nombre des causes de destruc-
tion, et cette réduction, dans bien des cas, était impossible à opérer.
Trop d'intérêts étaient en jeu, — et des intérêts pécuniaires, —
pour qu'il fût possible de supprimer la pollution des rivières, et
le braconnage. De là le succès trop relatif de la pisciculture
des eaux douces, dans beaucoup de cas. Dans d'autres, la réussite
a été très nette, très évidente : et ces cas heureux ont montré avec
plus de clarté encore les causes des insuccès : l'exception a
confirmé la règle, et l'œuvre de la pisciculture, ressuscitée des
anciens, et perfectionnée par Joseph Rémy,puis par Goste, en
France, par Jacobi en Allemagne, par John Shaw en Angleterre,
est de celles qui ont fait leurs preuves. Assurément nous ne ris-
quons point de revenir aux beaux jours où, sur les bords du Rhin,
en Ecosse, et en Bretagne, les domestiques stipulaient qu'il ne leur
serait pas servi de saumon plus de deux fois par semaine, — etdu
reste les chemins de fer ne permettraient point à de tels faits de se
reproduire, — mais le repeuplement et raccliinatation ont certaine-
ment contribué à ralentir la disparition du poisson, et c'est à peu
près tout ce qu'ils j)euvent faire eu l'état actuel.
Maintenant la question se pose aussi pour les mers. Peul-ou
accroître le rendement des mers, et la pèche peut-elle y trouver
des ressources plus abondantes? La mise en culture des mers esi-
clle possible, et peut-on, par des pratiques quelconques, accroître
le nombre des poissons?
On sait que l'idée de la pisciculture marine a été déjà phi-
sieurs fois émise. Emise, d'aiUeurs, mais guère appliquée. N'ost-co
848 REVUE DES DEUX MONDES.
pas en 1878 encore que M, L. Vaillant, professeur au Muséum,
dans son rapport sur l'Exposition, disait que la pisciculture
marine « n"a jusqu'ici donné lieu à aucune tentative suivie » ?
N'ajoutait-il pas, pour expliquer cette circonstance, que « les
œufs de la plupart des espèces demandent, pour leur développe-
ment, des conditions très spéciales », que leur éclosion est des
plus difficiles à obtenir : « l'alevin de très petite taille a besoin
malgré cela, de quantités d'eau très considérables, son éducation
serait donc des plus pénibles»? Et M, Vaillant concluait que tout
ce qu'on pourrait faire, pour ralentir le dépeuplement des mers,
serait de protéger les alevins, sans doute en les recueillant dans
des viviers jusqu'à l'âge où ils peuvent se suffire, en créant pour
les « moralement abandonnés » du monde des poissons des re-
traites provisoires.
A la même époque, toutefois, d'autres pensaient de façon dif-
férente. Dès 18G8, M. Doumel-Adanson, président de la Société
d histoire naturelle de l'Hérault, proposait en effet au Congrès
scientifique la création, à Cette, d'un établissement expérimental
de pisciculture marine. «La Science, disait-il, la Science a mar-
ché; la fécondation et l'éclosion artificielles, inconnues, ou au
moins oubliées pendant des siècles, se sont élevées au rang que
leur assigne une incontestable utilité, et ce qui alors ne pouvait
réussir spontanément peut être aujourd'hui tenté artificiellement
avec probabilité de succès. Eclos dans un laboratoire, les jeunes
poissons, après avoir grossi pendant quelques semaines dans des
bassins spéciaux où ils trouveraient nourriture abondante et pro-
tection contre leurs ennemis naturels, seraient lâchés par myriades
dans les étangs salés et les lagunes, où la pèche, ne s'exécutant
qu'avec des engins fixés et réglementaires, ne leur porterait aucun
préjudice. Puis, l'hiver venu, ayant acquis déjà une dimension
moyenne, ils arriveraient à la mer par innombrables légions, et
se joindraient à ceux dont la suppression de la pèche aux filets
traînans (suppression demandée par Duhamel du Monceau pour
empêcher la destruction des alevins) aurait permis l'éclosion et le
développement. »
La proposition de M. Doumet-Adanson eut des partisans,
mais aussi des adversaires. L'idée était dans l'air, toutefois ; elle
y était déjà quand le naturaliste de l'Hérault la formula publi-
quement. Elle suscita des critiques vives; en 1809, dans un
ouvrage intitulé : t Industrie des eaux salées ^ un ancien commis-
LA CULTURE DES EAUX SALÉES. 849
saire de la marine, M, J.-B.-A. Rimbaud, u'iiésitait pas à écrire
que « l'art de cultiver les eaux n'est qu'une prétention, » et encore
que la pisciculture « n'est pas parvenue et ne saurait jamais par-
venir à jeter dans l'Océan une seule poignée d'alevins viables. »
Quelques années auparavant, déjà, en IS.'iO, des expériences
faites à Bandol montraient que l'éclosion était chose possible et
réelle, et, au reste, quelle raison pouvait-on invoquer a priori^
pour douter de la possibilité de la fécondation artificielle chez les
espèces marines, alors qu'elle réussissait si bien chez les espèces
d'eau douce? Un fait devait, au surplus, fournir un encouragement
sérieux : c'est aux Etats-Unis qu'il se produisit, en 18G7.
Je veux parler des expériences de Seth-Green sur la féconda-
tion artificielle de l'alose. Ce poisson est de ceux qu'on appelle
anadromes : habitant de la mer, il remonte dans les rivières à
l'époque de la reproduction, et y dépose ses œufs, qui sont aus-
sitôt fécondés : les alevins font leur apparition, et, quelques se-
maines plus tard, descendent le cours de la rivière pour gagner
les eaux salées. Plus tard, périodiquement, repris do l'amour
ancestral des eaux douces, ils imitent leurs parens, passant en-
viron dix mois par an à la mer, et deux dans les rivières.
Très abondantes à une époque encore récente, c'est-à-dire vers
1 850, les aloses de la rivière Connecticut avaient beaucoup diminué
de nombre, en raison de pêches abusives et d'obstacles à la
montée : les pêcheries couraient à la ruine. C'est sur ces entre-
faites que Seth-Green entreprit l'étude des causes du phénomène,
espérant aussi trouver le remède.
Il constata que les u.'ufs de l'alose se prêtent le mieux du
monde à la fécondation artificielle, qu'ils se développent fort
bien à condition qu'en leur fournisse l'air et la chaleur nécessaires ;
et, de fil en aiguille, il fut conduit à essayer de repeupler en im-
mergeant les œufs fécondés en pleine rivière, non pas libres, —
car alors le courant risque de les entraîner ou bien la vase s'accu-
nmle et les ensevelit, — mais dans des boîtes fermées par des toiles
mél;illi(jues, où l'eau passe sans peine, apportant l'oxygène dont
il est besoin, et présentant la température voulue. Chaque boîte
contenait de ."JO 000 à 100 000 (eufs ; ceux-ci avaient été recueillis
par les procédés habituels : obtenus par pression légère, ils avaient
été ensuite arrosés de laitance qu'on s'était procurée de la même
manière, chez des adultes des deux sexes qui reinontaieul la i-i-
vière pour y procédera l'œuvre de nature.
TOMK CXLVIII. — 1808. iit
8o0 REVUE DES DEDX MONDES.
L'expérience réussit à tel point que, dès la première année, en
1867, Seth-Green put verser 93 millions d'alevins dans les eaux
de l'Hudson et du Gonnecticul: elle fut continuée, et les résul-
tats en sont excellens.
Du moment où l'on pouvait pratiquer la pisciculture d'une
espèce marine, il y avait tout lieu de penser pouvoir réussir avec
d'autres espèces, même celles qui se reproduisent dans la mer au
lieu de remonter les lleuves, et, malgré les critiques rappelées
plus haut, mal^^ré le ridicule que l'on essaya, de divers côtés, de
jeter sur la tentative de repeupler les mers, la tentative fut faite.
C'est aux Etats-Unis, dans le petit port de Gloucester, qu'elle
fut réalisée, et l'espèce dont on fit choix fut la morue
Mais une objection se présente dès l'abord.
Quand un propriétaire d'étang ou de lac s'avise d'acheter quel-
ques centaines ou milliers d'alevins, pour les introduire dans son
domaine aquatique, ou quand il se fait envoyer des œufs fécondés,
quand il jiratique la pisciculture en un mot, nul ne trouve son
acte déraisonnable. Voilà de l'eau où des poissons pourraient
vivre: la nourriture et l'espace s'y trouvent: la nature a jugé à
propos de ne point peupler ces eaux, ou bien l'homme les a im-
prudemment dévastées. Dans ces conditions, il n'est pas témé-
raire de prétendre corriger la nature — ou l'homme — et de ten-
ter le repeuplement. Très vraisemblablement, en effet, les jeunes
poissons introduits de façon artificielle se développeront, engen-
dreront progéniture, et les eaux, jusque-là stériles, deviendront
fécondes. Si elles deviennent telles, en tout cas, l'intérêt de la
tentative est évident; celui qui en aura pris la peine en recueil-
lera les bénéfices: ses « élèves » ne sauraient lui échapper.
En va-t-il de même dans l'Océan? Est-il raisonnable de penser
que, même en procédant en grand, le repeuplement d'une côte,
qui a quelques centaines ou milliers de kilomètres de développe-
ment, peut avoir des effets réels? Que les alevins mis en mer sur
la côte du Massachusetts, par exemple, resteront dans ces parages,
et reviendront, avec obéissance, se faire prendre à la belle saison?
Longtemps on a répondu par la négative , et il y avait appa-
rence que la négative fût justifiée. L'Océan est immense, disait-
on ; les poissons circulent en tous sens ; nous savons bien qu'en
hiver ils ne se tiennent point où ils se tiennent en été, et de quel
droit imaginera-t-on qu'ils se contentent d'excursions restreintes?
Vous jetterez votre argent, votre temps et votre peine à l'eau —
LA CULTURE DES EAUX SALÉES, Soi
littéralement; — vos alevins se promèneront au loin, et ne re-
viendront pas. L'œuvre peut être d'intérêt général: elle ne sau-
rait être particulièrement avantageuse pour ceux qui s'y livrent :
elle profitera aux pêcheurs de l'Atlantique tout entier, mais non
pas à ceux du Massachusetts seulement.
Cette réponse repose sur la croyance à la doctrine des grandes
migrations qui a eu longtemps cours, et ceux qui la formulent
ont raison de combattre les prétentions de la pisciculture marine.
Mais la doctrine même est-elle exacte? C'est là toute la question.
En réalité, beaucoup de faits lui sont contraires. Il ne faut pas
s'imaginer que, parce que les océans sont continus et que d'im-
menses nappes d'eau se rejoignent, le poisson y circule libre-
ment en tous sens. Il y a tout autant de barrières aux migrations
dans l'eau qu'il y en a sur terre, et l'habitat des espèces aqua-
tiques est le plus souvent tout aussi limité que celui des espèces
terrestres. Le nombre de ces dernières que l'on rencontre sur
toute l'étendue d'un même continent est facile à compter; on peut
dire qu'il n'y en a pas une. Oiseau ou mammifère, reptile ou ba-
tracien, les espèces terrestres sont sans cesse arrêtées. Ici, c'est le
défaut de nourriture; là, c'est le climat, ou trop chaud, ou trop
froid, et le résultat est celui que nous voyons : chaque espèce a un
habitat plus ou moins restreint, et ce n'est qu'avec des précautions
spéciales qu'on arrive à la faire vivre en dehors de celui-ci, à l'ac-
climater, en un mot.
Les choses ne vont pas autrement dans les mers, et la zoologie
géographique est là pour le montrer. Elle nous montre, en effet,
que chaque espèce de poisson occupe un habitat di'terminé :
celui-ci peut se modifier légèrement avec les saisons, mais c'est
tout. L'Atlantique nord a sa faune, et aussi l'Allantique sud; ot
de même pour la Méditerranée et le golfe du Mexique. Très peu
d'espèces, malgré les facilités apparentes de communication, ont
un habitat trèséteiulu. Parmi les poissons, beaucoup se pourraient
citer, qui ne se trouvent dans l'Atlantique nord, les uns que sur
la côte européenne, les autres sur la côte américaine. Et pour-
tant, les voies sont bien libres entre les deux contiui'us ?
Il le semble; en réalité, c'est autre chose. Pour les poissons
de haute mer, qui se nourrissent de proies voisines de la surface,
ces voyages étendus seraient encore possibles; mais,|)our toutes
les espèces, si nombreuses, qui se nourrissent sur les fontls voi-
sins des côtes, il n'en saurait être question. Elles ne sauraient. en
8o2 REVUE DES DEUX MONDES.
effet, traverser rAllantique : les grands fonds leur opposent une
barrière aussi difficile à franchir que les hautes chaînes de mon-
tagnes aux espèces terrestres.
En réalité, les grandes migrations n'existent pas, et les faits
sont là pour le prouver (1). Les migrations des poissons sont
restreintes et limitées : telle est la conclusion générale qui s'est
peu à peu imposée, et Spencer Baird le savait bien quand il réso-
lut de faire des essais de pisciculture marine. La morue — puisque
c'est d'elle qu'il s'agit — se trouve en toute saison dans les eaux
où les pêcheurs la vont chercher en été, et, dans ces eaux, elle
exécute des voyages très limités, comme cela a lieu pour l'alose,
bien étudiée à ce point de vue aux Etats-Unis; comme cela a lieu
pour le hareng aussi, dont les pêcheurs connaissent un certain
nombre de races et de variétés distinctes, avant chacune son ha-
bitat bien défini le long des côtes, où ils les retrouvent chaque
année, la saison de pêche revenue. Ces petits déplacemens saison-
niers sont déterminés par les changemens de température, par les
préférences alimentaires, par les mouvemens des autres poissons,
— prédateurs ou proies, — et ils se font en réalité entre les pro-
fondeurs et la surface, dans le sens vertical. En hiver, les pois-
sons gagnent les profondeurs voisines; en été, ils vont aux fonds
plus rapprochés de la surface, et dans bien des cas leur excur-
sion est peu considérable : elle est réglée par la distance à fran-
chir pour arriver aux sites appropriés. La morue aime les eaux
fraîches, et les recherche en toute saison, et c'est là, semble-t-il,
la raison fondamentale de ses déplacemens. Elle ne les veut pas
trop froides, non plus, et en hiver elle trouve le milieu dont elle
a besoin en se réfugiant dans les fonds où la température est
moins froide, et plus constante. Au printemps, elle en sort et se
montre sur les bords des bancs de Terre-Neuve, et d'autres
encore, pour se réfugier en été dans les eaux du courant fioid du
Labrador.
L'objection tombe donc, et c'est en pleine connaissance de
cause qu'en 1878 Spencer Baird commença ses premières expé-
riences sur la multiplication artificielle de la morue, dans
(1) Voir en particulier, sur ce poiat, les observations de J. T. Cunninghani, dans
Markefable Marine Fishes,p. 116-118. Voir aussi les expériences directes de AVemyss
Fulton qui attacha des plaques d"aluminiuni marquées à des poissons qui venaient
d'être péchés et qui furent remis aussitôt à l'eau. Il en résulte ceci que la pro-
portion des poissons marqués que Ton pèche à nouveau, dans les mêmes parayes,
même après un temps assez long, est considérable.
LA CULTURE DES EAUX SALÉES. 8o3
l'espoir d'accroître le rendement des pêches américaines (1).
Gloucesler est un petit port de la Nouvelle-Angleterre, à quel-
ques heures au nord de Boston. C'est un centre important de pê-
cheries : pêcheries littorales, et pêcheries au large, sur les bancs
de Terre-Neuve. On y arrive en traversant un paysage de rochers
et de verdure entremêlés, et à l'automne, époque où je m"y
rendis, les échappées de vue, à travers les portières du wagon,
sont pleines de variété. Après un grand pré qu'encadrent des
roches énormes, c'est un talus de verdure qui se dresse tout à coup,
et çà et là s'en échappe un jaillissement polychrome, une belle
flamme d'or et de rouge mariés, quelque arbre dans sa parure au-
tomnale. Puis le train glisse au rebord d'une crique d'eau bleue
qu'encadrent les rochers et la verdure, et ce paysage, doux et aus-
tère à la fois, tient en même temps de la lande de Bretagne et
des plus fins recoins du littoral de Provence.
La ville n'est ni belle ni grande : le touriste n'y passe guère.
Les rues sont étroites le plus souvent, et la ligne droite n'exerce
point ici sa monotone tyrannie. La pêche est la principale occu-
(1) Les documens publiés sur les tentatives de pisciculture marine sont déjà
nombreux. Il faut sifjnaler surtout l'admirable collection des Rapports annuels du
chef de ï United Slates Coinmission ofFish and Fisheries, collection pleine do faits et
d'enseignemens très précis, et les rapports officiels publiés par les directeurs des
stations de Flodevig, de Dildo, et de Dunbar. De travaux français, le nombre est
restreint. Un des premiers est celui de M. Marcel Baudouin, qui s'occupait, comme
moi, en 1893, à visiter l'Exposition des pêcheries, à Chicago. Son mémoire a paru
dans le compte rendu du Couf/rès inlernaUonal des l'c'c/ieries maritimes qui s'est
tenu aux Sables-d'Olonne en 1890. 11 a bien paru dans une publication du minis-
tère de la marine un rapport officiel sur les pêcheries américaines, mais on pourra
juger de sa valeur par celte simple citation : « Connue pisciculture, on n'est pas
aussi avancé aux États-Unis qu'on pourrait le supposer, et jusqu'à ce jour on ne
s'est guère occupé que du saumon, de la truite et des huîtres. » Cette assertion stu-
péfiante, faite par des rapporteurs qui ont pu voir à Chicago l'Exposition si riche et
si curieuse de la Pisciculture, ouverte à tous les visiteurs, s'expliiiue aisément, tou-
tefois, pour qui sait f|ue ce rapport « officiel » est en majeure partie un simple dé-
iiiarquage d'un ouvrage bien connu, publié il y a plusieurs années, T/ie Fis/terif
Industries of the United States, par le regretté (î. Hrown (loode et (Hlfércns colla-
borateurs. Le rapport en question consiste pom- une grande partie en extraits tra-
duits et en résumés de le travail. I/ouvrage tle lîoode, exclusivement consacré aux
Pèches et Pêcheries, ne traite point de la i)iscicultm-e ; de là lu plaisante conclusitm
que je viens de citer. Il faut ajouter (|u'en aucun [)assage du rapport il n'est fait
allusion à la source à laquelle sont euq)runtésles renseignemens relatifs aux pêches
et pêcheries (je ne parle point de la partie relative aux. bateaux de pêche et au
matériel). Si c'est de cette façon par trop facile et incomplète que le ministère do
la marine se fait renseigner sur les (|ueslinns (jiii rintéressenf, par ses délégués à
l'étranger, il n'est guère exigeant.
Il faut signaler encore un ouvrage tout récent, et bien fait, de .M. Georges
Roche : la Culture des Mers. (V. Alcan, 1898.)
854 REVUE DES DEUX MONDES.
pation, et les quais, dans le port, sont encombrés d'agrès, de
provisions, de poissons que l'on débarque.
En 1877, la commission des pêcheries fit ici acquisition d'un
local où elle installa un bureau. Ce bureau servait à recueillir les
renseignemens auprès des pécheurs : il servait aussi à conserver
les échantillons que ceux-ci voulaient bien abandonner. Dès
l'année suivante, une station de pisciculture fut ajoutée au bu-
reau. Elle était fort rudimentairo : quelques réservoirs et appa-
reils à éclosion, et voilà tout. Une longue conduite amenait l'eau
de mer, car les œufs en voie de développement ont besoin d'eau
constamment renouvelée pour subvenir à leurs besoins respira-
toires qui sont considérables. C'est très vivant, un œuf: on pour-
rait presque dire que cela vit double. Mais les œufs, d'où ve-
naient-ils?
C'étaient les pécheurs de Gloucester qui les fournissaient. Les
poissons qu'ils venaient de pêcher n'étaient pas tous morts, quand
les barques accostaient : de suite on leur achetait quelques mâles
et quelques femelles : les œufs et la laitance étaient extraits par
le procédé ordinaire, une légère compression des parois ventrales ;
on mélangeait le tout dans des récipiens préparés, sans addition
d'eau, par la méthode de Vrassky; l'œuvre de la fécondation
s'opérait, et les œufs étaient alors placés dans les appareils à
éclosion. Souvent aussi un employé accompagnait telle ou telle
barque, et, à mesure que le poisson était détaché des filets ou
des lignes, il prélevait l'impôt, soulageait la bête de son fardeau,
et quand il revenait à terre, ramenait de pleins baquets d'œufs
fécondés. Ou encore, on achetait les morues vivantes, quand le
vapeur de la station ne les allait pas quérir lui-même, et on les
gardait en vivier jusqu'à la maturité, époque où l'on pratiquait
les opérations qui viennent d'être décrites.
Les appareils à éclosion donnèrent quelque souci : on ne
trouva pas d'emblée celui qui convenait le mieux. Au début, on
employa les cônes qui servent à la pisciculture de l'alose. Mais
il fut bientôt prouvé qu'ils ne valent rien pour la morue. Les
œufs de la morue flottent à la surface, au lieu de rester au fond
comme ceux de l'alose : de là nombre de déboires et d'accidens.
Deux ou trois autres appareils furent improvisés tour à tour, sans
donner de meilleurs résultats. Enfin le capitaine Chester en cons-
truisit un qui convint.
Cet appareil est bien connu maintenant : c'est un seau, con-
LA CULTURE DES EAUX SALÉES. 855
tenant une hélice dont la rotation chasse l'eau de bas en haut, et
celle-ci s'échappe par des fentes latérales que les œufs, retenus
par un grillage, ne peuvent franchir.
Cette première année fut surtout conracrée à des essais. On
ne savait rien, en effet, sur les conditions requises pour Téclo-
sion : on ne savait rien, en particulier, sur la température la plus
favorable à celle-ci. L'observation montra que, pour la morue
comme pour les autres espèces, la rapidité de Téclosion est, dans
certaines limites, en rapport avec la chaleur de l'eau. A 0**, il
faut oO jours pour obtenir des alevins : à 1° centigrades, il en
faut 13 seulement.
Quarante-trois femelles fournirent 9250 000 œufs : c'était peu,
car la morue est très prolifique. Mais il faut remarquer que, dans
aucun cas, on ne recueillit tous les œufs : ceux-ci mûrissent
successivement, et chaque traite — s'il est permis d'employer ce
mot — ne fournit que les œufs actuellement mûrs. On en perdit
donc beaucoup à laisser aller les morues après une seule traite,
au lieu de les conserver pour recommencer quelques jours plus
tard. Ces œufs donnèrent 1 500 000 alevins, ce qui représente une
proportion très faible. Mais il setait beaucoup perdu d'œufs en
raison de l'imperfection des premiers appareils, et aussi de l'im-
pureté de leau de mer, puisée dans le port même.
L'expérience ne fut point perdue. On apprit aussi, par les
essais de cette première année, que les viviers flottans où l'on
conservait les poissons non encore mûrs pour l'œuvre repro-
ductrice, et sur lesquels on avait fondé de grandes espérances,
sont de médiocre valeur. Tant qu'il fit beau, tout alla bien :
mais quand vinrent les rigueurs de l'hiver, on vit les dangers
de ces viviers : les morues y périrent en foule, et à l'autopsie
on leur trouva le ventre plein de glaçons; d'où la conclusion
qu'il fallait renoncer aux viviers, ou bien se servir, en hiver,
de viviers immergés, la température, à (juelques mètres de
profondeur, ne sabaissant jamais autant que celle de l'eau su-
perficielle.
Pour en finir avec les 1 500 000 alevins, je dirai qu'ils furent,
après quelques jours, jetés à la mer, pour y chercher leur existence.
Sans doute, il en cixiste encore, qui, devenus adulfes, orrenl it
l'heure présente le long de la côte, broutant les jimiries sous-
marines, tandis que d'autres, qui ont connn la vie grâce aux
soins de Thomme, ont, par les soins de l'homme encore, connu le
8o6 REVCE DES DEUX MONDES.
trépas, et fini leur brève carrière dans quelque casserole, ou dans
un tonneau de saumure.
Ce n'est point là de l'imagination, est-il besoin de l'ajouter?
et ce qui le prouve c'est que, dès l'année 1879, un an après l'ex-
périence qui vient d'être relatée, les pêcheurs de Gloucester furent
grandement surpris en rencontrant dans le port même de petites
morues de la variété que d'habitude ils ne rencontraient qu'au
large. Pleins de méfiance et d'ironie à l'égard des entreprises des
terriens, les pêcheurs avaient douté de l'utilité de la tentative :
qu'est-ce que ces habitans du plancher aux vaches pouvaient bien
connaître à la morue, et quelle était cette prétention d'en fabriquer
dans des bocaux?
Ils eurent bientôt changé de ton. Les petites morues étaient
bien là, et c'était assurément la morue des bancs, celle dont ils
avaient rapporté des individus destinés à l'expérience. Ils ne les
renièrent point : bien mieux, ils leur servirent de parrains, et les
petites morues reçurent le nom de « morues de la Commission. »
Et encore, s'il est permis d'anticiper, un pêcheur de la même lo-
calité donnait, en 1882 et 1883, des détails intéressans sur ces
mêmes poissons. Il racontait avoir, avec autant de satisfaction que
de surprise, trouvé des morues en abondance dans les parcs où il
venait prendre du poisson pour servir d'appât à ses casiers à
homards : chaque jour il en trouvait une centaine de livres, alors
que précédemment il n'avait jamais trouvé la morue en une telle
abondance, et que, surtout, il n'avait jamais, jusque-là, rencontré
la morue des bancs, ou morue grise, très distincte de la morue de
roche qui fréquente habituellement la côte.
L'expérience de 1878 avait réussi. On ne pouvait deviner
quelles conséquences elle aurait; mais on savait comment s'y
prendre pour opérer en grand. Le problème était en partie résolu.
On recommença donc en 1879. Je ne vais pas narrer en détail
ce que fut l'œuvre de cette année, ou des années subséquentes^
mais j'indiquerai sommairement les progrès réalisés. En 1879, on
produisit douze millions d'alevins, à Gloucester, et on constata
aussi ce fait important que des œufs fécondés peuvent être sans
inconvénient transportés à vingt-quatre heures de distance, par
chemin de fer, à condition de les placer dans des bonbonnes d'eau,
remplies aux deux tiers, et entourées de glace pilée. Ceci revient
à dire qu'il n'est point indispensable de posséder sur place l'es-
pèce que l'on veut propager : il suffit qu'on la trouve à une dis-
LA CULTURE DES EAUX SALÉES. 8o7
tance qui ne soit pas excessive, car alors on à la ressource de
faire voyager les œufs fécondés, et il suffit d'avoir des appareils
à éclosion prêts. On se doutait de cette conclusion en 1879; on
1898, les progrès ont été tels que nous avons pu voir, en janvier,
arriver à Paris, venant des États-Unis, des milliers dœufs
fécondés de salmonidés divers, en parfait état, et qui ont été
aussitôt distribués par la Société d'Acclimatation. En réalité, les
œufs fécondés peuvent se conserver, au froid, pendant dix et
quinze jours, et peut-être plus, sans perdre l'aptitude à se déve-
lopper : et c'est là un fait de grande importance pratique.
En 1880, les opérations ne se ralentirent point, tant s'en faut.
Les commencemens étaient si encourageans que l'on songea à
marcher encore de l'avant, et que le gouvernement fédéral créa
une nouvelle station de pisciculture, celle de Wood's Holl, au
voisinage de Boston. La commission des Pêcheries, très satisfaite
déjà de l'œuvre exécutée à Gloucester, voulut que Wood's Holl
conquît aussi son droit de cité, et le regretté Marshall Mac Donald,
alors chef de cette commission, avec qui j'eus le plaisir de
m'entre tenir de ses expériences, il y a quatre ans, à Chicago, y
vint en personne pour essayer un appareil à circulation de son
invention.
La station de Wood's lIoU ne fut toutefois réellement équipée
qu'en 1883 et 1884. Et quand on la crut bien organisée, en 1885,
on s'aperçut qu'elle ne l'était point. Manipuler — et avec quelles
tendresses — lo millions d'œufs pour obtenir '1 millions d'alevins,
en vérité, c'était une médiocre opération. La faute en fut bien
vite apparente: les appareils à incubation étaient les coupables.
On les avait construits sur des données fausses : et, pensant que
les œufs de la morue flottent de façon permanente, on n'avait
point envisagé l'éventualité opposée : on n'avait pas prévu qu'au
bout de cinq ou six jours ces œufs couh'iit vers le fond i^l). Force
fut donc de renoncer aux appareils Mac Donald, et dés ISSl)-87, les
boîtes à circulation (îlioster furent mises en usage. Les résultats
furent plus salisfaisans. Le Gnimpus, un des vaj)eurs de la coni-
(1) Les expériences et obsorviilions auxquelles dut ilonm' lieu les npéralions de
pisciculture, aux Ktats-Unis, en Scandinavie, en Aufilelerre . ont fait cnnnaître
beaucoup de faits dont on n'avait aucune <'onnaissance. à l'éf,'ard îles teufs des
poissons et de leur développeinenl. Ces faits sont résumés principalement dans les
ouvrafres de MM. Mi-' Intosli. Masieriiian, et (',iimiinj.'liam, sur les poissons ci)me<ti-
liles d'Anfiletcrre, et dans les pulilications de la station atpiicole de Boulogne, où
M. Eugène Canu a fait d'excellente besogne.
858 REVUE DES DEUX MODES.
mission fédérale, fut quérir des morues dans le golfe du Maino,
et celles-ci fournirent la majeure partie des 43 millions d'œufs mis
en incubation, lesquels produisirent '12 millions d'alevins dont
49 millions et demi survécurent et furent « plantés » dans les eaux
voisines. Cette fois, on eut un alevin par paire d'œufs, ce qui est
une proportion plus avouable, mais non encore pleinement satis-
faisante, puisque, dans bien des cas, on a obtenu jusqu'à 85 alevins
pour 100 œufs. Des essais faits pour conserver les alevins en cap-
tivité ne réussirent point. On ne savait de quoi les nourrir, en
effet, et il parut plus simple de les mettre à la mer aussitôt éclos,
c'est-à-dire après dix ou vingt heures en moyenne.
Depuis 1885, les opérations piscicoles appliquées à la morue
se sont poursuivies à Gloucester et à Wood's IIoU simultanément.
Je ne dirai point que ces opérations aient été invariablement
heureuses, et trop souvent la production d'alevins a été hors de
proportion avec les frais et la peine. Les échecs, toutefois, ont été
profitables : ils ont servi de leçon; ils ont montré, — et sir James
Maitland y a insisté pour les poissons d'eau douce dans son excel-
lente History of Howictoun, — ils ont montré quil ne faut point
empiler les œufs en couches superposées dans les incubateurs :
on peut aller jusqu'à trois couches, mais pas plus, et deux ou une
seule seraient préférables. On a fait aussi des tentatives pour con-
server les alevins quelque temps avant de les confier aux grandes
eaux, et les résultats en ont été satisfaisans en ce sens, qu'en
nourrissant les alevins avec les débris de difîérens lamellibranches
réduits en bouillie, on en a pu garder 70 000 en captivité pendant
trois semaines.
Les opérations continuent chaque année à Gloucester et à
Wood's Holl avec un succès variable. Il y a tant de causes ca-
pables de faire échouer l'entreprise... Tantôt c'est limpureté des
eaux agitées par la tempête; d'autres fois, c'est le froid ou un
accident imprévu. Et quand on croit avoir tout prévu, une cause
d'insuccès surgit là où l'on s'y attendait le moins.
II
Née à Gloucester, aux Etats-Unis, la pisciculture ne s'est pas
exclusivement développée sur place. L'exemple donné a été
suivi ailleurs et avec beaucoup de succès.
Dès 1883, en effet, la Norvège s'occupait à imiter les Etats-
LA CULTURE DES EAUX SALÉES. SoD
Unis. A vrai dire, elle s'y employait depuis quelques années déjà,
mais c'est en 1883 seulement que fut élevé le premier établisse-
ment de pisciculture marine, sur la proposition d'un homme fort
expert dans la matière, M. G. ]M. Dannevig. Cet établissement se
trouve à Flodevig, non loin do Bergen, et il est dû à linitiative
privée.
Sur les côtes de Norvège comme sur colles du nouveau
monde, le poisson se faisait rare, et la morue disparaissait de
façon évidente. La nombreuse population (jui vivait de la pèche
s'inquiétait de voir diminuer la source principale de sa richesse
relative, et ses gains devenaient plus insuffisans que jamais.
M. Dannevig voulut remédier à cet état de choses, et cor-
riger les défaillances de la nature, et, avec le concours financier
de quelques personnes à qui il avait pu faire voir le côté utilitaire
et patriotique de ses projets, il sut organiser une petite station
dont le but était de s'assurer s'il est possible de produire, avec
une dépense modérée, une grande quantité d'alevins des poissons
les plus recherchés, de façon à remédier à l'excès de destruction
d'œufs et do jeunes qui se fait normalement à l'état do nature.
C'est de la morue que l'on s'occupa tout d'aboid. Les premiers
résultats furent médiocres, mais instructifs.
On vit bientôt quelle est l'importance de la question de
l'eau. Il fut surabondamment démontré, à Fludevig comme à
Gloucester et à Wood's IIoll, qu'il ne suffit nullement, pour
réussir en pisciculture marine, de posséder des œufs fécondés
qu'on mot tremper dans de leau de mer. Les variations de qualité
de cette eau sont telles qu'il faut beaucoup de discernement et de
pratique pour arriver à se procurer celle qui convient. La plupart
des poissons de grande industrie sont des poissons du large, qui
ne viennent sur les côtes qu'en passant dans de rapides excur-
sions. Leurs œufs sont pondus à dislance du rivage, et ce sont des
œufs floltans, des œufs qui restent à la surface au lieu de plonger
au fond.
Ils ont bien des ennemis, toutefois, et l'un d'eux est l'eau
c.ôtière. L'eau des côtes dilVère très sensiblement de l'eau du
large, et c'est à cette dilVorence que sont dus beaucou|> de mé-
comptes. Comparez, on traversant l'Allaiitique, ces plaines d'un
bleu si pur, si profond, qu'on ne trouve guère qu'à vingt-quatre
heures de dislance, à ces eaux vonlàtres ou grises, qui avoi-
sinent le rivage, et tiennent en suspension tant de poussières
860 REVUE DES DEUX MONDES.
et de boues, de craie, de marne, de débris de toute sorte. — Re-
cueillez-en un seau, et comparez-en la transparence, la pureté;
faites plus, et analysez les deux échantillons. Les différences
sont évidentes. Au voisinage des terres, la composition physique
varie beaucoup : l'eau tient eu suspension une quantité très va-
riable de parcelles organisées ou inorganiques, et la nature de
celles-ci — de ces dernières surtout — varie selon la nature des
fonds. Ces particules de sable, de vase, de craie, sont très nuisibles
aux œufs : elles s'agglutinent à la surface de ceux-ci, et les habillent
d'un revêtement qui entrave la fonction respiratoire, si active pen-
dant le développement.
L'eau du large diffère encore de celle de la côte, en ce qu'elle
est de composition chimique beaucoup plus constante. On n'y
observe pas les variations considérables de densité et de salure
que les eaux côtières présentent sans cesse, et qui sont dues aux
variations de température, beaucoup plus prononcées près du
rivage, et au voisinage de l'embauchure des fleuves et rivières.
Ces deux causes font que la salure et la densité de l'eau côtière
varient beaucoup et constamment, et ces variations sont nui-
sibles aux œufs.
Il faut donc, — et c'est ici la conclusion pratique, — il laat
n'établir de station de pisciculture qu'au voisinage d'eaux très
pures, et pauvres en parcelles minérales. Il faut puiser l'eau à
distance du rivage — au moyen d'une canalisation appropriée —
et la puiser non à la surface, mais vers le fond.
Tous ces points ont été fort bien mis en lumière par M. Dan-
nevig. Il a encore perfectionné la technique en imaginant des
appareils à éclosion spéciaux.
Enfin, l'expérience a montré qu'à Flodevig, du moins, on
peut très bien se passer de pratiquer la fécondation artificielle.
Les choses se font de la façon que voici : on réunit les mo-
rues adultes dans un vivier où on les nourrit — par exemple
avec dvi hareng congelé — jusqu'au moment où la reproduction
est imminente. On les sort du vivier pour les placer dans des
bassins où les œufs sont expulsés et fécondés naturellement. Les
œufs flottent à la surface, et chaque jour on les recueille pour
les disposer dans les appareils à éclosion. Les alevins se déve-
loppent dans ces appareils, et ceux-ci servent encore au transport
des alevins, quand le moment est venu où l'on peut les expédier
sur tel ou tel point de la côte, pour les rendre à la mer.
LA CULTURE DES EAUX SALÉES. 861
Les premières opérations dont il ait été tenu compte à Flode-
vig datent de 1884. On obtint cette année sept millions d'éclosions.
Depuis, le nombre des œufs manipulés n'a fait qu'augmenter.
De 1885 à 1887, on eut 30 millions d éclosions, en moyenne,
par an; en 1890, le chiiïre fut de 50; et en 1892, on dépassait
200 millions. La perte est en moyenne de 30 pour 100 : sur 100
alevins, il en reste 70 à jeter à la mer. Le prix de revient est peu
élevé : chaque mille d'alevins revient à quatre centimes, cinq cen-
times au plus.
M. Dannevig ne s'en est pas tenu à la morue : il a abordé
d'autres espèces : le hareng, quelques poissons plats, et le homard.
C'est en 1885 qu'il a commencé à étudier le précieux crustacé,et
les résultats ont été encourageans. En 1887, le laboratoire de Flo-
devig ayant pleinement fait ses preuves, les collaborateurs finan-
ciers de M. Dannevig estimèrent leur tâche achevée. Nous avons,
dirent-ils, fait les sacrifices qu'il a fallu, pour démontrer le ca-
ractère pratique de la pisciculture marine. Celle-ci est possible
et relativement facile. Nous n'avons, dès maintenant, qu'à nous
retirer : c'est l'Etat qui devra se charger des dépenses que nous
avons jusqu'ici supportées, et prendre la direction du service de
la pisciculture des eaux salées. Ainsi fut fait. Je veux penser
que les pionniers qui prêtaient leur concours financier à M. Dan-
nevig ont été décemment remerciés de leurs sacrifices et de leur
esprit d'entreprise. Flodevig, devenu établissement d'Etat, aurait
pu péricliter, ou tout au moins coûter beaucoup plus cher par les
fonctionnaires incompétcns ou inutiles qu'on eût pu y intro-
duire : mais M. Dannevig en est resté directeur, et le danger a été
écarté. La station a môme été reconstruite sur des plans plus
vastes, et on peut la considérer maintenant comme un modèle
dans son genre. Elle produit en moyenne 300 millions d'alevins
de morue par an.
Dès le début, pour ainsi dire, les effets bionfaisans dos opéra-
tions entreprises à Flodevig se sont laissé voir. Eu 1888, M. Dan-
nevig pouvait écrire les lignes suivantes : (( L'accroissement eu
nombre de la petite morue n'a pas été seulement perceptible,
mais frapi)ant, partout où des alevins de ce poisson ont été dé-
posés. Pendant les deux dernières annt'es après que des distri-
butions y furent faites, on a pris beaucoup de ces petites morues
à Flodevig, llavekil et dans les baies voisines... Dans les eaux
peu profondes, deux j>éclieurs armés de lignes ont pu eu prendre
862 REVUE DES DEUX MONDES.
chacun quatorze douzaines par jour (1). » En 1892, M. Dannevig-
confirmait pleinement les faits qui viennent d'être énoncés, en y
ajoutant ceci, qu'en bien des points les pêcheurs constataient l'ap-
parition d'une grande abondance de poissons étrangers et de
variétés de morue qu'ils ne connaissaient point, ou dont les vi-
sites étaient très rares. Comme les poissons étrangers dont il
s'agit sont précisément les espèces cultivées par M. Dannevig, et
que leur présence a été constatée dans les parages où les alevins
ont été confiés à la mer, il est permis d'attribuer ces résultats aux
opérations de pisciculture.
Et maintenant, traversons l'Atlantique de nouveau. C'est un
voyage sans attrait, car c'est au milieu des brumes de Terre-
Neuve qu'il le faut achever, dans la baie de la Trinité, en face du
petit port de Dildo. Un îlot s'y rencontre, où, en 1889, le gouver-
nement terre-neuvien a établi, lui aussi, un établissement de pis-
ciculture: le quatrième dans l'ordre chronologique, puisque sa
fondation est postérieure à celle des laboratoires de Gloucester,
Wood'sIIoll, et Flodevig.
La raison qui a déterminé la fondation de cet établissement est
la même que dans les autres cas : l'appauvrissement des fonds de
pêche et l'espoir de les reconstituer. La direction en a été confiée
dès le début à un pisciculteur fort expert, M.Adolphe Nielsen.
Le laboratoire de Uildo s'occupe principalement de la culture
de la morue. Planté dans une petite île, au fond d'une anse
qui le protège contre les impétuosités de la vague, il est fort bien
aménagé. Les morues adultes et mûres sont pochées dans la baie,
dès que les glaces hivernales ont disparu, et placées dans un bas-
sin d'élevage. Ce bassin est alimenté en eau sans cesse renouvelée
qu'une pompe va puiser à 90 mètres de distance, à 9 ou 10 mètres
de profondeur : cette pompe est actionnée tantôt par une machine
à vapeur, tantôt — quand le temps le permet — par un moulin à
vent. Mises dans ce bassin au nombre de 1 500 environ au com-
mencement de la saison (fin de mai, première quinzaine de juin),
les morues sont nourries de harengs, d'autres poissons communs,
d'encornets, que les pêcheurs leur apportent chaque jour; elles
pondent à loisir, et les œufs, qui viennent flotter à la surface —
après fécondation — sont transportés dans des cloches spé-
(1) Cité dans Notes sur la Pisciculture marine et son application rationnelle aux
cotes françaises de la Manche, par M. Eugène Ganu {Annales de la Station aquicole
de Boulogne-sur-Mer, 1894).
LA CULTURE DES EAUX SALÉES. 803
ciales, qui plongent dans des auges où l'eau circule sans cesse.
Le nombre d'alevins produits à Dildo, pour la morue seule,
varie de 200 à 300 millions par an. Ils paraissent rester dans les
environs de la côte; il ne semble pas que les morues ainsi pro-
duites opèrent de migrations étendues: la baie leur fournit tout
ce dont elles ont besoin, et elles restent sur place, formant des
bancs nombreux qui circulent à travers les eaux, et que les pêcheurs
recueillent avec empressement.
M. Nielsen s'occupe beaucoup également du homard. Il en
produit un million d'individus en moyenne chaque année : les
œufs sont placés dans des incubateurs flottans, amarrés au fond
par une corde et une pierre lourde, et l'éclosion s'en fait de façon
très satisfaisante.
C'est encore au homard qu'est consacrée — de façon exclusive
— la station créée en 1891 par le gouvernement canadien, à Bay-
View, en Nouvelle-Ecosse. Je me contente de la signaler en pas-
sant, pour en venir enfin à la dernière en date des stations de pisci-
culture marine, à celle de Dunbar, en Ecosse, créée par les soins
du Fishery Board d'Ecosse, en 1893, et placée sous la direction
de M. Wemyss Fulton.
Cette station a bénéficié dans une large mesure des expériences
faites ailleurs. Aussi Dunbar est-il un excellent type de station de
pisciculture. Situé sur la côte de l'Uaddingtonshire, près de l'em-
bouchure du Firth of Forth , ce laboratoire rappelle beaucoup
celui de Flodevig. Il a coûté une quarantaine de mille francs, et
la conliguration des lieux a permis de l'établir dans d'excellentes
conditions. Un premier vivier sert à recueillir les reproducteurs
quelque temps à l'avance, pour leur permettre de bien s'accli-
mater; il est aménagé dans une caverne ([ui se trouve sous les
ruines d'un vieux château, et où l'eau pénètre à chaque haute mer.
En attendant la construction d'un vivier plus important, —
qui se fera en fermant une crique voisine, — cette caverne rend
les meilleurs services. Il va de soi qu'on nourrit les poissons qui
y sont enfermés. Quand approche le moment où ceux-ci vont
frayer, on les déménage. On les pèche avec des lilets. pour les
transporter dans un second vivier qui esl le Vf'ritable labora-
toire de reproduction. Comme à Fbidevig, on a renoncé à la
fécondation artificielle telle (|u'elle se prati(juo aux Etals-Unis.
Les poissons, ajjrès tout, savent très bien s'y prendre, sans qu'on
les aide d'aucune façon, et nos leçons leur son! inutiles. He-
8GI REVUE DES DEL'X MONDES.
marquez aussi que la reproduction naturelle a cet avantage de
ne pas nécessiter une manutention qui coûte toujours assez cher,
et qui blesse souvent les poissons : elle a aussi ce grand avan-
tage que tous les œufs sont utilisés.
Il faut se rappeler, en effet, que les œufs de la plupart des pois-
sons produisant des œufs flottans, pélagiques, n'arrivent pas tous
simultanément à maturité. Ils mûrissent successivement, les uns
après les autres. Dès lors, la pratique de la fécondation artificielle
entraîne la perte de beaucoup de ceux-ci. Les premiers expulsés
sont mûrs et se fécondent : les autres ne sont pas encore mûrs et
ne se fécondent pas : ils sont perdus, à moins qu'on n'ait le soin de
« traire » chaque poisson à plusieurs reprises, ce qui constitue une
complication notable. On a donc décidé, à Dunbar,de laisser faire
la nature. Les poissons prêts à frayer sont transportés dans le vi-
vier spécial qui leur est réservé, et on continue à les nourrir. A
mesure que les élémens sexuels sont mûrs, ils sont expulsés, et
les œufs se fécondent. Ils flottent près de la surface. Pour les re-
cueillir, on fait comme à Flôdevig. Le trop-plein du bassin de
fécondation — alimenté par une pompe — s'écoule dans un col-
lecteur tapissé de toile fine. L'eau passe, mais les œufs s'arrêtent,
et, pour transporter les œufs, il suffit d'emporter le collecteur.
Du collecteur, les œufs, après avoir été nettoyés par des procédés
spéciaux, passent aux incubateurs.
On visite ceux-ci chaque jour, pour enlever les œufs morts,
et pour voir où en est l'éclosion. Celle-ci demande un temps qui
varie selon la température de l'eau, comme chacun le sait. En
opérant avec de l'eau à zéro, on pourrait retarder presque indé-
finiment l'éclosion : avec l'eau à 7" ou 8", il suffit de douze ou
treize jours pour la morue. Les poissons, une fois éclos, sont
maintenus quelque temps dans les boîtes à incubation : on attend
que le sac vitellin soit à peu près résorbé, et que la bouche soit
bien développée. C'est alors le moment de s'en débarrasser...
L'homme a fait ce qu'il pouvait : il leur a permis de saisir la vie:
à eux maintenant de se tirer d'affaire. Ils sont bien petits, bien
faibles, sans doute : il serait tentant de les conserver quelques
semaines, pour leur permettre de se développer et de prendre des
forces : mais on ne connaît pas encore le moyen d'arriver à ce
résultat si désirable.
En attendant que ce problème soit résolu, on continuera, à
Dunbar, comme ailleurs, à transporter les alevins, qu'on ne peut
LA CULTURE DES EAUX SALÉES. 865
nourrir, à quelque distance en mer, par un temps aussi favo-
rable que possible, et là, on leur donnera la liberté: ils retrou-
veront leurs frères, nés dans la niirsert/ naturelle des poissons,
et commenceront la lutte pour l'existence. A coup sur il en
mourra beaucoup : mais il en survivra aussi, qui augmenteront
la quotité de l'espèce.
J'ai consacré un peu plus d'espace à la station de Dunbar :
c'est qu'elle peut être considérée comme le type le plus perfec-
tionné des établissemens de pisciculture marine, a l'heure pré-
sente, et qu'elle réalise à peu près l'idéal actuel. A y regarder
de près, on constate qu'il n'est aucunement besoin de magie pour
établir pareil laboratoire. La pisciculture marine peut se faire en
une infinité de points et, probablement, sous tous les climats.
L'essentiel est de bien choisir le site ; il faut chercher les localités
favorables, et le nombre des élémens à envisager dans cette
appréciation est relativement grand. Nous avons vu de quelle
importance est la question de l'eau : il faut tenir compte encore
de la facilité qu'offre la configuration des côtes à l'établissement
de viviers; il faut être à portée de pêcheurs qui puissent fournir
les reproducteurs. Il est très utile aussi que le chemin de fer
passe à petite distance, car dès lors un laboratoire de pisciculture
marine peut desservir une étendue de côtes considérable : avec des
appareils appropriés, on peut faire voyager les alevins à des dis-
lances importantes, et dans ces conditions un seul et même éta-
blissement peut alimenter une région étendue.
III
La liste des stations de pisciculture marine est close. Nous
n'avons encore rien en France qui corresponde à Gloucester,
Dunbar ou Flodevig. M. E. Perrier a bien établi une installa-
lion dans son laboratoire de Saint- Vaasl-la-llougue; mais, faute
d'argent, l'usine chôme. D'autre part, M. Eugène Canu, qui a
étudié la question avec beaucoup de soin et de compétence, vou-
(h-ait créer une station véritable sur notre littoral du nord: mais
à lui aussi l'argonl fait d('faut. Nous restons dans l'inaction, et
cela est regrettable.
l'eut-être convicnl-il maintenant de montrer en <jnoi il y a
liiui de regretter notre inertie ; et c'est ce que je veux faire on
énnrnérant les résnitats obtenus, liln même temps, je signalerai
TOME CXLVIII. — 1898. , ob
866 REVUE DES DEUX MONDES.
les espèces diverses, autres que la morue, sur lesquelles des ten-
tatives de multiplication artificielle ont été faites.
En une dizaine d'années, de 1878 à 1890, les deux stations de
Gloucester et de Wood's Holl ont déversé quelque deux cent cin-
quante millions d'alevins dans les eaux du Maine et du Massa-
chusetts. C'est peu de chose, assurément: mais encore cet effort
n'a-t-il pas été infructueux, et, comme je l'ai dit plus haut, les
pêcheurs ont reconnu l'existence des «. morues de la Commission. »
A Flodevig, en douze ans, — dix en réalité, puisqu'il y eut
deux années où le laboratoire ne fonctionna pas, — de 1884 à
1896, il a été fabriqué un milliard et demi d'alevins au bas mot.
Répartis dans les fiords des environs, ils ont en partie repeuplé
les fonds qui étaient grandement appauvris. Les pêcheurs ont
constaté que le poisson est plus abondant, et, comme le disait
M. Dannevig au Congrès des pêches maritimes récemment tenu
aux Sables-d'Olonne (1), « le résultat pratique de l'œuvre est
que la morue augmente rapidement sur la côte méridionale, par-
ticulièrement là où les alevins ont été semés. » Le prix de revient
moyen est de 6 centimes et demi le mille d'alevins de 4890 à
1895; en 1896, il s'abaisse à trois centimes et un tiers le mille.
A Dildo, il a été fabriqué en cinq ans, — de 1890 à 1894, —
plus de 600 millions d'alevins, et là encore, les pêcheurs ont
accusé la présence de jeunes morues très abondantes dans des
eaux où elles étaient devenues rares. De façon générale, donc,
on peut dire que le repeuplement sopère, et que l'œuvre du
laboratoire est utile.
Voici le jugement que portait, il y a peu de temps (2), un homme
qui est considéré comme fort expert en matière de pêcheries :
« En 1879. la pêche côtière de la morue avait à peu près disparu,
et cette industrie en était à ses dernières cartouches. M. Baird
commença une expérience sur la reproduction artificielle de la
morue à Gloucester, et, un an après, les résultats se faisaient déjà
connaître. Au bout de dix-huit mois, les filets du port de Province-
town étaient pleins de petites morues, et deux saisons plus tard
eelles-ci étaient marchandes. Depuis ce moment, les pêcheurs ont,
chaque hiver, fait une bonne saison de pêche. Or, d'après ce que
nous connaissons des habitudes de la morue dans la baie du Mas-
(1) Voir le Compte rendu des séances de ce congrès, publié par MM. A. Odin et
Marcel Baudouin, à l'Institut international de bibliographie scientifique, p. IS.T.
(2) Fishing Gazette (New-York), 17 août 189;j, p. 1517.
LA CULTURE DES EAUX SALÉES. 867
sachiisetts, nous savons que leur migration se fait du Gap Cod au
Gap Ann, et réciproquement. Si nous tenons compte du fait que
la petite morue qui s'est montrée à Provincetown dix-huit mois
après les expériences de M. Baird, avait exactement les dimen-
sions de la morue de dix-huit mois, nous pourrons sans crainte
tirer la conclusion que la pêche d'hiver satisfaisante qui se fait
maintenant au Cap est le résultat des efforts de la commission
à Gloucester. »
Et à peu près à la même époque, — en 1894, — un autre ob-
servateur disait ceci : « ...Cette année, 221 millions d'alevins de
morue ont été plantés dans les eaux de Dildo... Les morues se sont
montrées avec une abondance dont nul ne retrouvait d'exemple
dans sa mémoire. Des quantités énormes de poisson ont été aper-
çues par les pêcheurs ; ces poissons ont un an, deux ans, trois ans,
et correspondent aux expériences faites pendant les trois der-
nières années. Jamais on n'a autant vu de poissons dans la baie;
jamais les efforts des pêcheurs nont été récompenses par d'aussi
abondantes pêches. » Et il ajoute que l'expérience de Trinity Baya
été si satisfaisante qu'on a voulu la répéter dans les baies Bonavista
et Goncepcion. Pour la morue donc, on doit se louer des résultats
obtenus.
Il en va de même pour un autre hôte des mers, plus rare que
la morue, très apprécié, lui aussi, mais que son prix met habi-
tuellement hors de la portée des petites bourses : je veux parler
du homard. Ce crustacé bien connu constitue un mets de luxe
qu'il serait avantageux de rendre plus abordable, et c'est pour-
quoi, de différens côtés, on en a tenté l'élevage. Remarquez, en
passant, que la multij)lication du homard rend service à une po-
pulation maritime plus étendue, puisque c'est une espèce côtière
dont la pêche est relativement facile et peu dangereuse, et ne
demande pas de capitaux considérables comme la pêche loin-
taine sur les bancs d'Islande ou de Terre-Neuve.
Les résultats sont oucouragcans. La technique est simple : on
dépouille les femelles des œufs fécondés, et on place ceux-ci dans
des incubateurs spéciaux sur la structure desquels je no puis
m'arrêter : les meilleurs sont ceux qu'a imaginés iM. Niolsen.
Une femelle de homard fournit de .'JOOO à 100 000 o'ufs, selon
son âge et ses dimensions : 10 000 ou 20 000 en moyenne. En
1895, à Dil(l(,, 2^3 000 homards ont fourni près de (100 millions
d'œufs, dont 170 millions ont éclos : une très belle pn^portion, soit
8^8 REVUE DES DEUX MONDES.
dit en passant (1), En six ans, Dildo a produit plus de 2 milliards
de larves de homard, et les pêcheurs de la région appr»3cient vi-
vement les efforts qui sont faits pour enrichir leur domaine.
De résultats tangibles, je nen connais point encore. Remarquez
en effet qu'un homard de taille marchande a cinq ans d'âge en
moyenne, et que l'expérience n'a pas encore suffisamment duré
pour qu'on puisse juger de ses conséquences. D'ici à deux ou trois
ans, toutefois, on devra s'apercevoir de celles-ci. dans le cas pro-
bable où elles seront satisfaisantes.
Revenons aux poissons. De l'esturgeon, qui se péchait na-
guère avec quelque abondance à l'embouchure du Delaware, il y
a peu de chose encore à dire. Ce poisson, on le sait, est anadrome :
il vit en mer, mais vient se reproduire et passer un temps assez
long dans les eaux douces; on le pêche surtout dans les rivières,
bien que, en Russie, où il est très abondant, on le pèche aussi et
surtout en eaux salées, dans la Caspienne. Depuis peu, on a
entrepris des essais de multiplication artificielle aux Etats-Unis,
dans la baie du, Delaware. M. Bashford Dean a montré que la
fécondation artificielle des œufs de l'esturgeon est extrêmement
facile, et n'exige que des précautions élémentaires. Ces œufs sont
très robustes et résistans : ils s'accommodent de conditions qui ne
conviendraient pas aux œufs d'autres espèces. Mais ils présentent
aussi des exigences particulières. Peu de temps après la féconda-
tion, ils sont le siège dune transformation spéciale qui fait qu'ils
s'agglomèrent et s'agglutinent en une masse compacte, avec ce
résultat que, si les œufs de la périphérie peuvent encore trouver
assez d'air dans l'eau ambiante, ceux des parties centrales de la
masse, sans contact avec l'eau, sont prives du moyen de respirer,
et périssent. A l'état de nature, cet inconvénient ne se présente
pas : les œufs sont pondus en chapelets minces qui se brisent et
s'étirent; le courant les entraîne ici et là, et la particularité qui en
rend le maniement difficile dans le laboratoire leur est au con-
traire favorable dans les conditions naturelles. Ces chapelets, par
suite de leur viscosité, s'attachent à droite et à gauche aux pierres
du fond, aux herbes qui ondulent sous l'eau, aux débris de bois
qui passent, et ils sont éparpillés en tout sens, au lieu de s'attacher
les uns aux autres et de s'étouffer mutuellement. Il y a donc lieu de
se préoccuper de cette particularité des œufs dans la culture artifi-
(1) Pour les détails, voir la belle monographie du homard, par M. Ilerrick, pu-
bliée par la Commission des Pêcheries des États-Unis {Bulletin. 189:')].
LA CULTUKE DES EAUX SALÉES. 869
cielle de l'esturgeon, et, manifestement, il importe de n'opdrer que
sur de petites masses d'œufs, sur des cordons de peu d'épaisseur,
et de préparer des appareils spéciaux sur lesquels ces cordons
pourront se fixer avant de les loger dans les incubateurs. M.Bash-
l'ord Dean conseille l'emploi de plateaux consistant en un cadre
en bois portant un treillis, en toile ou en fil métallique. Les œufs,
isolés, sont éparpillés sur ce plateau, avant de devenir visqueux :
ils se logent dans les sillons et s'y fixent, et désormais la manipu-
lation en est facile, et l'aération satisfaisante.
Des recherches ont encore été faites sur les poissons plats, le
turbot, le carrelet, la sole. La plupart de ces poissons ont une
valeur marchande relativement élevée, ils sont très appréciés du
consommateur, et il y aurait intérêt à en multiplier le nombre.
C'est à quoi l'on tâche de différens côtés, aux États-Unis, en Nor-
vège et en Angleterre. L'entreprise est moins facile qu'à l'égard
de la morue ou du homard, parce que Ion connaît moins bien les
besoins des œufs, les habitudes des reproducteurs, les exigences
des alevins, et encore parce que l'on se procure moins facilement
la quantité voulue de poissons adultes prêts à se multiplier.
Comme il arrive souvent, d'ailleurs, les praticiens se sont
aperçus que, sur bien des points, les théoriciens n'avaient que de
faibles secours à leur offrir. Ils ont pu s'étonner, avec quelque
raison, que les ichthyologistes leur aient fourni aussi peu de ren-
seignemens sur les mœurs des poissons les plus usuels, sur l'évo-
lution larvaire, et sur tant de questions connexes. Force a donc
été d'entreprendre l'étude de celles-ci et de se procurer une foule
de données qu'on pensait obtenir aussitôt des zoologistes. Parmi
les travailleurs. M. Me Intosh(l), le naturaliste bien connu de
Sainl-Andrews en Ecosse, dont je visitais le petit laboratoire il y a
cinq ou six ans, et M. Eugène Canu, de la station de Houlogne-
sur-Mer, ont fait d'excellente besogne en montrant où et comment
il faut chercher les œufs des poissons plats, à quoi on distingue
les œufs de chaque espèce, et quelles particularités ciiractérisent
l'évolution larvaire. Ils ont rendu service à la zoologie tout autant
qu'à la pisciculture. Je n'oublierai pas non plus les travaux de
M. Cunningham, à qui l'on doit une belle monographie de la sole,
et un livi(> très intéressant et jdcMu (!(> renseiguemens qui, sous le
(1) Voir son excellent voliimi- récemnicnl publié : Thr l.i/'i- Historiés of l/ir
firi/ish MiiriiiP Fonif-fisliifs. en (■(•ll.iliDr.ition ;ivcc M. .1. Ma-^lcrman '(^.-.1. Claye. ii
I.ondrcs).
870 REVUE DES DEUX MONDES.
litre de Marketaôie British Marine Fishes, résume k^eu près tout ce
que l'on sait sur les principales espèces comestibles de nos eaux.
Grâce à ces recherches, qui se poursuivent d'ailleurs, on a pu
déjà se livrer à des expériencest pratiques, on a pu commencer à
faire la culture de certaines espèces.
Le carrelet est une de celles avec lesquelles on réussit le
mieux. Cest un poisson qui ne saurait se comparer à la sole ou
au turbot, il est vrai, mais il est de ceux qui pourraient se
vendre beaucoup plus si la pêche était plus abondante. On s'en
occupe assidûment à Dunbar et à Wood's HoU, et les résultats
obtenus à Dunbar sont très satisfaisans. Les reproducteurs sont
gardés en vivier : la niultiplifation se fait de façon naturelle, et on
se borne à mettre les œufs fécondés, recueillis à la surface, dans
les incubateurs, où ils restent trois semaines ou un mois. La perte
est de 4 pour 100 seulement : 100 œufs donnent 96 alevins, ce
qui constitue une proportion exceptionnellement élevée. Des re-
cherches sont en cours aussi sur la reproduction de la limande, du
flet, de la sole.
On n'en fait point, à notre connaissance du moins, sur le
flétan, ce géant des poissons plats, peu connu en France, qui
est plus fréquent en Angleterre, mais qu'on pèche surtout sur les
côtes américaines. Le flétan, tel que je lai vu à Gloucester, où l'on
en débarquait des goélettes pleines, le flétan arrive à plus de deux
mètres de longueur : on en voit qui ont trois mètres, sur un mètre
de largeur, et c'est un poisson excellent, malgré ses dimensions
considérables. Mais il ne pourrait guère se cultiver que dans le
nord de l'Atlantique, et c'est un animal de haute mer à qui les
installations existantes ne pourraient convenir.
A l'égard de la sole, il reste beaucoup à faire. C'est depuis
peu de temps — deux ou trois ans — seulement que l'on a pu
obtenir la multiplication naturelle de ce poisson en captivité.
Pour le flet, peut-être la culture artificielle en sera-t-elle relati-
vement facile : car ce poisson se plaît dans les estuaires, et
remonte dans les rivières, de sorte qu'on pourrait peut-être l'ac-
coutumer à des rivières d'eau saumâtre ou même douce.
Au total, donc, la culture des poissons plats est à l'étude : elle
est encore dans la phase préparatoire.
J'ai déjà parlé de l'alose, plus haut, et du repeuplement
qui a été opéré, et qui continue à se faire chaque année, sur
les côtes de la Virginie et des Carolines; mais il faut dire un mot
LA CULTURE DES EAUX SALÉES. 871
aussi des admirables résultats obtenus sur la côte californienne.
Il n'est pas, en effet, d'exemple plus démonstratif de l'utilité
et de l'efficacité de la pisciculture marine, pas de fait plus to-
pique à opposer aux adversaires de celle-ci.
L'alose n'existait pas dans le Pacifique : nulle part, de la Cali-
fornie à l'Alaska, on n'en avait péché un seul individu, soit en
eaux douces, soit en eaux salées. La commission fédérale des pê-
cheries imagina, en 1871, d'envoyer quelques milliers d'alevins à
la commission des pêcheries de Californie pour qu'elle tentât
d'acclimaterl'espèce dans les eaux du Pacifîque.Douze mille alevins
traversèrent donc le continent de AVashington à San-Francisco,
— et c'était un succès que d'avoir réussi à leur faire effectuer un
voyage de six journées pleines (1), — et à leur arrivée, on les versa
dans la rivière Sacramento. L'expérience fut renouvelée pendant
les années suivantes, et en 1886, la commission avait « planté »
environ 1 690000 alevins dans quatre des rivières de la Californie,
Les effets ne se firent point attendre : on prit bientôt des aloses
dans le Sacramento, et ensuite sur la côte. A l'heure qu'il est,
l'alose, jusqu'ici inconnue sur les rivages de la Californie, se trouve
sur toute la côte, depuis la baie de Monterey jusqu'à la frontière
du Canada. Le jour où l'on saura la chercher, on la péchera pro-
bablement en abondance jusqu'à Puget Sound, jusqu'à l'Alaska
peut-être, et il n'y aurait rien de surprenant à ce que cette espèce
se propageât aussi sur la côte occidentale du Pacifique, vers le
Japon. Bien que les pêcheurs californiens ne prennent l'alose que
par occasion, n'ayant point encore installé les engins habituelle-
ment employés pour cette pêche, ce qui réduit considérablement
les possibilités du rendement, c'est par milliers de kilogrammes
qu'ils capturent ce poisson chaque année. L'alose s'est donc accli-
matée; et là où elle n'existait pas, la pisciculture nuirine permet
maintenant de la prendre abondamment. A l'heure qu'il est, on n
pris pour 72?> 000 francs d'aloses, et les frais d'ensemencement ont
été de moins de 70 000 francs.
Une expérience analogue a été faite avec un autre poisson, le
stripcd hass [Roccus linralus). On en a introduit tîlO alevins, en
(1; Voiiidi'tix 011 trois ans qu'en Franco on comnicnco à coniiiilro la possibilité
d'imposer de lonj^s voyages aux alevins et aux iinifs fécondés ou non fécondés.
On se donne mémo la peine d'iiiiafîiner dos appareils et des wagons à cet usage. Si
l'on (Hait tant soit [)eii au courant de ce f(ui se fait à l'étranger, on saurait, de
façon générale, que ces appareils et ces wagons exiâtenl depuis liienlot trente
ans... . ,
872 REVUE DES DEUX MONDES.
1879 et en 1882, à l'embouchure du Sacramento. Ils ont prospéré
et se sont reproduits : on les trouve — eux et leur descendance
— sur toute la côte de Californie où, auparavant, l'espèce n'exis-
tait pas. Les eaux du Pacifique semblent leur convenir beaucoup ;
ils grossissent vite et se sont répandus au loin. Ce poisson est
très recherché sur le marché de San-Francisco. Il pèse en moyenne
de 3 à 4 kilogrammes, mais on en trouve aussi de 15 et 17 kilo-
grammes. Le coût de l'expérience a été de quelques centaines de
dollars : et le rendement annuel est d'environ 90000 francs. Ces
faits et ces chiffres ont une éloquence telle qu'ils se passent de
tout commentaire.
La gigantesque expérience en cours, par laquelle différons
chercheurs tentent de démontrer la possibilité du repeuplement
artificiel des mers, s'est faite tout entière en dehors de nos fron-
tières. Il nous arrive souvent de répéter que nous mettons
volontiers les choses en train, et qu'ensuite l'étranger s'empare
des résultats obtenus, et en tire profil, tandis que nous restons
à la traîne avec notre gloire... et nos déboursés d'inventeur. Ici,
cela n'a point été le cas. Saurons-nous au moins profiter de ce
qu'ont fait les autres? Nous possédons des côtes assez étendues, et
la population vivant des produits de la pèche est assez nom-
breuse pour qu'il vaille la peine de s'en préoccuper. En second
lieu, les moyens qui réussissent ailleurs ne semblent pas devoir
échouer chez nous. Il n'y a pas de raison pour que les effets
bienfaisans de la pisciculture marine, s'ils existent, ne se présen-
tent aussi bien dans notre pays que dans tel autre. Dans ces con-
ditions, il s'agit seulement de savoir de quelle façon, sous quelle
forme, nous pourrons nous associer au mouvement.
Le poisson ne manque pas sur nos côtes : la matière ouvrable
ne fait point défaut, bien qu'elle ne se trouve point en quantité
proportionnée à nos besoins. Notre pays, si libéralement pourvu
de richesses naturelles, que la nature fit avenant et plein de grâce
en y accumulant une variété de terrains, de climats, de paysages,
qui frappe d'autant plus qu'on parcourt plus souvent les autres
contrées; notre pays, si bien muni des ressources du sol, est aussi
parmi ceux dont les eaux littorales présentent le plus de variétés.
Elles donnent abri aux espèces les plus estimées, les plus savou-
reuses qu'il y ait. Celles-ci y vivent naturellement, il n'y a pas
d'importations à faire, pas d'emprunts à l'étranger : il suffit de
développer ce qui existe.
LA CULTURE DES EAUX SALÉES. 873
Prenons le littoral dé la Picardie, de la Manche, par exemple,
avec les importans centres de pêche qui ont nom Boulogne,
Dieppe, Fécamp, etc., et considérons les espèces qui s'y pèchent,
et qu'on pourrait multiplier. Il y a de quoi ^'occuper toute l'année.
M. Eugène Canu a dressé cette liste, en indiquant l'époque nor-
male de reproduction. Supposons donc un laboratoire de pisci-
culture marine installé sur un point quelconque de cette côte, et
voyons quelle sera sa besogne.
Dès l'entrée de l'hiver, dès novembre ou décembre, il lui faut
fonctionner. La morue est là, en effet, pleine d'œufs et de laitance,
et de décembre à février, on peut multiplier cette espèce. Elle
n'appartient point à la catégorie des poissons les plus recher-
chés, de ceux qui constituent un mets de luxe : et pourtant elle
se vend toujours. En janvier, jusqu'en mars, c'est le tour du car-
relet, si abondamment multiplié dans le laboratoire de Dunbar,
et le carrelet, lui aussi, se consommera beaucoup, s'il devient
abondant. De février en avril, trois espèces se présentent, prêtes
à se reproduire : le merlan, la lingue, et le flet, poissons très
sains, oxcellens, très appréciés de la masse des consommateurs.
Le printemps n'arrêtera point les opérations, car, en mars et avril,
deux espèces demandent à partager les soins offerts aux trois qui
viennent d'être citées : la limande et l'églefin; et en mars la
reine de nos eaux, — au point de vue culinaire, cela sentend, —
réclame l'attention : la sole. De mars en juin, la sole est apte à se
multiplier, et nul ne contestera l'intérêt qu'il y aurait à rendre
cette espèce beaucoup plus abondante qu'elle ne l'est. Au mois
d'avril, deux espèces également précieuses s'y joindront : le turbot
et la barbue. De mai à septembre, les trigles feront leur appari-
tion, et de juin en juillet, ce seront les maquereaux. Eu plein été,
on pourra encore occuper très utilement le laboratoire par la mul-
tiplication artificielle des Itrèmes, dorades, surmulets, et c'est
tout juste si l'on aura, à l'automne, un mois ou deux de répit
pour se reposer ou pour remettre le mat<iriol en état.
Toute l'année durant, ou peu s'en faut, le laboratoire de pisci-
culture marine peut s'employer utilenunit, et pour peu qu'on
sache s'y prendre, pour peu qu'on prolilo de l'expérience acquise à
l'étranger, pour peu que l'on organise intelligemment l'installa-
tion et qu'on assur(» rapprovisionnement, c'est par milliards que,
chaque année, les alevins seront déversés daus nos eaux côtières.
De difliculté sérieuse, d'obstacles importans, il n'en est pas.
874 REVUE DES DEUX MOKDES.
Une entreprise de ce genre ne pourrait être que l'œuvre de
l'État. Ce n'est pas que l'administration et la gérance de l'Étal
soient le moins du monde de nature à exciter l'enthousiasme :
l'opinion est faite là-dessus. Mais, dans une question du genre de
celle dont il s'agit ici, il serait difficile, impossible peut-être, de
procéder autrement, et les intérêts en jeu sont d'ordre si général
que c'est au mandataire de la généralité de les prendre en main.
Le repeuplement de nos côtes semble donc devoir être une
affaire conduite par l'État, et, au reste, il n'y a pas de raison pour
qu'elle ne donne pas de bons résultats, si elle est confiée à des
mains habiles et pas trop nombreuses.
Il y a assez à faire, un nombre d'espèces à multiplier ample-
ment suffisant pour qu'un laboratoire bien aménagé soit occupé
toute l'année ou peu s'en faut, et pour que, par conséquent, les
frais soient relativement faibles. Une dépense première de 50 000
ou 60000 francs intelligemment employés, mis en œuvre par un
praticien qui aura vu ce qui s'est fait ailleurs, et de quelle façon il
faut s'y prendre — et surtout ne pas s'y prendre — suffirait à la
création d'un laboratoire capable de préparer des quantités
énormes d'alevins : et le choix de l'emplacement serait encore
assez facile, pour un homme qui connaîtrait les conditions ma-
térielles et économiques à réaliser. Pour l'entretien annuel, un
budget de ;20000 francs paraît pouvoir suffire largement. A Dun-
bar, les frais matériels sont de 10000 francs par an environ, et
avec 10 000 francs on peut payer le personnel nécessaire. En
tous cas, on pourrait commencer sur ces bases, et à coup sûr, si
l'entreprise devenait prospère par ses résultats, — car il ne sau-
rait être question de recettes, — le budget pourrait être accru.
Peut-être pourrait-on, du reste, l'augmenter par le prélève-
ment de droits à établir sur les transactions, si le rendement des
pêches s'élevait dans des proportions marquées, et ce ne serait
que justice que ceux qui profitent de l'œuvre en prissent quelque
charge, ne la laissant pas tout entière à la collectivité. La mé-
thode actuelle qui consiste à saigner la vache pour engraisser
le bœuf, chère à certaine école économique, ne saurait constituer
un système viable, assuré de la permanence.
L'entreprise, l'initiative particulières trouveraient toutefois à
s'exercer utilement aussi dans cette question : il y a place pour
les efforts individuels dans le sens qu'indique M. Wemyss Fui ton.
Sur bien des points de nos côtes, des criques se présentent, sou-
LA CULTUUK DES EAUX SALÉES. 875
vent des baies, de dimensions suffisantes, pour qu'avec des tra-
vaux relativement peu importans, l'on puisse les transformer en
des bras de mer clos, ou du moins suffisamment isolés de l'Océan
pour devenir de véritables viviers où le poisson peut vivre et se
développer, et où on peut l'aller pêcher sans grands risques. I.a
pisciculture marine donne le moyen de repeupler ces viviers. Il
y a encore des étangs mi-salés, des estuaires saumâtres où cer-
taines espèces vivent très bien, et que l'on pourrait utiliser aussi.
Tandis que la mer gagne invinciblement sur nos côtes, les émiet-
tant peu à peu, précipitant les falaises qu'elle désagrège, brise et
disperse sous forme de rochers qui finissent par devenir des
grains de sable, on pourrait, en bien des points, redemander à la
mer la monnaie, et gagner ici ce qu'on perd ailleurs. Les barrières
artificielles à élever auraient cet avantage de ralentir beaucoup
l'œuvre de destruction : ce seraient des digues doublement utiles,
et dans les grands viviers ainsi établis, on pourrait, selon toute
vraisemblance, pratiquer l'élevage des poissons de mer dans des
proportions considérables et de bonnes conditions (1).
Au total, les expériences faites établissent qu'il y a une œuvre
utile à tenter et un exemple à suivre.
Henry de Vaiuony.
(1) M. Georges Roche a donné des indications intéressantes (cliap. V de la Cul-
ture des Mers) sur ce qui se fait déjà dans cet ordre d'idées, à Arcachon, à Marennes,
aux Sables-d'Olonnc, à Comaccliio. en Italie; mais il est manifeste que l'art pnui-
rait beaucoup aider la nature, et que la pisciculture, — ou la pisci/'acture, coiuiiic
on rappelle souvent, — accroîtrait considérablement les ressources fournies pu-
les étangs et viviers.
MŒURS ÉLECTORALES
LE MARCHAND DE VINS
I
Malgré leur ensemble banal, les dernières élections semblent
pourtant avoir offert des symptômes assez curieux, et même assez
saisissans. Modérés et radicaux, conservateurs et révolutionnaires,
sont à peu près revenus avec les mêmes forces, mais on n'en re-
marque pas moins, dans les masses votantes, des changemens de
courans singuliers, et comme des orientations nouvelles. Le so-
cialisme gagne, mais là où l'on ne connaît pas encore ses repré-
sentans; il perd, en revanche, et considérablement, là où l'on a
goûté de ses hommes. Dans une région industrielle, en plein « pays
rouge », un marquis met en déroute un rhéteur collectiviste; ail-
leurs, dans une ville du nord, sur un autre point manufacturier,
un grand patron conservateur remplace un vieil émeutier. A Paris,
dans un faubourg, une candidature royaliste réunit quatre mille
voix; une autre, simplement conservatrice, mais présentée et sou-
tenue par un vicaire du quartier, en recueille presque autant dans
un faubourg voisin. Et le vicaire n'avait cependant pas caché son
jeu! Il allait, en sortant de l'église, dans les réunions publiques,
où la moitié de la salle l'applaudissait, pendant que l'autre l'inju-
riait. Il ne payait pas seulement de sa personne, mais de sa robe,
et de son « caractère. »
Tout cela est-il l'indice d'une prochaine ou lointaine révolu-
tion dans l'âme populaire? Est-ce le présage d'un baromètre dont
MŒURS ÉLECTORALES. 877
r.iiguille commence à tourner au beau temps, quoique le ciel
soit toujours noir? Ce sont, en tout cas, des phénomènes intéres-
sans, et qui donnent envie de s'informer. On éprouve la curiosité
de pénétrer dans certains milieux, de regarder de près ce qui s'y
passe, ce qu'on y pense, ce qu'on y fait, ce qu'on y est, ce qui s'y
prépare exactement, et l'un de ces milieux-là, sans contredit, est
la boutique du marchand de vins, et du marchand de vins de Paris,
du débitant légendaire. Qu'est le débitant? Quelle est sa poli-
tique? En quoi consiste, d'une façon précise, la puissance électo-
rale qui opère dans ces débits dont les flacons bizarres s'étagent
derrière les vitres, et d'où s'échappent, quand on passe, des excla-
mations d'ivrognes? Nous ne poussons pas loin, en général, la
fréquentation du marchand de vins, et nous ne pouvons guère, en
conséquence, que connaître assez mal l'esprit et le pouvoir réels
de ce négociant de carrure solide, qui distribue, comme d'une
tribune, les « canons » et les petits verres. Nous ne lui en attri-
buons pas moins une influence tout exceptionnelle, et même il
fut un temps où nous l'eussions volontiers appelé le « grand
électeur. » Le grand électeur, soit! Mais comment l'est-il, et l'est-
il bien autant que nous le croyons, autant surtout que nous
l'avons cru? Ne serait-il pas, lui aussi, par hasard, une de ces
puissances du passé qui s'en vont, et sa physionomie, en ce cas,
n'en serait-elle pas encore plus intéressante à fixer?
II
Il suffirait, à la rigueur, pour prouver l'importance politique
du marchand de vins, de rappeler la législation dont il a été
l'objet. On n'inspire pas autant l'autorité quand on ne l'inquiète
pas un peu, et les lois, ordonnances, décrets et ivglemens inspirés
par le cabaretier sont tout un monument. Comme existence
légale, il date de Louis XIV, sous qui il se constitue en maîtrise,
et il a fait du chemin depuis cette époque. Lise/ la plaquette in-
titulée : Code annote des iinionadict'y, par M. Julien Goujon,
avocat à la Cour d'appel de Kouen; et le Code annoté, des lunona-
dicrs vous montrera, par des textes, le marchand de vins préoc-
cupant tous les régimes, en lutte on en relations avec le pouvoir,
sous tous les gouverncmens. La loi actuelle lui donne la liberté,
et 1 Knipire, en efTet, l'en a\aft privt';. Napoléon III voyait dans
les cabarets des « lieux d'afliliation pour les sociétés secrètes, »
878 REVUE DES DEUX MONDES.
et le Code annoté Taccuse d'avoir voulu « frapper de terreur, »
pour les (( transformer en surveillans officieux, en agens électo-
raux, trois cent mille habitans et leurs familles. » Trois cent mille
estaminets, et des estaminets politiques, de ceux que Balzac ap-
pelle le « parlement du peuple, » étendaient donc déjà leur réseau
sur la France, sous le régime de Juillet et le Gouvernement de
1848! L'Empire capta cette force à sa manière, la République
la capta ensuite à la sienne, et l'Etat, depuis cinquante ans, s'est
toujours, en résumé, servi ainsi du débitant. Il a cherché à le
détruire, à le soumettre, ou à le flatter, mais ne la jamais né-
gligé. N'était pas, sous l'Empire, marchand de vins qui voulait,
et le débitant constituait alors une corporation privilégiée. 11 de-
venait un agent, un fonctionnaire, et cela le rendait une puis-
sance. Tout le monde, aujourd'hui, peut ouvrir un cabaret, c'est
la liberté, et le marchand de vins, par là, se retrouve une puis-
sance d'un autre genre. Il est le nombre, et le nombre organisé,
il pullule, il se syndique'; et, cette puissance qu'il représente et
qu'il est, toutes sortes de signes l'attestent, en dehors même de
la législation. Personne n'est aussi bas salué que lui, aussi bien
traité, aussi considéré, aussi ménagé, et par les candidats, et par
les députés, et par les conseillers municipaux, et par les séna-
teurs, et par les ministres. Pour une considération aussi marquée,
et surtout aussi soutenue, il faut bien qu il soit quelqu'un, et il
l'est. Mais de quelle façon, encore une fois, le marchand de vins
est-il quelqu'un? Gomment s'analyse son influence? Comment en
fonctionne le mécanisme? C'est ici que l'étude prend de l'intérêt,
et ne manquera même pas d'imprévu.
III
D'où vient le débitant? En général, de province. Ou bien en-
core, fréquemment, il est ancien garçon de café, ancien domes-
tique, ancien cocher, ancien commis de confiance dun distilla-
teur. Notons aussi, mais seulement pour mémoire, le marchand
devins fantaisiste, l'irrégulier de la profession, et qui peut avoir,
alors, les origines les plus bizarres. L'un de ceux-là, politicien
actif, volontiers candidat dans son arrondissement, avait été per-
ruquier à Mazas. Un autre, un homme de lettres, M. Leyret, au-
teur d'un volume : En plein Faubourg , avait acheté, il y a quel-
ques années, un fonds de vins faubourg du Temple, pour voir
MŒURS ÉLECTORALES. 879
l'ouvrier de plus près, et nous donner ainsi un « livre vécu. »
Tout le monde connaît, enfin, le débitant « esthétique », peintre,
chanteur, ami d'artistes, artiste lui-même. Mais tous ces débilans
là sont l'exception, n'ont aucune importance corporative, et le dé-
bitant parisien, sans être absolument un commerçant comme un
autre, n'en est pas moins d'ordinaire un pur commerçant, dont le
signe particulier est plutôt d'être provincial. Des gens de cam-
pagne ou de petite ville, ayant un petit bien, et décidés à le ris-
quer pour le tripler, achètent un fonds. Ce sont dos Limousins,
des Auvergnats, des Aveyronnais, des Gascons. Ils émigrent, et
viennent s'établir à Charonne, à Levallois-Perrel, avenue d'Italie,
mais restent toujours, dans leur boutique, de Saint-Flour ou de
Pézenas. Ils connaissent leurs députés, leurs sénateurs, vont
les voir, leur demandent des services, et leurs sénateurs et leurs
députés ne manquent jamais non plus, de leur côté, de leur
rendre les services demandés. Un banquet de marchands de vins
a lieu, et vous le croyez présidé par un révolutionnaire de ca-
baret? Vous vous trompez. Il l'est par un député ou un sénateur
de la Gôte-dOr, du Cantal, ou du Tarn-et-Garonne, et le légis-
lateur du Quercy, de l'Auvergne ou de la Bourgogne se ménage
ainsi les électeurs de Beaune, d'Aurillac ou de Montauban, en
protégeant les débitans d'Auteuil, de Grenelle ou des Gobelins...
Tel est souvent, comme origine, le marchand do vins parisien,
quand vous n'y retrouvez pas le cuisinier ou le valet de chambre
qui a fait des économies, le cocher qui a compté sur la clientèle
des cochers, le garçon de café qui a mis de côté ses pourboires, le
tonnelier qui n'a môme pas eu à changer de (ablier pour changer
d'état, l'employé du gros distillateur, ou l'homme industrieuse-
ment multiforme, qui passe successivement par plusieurs de ces
professions diverses, mais n'en est pas moins aussi venu de sa
province, rêve d'y retourner riche après tant de métiers différens,
et n'a garde, lui non plus, de négliger le sénateur ou le député de
son pays.
Combien maintenant sont-ils, partis ainsi d'un point ou d'un
autre, venus de roflice ou de la distillerie, tombés de la Caniiirgut»
à la Goutte-d'Or, ou du Bonssillon rue MouHctard, et qui versent
le « petit bien » dans Paris et la banlieue? Ils sont quarante
mille. Quarante mille I Formidable chilTre, et qui actuse une
clientèle formidable! Les femmes, relativement, vont peu au ca-
baret, et quelle année de votans, quelles légions d'électeurs,
880 REVUE DES DEUX MONDES.
doivent abreuver, dès lors, ces quarante mille cabaretiers! Et quel
monde imprévu, grouillant, inclassable, constitué par tout ce
qu'on peut imaginer de mauvais et môme de bon, de tranquille et
de turbulent, de casanier et d'errant, d'exécrable et de pitoyable!
Selon le quartier, la rue ou même le coin de rue, les figures que
vous remarquez dans un débit ne ressemblent plus à celles que
vous voyez dans un autre. Près d'une station de voitures, un dé-
bitant n'hébergera que des cochers de fiacre. Un autre, près d'un
cercle, n'aura chez lui que des cochers de cercle. Un troisième,
dans un quartier aristocratique, ne recevra que des « gens de mai-
son. » Certaines boutiques, près des cimetières, ne désemplissent
pas de croquemorts ; d'autres, dans les quartiers en construction,
ne désemplissent pas de maçons ; d'autres, à côté des théâtres, ne
désemplissent pas de machinistes, de décorateurs, de marchands
de billets et de figurans. Entrez, à une certaine heure, chez le
marchand de vins voisin d'une maison centrale, et vous n'v trou-
verez que des surveillans de prison; revenez un peu plus tard, et
vous n'y rencontrerez que des voleurs.
IV
De lénornie foule humaine qu'évoque la grosse rumeur de ces
quarante mille cabarets, la ligure morale du débitant commence
déjà ainsi à pouvoir se dégager, et le premier trait qui en ressort,
c'est qu'il est un patron, avec un capital. Petit patron, mais pa-
tron, et que ses cliens n'appellent même jamais que « patron. » —
Patron, un verre 1... Patron, combien?... Patron, on vous paiera
demain ! — Second trait : il est un homme de province fortement
attaché à son pays, et un homme d'économie fortement attaché à
ce qu'il possède. Troisième trait : c'est aussi, néanmoins, un com-
merçant hardi, ne craignant pas une clientèle où les risques, par-
fois, vont jusqu'aux coups de couteau, ni l'effroyable concurrence
représentée par quarante mille concurrens. Enfin, quairième trait :
par la nécessité même où il se trouve d'exercer la police de sa
boutique, sur un public souvent dangereux, il prend l'habitude
de l'autorité; l'habitude lui en donne le goût; et il résulte, chez
lui, de tous ces traits de sa nature, un total psychologique devant
lequel beaucoup de personnes reculeront peut-être étonnées, mais
qui .n'en est pas moins exact : au fond, et quelles que soient les
apparences, le marchand de vins est marqué, en politique, pour
*i
31ŒLRS ÉLECTORALES. 881
être UD « conservateur. » Il le sera à sa façon, mais il le sera.
En somme, et voilà donc une première surprise, le marchand
de vins vaut mieux que sa réputation. Qu'il le veuille ou non, il
est assurément un démoralisateur. Il propage par métier l'alcoo-
lisme, ne peut pas ne pas le propager, et contribue ainsi à la cor-
ruption générale, mais avec innocence, et, comme homme, au
demeurant, se révèle plutôt un brave homme. Il est vaillant,
risque son « bien », se condamne à vivre dans un monde qui
n'est pas toujours le sien, doit y déployer du courage, du bon
sens, de la fermeté, et s'embarque un peu dans cette vie comme
le colon pour les colonies. J'ai longtemps vu dans le débitant,
pour ma part, un industriel douteux, mais on le voit mal en le
voyant ainsi, et il n'est pas sans qualités. Il a de l'énergie, du
loyalisme, de l'humanité, et, dans ses mœurs professionnelles,
pratique une solidarité familiale. Pas un marchand de vins n'a
un enfant, n'en marie un, ou ne se marie lui-même, sans que la
corporation ne s'en réjouisse. Elle a un journal, le Journal of fie tel
de r Union syndicale, et la lecture en rappelle l'honnête Berquin.
Les vœux pour les noces, les souhaits pour les naissances, les
regrets pour les morts, les marques d'affliction ou de joie, les
souvenirs et les effusions de toutes sortes le remplissent, et tout
cela bonnement, sincèrement, sans banalité. Quant à la politique,
aux élections, pas une ligne! Vous trouvez là des renseignemens
commerciaux, des indications techniques, des recettes de mate-
lotes, des recommandations de politesse, des études sur le mouil-
lage, le plâtrage, la casse, la mise en cave, mais de la république,
de la monarchie, du radicalisme, du socialisme, de ranticlérica-
lisme, pas un mot, pas une syllabe! C'est, là-dessus, la même
abstention, le même mutisme, presque la même pudeur, que dans
une revue de demoiselles!
Il ne faudrait pas, malgré tout, eu conclure que jamais, ni
sous aucune forme, le marchand de vins ne s'occupe de politique,
mais la vérité est qu'il sen occupe moins qu'on ne le croit, et au-
trement qu'on ne h; pense. Il a sa politique, et il y joue son rôle,
mais ils ne sont pas toujours ceux qu'on \\\\ prête, et c'est ici le
moment de préciser.
D'abord, et nécessairement, il incarne l'influence que repré-
TOMK CXLVIII. — 1898. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
sentent, dans une ville, 40000 locaux de réunion. Il procure à
200000, 300000, 500 000 citoyens, 40000 foyers de communica-
tion. Supprimez le marchand de vins, et ces 40000 foyers de
communication n'existent plus. Rétablissez-le, et ils existent. Or,
un débit de vins, outre le débit même, comporte ordinairement
une salle attenante, où se tiennent, de fondation, toutes les réu-
nions politiques, municipales, électorales, syndicales ou corpora-
tives du quartier; et ces salles, à Paris, grandes ou petites, sont
innombrables. Toutes les fois qu'on se rassemble pour étudier,
organiser ou désorganiser quelque chose, c'est dans la salle d un
marchand de vins. Feuilletez les journaux spéciaux, les relevés
administratifs, et vous y noterez chaque jour, chez les débi-
tans, les plus nombreuses réunions : « le Comité central électoral
de la 2" circonscription du xii'' arrondissement, salle Gauthier...
Le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire du xf arrondissement,
café de la Poste... he Comité socialiste de la 2*' circonscription du
x^ arrondissement, salle du Petit Tambour... Le Groupe détudcs
sociales du iv" arrondissement, salle banjou... Le Comité répu-
blicain progressiste de la 1'" circonscription du xiii'' arrondisse-
ment, salle Brégigeou... La Ligue antisémitique, 7, rue Lan-
tonnet... Le Groupe central socialiste révolutionnaire du
xvn^ arrondissement, .sY(!//e Care/, etc.,etc. » Cent, cent cinquante,
deux cents, trois cents, quatre cents comités, ligues, cercles,
groupes, se retrouvent ainsi au cabaret, et grâce au cabaretier.
Les grands meetings ont souvent lieu dans les préaux d'écoles ou
les théâtres de quartier, mais toutes les réunions préparatoires,
celles où le candidat prend un premier contact avec les électeurs,
et leur donne, pour ainsi dire, comme une sensation choisie et
préliminaire de sa personne, se tiennent chez le marchand de
vins. Là se rendent et discutent les délégations, les commissions,
les sous-commissions; là on se concerte, là on se tâte, là on com-
plote ; là se donnent, pour la bonne cause, des sauteries et des
concerts. Un avocat et un chimiste, au cours d'une période élec-
torale, s'étaient entendus pour donner une conférence, aux envi-
rons de la Villette, dans la Salle des Deu.r Canons. Le sujet choisi
était le « Vin » lui-même, et l'avocat devait traiter la question
légale, lorsque le chimiste aurait traité la question chimique. Le
chimiste, seulement, par une espièglerie de chimiste, s'amusait à
à prendre le sujet au point de vue du Droit, et faisait ainsi d'avance
la conférence de l'avocat. Mais un avocat n'est jamais en relard,
MŒUlîS ÉLECTORALES. 883
et celui-ci, quand venait son tour, s'emparait du sujet au point
de vue de la science, et traitait imperturbablement la question
chimique.
Le mot de Balzac est donc rigoureusement juste, et le cabaret
est bien le « parlement du peuple. » L'électeur, pour délibérer, a
besoin d'un local, et le marchand de vins le lui fournit, comme
l'État le fournit à l'élu. Pour le second, il est vrai, la buvette est
l'accessoire, tandis qu'elle est le principal pour le premier, mais
nous allons, là encore, retrouver une autre cause de l'influence
du débitant. Il alimente la foule, et, en l'alimentant, lui crée un
tempérament, ou modifie celui qu'elle a. La vie, les idées, les
sentimens, la moralité d'un peuple physiquement sain ne sont
pas ceux d'un peuple malsain, et le débitant, en contribuant à létat
cérébral de l'électeur, est aussi pour quelque chose dans ses sen-
timens, dans sa moralité et ses idées. La bonne ou mauvaise santé
populaire dépend d'abord du fournisseur en gros, qui frelate ou
ne frelate pas ses denrées , mais on doit également en demander
compte au tenancier qui les débite, et le vote d'une population
empoisonnée, ou perdue d'alcoolisme, ne ressemblera pas à celui
de l'électeur sobre, ou purement alimenté. Ici, comme plus haut,
et d'une certaine façon, le marchand de vins est donc bien le
<( grand électeur, » et peut même l'être aussi quand il arrive de
province, qu'il retrouve des compatriotes, et les groupe autour de
lui. Il est ainsi le centre d'un réseau. Et peut-être même encore,
à l'occasion, exercera-t-il une sorte d'influence intime sur quel-
ques-uns de ses cliens. M, Leyret, qui s'y connaît, voit en lui
comme une façon de « confesseur, » et le marchand de vins, etïec-
tivement, semble tout destiné à recevoir les confidences, sinon à
les garder. No fût-ce que pour obtenir de sa générosité un crédit
auquel il résiste, on doit assez souvent se confesser à lui, lui conter
ses peines, surtout ses espérances, et le voilà, pour la naïveté po-
pulaire, l'ami auquel on se confie, la conscience sur laiiuelle on
se règle! Mais ira-t-il, dans cette fonction, jusqu'à être un direc-
teur de conscience électoral? On risquerait de se tromper eu [af-
firmant, et c'est ici que son rôle de « grand électeur » commence
à devenir vague. Use-t-il vraiment de son autorité morale pour
dicter leur devoir politique à une certaine clienléle? On peut en
douter, et par une raison bien simi)le, c'est qu'en fait de politique,
il n'en a sérieusement qu'une : l'intérêt de sa profession. S'il le
voit en jeu, il agira, mais n'agira gui>re s'il ne l'y \ oil pas. Il est pas-
884 REVUE DES DEUX MONDES.
sionnément, fanatiquement professionnel. Chez certains débitans se
réunissent des socialistes, chez d'autres des radicaux, chez d'autres
des antisémites, chez d'autres des nationalistes, chez d'autres des
progressistes, chez d'autres des conservateurs. Tous ces marchands
devins sont-ils eux-mêmes socialistes, radicaux, antisémites, pro-
gressistes, conservateurs? Avant tout, ils sont marchands de vins.
VI
Pas un corps de métier ne se tient, comme le débitant, en con-
tact avec les politiciens. Il n'apparaît même jamais, on peut le dire,
que dans l'ombre d'un député, d'un sénateur ou dun conseiller
municipal, mais n'y poursuit jamais qu'une chose : lintérêt, les
progrès, la prospérité de la corporation.
Il y a toujours, à Paris, un nombre considérable de « fonds
de vins » à vendre, et l'on y constate une moyenne de cent trente
débits vendus par semaine, cinq à six cents par mois, six à
sept mille par an. On entrevoit là beaucoup de faillites, mais en
même temps une grande activité d'acquisition et d'échange; et
l'une des spéculations volontiers pratiquées par les débitans carac-
térise admirablement leur « politique. » Prenez l'une des centaines
d'annonces publiées chaque dimanche par les feuilles spéciales :
« Près de la gare de X... Bail à volonté... Affaires par jour,
70 francs... Le vendeur n'est pas du métier, se retire... Prix :
3 500 francs... » Que va faire, en lisant cela, le débitant qui est
(( du métier? » Il va remarquer ce fonds près d'une gare, constater
l'absence de tout « stationnement de voitures » dans les environs,
et acheter le débit, avec le plan bien arrêté d'obtenir le « station-
nement. » Il l'obtient, double ou triple ainsi la valeur du fonds,
et le revend le double ou le triple, pour en racheter un autre, le
doter encore d'un « stationnement », et le revendre encore, après
l'en avoir doté. Or, comment, par qui, obtient-il ces « stationne-
mens? » Parle conseiller municipal de sou quartier, le député
de son arrondissement, celui de son pays, et tous les conseillers,
députés, sénateurs de sa connaissance. Et il ne voit plus dès lors
que des sénateurs, des députés, des conseillers, des radicaux, des
socialistes, des anticléricaux; il a l'air de faire avec eux de la po-
litique radicale, socialiste, anticléricale, et croit sans doul(f lui-
même qu'il en fait. Au fond, il n'en a qu'une, et n'en a jamais
fait qu'une : la politique du « stationnement. »
MŒURS ÉLECTOKALKS. . 885
Mais le débitant a encore un autre lève : adjoindre à sa bou-
tique un bureau de tabac. Or, par quelle voie y parvenir? Par
celle des politiciens. Ici encore, il semble faire de la politique,
et il en suit bien une, mais une seule : la politique du « bureau
de tabac. » A l'entendre, d'ailleurs, les hommes politiques le
flattent beaucoup, mais se borneraient à le flatter, et il aurait le
droit de se plaindre d'eux. Il paye déjà deux patentes, celle des
commerçans ordinaires, plus une licence qui lui est spéciale,. et
serait encore menacé d'une seconde licence. Il finirait ainsi par
payer trois patentes. Or, comment conjurer la troisième patente,
si ce n'est encore par les députés, les sénateurs et les conseillers
municipaux? Et on le frappe aussi, prétend-il, pour des falsifica-
tions dont la faute remonterait à ses fournisseurs en gros! Une
barrique falsifiée lui arrive, on la saisit chez lui avant même qujl
ait eu le temps de la goûter, et on l'en déclare le falsificateur! C'est
inique, et il réclame le prélèvement d'un échantillon à sa porte,
avant tout dépôt dans sa boutique. Or, qui doit-il, ici encore,
gagner à sa cause? Toujours les sénateurs, les députés, les
conseillers municipaux. Et pour échapper aux nouveaux droits
que lui présage la suppression des octrois, à qui devra-t-il ap-
porter ses argumens ou ses doléances? Qui devra-t-il solliciter,
inviter à ses banquets, endoctriner, convaincre? Les hommes po-
litiques. A toute occasion, il faudra encore qu'il les fréquente,
leur promette ses bons ollices afin d'obtenir les leurs, se mette
au service de leurs candidatures, et leur laisse aussi un peu en-
tendre qu'il pourrait cesser de s'y mettre. Mais quelle politique,
encore une fois, poursuit-il toujours, sous toutes celles qu'il
parait faire? Une seule, et c'est la sienne! Et tous les politiciens,
d'ailleurs, quels qu'ils soient, ne manquent jamais de s'en dire
les amis et les soutiens, préciséinonl parce qu'elle est une poli-
tique neutre, pouvant s'adapter à toutes les autres, et parce ([ue
l'homme soumis au choix des électeurs ne peut pas, d'autre pari,
ne pas se ménager l'homme par qui les électeurs conunuuiquciil.
Pourquoi les modérés, les radicaux, les césariens, les conserva-
teurs, et môme les monarchistes, ne se prochimeraient-ils pas tous,
les uns aussi bien que les autres, protecteurs du marchand de
A ins, puisque? le marchand île vins a pour programme unique de
soutenir qui le soutient, et de comballn; cjui le combat? Comment,
en même temps, tous n'allacheniient-ils pas la plus sérieuse im-
portance aux sympalhies d'une eorpor.ilion île iHOOO miMiibres,
886 REVUE DES DEUX MONDES,
qui sont les 40000 hôtes du Suffrage Universel? L'intérêt des dé-
bitans à ne pas distinguer entre les couleurs politiques est évi-
dent, mais celui des hommes politiques à se concilier les débi-
tans ne l'est pas moins.
Si donc, à certains points de vue, nous voulons, et pouvons
même voir dans le marchand de vins un « grand électeur », ne
croyons pas trop à un « grand électeur » sectaire, révolution-
naire, démolisseur par instinct, et qui verse sciemment les idées
subversives au nom d'un parti ou d'une utopie. Assurément,
il en verse plus d'une, mais comme il verse le vin fuchsine, parce
que le fournisseur le lui envoie fuchsine. Qu'on lui en envoie de
meilleur, et il ne demandera pas mieux ! Qu'on trinque sur son
comptoir à la santé d'un grand homme, au lieu d'y trinquer à
celle d'aigrefins, et il s'en réjouira tout le premier ! Il vole pour
les radicaux et les francs-maçons, oui, mais parce que les radi-
caux et les francs-maçons disposent des « stationnemens, » des
« bureaux de tabac, » et qu'ils peuvent abolir ou tripler les li-
cences. Ce n'est pas qu'il soit pour eux, mais c'est qu'il espère
qu'ils seront pour lui, et lui-même au fond, n'est plutôt qu'un
brave homme, qui ne considère que son métier. A-t-il tort? Pas
tout à fait. Et il nous donne même là une leçon précieuse de bon
sens, en se bornant, lui marchand de vins, à n'être qu'un me.r-
chand de vins. Il serait peut-être dangereux de lui accorder tout
ce qu'il réclame, et le zèle même de sa profession doit 1 égarer,
mais elle n'est pas d'un petit exemple, dans le détraquement con-
tagieux et général de l'époque, cette corporation encore assez
sensée pour ne vouloir se mêler que de ce qui la regarde. Il en
est d'autres qui ont plus d'esprit ; toutes n'ont pas l'esprit aussi
sain.
VII
A l'heure qu'il est, d'ailleurs, et comme un peu dans le
monde, les débitans sont en crise. Le socialisme est surtout
menaçant pour le petit commerce, le marchand de vins est un
petit commerçant, et les sociétés coopératives, qui dérivent du
socialisme, sont aujourd'hui ce qui l'inquiète le plus, ce qu'il
combat le plus énergiquement. Toujours avec son esprit de mé-
tier, son bon sens et sa vigilance professionnels, il ne voit pas
seulement, dans ces sociétés, sous la forme où elles se présentent.
MŒURS ÉLECTORALES. 887
une concurrence dangereuse, mais une concurrence déloyale,
déloyalement privilégiée; et rien n'est instructif, j'allais même
dire dramatique, comme le compte rendu d'une séance, tenue, il
y a quelques mois, à la Société d'horticulture, à propos des tra-
vaux de l'Exposition.
... Plus de mille personnes atlenlivcs, relate le Journal ofjidcL du Syn-
dicat, et, on le sentait, soucieuses de leurs Intérêts, y assistaient.
L'ordre du jour portait^:
Obtenir des représentans élus, la certitude que des cantines, quelle que
soit leur dénomination, n'existeront pas dans l'Exposition pendant la durée
des travaux, et leur démolition.
La présence de MM. H... et F..., députés de Paris, etL..., conseiller mu-
nicipal, était des plus remarquée.
Nous avons, en vain, cherché dans l'assistance les autres conseillers mu-
nicipaux des quartiers intéressés. Leurs électeurs se souviendront d'eux, sans
aucun doute...
Puis, le secrétaire de la réunion prend la parole, et prononce
le discours suivant :
Trois semaines, messieurs, se sont écoulées... Réunis, nous avons décidé
que, faisant appel au commerce, nous devions, par un effort, nous assurer
le libre exercice de professions auxquelles nous nous sommes voués... Il y a trois
semaines de cela, devant le même public, je suppliais la Ville de Paris, en
la personne de ses représentans, de laisser le commerce au commerçant.
Dans nos écoles publiques, dans nos écoles secondaires, quelle définition
nous donne-t-on du commerçant?
Le commerçant, nous dit-on, est celui qui, moyennant certaines obliga-
tions fiscales et certaines ordonnances urbaines, a le droit exclusif de faire
l'échange de la marchandise qu'il offre contre finance ou nature...
Or, continue l'orateur, notre « droit, » nos « intérêts, » notre
(( propriété » sont lésés, menacés par des spéculateurs privilégiés
qui « sans rien payer au fisc, » vont établir des cantines sur les
chantiers mômes de l'Exposition...
Comment! Voilà d(;s commorcans (jui, di^puis de longues années, itaiont
des loyers et des impôts, (jui attendent, pour vivre et élever les leurs, que
la moisson vienne, qui ont semé, et qui sont menacés de ne pas récolter?
Et pourquoi? Parce que des capitalistes, jouant les bons apôtres du socia-
lisme, vont se faire adjuger un monopole, et vivre, pieuvres du commerce, de
la propriété même des commcrçans!
Puis, ce couplet original :
Depuis 1890,1e (Jiamp-de-Mars était l'enfant gAté do la rive gauche. Les
concerts intelligemment dirigés, le vélodrome habilement organisé, l'attrait
888 REVUE DES DEUX MONDES.
de la Tour EifTel, les quelques rendez-vous de la Galerie des machines...
cette villa malgache qui attirait tout Paris; ce grand air enfin qui attirait
les enfans de nos écoles pour leurs jeux athlétiques, les bonnes de nos en-
fans pour le grand bonheur des enfans eux-mêmes... Voilà de quoi vivait
le commerce du quartier!...
... Mais une nuée d'entrepreneurs arrive depuis six mois. Adieu courses
vélocipédiques, adieu mélodie et chorégraphie ! Adieu la verdure, adieu môme
l'ombrage! Tous les jours, nous pouvons saluer au passage le cortège des
arbres de tes avenues, Champ-de-Mars où l'on pouvait jadis respirer !
C'est un mal nécessaire... Mais si notre résignation est faite, elle ne l'est
pas sans intérêt, sans espoir de compensation... Cette nuée d'entrepreneurs
doit amener une phalange d'ouvriers, et c'est alors que, prenant son essor,
le commerce va faire son œuvre féconde... Tout le monde doit prendre place
à la table de famille, et les abeilles vont enfin butiner, le miel va enfin
couler!
Eh bien, non, le frelon est là qui les guette, ces travailleurs! Déjà il a
pénétré dans une ruche, il en est le maître, il triomphe!...
Et l'orateur conclut:
%
Le mot de « coopération » n'a pas plus de valeur sur l'étiquette de ces
établissemens que la croix du Christ du Portugal sur la poitrine d'un rasta-
quouère ! 11 n'y a que le prix à y mettre, et l'afTaire est assez bonne pour
qu'ils y mettent le prix!... Et nous, commerçans, il nous faut payer un
loyer, des contributions, et il nous faudrait supporter qu'une société de
riches négocians, industriels et po/i<icîe«s, vienne s'emparer d'un terrain qui
n'est pas le leur, et, au comptant, n'ayant aucun frais généraux à suppor-
ter, nous fauchent l'existence commerciale à armes inégales, et soutenus
par une administration dont nous alimentons la caisse ?
Avec peine, nous satisfaisons les besoins de la cité et de l'État, le patenté
est l'être pressurable par excellence, mais ne le tarissez point, et voyez si
une société, si coopérative quelle soit, faisant un million d'affaires, vaut, au
point de vue fiscal, un petit fruitier faisant GOOO francs par an!...
En tolérant cela, c'est du socialisme que nos représentans font, mais ils
créent un danger social.
C'est le discours du marchand de vins du Danube ; et tout le
(i grand électeur » est dans celte harangue à la fois pittoresque,
virulente et « conservatrice. » Le débitant, en ce moment-ci,
par l'exclusive et logique passion de son métier, est devenu la
représentation la plus accentuée de cet ancien petit commerce
français que soulève et indigne la partialité avec laquelle on
le sacrifie à la grosse et montante spéculation socialiste. Il dé-
fend, à sa manière, la vieille et originale personnalité humaine,
si susceptible, si intéressante, et que blesse de plus en plus le
..MŒURS ÉLECTORALES. 889
triomphe de la masse aveugle. Il déploie avec énergie le dra-
peau de la petite démocratie personnelle, contre la monstrueuse
démocratie anonyme, sans ùme, sans justice, sans figure et sans
tète, qui n'a que des mains pour prendre, et un corps pour
écraser. Il en est venu, lui aussi, uniquement parce qu'il avait
encore une vaillance propre, une famille, un coin de terre et une
boutique, à regretter le vieux monde, à se retourner vers lui,
à s'y rattacher avec toute son espérance.
VIII
Tous les ans, les marchands de vins donnent un grand banquet.
Un millier de sociétaires s'y réunissent, les dames viennent, on
invite le Gouvernement, et le Journal officiel de r Union syndicale
annonçait la fête de cette année dans une véritable proclama-
tion, émue, vibrante, imprimée en lettres énormes : « Vous avez
lu la grande nouvelle... Mardi, 29 mars, l'Union syndicale des
débitans de vins et liquoristes de Paris offre son grand banquet
annuel, dans les Salons du Grand-Orient. C'est dire que nous
faisons appel à tous... Mieux que cela, à toutes! Il faut que les
dames et les demoiselles des Sociétaires n'oublient pas leur gra-
cieux devoir... Que travaillent les aiguilles, se mobilisent les cou-
turières!... » Huit jours après, même annonce, toujours en carac-
tères d'affiche, et avec cet attrait nouveau : Le Banquet aura lieu
sous la présidence de M. le Ministre du Commerce... Et chaque
semaine, pendant un mois, on répétait ainsi l'appel : « Vous avez
lu la grande nouvelle... Il faut que les dames et les demoiselles
n'oublient pas leur gracieux devoir. .. Que travaillent les aiguilles,
se mobilisent les couturières... » Enfin, le grand jour arrivait, et
le journal, la veille du banque!, corsait encore son lyrisme : *« Un
jour seulement nous sépare de la grande fête corporative... A
l'heure où nous écrivons ces lignes, toutes les indécisions ont
disparu, et certainemoni les toilettes ravissantes, que nous allons
bientôt admirer, n'attendent plus que le moment de recevoir dans
leurs plis les gracieux contours de tios charmantes convives... »
Le lendemain soir, en effet, par un temps de pluie et do bour-
rasques, une foule à physionomie spéciale, les hommes en cr.i-
valcs blanches, avec do fortes mains et des figures colorées, les
diimes en toilettes claires avec des airs de sanh' et des llours dans
leurs cheveux, se pressaient rue Cadel, à la porte du Grand-
890 REVUE DES DEUX MONDES.
Orient, sous un fâcheux vent mouillé qui défrisaitles coiffures et
rebroussait le poil dos chapeaux... J avais eu la curiosité de voir
la fête, et rien n'avait été plus facile. Les marchands de vins
sont de bonnes gens, largement hospitaliers, et j'avais déjà pris ma
place depuis une demi-heure, parmi les mille ou douze cents
convives, dans la grande salle décorée de fresques, lorsque le
banquet commença. Le ministre manquait, mais s'était fait repré-
senter par un envoyé, et d'autres notabilités, un sénateur du
Cantal, un conseiller municipal collectiviste, d'autres de nuances
diverses, siégeaient sur l'estrade d'honneur. Tous avaient reçu le
meilleur accueil, mais le plus chaudement acclamé, par les plus
longues ovations, avait été un « conservateur, » M.Georges Bcrry,
le député « rallié, » qui occupait la présidence, et dînait dans un
fauteuil, ombragé par un drapeau.
Le coup d'œil était curieux; les tables s'allongeaient comme à
perte de vue ; les têtes, aux derniers plans, s'y brouillaient comme
dans une brume, et ce qui dominait dans toutes les physionomies,
c'était la joie d'être là, entresol, sous de belles lumières, avec un
menu de vingt plats, des dames, des amis, et des fanfares jouant des
valses... Vers dix heures, cependant, M. Georges Berry frappa avec
un couteau sur une assiette, le silence se fit, et les discours com-
mencèrent, mais sans un mot de politique, et sans que les allusions,
les finesses, ou l'éloquence, y portassent sur autre chose que sur
l'abolition des octrois, la dureté des patentes, ou l'invasion désas-
treuse des sociétés coopératives.
Trois ou quatre orateurs se succédèrent ainsi, et, après quel-
ques toasts, le sénateur du Cantal, très gros, très rouge, ému, le
geste tremblant, se leva pour prononcer le sien. C'était un vieux
républicain, et un tonnerre d'applaudissemens salua son appa-
rition, mais un cri, en même temps, partait du fond de la salle et
expliquait l'ovation :
— Ecoutez, les Auvergnats !
Et l'ovation, en effet, s'adressait à l'Auvergnat. Toujours
ému, et le geste toujours tremblant, le sénateur du Cantal
essaya, un instant, l'éloge de la République, mais les acclama-
tions devenaient tout de suite plus maigres. A son tour, ensuite,
le conseiller collectiviste voulut risquer un peu de propagande :
« Citoyens, souvenez-vous que la République... » Mais un léger
bruit de conversation couvrait immédiatement sa voix. Il se re-
jetait alors sur les élections, mais on n'en causait que plus haut,
.MŒURS ÉLECTORALES. 891
si haut même qu'il devait se rasseoir, et l'orateur suivant, un
autre conseiller radical, était encore moins heureux. « Citoyens,
avait-il débuté gaiment, on vous accusait autrefois de mettre de
l'eau dans votre vin, mais je crois bien qu'aujourd'hui c'est le
gouvernement... » On ne le laissait même pas achever, et des
mouvemens d'impatience, des rumeurs lui coupaient la parole.
« Citoyens, la République... Citoyens, les élections... » Mais on
ne l'entendait même plus, l'impatience augmentait encore, et
l'assistance, au bout de quelques instans, finissait par refuser de
l'écouter...
Que fallait-il conclure de cette singulière fin de banquet dé-
mocratique? Elle n'était peut-être qu'un accident, mais n'en don^
nait pas moins à réfléchir, et les élections, un-- mois plus tard,
nous apportaient, en efi'ct, quelques surprises. Quelque chose, en
ce ro.oment, trouble le marchand de vins, et 1' «association coo-
pérative, » le grand u assommoir » anonyme et collectif de
l'avenir, dernier mot logique de la Révolution, tuera évidemment,
un jour ou l'autre, le petit débitant actuel. Tous les politiciens,
il y a vingt ans, avaient les yeux fixés sur lui, et ce fut, à cette
époque, sa véritable apogée, l'heure où il eut un siège à la
Chambre, le temps de la candidature symbolique de M. Hude.
Mais les idées marchent, et les mêmes politiciens, qui se gui-
daient autrefois sur l'estaminet , se guident, à présent, sur la
(( coopérative, » la puissance nouvelle qui détrônera l'ancienne.
Et le marchand de vins légendaire, avec sa boutique et son comp-
toir, les quatre fusains de sa porte, son gilet de laine, sa casquette,
et son auréole d'électeur considérable, ne sera peut-être plus,
dans vingt ans, comme l'alchimiste et comme l'apothicaire, qu'un
objet de chronique rétrospective, un sujet recherché de vieille
estampe. La Démocratie aura tout dévoré, même lui! Tout s'y
sera englouti, même le dcl»ilant. Tout aura disparu, même le
« maslroquet. «
Et, tout en quittant la salle, je me livrais à ces réflexions...
La foule s'écoulait, les dames montaient danser, les politiciens
offraient des cigares aux membres du Syndical, et la Mai^ril-
Icdse, en attendant la « Sociale, » nous étourdissaitdans l'escalier.
Maihick Tai.mev».
LA SCULPTURE DE F011TR\ITS M GRÈCE
ET L'ART MODERNE
L'antiquité n'est plus guère à la mode, peut-être pour avoir
été trop en faveur autrefois. On lui fait payer aujourd'hui l'admi-
ration excessive et un peu maladroite de nos pères. Ce discrédit
ne sera-t-il que passager et de meilleurs temps reviendront-ils
pour elle, ou au contraire doit-elle se résigner à se voir dépos-
sédée de la direction des esprits? Il est certain que la crise est
grave. Attaquée en matière d'éducation universitaire, en matière
deducation artistique, battue en brèche de tous côtés, la tradi-
tion classique menace de sécrouler. Cependant, jamais les écri-
vains de la Grèce et de Rome n'ont été étudiés avec plus d'intelli-
gence qu'à notre époque, avec une critique plus sagace, avec une
indépendance de jugement plus entière. Jamais, non plus, il n'a
été mieux permis, grâce aux récentes découvertes de l'archéo-
logie, d'apprécier à son exacte valeur Tart ancien. Il faut donc,
puisque des circonstances aussi favorables ne profitent pas à l'an-
tiquité, que le courant soit bien fort qui détourne d'elle. C'est
qu'on veut être de son temps à tout prix : comme si la meilleure
manière de marcher en avant n'était pas quelquefois de regarder
en arrière, comme s'il ne fallait pas s'instruire d'abord du passé
pour faire mieux que lui dans l'avenir. — Mais il y a du parti
pris. On ne veut pas toujours, avant de juger le passé, s'en in-
struire; et, par exemple, ces découvertes de l'archéologie où lart
moderne pourrait trouver des enseignemens, l'art moderne trop
souvent les ignore. L'art grec, cependant, a été comme un autre art,
comme l'art français, plus que l'art français, doué du changement
et de la vie. Si le mot d'évolution s'applique quelque part, c'est
LA SCULPTURL: de PORTUAITS EN GRÈCE. 893
ici qu'il convient ou janiuis. Il serait impossible do découvrir ail-
leurs plus de souplesse et de variété. A bien considérer les choses,
il n'est pas une des manifestations de l'art moderne que la Grèce
ancienne ait ignorée. Elle a enfanté non seulement la beauté,
mais tous les genres de beauté. Et ils le savent bien, ceux de nos
sculpteurs, trop rares, qui vont lui demander le plus pur de leur
inspiration. En se faisant les plus antiques, ils se trouvent souvent
être les plus modernes.
Nous voudrions montrer, à propos du portrait, le profit qu'il
y aurait encore, même aujourd'hui, à étudier l'art grec. Aucun
genre ne plaît davantage que le portrait au public contemporain.
Il est aisé de s'en rendre compte tous les ans aux deux Salons par
les commandes qu'y exposent les sculpteurs, et tous les jours sur
les boulevards par les statues qu'on y élève. Le Palais de l'Indus-
trie et celui du Ghamp-de-Mars ont eu beau disparaître, nous
avons vu les bustes s'aligner aussi nombreux qu'auparavant dans
le nouvel espace sablé et gazonné qu'on leur avait consacré, et
autour de ces bustes, nous avons vu la même foule curieuse
chercher sur le socle ou dans le catalogue le nom du personnage.
Le portrait a donc la vogue, et il la conservera longtemps en-
core : dans une société, comme la nôtre, déplus en plus pratique
et positive, un art comme celui-là, utile au premier chef, est sûr
de" réussir. Mais ce qu'on ne. sait pas généralement, c'est que les
Grecs ont eu, avant nous, la passion du portrait. La statiiomanie,
dont nous nous moquons tant, et non pas sans raison, a sévi
d'abord chez eux. Sans doute, ils ne lui ont pas sacrifié la grande
sculpture monumentale et religieuse; mais comme aucune
partie du génie humain ne leur est demeurée étrangère, ils
se devaient à eux-mêmes de cultiver, à coté des autres bran-
ches de l'art, cette branche du portrait, et ils l'ont l)eaucoup
cultivée.
On 80 représente diflicilement rincroyable profusion de sta-
tues et de bustes répandue sur le sol de la Grèce. Aujourd'hui
avoir son buste est un luxe qui n'est pas à la portée de touti^s les
fortunes. Ajoutez que la photographie, qui a dojà tuo la gravure,
porte aussi un coup redoulahlo à la sculpture coinmo à la poin-
ture de portraits. En Grèce, où le grand art n'avait pas à soullrir
de cette concurrence, toutes les classes de la société s"adressai<>nt
aux sculpteurs. Riches ou pauvres, personnages illustres ou pe-
tites gens, même riuimhlo artisan, môme le cordonnier Xantliip-
894 REVUE DES DEUX MONDES.
pos OU le forgeron Sosinos trouvaient moyen d'avoir leur imago.
Et tous les lieux aussi, publics ou privés, profanes ou religieux,
étaient propres à recevoir ces portraits : temples, places, por-
tiques, maisons particulières, parcs et jardins, théâtres et odéons,
bibliothèques et gymnases, nécropoles, lieux de réjouissances ou
d'affaires, lieux de prière ou de deuil. Les grands centres religieux
surtout, ceux de Delphes et d'Olympie, étaient peuplés vérita-
blement de tout un monde de marbre et d'airain, qui se dressait
pêle-mêle aux abords du sanctuaire, réunissant dans l'enchevê-
trement le plus bizarre des rois et des philosophes, des devins et
des tyrans, des athlètes vainqueurs et des généraux.
L'attention vient d'être ramenée sur cette question du portrait
par la récente découverte, faite à Delphes précisément, d'un
de ces vainqueurs aux jeux sacrés. Dans les premiers jours du
mois de mai 1896, M. HomoUeetles membres de l'École française
d'Athènes, continuant sur l'emplacement du temple d'Apollon
les fouilles qui ont déjà donné de si curieux résultats, met-
taient au jour une magnifique statue de bronze, de grandeur na-
turelle, dune excellente conservation, d'une patine admirable. Le
personnage porte le costume des cochers, tel qu'il est reproduit
sur les vases peints ou sur les monnaies de Syracuse, c'est-à-dire
la longue tunique tombant jusqu'aux pieds et relevée en bouillons
au-dessus de la ceinture. Il tient encore dans sa main droite trois
rênes de chevaux. Enfin divers fragmens trouvés au môme en-
droit, fragmens d'attelage, de char et de coursiers, doivent être
attribués au même ensemble. Tout porte donc à croire, — c'est à
peine une hypothèse, — que nous avons sous les yeux un jeune
homme qui a triomphé, dans les jeux pylhiques, à la course des
chars. Mais quel est ce personnage? Ici discussion. Auprès des
bronzes recueillis était gravée sur une base en calcaire une in-
scription de deux lignes, malheureusement mutilées: la dédicace
de l'ex-voto. On crut y reconnaître, quand on la lut tout d'abord,
les noms de Gélon ou de Hiéron, les célèbres tyrans de Syracuse.
Cette lecture, à ce qu'il semble, était inexacte. Ce n'est ni Hiéron
ni Gélon quia consacré le monument au dieu de Delphes, c'est
Polyzélos leur frère. Mais l'erreur est de celles qui ont chance de
durer. Comme il est bien moins connu, Polyzélos portera la peine
de son obscurité, et longtemps sans doute les gardiens du musée
de Delphes montreront aux visiteurs le Gélon de Syracuse. Au
reste, peu nous importe, et Polyzélos ou Gélon, l'essentiel est que
LA SCULPTUUE DE PORTRAITS EN GRÈCE. 89o
l'œuvre soit bien un portrait. Or, le doute n'est pas possible : l'ar-
tiste a voulu faire un portrait. Seulement il l'a traité selon les
idées, avec les procédés, que lui-même, que son pays et son temps
apportaient au rendu du visage humain. Quels ont été ces idées
et ces procédés? Et puisque, dans le cours des cinq ou six siècles,
qu'a vécus l'art grec indépendant, conceptions et technique ont
dû nécessairement se modifier, quelles ont été ces modifications?
En d'autres termes, prenant comme point de départ la superbe
tête de l'ex-voto delphique, essayons de voir comment l'antiquité
grecque comprenait le portrait. L'occasion est bonne pour suivre
le développement du genre; en raccourci, et sous un angle par-
ticulier, c'est l'évolution de l'art grec lui-même que nous nous
trouverons indiquer. Puis, je le répète, cette incursion dans le
passé ne nous détournera pas entièrement de nos préoccupations
contemporaines. Bien des rapprochemens avec l'art moderne se
présenteront, chemin faisant, à nos yeux, et se lèveront comme
d'eux-mêmes devant nous.
I
Si l'on remontait cependant jusqu'aux âges primitifs de la
Grèce pour y chercher ces points de comparaison avec nos
écoles actuelles, la poursuite serait singulièrement décevante. On
en conclurait à bon droit que le portrait a été inconnu des vieux
Hellènes. Dans toutes les images où Ton croit le saisir, il échappe
à vos prises :
Quo teneam vultus mutantem Protea nodo ?
De fait rien n'est plus éloigné de ce que nous appelons un por-
trait. Ce qui pour nous est le fond môme du genre, c'est le carac-
tère individuel de la ligure, la ressemblance avec le modèle. Oi-
en Grèce, ces anciennes images sont des types généraux et con-
ventionnels, d'une entière impersonnalité. Est-il donc possible de
parler encore de portraits? Oui, car h\, c'est l'intention seub^ qui
comi)te. Y a-l-il ou intention de représenter des personnages ayant
réellement vécu, non point une figure humaine quelconque, mais
tel atblète, tel stratège ou magistral, tel poète ou [thilosophe?
Cela suffit. L'exécution malhabile a Irai»! l'intention de ces naïfs
(( imagiers;» mais dans leur pensée, une statue, un buste déter-
896 REVUE DES DEUX MONDES.
minés se rapportaient à un individu déterminé : ces œuvres
doivent être regardées comme des portraits.
Ainsi entendu, dans un sens très large, le portrait en Grèce
date de beaucoup plus loin qu'on ne le croirait tout d'abord, si
l'on tenait compte de la seule ressemblance. A quelle époque
a-t-il commencé d'apparaître, il serait difficile de le dire. Peut-
être les premières manifestations de cet art sont-elles les célèbres
masques d'or recueillis dans les tombes de Mycènes et qui nous
font remonter plus haut que le xu'" siècle avant Jésus-Christ. Dès
le début du vi'' en tout cas, nous trouvons des portraits, et ce
sont des statues d'athlètes : rien n'était plus naturel. L'art, dans
les premiers temps, est tout entier au service de la religion; il
s'attache à répondre aux besoins du culte, à donner une forme
sensible à l'image de la divinité : rien de plus. Vient un moment
où il jette un regard sur l'humanité; il sort du sanctuaire, mais
il n'en sort que peu à peu : il lui faut du temps pour rompre ses
attaches. Les statues élevées aux athlètes, vainqueurs dans les
jeux sacrés de Delphes ou d'Olympie, se trouvaient, par la mé-
moire de l'événement qu'elles consacraieùt, encore étroitement
unies au culte des dieux. La plus ancienne est mentionnée par
Pausanias, ce curieux, naïf et souvent trop crédule voyageur,
qui, avant parcouru les pays helléniques au ii'^ siècle de notre ère,
nous a laissé dans son itinéraire de la Grèce comme le plus ancien
guide que nous ayons. C'est la statue du pancratiaste Arrhachion
aux pieds à peine séparés, aux bras collés aux côtés jusqu'aux
hanches dans une attitude commune à toutes les ligures de
l'époque et notamment à ces « Apollons archaïques » dont deux
exemplaires sont au Louvre. L'art en effet, encore incapable de
rendre les diversités individuelles, n'a qu'un type masculin à sa
disposition, qu'il répète sans se lasser : dieux ou athlètes, c'est
toujours la même image conventionnelle. Il fallait bien toute-
fois ne pas confondre un homme et un dieu ni les différens
hommes entre eux. Comment s y prenait-on? En gravant une
inscription sur la base de la statue : procédé rudimentairc, le seul
que l'on connût alors pour donner à la figure impersonnelle une
personnalité.
Après le type viril, le type féminin. Avec lui nous descendons
jusqu'aux dernières années du vi*^ siècle, à l'époque des Pisistra-
tides; mais la façon d'entendre le portrait n'a pas varié. On con-
naît les quatorze statues de femmes, toutes debout et drapées,
LA SCULPTURE DE PORTRAITS EN GRÈCE. 897
que les fouilles de 1886 ont fait sortir de terre sur le plateau de
l'Acropole. La découverte, à son heure, eut un grand reten-
tissement : elle le méritait. Lorsqu'elles apparurent au jour, gra-
cieuses et souriantes, dans tout l'éclat de leurs vives couleurs,
presque aussi fraîchement conservées après vingt-quatre siècles
que si elles venaient d'être déposées dans le sol, ce fut une joie
profonde pour l'âme des archéologues. Au plaisir esthétique de
contempler des formes si élégantes, une polychromie si intacte
et telle qu'il n'en était point d'autre exemple, se mêlait une
véritable émotion, à songer que ces statues, contemporaines de
Xerxès et de l'invasion médique, la plus effroyable tourmente qui
ait passé sur la Grèce ancienne, étaient les derniers témoins pour
nous de cet âge entièrement disparu, qu'elles avaient vu, du haut
de leur piédestal, Athènes aux mains des barbares, Thémistocle
se réfugiant sur les vaisseaux, puis l'Acropole au pillage, les
vieillards égorgés près des sanctuaires, avant de tomber elles-
mêmes mutilées et brisées par la rage inassouvie de l'envahisseur.
Mais elles reparaissaient à la lumière sans état civil : jolies
figures mystérieuses, elles restaient muettes sur leur origine et
leur destination. Qui étaient-elles? Des images de la grande déesse
dAthènes, groupées aux abords de son temple? On le crut, sur
leur apparence presque identique, et la foule, qui adopte les solu-
tions simples, les appelle encore les Athénas de l'Acropole. La
chose cependant paraît plus compliquée. Elles ont dû en réalité
servir à des représentations très différentes. Il y a des Athénas
parmi elles; mais il y a aussi des mortelles, de même que nous
avons vu le même type d'ApoUons représenter tour à tour des
dieux ou des athlètes. Il y a sans doute des prêtresses du culte,
des errhéphores, même de simples dévotes, en un mot toutes
les Athéniennes de naissance libre qui auront voulu, en lui dé-
diant leur portrait, témoigner leur piété à la déesse protectrice.
Ce portrait est une physionomie générale; car ce sont par-
tout les mêmes caractères qu'on retrouve : les coins des lèvres
retroussés et empreints d'un sourire forcé, les youx en amande,
relevés vers les tempes, semblant <( sourire avec les lèvres (1). »
En dépit des particularités d'exécution et des différences de
détail, ce qui frappe, c'est la ressemblance, l'air de famille; et si
parfois une expression semble plus individuelle, n'est-ce pas nous,
(I) llcuzcy, Calalof/iie des pf/urincs anlifiucs île terre cnile du Musée du Louvre,
p. 132.
TOMK CXLVIII. — 1898. bT
898 REVUE DES DEUX MONDES.
avec nos habitudes d'esprit modernes, nous façonnés par une
éducation artistique, vieille de tant de siècles, qui mettons sur
ces visages, en le tirant de nous, ce que nous y retrouvons, qui
prêtons au sculpteur notre propre façon de voir et de sentir, et
attribuons à une forme un sens, à une ligne une intention, à un
détail une valeur à laquelle celui-ci n'avait guère songé. Ainsi,
môme en ce début du v^ siècle, malgré les progrès considérables
de l'art et les œuvres déjà si intéressantes qu'il produit, quand il
s'agit de rendre un contemporain, homme ou femme, la con-
vention pèse encore tyranniquement, on peut dire, sur la main
de l'artiste. Néanmoins cet art ne serait pas l'art grec, sïl restait
stationnaire. 11 ne se borne plus, comme au temps des Apollons
archaïques, à mettre une inscription au bas de la statue, pour que
le personnage s'y nommant fasse connaître son identité et nous
apprenne s'il est dieu ou mortel. Il emploie un procédé plus
savant: il donne à ses figures des attributs dilTérens. Veut-il
représenter une prêtresse ; il lui place une couronne dans la main
droite, un vase à parfum dans la main gauche. De la sorte, le
sculpteur pouvait exécuter ses œuvres à l'avance. Au dernier mo-
ment, quand l'acheteur venait lui faire la commande, il mettait
aux mains de sa statue des attributs en rapport avec la personne
qui consacrait son image, et la statue devenait aussitôt cette
personne elle-même.
C'est peu de chose encore : il n'y a pas à s'en étonner. Quand
on observe, dans des temps plus rapprochés de nous, de quelle
façon s'est fait le réveil des arts au moyen âge, peut-on croire
qu'il n'ait pas fallu aux Grecs de nombreuses années pour con-
quérir un peu d'indépendance vis-à-vis de la matière et ne plus
être opprimé par elle? Ces premières victoires sont les plus dif-
ficiles. La sculpture funéraire était capable pourtant de favoriser
le développement du portrait : c'est sur une tombe surtout, pour
rappeler d'une vive manière le souvenir du défunt, que Ton
désire une image ressemblante, des traits fidèles. Ainsi l'avaient
compris les Egyptiens, qui copiaient, avec la conscience et le
scrupule que l'on sait, la figure de leurs morts. Mais la sculpture
funéraire était de l'art industriel, et, comme telle, restait plus
attachée qu'une autre, aux traditions et à la routine de l'atelier.
Ce n'est pas de ce côté que nous trouverons des innovations. Et je
ne parle pas seulement de vieux monumens, comme une stèle de
Tanagra élevée à la mémoire des amis Dermys et Kitylos, oii.
LA SCULPTURE DE PORTRAITS EN GRÈCE. 899
bien qu'il y ait deux têtes et deux corps, il n'y a tout de même
qu'un personnage. Je pense à des œuvres très postérieures , au
charmant bas-relief de Pharsale, conservé au Louvre, d'une gra-
vité si douce, où deux jeunes filles échangent des fleurs, les fleurs
des morts, le pavot et la grenade; ce sont deux exemplaires
exactement pareils d'un seul profil, tantôt vu à droite, tantôt vu
à gauche. Je pense même à la stèle d'Orchomène; un bourgeois,
Alxénor de Naxos, vêtu de lachlamyde, est debout, le bras gauche
appuyé sur un long bâton, les jambes tranquillement croisées,
un chien à ses côtés. Regardez au Musée de Naples son pendant
un peu plus jeune; vous constaterez que c'est là, reproduit de
part et d'autre, un même modèle canonique.
Vers le commencement du v" siècle, les représentations
d'athlètes s'étaient beaucoup multipliées. Les ateliers d'Egine, ceux
du Péloponnèse, d'Argos et de Sicyone, pour qui la fonte du
métal était comme une spécialité, voyaient de toute la Grèce
affluer à eux des commandes. Merveilleuses conditions pour l'art.
Apprenant à travailler d'après la nature vivante, qu'ils surpre-
naient parmi la jeunesse des gymnases dans tout le déploiement
de sa souplesse ou de sa force, étudiant le nu, la structure du
corps, le jeu des muscles, les mouvemens et les attitudes, les
vieux maîtres ne pouvaient manquer de faire faire à la sculpture
un pas considérable. Il y eut donc progrès, mais progrès surtout
parles formes du corps. La tête resta exécutée suivant des règles
conventionnelles. Rappelons-nous seulement les guerriers dos
frontons d'Egine, flgures au monotone et éternel sourire. Au
surplus, qu'importait l'identité des statues et le manque d'indivi-
dualité des visages? Les Grecs n'auraient pas compris nos exi-
gences. Nous ne jugeons pas que quelqu'un reprenne vie dans la
pierre ou le métal, s'il n'est pas reconstitué dans ce qui le dis-
tingue en propre de ses semblables, les traits de sa physionomie.
C'est que, avec le lourd costume moderne qui drape le corps
tout entier et l'emprisonne comme dans une gaine, la tête est
tout ce que nous voyons d'autrui. Mais dans un pays comme la
Grèce antique, où des étoiles plus légères, que permet la dou-
ceur du climat, laissent aux mouvemens leur aisance et font
même deviner les contours sous la souplesse du tissu, où les
habitudes de la vie, amenant les jeunes gens dans les palestres,
donnent à l'éducation physique une imjHjrlance sans égale, le
corps reprend toute sa valeur et retrouve tout son prix. Il attire
900 REVUE DES DEUX MONDES,
l'attention, il est un objet d'intérêt. On s'aperçoit alors qu'il a
son individualité tout comme la tête, que ses formes expriment au
même titre le fond réel et personnel de l'être humain. Elles l'ex-
priment même davantage, s'il s'agit d'un athlète. Par quoi un
vainqueur aux jeux s'est-il illustré, distingué de ses semblables,
a-t-il affirmé sa supériorité et en conséquence son individualité,
sinon par l'espèce particulière de ses muscles et de ses nerfs, la
qualité spéciale de ses membres et de toute sa structure phy-
sique? Les vieux sculpteurs n'étaient donc point si mal a\âsés, ne
pouvant encore, dans cette période des débuts, pousser deux
études à la fois, de commencer par celle du corps. Ajoutez que les
statues d'athlètes étaient des offrandes religieuses. La divinité
n'était-ellc pas capable de distinguer les siens dans cette foule
impersonnelle et de rapporter chaque image à l'original? Les
Grecs n'en doutaient pas, et, s'en remettant à elle de ce soin,
tranquilles, sans scrupules, ils laissaient en retard l'étude de la
tête. — La cité,|^d'autre part, demandait, pour les citoyens qu'elle
honorait, la beauté des formes et des attitudes, non la vérité
toujours médiocre des visages individuels. Quand Athènes fut
délivrée des Pisistratides parle poignard d'Harmodios et d'Aris-
togiton, l'enthousiasme populaire, non content de célébrer les
héroïques meurtriers dans des chants patriotiques, voulut aussi
élever un monument à leur gloire. Anténor exécuta le groupe
desTyrannicideset, après que Xerxès, lors du pillage de l'Attique,
l'eut envoyé à Ecbatane, les sculpteurs Ivritios et Nésiotès se
chargèrent de le refaire. Un souvenir très direct de l'une ou
l'autre de ces œuvres s'est conservé dans un marbre du Musée de
Naples. Or, autant les corps, présentés dans toute la nudité athlé-
tique, sont superbes de vigueur et de mouvement, emportés d'un
élan fougueux, d'une exécution très savante et très réaliste,
autant le visage d'Harmodios (le seul dont on puisse parler,
l'autre tête étant visiblement d'une époque postérieure) demeure
travaillé suivant les principes familiers et les formules connues.
Toutefois les sculpteurs, devenus vers les derniers temps plus
maîtres de leur technique, semblent avoir pris peu à peu le souci
d'une recherche plus exacte de la physionomie. Leur goût de
l'observation, leur sincère et vigoureux réalisme les y amenait
naturellement. Le beau conducteur de char, trouvé à Delphes,
qui a été le point de départ et l'occasion de notre étude, paraît
à M. Homolle marqué déjà de traits individuels. Le progrès se
LA SCULPTURE DE PORTHAITS EN GHÙCE. 901
fait sentir aussi dans certaines figures, comme les célèbres tôles,
dites tête Rampin, tète Jacobsen, du nom de leurs possesseurs,
et le profil d'un jeune discobole en bas-relief trouvé au Céra-
mique extérieur. Toutes trois, mais surtout les deux dernières,
s'inspirent assurément du modèle vivant. Nous n'avions pas
encore rencontré cette expression de brutalité énergique de la
tête Jacobsen ou ces formes allongées et délicates, cette finesse
élégante, très particulière^ du jeune discobole. Je sais, quand
on parle de l'art archaïque, comme il faut être prudent. Bien
d'autres œuvres de cette époque nous auraient laissé cette même
impression de personnalité, si par hypotbôse chacune d'elles
nous était parvenue isolée. N'eût -on trouvé à Egine qu'un seul
guerrier des frontons, sur l'Acropole qu'une seule prêtresse
d'Athéna, dans le Péloponnèse qu'une seule statue d'athlète,
frappés également de leurs traits si particuliers, nous aurions
sans doute parlé de modèle fidèlement rendu et de ressemblance
véritable. Seulement les fouilles nous ont livré beaucoup de guer-
riers éginètes et de prêtresses d'Athéna. Chacun apparaissait
avec ces mêmes traits si particuliers. Dès lors plus d'individua-
lité. Si, de même, l'athlète de la collection Jacobsen et le dis-
cobole du Céramique paraissent avoir une réelle personnalité,
ne le doivent-ils pas peut-être simplement au hasard , à l'im-
perfection de nos connaissances archéologiques, et ne suffirait-il
pas d'une trouvaille heureuse pour voir s'évanouir cette appa-
rence? 11 serait injuste cependant de méconnaître les efforts tentés
et les résultats obtenus. Ce ne sont pas encore, loin de là, des por-
traits au sens moderne du mot; mais ce n'est plus la pure conven-
tion, la routine, l'obéissance servile aux traditions anciennes. On
commence à sentir l'inlhiencc de la nature. L'artiste, presque
uniquement soucieux jusque-là de la facture des corps, porte ses
regards sur les visages humains. Précieuse conquête que celle-là.
Désormais les grands sculpteurs du v'' siècle peuvent paraître.
Aux environs de l'an 450 avant notre ère, tout est prêt pour leur
permettre de créer leurs chefs-d'œuvre. L'éducation technique
est achevée; science du nu, habileté de métier, sont acquises, et
en perfection. La main est devenue singulièrenuMit précise; l'œil
a découvert de nouveaux objets d'étude qu'il avait négligés tout
d'abord, et y tourne son attention. Que manque-l-il encore pour
réaliser le portrait, tel que nous l'entendons? llienque la volonté
de le réaliser.
902 REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi le labeur des vieux maîtres iva pas été inutile. Cette
enfance de l'art grec a été longue; mais elle est intéressante
comme toutes les périodes d'origine et de formation, où s'élabore,
par un travail souvent ingrat, lent toujours, l'épanouissement de
la maturité. C'est le même genre d'intérêt qui s'attache à tous les
primitifs, anciens ou modernes, grecs, italiens, allemands ou
flamands, aux sculpteurs français du moyen âge. Chez les uns
nous trouvons l'effort pour saisir l'expression des physionomies,
pour mettre sur les visages l'intensité de sentiment, l'ardeur de
foi religieuse et mystique dont sont pénétrées les âmes; et c'est
de là que sont nées les fresques de Giotto, les délicieuses figures
de l'Angelico, les statues de nos cathédrales gothiques. Chez les
autres, nous voyons l'application acharnée à se rendre maître des
proportions et de l'anatomie, à camper un athlète dans une atti-
tude vivante : et ce fut la tache des sculpteurs grecs archaïques.
Mais partout c'est la même lutte ardente, le même drame pathé-
tique de l'artiste aux prises avec l'exécution, tout d'abord rebelle,
qu'il parvient à dompter. Et c'est notre excuse aussi pour nous
être attardé à ces origines.
II
Nous sommes arrivés à la seconde moitié du \^ siècle, à
l'époque glorieuse entre toutes, celle des grands noms et des
œuvres triomphantes. Quel enseignement nous donnera un Myron,
un Polyclète, un Phidias? Et si jusqu'à eux l'art manquait encore
de la souplesse nécessaire pour fixer quelque chose d'aussi chan-
geant et mobile que les physionomies humaines, maintenant
qu'il a conquis sa pleine liberté, ne va-t-il pas tâcher de saisir la
vie individuelle dans ses moindres manifestations, apporter à
cette étude un peu de la passion et de la curiosité frémissante
qu'y met l'âme inquiète de nos contemporains? Il n*'en est rien.
Exprimer la vie sera bien pour lui l'objet véritable et la fonction
même de l'art; mais il y a une vie supérieure à la vie toujours
incomplète de l'individu, c'est la vie que peut recevoir l'être
humain sous la forme générale du type : c'est vers celle-là que
tendront les maîtres du v*^ siècle.
Ils ont chacun leur conception esthétique. Myron est épris de l'é-
nergie physique, de l'action violente concentrée dans un moment
décisif; Polyclète aime les attitudes tranquilles, pondérées, qui
LA SCULPTURE DÏ PORTRAITS EN GRÈCE. 903
tirent tout leur prix de l'exactitude des proportions ; Phidias, dans la
forme parfaite de Polyclète, introduit la pensée et le sentiment que
son émule n'y mettait point. Et cependant, malgré ces chemins op-
posés, tous les trois se rencontrent dans la façon de traiter le
visage. Tous en éliminent les accidens particuliers, les nuances
passagères, les apparences superficielles, pour n'en retenir que les
caractères fondamentaux, les traits communs au groupe tout en-
tier dont ils veulent laisser comme l'exemplaire achevé. Qu'ils
représentent un lanceur de disque, un athlète, un guerrier, ils
dégagent toujours ce que la réalité a de plus essentiel et de plus
profond. Ils simplifient comme des philosophes, ils idéalisent
comme des poètes. Prenez le Discobole de Myron, le Doryphore
ou le Diadumène de Polyclète, les Athéniens de la IVise du Par-
thénon, sortis de l'atelier sinon du ciseau de Phidias. Pas un ne
vous offrira une physionomie particulière. Le Discobole était sans
doute la statue d'un certain athlète vainqueur ; l'artiste ne l'en a
pas moins représenté sous une forme toute généralisée : un corps
dans une attitude neuve et intéressante, ramassé sur lui-même par
un mouvement compliqué et tout prêta se détendre dans un effort,
une tête tournée vers le disque et obéissant à la direction du bras,
voilà ce qu'il a vu et voulu rendre. Le visage aura les traits ré-
guliers, purs, corrects, convenant à tous les athlètes. De même
pour les deux statues de l*olycJète : le Diadumène est n'importe quel
éphèbe, nouant autour de son front le bandeau des vainqueurs, et
le Doryphore ou Porte-lance était regardé, on le sait, dès le vivant
de son auteur, comme le canon, c'est-à-dire comme la règle ap-
plicable à toute figure humaine. La voix populaire a bien sur-
nommé ces trois œuvres : c'est le Discobole, le Diadumène, le
Dory])hore par excellence. Quant aux personnages sculptés sur la
cella du Parthénon, à ce défilé tour à tour gracieux et brillant
des jeunes filles et des jeunes cavaliers d'Athènes, Phidias les
avait contemplés plus d'une fois se dirigeant, à travers les rues
de la ville, vers la colline sacrée et le temple de la déesse poliade;
il en avait vu l'aimable diversité; il a mieux aimé pourtant fondre
toutes ces variétc'S indi\ i(lu(!lles dans un type qu'il a rêvé, exquis
de pureté et d'élégance, le type idéal de la vierge et de l'cphèbe
athéniens.
Simplifier, généraliser, idéaliser, autant d'opérations de l'es-
prit bien dilîérentes des tendances actuelles du portrait. Les maî-
tres archaïques on différaient également. ]\lais alors, c'était im-
904 REVUE DES DEUX MONDES.
puissance, tout au moins difficulté d'y atteindre. On retournait
au type canonique, fixé d'avance, comme au motif connu, familier
à l'ébauchoir, qui allégeait ainsi et reposait d'un labeur écrasant.
Maintenant c'est volonté réfléchie, dessein bien arrêté de fuir une
ressemblance terre à terre. Myron et Polyclète observent la nature,
serrent de près les formes humaines, mais pour en découvrir la
formule et la loi; Phidias étudie la réalité vivante, mais pour
faire rayonner à travers la beauté des corps l'élévation des âmes.
Tous visent à une vérité générale qui embrasse toutes les vérités
particulières, les résume et les dépasse. Thucydide et Sophocle
ne procèdent pas autrement. L'histoire ou le drame sont conçus
cotnme des simplifications hardies et majestueuses de la réalité
et de la vie. Ce courant, à cette époque, entraîne l'esprit grec tout
entier.
Myron et Polyclète avaient fait bien d'autres statues d'athlètes
que les trois dont il nous est parvenu des répliques. C'est dans
les gymnases et les concours qu'ils pouvaient trouver surtout
ces attitudes violentes ou tranquilles, compliquées ou harmo-
nieuses, leurs motifs de prédilection. Mais toutes ces statues, si
elles nous avaient été conservées, ne modifieraient pas, nous pou-
vons l'affirmer, notre jugement d'ensemble sur tes deux sculp-
teurs. De Phidias, on ne cite au contraire qu'une œuvre de ce
genre. C'est vers les dieux qu'il se tournait de préférence; ou, s'il
ramenait ses regards vers la terre, il aimait ù traduire par le
ciseau les exemplaires où l'humanité atteint sa plus complète
expression intellectuelle et morale : exemplaires toujours plus
imaginés qu'observés. Fût-elle achevée, la beauté athlétique,
parce qu'elle est uniquement corporelle, vide de pensée, lui pa-
raissait une beauté inférieure. Mais s'il a évité de représenter lui-
même des personnages réels, il n'en a pas moins exercé uns grande
Anfluence sur ceux de ses successeiirs qui se sont essayés à rendre
les traits de leurs contemporains. Avec Phidias, en effet, c'est
l'idéalisme qui pénètre non seulement dans la sculpture attique,
mais, grâce au génie du maître, à l'éclat incomparable de son
enseignement et de ses œuvres, dans la sculpture hellénique tout
entière. L'art, sous toutes ses formes, dans tous ses domaines,
s'en trouve élargi et renouvelé.
Que l'influence de Phidias ait été profonde sur le portrait fu-
néraire,'le fait ne nous surprendra pas. Dans les croyances des
anciens, le mort revêt, par cela môme qu'il est entré dans le mys-
LA SCULPTURE DE PORTRAITS EN GRKCE. 905
tère de la tombe, un certain caractère divin. Intermédiaire entre
les dieux et les hommes, il devient un héros. Le sculpteur était
donc conduit à prêter à tous ces défunts hé/oïsés un môme type
idéal ; et plus les stèles dressées sur les tombeaux étaient travaillées
avec soin et dépassaient le niveau de la simple industrie pour
atteindre au grand art, plus aussi elles reproduisaient les traits du
mort sous des formes générales et nobles. Les portraits en bas-
relief qui les décorent sont donc privés de tout accent indivi-
duel, nullement ressemblans. Seuls certains attributs les distin-
guent entre eux, rappellent la condition sociale des personnages
ou leurs goûts d'autrefois. Xanthippos lecordonniertient une forme
à chaussures ; la jeune Mynno, une corbeille à laine cuprès d'elle,
file sa quenouille ; un jeune homme est représenté avec son oiseau
et son chat ; Hégéso tire d'un coffret, que lui tend une de ses
femmes, une parure qu'elle contemple longuement, avec regret.
Ou bien, dans des scènes d'une douleur grave et résignée, le dé-
funt échange une poignée de main avec quelqu'un des siens. La
plus grande distinction et la plus exquise élégance éclatent sur
ces visages. La beauté sereine, la grâce majestueuse des marbres
du Parthénon est descendue jusqu'à eux.
Mais, chose plus inattendue, voici des portraits d'hommes d'État,
de stratèges, d'orateurs, de poètes, de philosophes, et ce même
rellet de grandeur tout idéale est aussi posé sur leur front. Vers le
temps de la guerre du Péloponnèse, Athènes prend l'habitude
d'élever des statues, non plus aux seuls athlètes, dont la gloire lui
semble maintenant insuffisante, mais aux grands hommes qui,
dans tous les ordres de la pensée, travaillent à lui conquérir la
vraie suprématie, celle de l'intelligence, et font d'elle, selon le
mot de Thucydide, l'école de la Grèce, ou, comme on disait
encore, le cœur de l'Ilollade {'Ellà^o; 'Ella; 'AO-f^vat,). Ceux-là ont
surtout vécu par le cerveau, par la tète. Ce que cherchera donc à
rendre l'artiste, ce sera leur être intellectuel et moral, leur visage
en un mot où transparaît leurànie; etducoup il atteindra, scmble-
t-il, ce qui est la perfection même du portrait : une étude très précise
et serrée de la forme vivante, une entière soumission à l'original,
pour faire saillir à l'aide des traits extérieurs la personnalité
intime du modèle.
Il y atteindrait en effet, si l'idéalisme de Phidias n'était pas
tout-puissant sur l'c^sprit de son temps. La réaliti^ pour nii (îrec
du v*" siècle, n'est que plate et médiocre. Elle rampe, elle ne vole pas.
906 REVUE DES DEUX MONDES.
L'art doit lui venir en aide pour lui prêter les ailes qui lui man-
quent. Il faut créer par l'imagination une humanité plus belle que
celle qui existe, et achever ainsi l'œuvre des dieux. Chez les plus
grands hommes de la Grèce, les meilleures qualités sont demeu-
rées incomplètes. Ils ont montré, au cours de leur existence, ce
qu'ils auraient pu être sans les bornes imposées à leur nature,
beaucoup plutôt qu'ils n'ont réalisé tout ce qu'ils portaient en eux.
De même, leur être physique, leur visage n'a traduit qu'imparfai-
tement le vrai fond de leur âme. Mille traits accessoires sont venus
surcharger, compliquer, altérer, déformer la pureté et la simplicité
primitives des lignes. De là presque toujours une contradiction
entre le physique et le moral. Un Socrate, un Esope ne sont que
cette contradiction devenue choquante, même odieuse. Corrigeons
donc ces imperfections ; éliminons les surcharges, les accidens,
pour retrouver les traits simples et fondamentaux; démêlons la
pensée ou le sentiment qui a, durant sa vie, animé l'homme tout
entier; et que ce caractère seul resplendisse à travers le visage,
ramenant à lui, se subordonnant tout le reste; transfigurons en
un mot l'original. — Ainsi raisonnent les contemporains et les suc-
cesseurs de Phidias. Et sans doute il n'y a rien de plus élevé qu'une
pareille conception. Nous trouvons là cependant un dédain excessif
de la réalité. Le temps est passé des transfigurations poétiques. Si le
réalisme brutal, servilc, corps sans âme, n'est qu'une façon étroite
et inférieure de traiter le portrait, cet idéalisme transcendant, qui
sacrifie si délibérément la forme à la pensée, ne saurait non plus
pleinement nous satisfaire. Nous sommes plus exigeans aujour-
d'hui pour la fidélité de la ressemblance, et nous avons un plus
grand respect de la vérité particulière. L'individu est devenu pour
nous d'un prix infini. Nous l'aimons parce qu'il est, et nous l'ai-
mons tel qu'il est, jusque dans ses défauts et ses infirmités. Non
pas que l'individualisme ait été inconnu des républiques grecques :
il a même fini par les ruiner. Mais, au temps où nous sommes, la
cité est encore presque tout. L'homme est d'abord un citoyen ; c'est
de la vie collective et générale que vit chaque individu. La con-
ception idéaliste, née du sentiment généralisateur, était donc en
conformité avec l'état des esprits. Aussi a-t-elle régné dans l'art, en
souveraine peut-on dire, jusqu'à l'époque de Lysippe. L'évolution
accomplie par Phidias a pour longtemps, un siècle tout au moins,
pénétré le portrait grec. C'est un moment capital de l'histoire du
genre.
LA SCULPTURE DE PORTRAITS EN (iRÈCE. 907
Nous lie passerons pas en revue toutes les œuvres où éclate
cette tendance : ce n'est point notre tâche. Retenons seulement
quelques exemples, les plus caractéristiques. Et d'abord l'homme
d'État qui a le plus favorisé ce merveilleux mouvement. d'art du
V'' siècle, Périclès lui-même. Trois bustes de Munich, de Rome et
de Londres le représentent, dérivés d'un même original qui était
sans doute lœuvre célèbre du sculpteur Crésilas. Tous trois
prouvent la préoccupation qu'a eue l'artiste d'éviter ce qui était
particularité trop individuelle, détail ne servant pas à l'expres-
sion du caractère ; et au contraire d'appuyer sur tout ce qui
pouvait traduire une certaine conception a priori du rôle de ce
grand orateur. Gravité douce, noblesse des sentimens, élévation
de la pensée, par-dessus tout majesté incomparable, toutes ces
qualités respirent dans cette figure aux lignes si pures et si régu-
lières. Il y a plus. Périclès est représenté dans le complet épa-
nouissement de toutes ses facultés, par suite dans ses années de
pleine maturité et presque à l'apogée de sa carrière. On se l'ima-
gine volontiers au moment où il prononce l'oraison funèbre des
guerriers morts dans la première année de la guerre du Pélopon-
nèse, c'est-à-dire bien peu de temps avant de mourir lui-même.
Aucun indice pourtant sur son visage de l'âge relativement avancé
auquel il est alors arrivé. Ses traits gardent comme la fleur d'une
étornelle jeunesse, jeunesse sérieuse, empreinte de sérénité et de
calme.
Le buste d'Alcibiade au Vatican est d'une époque plus ré-
cente et se rapporte assez exactement aux dernières années du
v'= siècle. Mais, bien que d'une exécution plus libre, il a été conçu
dans le même sentiment : même expression reposée du visage,
môme calme du regard. Rien, sur les traits, de cet air volontiers
insolent et présomptueux, de cette hauteur de grand seigneur,
de cette superbe confiance en soi qui distinguent l'Alcibiade his-
torique. Rien non plus qui rappelle léléganl débauché des nuits
d'Athènes. A peine la lèvre intérieure pleine et grasse et le men-
ton développé révèlent-ils quelque sensualité. L'artiste prend ici
avec la vérité des libertés plus grandes qu'il ne faisait tout à
rheur<'. Dans le buste de Périclès, il accentuait seulement certains
trails que lui fournissait son modèle; il mettait en meilleure lu-
mière ce qui déjà se laissait voir de soi-même; celle fois, il
transforme. Si les donné(!s de l'histoire lu; concordent jioint avec
l'impression de parl'aile beauté qu'il poursuit, il n'hésite pas à
908 REVUE DES DEUX MONDES.
faire fléchir l'histoire plutôt que d'affaiblir cette impression.
Ainsi des autres œuvres de ce temps et de l'époque postérieure.
Car le iV siècle, si différent du v*" cependant, et pénétré à beau-
coup d'égards d'un esprit tout nouveau, demeure, dans le por-
trait, le plus souvent fidèle aux principes idéalistes de l'âge pré-
cédent. (Jue vous preniez le soi-disant Phocion, ou le faux Thé-
mistocle du Vatican, le fameux Sophocle du Latran, les bustes
de Platon, tous sont très éloignés d'un rendu exact de la phy-
sionomie. Les formes n'ont plus rien de sévère sans doute, et le
style est très assoupli ; mais l'artiste refuse encore de s'asservir à
son modèle. L'individualité de la figure se limite toujours à l'es-
sentiel; elle ne se laisse qu'entrevoir et comme deviner derrière
cette expression générale de noblesse et de distinction suprêmes.
La ligne ininterrompue, presque droite, du front et du nez, .le
développement de l'arcade sourcilière, l'enfoncement des yeux,
l'effacement des plans des joues, tout cela c'est ce que l'on est
convenu d'appeler le profil grec, profil consacré, formé d'élé-
mens qui sont empruntés à la réalité, mais arrangés et modifiés
en vue d'un certain idéal.
A mesure qu'on avance dans le siècle, les images des grands
hommes, surtout des écrivains célèbres, se multiplient rapidement.
Plus on se désintéresse alors de l'Etat et de l'action publique,
plus on s'attache avec un goût passionné aux choses de l'esprit et
à la littérature. On ne se contente môme pas d'honorer les con-
temporains; on veut aussi rendre hommage aux illustres morts
du passé. En ce genre de représentations, il faut s'attendre à ce que
la tendance à idéaliser domine, plus puissante que jamais. Pour
un Sophocle, un Thucydide, on pouvait se reporter à des por-
traits antérieurs, exécutés du vivant môme du poète ou de l'his-
torien. Mais s'il s'agit d'époques plus lointaines et d'œuvres pour
lesquelles tout modèle a fait défaut, quelle peut être alors la va-
leur iconographique de pareilles statues? Le portrait de Sapho
par exemple, de l'Athénien Silanion, n'est qu'un portrait de libre
fantaisie. L'activité de la poétesse remontant au début du vi*^ siècle,
à cette époque la sculpture grecque commençait seulement à se
développer et l'art était impuissant à copier sur le vif les traits
d'un modèle. C'est d'après les textes ou les renseignemens trans-
mis par la tradition orale que Silanion a conçu son personnage.
Et de fait, regardez la belle copie conservée à la villa Albani.
Après avoir lu ses poèmes, c'est bien ainsi qu'on se représente
LA SCULPTURE DE PORTRAITS EN GRÈCE. 909
Sapho : visage énergique respirant la volonté et la passion, expres-
sion sérieuse adoucie par le charme pénétrant du regard, lèvre in-
férieure pleine et sensuelle; c'est un portrait tout littéraire. Il n'a
pas plus d'authenticité, bien que le personnage appartienne à l'his-
toire, que n'en aurait le portrait d'un héros de la légende épique.
Reconstitution d'une physionomie, jeu de l'imagination qui
crée librement, en dehors du modèle, ou, si la réalité est observée,
simplification idéale de cette réalité, que tout cela est loin des
scrupules modernes! Cependant n'aurions-nous pas profit à con-
naître, à aimer l'idéalisme de Phidias? Assurément, si on l'appli-
que à la sculpture de portraits, cet idéalisme, toujours occupé à
corriger l'œuvre de la nature, nous trouble à bon droit, comme
un manque de respect envers la nature elle-même. Mais le danger
n'est pas là pour notre siècle précis et positif, et nous ne nous
laisserons jamais entraîner trop loin sur cette pente. En revanche,
un tel art nous apprendrait le secret de la force calme, de la gran-
deur sereine. Il n'est rien dont nous ayons plus besoin. Nous ne
trouvons autour de nous qu'inquiétude, agitation, fièvre. Nous
souffrons d'une sensibilité affinée à l'excès, devenue exaspérée.
Nous sommes malades de nos nerfs trop tendus. Les personnages
qui revivent dans les statues ou sur les reliefs attiques, n'ont,
pour ainsi dire, pas de nerfs : ils savent du moins les dominer.
Mettons-nous donc à leur école et demandons-leur quelque chose
de leur parfaite tranquillité et de leur bel équilibre. Notre art y
retrouverait la santé qu'il n'a plus guère.
III
Ce n'est pas tout ; et, à suivre le développement de la sculp-
ture grecque, d'autres leçons se dégagent plus directes, plus im-
médiatement appropriées au genre du portrait. Il ne s'agit plus
seulement de qualités générales à retenir, parmi d'autres qui ne
conviennent pas aux exigences de notre époque. Ce sont des œu-
vres à étudier tout entières, comme ayant réalisé la conception
qui peut, qui doit être encore la nôtre. L'art grec a fini de créer
ces types d'éternelle beauté devant lesquels un Ixcnau ^f' pro-
sternait avec émotion et laissait échapper la fervente « prière sur
l'Acropole»; mais il n'est pas mort pour cela; il se renouvelle
au contr.iiro avec une merveilleuse vitalité. Aux créations oîi se
révélait le divin, succèdent les créations humaines et tout le cor-
910 REVUE DES DEUX MONDES.
tège de sentimens pathétiques que fait naître la représentation
de l'humanité. L'artiste, après avoir regardé au dedans de lui-
même et voulu donner une forme et un corps à la poésie de son
rêve, regarde curieusement au dehors la vie qui l'entoure. Rien
ne pouvait aider davantage à la transformation du portrait.
C'est avec Lysippe que les choses commencent à se modifier.
Le maître de Sicyone, qui remplit toute la seconde moitié du
iv^ siècle, est dans la pleine vigueur et maturité de son talent
sous le règne d'Alexandre. On ne saurait séparer les noms du roi
et du sculpteur. Tous deux président à de grands changemons.
Le premier, par sa conquête de l'Asie, brise les cadres étroits de
l'ancien esprit grec et de la vieille cité hellénique, unifie les deux
mondes, l'Orient et l'Occident, et réconcilie les deux séculaires
ennemis pour quelques années sous une môme puissance, pour
longtemps sous une même civilisation; il ouvre une ère nou-
velle de l'histoire de la Grèce et do l'humanité. Le second, dans
un domaine plus restreint, accomplit de son côté l'évolution la
plus importante par laquelle l'art ait passé depuis Phidias. Aux
conceptions idéalistes de l'âge précédent, il oppose le goût de
l'observation exacte et de la nature vraie. Entre les mains de ses
successeurs, ce naturalisme dégénérera en réalisme, par une
pente inévitable : les réactions vont toujours aux extrêmes. Idéa-
lisme, réalisme sont les deux pôles entre lesquels oscilleront
éternellement l'art et la pensée humaine sans trouver jamais un
point fixe. Mais au début, pendant un temps, l'étude de la nature
physique ne va pas sans celle de la nature morale : cette heureuse
alliance porte le genre du portrait à sa perfection.
Il ne faudrait pas croire que rien n'ait préparé l'impulsion
donnée à l'art par Lysippe, et qu'il soit venu surprendre ses con-
temporains par une sorte de coup de tonnerre éclatant dans un
ciel serein. Nous avons parlé d'évolution, non de révolution. En-
tendons par là non point changement brusque, rupture \4olente
avec le passé, mais développement continu, marche progressive,
et création en fin de compte, mais création sortie régulièrement
de germes où elle était contenue. L'art, pas plus que la nature, ne
procède par sauts et par bonds. Si donc nous voulions rechercher
les origines de cette tendance naturaliste, c'est très haut qu'il
nous faudrait remonter et sans doute (car elle est un des besoins
naturels de l'esprit humain) jusqu'aux origines mêmes de l'art
grec. Pendant longtemps, elle a été contenue par l'autre tendance,
i
LA SCULPTURE DE PORTRAITS EN GRÈCE. 911
celle qui portait l'art vers la simplification idéale de la vie. Avec
Myron, Polyclète, Phidias, celle-ci était même devenue toute-
puissante, et nous l'avons envisagée seule pendant un long siècle,
de Périclès au règne d'Alexandre. Mais ce serait enfermer l'esprit
grec dans une définition trop étroite, en méconnaître la souplesse,
l'active curiosité qui l'entraîne vers tous les objets, en prendre
donc une idée fort inexacte, que de le croire incapable au même
moment de tendances très opposées : en réalité, il échappe à toute
formule.
C'est ainsi que, vers le milieu du v^ siècle, nous trouvons
contemporains, à peu d'années près, les marbres d'Olympie et
ceux du Parthénon. Dans la vallée de l'Alphée, comme dans les
autres endroits où les écoles locales sont davantage laissées à
elles-mêmes, en dehors de l'influence des grands centres, apparaît
cette recherche d'une vérité plus fidèle, la poursuite du détail
copié d'après nature. Qu'il suffise de citer le vieillard du fronton
est d'Olympie avec son crâne dénudé, son front sillonné de rides,
sa mâchoire inférieure saillante, ou la vieille femme du fronton
occidental qui n'a pas une moindre intensité de vie. C'est ainsi
encore que, dans les premières années du iv° siècle, à un moment
où la tradition idéaliste paraît devoir régner sans égale, le
sculpteur Démétrios, étrange contraste, suit des principes d'art
diamétralement opposés et parvient d'emblée au réalisme même
le plus cru. Ce n'était pas un faiseur de statues, suivant le mot
de Lucien, mais un faiseur d'hommes. Une de ses œuvres repré-
sentait Pélichos, général corinthien, à demi nu, le ventre proémi-
nent, les veines saillantes, la tête chauve, la barbe rare et comme
agitée par le vent. Il n'est guère possible de pousser plus loin
le souci de la réalité brutale. Démétrios, je le veux bien, était un
indépendant, non un chef d'école. Son œuvre est une exception
en son temps, et la grande lumière émanée de Phidias a continué
de jeter jusqu'à Lysippe son puissant rayonnement sur l'art grec.
Toutefois, c'est à la première moitié du iV siècle encore (vers3o3
environ) ([n'appartient le magnifique portrait de Mausole, ce roi
de Carie dont le tombeau est devenu synonyme de toute sépul-
ture fastueuse. Au sommet, sur la platc-forni(> du quadrige
colossal qui couronnait l'édifice, se dressait vraisemblablement la
statue du satrape carien, œuvre de Pythios. Bien que, pour ré-
pondre aux désirs d'Artf-mise, sieur et femme de Mausole,
l'artiste ait dû chercher à glorifier le défunt et lui donner un
912 REVUE DES DEUX MONDES.
aspect imposant, il est impossible, en regardant cette figure de
ne pas être saisi de son caractère de vérité. M. Perrot a relevé
avec juste raison « la largeur du crâne, le front bas encadré de
grands cheveux, la saillie de l'arcade sourcilière, l'œil enfoncé, le
nez long et droit, la bouche à demi cachée par une forte mous-
tache qui va rejoindre une barbe frisée et coupée très court (4) » :
tous ces détails attestent une direction nettement différente de celle
que nous révélaient les œuvres antérieures ou même d'autres
œuvres contemporaines. Le portrait de Mausole est un nouvel
anneau de la chaîne qui se rattache aux frontons d'Olympie.
Le mouvement qui se développe à partir d'Alexandre était
donc préparé. Mais il n'en demeure pas moins vrai qu'un artiste
comme Lysippe, par l'autorité de son nom et son influence sur
son temps, lui a fait porter tous ses résultats et produire toutes
ses conséquences. Somme toute, si l'on compare l'art de ses suc-
cesseurs avec celui de ses devanciers, ce fut une véritable orien-
tation nouvelle. Nouveauté semblable, ajoutons-le, dans toutes
les branches de l'art et de la science; car tout, à cette époque,
conspirait avec Lysippe pour entraîner les esprits vers l'étude de
la nature. Aristote, après les hautes spéculations de Platon,
s'occupe de sciences naturelles et expérimentales, classe les do-
cumens, analyse, serre la vérité de près. Ménandre, après la fan-
taisie étincelante d'Aristophane, prend ses personnages dans la
société contemporaine et la vie journalière. Tous pouvaient dire,
comme le peintre Eupompos à Lysippe lui-même en lui montrant
la foule des passans : « Voilà le seul modèle à imiter, la nature,
et non les œuvres des artistes. » La tendance était donc générale.
C'était l'esprit du temps, un besoin de l'époque entière, avide de
nouveautés, désireuse de secouer les traditions, éprise de la vie
et de toutes ses manifestations morales ou physiques, la regar-
dant avec curiosité, l'aimant avec passion. Cette influence devait
se faire sentir, en particulier, dans la reproduction des traits du
visage. Elle conduisait l'art à se rapprocher du portrait au sens
moderne du mot, lui montrait la voie, en le poussant vers l'ob-
servation et l'imitation de la réalité environnante. Et par sur-
croît, comme pour lui faciliter encore la tâche, c'est alors pré-
cisément que l'on inventait le moulage en plâtre pris sur le
modèle lui-même, et l'inventeur n'était autre que le propre frère
(1) Revue des Deux Mondes, 15 décembre 187o, p. 908.
LA SCULPTURE DE PORTRAITS EN GRÈCE. 913
do Lysippe, Lysislratos. « Le premier, dit Pline, il imagina de
reproduire l'image d'un homme par un moule appliqud sur
son visage même... Il obtint ainsi des épreuves à la ressem-
blance exacte des personnes, alors qu'avant lui on n'avait jamais
cherché qu'à faire des images aussi belles que possible (1). »
Pline exagère bien un peu. Lysistratos a eu des précurseurs dans
cette voie du réalisme : l'exemple de Démétrios, que nous citions
tout à l'heure, le prouve suffisamment. Mais par son invention, il
complétait l'œuvre de son frère. Lysippe avait indiqué le but à
poursuivre, l'imitation de la nature vivante; Lysistratos enseignait
une manière commode, pratique de l'atteindre, en mettant à la
portée de tous un procédé d'une précision infaillible. Désormais,
accidens de la physionomie, détails individuels, déformations du
visage, rien n'échappera à l'artiste des particularités de son mo-
dèle. On pouvait aller fort loin sur cette pente où l'on s'engageait,
— et en effet on alla très loin.
Pas tout de suite cependant ni brusquement. Car, dès l'abord,
les portraits d'Alexandre nous donneraient un démenti. Répétons
ici que l'histoire n'est jamais aussi simple qu'on se plairait à
l'imaginer pour les facilités d'une exposition. De même que pré-
cédemment, au plus fort de l'influence de Phidias, derrière la
conception idéaliste perçaient de loin en loin les duretés du
réalisme; de même, à présent, malgré la prédominance de la con-
ception naturaliste, nous aurons à constater, jusque vers la fin,
bien des survivances de la tradition contraire. En art, rien ne
meurt tout à fait. Il y a des périodes de moins brillante lumière,
d'obscurité même plus ou moins longue ; il n'y a jamais d'extinc-
tion complète. Et pour commencer par ces images d'Alexandre,
bien qu'elles fussent l'œuvre même de Lysippe, l'artiste (obser-
vateur et précis, qui a le plus contribué à l'évolution artistique
de cette époque, il se trouve, à en juger par les imitations qui
nous sont parvenues, qu'elles étaient certainement embellies,
idéalisées, plus rapprochées de l'ancien esprit que du nouveau.
Il est vrai qu'il s'agissait d'Alexandre, le vainqueur des Perses, le
conquérant de l'Asie, le fondateur de la monarchie la plus vaste
(ju'on eût jamais connue. Ce héros, ce demi-dieu, fils de Zens,
ne fallait-il pas le représenter avec des traits plus purs et plus
nobles que dans la réalitT', lui donner une apparence sinon di-
vine, au moins plus qu'humaine?
(1) rMinc, llisfoire naturellr, XXXV, i:i:i.
TOME CXLVIII. — 1898. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi une statue le montrait appuyé sur sa lance, levant les
yeux vers Zeus. Selon les vers gravés sur la base, il « semblait
dire: La terre est à moi ; toi, Zeus, règne dans l'Olympe (i). »Un tel
portrait visait moins à l'exactitude qu'à la glorification du modèle.
Les successeurs de Lysippe cherchèrent encore davantage à l'idéa-
liser. Le beau buste du Gapitole avec ses boucles de cheveux re-
levées sur le front et encadrant Kovale très pur du visage, son
regard profond et rêveur, sa tête penchée sur l'épaule gauche,
son expression passionnée, fait douter si l'on est en présence d'un
homme ou d'un dieu. On croirait voir Hélios, n'était un léger duvet
sur les joues, qui vient révéler le caractère humain du person-
nage. Seul le célèbre sarcophage du Musée de Constantinople,
trouvé dans la nécropole de Sidon et devenu déjà populaire sous
le nom de « sarcophage d'Alexandre », représente le conquérant
macédonien, qui s'y trouve deux fois mêlé à des scènes de bataille
et de chasse, sous des traits plus rapprochés de la réalité. Le vi-
sage du roi, notamment lorsqu'il est occupé à charger un lion, a
dans le regard une intensité de vie et une énergie d'expression
singulières. Ce n'est pas assez cependant pour qu'il y ait exacte res-
semblance.
Mais il y a plus, et voici par où le portrait de cette époque
se rattachait encore au passé. J'ai parlé plus haut de cette habi-
tude de consacrer des statues aux grands écrivains des généra-
tions antérieures. Après Alexandre, elle ne fit que s'accroître.
Jamais la philosophie, la poésie, la science ne passionnèrent da-
vantage les esprits, libres alors de tout sOuci politique, oisifs,
aiguisés, d'une culture raffinée. Ce devint une mode de posséder
dans sa maison, son jardin, sa galerie, le buste au moins de quel-
qu'un de ces vieux sages. La piété littéraire des nombreux érudits
n'était pas satisfaite à moins. A côté des statues officielles et
d'apparat, chacun voulait pour soi une œuvre plus réduite, à la-
quelle on put rendre dans une sorte de chapelle privée un culte
plus intime. Ces fervens commandaient donc en grand nombre
les images d'Homère, de Socrate, d'Ésope, des Sept Sages. De là
toutes ces imitations dont les musées sont remplis. Images de
convention naturellement, exécutées d'après la légende ou l'his-
toire, portraits littéraires, comme nous avons vu déjà qu'était le
buste de Sapho. L'artiste, se faisant par avance une idée de son
(1) Plutarque, Sur la Vertu ou le Coumge d'Alexandre, 11,2.
LA SCULPTURE DE PORTRAITS EN GRÈCE, 915
modèle, lui prête la physionomie qu'il conçoit. Aussi varie-t-elle
suivant les artistes, et avons-nous d'un même personnage des
bustes assez différens. Homère, par exemple, est tantôt un vieil-
lard aveugle, sur qui Tàge a marqué profondément son empreinte ;
il paraît inspiré, possédé par le transport poétique; sa bouche
entr'ouverte laisse échapper u les paroles ailées » que lui dicte
la Muse. Tantôt il n'est plus aveugle; c'est un homme vigoureux
encore, plein de noblesse; à l'agitation précédente a succédé sur
sa figure une expression tranquille, reposée, majestueuse. De
même Socrate. On se rappelle le charmant portrait qu'Alcibiade
fait de son maître dans le Banquet de Platon. Il est tout pareil,
dit-il, à ces figurines qu'on voit chez les marchands; à l'extérieur
elles ressemblent à des Silènes ; mais quand on les ouvre, on y
trouve des images de divinités. Selon que les sculpteurs se sont
plus attachés à l'un ou à l'autre de ces deux aspects, Socrate a
passé à la postérité, tantôt avec des traits voisins de la caricature,
avec la face railleuse et le nez camard de Silène, tantôt sous une
forme ennoblie et idéalisée, qui reflète sa haute valeur intellec-
tuelle et morale, son grand esprit et sa grande âme. Mais rien
ne montre mieux tout ce qu'il y a de littéraire dans cette méthode
que les portraits de Périandre et de Bias, deux des Sept Sages dé-
couverts à la villa d'Hadrien. Périandre aimait à répéter : L'étude
est tout. Bias avait aussi sa maxime favorite : Presque tous les
hommes sont mauvais. Ces deux sentences ont dicté en quelque
sorte à l'artiste la façon de concevoir et de traiter les portraits; et,
pour que nul ne l'ignorât, chacune d'elles a été gravée sur le fût
de Thermes. De là pour le tyran de Corinthe l'expression pensive,
réfléchie de l'homme d'État qui médite, tandis que le regard pro-
fond interroge autour de lui ; pour le philosophe, l'expression
assombrie, la bouche légèrement dédaigneuse, les sourcils fron-
cés du pessimiste qui porte un jugement sévère sur le monde.
On se tromperait donc, si Ion croyait mortes alors toutes les
traditions anciennes. L'imagination, la libre invention, la fan-
taisie môme n'ont pas perdu tous leurs droits. Notez cependant la
préoccupation qui se fait jour. Si aucune de ces images n'est res-
seml)Iant(\ on n'est plus uiH([uoment soucieux d'embellir les traits.
A côté de la ligure surluiniaine, il y a place pour la ligure tout
humaine, triviale, d un Socrate. Le goùl de l'exaclitudo, l'obser-
vation précise de la vie, la recherche du lype individuel devient
de plus en plus la marque propre du temps dont nous parlons.
916 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette époque, on l'a appelée hellénistique et non plus hellénique,
avec raison. Le changement de nom correspond à un changement
dans les faits, dans les idées, dans les moyens d'expression. A
mesure que nous descendrons le cours de l'histoire, nous verrons
le réalisme, l'étude des particularités et du détail vulgaire, prédo-
miner jusqu'à prendre entière possession des esprits. Mais avant
que la tendance opposée, celle qui mène au simple et au gé-
néral, se soit affaiblie, il y a un moment — un seul — où l'équi-
libre est parfait. C'est alors que se produisent les chefs-d'œuvre.
Car tout n'était pas à rejeter de l'héritage antérieur. Il faut dans
le portrait un assez rare mélange de qualités contraires : une
part d'interprétation y est nécessaire comme une part d'observa-
tion. C'est le naturalisme hellénistique qui a le mieux réalisé cette
union.
Les bustes ou statues dont il était question tout à l'heure,
représentaient des poètes , des philosophes morts depuis long-
temps, dont quelques-uns môme étaient légendaires, dont beau-
coup appartenaient à une époque où l'art du portrait était encore
inconnu. Nécessité était bien à l'artiste de créer de toutes pièces
son personnage. Mais qu'on lui donne à fixer l'image d'un vivant,
d'un mort contemporain tout au moins, qu'il a encore pu voir et
connaître, il s'attachera fidèlement au rendu des traits du mo-
dèle. En l'an 280, les Athéniens, honteux de leur longue ingrati-
tude envers Démosthène, demandèrent à Polyeuctos d'élever sur
l'Agora une statue de bronze en l'honneur du grand orateur et du
grand patriote. Jetez les yeux sur le marbre du Vatican, lequel
procède directement de cette œuvre. L'individualité du caractère
a été saisie et rendue de main de maître. Front sillonné de rides,
visage anguleux, traits tourmentés, expression sévère de volonté
ardente et opiniâtre, tout indique une nature tendue vers l'effort,
trahit l'homme qui a peiné sa vie entière, luttant contre lui-même
et sa constitution ingrate, luttant contre les autres, contre l'apa-
thie de ses concitoyens et l'activité de Philippe, mais conservant
toujours au milieu des épreuves « une âme maîtresse du corps
qu'elle anime. » En face de Démosthène voyez Eschine, son
rival. Le contraste n'est pas moins frappant au physique et au
moral que dans l'histoire. Celui-ci calme, le visage rempli, bien
portant, semble jouir de son heureux tempérament et trouver
agréable une vie dont il n'a jamais eu à souffrir. Dans une salle
du Vatican, deux statues se font pendant, peut-être les poètes
if.
'if
LA SCULPTURE DE PORTRAITS EN GRÈCE. 917
comiques Ménandre et Posidippe, en tout cas des Athéniens
de la première moitié du m'' siècle; l'un, véritable homme du
monde, la figure ouverte, le regard perçant et clair,, le front
haut, la bouche légèrement railleuse; l'autre, maladif et inquiet,
l'air gauche, l'expression concentrée et chagrine. Citons encore
Epicure avec sa grande figure maigre et pâle d'ascète, où la
souffrance physique qui le torturait se marque par la contrac-
tion de la bouche, les paupières appesanties, le regard voilé et
d'une résignation douloureuse; Chrysippe, dont l'aspect chétif,
le visage défait, les yeux faibles et clignotans, très enfoncés, les
cheveux rares et négligés, donnent bien l'idée de ce qu'était ce
petit homme pâli sur les livres, écrivain intarissable, trop absorbé
dans les dissertations stoïciennes pour songer à sa toilette ; Antis-
thène le cynique, fier de ses cheveux et de sa barbe incultes, Tliéo-
phraste le moraliste, Aratos l'auteur de poèmes astronomiques,
bien d'autres, qu'il n'est pas toujours possible d'identifier, mais
qui sont certainement aussi des littérateurs ou des savans de ce
siècle : l'époque multipliait leurs images à profusion.
Ce sont cette fois des figures iconiques, des portraits, de véri-
tables portraits, dans toute la force du terme. Dans tous quelle
franchise d'observation et quelle sincérité d'accent! Comme l'on
sent l'étude du modèle, l'imitation directe de la vie! Nous sommes
loin de la beauté conventionnelle du v'' ou du iv"" siècle. On ne
recule pas devant la difformité, même la laideur : on veut avant
tout être vrai. Sachons cependant quelle est la qualité de ce natu-
ralisme, et qu'il n'a rien de brutal. L'artiste, je le disais, n'a
pas entièrement répudié l'ancien esprit grec; et c'est heureux pour
lui. Il ne vise pas à la vérité de. la forme pour la forme elle-
même, mais pour atteindre à la vérité du caractère. Ce qu'il
cherche, sous les apparences sensibles, c'est l'âme, la seule chose
intéressante. Quelle est donc la différence avec les maîtres du
v'= siècle? C'est que ceux-ci imaginaient la personnalité morale
plus qu'ils ne l'observaient; ils l'interprétaient d'après un certain
idéal a priori. Là était l'erreur.
11 faut interpréter, mais sur les seules données fournies par
la nalui'c : le point de d(''j)art reste l'observation. Le sculpteur
hellénistique ne l'ait pas autre chose; il se place devant le modèle
et le laisse se révéler lui-même à ses yeux. 11 ne rend rien qui
n'ait été vu. Mais le tout est de bien voir; car chaque trait n'a pas
une importance égale. Combien de jeux de physionomie qui ne
918 REVUE DES DEUX MONDES.
sont que passagers, de détails du visage qui ne sont qu'acciden-
tels et ne servent de rien pour l'expression du caractère intime !
Ceux-là peuvent être négligés sans que la vraie ressemblance en
souffre; même sïls sont beaux, ils n'ont pas de valeur. Inverse-
ment, un détail laid sera retenu et enregistré, s'il est significatif.
Aussi dans les statues de Démosthène ou de Ménandre, dans les
bustes d'Epicure ou de Chrysippe, vous ne retrouverez pas toute
la complexité de traits qui se voit sur un visage humain, ce qui
fait qu'il est tel à l'heure précise où l'artiste le copie. Le visage
est réduit à ses traits généraux, c'est-à-dire aux plus saillans et
révélateurs. Trois ou quatre, pas davantage, composeront la phy-
sionomie d'un Démosthène; mais ceux-là fortement marqués. Et
alors la personnalité historique de l'orateur ressortira à mer-
veille. Sur ce masque se lira, aussi clairement qu'en un livre,
toute la vie de l'homme, vie orageuse et tourmentée comme les
plis de ses rides. Rcproduira-t-on des déformations plus accu-
sées? Pourquoi non? Chez Démosthène la lèvre inférieure très
retirée en arrière est une allusion à son bégaiement et aux prodi-
gieux efforts qu'il dut faire pour triompher des infirmités de sa
nature. Chez Epicure, la contraction des lèvres trahit ses souf-
frances et explique comment ce philosophe, torturé par la ma-
ladie, a pu placer la volupté suprême dans l'absence de passion
et de douleur. Ces déformations sont caractéristiques. Dès lors
l'artiste doit nous les montrer : ce serait une faute de les omettre.
D'une part donc, observation exacte, vérité rigoureuse de tous
les détails ; de l'autre, choix parmi les détails observés, pour ne
retenir que ceux qui dégagent et mettent en plein relief la per-
sonnalité, l'essence du modèle : telle est cette conception du por-
trait, et il n'y en a pas de meilleure.
On ne saurait trop le répéter : nous l'oublions communé-
ment. Il n'y a de vérité que de ce qui demeure, non de ce qui
passe. Ce n'est pas faire ressemblant que de rendre une physio-
nomie, fût-ce avec la fidélité la plus grande, à un instant particu-
lier de la durée. A l'instant d'après, cette physionomie a changé
et la ressemblance n'existe plus. Qu'est-ce donc qu'une vérité
d'une minute, détruite parla minute suivante? Dans cette voie, il
faudrait, pour bien faire, autant d'images d'une personne que sa
vie comprend de momens très fugitifs. Seuls des appareils enre-
gistreurs, un chronophotographe fonctionnant sans s'arrêter,
pourraient résoudre un pareil problème. Et quand même ils le
1
LA SCULPTURE DE PORTRAITS EN GRÈCE. 919
résoudraient, ce ne serait encore que de la vérité fragmentaire et
comme de la poussière de vérité, il resterait à recomposer ces
parcelles éparses, à leur donner une unité et une ame, de même
qu'une série de photographies séparées, prises à des intervalles
très rapprochés, n'acquièrent un sens que si elles arrivent, en
défilant devant nous avec un mouvement vertigineux, à se re-
composer sur la rétine de notre œil. Ressaisir l'unité et l'âme de
l'individu éparse sur ses traits, voilà donc quel doit être l'objet
des efforts de l'artiste. C'est la seule vraie ressemblance, parce
que c'est la seule permanente. Et c'est là ce que nous enseigne
l'art hellénistique.
IV
Mais cet art lui-même ne devait pas rester longtemps fidèle à
sa conception du portrait. Celle-ci résultait de deux tendances
maintenues dans un harmonieux équilibre. Les périodes d'équi-
libre ne durent pas : au delà des sommets il faut redescendre.
Depuis un siècle, le goût de l'observation et de l'imitation pure et
simple de la vie était allé grandissant. Arrêté un moment, le cou-
rant ne pouvait manquer, une fois l'obstacle franchi, de reprendre
sa pente et dès lors de se précipiter jusqu'au bas. Grâce à sa sou-
plesse, à son incessante faculté de transformation, il était donné
au génie grec, nous l'avons dit, d'ouvrir toutes les voies à l'esprit
moderne. Après la victoire de l'Idée, il avait à montrer le Réel
triomphant. Les statues de Démosthène et Ménandre nous présen-
taient déjà la nature, mais une nature de choix, simplifiée, traitée
avec largeur. Veut-on maintenant le réalisme tout pur, sans rien
qui le tempère, avec l'observation la plus ténue et comme le dé-
calque des plus petites particularités du visage? Regardez au
Musée de Naples le soi-disant Sénèque, trouvé à llerculanuni
dans la fameuse villa dei Paj)iri. Ce n'est point Sénèque, mais un
homme de lettres, sans doute un de ces poètes érudits, familiers
de la cour des Ptolémées et si goûtés plus tard des Romains de
l'empire, (^allimaciuo ou Philétas de Cos. M. Collignon a heureu-
sement décrit cette lête ravagée au regard « d'une lixité vague, »
aux pommettes saillantes, au cou décharné « dont la j)oau re-
tombe en plis vides et llasques, » « ces mèches raides et incultes
sur un front proéminent (J ). » Deviiul un euseinblc si étrange,
(1) Dans les Monuinens de l'ail (uiliinic ilA. U.iycl. II. |>l. :i!(.
920 REVUE DES DEUX MONDES.
dites si l'on peut pousser beaucoup plus loin le réalisme. Pour
ceux qui n'aiment pas à être dépaysés et qui, sortant de leur
époque, veulent encore retrouver dans les temps plus anciens la
satisfaction de leurs propres goûts, de telles œuvres ont assuré-
ment beaucoup d'attrait et une saveur particulière. Elles sont
tout rapprochées de nous, toutes modernes : un contemporain
pourrait les signer. C'est donc une erreur de croire que les Ro-
mains ont été, aux âges classiques, les seuls passés maîtres dans
une exécution savamment réaliste du portrait. « Nil intentation
Grœci liquere. » Rome n'a rien de plus exactement observé, rien
qui vous donne davantage la sensation directe, immédiate de la
nature elle-même que certains portraits de l'époque hellénistique.
En faut-il d'autres preuves, et, après les lettrés ou les savans,
s'adresser aux représentations d'athlètes victorieux? Ici la tenta-
tion d'idéaliser n'existe pas. Ces êtres, uniquement adonnés à la
force brutale, appellent une exécution brutale, elle aussi : le réa-
lisme est comme une loi du genre. Au iv** siècle, nous avions laissé
les statues d'athlètes fidèles au principe établi par Polyclète et
reproduisant, surtout dans la facture de .la tête, un type cano-
nique et conventionnel. Lysippe brise ce canon de l'ancienne
école péloponnésienne et revendique pour l'art le droit de suivre
la nature en toute liberté. Aussi dans les statues d'athlètes qu'il
signe en grand nombre, héritier bien direct en cela des vieux
bronziers d'Argos et de Sicyone, le corps, et, ce qui nous inté-
resse particulièrement, le visage sont traités dans un très fin et
très juste sentiment de la réalité. Le célèbre Apoxyomenos, avec
le pli qui lui traverse le front, son expression un peu pensive et
nerveuse, a déjà un caractère individuel accusé. Mais, après
Lysippe, cette individualité se marque bien davantage. Une tête
de bronze découverte à Olympic en est une preuve frappante.
L'Apoxyomenos était encore le jeune athlète de bonne naissance,
l'éphëbe grec fréquentant la palestre pour développer son corps
aussi harmonieusement que son esprit. La tcte d'Olympie repré-
sente l'athlète de métier, tête dure, étroite, sans pensée, bestiale,
mais singulièrement expressive. Jusqu'où cette tendance pouvait
conduire, un pugiliste conservé au musée des Thermes de Dio-
ctétien nous l'apprend. C'est un lutteur au repos, assis, les
coudes posés sur les cuisses, le haut du corps incliné, la tête
tournée vers la foule. Le front est bas; l'expression, stupide»
celle d'un homme qui ne connaît que la pesanteur de ses poings;
■
«
LA SCULPTURE DE PORTRAITS EN GllÈCE. 921
le nez recourbé tombe sur la bouche ; la lèvre supérieure est
rentrante, et la mâchoire inférieure projetée en avant. Les dents
du haut ont été brisées sous les coups. Ajoutez les oreilles dé-
chirées, l'œil droit très enflé, des gouttes de sang au-dessous
des oreilles et de la paupière, la bouche entr'ouverte trahissant
une respiration difficile; ajoutez les accessoires, tout le système
de lanières, de bandes de cuir et de plaques de métal dont se
compose le ceste, savamment indiqué. Tous les détails y sont, et
précis et minutieux. Non seulement il est clair que le modèle a
posé devant l'artiste ; mais on se demande si avec toute la ri-
gueur de nos appareils photographiques nous aboutissons à des
résultats plus scrupuleusement et implacablement vrais.
Dans ce que l'on appelle les sujets de genre, c'est-à-dire les
sujets anecdotiques, empruntés à la vie quotidienne, au pitto-
resque de la rue ou des intérieurs, de la ville ou de la campagne,
l'observation familière et piquante est la qualité indispensable.
Elle fait tout le charme de ces petites scènes. Dire que l'époque
hellénistique a beaucoup aimé « le genre, » c'est montrer toute
l'importance prise dans l'art par le réalisme. Si nous n'étions
obligés de nous borner, il nous plairait de le retrouver s'épa-
nouissant à l'aise dans ces sujets pour lesquels il semble exacte-
ment fait, triomphant dans le rendu de ces visages inconnus,
anonymes, mais qui, n'en doutons pas, sont des portraits fidèles,
copiés dans la foule oisive ou afïairée, parmi le petit peuple
des pêcheurs ou des paysans. Il nous faudrait, poussant notre
enquête, examiner, à côté de la sculpture proprement dite, l'in-
dustrie des modeleurs de figurines, et passer en revue cet art du
portrait populaire depuis les terres cuites d'Alexandrie ou de
Myrina (enfans à l'école ou à la promenade, cuisiniers, crieurs
publics, esclaves, marchands ambulans) jusqu'aux statuettes de
marbre (un vieux pécheur portant ses outils, une paysanne tenant
un agneau qu'elle mène au marché, une vieille femme ivre ser-
rant dans SCS bras une amphore). Partout nous constaterions ces
mémos qualités de précision pleine de gaieté, cecoupd'œil juste
qui saisit comme au vol les menus incidens de l'exislciuv, ce réa-
lisme de bon aloi, d'une sùrelt' incroyable.
Que demande-t-on encore pour être convaincu de cette trans-
formation dans l'esprit et les tendances artistiques do l'époque?
Il ne nous reste plus qu'il la relever dans l'espèce de portraits qui,
par sa nature môme, semblait le moins disposée à la subir; les
922 REVUE DES DEUX MONDES.
statues ou les bustes honorifiques, consacrés aux souverains des
différens royaumes. La flatterie aidant, le nombre en fut prodi-
gieux. Au seul Démétrios de Phalère, dans l'espace de dix an-
nées, les Athéniens érigèrent trois cent soixante statues. Mais dès
lors que devient l'exécution ? Pourra-t-elle être sincère ? Y trou-
vera-t-on l'accent de vérité, le détail individuel et caractéristique
qui souvent est le détail laid ou peu noble ? Les images dAlexan-
dre étaient idéalisées; celles de ses successeurs immédiats le
furent aussi. Beaucoup d'entre eux prétendaient ressembler au
conquérant macédonien et cherchaient à imiter sa démarche, son
port de tête. Tel personnage hellénistique est traité avec la nudité
qui convient aux héros. De même, sur les monnaies qui portent
l'effigie des premiers Diadoques, la noblesse du visage, la pureté
et la régularité des tfaits attestent une dernière survivance de la
conception idéaliste. Le portrait officiel a donc résisté, et la chose
se comprend. Il a dû cependant céder, lui aussi, au courant qui
finit par tout pénétrer, tout envahir.
Que le réalisme se soit d'abord emparé des portraits des princes
d'Alexandrie, rien de moins étonnant. On n'ignore pas quels re-
marquables portraitistes avaient été les anciens Egyptiens, avec
quel sentiment de la vie ils avaient regardé et copié la nature.
Quand les Grecs prirent possession du pays, les traditions locales
ne purent manquer d'ajouter leur influence à ce qui était alors la
pente naturelle de l'esprit hellénique. Mais si en Egypte le réa-
lisme trouve un sol depuis longtemps préparé, où le mouvement
se précipite, sur tous les points du monde hellénistique il étend
peu à peu son action. Déjà même, au début de cette nouvelle pé-
riode, dès le premier tiers du ni'' siècle, il serait aisé de citer
pour tel ou tel prince grec deux conceptions bien différentes du
même personnage : un buste idéalisé, suivant la vieille tendance
encore persistante, et, à côté, une image déjà très voisine de la
nature. Ainsi Pyrrhus, le roi d'Épire, nous apparaît, dans un
exemplaire de la collection Jacobsen, vigoureux et plein de santé,
avec une inclinaison du cou qui rappelle Alexandre le Grand;
mais un hermès d'Herculanum le montre la bouche tirée, les pau-
pières abaissées : on sent l'homme agité, nerveux, fatigué par la
vie. Descendons les temps. Dans les portraits des Séleucides et
des autres Diadoques, le souci de la ressemblance, de la vérité
môme vulgaire, se fait de plus en plus sentir. Voici, pour ter-
miner, deux portraits, des plus curieux, ceux de deux hommes de
LA SCULPTLKE DE PORTRAITS EN GRÈCE. 923
fortune, partis d'assez bas, et devenus, par leur habileté, fonda-
teurs de dynasties, Philétairos de Pergamc et Euthydème de Bac-
triane. Philétairos l'eunuque, à la face glabre, aux formes lourdes,
aux chairs molles, est admirable de vie; mais Euthydème est
peut-être plus surprenant encore. Des rides sur tout le visage, aux
tempes, aux joues, au menton, les plis des ailes du nez et des
coins de la bouche fortement creusés, de petits yeux malins
cachés par des paupières épaisses, un nez énorme et froncé, une
lèvre inférieure saillante accentuant la moue, le tout abrité sous
un chapeau arrondi aux bords démesurément larges : c'est une
tête à la fois commune et finaude, faite de bonhomie et de
rouerie, qu'il faut avoir vue pour comprendre tout ce qu'elle a de
saisissant.
V
Avec le buste d'Euthydème (nous sommes à la fin du
m® siècle), le réalisme a achevé son œuvre. Pas une catégorie de
portraits qui soit restée en dehors de ses atteintes, et, dans cha-
cune de ces catégories, pas une partie du visage humain où il n'ait
mis sa marque, puissante, désormais ineffaçable. La Grèce l'a
transmis à Rome, et là, dans ce nouveau terrain qui lui convenait
à merveille, il a poussé une luxuriante végétation. L'art moderne
enfin l'a repris à son tour et en a fait, semble-t-il, le fondement
même de sa conception du portrait. Il croirait manquer d'égards
pour la mémoire des grands hommes et de conscience vis-à-vis
des personnages plus obscurs dont il retrace l'image, s'il la retra-
çait sans y apporter cette scrupuleuse exactitude matérielle. Il se
trompe. La véritable conscience ne consiste pas à copier avec
minutie les moindres accidens, une veine, une verrue, le nombre
exact des rides. Le sculpteur qui entreprend de rivaliser avec le
photographe, se condamne nécessairement à lui être inférieur.
Il doit donc faire autre chose. Placé devant son modèle, il doit
l'observer longuement, s'en imprégner, entrer en lui et dégager
pour le public l'impression à retenir, au lieu de laisser au public
le soin de la dégager lui-même. Cela est plus pénible à coup sûr;
mais Fénelon n'a-l-il pas dit, ou à peu près: « Il faut que tout le
travail soit pour l'arlisti^ seul, c>t (oui le plaisir, avec tout le
fruit, pour celui dont il veut être regardé? » Transcrire bonuc-
ment ce qu'on a sous les yeux est au fond la iinHliode du moindre
:f'
924 REVUE DES DEUX MONDES.
effort. Et de même, le véritable respect envers les grands hommes |
consiste à reproduire d'eux ce qui les a rendus grands, non la (
seule enveloppe extérieure, commune souvent et grossière, mais i
leur pensée et leur âme. Que le portrait soit donc criant de ressem- |
blance, mais de ressemblance avant tout intellectuelle et morale. |
Que le sculpteur soit un exécutant supérieur, il le faut; mais
qu'il soit aussi un psychologue. ^
Pourquoi, au Salon dernier, aimions-nous à nous arrêter de- f
vant le monument de celle qui fut M"' Miolan-Carvalho? D'où
venait le charme de cette figure, sinon de ce qu'elle a de poétique
et de réel à la fois, d'idéalisé et de vivant? M. Mercié n'a pas ex-
primé en elle la banalité de l'existence journalière ; mais il a
rendu l'âme même de l'artiste telle qu'elle se révélait dans les
soirées d'incomparable création où elle incarnait les héroïnes de
Shakspearc et de Gœlhe. C'est un peu de l'âme de Juliette et de
l'âme de Marguerite qui erre autour do ces lèvres, à demi fermées
seulement par la mort. Et pourquoi encore, au Musée du Luxem-
bourg, le buste de l'archevêque de Paris fusillé en 1870,
M^*" Darboy, attire-t-il à lui, et si fort, du coin où il est placé, les
regards du visiteur? Pourquoi est-il si merveilleusement expressif
qu'une fois vu, il ne s'oublie pas, mais s'impose à vous, demeure
dans les yeux, obsède le souvenir? N'est-ce pas que toute la vie
morale du prélat remonte, pour ainsi dire, des profondeurs de
l'âme jusqu'au visage et se reilète sur les traits avec une intensité
dont je ne sais pas de plus bel exemple ? Or, qui, plus que
M. Guillaume, a le culte de la beauté classique ? Et quelle part
ne revient pas, dans ses chefs-d'œuvre, à son admiration intelli-
gente de la Grèce? Voilà qui devrait faire réfléchir nos contemp-
teurs de l'antiquité. Un buste comme celui de M?"" Darboy est
sorti de la même main qui a sculpté les Gracques ou écrit les
pages sur le Doryphore. Quelle meilleure conclusion de tout cet
article ? Quelle preuve plus décisive que l'étude du passé est
pleine de profitables leçons et que, bien comprise, elle peut être
la préparation la plus directe à bien interpréter et bien rendre le
présent ?
Edmond Courbaud.
REVUE LITTÉRAIRE
LA MANIE DE LA MODERNITE
Il faut être de son temps. Tout le monde en convient. Le moyen de
dire le contraire sans nier le progrès ! Et le moyen de nier le progrès
dans le siècle des chemins de fer et de la télégraphie sans fils! Les an-
ciens sont les anciens; ils ont pu avoir toute sorte de qualités, mais
ils sont morts ; ils ont ignoré beaucoup de choses que nous savons;
ce n'était pas leur faute ; on ne choisit pas la date de sa naissance, et
il est difficile de leur en vouloir. Ceux qui, à l'heure qu'il est, vou-
draient encore se mettre à leur école et nous y tenir avec eux font
preuve d'une timidité presque coupable, et ils devraient en avoir un
peu de honte. Ce sont des esprits routiniers, incapables de dépasser
les enseignemens reçus et de secouer le joug qu'a subi leur enfance.
Ils se consument dans une contemplation vaine, en de stériles regrets.
Si encore ils n'étaient que dos esprits faibles ! Mais il faut bien le
dire : dans leur prétendu respect du passé il entre beaucoup d'hosti-
lité contre le présent. Ils boudent leurs contemporains; ils sont
d'humeur chagrine et de caractère jaloux. Ce sont des envieux sur
lesquels pèse une juste défaveur. Transportées dans le milieu d'au-
jourd'hui les idées d'entrefois y sont choquantes, à la manière d'un
anachronisme, et ridicules par essence, puisqu'elles ne ressemblent
pas à ce qui les entoure. Au contraire il y a dans tout ce qui est mo-
derne je ne sais quoi de vif, de hardi, de généreux. La modernité
nous séduit aussitôt, par un charme qui est en elle et qui vient de
la secrète conformité avec nos goûts. Dire d'une idéo, d'une nuance
926 BEVUE DES DEUX MONDES.
de sentiment, d'une excentricité qu'elle est de maintenant, c'est par
cela seul en faire léloge. Une œuvre qui est d'un «modernisme aigu, »
une plaisanterie qui est « bien d'aujourd'hui » est assurée de faire son
chemin. C'est pourquoi l'écrivain qui veut plaire se préoccupe d'abord
d'avoir cette quaUté qu'aucune autre ne remplace, et qui tient lieu de
plusieurs autres. Il ne se contente pas d'être de son temps, comme on
en est, sans le vouloir; il s'y applique; il le fait exprès. Il flaire d'où
\ientle vent, et lâche de deviner quelle sera la mode de demain. Les
modes vont Aite, et elles sont changeantes ; il change avec elles. Il a
de la souplesse, de l'agiUté, de la désinvolture. Surtout il s'efforce de
rejeter ce bagage qu'une longue tradition nous impose et qui alourdit
d'autant la marche : opinions reçues, admirations consacrées, et autres
vieilleries qui sentent l'école. Songez donc! S'il allait passer pour un
pédant! Si on allait le prendre pour un professeur!...
Cette superstition, ou cette manie de la modernité est de date assez
récente. On la voit apparaître au début du siècle dernier. Antoine
Houdar de Lamotte en fut l'un des premiers atteint. Gela fait que
sa célébrité, un peu bien passée, retrouve aujourd'hui quelque intérêt
d'actuahté, et cela donne à sa physionomie, un peu bien effacée, un cer-
tain air «moderne. » La médiocre étude qu'on vient de lui consacrer (1)
nous est moins un secours qu'une occasion pour parler de lui.
Ce Lamotte était un aimable homme. Aveugle et impotent dès sa
jeunesse, il garda jusqu'au bout la même sérénité d'âme. Tous ses con-
temporains s'accordent à louer la douceur de son caractère et l'aménité
de son humeur. Recueillons ces louanges qui honorent sa mé-
moire, et pour le cas où nous aurions à contester la largeur de ses vues
et la solidité de son jugement, commençons par rendre hommage aux
qualités de son cœur. — Écrivain d'arrière-plan, U connut un jour les
enivremens du triomphe. S'étant mis, passé la cinquantaine, à travail-
ler dans le genre tragique, U eut la bonne fortune de rencontrer juste-
ment la manière dont les spectateurs d'alors voulaient qu'on les remuât.
Inès de Castro fut un succès de larmes. On ne manqua pas de dii'e,
comme c'est la coutume, que, depuis le Cid, on n'avait pas vu au
théâtre un pareil succès. Ils sont plusieurs, dans l'histoire du théâtre,
qui ont remporté des succès destinés à faire pâlir celui du Cid. Lamotte
a sa place parmi eux, ainsi que l'autre CorneUle, celui qui s'appelait
Thomas; il y aurait de l'injustice à l'oublier. — Enfin Lamotte avait
de l'esprit. Si nous ne nous en apercevons guère, à lire ses œuvres,
(1) Un poète philosophe au commencement du XVIII' siècle : Houdar de Lamotte,
par Paul Dupont, docteur es lettres, 1 vol. in-S", Hachette.
REVUE LITTÉRAIRE. 927
c'est que l'esprit passe A'ite et résiste rarement à l'épreuve du temps. Il
brilla dans la conversation à une époque où la conversation était parti-
culièrement brillante. Ne lui refusons pas un mérite que lui reconnais-
sait une société amoureuse de l'esprit. — Au surplus, ni l'esprit de
Lamotte, ni son bon cœur n'auraient suffi à faire vivre son nom; et
l'auteur lui-même d'Inès de Castro nous trouverait aussi indifférens que
nous sommes devenus insensibles aux infortunes de son héroïne. Mais
il s'est jeté dans un débat qui, à l'heure qu'il est, reste encore pendant.
Il a beau s'y être jeté à l'étourdie, et avoir touché à la question avec
maladresse, en montrant bien qu'il ne comprenait pas de quoi il s'agis-
sait; bien lui en a pris, et cela fait qu'on peut le citer, comme un type
d'une famille d'esprits qu'il représente assez exactement.
Lamotte est l'homme de salon à la mode de 17 IJ. Habitué des
mardis de la marquise de Lambert et berger aux couleurs de la du-
chesse du Maine, il s'est justement façonné d'après le goût qui régnait
dans les cénacles de la préciosité renaissante. La première condition
pour y réussir, c'était de ne pas être confiné par une compétence spé-
ciale dans quelque étude unique. C'est un risque auquel Lamotte n'est
pas exposé. Profondément et généralement ignorant, il peut s'occuper
de toutes choses avec une incompétence universelle. Ses panégyristes
ne manquent pas d'en faire la remarque, à son honneur : « On n'eût
pas facilement découvert de quoi M. de Lamotte était incapable, dit
Fontenelle. Il n'était ni physicien, ni géomètre, ni théologien; mais
on s'apercevait que pour l'être, et même à un haut point, il ne lui avait
manqué que des yeux et de l'étude. Quelques idées de ces différentes
sciences qu'il avait recueillies çà et là, soit par un peu de lecture, soit
par la conversation d'habiles gens, avaient germé dans sa tête et y
avaient jeté des racines et produit des fruits surprenans par le peu de
culture qu'ils avaient coûté. » Comme il touche aux sciences sans être
savant, mais seulement parce qu'il était de bon ton alors d'expliquer
l'astronomie aux dames et comment est bâti le corps de l'homme, La-
motte fait des A'ers sans être poète. Il en fait de toutes les manières,
hors celle qui consiste à les bien fairt^. Il débute par donner des
opéras ; il publie des odes en vers et des odes en prose, des fables
et des cantates ; passant du genre lyrique au genre épique, de la tra-
gédie à la comédie, du grave au doux, et du plaisant au subbme, il
traduit tour à tour et avec la même aisance lloniùre, Anacréon et les
psaumes. Il improvise des bouts rimes, des énigmes et des mande-
mcns d'évêque. Il est, quand il le faut, orateur ou critique. |11 porte
partout la même facilité et la même insuflisance. Eul-il quelque
928 REVUE DES DEUX MONDES.
obscure conscience de cette irrémédiable médiocrité, et le dépit qu'il
en conçut fut-il l'origine de ses « paradoxes » ? D'Alembert le dit dans
son éloge de Lamotte. « Il voulait faire des vers et sentait que la
nature ne l'avait pas fait poète; il voulait faire des odes et sentait qu'il
avait plus de logique que de chaleur, plus de raison que d'enthou-
siasme; il voulait faire des tragédies et se voyait à une distance
immense de Corneille et de Racine ; enfin, il voulait faire des fables
et sentait que son esprit, dont le caractère était la finesse, essaierait
en vain d'attraper la naïveté charmante de La Fontaine ; que lui restait-
il donc à faire? De soutenir, avec tout l'art dont il était capable, que
l'harmonie et les images n'étaient point nécessaires à la poésie, la
chaleur et l'enthousiasme à l'ode, la versification à la tragédie et la
naïveté à la fable. Lamotte s'est fait une poétique d'après ses talens,
'comme tant de gens se font une morale suivant leurs intérêts. » Et
voilà au moins une façon de faire l'éloge des gens ! Ce qui est certain,
c'est que Lamotte était fertile en aperçus ingénieux et variés. Il par-
lait bien de ce qu'il connaissait mal. Sur les lettres et sur les sciences,
et sur quelque sujet que ce fût, il était prêt à discourir suivant les
règles du savoir-vivre. « Il disputait avec vivacité, mais sans empor-
tement, sans aigreur, sans opiniâtreté, en homme du monde plutôt
qu'en homme de lettres. » Lamotte est un homme du monde; on
s'accorde sur ce point. C'est donc le cas de voir, par son exemple,
combien il peut tenir de pédantisme et de vanité dans la courtoisie et
dans la modestie d'un écrivain homme du monde.
C'est l'habitude qu'on nous juge non pas sur les choses que nous
disons, mais sur la manière et sur le ton dont nous les disons. Un écri-
vain qui s'est fait une réputation de douceur peut être cruel tout à son
aise. Pourvu qu'il ait pris soin de montrer d'abord patte de velours, il
peut égratigner les gens, Ubrement, sans cesser de s'entendre louer
pour sou urbanité. De même il peut disserter à loisir, chicaner à son
gré, et faire à lui seul l'office d'une légion de commentateurs ; pourvu
qu'U ait eu soin de déclarer que d'aQleurs tout cela lui est fort indiffé-
rent, on ne le tiendi^a pas pour un cuistre. Telle est l'histoire de la
dispute entre Lamotte et M°"= Dacier. Lamotte ayant publié en tête de
sa traduction en vers de Y Iliade un Discows sur Homère irrévérencieux
pour le poète grec, M""^ Dacier répondit par un factum sur les Causes
de la corruption du goût auquel Lamotte riposta par des Réflexions sur
la critique. Dans cette controverse Lamotte se plaint que M""^ Dacier
l'ait combattu avec une violence à laquelle il ne veut opposer qu'une
politesse toute clievaleresque et quasiment galante. Les contempo-
REVUE LITTÉRAIRE. 929
rains ont, sur la foi de Lamotte et sans trop se soucier d'y aller voir,
parlé de sa galanterie et de l'impardonnable violence de M'"*" Dacier.
Nous en parlons après eux. Je ne songe guère à prendre la défense du
livre de M""^ Dacier : c'est un pauvre livre, et, pour l'indigence du
fond, il mérite d'être mis à côté de ceux de Lamotte. Et il est bien
vrai que l'argumentation de cette dame est sans grâce ; mais aussi n'y
prétend-elle pas ; pédante elle est, et elle se donne pour pédante. Dans
une discussion, qui est vraiment une discussion de collège, elle em-
ploie les procédés du collège. Persuadée qu'une affaire qui touche à la
direction des études et aux méthodes d'enseignement ne saurait être
sans conséquence, elle la traite donc comme une affaire de consé-
quence. «M. de Lamotte parle d'untonsiaffirmatifque cette belle cen-
sure a imposé à un grand nombre d'ignorans. Que dis-je d'ignorans?
Elle a surpris des gens savans, des gens dont la profession est d'être
hommes de lettres et même de les enseigner . Que ne doit-on pas
craindre pour les jeunes gens? C'est pour eux et en leur faveur qu'il
est nécessaire de répondre ; U faut tâcher de les munir contre ce nou-
veau poison. » Lamotte triomphe. Ce n'est pas pour rien qu U possède
le grand art de parler avec frivolité des choses sérieuses. Il en use
pour ridiculiser sa candide ennemie. « Cet endroit fait rire par ces
termes graves et pathétiques de témérité, de licence, de désordre,
d'attentats injurieux et d'indignation, appliqués à une matière si fri-
vole. » M"'= Dacier croyait aux choses qu'elle disait; voilà le ridicule
dont elle ne s'est pas relevée. Lamotte professe au contraire le plus
parfait détachement. Il ne se fait pas d'illusions sur son art et sait ce
que vaut le métier d'arrangeur de mots. II fait bon marché de ses
idées, qu'il donne moins pouî" des idées que pour des sentimens ou
des conjectures. Quant à la question en litige, il s'en faut qu'il s'en
exagère la gravité : « La question du mérite d'Homère est peut-être celle
de toutes sur laquelle il est plus permis de parler. Peut-être aussi en
vaut-elle si peu la peine qu'il serait encore plus prudent de s'en taire...
Je connais trop bien le peu d'importance de la matière pour en fatiguer
davantage le public... » Ces déclarations abondent sous la plume de
Lamotte et imi)riment fortement dans notre esprit l'idée que ce galant
homme est incapable de tout parti pris et de toute mesquinerie d'auteur.
Mais alors, s'U est si peu attaché à ses propres siMitinuMis, d'où
vient qu'il soit si peu disposée y renoncer? S'il fait si peu de cas de ses
argiimens, d'où vient que, parce qu'on les a déclarés pitoyables, il s'en
trouve « insulté »? Puisque la discussion lui parait de si peu d'im-
portance, d'où vient qu'il ait ranimé la querelle assoupie et qu'il l'cntro-
TOMK CXLVlll. — 1898. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
tienne, et pourquoi est-ce qu'il oppose les critiques aux commentaires
et les arguties aux subtilités ? Mais le pédantisme, parce qu'il fait des
grâces, cesse-t-il d'être le pédantisme ?
Il en va de même de la modestie de Lamotte. Certes, chaque fois
qu'il parle de lui, U s'empresse de convenir qu'il est un très petit per-
sonnage; mais sa conscience une fois mise en repos grâce à cet artifice,
il ne résiste plus au plaisir de parler de soi, et il est sur ce chapitre
d'une abondance et d'une complaisance inépuisables. Ennemi déclaré
de la race des commentateurs, il se fait pourtant son propre commen-
tateur et nous explique les mérites de ses œuvres. Il n'a pas l'outrecui-
dance de se comparer aux maîtres; pourtant il refait des fables après
La Fontaine et donne à entendre que l'avantage est de son côté ; car il
invente ses sujets, tandis que La Fontaine se borne à développer des
sujets d'emprunt. Il refait VIliade après Homère, et il va sans dire que
c'est pour la faire meilleure. Une Aignette placée en tête du poème
représente Homère remettant sa lyre à Lamotte :
Homère m'a laissé sa Muse
Et, si mon orgueil ne m'abuse,
Je vais faire ce qu'il eût fait.
Il est tout disposé à confesser ses fautes, mais à condition de faire
la confession d'autrui en même temps que la sienne. « Je ne choisirai
que quelques exemples... afin de donner par là l'idée la plus exacte
qu'il me sera possible des fautes d'Homère et des miennes. Peut-être
serai-je un peu plus sévère pour Homère que pour moi... » Ce qui est
vrai, c'est que ce bel esprit est d'une vanité qui nous désarme par sa
candeur. Grand faiseur de théories, Lamotte est aussi bien le théoricien
de la vanité de l'écrivain. « Tout homme qui donne au pubhc des
ouvrages de bel esprit est convaincu de vanité par le fait même ; car,
quel motif pourrait avoir un auteur, quand il imprime des ouvrages
purement ingénieux, si ce n'est de faire avouer à ses lecteurs qu'il a
de l'esprit et des talens? Si son but n'eût été que de s'amuser, il ne pro-
duirait pas l'ouvrage au grand jour... Ce n'est donc pas un reproche à
faire à un poète que la vanité. Cela s'en va sans dire. » Je ne conteste
pas que ce raisonnement ne soit pour le moins spécieux. Toujours est-il
qu'à travers ces lignes apparaît une conception nouvelle qui va être
celle de l'homme de lettres. L'écrivain classique respectait son art et se
Hiétiait de soi; l'homme de lettres se moque de son art et s'admire
lui-même. L'écrivain suivant le précepte de Boileau avait le devoi
àêtre « honnête homme ; » l'homme de lettres a le droit à la vanitér
REVUE LITTÉRAIRE. 931
L'auteur des opéras, des odes et des fables était-il bien désigné par
la nature de son talent et par sa conception personnelle de l'art, pour
se poser en novateur? Il ne le semble pas. Lamotte s'accorde avec
les classiques pour définir l'art une « imitation de la nature, » mais
l'imitation faite avec discernement d' une nature choisie. Dans ses
ouvrages il se plie docilement à toutes les règles et n'a garde de
profiter pour lui-même des libertés qu'il réclame. Mais soucieux jde
mériter l'approbation mondaine, il prend le mot d'ordre dans les sa-
lons où il fréquente. Or cette société est entichée d'elle-même, infatuée
de ses idées et de ses goûts, naïvement persuadée qu'elle est le terme
où aboutissent tous les efforts de l'humanité. Elle juge de toutes choses
par rapport à elle seule et veut retrouver partout sa propre image.
Elle est convaincue de sa supériorité et n'accorde sa faveur qu'à ceux
qui l'entretiennent dans cette illusion. Dans la querelle des anciens et
des modernes, elle ne pouvait hésiter, et en se rangeant au parti des
modernes c'est pour elle-même qu'elle a pris parti. Elle s'est complu
aux théories des Perrault et des Fontenelle qui étaient à son adresse
la plus déhcate flatterie. Ami et admirateur de Fontenelle, Lamotte n"a
cessé de tenir les yeux fixés sur celui dont les salons reconnaissaient
la royauté : il en est la pâle copie et le clair de lune. C'est un disciple
de Fontenelle, qui aurait étudié son modèle dans le portrait qu'en a
tracé La Bruyère sous le nom de Cydias. L'esprit nouveau qui commen-
çait à se faire jour dans la société portait déjà le nom d'esprit philo-
sophique. Lamotte est philosophe; c'est même un philosophe profond,
au dire de la marquise de Lambert qui s'y connaissait. « M. de la Motte
est philosophe profond. Philosopher, c'est rendre à la raison toute sa
dignité et la faire rentrer dans ses droits; c'est rapporter chaque chose
à ses principes propres et secouer le joug de l'opinion et de l'autorité. »
Tel est en quelques mots le programme auquel Lamotte n'a cessé de
se référer; là est la clé de ce qu'on a appelé pompeusement sa critique.
Au nom de la raison Lamotte fait campagne contre l'autorité. Le ser-
\dce que Descartes a rendu à la philosophie en l'affranchissant de la
scolastiquc, il faut le rendre à la littérature. Ici, comme aussi bien
dans les mathématiques, la seule règle est celle de l'évidence. Car il
n'y a pas deux façons de raisonner : il n'y en a qu'une et c'est colle des
géomètres. L'art poétique a ses axiomes, ses théorèmes, sescorolUiires,
ses démonstrations. L'autorité est donc aussi peu recevable en littéra-
ture qu'elle léserait dans les sciences. « Allons jusqu'où la raisonnons
mène. Quand il n'y aurait point de partage sur Homère, un homme
pourrait réclamer lui seul contre tous les siècles ; et si les raisons
932 REVUE DES DEUX iMONDES.
étaient évidentes, les trois mille ans d'opinion contraire n'auraient pas
plus de force qu'un seul jour. A la vue des premières expériences de la
pesanteur de l'air, qu'a ser\T: le long règne de l'horreur du A-ide? » On
voit, sans qu'il soit besoin d'y insister, ce qu'il y a de factice dans ce
rapprochement. Le malheur est que Lamotte et M'^^Dacier apercevaient
dans une lumière, qui était pareillement celle de l'évidence, des vé-
rités contradictoires. L'évidence de Lamotte n'était pas l'éAidence
de M"' Dacier. Cela nous aide à retrouver, sous la magnificence des
termes et sous leur confusion, quel est en fait le critérium qu'applique
Lamotte.
Lui aussi, le xvii' siècle avait beaucoup parlé de la raison, et il
en faisait la souveraine maîtresse des jugemens littéraires. Ce qu'il
entendait par la raison, c'est la faculté qui d'un homme à l'autre est la
même et dans laquelle tous les hommes peuvent donc communier. Et
il trouvait dans le consentement de tous les siècles l'expression de
cette raison. La raison dont parle Lamotte est exactement le contraire ;
à vrai dire, elle n'est pour chacun que l'expression de ses préférences
individuelles. Le beau, c'est ce qui nous fait plaisir. A l'occasion
Lamotte ira jusqu'à opposer le goût et la raison :
Du vrai la raison nous assure,
Elle en est seule le flambeau.
Le goût, présent de la nature,
Est le seul arbitre du beau.
Sous quelque forme qu'il le trouve,
Il le reconnaît et réprouve
Ce qui pourrait le démentir.
Mais ce goût du beau c'est peut-être
Moins ce qui nous le fait connaître
Que ce qui nous le fait sentir.
Il est impossible de s'exprimer dans un langage d'une plus déso-
lante platitude et de prouver par un exemple plus approprié qu'entre
certains vers et la prose il n'y a pas de différence essentielle. Au moins
Lamotte dit-il clairement ce qu'il veut dire. Nos modernes dilettantes
et impressionnistes peuvent saluer en lui un ancêtre. Mais si le juge-
ment de goût est pure affaire de sentiment, et si tout se ramène à
une impression de plaisir immédiat, combien cela est commode, et
que voilà une théorie qui vient au secours de l'ignorance mondaine 1
Les gens de quahté qui savent tout sans avoir rien appris, seront
reconnaissans à l'écrivain qui s'en remet si généreusement à la sûreté
de leur instinct. Toutes les femmes seront pour lui.
REVUE LITTÉRAIRE. 933
Soyons de bonne foi, poursuit Lamotte, et convenons que nous ne
prenons plus guère de plaisir à la lecture des anciens. Ils sont trop
éloignés de nous, trop distans, séparés par tout un monde d'idées, et
pour nous remettre de niveau avec eux, il nous faut faire un effort qui
est pénible. D'ailleurs ils nous sont venus à travers trop de commen-
tateurs, et il nous est presque impossible de retrouver leur véritable
pensée sous tant de gloses qui l'étouffent et l'offusquent. On les a de
trop bonne heure imposés à notre admiration, quand notre jugement
n'était pas libre. Nous ne pouvons plus en recevoir aucune impression
directe et le culte môme que professent à leur endroit leurs admira-
teurs en titre, ce n'est qu'une admiration de commande et qu'un pré-
jugé d'éducation. « J'aurais plus de foi à des esprits naturels et simple-
ment cultivés par ce qui s'est fait de meilleur dans notre siècle qu'à
ces savans qui par la longue habitude d'admirer tout dans les anciens,
et par trop de déférence aux autorités, se sont fait, pour ainsi dire,
un goût d'emprunt et tout à fait étranger à la raison. En effet la plupart
de ces savans ne sentent plus les choses en elles-mêmes. »
D'où vient enfin cette prévention qu'on a en faveur des langues an-
ciennes? D'où vient qu'on réserve à ceux qui les savent le nom de sa-
vans? Et quelle est cette vertu particulière qu'on leur prête pour la for-
mation de l'esprit? En quoi notre langue est-elle inférieure au grec
et au latin? Sur quoi fonder ce désavantage de la langue française?
Est-ce par la disette des mots qu'elle pèche? Est-ce le défaut d'élé-
gance qu'on lui reproche? La langue de Corneille manque-t-elle de
vigueur? La langue de Racine manque-t-elle de finesse? La langue de
Quinault manque-t-elle de tendresse? Qu'est-ce donc qui empêche un
homme d'atteindre à la plus haute culture, sans le secours du grec et du
latin? Notez qu'on peut très bien, sans posséder ces langues, s'appro-
prier ce qu'il y a de moins négligeable dans l'héritage des anciens.
Car on a traduit tout cela. Nous avons d'excellentes traductions,
qui nous dispensent de recourir aux originaux. Du reste toute la
substance de l'antiquité a passé dans les ouvrages des meilleurs
d'entre les modernes. Ëtudions Horace dans Boileau, Ësope dans
La Fontaine et Sophocle dans Racine! Pour ce qui est de lui, Lamotte
n'a jamais su un mot de grec; il a oublié le peu de latin qu'il a
pu savoir. Cela ne l'empêche ni d'être un écrivain de niéiito, ni
d'être un arbitre du goût, et de pouvoir en remontrer aux gens de
collège tout barbouUlés de leur érudition. Il faut citer ici le propre
texte, et les paroles de l'auleur : « On a tort d'appeler ignorans
ceux mêmes qui ne sauraient ni grec ni latin. Ils peuvent avoir acquis
934 REVUE DES DEUX MONDES.
en français toutes les idées nécessaires pour perfectionner leur
raison et toutes les expériences propres à assurer leur goût. Nous
avons des philosophes, des orateurs et des poètes ; nous avons
même des traducteurs où Ton peut puiser les richesses anciennes,
dépouOlées de l'orgueU de les avoir recueillies dans les originaux.
Un homme qui, sans grec et sans latin, aurait mis à profit tout ce
qui s'est fait d'excellent dans notre langue, l'emporterait sans
doute sur le savant qui, par un amour déréglé des anciens, aurait dé-
daigné les ouvrages modernes. » Les langues anciennes ne sont pas
nécessaires pour la formation de l'esprit; il y a une culture moderne
qui vaut la culture par le grec et le latin; les traductions remplacent
avantageusement les textes et les imitations dispensent de connaître
les modèles, — est-ce dans les feuillets jaunis des œuvres de Lamolte
que nous lisons ces belles choses? est-ce dans les journaux d'hier et
dans les brochures de nos « coloniaux »? Les modernes eux-mêmes se
soucient-ils donc si peu de renouveler leurs argumens, et d'en rafraî-
chir la nouveauté? Qu'ils y prennent garde! Leur modernisme date
déjà de deux siècles. Ils sont en train de passer anciens.
Toutes ces idées avaient cours avant que Lamotte ne fût venu les
reprendre à son compte ; car il s'en faut qu'U les ait inventées. Néan-
moins, on ne peut dire qu'il n'ait pas dans la discussion une attitude
qui le distingue de plusieurs autres partisans des modernes. 11 a une
façon de pousser le raisonnement à labsurde, qui fait peut-être hon-
neur à son esprit géométrique, mais qui en tout cas est bien à lui. Et
chaque fois qu'U y aune maladresse à commettre, devant laquelle avait
reculé la prudence avisée d'un Perrault, d'un Fontenelle ou d'un Fé-
nelon, U nhésite pas. C'est le timide qui se mêle d'être hardi et va
tout de suite aux extrémités. C'est le mouton enragé. On sait quel est
le principe de sa critique d'Homère. Il reproche au Aieux poète l'ab-
surdité de ses fables, l'enfantillage de ses croyances, la grossièreté des
mœurs qu'il représente, enfin et d'un mot « le défaut de philosophie».
Ses héros manquent d'élégance. Le grand tort d'Homère, c'est d'avoir
vécu de son temps et de n'avoir pas su attendre que le xviii« siècle fût
né. Car à tout prendre, il n'était pas sans génie, et l'homme est chez
lui fort supérieur à son œmTe. « L'ouvrage me paraît aussi éloigné de
la perfection que l'auteur était propre à l'atteindre s'il eût été placé
dans les bons siècles. » A force de restreindre leur horizon, les mo-
dernes en arrivent à ne rien comprendre de ce qui dépasse le cercle
habituel et actuel de leurs idées. Parce qu'ils ne retrouvent pas dans
i'C poème ancien les conventions de la société polie, les artifices du
REVUE LITTÉRAIRE. 935
raffinement et les préjugés de l'heure présente, ils déclarent n'y plus
reconnaître les traces de l'humanité. Perrault et Fontenelle n'en ju-
geaient pas autrement. Mais ils avaient soin de s'en tenir à la critique
et ne se hasardaient pas à soumettre au jugement du public un Ho-
mère revu, corrigé et considérablement diminué. Faire le procès à
Homère, cela pouvait être habile. Refaire Vlliade, c'était le danger.
Lamotte y fonce tout droit. Il tombe dans le piège que lui tendent
son amour-propre et un goût malheureux pour la hardiesse. 11 lui ap-
partenait de refaire Vlliade à l'usage de la société précieuse et telle
qu'Homère l'eût écrile, si Homère eût été Lamotte.
Autre exemple. Lamotte est un ennemi de la poésie. Il l'emisage
en philosophe du point de vue de la raison et n'y trouve aucun élé-
ment qui résiste à l'analyse. La poésie est contraire à la raison aussi
bien par l'emploi de ligures audacieuses que par la gêne de la versifi-
cation. Tout son prix ne \ient que de la difficulté vaincue ; c'est un
pénible agencement de syllabes, une manière compliquée de perdre
son temps. Comment celui-là pouvait-il avoir le cerveau fait qui
s'a^•isa le premier de se mettre l'esprit à la torture afin de dire
moins bien ce que la prose dirait avec simplicité et précision? Ce ré-
quisitoire contre la poésie peut être amusant. Mais Lamotte passe
de l'idée à l'acte et met l'exemple à côté de la théorie. H adresse à
Fleury une ode en prose. « Fleury, respectable ministre, aussi louable
par les intentions que par les lumières, aussi cher à ton roi qu'à son
peuple et précieux même à tous nos voisins; toi à qui les poètes sont
inutiles, puisque l'histoire so charge de ton éloge, et que tes actions
tirent tout leur éclat d'elles-mêmes, reçois l'hommage sincère d'un
écrivain enorgueilU de ton approbation...» Le choix du héros, la nature
de la louange, la qualité du style, tout cela forme un ensemble. L'im-
pression de coini(jue est irrésistible.
Qu'on veuille bien se demander maintenant ce qui a manqué aiux
écrivains du xvni" siècle et qui, à prendre seulement la valeur Ulté-
raire, les met si fort au-dessous des écrivains du xvn*. Ce qui leur a
fait cruellement défaut, c'est le sentiment de l'art. Ils ne savent plus
composer et ils ne s'en soucient pas. Pour ce qui est de l'expression,
vague et incorrecte chez la jdupart, les plus graiuls n'y cherchent que
le mérite de la clarté. Une sécheresse décharnée est la marque de ce
style qui ne se recommande que de la raison abstraite. On y cherche-
rait vainement la couleur, le sang, la vie. Tous, ils posent en i)rincipe
que pourvu qu'on se soit fait entendre on a touché au but. C'est justo-
ment ce qui constitue pour un écrivain l'absence du sentiment de l'art.
936 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette notion entrée dans notre littérature le jour où les écrivains de la
Renaissance la reprirent à l'antiquité, en sort le jour où on bannit le
culte des anciens. Parmi toutes les formes d'art, celle dont le xviii* siècle
a été le plus incapable, c'est la poésie. Pour trouver un poète dans le
siècle de Fontenelle et de Voltaire, il faudra attendre la venue d'André
Chénier, c'est-à-dire le retour à l'antique. Leur modernisme a coûté
cher aux écrivains du xviii" siècle. Je ne songe guère d'ailleurs à faire
retomber sur Lamotte la responsabilité de ces défaillances. Il n'est pas
un si grand coupable. Une boutade, même retentissante, n'est pas dan-
gereuse. Lamotte n'a pas entraîné son époque : il l'a siùvie. Il en a
outré les tendances. Il a lui-même versé dans le sens ou elle penchait.
Tel est justement le danger de cette superstition du modernisme.
Il se peut en effet que chaque époque apporte son contingent d'heu-
reuses nouveautés et d'idées justes. Mais ces idées en se développant
à l'exclusion de leurs contraires deviennent excessives; ces idées
justes, sitôt qu'on les pousse à bout, deviennent fausses. Soyons donc
de notre temps! Aussi bien, comment n'en serions-nous pas? Les
partisans les plus déterminés des anciens, un Boileau, un Racine, un
La Fontaine, un La Bruyère ont été en leur siècle les véritables mo-
dernes et personne plus que ces imitateurs des Grecs et des Romains
n'a donné une image exacte de l'esprit français. Les défenseurs les plus
violens de la tradition ne l'ont défendue qu'avec un tour d'esprit qui
portait la marque moderne. Un Joseph de Maistre est tout plein de
Voltaire et de Rousseau. C'est que le modernisme nous entoure, nous
enserre et nous pénètre à notre insu; il nous arrive par les conver-
sations et par les lectures; nous le respirons dans l'air qui en est
comme saturé; nous le retrouvons jusque dans la mode du costume
et dans la forme des chapeaux. Nous allons en devenir les prison-
niers, si nous n'y prenons garde, et si nous ne faisons effort pour re-
couvrer la hberté de notre esprit et la maîtrise de nous-mêmes. Il
nous faut, de toute nécessité, nous en dégager, non pour nous mettre
en travers du mouvement de notre époque, mais pour le dominer.
C'est à quoi sert la tradition. Bien loin qu'en nous rattachant à elle,
nous nous condamnions à en subir le joug, elle nous aide à dépasser
l'étroitesse de l'horizon contemporain et à briser les murs de notre
prison, elle est la condition elle-même de la largeur des vues et de l'in-
dépendance du jugement.
René Doumic.
REVUES ÉTRANGÈRES
LA VOCATION DE M'"^ BEEGHER STO'WE
Life and Letters of Hairiet Beecher Stowe, par M™* Annie Fields,
1 vol. Boston, 1898.
C'est en 1882 que M"'" Beecher Stowe, alors âgée de soixante et
onze ans, prit pour la dernière fois la parole en public. Ses éditeurs
de Boston, profitant d'un séjour qu'elle faisait dans cette Aille, avaient
organisé en son honneur une grande soirée. Elle y vint, en compa-
gnie de son frère Henry Ward Beecher, subit avec sa bonne grâce
habituelle d'innombrables présentations, écouta des discours, des lec-
tures de poèmes : puis, s'avançant au milieu de la salle, elle dit, de sa
petite voix mesurée et tranquille :
« Je tiens à déclarer que je remercie mes amis, du fond du cœur.
Et voilà tout. Ou plutôt non, car il y a encore ceci que je dois vous
dire. C'est que si quelqu'un de vous éprouve le doute, ou le chagrin,
ou la peine, s'U désespère de ce monde, je le prie de se souvenir de ce
que Dieu a fait sous nos yeux. (Jnil songe que cette grande tristesse,
l'esclavage, a disparu, à jamais disparu ! Tous les jours, dans le Sud où
je demeure, je suis témoin de ce- miracle. Je vois autour de moi les
humbles cases des nègres ; je vois comment les habilans de ces cases
deviennent sans cesse plus riches ; j'y vois des hommes qui sont heu-
reux de leur humble sort. Et certes ils ont besoin que vous preniez
938 REVUE DES DEUX MONDES.
patience à leur égard. Ils ne sont point parfaits, loin de là ; et leurs
défauts sont de très graves défauts aux yeux de leurs frères les blancs.
Mais ils sont heureux, cela ne fait point de doute, et ils connaissent
infiniment mieux que vous le secret du bonheur. Un ^deux nègre, notre
voisin, s'est acheté une maison, une belle maison à deux étages, avec
une plantation d'orangers et un moulin à sucre. Il a en outre amassé
une bonne somme d'argent. Rencontrant mon mari, l'autre jour, il lui
a dit qu'il possédait vingt pièces de bétail, quatre chevaux, quarante
poules, et dix enfans, tout cela à lui, lui appartenant en plein,e pro-
priété. Eh bien ! voilà ce qu'un noir, jadis, n'aurait pas pu dire, et cet
homme lui-même a attendu soixante ans de pouvoir le dire. Vous voyez
qu'il ne faut jamais désespérer du monde, ni de Dieu ! »
L'auteur de la Case de l'Oncle Tom négligeait seulement d'ajouter
que, si un tel « miracle » s'était réalisé, si quelques années avaient
suffi pour transformer l'esclave du Sud en un citoyen libre, c'était à
elle surtout qu'en revenait le mérite. Elle n'avait, au reste, nul besoin
de l'ajouter. Tous ses auditeurs le savaient, l'Amérique entière le pro-
clamait tous les jours. Et nous-mêmes, pour lointain que nous appa-
raisse désormais le souvenir de r Oncle Tom, nous n'avons pas oublié
pourtant que ce roman fut, suivant l'expression de Michelet, « le plus
grand succès du siècle, » toute une race ayant trouvé en lui « l'évan-
gile de la liberté. »
M"'" Beecher Stowe n'était pas, d'ailleurs, sans se rendre compte de
cette énorme importance de son livre ; mais ce n'était pas sa modestie
seule qui l'empêchait d'y faire allusion. Ou, plus exactement, sa mo-
destie ne se bornait point à l'empêcher d"y faire allusion : elle l'avait,
en outre, de très bonne heure, conduite à croire qu'une œuvre comme
celle-là ne pouvait pas être simplement le fruit de son effort per-
sonnel, et qu'une force supérieure devait la lui avoir inspirée. L'année
même où fut publiée la Case de V Oncle Tom, en 1852, M"" Stowe racon-
tait à une de ses amies que son frère, dans une lettre qu'il venait de
lui écrire, lui disait sa crainte que le succès du livre n'eût pour effet
de l'induire en orgueil, au grand dommage du salut de son âme. —
« Le pauvre garçon, ajoutait-elle, s'inquiète bien à tort! Il ne sait pas
que ce n'est pas moi qui ai écrit le roman. » Et comme son amie
s'étonnait de cet aveu imprévu : — « Non, reprit M"^ Stowe, ce n'est pas
moi qui ai écrit V Oncle Tom! Je me suis contentée de transcrire ce que
j'ai vu. — Et pourtant vous n'avez jamais été dans le Sud, oîi se
passent les scènes que vous avez racontées ? — Non, en effet ; mais tout
le livre m'est apparu sous la forme de \'isions, se succédant l'une à
REVUES ÉTRANGÈRES. 939
l'autre ; et je n'ai fait que les traduire en paroles. — Vous avez tout au
moins arrangé les détails? — Pas même cela, je vous assure. On m'a
reproché d'avoir fait mourir Eva ! Hélas ! je n ai pu l'éviter ! J'en ai été
moi-même plus affligée que je ne saurais dire. C'était pour moi comme
un deuil dans ma propre famille; et après avoir raconté la mort d'Éva,
je suis restée quinze jours sans toucher une plume. — Et l'oncle Tom,
saviez-vous aussi qu'il aurait à mourir? — Oh! oui, je l'ai su dès le
premier jour, mais je ne savais pas comment il mourrait ; c'est seule-
ment au terme de mon travail que la scène de sa mort m'a été ré-
vélée. »
Encore pourrait-on ne voir là qu'une manière de parler : tant
d'autres romanciers nous ont dit, ou fait savoir, que leurs récits leur
étaient apparus « sous la forme de ^'isions ! » Mais ^1""= Beecher Stowe
n'y mettait pas de métaphore. Toute sa vie, avec une obstination et
une bonne foi admirables, elle s'est défendue d'être l'auteur de la Case
de r Oncle Tom. Elle s'en est défendue dans ses lettres, dans ses conver-
sations, dans les préfaces qu'elle a écrites pour les diverses éditions
du roman. « C'est à Dieu, et non pas à moi, que revient tout l'honneur
de ce Uvre, » déclarait-elle dans son Avertissement au lecteur français
publié en tête de la traduction de M'"'' Belloc. Et trente ans après, elle le
déclarait encore. Se promenant, un soir, dans le parc de Newport, elle
fut accostée par un capitaine de vaisseau en retraite, son voisin, qui
lui dit qu'il avait lu naguère « avec beaucoup de plaisir et de proût »
la Case de l'Oncle Tom, et qu'il était très heureux d'en connaître l'au-
teur. — Mais ce n'est pas moi qui en suis l'auteur! fit la vieille dame,
d'un ton décidé. — Pas vous? Et qui donc, alors? — C'est Dieu qui en
est l'auteur! Il m'a dicté le livre, je me suis bornée à transcrire! » .A.
quoi le loup de mer répondit gravement: Amen! et telle fut la fin de
leur entretien.
Le loup de mer, qui était un sage, avait sans doute senti que la
vieille dame disait vrai. Oui, il y a certainement quelque chose d'ex-
traordinaire, pour ne pas dire de miraculeux, dans la fortune de ce
petit Uvre qui, surgissant à rimpro\'isto, eut aussitôt pour elTet de
retourner ro[)inion, de rendre po[)ulaire une cause jusque-là dédaignée,
et de changer la vie de tout un pays. Le livre n'était rien qu'un roman,
et assez médiocre, ou tout au moins d"un art assez pauvio. composé
et écrit avec une inexpérience enfantine. Et l'auteur ne manquait pas
seulement de l'expérience hltéraire : elle ne connaissait pas même, on
vient de le voir, les régions et les mœurs qu'elle prétendait décrire.
Cent ouvrages avaient paru, avant le sien, qui semblaient avoir plus de
940 REVUE DES DEUX MONDES.
chances d'attendrir ou de convaincre. Mais ils avaient passé inaperçus;
et celui-là, du jour où il parut, remua l'univers. Traduit dans toutes
les langues, où n'a-t-il point pénétré, où n'a-t-il point répandu, avec la
haine de l'esclavage, le désir passionné d'un régime plus humain? Et
n'est-ce pas chose naturelle que, effarée elle-même d'un succès à ce
point prodigieux, M"^ Stowe ait toujours refusé de s'en attribuer le
mérite ?
La chose est si naturelle que, aujourd'hui encore, bon nombre de
théologiens anglais et américains s'accordent à reconnaître, dans la
Case de l'Oncle Tom, une œuvre diiectement inspirée par la Providence.
Ces messieurs seraient prêts à dire, avec M™* Stowe, que <> c'est Dieu
qui a écrit » le fameux roman. « Janicds, avant ni après, M""* Stowe n'a
rien produit de comparable à ce livre, » nous affirme l'un d'eux, dans
la dernière livraison de la London Quarterhj Review; « ses autres romans
sont agréables, caractéristiques, pleins de renseignemens curieux sur
les hommes et les choses de son temps ; et tous reflètent admirablement
l'âme à la fois très simple et très haute de la pieuse femme-enfant qui
les a conçus. Mais nous voyons toujours comment elle les a conçus, à
quelle source elle les a puisés, par quels moyens elle a donné une
forme artistique aux matériaux divers qu'elle y recueillait : tandis que
nous ne voyons rien de tout cela, au contraire, pour le seul Uvre
qu'elle ait écrit sous une inspiration d'en-haut, sous la même inspira-
tion qui a, jadis, appelé Jeanne d'Arc à sauver la France de la domi-
nation anglaise, et à sauver l'Angleterre de son funeste désir de sou-
veraineté européenne. »
L'idée ne me serait pas venue, je l'avoue, de rapprocher la mission
deM"^ Stowe de celle de Jeanne d'Arc, ni de considérer la bergère de
Domrémy comme « appelée d'en haut à sauver l'Angleterre, j) Mais sur-
tout il m'est impossible d'admettre que le caractère inspiré de la Case
de r Oncle Tom consiste en ce qu'on ne devine pas ^ comment il a été
conçu, à quelle source l'auteur l'a puisé, et par quels moyens elle a
donné une forme artistique aux matériaux divers qu'elle y recueillait. »
Je reconnais bien que la Case de V Oncle Tom ne ressemble en rien aux
autres romans de M""^ Stowe, Dred, la Fiancée du Pasteur, Ma Femme
et moi; j'ajouterai même que ces romans sont, au pointde vue littéraire,
infiniment meilleurs que la Case de l'Oncle Tom, plus vivans, plus
agréables, écrits avec un sens plus juste de la composition et du style (1)
V
(1) Voyez, sur ces romans de M"" Beecher Stowe,les articles de John Lemoinne, 'jf
de Cucheval-Clarigny', et de M"-' Th. Bentzon, dans la Revue du 1" novembre 1856, !
du 1" novembre 1839, et du 1" avril 1812.
REVUES ÉTRANGÈRES. 941
La Fiancée du Pasteur, en particulier, est un des plus beaux livres
qu'une femme ait écrits. Et tous ces livres sont de véritables romans,
les œuvres d'une femme de lettres toujours encore un peu inexpéri-
mentée, mais très intelligente, très sensée, très désireuse de bien faire,
et toute frémissante de noble passion. LaCase de V Oncle Tom est autre
chose, cela ne saurait faire de doute : elle a été « conçue »> autrement,
« puisée » à d'autres « sources, » et l'on comprend qu'elle ait eu une
autre destinée. Mais de ce qu'elle est différente des œuvres postérieures
de M"* Stowe, de ce qu'elle leur est même littérairement inférieure, il
ne s'ensuit point qu'on doive y voir le fruit direct de l'inspiration di-
vine. Ce n'est point là qu'est le miracle en elle, si miracle il y a. Et
l'étonnement du rédacteur de la London Quarterly lieview m'étonne
d'autant plus, que je le trouve exprimé dans le compte rendu d'un ré-
cent ouvrage américain dont le principal mérite consiste, précisément,
à nous montrer de la façon la plus évidente comment M""' Beecher
Stowe a été amenée à « concevoir » la Case de VOncle Tom, à quelle
« source » elle l'a « puisée, » et par quels moyens elle l'a revêtue de
sa « forme artistique. »
On ne saurait en effet imaginer une biographie plus complète, ni
plus intelligente et plus « suggestive » que celle que vient de consacrer
à M""" Beecher Stowe une dame américaine qui l'a beaucoup connue et
aimée. M™" Annie Fields, poète elle-même, et de grand talent. Parmi
l'énorme masse de documens divers qu'elle avait entre les mains,
M™*" Fields s'est attachée, avec un tact incomparable, à ne choisir que
ceux dont l'intérêt documentaire se doublait d'une réelle signification
psychologique ; et il lui a suffi ensuite de relier l'un à l'autre, par quel-
ques hgnes de commentaire ou d'explication, ses extraits du Journal
intime, de la correspondance, et des autres écrits de son amie pour
nous introduire très profondément dans l'intimité de celte âme
d'élite. En quatre cents pages d'une lecture charmante, son Uvre nous
apprend de M""" Beecher Stowe tout ce que nous avons besoin d'en
savoir : il nous renseigne sur ses goûts et ses sentimens, il nous fait
suivre, d'année en année, la formation de son caractère et le progrès
de sa pensée. Et toute la vie de l'auteur de la Case de iOncl»' 7'<i>n nous
y apparaît dans sa belle simplicité, une véritable vie de femme chré-
tienne, pieusement employée au service du bien.
Mais des deux parties de cette longue vie, l'une antérieure, l'autre
postérieure à la publication du fameux roman, c'est incontestablement
la première qui offre pour nous le plus d'intérêt. Après l'Oncle Tom,
942 REVUE DES DEUX MONDES.
M""^ Beecher Stowe est devenue une femme de lettres, une femme
célèbre aussi, ce qui ne pouvait manquer d'insinuer dans sa vie un peu
de convention, pour ne pas dire de banalité. Et sans doute nous avons
grand plaisir à la voir s'accommoder de la gloire avec un doux sourire
enfantin, toujours simple et bonne, le cœur toujours rempli de rêves
généreux. Ses lettres à George Eliot, charmantes de fraîcheur et de belle
humeur, sa correspondance avec son mari et ses frères, ses angoisses
patriotiques durant cette Guerre de Sécession où l'on peut bien dire
que c'est elle qui a emporté la victoire, tout cela achève de nous
inspirer pour elle une sympathie mêlée de respect. Mais nous n'en
avons pas moins l'impression que, dès la publication de l'Oncle Tom,
le rôle qu'elle avait à jouer se trouve fini, que son œuvre est faite, et
que ses productions littéraires môme les plus remarquables, ses
romans, ses nouvelles, ne sont plus que des passe-temps où elle se
divertit. Et il n'y a pas au contraire une seule page, dans le récit de
ses années d'enfance et de jeunesse, qui ne nous la montre s'apprêtant
de toute son âme à la tâche qu'elle va accomplir, ou plutôt qui ne nous
la montre poussée, à son insu, vers l'accomplissement de cette grande
tâche. Car s'il n'est pas vrai que la façon dont elle a écrit VOncle Tom
ait désormais pour nous rien de mystérieux, nous ne pouvons nous
empêcher, en revanche, de reconnaître la trace d'une intervention
providentielle dans la façon dont elle a été, dès le début, prédestinée
à l'écrire, et dont toutes les circonstances de sa ^àe l'y ont insensible-
ment préparée. C'est d'ailleurs de quoi elle-même avait conscience,
quand elle faisait remonter à Dieu le mérite et l'honneur de son œuvre.
Dans une admirable lettre qu'elle écrivait à son fils, en 1882, elle
disait que ce qui constituait l'unité de sa longue vie, c'était « d'avoir
eu à toute heure, depuis l'enfance, un sentiment très "vif et très profond
de la présence éducatrice et directrice de Jésus auprès d'elle. » Et en
effet c'est comme si, pendant les quarante premières années de sa ^ie,
une force supérieure l'eût sans cesse tenue par la main, raffermissant,
la guidant, l'empêchant de s'arrêter avant l'heure qui convenait pour
l'action décisive.
*
* *
Son éducation, ses amitiés, les miheux divers où elle a vécu, tout
a toujours concouru à créer, autour d'une âme naturellement roma-
nesque, une étrange atmosphère d'exaltation mystique et sentimentale.
La voici d'abord élevée par sa mère, personne nerveuse, souffreteuse,
REVUES ÉTRANGÈRES. 943
d'une dévotion presque maladive, et dont le seul rêve était d'armer
ses huit enfans pour le service de Dieu. « Un seul souvenir précis me
reste de ma mère, » écrira plus tard M™^ Beecher Stowe. Je me rappelle
qu'un dimanche matin, comme nous passions en courant devant elle,
pour aller de la nursery au salon, elle nous arrêta et nous dit, de sa
douce voix : N'oubliez pas que le jour du Seigneur doit être sanctifié! »
A quatre ans l'enfant, ayant perdu sa mère, passe quelque temps
chez sa grand'mère, qui se fait lire par elle, tour à tour, ses deux
ouvrages favoris : les Évangiles et les Essais du D'' Johnson. « Elle
s'était formé de chacun des apôtres une image si distincte et si \dvaDle
qu'elle nous parlait d'eux comme de ses amis. Les remarques de Pierre,
notamment, ne manquaient jamais d'amener sur ses lèvres un sourire
indulgent. — Le voilà bien! nous disait-elle. Comme c'est lui, toujours
actif, toujours prêt à intervenir! » Et l'enfant, à son contact, s'accou-
tumait à revêtir, elle aussi, d'une forme sensible toutes ses émotions
et toutes ses pensées. Elle dévorait les Mille et une Nuits, Don Quichotte,
écoutait avec délices les récits de voyages de ses oncles; et parfois
elle se surprenait à faire des vœux, comme sa grand'mère, pour le
prompt retour des États-Unis sous le sceptre du roi Georges.
Elle revint ensuite chez son père, théologien imperturbable, et uane
autre éducation commença pour elle. Les Mille et une Nuits furent
remplacées par la Prédestination de Toplady, les Sermons de Bell, l,i
Philosophie morale de Paley. Elle avait douze ans lorsqu'elle remporta
le premier prix de style, à l'Académie de Litchfield, pour une composi-
tion dont le sujet était : L' Immortalité de Vàme peut-elle se prouver à
ta lumière de la nature?
Mais l'ardeur d'enthousiasme qui était en elle ne faisait que s'aviver
sous cette discipline. Quand elle entendit lire, pour la première fois, la
déclaration d'indépendance des États-Unis, un grand Ilot d'orgueil
patriotique envahit son cœur. « J'aurais voulu, nous raconte-l-elle,
pouvoir donner ma vie à cette cause sacrée. » Et elle ajoute que dès
ce moment « elle aspirait de toute son âme à faire quelque chose, cllt>
ne savait quoi, à lutter pour son pays, à se révéler au monde par un
acte héroïque. » C'est celte aspiration qui désormais ne la quittera
plus, qui l'étouffcra et la torturera, jusqu'au jour où vWo lui aura enfin
trouvé l'issue que l'on sait.
Un jour, elle entend dire par son père, à table, (juo liyron est mort.
« Je suis désolé de cette mort, ajoute M. le docteur Beecher. Je gardais
toujours l'espoir que Byron vivrait pour faire ipielque chose pour le
Christ. Quelles hynmes merveilleuses il aurait pu chanter! » Et \o\Ui
944 REVUE DES DEUX MONDES.
que l'enfant, à peine sortie de table, grimpe sur une colline dominant
la ville; elle s'étend parmi les fleurs, contemple le ciel, et pense long-
temps, longtemps, à ce qu'est devenue l'âme de Byron. Le dimanche
suivant, son père prend la mort du poète pour thème de son sermon.
Il déplore que des dons aussi précieux soient restés stériles, faute de
s'être employés à une œuvre digne d'eux. Il exalte l'héroïsme, proclame
la nécessité des grands hommes, s'étend sur le rôle proAldentiel qu'ils
ont mission de remplir. Sa fille l'écoute, elle boit ses paroles. Et le
lendemain, tandis qu'elle lit les Sej^mons de Toplady, elle songe au
sort bienheureux de ces hommes qui peuvent agir, transformer le
monde d'un élan de leur cœur (1).
A treize ans, après avoir appris le latin pour Ure Virgile et Tacite,
elle écrit une tragédie romaine en vers, Cleon, dont M"* Fields nous
donne quelques fragmens bien curieux. Un souffle tout stoïcien s'y fait
jour, sur la gaucherie de la forme. On sent que la jeune fille est
pleine de son sujet, qu'elle s'indigne de toute son âme contre la cruauté
de Néron, et que c'est elle-même qui, par la bouche de Cleon, pro-
clame devant l'empereur l'ardeur de sa foi.
Aussi bien ne tarde-t-elle pas à trouver une occasion de faire, pour
son propre compte, une proclamation du même genre. Un dimanche
d'été, elle croit entendre la voix du Christ, qui lui demande de venir à
lui. Elle court dans la chambre de son père, se jette dans ses bras, et
lui dit : « Père, je me suis donnée à Jésus, et il m'a prise ! »
Mais ce don d'elle-même ne lui suffit pas. Elle a besoin d'agir, et
l'inaction où elle se voit condamnée va jusqu'à lui ûter le courage de
vivre. « Je ne me sens d'aptitude pour rien, écrit-elle à sa sœur en 1827,
et je me désole de n'être pas morte dans mon enfance, au lieu de -sâvre,
comme je le fais, pour être à charge à moi-même et aux autres. Vous
ne sauriez imaginer combien je souffre, par instans, à me trouver si
faible, si inutile, si dépourvue de toute énergie. Je passe mes nuits
sans dormir, je ne cesse de pleurer et de me lamenter. »
' (l)(iMon père, nous raconte M"" Beecher Stowe, avait aussi la plus vive admira-
tion pour Napoléon. 11 aimait à dire que c'était un héros, et qu'on devait regret-
ter qu'il eût fini par échouer. Quand on lui objectait le caractère de Napoléon, son
ambition, son manque de scrupules, etc., il répondait en comparant ces défauts à
ceux des Boiu'bons, qui avaient remplacé le héros sur le trône de France. " Des
âmes non moins corrompues, et, en outre, nulle valeur personnelle! » Il disait
que l'autorité d'un méchant hardi et intelligent valait mieux que celle d'un mé-
chant faible et stupide. L'article du D' Ghanning sur Napoléon le révoltait. « Pour-
quoi s'évertuer à appliquer à Napoléon les règles strictes de la perfection chré-
tienne, nous répétait-il, tandis qu'on ne s'avise jamais de les appliquer à aucun
autre souverain, général, ou homme d'État d'à présent? »
REVUES ÉTRANGÈRES. 945
G"est vers le même temps qu'elle écrit dans son journal, après une
lecture de Corinne et d'une biographie de M""* de Staël : « Bien des
parties du roman, bien des parties du caractère de M""* de Stai-l me
sont allées au cœur. Mais en Amérique, des sentimens ardens et ab-
sorbans comme ceux-là deviennent encore plus profonds, plus pas-
sionnés, et plus maladifs, par suite de la constante réserve extérieure
que nous imposent les formes plus rigides de notre \iLe sociale. Ne pou-
vant s'épancher au dehors, ces sentimens brûlent à l'intérieur jusqu'à
consumer toute l'âme, n'y laissant après eux que de ja poussière et des
cendres. Et tel me paraît avoir été le résultat de l'intensité excessive
avec laquelle mon esprit a toujours pensé et senti, sur tous les sujets
qui se sont présentés à lui. Cette flamme intérieure a fini par tout dé-
vorer en moi, et ainsi, jeune encore, je me trouve incapable de prendre
part à aucun des sentimens de mon âge. Toutes les formes de l'en-
thousiasme, — qu'il se soit agi de la nature, ou de l'art, ou de la reli-
gion, ou des émotions du cœur, — je les ai toutes éprouvées avec une
force si ardente et si absorbante que mon âme en est désormais ab-
solument épuisée. »
Mais la jeune fille se trompait : la flamme qui brûlait en elle n'était
pas près de s'éteindre. C'est elle qui la poussait, les années suivantes,
à fonder des écoles modèles, à envoyer des nouvelles aux revues et des
articles aux journaux, à se constituer la conseillère de ses amies, de ses
frères, et de son père lui-même. « Vous me dites que vos aspirations
littéraires ont failli être un piège pour vous, écrit-elle à son frère
Edouard en 1829 : oui, moi aussi j'ai eu la même impression. Et je ne
puis jamais penser sans des larmes d'indignation que tout ce qui est
beau, et aimable, et poétique dans les œu^Tes de l'art a été offert en
hommage à d'autres autels qu'à celui du Christ. Oh! n'y aura-t-iï donc
jamais un poète au cœur élargi et purilié par l'Esprit-Siiint, qui veuille
employer à des sujets dignes de ces ornemens toutes les grâces de
l'harmonie, tous les onchantemens de l'émotion, de l'éloquence, de la
poésie? Mais pour ce qui est de moi, peu m'importe à quel service le
Seigneur me réserve. Je sens du moins qu'il compte sur moi, et je ne
A'euxpasque ma vieresie sans emploi. Tout ce qu'il m'adonne de talent,
je le mettrai à ses pieds, trop heureuse s'il daigne en accepter l'hom-
mage. Il saura bien doubler mou pouvoir, me donner la foico qu'il
donne à ses ouvriers! »
Je ne serais pas sur})iis que le mariage d'Ilouriclle BoocIum- n'eût
été encore qu'un effet de son besoin d'agir et de se dévouer. Deux
ans durant, elle s'était ingéniée à distraire, à consoler, à rappeler à la
Toas cxLViii. — 1898. GO
946 REVUE DES DEUX MONDES.
vie un jeune érudit ami de èon père, le professeur Stowe, à le tirer
du désespoir où l'avait plongé la mort de sa femme. Et quand, après
ces deux ans, elle consentit à prendre auprès de lui la place de la morte,
qui avait été son intime amie, peut-être y fut-elle amenée moins par
l'amour que par la compassion, par l'espoir de rendre ainsi au mal-
heureux savant l'énergie et racti\-ité que son chagrin lui avait enlevées.
Elle attendait beaucoup de lui, le croyait appelé à produire de grandes
choses. A peine mariée, elle le détermina à partir pour l'Europe, où
elle voulait qu'il étudiât l'organisation des universités; et sans cesse
elle lui prodiguait les conseils, les encouragemens, avec une sollici-
tude toute maternelle. « \h ! lui écrivait- elle, si j'étais un homme, et
à votre place, comme je saurais profiter d'un pareil voyage! »
Elle-même, cependant, isolée, malade, accablée des plus cruels
soucis matériels et moraux, toujours elle cherchait de nouveaux débou-
chés au torrent de passion qui coulait en elle. Tantôt elle écrivait de
petits traités d'édification, tantôt elle aidait son frère àdiriger un journal
pohtique; ou bien encore elle s'occupait de recueillir, de cacher des
esclaves fugitifs, et de les faire sortir des États-Unis. Non qu'elle fût
encore une « abolitionniste; » mais elle ne pouvait voir une souffrance
sans lui livrer aussitôt son âme tout entière. Et tandis que les récits
de ces misérables l'accoutumaient à considérer l'esclavage comme un
des plus odieux fléaux de riuimanité, elle voyait, d'autre part, les apôtres
de l'abolitionnisme raillés, persécutes, abandonnés sans défense à la
haine de leurs adversaires. Sous ses yeux mêmes, à Cincinnati, une
troupe de possesseurs d'esclaves venait un jour assiéger, envahir,
saccager les bureaux d'un petit journal anti -esclavagiste. M""* Beecher-
Stowe sentait son cœur se gonfler. Qu'une occasion s'offrît, et le feu
qui couvait en elle allait enfin éclater.
*
Cette occasion lui fut donnée par la fameuse Loi des Fugitifs,
qui, votée au Congrès de 1850, renforçait d'une sanction nouvelle la
légalité de l'esclavage. M""^ Fields raconte qu'elle reçut un jour une
lettre de sa belle-soeur qui lui disait : « Henriette, si je savais comme
vous manier une plume, j'écrirais quelque chose pour faire sentir à
la nation entière quelle chose maudite c'est que l'esclavage. »
M""^ Stowe lut cette lettre à haute voix, devant toute sa famille assem-
blée, et quand elle eut fini, se levant de son fauteuil avec une expres-
sion inspirée : « Oui, s'écria-t-elle, j'écrirai quelque chose de tel ! ^> Et
le mois suivant elle répondait à sa belle-sœur que, aussi longtemps
REVDES ÉTRANf;f:RES. 947
que son enfant dernier-né lui réclamait tous ses soins, elle n'étaif
guère en état de s'occuper d'écrire, mais que cependant elle écrirait le
li\Te qu'on attendait d'elle, puisque aucun nouveau Luther ne surgissait
pour prendre en sa main la cause de Dieu. En avril 1851, les premiers
chapitres de la Case de l'Oncle Tarn étaient envoyés au directeur de
rtre nationale {{).
« Deux ou trois chapitres du roman avaient paru dans le journal,
— c'est elle-même qui nous le raconte, dans la préface d'une édition
illustrée de son livre, — lorsque l'auteur reçut une lettre d'un jeune
éditeur de Boston, J. P. Jewett, qui demandait l'autorisation de publier
l'Oncle Tom en volume. Mais il ajoutait qu'il ne pourrait publier le
roman qu'en un seul volume, et qu'il craignait que, sous sa forme
originale, il ne fût trop long. Il lui rappelait que le sujet était impopu-
laire, qu'on en avait déjà les oreilles rebattues. M™* Stowe répondit
que ce n'était pas elle qui faisait le livre, que le livre se faisait de lui-
même, et qu'elle ne pouvait songer à l'arrêter ou à le raccourcir. Le
sentiment qui l'avait poussée à écrire la dominait sans cesse avec plus
d'intensité, jusqu'au moment où, après avoir achevé le récit de la
mort de Tom, elle eut l'impression que toute sa force vitale l'avait
abandonnée. Elle eut alors à traverser une période de découra-
gement profond et cruel. Quelqu'un la lirait-il? Quelqu'un enten-
drait-il sa voix? Cet appel où elle avait mis son cœur, son àme, son
esprit et sa volonté, qu'elle avait tiré vraiment de tout le sang de son
cœur, cet appel resterait-il vain, comme étaient restés vains déjà tant
de soupirs des malheureux noirs, tant de leurs prières et tant de leurs
larmes? On venait précisément d'arrêter et d'emprisonner, à Was-
hington, toute une troupe d'esclaves fugitifs. Plusieurs d'entre eux
étaient des jeunes gens instruits, cultivés, pour qui l'esclavage était
intolérable. Quand on les mena à la prison, à travers les rues de la
ville, une jeune femme nommée Emilie Edmonson, qm fais;ut partie de
leur troupe, répondit à quelqu'un qui l'insultait au passage que, « loin
d'avoir honte, elle était liôre de l'elTort qu'elle avait fait vers la li-
berté. » C'était le sentiment d'une héroïne : mais elle et ses compa
(1) Tout le chapitre dr li innrl ilr l'onde 'l'om lui écrit en deux heures.
M"" Stu\\(j l'écrivit duns une chambre li'hùlel, à Anilover, où elle était \enue re-
prendre des forces. Une après-midi d'été, connue elle se préparait ù sa sieste quo-
tidienne, la scène surji;it lirnsi|ucment devant ses yeux, avec tous ses détails, la
visite de Georges, les soupirs du vieil esclave, ses dernières paroles. Klle s'assit à
sa table, écrivit d'une seule traite le chapilre entier, et l'envoya, sans le relire, à
l'imprimirie de l'iùv iittlionule. Klle disait souvent (pH\ si son manuscrit s'était
perdu (M rniile, elle aurait été absolument hors d'état de le recouuuencer.
948 REVUE DES DEUX MONDES.
gnons n'en furent pas moins condamnés à être vendus aux enchères.
« La Case de V Oncle Tom fut publiée en volume le 20 mars 1852.
Les doutes de l'auteur sur le résultat de son cri d'appel ne tardèrent
pas à se dissiper. Dix mille exemplaires se vendii'ent en quelques
jours, trois cent mille en moins d'une année. On lut le livre partout,
et de tous les coins des États-Unis, l'auteur reçut des témoignages d'ar-
dente sympathie. L'indignation, la pitié, la détresse, qui longtemps
avaient pesé sur son âme, semblaient passer tout entières dans l'âme
de ses lecteurs...
« Dieu tout-puissant avait dès lors décrété la libération de la race
opprimée. Et bien que les Présidens, les Sénateurs et les Représen-
tans se fussent accordés à déclarer qu'ils y étaient opposés, de grands
signes contraignirent la nation à entendre la voix qui lui disait, du haut
des deux : Laisse mon peuple s'en aller en paix ! La Case de l'Oncle Tom,
dans la ferveur qui l'a produite, dans la passion qu'elle a soulevée,
n'était que le premier de ces signes, dont nous avons vu se succéder
la miraculeuse série. Et maintenant la guerre est finie, l'esclavage
n'est plus qu'un souvenir. La destinée de la Case de VOncle Tom est
désormais accomplie. »
Voilà donc comment ce livre fameux a été « conçu. » La « source »
où l'auteur l'a puisé, c'était son cœur même, un cœur qui, depuis
quarante ans, s'armait d'enihousiasme et de foi, dans l'attente obstinée
d'une grande action à remplir. Et voilà pourquoi, malgré l'insuffisance
de ses « matériaux » et la médiocrité de sa « forme artistique, »
M""^ Beecher Stowe avait le droit de dire de lui que « c'était Dieu qui
l'avait écrit ! »
T. DE Wyzewa.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 août.
Le prince de Bismarck est mort le 30 juillet dernier. Depuis lors,
les journaux du monde entier sont pleins de lui et il y occupe autant
de place qu'à l'époque la plus florissante de sa vie. Nous arrivons un
peu tard pour dire quelque chose d'inédit sur sa personne ou sur sa
politique. Quoique le sujet soit abondant et vaste, il est un peu épuisé;
mais tout porte à croire qu'il se renouvellera, et que nous n'en avons
pas fini avec les confidences du redoutable et vindicatif chancelier. Il
n'était pas encore enseveli dans son cercueil que sa lettre de démission
à l'empereur était publiée par un journal, et causait dans toute l'Alle-
magne une très vive émotion. EUe ne disait pourtant rien de bien im-
prévu, rien qui ne fût connu ou n'eût été deviné; mais elle précisait,
avec la force que M. de liismarck mettait dans tout ce qui sortait de sa
plume, les points sur lesquels des dissidences s'étaient produites entre
l'empereur et lui. Quelques-uns étaient très graves. A défaut de ceux-
là, d'autres seraient venus, un peu plus tôt ou un peu plus tard, mettre
la brouille entre deux hommes qui ne pouvaient pas vivre longtemps
ensemble. On a dit avec raison qu'il n'y avait pas place pour deux
autocrates dans un môme pays. L'un ou l'autre devait disparaître.
L'empereur étaitle plus fort, il était le uiaitre, il a congédié sans
beaucoup de formes l'illustre homme diktat qui, plus que personne,
avait contribué à la création de l'unité allemande et à l'établissement
de l'empire. L'événement s'est accompli avec une faciUté'dont le
monde a été surpris. L'Allemagne a sans doute été émue, mais elle a
contenu et caché son émotion, et le prince de Bismarck a été mis à la
retraite comme un fonctionnaire qui a allt'iiil la limite d'âge. La terre
n'a pas tremblé; les choses ont continué d'aller, au moins on appa-
rence, comme auparavant ; l'empereur, qui avait pris hardiment en
main les réncs du gouvernement, les a tenues d'une main ferme, et n'a
donné depuis aucun signe d'hésitation ou d'embarras. Le prince de
Bismarck a constaté de son vivant qu'on pouvait se passer de lui.
9o0 REVUE DES DEUX MONDES.
constatation qui lui a été pénible et amère. Il est mort sans avoir
pardonné. En vain l'empereur avait-il tenté un rapprochement impos-
sible; le prince de Bismarck recevait son maître avec toute la défé-
rence exigée par le protocole, mais ses sentimens restaient irréduc-
tibles. Si Guillaume a espéré que la réconciliation qui n'avait pas
pu se faire de son "sivant s'opérerait du moins sur son cercueil,
il s'est trompé. Il offrait au fondateur de l'Empire l'hospitalité du
tombeau des rois et des empereurs. Il aurait voulu conduire lui-
même, au nom de l'Allemagne, le deuil de son grand chancelier. Il
avait rêvé une imposante cérémonie, où il apparaîtrait lui-même
comme le représentant de tout un ensemble de gloires rajeunies dans
sa personne. Mais M. de Bismarck avait pris ses précautions pour que
les choses ne se passassent point ainsi. Ingrat empereur, tu n'auras
pas mes os ! Il a exprimé la volonté d'être enterré à Friedrichsruhe,
par les soins de sa famille et de ses amis, d'éloigner de sa dépouille
les pompes officielles, dont U connaissait mieux que personne la vanité
et le mensonge, afin de rester seul dans la mort comme on l'avait
laissé seul pendant les huit dernières années de sa vie. Dans la fierté
de sa conscience, il savait que sa gloire se suffisait à elle-même, et il
n'a pas voulu en prêter les rayons à d'autres. S'éloignant autant qu'il
le pouvait des choses présentes, il a ordonné qu'on inscrivît pour toute
mention sur sa tombe : « Un fidèle serviteur de l'Empereur Guil-
laume I*^ » Il n'a associé son nom qu'à celui de son vieux maître, et U
a laissé à la reconnaissance de l'Allemagne le soin de venir le chercher
dans la retraite où il a langui tristement, où il est mort dans l'abandon,
et où il dormira son éternel sommeil.
Nous ne parlerons pas aujourd'hui de son œuvre : le cadre d'une
chronique ne suffirait pas pour la contenir. C'est l'homme qui nous
intéresse. On a beaucoup répété qu'U était un homme du passé égaré
dans notre fin de siècle, et que tout en lui portait le caractère d'une
autre époque. Comme on l'a appelé le chancefier de fer, l'imagination
contemporaine se l'est volontiers représenté sous les traits d'un che-
valier du moyen âge, couvert de son armure, et cachant sous l'épais
métal les pensées, les sentimens, les aspirations d'un autre âge. Il y
a beaucoup de banalité dans cette appréciation portée sur un homme
qui aurait voulu, comme il disait, faire de la pofitique en caleçon de
bains. Nous regrettons d'avoir à la contredh-e puisqu'elle paraît satis-
faire beaucoup d'esprits; mais, à parler franchement, M. de Bismarck
ressemble à tous les grands personnages historiques qui ont rempli une
tâche analogue à la sienne. On ne crée pas un empire sans faire inter-
REVUE. — CHRONIQUE. 951
venir le fer et le feu : il s'en est rendu compte dès le premier jour, et,
comme il ne reculait jamais devant l'expression de sa pensée,iln'apas
hésité à le dire. En le faisant, il n'a été ni ancien, ni moderne; il a été
de tous les temps. Mais il s'est montré extrêmement moderne dans tous
ses autres procédés. Rarement esprit a été plus exempt de préjugés et
plus vraiment libre et original que le sien. Les moyens lui importaient
peu, pourvu qu'ils aboutissent : aussi les a-t-il tous employés avec
une parfaite indifférence, les variant à l'infini et passant de l'un à
l'autre suivant les circonstances et les occasions. Un de ses grands mé-
rites est de n'avoir jamais mis d'amour-propre à persévérer dans une
voie lorsqu'il s'apercevait qu'elle était sans issue, ou que l'issue en
était dangereuse. Il savait se retourner, revenir sur ses pas, prendre
une autre direction. Lorsqu'il a inauguré le Culturkampf et qu'il a si
fièrement proclamé qu'U n'irait jamais à Canossa, on a pu le croire un
adversaire forcené du catholicisme, presque un sectaire, et il faisait
partout l'admiration des adoptes de la libre pensée. Quelques années
plus tard, il a eu besoin des cathohques au Reichstag et du pape pour
agir sur eux: subitement l'ère des lois de mai s'est trouvée terminée,
et l'intraitable chancelier n'a pas eu d'attentions assez délicates et
assez fines pour Léon XIll. Il a manié avec une maîtrise sans égale
tous les instrumens que les dernières inventions du progrès mettaient
au service de sa volonté, et nul par exemple n'a su mieux que lui se
servir et jouer des journaux. Peut-être dira-t-on que si ce ne sont pas
ses procédés qui sont d'un autre temps, c'est son œuvre elle-même
qui porte une empreinte peu moderne ; mais son œuvre, c'est l'Alle-
magne, et l'Allemagne échappe, semble-t-il, à ce reproche. Avec un
tel homme, il ne faut pas se payer de mots, car il ne l'a jamais fait
lui-môme. Il a été notre ennemi, il nous a fait beaucoup de mal; nous
trouvant sur son chemin, il nous a durement broyés pour continuer
sa route ; il l'a fait sans pitié, peut-être sans haine, imiquement parce
que nous étions pour lui un obstacle. La seule conclusion à en tirer
c'est qu'il est très regrettable pour la France qu'il soit né de l'autre
côté de la frontière au lieu de celui-ci. Pourquoi ne pas avoir le cou-
rage de dire que nous aurions été heureux d'avoir son pareil? Ce
bonheur nous esc arrivé quelquefois dans notre histoire, et nous a
manqué dans ces derniers temps.
Il a eu très froidement, très résolument, les intentions de tout ce
qu'U a fait, et sa volonté a toujours suivi sa pensée avec une exacti-
tude implacable. 11 n'y a probablement plus au inonde que M. Crispi
pour croire que c'est la Krance qui a voulu la guerre de 1870-1871, et
952 REVUE DES DEUX MONDES.
que l'Allemagne ne l'a faite que contrainte et forcée. L'incorrigible
conspirateur a émis de nouveau cette assertion le lendemain même de
la mort de M. de Bismarck. Peut-être ne l'aurait-il pas fait aussi libre-
ment la veille, car il aurait pu s'attirer un démenti. Au surplus, il l'avait
reçu par avance. Tout le monde connaît aujourd'hui, d'après sa propre
relation, la manière dont M. de Bismarck a tronqué et dénaturé la fa-
meuse dépêche d'Ems dans un déjeuner avec MM. de Moltke et de
Roon, après quoi, raconte-t-il complaisamment, il se remit à table
avec ses convives, et ils mangèrent tous les trois d'un bien meilleur
appétit. Il espérait que la France se sentirait provoquée parle ton qu'il
avait su donner à la dépêche, et malheureusement il ne Js'est pas trompé.
Puisqu'il a revendiqué la responsabilité de la guerre, pourquoi ne pas
la lui laisser? C'est une question à régler, comme il l'a dit un jour,
entre lui et son créateur : à l'égard des hommes, elle est éclaircie de-
puis longtemps. Gardons à M. de Bismarck sa grandeur tragique. La
guerre, nous l'avons dit, était entrée dès l'origine dans le plan qu'il
avait formé. Il l'a voulue contre l'infortuné Danemark, et il y a entraîné
l'Autriche. En agissant ainsi, il savait fort bien qu'il aurait ensuite à
se tourner contre l'Autriche, et c'est encore ce qu'il voulait. Il n'ignorait
pas davantage que le jour viendrait où il aurait à rendre compte à la
France d'une politique où celle-ci s'était laissé duper. Il a lui-même
choisi le jour. Rien, en tout cela, n'était imprévu pour lui. Il n'était
pas homme à reculer devant trois guerres, et il en aurait provoqué
tout aussi imperturbablement une quatrième, s'il l'avait jugée néces-
saire, ou seulement utile. Il n'a pas cru qu'elle le fût, et il s'est ar-
rêté. 11 a su se borner. Il n'a eu d'autre préoccupation, dans la seconde
partie de sa carrière, que de consolider par la paix ce qu'il avait fondé
par la guerre, et d'entretenir pour cela entre les puissances de l'Europe,
petites et grandes, un équilibre aussi parfait que possible. L'œmTe de
conservation qu'il a maintenue pendant vingt 'ans n'est pas celle qui
dans l'histoire lui fera le moins d'honneur. C'est alors surtout qu'il
s'est montré génial, parce qu'il s'est contenu dans la prospérité. Ajou-
tons, pour être complet, qu'il a su merveilleusement di\dser les autres
autour de lui, et que l'équilibre général qu'il a établi se composait
surtout des hostilités latentes qu'il avait su faire naître et qu'il entrete-
nait avec une complaisance discrète. Mais si nous lui rendons la jus-
tice qu'il a voulu la paix dans cette seconde période, cela nous permet
de dire avec plus d'assurance qu'il a voulu la guerre dans la première,
et qu'il l'a faite de propos délibéré. Il s'est mis lui-même, avec une
audace sans pareille, au-dessus des panégyristes qui ont essayé depuis
BEVUE. CHRONIQUE. 953
et qui essaient encore aujourd'hui, très maladroitement, de contester
cette vérité. Il s'est montré à l'histoire tel qu'il était, et les élémens
pour le juger ne feront pas défaut. Nous ^n avons déjà un nombre
presque suffisant : ses Mémoires nous en apporteront sans doute un
contingent nouveau et qui sera le bienvenu. Rien ne remplace sa propre
parole. Lorsqu'elle est sincère, — ce qui, bien entendu, n'arrive pas
toujours, — elle atteint les dernières limites de la franchise, et elle a
par surcroit quelque chose de pittoresque, d'incisif, de corrosif qu'il
est impossible d'imiter. Elle grave à l'eau-forte et d'un trait ineffaçable.
Si vraiment M. de Bismarck, qui s'est tant prodigué en conversations
pendant sa vie, a encore quelque chose à nous dire, nous l'attendons
avec un intérêt bien naturel. Indépendamment du rôle qu'il a
joué, peu d'hommes ont été plus intéressans. Mais d'autres, très inté-
ressans aussi de leur vivant, ont si étrangement trompé la postérité
avec leurs confidences posthumes, qu'il convient d'attendre avant de
se prononcer.
Tournons-nous, en attendant, d'un côté où nous n'avons que des
sympathies à éprouver et à exprimer : nous voulons parler de la
Hollande. Elle est à la veille de célébrer de grandes fêtes, où tous
les souvenirs de son histoire se presseront dans les esprits. La
jeune reine Wilhelmine atteint en ce moment sa majorité politique,
fixée à dix-huit ans par la constitution. Elle est la dernière héritière
d'une grande race. On sait que le dernier roi des Pays-Bas, Guillaume III,
a vu mourir successivement les trois fils qu'il avait eus d'un premier
mariage. La situation devenait, sinon critique, au moins obscure et
incertaine. Le roi contracta un nouveau mariage avec la princesse
Emma de Waldeclc-Pyrmont, et de ce mariage naquit, le 31 août 1880,
la reine Wilhelmine. Un dernier rejeton venait à naître du vieil arbre
historique, rejeton encore bien frôle alors, autour duquel se groupaient
les espérances du pays. Un enfant du sexe féminin représentait l'an-
tique maison d'Orange-Nassau, remontant au comte Olhon de Nassau
qui vivait en 1290, et dont les membres les plus illustres furent le
Grand Taciturne, l'adversaire de Philippe II d'Espagne, les princes
Maurice et Frédéric-Henri, les valeureux chefs d'armée et stalhou-
ders des Provinces-Unies, et Guillaume, stalhouder do Hollande
et de Zélandc et roi d'Angleterre. Il était difficile de réunir plus de
gloire autour d'un berceau. Le roi (uiillaiime III vérul encore dix
ans : il est mort en novembre 1890, après un règne qui a été
heureux pour la Hollande et lui a laissé des souvenirs reconnaissans.
954
REVUE DES DEUX MONDES.
On assure qu'il n'avait rien dans son caractère d'un roi constitu-
tionnel ; il était naturellement autoritaire et \iolent, brusque et em-
porté, avec des retours où Ton retrouvait de la bonté ; mais il a eu
assez de force sur lui-même pour maîtriser ses défauts, et son peuple
n'a jamais eu à en souffrir. H a été, en somme, un roi très correct.
Sous son règne l'accord entre la Hollande et la maison d'Orange-Nas-
sau n'a fait que se resserrer ; mais on pouvait se demander ce qu'il en
ad\dendrait après lui.
La tutelle de la jeune reine a été exercée par sa mère et par un
conseil composé de quelques hauts personnages et fonctionnaires de
l'État. La reine Emma est Allemande; on ne saurait trop louer le soin
qu'elle a pris pour se faire adopter par sa nouvelle patrie. Elle est deve-
nue vraiment Néerlandaise, s'inspirant toujours des intérêts du pays, \"i-
vant de ses mœurs, et mettant ra[)plication la plus intelligente à favori-
ser le développement de ses institutions. Nous dirons dans un moment
les progrès que la Hollande a faits sous la Régence. Lorsqu'on regarde
aujourd'hui les trônes de l'Europe, U faut bien avouer que ceux cjui sont
occupés par des femmes ne le sont pas le moins bien, et cela est vrai
même de cette malheureuse Espagne, qui serait plus malheureuse
encore, — parce qu'elle aurait été plus troublée à l'intérieur, — si elle
n'avait pas la reine Christine. La reine Emma n'a pas eu à traverser des
crises aussi terribles. Son gouvernement a été régulier, normal et tran-
quille ; mais elle s'est acquittée de ses devoirs avec un tact auquel les
partis les plus opposés rendent hommage, et qui pourrait servir
d'exemple à tous les souverains constitutionnels. H servira, en tout
cas, de modèle à sa fille. La reine a remph son rôle de mère comme
son rôle de régente, avec quelque chose de plus touchant. On s'ac-
corde à reconnaître que grâce à l'éducation qu'elle a donnée à sa fille,
celle-ci, bien que si jeune encore, est déjà douée des connaissances
multiples, tant pohtiques que littéraires et artistiques, qui font une
femme distinguée. Rien n'a été négligé pour lui permettre de remplir
dignement la tâche qui lui incombe. On ne peut que s'en réjouir
pour cette honnête et vaillante nation néerlandaise qui, bien qu'exi-
guë si on regarde seulement le territoire qu'elle occupe en Europe, est
si grande dans l'histoire, et si digne aujourd'hui même par son esprit
de conduite d'attirer et de retenir l'attention.
C'est le 6 septembre qu'aura heu officiellement la prise de pos-
session du pouvoir par la reine Wilhelmine. Une cérémonie solen-
nelle aura heu à cette occasion dans la grande église d'Amsterdam,
où son père et son grand-père ont également inauguré leurs règnes.
REVUE. — CHRONIQUE. 9o")
Celte cérémonie, bien ■ qu'elle doive avoir lieu dans le principal
temple protestant de la ville, n'aura aucun caractère confessionnel.
Le territoire néerlandais est l'asile de la tolérance ; il l'a d'ailleurs
été presque toujours, sauf dans quelques momens de l'histoire,
momens lointains heureusement, où les passions confessionnelles se
sont déchaînées et heurtées partout. Aujourd'hui, la liberté de con-
science est absolue. Au milieu d'une majorité protestante calviniste,
les catholiques représentent les deux cinquièmes de la population,
avec un appoint d'Israélites. Cette population, très religieuse dans
ses différentes confessions, a toujours témoigné un grand attache-
ment à la dynastie protestante dont les rois, de leur côté, ont pris
l'habitude de traiter tous leurs sujets avec une parfaite impartia-
hté. La cérémonie da 6 septembre conservera donc un caractère tout'
politique. La reine prêtera serment à la Constitution en présence des
hauts fonctionnaires ci^dls et militaires, des représentans des puis-
sances étrangères et des membres des États Généraux. Ces derniers
prononceront à leur tour, dans la forme consacrée, le serment de fidélité
à la nouvelle souveraine. Puis, il y aura de grandes réjouissances. Le
programme comprend un banquet et une représentation de gala à Ams-
terdam, une entrée solennelle à la Haye, des revues de la flotte et de
l'armée, enfin tout ce qui peut relever l'éclat de ces sortes de représen-
tations. Plusieurs sultans et princes indiens, vassaux du gouvernement
des Indes, enverront des représentans qui rappelleront à la Néerlande
ses possessions éloignées. Enfin, pendant plusieurs jours, le pays sera
en liesse, et une fois de plus, son vieil attachement à la maison
d'Orange-Nassau se manifestera pas des démonstrations qui auront le
mérite d'être sincères. Puis la Hollande reprendra sa \ie ordinaire, qui
est tranquille et heureuse, — ce qui ne veut pas dire qu'elle soit exempte,
tant s'en faut! de passions politiques. Il y en a là comme partout ail-
leurs, et les partis y sont même devenus si nombreux qu'il est presque
difficile d'en faire le compte. On en voit constamment naitre de nou-
veaux.
n n'y en avait que deux autrefois, le parti libéral et le parti con-
servateur, et leurs dénominations disaient assez exactement ce qu'ils
étaient. Le parti libéral était libéral. Les catholiques qui sont, nous
l'avons dit, en minorité dans le pays, se rattachaient assez naturelle-
ment à lui, et obtenaierit, gri\ce à sou concours, soit dans l'ordre sco-
laire, soit dans l'ordre religieux, tles satisfactions précieuses. Le parti
conservateur était aristocrate et protestant. Autour de ces partis fon-
damentaux, on en voyait déjà se dessiner deux autres destinés à se dé-
956 REVUE DES DEUX MONDES.
velopper plus tard : le parti catholique qui ne devait pas faire long-
temps bon ménage avec les libéraux, et le parti anti-révolutionnaire.
Ce dernier, profondément calviniste, et qui combattait en les chargeant
de tous les péchés du monde les principes de la Révolution, a eu d'abord
pour chef M. Groen van Prinsterer, et ensuite M. Kuyper; puis, peut-être
parce qu'il a poussé trop loin en matière de discipline religieuse l'exagé-
ration de ses propres principes, il s'est partagé en plusieurs sections,
l'une restant sous la direction de M. Kuyper, tandis que l'autre passait
sous celle de M. Lohman. Les catholiques ne se sont pas toujours mon-
trés plus unis. D'abord groupés sous la direction de M. Schaepman,
ils n'ont pas tardé à se di\dser à leur tour. Les libéraux n'ont pas
mieux échappé au sort commun : les uns s'appellent aujourd'hui
modérés, les autres progressistes, et ce sont ces derniers qui sont au
pouvoir. Enfin, deux groupes nouveaux, celui des socialistes et celui
des chrétiens historiques, sont venus compliquer encore la situation.
Les socialistes ne sont pour le moment ni très nombreux, ni très
influens, mais qui sait ce que l'avenir leur réserve? Quant aux chré-
tiens historiques, ils se sont détachés des anti-révolutionnaires de
M. Kuyper, comme Ta fait aussi M. Lohman, et ils obéissent tant bien
que mal à M. Bronsveld. Ce sont des protestans très particularistes,
qui n'ont pas pu se plier aux tendances conciliantes de M. Kuyper
envers les catholiques, et qui préfèrent se rapprocher des libéraux.
Cette nomenclature sommaire des partis néerlandais ne paraîtra peut-
être pas bien claire, mais cela tient pour beaucoup à la situation elle-
même. Elle présente, dans son évolution, une assez grande mobilité.
Toutes les fois qu'une des questions agitées depuis un demi-siècle,
question scolaire, question militaire, question électorale, ^^.ent à se
poser, — ce qui arrive presque constamment, tantôt à l'une et tantôt
à l'autre, — on voit les partis politiques subir une décomposition et
adopter une classification nouvelle, sans qu'il soit d'ailleurs facile de
pressentir d'avance comment chacun d'eux votera, ni même quelque-
fois de comprendre après coup pourquoi il a voté comme il l'a fait.
Mais cela n'empêche pas le progrès de s'accomplir : il a été très sen-
sible en Hollande depuis quelques années.
En matière scolaire, par exemple, les catholiques ont commencé
par obtenir le droit d'ouvrir des écoles sans autorisation préalable. Ils
se sont engagés ensuite dans une campagne qui n'a pas été très heu-
reuse contre les écoles publiques : ils les accusaient d'être irréligieuses
parce que le principe de la neutralité de l'enseignement y était étroi-
tement observé. On a livré à ce sujet de grandes batailles; le gouver-
REVUE. CHRONIQUE. 957
nernent a toujours maintenu la neutralité de l'école, et il a triomphé
jusqu'ici. On aurait voulu l'obliger, au lieu des écoles mixtes qu'il
dirige actuellement, d'avoir des écoles particulières pour chaque con-
fession, ce qui était pratiquement d'une exécution difficile. On lui a
même contesté parfois le droit d'enseigner, ce qui est une question
toute différente de la première. Les catholiques, voyant qu'ils n'abou-
tissaient à rien sur ce terrain, en ont très habilement adopté un autre :
ils ont réclamé pour leurs écoles une quote-part des subsides accordés
très abondamment à celles de l'État. Ils voyaient dans cette répartition
des libéralités budgétaires une application plus respectueuse et plus
vraie de ce principe de neutralité et d'impartialité dont le gouverne-
ment se réclamait sans cesse. Chose curieuse, — on assure à la vérité
que c'est pour se débarrasser d'une question qui encombrait l'arène
politique et qui dénaturait toutes les combinaisons des politiciens, —
une partie de la gauche a voté cette réforme qui est aujourd'hui passée
dans la loi. Loi de pacification, a-t-ondit; mais elle ne mérite encore
qu'imparfaitement ce titre. Une disproportion considérable a été
maintenue entre les subsides réservés aux écoles pubhques et ceux
qui sont attribués aux écoles libres ; et les catholiques continuent de
protester contre cette inégalité qu'il sera sans doute difficile de main-
tenir longtemps, après avoir admis le principe de la répartition com-
mune. Quoi qu'U en soit, les catholiques ont obtenu déjà la réali-
sation d'une partie importante de leur programme. xMliés tantôt avec
les uns, tantôt avec les autres, ils ne perdent jamais de vue le. but
qu'ils poursuivent, et leur persévérance leur assurera sans doute de
nouveaux succès.
En matière électorale, la législation néerlandaise a été profondé-
ment modifiée depuis peu d'années. Il serait trop long de raconter
toutes les luttes qui ont eu lieu à ce sujet, et de faire l'histoire de tous les
projets qui se sont succédé. On est parti du cens, et d'un cens assez
élevé, puisque, d'après la constitution de ISiS, il ne devait être ni infé-
rieur à 20 florins, ni supérieur à 160 : il était en fait beaucoup plus
rapproché du premier cliiffre que du second, et il variait d'ailleurs
suivant les provinces. Le florin vaut "1 fr. 10. Ce système donna lieu à
des critiques nombreuses. Une commission fut nommée en 1883 pour
« examiner les dispositions de la loi fondamentale qu'il serait utile et
actuellement opportun de modifier. » L'examen de la commission dura
quatre années, et il en sortit finalement, en 1887, au moment de la ré-
vision de la Constitution, un texte qui paraissait beaucoup plus propre
à laisser la question ouverte qu'à la clore. Lo voici, en e(Tet : « Les
958 REVUE DES DEUX xMONDES.
membres de la seconde Chambre sont élus directement par les régni-
coles mâles, en même temps Néerlandais, qui possèdent les conditions
d'aptitude et de bien-être social à déterminer par la loi électorale, et qui
ont atteint l'âge à fixer par cette loi, lequel ne pourra être inférieur à
vingt-trois ans. » C'était renvoyer toute la dilticulté à une loi ulté-
rieure. Les conditions d'aptitude pouvaient être réduites à savoir si-
gner son nom, et les conditions de bien-être social à ne pas être inscrit
au bureau de bienfaisance : au fond, c'est le projet qu'a présenté bien-
tôt après M. Tak van Poortvliet. Les mêmes conditions pouvaient, au
contraire, être rendues très rigoureuses et difficiles à réurdr, et c'est
bien ce que voulaient les conservateurs, qui invoquaient l'esprit plutôt
que le texte du projet de la commission.
En attendant que fût résolue cette difficulté, peut-être insoluble
dans les conditions où elle était posée, on s'est arrêté à un règlement
provisoire, d'après lequel était électeur tout Néerlandais de vingt-trois
ans qui justifierait, soit d'une taxe personnelle en raison de la valeur
locative de la maison ou de la partie de maison qu'il habitait, taxe dont
le montant variait suivant la population de la commune, soit d'une
taxe foncière de 10 florins. C'était déjà un abaissement très notable
du cens primitif. Le projet de M. Tak, ministre de l'intérieur du cabinet
libéral formé par M. van Tienhoven, allait beaucoup plus loin, nous
lavons dit, et sa tendance manifeste était de supprimer tout rapport
entre le droit électoral et le payement d'un impôt; mais il n'a pas été
voté, et il a même été retiré par son auteur après les débats les plus
orageux qui se soient produits au parlement néerlandais. Désavoué
par M. van Tienhoven lui-même, il n'a eu d'autre résultat que d'aug-
menter la di\dsion parmi les libéraux. Enfin, après les élections de 189i,
M. Roëll, chargé de former un nouveau cabinet, y a fait entrer des
élémens assez variés, sans doute dans un espoir de conciUation,
et cet espoir n'a pas été complètement déçu. Le général Schneider,
catholique, y figurait à côté de M. van Houten, libéral et anticlérical
très accentué. M. van Houten, autrefois l'ami poUtique de M. Tak,
devenu depuis son adversaire, a eu le mérite de réussir où l'autre
avait échoué. Il est l'auteur de la loi électorale de 1896, qui régit
aujourd'hui la Néerlande et sous le régime de laquelle se sont faites
les élections de 1897. Cette loi accorde le droit de vote àtous les régni-
coles âgés de plus de vingt-cinq ans, qui payent un impôt foncier d'au
moins 2 francs ; ou qui jouissent d'un revenu minimum fixé par la
loi d'après l'importance des communes, d'une inscription au grand
livre d'au moins 200 francs, ou d'un livret de caisse d'épargne de
REVUE. CHROMQUE. 959
100 francs; ou encore qui exercent une profession libérale, ou qui ont
passé avec succès les examens pour une fonction publique. En' vertu
de cette loi, le nombre des électeurs s'est élevé d'environ 400 000, ce
qui est un pas très considérable dans le sens de l'extension du droit
de suffrage. Une telle loi suffirait pour illustrer la régence de la reine
Emma.
Nous avons aussi fait allusion à la loi militaire. La question pendante
depuis plusieurs années, et agitée avec passion entre les partis, était
celle de la suppression du remplacement. Elle vient d'être tranchée.
La Hollande aura désormais le service personnel, avec des exemptions
pour les séminaristes et les membres du clergé des différentes commu-
nautés religieuses. C'est au ministère progressiste de M. Pierson, qui
a succédé au ministère Roëll après les élections dernières, qu'est due
cette réforme si longtemps disputée. Le programme du cabinet actuel
comprend encore une revision de la loi scolaire dans le sens de l'in-
struction obligatoire, mais le projet n'a pas encore été mis en discus-
sion. D'autres se rapportent à l'amélioration des habitations ouvrières,
aux conditions du travail, à l'assistance, à la protection de l'enfant
et de la femme, à l'assurance obligatoire contre les accidens dans cer-
taines professions ouvrières. Nous ne voulons pas dire que tout soit à
approuver dans ces projets dont quelques-uns ont une tendance socia-
liste assez prononcée. On ne saurait non plus louer sans réserves la
loi récente qui a établi un impôt général sur la fortune. Mais on voit
par ces quelques indications à quel point les idées, les projets, les ré-
formes fermentent en quelque sorte dans la Néerlande. La \ie poli-
tique y a atteint, depuis quelques années, une activité d'autant plus
remarquable qu'elle est féconde, et qu'elle aboutit à des résultats par-
faitement tangibles, ce qui n'arrive pas partout. C'est ce que nous
avons voulu indiquer au début de ce nouveau règne qui, commenrant
avec une reine de dix-huit ans, sera long sans doute et que nous sou-
haitons heureux et prospère. Il s'ouvre sous les meilleurs auspices. Les
Hollandais sont sages et prudens; ils ont acquis par l'exercice même
de libertés dont ils n'ont jamais abusé l'expérience de la vie publique ;
ils ont la continuité dans l'offort et la patience à en attendre les fruits.
Les progrès qu'ils ont déjà faits depuis quelque temps, et dont nous
avons énuméré les principaux, doivent leur inspirer confiance dans les
méthodes auxquelles ils les doivent, et auxquelles ils resteront (idèles.
Une bonne nouvelle est venue de Madrid : le gouvernement espa-
gnol accepte en principe les conditions de paix imposées par le goii-
960 REVUE DES DEUX MONDES,
vernement américain. M. Sagasta n'a pas voulu garder la responsa-
bilité pour le gouvernement seul dans des circonstances aussi graves :
il a consulté les chefs de partis, les hommes politiques imporlans, et
presque tous ont reconnu que la paix était nécessaire. Les républi-
cains et les carlistes ont refusé de se prononcer. M. Romero Ilobledo
et le général Weyler ont demandé la guerre à outrance ; mais ils ont
été seuls de leur avis. On peut donc regarder, dès aujourd'hui, la paix
comme certaine. Ses bases seront les suivantes : indépendance de
Cuba, cession de Porto-Rico et d'une île du groupe des Ladrones,
évacuation immédiate des Antilles, institution d'une commission his-
pano-américaine qui déterminera le régime ultérieur des PhiUppines.
La question des Philippines sera la plus diflicile et la plus longue à
régler, et celle aussi qui pourrait, en dehors de l'Espagne et des États-
Unis, amener des complications d'un ordre plus général. Il convient
de surveiller attentivement les autres puissances qui ont, ou qui
croient avoir, ou qui désireraient se créer des intérêts dans le vaste
archipel de l'Extrômc-Orient, et auxquelles l'initiative des fils de
Monroë, débordant si loin de l'Amérique et sur les chemins de nou-
veaux continens, pourrait bien servir d'aiguillon. Mais nous n'avons
pas à devancer les négociations; elles n'en sont qu'à leur premier pas.
Le gouvernement de Madrid demande un armistice ; on ne saurait plus
le refuser, puisque la paix est assurée par le consentement de tous les
partis constitutionnels en Espagne, et que la prolongation de la
guerre, n'ayant plus d'objet, serait une inutile effusion de sang.
Francis Cuarmes.
CHATEAUBRIAND
(1)
Messieurs, — et aussi Mesdames, car enfin, dans cette journée
consacrée tout entière à Chateaubriand, ne nous adresserons-nous
pas un peu aux femmes, s'il les a beaucoup aimées, et que, peut-être,
il leur ait dû, avec certaines qualités de race, ce que son christianisme
a dans la forme ou dans le tour, dans la nuance, qui le distingue du
christianisme, identique sans doute au fond, mais plus austère pour-
tant, de Pascal ou de Bossuet, — Messieurs donc, et Mesdames,
j'éprouverais quelque inquiétude, et je me sentirais intérieurement
troublé, d'ajouter un discours encore à tant d'éloquens discours que
vous avez entendus (2) si, d'abord, votre affluence ne me rassurait;
et puis, si je ne m'avais mon excuse toute prête, ou ma justification,
dans le lieu où je parle de Chateaubriand, dans la complexité de son
génie, et dans les circonstances qui m'ont permis d'accepter d'en
parler. Les circonstances, — si jamais, et je crois que je vous le mon-
trerai, son œuvre n'a été, je ne dis pas plus u vivante » seulement,
mais plus « actuelle » que de nos jours, et depuis une quinzaine
d'années; — son génie, si nous pouvons être assez sûr que nos éloges
(1) Confûroni'c prononcée à Saint-.Mulo, le 1 août 1808, sous les auspices lic la
Société des Iliùliophiles bretons, et de la ville de Saint-Malo. Je n'en ai rien re-
tranché que l'anecdote de la cuisinière de l'abbé Moreliet, — ((uand le vieil ency-
clopédiste la faisait asseoir sur ses yenoux pour vérilier si Chactas avait pu tenir,
en cette position, les pieds d'Atala dans sa main; — niais j'y ai ajouté, dc-ci, dc-là
rpiebiut.'s i)hrases, et (picbiiics notes.
(2) Je faisais allusion par ces mots au vi^uun-iix sermon du 1'. Oiiivier, sur
Clulleaubriand chrétien et patriote, prononcé le malin méuu' dans la cathédrale ;
à léiofUU'nt discours de M. II. M. de Vofîiic, parlani sur la tombe de (Mi.iteau-
briand, au nom de l'Académie française; et à la si)iriluclle alloiution (le M. .\.de la
Itorderie, [)arlant à la fois au nom de la Société des ISifiliojiliiles, dont il est -le pré-
sident, et de la r.reta;,'ne entière, dont il s'est fait l'énidit, l'exact, l'eloiiiient histo-
rien. Les deux v(dumes actuellement parjis de sou Histnire de Ihetugne, que nous
avons eu leur teuqis sij^nalés à nos lecteurs, annoncent, ou plutôt sont déjà l'un
(les plus s(dides moiuimcns (pie l'érudiliiMi iciMti'Mi|>nr.iine et locale ait élevés à la
gloire d'ime i^randc province.
TOME CXLVIU. — 1898. 61
962 KEVUE DES DEUX MONDES.
ne l'accableront point; — et le lieu enfin où je parle, à deux pas de
son berceau et à quatre pas de sa tombe.
Il est vrai que, comme je devais m'y attendre, toutes les raisons,
ou presque toutes, que vous pouvez avoir d'être fiers de Chateaubriand,
ici, à Saint-Malo, et dans votre Bretagne entière, on vous les a données.
M. de la Borderie, le patient, le savant, l'exact historien de votre grande
province, vous les rappelait encore il ny a qu'un instant. Qu'y pour-
rais-je bien ajouter? Et, — avec une autorité d'expérience que je n'ai
pas, n'étant pas Breton moi-même, — quand on vous a dit que Cha-
teaubriand avait fait passer dans son œuvre tout ce que la terre de
Bretagne, ses grèves et ses landes, ont de charme doux, mélancolique
et prenant, que reste-t-il encore à dire, ou à faire? Il reste, si je le puis,
à préciser ce que M. de la Borderie, et avant lui M. de Vogiié, et ce
matin le Père Ollivier n'ont voulu qu'indiquer d'un trait; il reste à
parler en critique ou en historien de la littérature; et, par exemple,
il reste à montrer ce qu'il y a eu d'original, de hardi, d'absolument
neuf en son temps, à faire entrer, comme Chateaubriand, toute une
grande province, avec sa physionomie particulière et locale, dans le
domaine déjà si riche alors de la littérature française.
Essayons de nous en rendre compte. Lorsqu'il y a de cela quelque
cent cinquante ou deux cents ans, un Lesage, l'auteur de Gil Blas, qui
était de Sarzeau, ou un Duclos, l'auteur des Considérations, qui était de
Dinan, débarquaient à Paris par le coche, quel était en effet leur pre-
mier soin, et le plus pressant? sinon de dépouiller en quelque sorte leur
province; de prendre, autant qu'ils le pouvaient, l'air de la grande
^ille,le tondu beau monde, ses ridicules au besoin; et d'étonner fina-
lement par l'excès de leur « parisianisme » les Parisiens de Paris eux-
mêmes. Rougissaient-ils donc de leur origine? ou pensaient- ils que
ce fût une infériorité que de n'être pas né sous les pihers des Halles?
Je ne le crois pas; mais, en ce temps-là, la mode était de ressembler
à tout le monde. Corneille était Normand et Racine était Champenois :
nous en douterions-nous, si nous ne le savions? et que trouvez -vous
de si « champenois » dans Andromaque, ou de si « normand » dans
Polyeucle? C'est différent, quand on est prévenu. Quand on sait que
Bossuet était de Dijon, on discerne aisément des traits de ressem-
blance, des rapports intimes, des analogies profondes entre le carac-
tère de son éloquence, et « les airs, les eaux et les lieux » de Bour-
gogne. On a peut-être plus de peine à reconnaître un Gascon dans
CHATEAUBRIAND. 963
l'auteur du Télémaque, mais dès qu'on est averti qu'il était de Sarlat,
on cherche « le cadet, » et on finit par le découvrir. Mais, encore une
fois, il faut être averti. Et, généralement, ce que chacun de ces grands
écrivains a de particulier, de personnel, d'uniqfie en son genre, n'est
rien de « local », de provincial, de caractérisé géographiquement.
Chateaubriand tout au contraire! Il est Breton, d'abord et entièrement
Breton. Et je veux bien qu'en le disant nous songions comme involon-
tairement aux Mémoires d'outre-Tomhe. Mais, voyez pourtant, qu'aper-
cevez-vous de « suisse » ou de « genevois » dans les Confessions de
Rousseau? Et s'il y a certainement de jolies descriptions du Valais dans
VHéloise,ce n'est pas dans les descriptions ou dans les souvenirs d'en-
fance de Chateaubriand que je reconnais sa Bretagne, mais plutôt
dans la poésie pénétrante et subtile dont toute son œuvre est im-
prégnée, mais dans le « vague » de cette poésie même, et quand je
remonte jusqu'à l'origine d'où elle est dérivée.
Un Allemand, — illustre d'ailleurs, et justement illustre, — a
quelque part écrit « qu'il n'avait été donné qu'aux Grecs et aux Ger-
mains de s'abreuver aux sources jaillissantes des vers et à la coupe d'or
des Muses. » Je ne dirai de mal aujourd'hui ni des Germains ni des
Grecs; et je ne parlerai pas des Italiens, si ce n'est pour faire observer
en passant que Pétrarque et Dante sont peut-être d'assez grands
poètes, et de taille ou d'envergure à ne redouter aucune comparaison :
l'épopée grecque elle-même a-t-elle rien qui soit au-dessus de la
Divine Comédie? Quand il laissait échapper cette boutade, le savant
Mommsen, — car c'était lui, — oubliait en tout cas la poésie celtique,
et nous, alors, il y a trente ans, ignorance ou modestie, nous n'en
osions pas revendiquer les titres. Mais un autre Allemand, plus illustre
encore, — puisque c'est Richard Wagner, — nous en a rendu le courage ;
et, s'il y a d'autres sources de poésie, le monde entier convient pré-
sentement qu'il n'y en a ni de plus abondante, ni de plus originale que
celle où l'Alleniagnc, lassée de ses ISiholungen, a olle-mi'nie puisé
Tristan et Parsifal. C'est qu'il n'y en a pas doni la mélancolie dou-
loureuse et passionnée, dont le caractère voluptueux et tragique, dont
la tristesse enivrante réponde mieux à ce qu'il y a de plus profond
dans les aspirations de l'âme contemporaine (1). Et, Messieurs, n'est-ce
(1) Je ne crois pas que personne ait mieux rarartôrisé que Itciian. dans dos pages
célèbres, ce (|ui fait le ctianiic de cette poésie « celtique. » On nie permettra donc
d'en (létîulicr (Hiciqiics lifinos dt)nl la vérité d'application à la personne même de
<'.li.ile,uil>riaiid est saisissante : << Comparée, dil-il, à l'imaf^'inalinn classitiue.
l'imagination celtique est vraiment l'inlini comparé au Uni. Dans le beau Mabinogi
964 REVUE DES DEUX MONDES.
pas ce que voulait dire Théophile Gautier quand il louait Chateaubriand
d'avoir « inventé la mélancolie et la passion moderne » ? Non, Clia-
teaubriand n'avait pas inventé la mélancolie moderne ; il l'avait
« retrouvée ; » et, pour la retrouver, il n'avait eu qu'à écouter mur-
murer en lui les voix de la terre natale.
Vous souvient-il quel nom, dans sa jeunesse, et déjà, dans sa ma-
turité commençante, lui donnaient ses amis httéraires, les Fontanes
et les Joubert ? ils l'appelaient « l'Enchanteur» ; et ce nom n'est-il pas
bien caractéristique ? Assurément, en le lui donnant, les Fontanes et
les Joubert ne songeaient ni de Merlin ni de Viviane ! Avaient-ils seu-
lement entendu parler de la forêt de BrocéUande ? ou connaissaient-ils
cette parenté que l'âme bretonne a de tout temps aimé entretenir avec
les mystères de la nature ? Mais, dans la qualité du génie de leur ami,
ne réussissant pas à s'en expliquer le prestige, ils trouvaient, et ils
avaient raison, je ne sais quoi de « magique. » Ils se rendaient compte,
à une syllabe près, de ce qu'ils admiraient dans Andromaque et dans
Iphigénie, dans leur Télémaque à plus forte raison : ils pouvaient le
dii'e; ils le disaient. Mais d'A/a/a, de Rem-, du Génie du Christianisme,
de V Itinéraire ou des Martyrs, le charme qui se dégageait mettait leur
critique en défaut. Séduits d'abord, ils se reprenaient, ils essayaient
de rompre le cercle; mais l'enchanteur était le plus fort; et il fallait
se rendre ; et on était heureux de s'être rendu. N'est-ce pas ainsi
qu'agissent vos légendes? On en sourit d'abord, comme de toutes les
légendes, et la raison, la « froide raison » y résiste, mais insensible-
ment elles nous prennent, et nous ne voyons pas, nous ne saurions
pas définir, mais nous sentons en elles quelque chose qui n'est pas
dans les autres, — par exemple, dans les légendes des pays de lumière.
Elles sont filles de la terre de Bretagne, dont la séduction n'opère pas
du Sonrje de Maxen Wledif/, l'empereur Maxime voit en rêve une jei'ue fille si belle
qu'à son réveil il déclare ne pouvoir vivre sans elle. [Cf. dans les Mémoires d'Oii-
tretombe la « sylphide » de Chateaubriand]. Pendant plusieurs années ses envoyés
courent le monde pour la lui trouver : on la rencontre enfin en Bretagne. Ainsi fit
la race celtique : elle s'est fatiguée à prendre ses songes pour des réalités et à
courir après ses splendides visions. L'élément essentiel de la vie poétique du Celte,
c'est l'aventure, c'est-à-dire la poursuite de l'inconnu, une course sans fin après
l'objet toujours fuyant du désir. Voilà ce que saint Brandan rêvait au delà des
mers, voilà ce que Pérédur cherchait dans sa chevalerie mystique, voilà ce que le
chevalier Owen demandait à ses pérégrinations souterraines... »
11 eût pu ajouter : « Voilà ce que demandait à l'Amérique du xviii" siècle le
chevalier de Chateaubriand ; » et nous dirons à notre tour : « Voilà ce qu'applaudit
aujourd'hui dans ces fictions multipliées et universalisées par le pouvoir de la
musiciue une humanité que le progrès matériel et celui de la science n'ont pas
encore guérie de la soif de l'infini. »
CHATEAUBRIAND. 965
tout de suite, ni sur tout le monde, ni par des moyens ordinaires, de
ceux qui sont énumérés dans les Guides: et les amis de Chateaubriand
ont bien pu s'en étonner; mais vous. Messieurs, et vous. Mesdames,
dans la nuance de sa mélancolie, vous avez reconnu le Breton, et qu'im-
porte que les autres ne l'aient pas « reconnu, » s'ils en ont subi le
charme impérieux?
Ajoutons encore un trait. Dans une page souvent citée de son Génie
du Christianisme, Chateaubriand a chanté les printemps de la Bretagne;
mais, vous le savez, quand vos landes se hérissent de lu verdure de
vos genêts, ou s'étoilent de l'or de vos ajoncs, le granit perce, affleure
et reparaît toujours. C'est ainsi que le génie de Chateaubriand, de
quelque douceur qu'il s'enveloppe, n'en a pas moins toujours gardé
quelque chose de l'âpreté du sol natal. Quand on a voulu toucher à
ce qu'n aimait, l'enchanteur a fait place au polémiste le plus redou-
table; et, sans vouloir parler ici de politique, vous rappellerai-je
tant de portraits vengeurs dont il a rempli la galerie de ses Mémoires
d'ouïr e-tomhe? Mais plutôt, nous le louerons ensemble de sa fidélité à
lui-même, de son obstination, de son « entêtement » dans ses convic-
tions. Nous y verrons la marque de son origine, si ce manque de
souplesse, si cette rare et heureuse incapacité de plier se retrouve
chez tous vos Bretons, dans un Lamennais comme dans un Lesage,
dans un Duclos, puisque je les ai déjà nommés. Et nous dirons que ce
trait qui unit entre eux tous vos grands hommes, — et même de
moindres, — s'il fait donc l'un des caractères de la race, vous est, à
vous, une raison de plus de vous reconnaître dans Chateaubriand, et à
nous, de saluer en lui le génie de sa province(l). Il n'en a pas été seu-
lement la plus glorieuse, mais peut-être aussi la plus complète et la
plus noble expression.
* *
Est-ce de cela qu'on lui en a voulu? je veux dire de cette fierté
dont ses amis eux-mêmes ont quelquefois éprouvé la rudesse ? Tou-
jours est-il qu'au lendemain de sa mort, on lui a fait chèrement payer
sa gloire; et, au signal donné par Sainte-Beuve, dans un livre fameux,
peu s'en est fallu que toute une jeune génération, formée à l'école de
Voltaire, n'attiujuàt dans l'auteur dos Murti/is jusqu'à l'artiste et jus-
qu'au poète. Cinquante ans ont passé depuis lors, et nous sommes
redevenus plus justes. Il n'est personne aujourd'hui qui ne recon-
(1) J'ai un peu plus ai)[)Myé sur relie indieation ilans une conféronce faite à
Nantes, il y a trois ans, sur le Génie breton.
966 REVUE DES DEUX MONDES.
naisse dans Chateaubriand le père du romantisme, — le Sachem, a dit
spirituellement Théophile Gautier, — et en effet, toutes les conquêtes
du romantisme, j'entends les conquêtes durables, c'est lui qui les a
réalisées. Il a « rouvert la grande nature fermée ; » il a étendu jus-
qu'aux proportions de la fresque les descriptions en « miniature » de
Bernardin de Saint-Pierre ; il a revêtu de la splendeur de son colo-
ris les descriptions « monochromes » de Rousseau ; U a mêlé son
âme aux choses et elles en ont été comme renouvelées ; U a noté le
premier, je ne dis pas seulement les harmonies, mais "les affinités ou
les correspondances qui relient l'homme à la nature; et, Messieurs, si
je n'y insiste pas, c'est que, de toutes les parties de son œuvre, il
n'en est aucune qu'on ait louée davantage, ni mieux, en termes plus
heureux, à commencer par Sainte-Beuve, et dans le camp même de
ses ennemis les plus acharnés (1).
C'est également lui qui, en émancipant le Moi d'une contrainte
deux fois séculaire, et en lui rendant la liberté de s'épancher continû-
ment dans l'œuvre du poète, a rouvert aussi les sources du lyrisme.
Le débordement delà personnalité, si dangereux dans tous les autres
genres, si déplaisant surtout, est la condition du lyrisme moderne. Et,
à ce propos, puisque, non content de louer et d'admirer dans Chateau-
briand ce que je blâme, ce que j'ai blâmé si souvent en tant d'autres,
je l'y aime, permettez-moi de vous en dire la raison. 11 faut l'avouer.
Messieurs, rien n'est plus déplaisant ou plus agaçant que cet étalage
de soi-même. Nous nous y intéressons d'abord; nous y prenons
plaisir ; nous nous ingénions à en tirer profit. Mais bientôt nous per-
dons patience! Nous nous fâchons! Ils nous ennuient. Nous jetons là
le livre. Poètes ou romanciers, quelle rage est la leur de nous prendre
à témoin de leurs espérances déçues, de leurs ambitions inassouvies,
de leurs rêves trompés? Est-ce que par hasard ils croient être les
premiers ou les seuls qui aient souffert? qu'on ait trahis? qui aient
pleuré? Et nous aussi, qui n'en disons rien, nous avons eu nos
malheurs et nos déceptions, et nous n'en sommes pas plus fiers, et
nous n'en faisons pas de la « littérature » ! Mais c'est précisément
l'endroit où je distingue.
(1) C'est peut-être aussi qu'il y a deux ans, faisant à Rennes une conférence sur
le même Chateaubriand, — où je l'avais étudié comme rénovateur du sentiment de
la nature, du sentiment religieux, et du sentiment de lart dans la littérature fran-
çaise, ou même européenne du commencement de ce siècle, — je n'ai pas cru pos-
sible, ni convenable, à Saint-Malo, de redire les mêmes choses, ou du moins de
faire porter le développement sur les mômes points.
J'ai consacré encore à Chateaubriand une leçon presque tout entière de mon
Évolution de la Poésie lyrique.
CHATEAUBRIAND. 967
Notre impatience a quelquefois raison, et quelquefois elle a tort.
Elle a tort quand il s'agit d'un Chateaubriand, qui d'ailleurs et au
fond, dans ses Mémoires, n'a pas été très prodigue de renseignemens
sur lui-même; elle a raison quand il s'agit, de qui dirai-je? d'un
Baudelaire ou d'un Sainte-Beuve. Eh oui! quand on n'est, comme
Sainte-Beuve, — je parle du poète, — qu'un étudiant en médecine
qui s'est mis à écrire, à disséquer en écrivant, ou à écrire en dissé-
quant, on aura peut-être un jour tous les droits, si l'on réussit
(et à l'exception de celui de confesser les autres), mais en attendant,
on ne les a pas, et les Confessions de Joseph Delorme n'ont effecti-
vement d'intérêt, même aujourd'hui, que pour leur auteur. On n'a
pas non plus le droit de nous entretenir de soi quand, comme un
Baudelaire, on n'a usé sa vie de bohème de lettres qu'à promener, au
pays Latin, de café en café, ses plaisanteries de mystificateur. Mais,
au lieu d'être Baudelaire ou Sainte-Beuve, quand on est Chateau-
briand, je veux dire quand on a vécu, vraiment vécu ; quand on a vu
les dernières années du règne de Louis XVI et les commencemens de
la Révolution ; quand on a parcouru, comme René, les sohludes
vierges encore du Nouveau Monde; quand on a été soldat de l'armée
de Condé; quand on a travaillé pour ainsi dire avec Bonaparte à la
restauration du catholicisme en France, (juand on est l'auteur du
Génie du Christianisme; quand on est l'écrivain dont une brochure a
fait autant de mal qu'une défaite à la cause impériale; quand on a été
l'un des ministres de la monarchie restaurée, l'un aussi de ses am-
bassadeurs, et, par une contradiction douloureuse, l'un de ses pires
adversaires en même temps que l'un de ses plus passionnés parti-
sans; quand on a connu, fréquenté, traité d'égal tout ce qu'une
grande époque a compté d'hommes éminens; ([uand on a soi-même
le droit de s'égaler ù, eux; enfin, quand on a épuisé tout ce que la \'ie
semble réserver de satisfaction et de joies à ses privilégiés, alors,
Messieurs, c'est alors qu'il est permis de parler de soi, de son expé-
rience, de ses épreuves, c'est alors qu'il devient intéressant pour nous
de savoir ce qu'un homme a pensé de la vie et des hommes, c'est alors
qu'il a le droit d'écrire ses Mémoires.
Vous voyez le principe de la distinction. Pour avoir le .droit de
nous entretenir de sa personne, en prose el même en vers, il faul être
assuré de l'étendue, de la diversité, do la singularité de son expérience ;
et justement c'est ce qui a fait défaut fi la plupart des disciples de
Chateaubriand : pas l'assurance, mais l'expérience. Leur vie a res-
semblé à celle de tout le monde, et tout le nuuidc n'est i>as René. Mais,
968 REVUE DES DEUX MONDES.
vraiment, est-ce au maître qu'il convient d'en faire le reproche? s'ils
ont voulu l'imiter, est-ce lui qui doit porter la peine de leur insuffi-
sance? et confondrons-nous les grimaces de l'impuissance, ou les
contorsions de la vanité littéraire, avec les allures de l'orgueil et le
geste du désespoir.
Et ajoutons enfin l'éclat ou la force du style, ajoutons ce sentiment
de l'art dont les écrivains du siècle précédent nous avaient, vous ne
l'ignorez pas, légué si peu d'exemples. On a montré, tout récemment
encore, combien il y avait de ses premiers maîtres dans les premiers
écrits de Chateaubriand, et, par endroits, de ressouvenirs de l'abbé
Barthélémy jusque dans les Martyrs. Mais tout ce qui leur avait manqué,
tout ce que l'abus du rationalisme leur avait enlevé de sensibiUté, démo-
tion, d'élan, de charme et de poésie, les « nombres » même de la prose.
Chateaubriand nous l'a rendu, et pour nous le rendre il n'a eu qu'à se
laisser, en quelque sorte, être lui-môme. Quel a d'ailleurs été le résultat
de cette expérience, vous le savez, Messieurs!
Au fond des vains plaisirs que j'appelle à mon aide
Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir,
a dit de nos jours un ^utre poète. Ainsi de Chateaubriand! La dispro-
portion du rêve et des moyens de le réaUser, de l'illusion toujours re-
naissante et de l'incapacité de la fixer, l'incurable médiocrité de la na-
ture humaine, voilà ce qu'il a trouvé, je ne dis pas dans l'apparente
satisfaction des ambitions les plus hautes, ni dans « les vains plaisirs, »
mais « au fond désolé du gouffre intérieur, » en se trouvant lui-même ;
et, vous m'y attendez sans doute, c'est le moment de le dire, voilà de
quel fond de lassitude, de désespoir et de scepticisme, — « nul homme,
a-t-il dit lui-même, n'est plus croyant et plus incrédule que moi, » — sa
rehgion l'a seule retiré.
* *
Je ne veux point faire la critique du Génie du Christianisme; elle
nous entraînerait trop loin; et, aussi bien, je suis prêt à reconnaître
la justesse de la plupart des critiques que l'on en a faites. J'en voudrais
retrancher, pour ma part, plus d'une page, et j'en voudrais fortifier
plus d'un argument. Chateaubriand n'est pas un théologien, un rai-
sonneur, un dialecticien. Mais on ne saurait trop le redire: qu'importe
le détaU quand l'idée principale est juste, quand elle est profonde,
quand elle est féconde? Je me rappelle un passage de Bossuel, dans
son Discours sur l' Histoire universelle. 11 vient de discuter les objections
CHATEAUBRIAND. 9G9
que l'exégèse de son temps, celle de Richard Simon, commençait
alors à former contre rÉcriture, et tout d'un coup, se dégageant du
milieu des subtilités où l'on voulait l'embarrasser, il s'écrie : « Mais
laissons les vaines disputes, et tranchons en un mot la difficulté par le
fond. Qu'on me dise s'il n'est pas constant que de toutes les versions
et de tout le texte, quel qu'il soit, il en reviendra toujours les mômes
lois, les mêmes miracles, les mêmes prédictions, la même suite d'his-
toire, le môme corps de doctrine, et enfin la même substance. « C'est
ce qu'il faut dire, Messieurs, de toutes les grandes questions, et de tous
les grands livres. Une seule chose est nécessaire, et, selon l'expression
de Bossuet, elle se tranche toujours par le fond. Laissons donc les
« vaines disputes; » il y a plus d'une manière de composer un livre;
et la forme en fût-elle moins didactique encore ou plus libre que celle
du Génie du Christianisme, c'est à l'idée principale qu'il nous faut nous
en rapporter. Or, l'idée principale, l'idée maîtresse de Chateaubriand
peut se résumer en ces termes : il y a plus de choses dans le monde
que notre philosophie n'en saurait expliquer ; d'autres puissances que
la raison raisonnante atteignent ce qui échappe éternellement à ses
prises ; et ce qu'elles atteignent est sans doute ce qu'il y a de plus
précieux pour l'homme, à savoir l'idéal, le surnaturel et le mystère. Je
n'en connais pas de plus « actuelle » ni de plus digne d'être mé-
ditée.
J'entends bien que l'on nous répond ici dédaigneusement: « Oui,
les raisons du cœur, que la raison ne connaît pas ! la philosophie du
sentiment, le Traité de l'existence de Diou et la Profession de foi du
Vicaire savoyard! Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, les Harmonies
de la nature! le melon, qui a des côtes afin qu'on le mange en famille;
et les marées qu'on a instituées pour favoriser l'entrée des grands
bateaux dans les ports ! Voilà beau temps que la science a dissipé
cette enfantine fantasmagorie ! » On continue et on redouble. On nous
demande : « Mais qu'est-ce donc, après tout, que le sentiment ? et, à
moins de ne rien mettre sous ce mot que de vague et d'indéterminé,
qu'y verrons-nous, qu'y voyez-vous vous-même, si ce n'est un raison-
nement ou une pensée qui s'ignorent, qui n'ont pas encore la force ou
la capacité de créer leur expression, (jui s'y évertuent connue au
hasard ? Or tel est jnslcMncnl l'objet do la science, et telle est la
fonction de la raison. Elles épurent, elles clarilient ce qu'il y a de
trouble et de confus dans le sentiment ; elles en ('Uniincnt ce que la
sensibilité y mêle do limiultucux ; elles en précisent la nature, elles
en mesurent la portée, elles le transforment; et enfin, d'un mouve-
970 REVUE DES DEUX MONDES.
ment qui ne se rendait pas compte à lui-môme de sa direction, elles
en font une vérité rationnelle. »
Eh bien ! Messieurs, puisque nous raisonnons, c'est là ce que n'a pas
admis Chateaubriand, non plus qu'avant lui Pascal, et c'est, ce qu'il
me semble, comme à eux , impossible d'admettre. Chateaubriand l'a
bien vu, qu'on ne réduirait jamais une tragédie de Racine ou un tableau
de Raphaël à un théorème artistique ; et que jamais on n'expliquerait
« rationnellement » la nature des émotions qu'éveillent en nous les
chefs-d'œuvre de l'art! Il l'a bien vu, que l'art tout seul, sous toutes ses
formes, sufdsait à nous démontrer l'existence d'un autre domaine,
plus étendu que celui de l'expérience ou de la raison même, et là,
vous le savez, s'est trouvé le principe de la nouveauté de sa critique.
Ce nest pas la raison qui nous fait monter aux yeux les « larmes
vaines » dont a parlé de nos jours un autre poète : elle les sécherait
plutôt! Ce n'est pas elle qui fait de Mozart un musicien ou de Raphaël
un peintre ! Ce n'est pas elle non plus qui a inspiré à Chateaubriand
son Gtmie du Christianisme! Si l'idéal n'est pas un vain mot, — et U ne
saurait l'être puisque enfin quelques-uns d'entre nous l'ont préféré à
la réahté, — l'honneur de Chateaubriand est de l'avoir rétabli dans ses
droits ; d'avoir, selon son expression, interposé l'idéal entre notre néant
et Dieu ; et je le sais bien, c'est aussi ce qu'on ne lui pardonne pas ; sans
oser le dire, c'est ce qu'on attaque dans son œuvre apologétique ; et
quand on n'en voit plus d'autres moyens, on change alors l'état de la
question, et, du terrain de l'idéal, si je puis ainsi dire, on la transporte
sur celui du surnaturel.
Acceptons la feinte, — ce n'en est pas tout à fait une, — et, avec l'idéal,
contre le rationalisme étroit et mesquin des idéologues de son temps,
oui, convenons que Chateaubriand a rendu à ses contemporains le
sens du surnaturel. Il n'a pas méconnu les titres de la raison, ni ceux
de la science. Mais il a parfaitement reconnu, cinquante ou soixante ans
avant nous, que, de tous les côtés, les prétentions de la raison et les
ambitions de la science se heurtaient à l'inconnaissable. Il a répondu
à l'argument un peu niais, et si peu philosophique, de ceux qui nient
le surnaturel parce qu'en effet l'Académie des sciences ne l'a constaté
nulle part (1). L'immutabilité des lois delà nature, ils n'ont que ce
(1) A Saint-Malo, où je parlais, je ne pouvais guère en dire davantage, et je
remercie mon auditoire d"en avoir déjà tant écouté; mais ici, comme je me doute
bien que cette affirmation de la possibilité absolue du surnaturel soulèvera quel-
ques contradictions, je ne suis pas fâché de reproduire ici l'opinion d'un homme
que sans doute on n'accusera pas de « cléricalisme. » C'est M. Charles Renouvier,
CUATEAUI5RIAND. 971
mot à la bouche ! Et ils ne réfléchissent pas que, dans un univers dont
la forme actuelle ne s'explique pour eux qu'à coups de centaines de
millions d'années, c'est peu de chose, et c'e-t une faible garantie qu'une
immutabilité de trente ou quarante siècles, l'âge de la Chine: Ils ne
songent pas que leurs lois, portant en elles-mêmes le principe de leurs
changemens ou de leur contingence, y portent donc aussi celui de leur
caducité. « Le ciel et la terre passeront! » Et ils ne voient pas enfin
que l'expérience, étant d'un autre ordre que le surnaturel, ne peut rien
prouver ni pour ni contre lui. C'est encore ce que l'auteur du Génie du
Christianisme a compris. Quand l'expérience et la raison s'uniraient
pour nous contredire, — la raison qui raisonne, la raison qui chicane, —
nous avons un sentiment en nous qui nous crie qu'elles se trompent
en niant le surnaturel. C'est ce qu'il est venu rappeler à ses contem-
porains, nourris, comme il l'avait lui-même été, dans la plus pure tra-
dition du « philosophisme ; » et la preuve qu'encore ici il avait touché
juste, c'est qu'après un siècle écoulé, qui sans doute peut compter
parmi les plus féconds de l'histoire de la science, nous n'avons rien
l'un des maîtres de la penséo contemporaine, et la citation qu'un va lire est tirée
de son dernier ouvrage : Philosop/de anali/lique de l'Histoire:
u Nous ignorons les bornes du pouvoir de l'homme sur la nature, ou les liniiies
de ce que permettent de leur cùlc les lois naturelles, et surtout l'idée que nous
avons de ces lois ne peut légitimement s'étendre jusqu'à nous faire affirmer que
jamais une volonté supramondainc /)'// in/nxliiif Ici pliihunnène que leur seul dé-
veloppement spontané n'aurait pas produit... Ainsi la raison et ce i|ue nous con-
naissons des lois ne nous obligent pas à nier la possibilité des miracles. Nous
n'avons pas non plus le droit de dire que « nous bannissons le mira<le de l'his-
toire au nom d'une constante expérience », et « qu'il n'y a pas eu, jusqu'ici, de mi-
racle constaté. »
Apres cela, je ne veux point faire de M. Rcnouvior un défensoiu' du ■• miracle ••
ou du « surnaturel; <> et au contraire, c'est dans ce cas, s'il y croyait, que son
témoignage perdrait ici toute sa valeur. Mais, parce «|u'il n'y croit pas, je considère
comme capital qu'il nous accorde la <« possibilité rationnelle » d'y croire : et, n'ad-
mettant lui-même ni la << création » ni la « Providence particulière. • je trouve
très intéressant de reproduire encore ces quelques lignes de lui :
« Les raisons f|ue nous avons .idiuises de rejeter le miracle n'ont point de ra|>-
port avec les argumens pliilosoplii(iues pour ou contre la personnalité de IMcu, la
création, la Providence générale, ef même l'action divine quand elle est supposée in-
terne à l'dme ou de l'ordre moral. Il n'est pas vrai que la négation de ces croyances
s'impose à un esprit réiléchi et cultivé, puisqu'elles n Ont pas cessé d'appartenir au
domaine des débats contradictoires en philosophie ; et il n'est pas vrai que le
cours des phénomènes iloive, à cet esprit cultivé, ajqiarailre m cessaircnK-nt ctunme
un développement invariablement détermine de ciuses iumianenles; .ar ce n i-sl
là qu'une opinion, et il en existe de contraires en |)lii!osophie. »
Kt il ajoute, à i'ailre«;se de Iten.in. dont un agrégé de philosiq^liie me vantait
récennnent la solide culture philosophique : « Mais les n<ui-philosophes sont tou-
jours les plus dogmatiques pour décider, dans les (pu'slions de philosophie. •
Cil. Renoiivier, l'iiilosopltic anal;/tique de l'histoire, T. II. p. .'!<.('> et :it".S.
972 REVUE DES DEUX MONDES.
iiiA^enté de plus, ni de mieux, pour nous consoler de la profondeur de
notre ignorance.
Il n'a pas moins bien parlé du mystère, ni moins à propos ; et quand
il a dit, le premier, je crois, « qu'il n'est rien de beau, de doux, de grand
dans la vie que les choses mystérieuses, » ce n'est pas en poète seule-
ment, mais en philosophe qu'il s'est exprimé. Aucun sentiment n'avait
manqué davantage à nos encyclopédistes, ni ne fait défaut, de nos
jours même, à plus de nos savans. Que voulait dire celui d'entre eux
qui écrivait naguère « qu'il n'y a plus de mystères »? Comme si le
mystère, en admettant que la science pût un jour l'expulser de la na-
ture ambiante, ne se retrouverait pas au dedans de nous, dans
l'énigme indéchiffrable que nous sommes pour nous-mêmes, et dont il
faut bien convenir que l'obscurité ne s'éclaire qu'à la lueur incertaine
d'une vérité plus haute! Le mystère, qui est la condition de toute
poésie, l'est aussi du peu de connaissance que nous pouvons acquérir
de nous-mêmes, de notre nature. Et Pascal l'avait dit avant Chateau-
briand; — j'aime, et j'en ai mes motifs, à rapprocher ainsi Chateau-
briand de Pascal (1), — mais Chateaubriand l'a dit d'une manière nou-
velle, et de la manière qu'il fallait le dire pour émouvoir, pour persuader,
pour convaincre ses contemporains. Et c'est pourquoi, Messieurs, si
l'influence de Chateaubriand a été grande sur les romantiques, elle ne
l'a pas moins été sur un Bonald, sur un Joseph de Maistre, sur un La-
mennais, et généralement sur tous les ouvriers qui dans les premières
années de notre siècle ont travaillé à venger le christianisme des sottes
plaisanteries ou des calomnies de Voltaire et de sa séquelle. Il a, Mes-
sieurs, donné le signal; son œuvre a été l'étincelle; et, jusque de nos
jours, voulez-vous ressaisir les traces de son action? C'est ici le mo-
ment de le laisser parler lui-môme, pour conûrmer l'idée que j'ai tâché
de vous en donner; pour suivre, de son Génie du Christianisme à la
conclusion de ses Mémoires cV outre-Tombe^ la continuité de son des-
sein; et pour en prendre enfin l'occasion d'ajouter un dernier trait à
son caractère.
Il disait donc en 1838 :
(1) On me dira peut-être à ce propos que je me forme une idée de Chateaubriand sur le
modèle de Pascal; mais c'est le contraire plutôt qu'il faudrait dire, et, — la remarque
en vaut la peine, — c'est Cousin et Sainte-Beuve, peut-être Vinot lui-môme, qui se
sont formé leur idée d'un Pascal <■ romantique, » sur le modèle de Chateaubriand.
En tout cas, ce qu'il y a d'étrange, encore aujourd'hui, c'est que l'on continue
d'opposer la faiblesse des argumens du Génie du Christianisme à la force apolo-
gétique des Pensées; et ce qu'il y a de certain c'est qu'au fond, quand on y regarde
avec un peu d'attention, les raisons générales de croire sont exactement les mêmes
pour Pascal et pour Chateaubriand.
CHATEAUBKIAND.
973
« L'état matériel s'améliore ; le progrès intellectuel s'accroît ; ce-
pendant les nations, au lieu de profiter, s'amoindrissent (et la société
n'est pas moins menacée par l'expansion de l'intelligence que par le
développement de la nature brute) (1) : d'en ^'ient cette contradiction?
« C'est que nous avons perdu dans l'ordre moral. En tout temps, il y
a eu des crimes, mais ils n'étaient point commis de sang-froid, comme
ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux.
A cette heure, ils ne révoltent plus, ils paraissent une conséquence de
la marche du temps ; si on les jugeait autrefois d'une manière diffé-
rente, c'est qu'on n'était pas encore, ainsi qu'on l'a affirmé, assez
avancé dans la connaissance de l'homme; on les analyse actuelle-
ment ; on les éprouve au creuset, afm de voir ce qu'on en peut tirer
d'utile, comme la cliimie trouve des ingrédiens dans les voiries. Les
corruptions de l'esprit, bien autrement destructives que celle des
sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires; elles n'appar-
tiennent plus à quelques individus pervers; elles sont tombées dans
le domaine pubUc. »
Il cherchait alors le remède à ce mal; il examinait ceux que d'autres
proposaient ; il souscrivait à quelques-uns de ceux qu'imaginait La-
mennais, un autre de vos compatriotes ; et finalement, n'en voyant pas
d'efficaces qui ne fussent une « laïcisation » de l'idée chrétienne, il
disait encore :
« Mes investigations m'amènent à conclure... qu'il est impossible à
quiconque n'est pas chrétien de comprendre la société future poursui-
vant son cours et satisfaisant à la fois ou l'idée purement républicaine,
ou l'idée monarchique modifiée.
« Au fond des combinaisons des sectaires actuels, c'est toujours le
plagiat, la parodie de l'fivangile, toujours le principe apostolique
qu'on retrouve : ce principe est tellement entré en nous, (luo nous en ,
usons comme nous a[)partcnant, nous nous le présumons naturel, quoi
qu'il ne nous le soit pas ; il nous est venu de notre ancienne foi... Tel
esprit indépendant qui s'occupe du perfectionnement de ses semblables
n'y aurait jamais pensé si le droit des peui>les n'avait été posé par le
Fils de l'homme. Ttiiil wctedo philanthrt)pi(> mikiucI nous nous livrons,
tout système (pie nous rêvons dans l'intérêt do rbumanité n'est (lue
l'idée chrétienne retonméc, changée de nom, et trop souvent défigu-
rée : c'est toujours le Verbe qui se fait cliair. »
Et il terminait enfin. p;n- cette « confession >^ en même temps que
(1) l.a plirasc «|iio je mets entre parontliùscs est tirée d'une autre page «les Me-
i7ioires. On ne peut pas tout citer 1
974 REVUE DES DEUX MONDES.
par cette « espérance, » qui ne sont pas seulement les siennes, mais
celles aussi de plus d'un de ses contemporains, et des nôtres :
« Des personnes éclairées ne comprennent pas quun catholique tel
que moi — et il voulait dire, je pense, un catholique dont la vie avait été
traversée de tant daventures et de tant d'orages, un catholique si dif-
férent de ceux qu'on aime à se représenter sous le nom de « cléricaux, »
peut-être même un catholique dont la foi avait subi tant de vicissitudes,
— des personnes éclairées ne comprennent pas qu'un catholique tel que
moi s'entête à s'asseoir à l'ombre de ce qu'elles appellent des ruines :
selon ces personnes, c'est une gageure, un parti pris.
« Non^je n'ai point fait une gageure avec moi-même; je suis sincère ;
voici ce qui m'est arrivé : de mes projets, de mes études, de mes expé-
riences, il ne m'est resté qu'un détromper complet de toutes les c/toses que
poursuit le monde. Ma conviction religieuse, en grandissant, a dévoré mes
autres convictions; il n'est ici-has chrétien plus croyant et homme plus
incrédule que moi. Loin d'être à son terme, la religion du libérateur
entre à peine dans sa troisième période, la période politique : Liberté,
Égalité, Fraternité... Le christianisme, stable dans ses dogmes, estmo-
bile dans ses lumières; sa transformation enveloppe la transformation
universelle (1)... »
J'arrête ici la citation, et je ne me permets plus d'y rien ajouter,
aucune explication, aucun commentaire, quine pourrait qu'en afTaiblir
la portée. Je ne fais non plus aucun rapprochement. Je vous renvoie
au texte, et il faut le lire tout entier. Mais si ces quelques lignes
suffisent à vous eu montrer toute l'actualité, ne conviendrons-nous
pas que ce poète l'a été dans toute la force du terme : Vates, prophète
autant que poète, et que ce trait achève sa physionomie? Tant il est
vrai. Messieurs, que les pires ennemis du présent ne sont pas toujours
ceux qu'on accuse de l'être, et que la vraie manière d'aimer son temps,
ce n'est pas d'en jouir comme en en jouissant, mais d'en user, ainsi
que Chateaubriand, pour adapter en quelque sorte à la préparation de
l'avenir toutes les traditions du passé!
F. B.
(1) Voyez les Mémoires d' outre-Tombe, t. YJ, p. 3G.j, 370, 376 et toute la « Con-
clusion ».
Le Directeur-gérant,
F. Brunetiêre.
TABLE DES MATIÈRES
DU
CENT QUARANTE-HUITIÈME VOLUME
QUATRIÈME PÉRIODE — LXVII" ANNÉE
JUILLET — AOUT 1898
Livraison du l"""" Juillet.
Pape».
Dans les roses, première partie, p.ir M. André THEURIKT, de lAcadéniie
française 5
Gladstone, par M. Francis de PHESSENSK 47
Louis XVlll et le dic Decazes d'apuès des doclmens inédits. — II. Le caiunet
Dessoles-Decazes (1819), par M. Ernest DAL'DEÏ -.1
Le Congo français et l'État indépendant, par M. le cointc IIenuy de CASTUIKS. 1 [-2
Les Selve, .M(*:uhs du Latum, (lerniùro partie, par (tUlD.\ i:;;t
Questions scientifiques. — L'IIeukk léhai.e. — 1. Les Eiseaix iiouaiues, par
M. A. DASTRE ISI!
Marysienka et Jkan SdiiiEsKi, d'ai'iiis r.NE l'i iild:atio\ récente, par .m. (i. \AI.-
15EKT '202
Correspondance. — L'Épiloihe de l'rnlér/ontle lMI
ReVL'E DRAMATInlE. — l'(//i(l Ij'lmil ItiÊ iilii A I,A HeNAISSANCE; — l.ll ('oïl/iilfn/i'
AUX Esr.iioi.iEns, [lar M. Ji i.es Lli.MAITltE, de J'Acadcniic fratuaisc. . . . illS
ClIUONKjUE hE I.A Ol IN/.AIM:. — CllISES MINISTÉRIELLES, par .M. ClIAULES IIENOlST. 2 Si
Livraison du 15 Juillet.
Dans les roses, dciiNiinii' partie, par M. Amhik TIIErillET, ijc l'Académie
française -'-m
L'.\rTRD:iIE Kl TUIlE ET LA FUTURE EuilDPE, |)ar M. ClIMlLES ilEN(tl>l' 2'.)ti
Au Canada. — L'Éducation et la Société, par Tii. IIE.NTZON 32:»
Louis XNIII et le duc Decazes, d'après des ixkumens inédits. — III. I, Assas-
sinat DU DUC. DE Herhy (1820). par M. Ernest DAll'ET 3j0
976 REVUE DES DEUX MONDES.
Page».
La Suppression des distances, par M. Lazare WEILLER 396
Paysans et Ouvriers depuis sept siècles. — IV. Les frais de noi rriti re aux
TEMPS modernes, par M. le vicomte George D'A^■E^'EL 424
'Revue littéraire. — Un Roman de mœurs napolitaines, par M. René DoL'MIC. 4a2
Revue musicale. — La Cloche du R/iin a l'Opéra; — la Vie de liohême
a l'Opéra-Comique, par M. Camille liELLAIGUE 4G4
Revues étrangères. — Un Conkident de Richard Wagner, par M. ï. i>e
WYZEWA 475
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par 'SI. Francis CI1A1{.MES. . 485
Livraison du 1'"' Août.
Le Concert européen, par M. le comte BENEDETT1 491
Dans les roses, troisième partie, par M. André TIIEUUIET, de l'Académie
française .
547
La Bataille de Waterloo. — I. De six heures du matin a trois heures de
l'après-midi, par M. Henry IIOUSSAYE, de lAcadémie fran<;aise 587
Poésie. — Aux Flancs du vase, par M. Alrert S.VMAIN 615
Les Finances des États-Unis, par M. IlAPHAiiL-GEOROES LÉVY 623
RuBENS CHEZ LUI, par M. Emile .MICHEL, de l'Académie des Beaux-Arts. . . 651
Questions scientifiques. — L'Heure légale. — II. Les Fuseaux iiuhaihks. —
Le Méridien initial, par M. A. DASTRE 685
Une Correspondance secrète pendant la Révolution, par M. G. V.\LHEliï. . 701
Revue dramatique. — Deux tragédies chrétiennes : Blandine et l'Incendie de
Rome, par M. Jules LEMAIÏRE, de l'Académie française 713
Chronique de la Quinz.une, Histoire politique, par M. Fr.\ncis CHAR.MES. . 725
Livraison du 15 Août.
La Bataille de Waterloo. — II. De trois heures après-midi a la nuit close,
par M. Henry HOUSSAYE, de l'Académie française 737
Dans les Roses, dernière partie, par M. André THEURIET, de l'Académie
française ■;'Î3
La Sibérie et le Tr.\nssibérien. — Le chemin de fer, par M. Pierre LEROY-
BEAULIEU 808
La Culture des eaux salées, par M. Henry de VARIG.XV 845
Moeurs élector.\les. — Le Marchand de vins, par M. Maurice TALMEYR . . 876
La Sculpture de portraits en Grèce et l'art moderne, par M. Edmond
COURBAUD 892
Revue littéraire. — La manie de la modernité, par M. René DOL'MIC 925
Revues étrangères. — La Vocation de madame Beecher Stowe, par .M. T. i.e
WYZEWA 937
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis ClIAIt-MES. . 949
Ch.\teaubriand, conférence faite a Saint-Malo, par M. F. BHUNKTIKItE, de
l'Académie française %1
liais. — Typ, Chhnieri.l ei Keiiouard, Ij, rue Jes Saiats-l'eres. - 38827.
9
AP Revue des deux mondes
20
pér.4.
t.U8
PLEASE DO NOT REMOVE
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